Simone de Beauvoir et le mouvement féministe français et

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Simone de Beauvoir et le mouvement féministe français et
Dossier
Claudine Monteil
Simone de Beauvoir et le mouvement
féministe français et international
C’est par le féminisme que j’ai rencontré, en 1970 à l’âge de vingt ans, Simone de
Beauvoir. L’auteure du Deuxième Sexe en avait 62. Nous allions travailler
ensemble pour la cause des femmes jusqu’à sa disparition, seize ans plus tard, en
1986.
1. Le long et sinueux chemin vers le féminisme
A sa célèbre phrase „On ne naît pas femme, on le devient.“, Simone de Beauvoir
aurait pu ajouter: „On ne naît pas féministe, on le devient.“ Son enfance catholique
et aristocratique ne la prédisposait pas particulièrement à une remise en cause
des fondements de la société. L’élève studieuse et appliquée était à mille lieues du
combat des suffragettes. Le droit de vote des femmes ne la préoccupait pas vraiment.
1.1. L’oppression des femmes et la publication du Deuxième Sexe
Lorsque Beauvoir entama la rédaction du Deuxième Sexe, en 1947, elle n’était pas
féministe car elle se sentait considérée comme une égale par ses confrères écrivains et intellectuels. C’est en reprenant ses carnets pour écrire l’histoire de sa
jeunesse qu’elle mesura combien l’éducation des filles diffère de celle des garçons
et qu’elle s’attela au Deuxième Sexe.
En mille pages argumentées elle démontra comment les femmes étaient tenues
à l’écart de la marche du monde, privées d’une vie autonome par les hommes qui
seuls se jugent capables de diriger la cité. Les mythes et les cultures justifient
l’oppression des femmes, le mariage et la famille sont des enfermements, les tabous empêchent la femme de disposer de son corps et de choisir sa vie sexuelle.
Elle dénonça l’interdiction de la contraception et les horribles conditions de
l’avortement clandestin, sujets tabous à l’époque. „L’éternel féminin“ n’est qu’un
leurre. Simone de Beauvoir s’en prit aux inégalités salariales, rappela les métiers
interdits, les promotions impossibles, le contrôle des esprits et des corps. Alors
que ces sujets allaient devenir les enjeux majeurs des années 1970, Simone de
Beauvoir était seule à en formaliser les contours.
Paru en 1949, Le Deuxième Sexe suscita un tollé parmi les hommes. Simone
de Beauvoir se défendit: „La violence de ces réactions, dit-elle, et leur bassesse,
m’ont laissée perplexe“. Albert Camus s’exclama: „Vous avez ridiculisé le mâle
français“. Du côté des femmes, cet ouvrage fut ressenti comme une délivrance. Le
livre sera l’un des plus traduit dans le monde. Plus tard on découvrit que des édi28
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teurs étrangers avaient amputé les premières traductions de plus de cent pages
évoquant la sexualité et l’avortement, y compris dans les pays nordiques et aux
Etats-Unis. Il aura donc fallu cinquante ans pour que, à travers le monde, l’on
puisse enfin avoir accès au texte intégral grâce à de nouvelles traductions. La
chute du mur de Berlin permit à des intellectuelles des pays ex-communistes de
pouvoir enfin lire cet ouvrage. Aucune traduction en arabe n’a pu à ce jour être réalisée.
1.2. L’influence féministe de Simone de Beauvoir en France et à l’étranger
entre 1950 et 1968
Ses premières relations avec le féminisme international se résumaient d’abord à
des échanges de courrier. „La lecture de votre ouvrage a changé ma vie“ lui répétait-on au début ou au bas des lettres.
Aux Etats-Unis Betty Friedan publia en 1963 The Feminine Mystique (La
Femme mystifiée) qui rencontra un succès considérable. Certains critiques notèrent cependant que les idées les plus en pointe ressemblaient fortement à celles
évoquées dans Le Deuxième Sexe.
Simone de Beauvoir n’entretenait pas de liens étroits avec celles-ci pour une raison majeure: les communistes rejetaient le féminisme, d’esprit „capitaliste“. Le
Deuxième Sexe, comme ses autres livres, étaient interdits de l’autre côté du rideau
de fer. Cet ouvrage était en effet considéré comme destiné aux „bourgeoises“, les
ouvrières étant, grâce à la révolution bolchevique et communiste, „libérées“.
Mais la morale communiste rejoignait dans sa rigidité et sa vision de la sexualité
celle de l’Eglise, à tel point que Simone de Beauvoir, rencontrant avec Sartre en
URSS le Secrétaire général du PC d’alors, Nikita Khrouchtchev, fut présentée
comme „épouse de M. Sartre“. Jeannette Vermeerch, compagne de Maurice Thorez, déclarait dans les années 1950 devant les femmes du Parti communiste français: „Et surtout, pas de féminisme!“
1.3. Soutien au Planning familial, pôle féministe français des années 1960
L’accès à la pilule et la contraception choisie par les femmes seules et sans autorisation préalable du père et du mari était un objectif aussi décrié que l’avortement.
Le poids de la morale chrétienne empêchait les femmes d’avoir accès à une maternité choisie. Simone de Beauvoir s’impliqua dans ce combat au sein du Mouvement français pour le Planning familial, crée en 1960. En pionnière, elle appuya
son action tant décriée ainsi que celle du Dr Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé
pour obtenir l’autorisation de l’accès à la contraception et à la pilule pour les jeunes filles.
1.4. Mai 1968 et les exigences de justice
Une nouvelle génération, celle à laquelle j’appartenais, parvenait à l’âge adulte et
allait, en quelques années, bouleverser les priorités. Nous n’avions pas connu la
guerre, avions soif de justice et de liberté, et découvrions pour la première fois
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dans l’histoire de l’humanité, en direct, une guerre à la télévision. L’impact sur la
jeunesse des images des enfants brûlés au napalm au Vietnam par des bombes
américaines créa un choc sous-estimé par les politiques. L’injustice était partout,
comme le montrait aussi l’envoi par l’URSS des tanks à Prague pendant l’été
1968.
Simone de Beauvoir et Sartre réagirent aussitôt à Mai 1968. Ils apportèrent leur
soutien au mouvement étudiant, et à la jeunesse. Bien que dirigé par des hommes,
Alain Geismar, Jacques Sauvageot, Daniel Cohn-Bendit, les idées de mai 1968
préparaient le terrain du mouvement de libération des femmes qui allait être fondé
deux ans plus tard.
Malgré leur rejet des générations plus âgées, les étudiants acceptaient de
s’entretenir avec Sartre. Beauvoir ne les intéressant pas, en dépit de sa célébrité
internationale. Elle n’était qu’une femme. Le mouvement étudiant est dirigé exclusivement par des hommes, et les femmes n’eurent pas la parole. A la Sorbonne,
dans l’amphithéâtre bondé et surchauffé, Sartre fut le seul invité à s’exprimer.
Et pourtant, les effets de Mai 1968 se firent bientôt sentir. Nous ne voulions plus
attendre une révolution hypothétique pour obtenir nos droits.
2. Une vieillesse au service d’un engagement féministe quotidien
2.1. Après la contraception, le combat pour le droit à l’IVG
En 1970 nous fûmes quelques jeunes femmes engagées dans les mouvements
étudiants lasses d’attendre la Révolution, et nous réclamant de son œuvre, à venir
lui demander son soutien: Elle accepta. „Si j’ai pris part à ces manifestations, si je
me suis engagée dans une action proprement féministe, c’est que mon attitude
touchant la condition de la femme a évolué... Je pensais que la condition féminine
évoluerait en même temps que la société... Maintenant j’entends par féminisme le
fait de se battre pour des revendications féminines... et je me déclare féministe.“1
Commença une aventure qui lui offrit ce qu’elle n’espérait plus et que j’ai surnommé „une deuxième jeunesse“. En 1970 Simone avait soixante-deux ans.
Simone nous recevait dans son petit appartement du 11 bis rue Schoelcher,
face au cimetière Montparnasse chaque dimanche, à dix-sept heures précises.
Harcelée par des demandes d’entretien, elle comme Sartre, se gardait de longs
moments pour travailler à son œuvre d’écrivain. Pendant les réunions, elle
s’exprimait d’une vois rêche à toute allure, discutait, avec ces jeunes femmes qui
auraient pu être ses filles ou ses petites filles. A ses côtés, une dizaine des „filles“
du MLF, Anne Zelensky, Annie Sugier, Liliane Kandel, l’actrice de cinéma Delphine
Seyrig, l’avocate Gisèle Halimi, Marie-Joe Bonnet, Maryse Lapergue et moi-même,
échangions dans un dialogue vif des projets d’action. J’étais la benjamine du
groupe, ayant quitté les groupes étudiants de mai 1968, trop machistes, mais où
j’avais rencontré Jean-Paul Sartre et travaillé auprès de femmes ouvrières.
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Anne Zelensky lui proposa de lancer une campagne sur la décriminalisation de
l’avortement, sujet alors tabou. Sur le plan juridique l’avortement clandestin était
alors un crime passible de Cour d’assises. Nous avions toutes en mémoire que
sous l’Occupation, le gouvernement de Vichy avait fait guillotiner une femme complice d’un avortement clandestin. Personne en public n’osait prononcer ce mot.
Moi-même, en dépit du contexte intellectuel de ma famille, je ne l’avais entendu
murmurer que deux fois.
Et pourtant, souligna quelques années plus tard Simone de Beauvoir dans Tout
compte fait, il y avait alors huit cent mille avortements clandestins par an en
France, accomplis dans des conditions d’hygiène et de souffrance dramatiques.
Nous avons donc décidé de rédiger un manifeste dans lequel des femmes célèbres et inconnues déclareraient avoir eu un avortement dans les trois dernières
années. Le risque d’aller en prison était réel. L’avortement alors était un crime et
nous étions passibles des Cour d’assises.
Plusieurs journaux refusaient d’imprimer notre manifeste, de peur d’être saisis
par le Ministère de l’intérieur. Beauvoir insista auprès du Nouvel Observateur. Le 5
avril 1971, le manifeste des 343 sortit en première page de l’hebdomadaire. Je
l’avais signé comme d’autres, bien que n’ayant pas eu d’avortement. A 21 ans j’en
devenais la plus jeune signataire.
Le scandale secoua le pays tout entier. La presse, les médias, s’emparèrent du
sujet. „Grâce à nous le mot n’est plus tabou, le sujet devra être enfin abordé par la
société française“ déclara Simone. Quelques jeunes femmes signataires furent
menacées. Certaines perdirent leur emploi, d’autres furent rejetées par leurs familles. Simone de Beauvoir, soutenue par l’avocate Gisèle Halimi, les défendit. Le
courage de femmes anonymes qui risquaient de perdre emploi et liens familiaux
doit être rappelé. Ce fut le début d’un combat qu’avec Simone de Beauvoir nous
avons mené côte à côte et qui allait durer des années.
2.2. Le sort exécrable des mères célibataires du Plessis Robinson
Des jeunes mineures, lycéennes pour la plupart se retrouvaient enceintes. Certaines à la suite d’un viol. Chassées de chez elles par peur des voisins elles
n’avaient nulle part où aller. Parias à la maison comme dans la société, elles
s’entassaient dans des établissements prévus pour les „recevoir“. Leur avenir était
bien sûr brisé. A l’issue de leur grossesse elles ne seraient pas autorisées à retourner au lycée, condamnées à vie dès leur plus jeune âge à ne pouvoir poursuivre
leurs études.
Cette situation devait, au cours hiver 1972, prendre un tour dramatique au Plessis Robinson dans la banlieue parisienne. Une d’entre elles, enceinte de son ami,
avait essayé quelques jours auparavant de le voir. Moment tant attendu depuis des
mois. Les filles du foyer, discrètement, les laissèrent seuls dans le dortoir. La directrice les surprit, appela les parents de la jeune fille aussitôt exclue de
l’établissement, pour qu’ils viennent la chercher. A peine arrivé, le père gifla sa fille,
la tira par terre par les cheveux, et la cogna alors qu’elle était à terre. Enceinte de
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six mois, celle-ci subit les coups en gémissant. Une jeune pensionnaire, proche de
nous, tenta de la défendre. D’un geste brutal, la directrice de l’établissement l’en
empêcha: „On ne s’interpose pas entre un père et une fille!“ L’adolescente gisait
alors inanimée, à même le sol, sous les regards terrorisés des autres jeunes enceintes.
Cela en était trop. En signe de protestation, et en dépit de leur grossesse, elles
entamèrent une grève de la faim et appelèrent au secours le MLF. Dans le brouillard épais d’un dimanche matin, avec Simone et quelques féministes nous nous
sommes approchés discrètement du foyer perché en haut d’une colline, caché
dans les arbres. Des journalistes des radios privées nous accompagnaient. Soudain nous avons surgi dans le hall, applaudies par les adolescentes affamées et
épuisées qui nous embrassèrent. D’une main ferme Simone de Beauvoir saisit un
des micros des journalistes, et interrogea en direct sur les ondes les adolescentes
sur leur condition.
Dans la France à peine éveillée de ce dimanche matin, on entendit à la radio les
témoignages de ces jeunes filles. Entre deux récits, Simone de Beauvoir dénonçait
l’hypocrisie de la société et exigeait un entretien avec le Recteur de Paris. Le lendemain, elle fut reçue par un responsable de l’Education Nationale. Elle reçut des
garanties et donna une conférence de presse. Les jeunes filles pourraient retourner au lycée et effectuer des études. Elles ne seraient plus des parias. Leur statut
de victime mineur était enfin reconnu.
Devant l’injustice du traitement infligé à ces adolescentes, de nombreux Français furent bouleversés. L’opinion publique commença à nous tolérer. Aujourd’hui
encore cette action demeure l’une des plus populaires du mouvement féministe
français des années 1970.
2.3. Les journées de dénonciation des crimes contre les femmes
La question de l’avortement n’avait pas été résolue par la publication du Manifeste
des 343, loin de là. Nos manifestations amenaient de plus en plus de monde dans
la rue, y compris des hommes, mais le pouvoir fermait les yeux et ne voulait pas
aborder la question de front. L’Eglise catholique était encore très influente auprès
de la majorité de la population.
D’autres sujets demeuraient tabous. Le viol était considéré comme imputable
aux femmes. L’inégalité salariale ne choquait personne Il s’agissait d’une simple
„réalité économique“. Les violences conjugales contre les femmes étaient une
„donnée“ aux proportions effrayantes mais normales. Avec Beauvoir nous avons
évoqué le tribunal Russel-Sartre de 1966-1967 contre les crimes américains au
Vietnam auquel elle avait participé. Pourquoi ne pas s’en inspirer pour parler des
maltraitances quotidiennes? Nous décidâmes de consacrer deux journées ouvertes au public sur les différentes exploitations dont nous étions victimes. Le titre
nous vint spontanément: „Journées de Dénonciation des crimes contre les
femmes“. La société française avait besoin d’être secouée, et nous allions, une
fois encore, nous y atteler.
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Personne dans Paris n’acceptait de nous louer une salle. Finalement, avec
l’aide et la générosité de Simone de Beauvoir, de l’actrice Delphine Seyrig et
d’autres, nous réussîmes à louer la grande salle de la Mutualité. Mais nous étions
inquiètes: le public allait-il se déplacer?
Les 12 et le 13 mai 1972, à notre étonnement, nous avons vu en quelques minutes arriver plus de cinq mille personnes, dont beaucoup avec des enfants dans
les bras et des poussettes. Ils assistèrent le samedi, dans cette salle surchauffée
du Quartier Latin, aux témoignages de femmes brimées dans le monde du travail.
Plus les heures passaient, plus les interventions devenaient intimes. Les radios
rapportaient l’événement aux actualités. La rumeur s’enflait dans Paris. On pouvait
enfin découvrir le visage des ces féministes tant critiquées! Simone était stupéfaite
de notre succès, sans doute renforcé par la curiosité. Emue par l’affluence et les
témoignages, Simone appréhendait le lendemain où elle devait jouer un rôle clef.
Le dimanche 13 mai, la salle était surpeuplée. Alertés par les médias, les gens
se pressaient et certains, faute de place, se tenaient debout ou à même le sol.
Nous avons décidé d’éteindre les lumières. Dans le silence et la pénombre la foule
retint son souffle lorsque Simone de Beauvoir surgit dans la lumière sur l’estrade,
accompagnée d’une dizaine de femmes inconnues.
L’une après l’autre, les larmes aux yeux, les voix brisées, celles-ci racontèrent
leurs avortements clandestins, leurs souffrances, leurs mutilations, les insultes, la
peur d’être arrêtées pour crime. Assise à leurs côtés, Beauvoir prit la parole après
chaque intervention, dénonça l’hypocrisie de la société qui connaissait la condition
dramatique de ces femmes mais ne voulait pas s’occuper de cette question trop
sensible pour les politiques.
Elle rappela le pouvoir que s’arrogent les religions sur l’esprit et les corps des citoyennes en les culpabilisant. Elle rappela les injustices et les souffrances infligées
dans l’intimité et l’obscurité des foyers où les filles puis les mères sont cantonnées
aux travaux domestiques. La salle se mit alors debout pour applaudir à tout rompre. Ce fut plus qu’un succès immense, nous déclara-t-elle ensuite, mais un moment important dans l’histoire des femmes françaises.
Ces journées nous permirent de créer un lien avec la société civile, mais le
monde politique refusait de considérer la réalité. La partie n’était pas gagnée.
Comme les suffragettes nos aînées nous étions déterminées à poursuivre nos
combats.
2.4. Le procès de Marie-Claire, coupable d’avortement clandestin
Nous recevions avec Simone de Beauvoir des appels de femmes sollicitant notre
aide. Quelques jeunes médecins pratiquèrent des avortements clandestins à leurs
risques et périls. Simone prêtait son appartement quelques heures par semaine
pour que ces praticiens puissent agir à l’abri de la police et de la justice. En réalité
une voiture banalisée avec des inspecteurs en civil s’installait ostensiblement devant chez elle. Mais ils n’osaient pas intervenir, car ils auraient été obligés d’arrêter
l’auteur du Deuxième Sexe sur-le-champ.
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D’autres femmes agissaient en se cachant. Ce fut le cas de la jeune Marie
Claire, dix-huit ans (la majorité était alors à 21 ans), fille d’une employée de la
RATP. Elle découvrit qu’elle était enceinte de son ami dont elle se séparait. Avec
l’aide de sa mère sans moyens financiers, elle avorta clandestinement. La vente
de leur petite télévision, seul objet de luxe, servit à payer les frais. Jaloux et déçu,
le jeune homme dénonça Marie Claire auprès de la police. Mère et fille furent arrêtées. Elles réussirent à alerter l’avocate Gisèle Halimi qui nous parla de ce cas à la
réunion du dimanche chez Simone. Quelques jours avant l’ouverture du procès
nous décidâmes d’organiser une manifestation place de l’Opéra. La police équipée
de motos nous chargea et matraqua notre manifestation composée de femmes et
d’enfants.
Le lendemain le quotidien Le Monde dénonça dans un article encadré la brutalité démesurée des forces de l’ordre. La cause de Marie-Claire reçut ainsi un retentissement inattendu. Le jour du procès, nous étions toutes là entourant le tribunal de Bobigny, dénonçant la loi injuste sur l’avortement. Journalistes et télévisions
du monde entier se bousculaient. Avec d'autres, je réussis à entrer. Simone de
Beauvoir témoigna à la barre. Assise sur une chaise, le visage fermé, elle semblait
petite face au tribunal surélevé où ne siégeaient que des hommes. Cela ne
l’intimida pas. Le doigt tendu elle tança les juges, tous des hommes. Elle dénonça
l’indifférence de la société à l’égard de la souffrance des femmes et l’hypocrisie
des institutions: „On exalte la maternité parce que la maternité c’est la façon de
garder la femme au foyer et de lui faire faire le ménage. Au lieu de dire à la petite
fille quand elle a deux, trois ou quatre ans: „Tu seras vouée à laver la vaisselle, on
lui dit: „tu seras vouée à être maman“. Obligés d’écouter le sermon, les juges rougirent comme des garçons en faute, les yeux baissés sur leur pupitre. Le procureur n’osa pas poser de questions à Beauvoir.
Dans la salle nous étions quelques femmes du MLF à avoir réussi à prendre
place auprès des policiers en civil. Notre émotion était vive. Des hommes de robe
allaient décider de la condition de femmes de milieu social modeste. A l’audience,
des peines symboliques furent prononcées sous les applaudissements du public.
Le président du tribunal souligna le caractère dépassé et rétrograde de la loi.
Pour la première fois l’avortement n’était plus qualifié de crime. La campagne
présidentielle tourna autour du souhait de l’opinion publique de modifier cette loi
injuste et archaïque. Le 16 janvier 1975, sur l’initiative du nouveau président de la
République Valéry Giscard d’Estaing, Simone Veil, ministre de la Santé, fit voter à
l’Assemblée Nationale, sous les insultes de plus de cinq cents députés, une loi
autorisant l’accès à l’interruption volontaire de grossesse. Celle-ci compléta la loi
Neuwirth qui en 1967 légalisait la contraception. En cinq ans de combat, nous
avions réussi à transformer la société française, et étions décidées à la mettre à
l’écoute d’autres injustices encore flagrantes à l’encontre des femmes.
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2.5. L’écriture au service des droits des femmes
En juin 1974 nos actions suscitaient l’intérêt des médias et de l’opinion publique. Il
était temps pour nous d’exprimer par écrit nos revendications. Hormis le Manifeste
des 343 sur l’avortement publié dans Le Nouvel Observateur qui ne comprenait
qu’un texte très court, nous avions envie de rédiger nos impressions, nos luttes,
nos dénonciations des injustices, notre vision de ce monde masculin que nous
voulions changer. Tout un programme. Mais quel éditeur accepterait de
s’intéresser à nous? Timidement, un dimanche, nous avons tenté notre chance
auprès de Simone de Beauvoir. Avec appréhension nous lui avons exprimé notre
souhait de réaliser un numéro spécial des Temps Modernes. Aucune d’entre nous
n’étant alors publiée, il s’agissait, nous en avions peur, d’une requête trop audacieuse. Nous attendîmes son verdict en silence.
Sa réponse nous laissa stupéfaites: „C’est une excellente idée! Sartre et moi
sommes d’accord!“ Puis, de sa voix sèche et rapide: „Nous avons aussi décidé de
vous donner chaque mois une rubrique dans la revue pour dénoncer le sexisme.“
Beauvoir pensait avec Sartre, directeur de la revue, qu’il était temps de donner un
lieu d’expression au mouvement féministe.
Elle prit aussitôt la direction du comité de rédaction du numéro. Elle qui
n’appréciait guère la poésie, accepta d’en publier. J’eus ainsi la chance qu’elle
donnât son accord pour mon article sur l’image des femmes dans la presse féminine ainsi que pour quelques poèmes. Sa préface à ce numéro intitulé Les
Femmes s’entêtent reste un texte de référence: „Perturbation ma sœur… C’est
sous le signe de la perturbation que se présente ce numéro… Les voix que vous
allez entendre souhaitent avant tout vous déranger… Accepter entre les deux
sexes la moindre inégalité, c’est consentir à l’Inégalité… Le lecteur – homme ou
femme – qui abordera ces textes avec bonne fois risque, au terme de sa lecture,
de se sentir remis en question… Ne reculons pas devant cette contestation; par
delà le déchirement qu’elle provoquera peut-être en nous, elle détruira certaines
de nos entraves, elle nous ouvrira à de nouvelles vérités.“2
Le numéro spécial des Temps Modernes connut un succès inespéré. Très vite
épuisé, il dut être réédité. Devant la demande, le numéro devint un livre dans une
des collections de poche de Gallimard. Ce fut une belle victoire pour nous toutes.
Le mouvement rayonnait, donnait de la force à d’autres femmes. Une fois de plus
la revue Les Temps Modernes avait joué son rôle de catalyseur susceptible de moderniser la société française.
Simone ouvrit une rubrique dénonçant chaque mois avec humour et vigueur Le
sexisme ordinaire: „La notion d’injures sexistes n’existe pas... Nous exigeons que
les injures sexistes soient-elles aussi considérées comme un délit.“3 L’ensemble
des pamphlets décapants a été publié aux éditions du Seuil sous le même titre que
la rubrique. Par ailleurs, elle appuya la revue Nouvelles Questions féministes.
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2.6. Simone de Beauvoir contre le code Napoléon
Après l’homologation de la loi sur l’interruption volontaire de grossesse en 1975,
restait le Code civil, muraille inébranlable du pouvoir masculin. Avec Simone de
Beauvoir nous voulions nous attaquer au code Napoléon datant de 1804 où la
femme était assimilée aux fous et aux enfants. La lutte fut ardue. Exaspérée par
l’indifférence de la Ligue des Droits de l’Homme, Simone créa avec Anne Zelensky
en 1974 la Ligue du Droit des Femmes, sur le même modèle. Pour la première fois
elle acceptait ainsi de présider une association. Il s’agit là d’un pas important:
comme le souligne Anne Zelensky „La loi peut être un outil de libération: elle
donne en effet une reconnaissance au fait de discrimination, qu’occulte la coutume
– c’est la coutume qui fait qu’une femme porte le nom de son mari, pas la loi. Elle
offre aux dominées les moyens de se défendre.“4 Simone milita aussi avec Gisèle
Halimi dans l’association „Choisir“ qui partageait le même objectif.
Il s’agissait de faire voter une loi antisexiste, inspirée de la loi antiraciste. Dans
un article publié dans Le Monde le 19 mars 1979 sous le titre „L’urgence d’une loi
antisexiste“, Simone de Beauvoir dénonça l’insupportable tolérance de la société à
l’égard des violences conjugales. Elle s’insurgea contre les réflexes culturels et les
pratiques commerciales qui avilissent l’image de la femme: affiches publicitaires,
pornographie.
En mai 1981, François Mitterrand, élu Président de la République, confia à
Yvette Roudy les fonctions de Ministre aux droits de la femme de 1981 à 1986. En
cinq ans, avec le soutien de Beauvoir, et en dépit des insultes, menaces, et pièges
politiques, elle réussit à faire voter des textes en faveur des femmes. Le Code Napoléon était enfin ébranlé.
En mars 1983 Yvette Roudy souligna à son tour qu’une loi antisexiste permettrait de dénoncer devant l’opinion publique chaque cas de discrimination: „…On
créerait à terme un réflexe antisexiste… Il suffit d’ajouter à la loi antiraciste le mot
‘sexe’.“ Ce projet de loi, approuvé par le gouvernement, appuyé par le Président
de la République, ne fut malheureusement jamais inscrit à l’ordre du jour de
l’Assemblée Nationale. Il donna lieu à une campagne d’injures et de sarcasmes
sans précédent déclenchée dans les médias. Simone de Beauvoir, scandalisée, se
rendit à l’Elysée pour défendre la cause d’Yvette Roudy auprès de François Mitterrand.
3. Les relations avec les mouvements féministes étrangers de 1970 à 1986
Simone de Beauvoir a entretenu très tôt des relations avec des féministes de différents pays. Elle recevait volontiers des délégations étrangères. Ces échanges se
sont accentués dans les années 1970 avec les mouvements féministes des différents pays. Il est difficile à ce stade de les recenser. Les exemples proposés ici
sont soit les plus connus soit ceux que j’ai vécus auprès d’elle.
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3.1. L’Allemagne et l’Italie, une ouverture européenne
Au sein du MLF militaient des femmes originaires de plusieurs pays, dont l’Allemagne. Alice Schwarzer, directrice depuis vingt ans du magazine féministe Emma,
était de toutes nos actions et réalisa plusieurs entretiens avec Beauvoir parus dans
Le Nouvel Observateur.
Les séjours à Rome l’été avec Sartre et leurs amitiés avec de nombreux intellectuels italiens ont permis à Simone de Beauvoir d’être en contact direct avec certaines grandes figures romaines comme Maria-Antonietta Macciocchi.5 Résistante
communiste ayant manié le fusil contre le fascisme avec le réalisateur Luchino
Visconti, puis députée de Naples et auteure de nombreux ouvrages sur l’Italie, la
Chine et Gramsci, Macciocchi enseignait à Paris VIII-Vincennes l’histoire du fascisme. Elle nous présenta les films nazis en présence de Pasolini, et permit à notre
génération, la première née après la deuxième guerre mondiale, de comprendre le
fonctionnement de ces deux totalitarismes. Elle démontra le lien entre le fascisme
et le machisme dans ses formes les plus perverses et les plus hostiles aux
femmes. Ses analyses politiques furent déterminantes pour de nombreuses féministes françaises et elle inspira respect à Beauvoir qui considérait qu’une véritable
connaissance de ces mouvements empreint de machisme, était indispensable
pour notre génération qui n’avait pas connu l’Occupation.
3.2. Une relation privilégiée avec les Etats-Unis
Ses contacts furent également très denses avec les féministes américaines tant
son œuvre était lue et reconnue Outre-Atlantique. D’abord avec les écrivaines qui
se réclamaient de son œuvre. En premier lieu, Kate Millett, inspirée par la lecture
du Deuxième Sexe. Née en 1934, sa thèse, intitulée Sexual Politics (traduite par
„La Politique du mâle“), devint un best-seller à sa publication en 1970. Ses écrits
favorisèrent ainsi le développement des études et recherches féminines aux EtatsUnis au niveau universitaire, signe précurseur de la vague féministe qui allait saisir
les universités à partir des années 1975. Son action au sein de NOW (National
Organization for Women), fit d’elle une militante reconnue ce qui comptait pour
Beauvoir, en plein MLF.
Simone de Beauvoir et Kate Millett se rencontrèrent à plusieurs reprises,
d’abord aux Etats-Unis puis en France.
Dans le même temps, Shulamith Firestone, autre figure féministe emblématique
des Etats-Unis, dédiait son ouvrage La Dialectique du Sexe6 à Simone de Beauvoir et la citait comme référence incontournable sur la question des droits des
femmes.
C’est surtout sur la question de la santé des femmes, des droits à la contraception et à l’IVG qu’en 1974 Simone de Beauvoir apporta son soutien aux féministes
américaines et en particulier à Carol Downer, fondatrice et présidente de
l’association des Feminist Women’s Health Center, auteure de plusieurs ouvrages
majeurs sur la santé des femmes. Ces centres de santé, ouverts aux femmes de
toute condition sociale à Los Angeles, Boston, Atlanta, Tallahassee, Chico, San
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Diego, procuraient pour un montant modeste des soins médicaux et des conseils
en gynécologie. Ils dispensaient aussi avec des équipes de médecins des interruptions volontaires de grossesse (IVG, terme pour désigner les avortements) dans
les conditions les plus humaines alors que la majorité des gynécologues américains ne transmettaient guère d’informations à leurs patientes sur cette question.
Les féministes apprenaient aux femmes à mieux connaître leur corps, à palper
elles-mêmes leurs seins, à utiliser un speculum en plastique pour découvrir leur
propre intimité que les médecins, soucieux de conserver leur pouvoir ne leur commentaient pas. Carol Downer vint en France en 1974 pour exposer de manière
concrète et visuelle les pratiques et les réalisations de ces centres de santé. Simone de Beauvoir les qualifia devant moi de „révolutionnaires“. Hélène de Beauvoir m’accompagna à la clinique de Los Angeles pour apporter le soutien de sa
sœur à un moment où après l’élection de Ronald Reagan, les féministes furent
l’objet de menaces. Des cliniques furent plastiquées. Simone de Beauvoir intervint
à plusieurs reprises pour défendre ces Centres. L’influence politique des groupes
de pression anti-avortement fut cependant la plus forte. Les médecins pratiquant
l’IVG furent menacés physiquement. Il ne subsiste aujourd’hui que quelques cliniques à travers les Etats-Unis. L’avortement ne serait de facto plus pratiqué sur
80% de l’ensemble du territoire américain et la contraception commencerait à être
remise par les groupes les plus conservateurs.
4. Rayonnement de Simone de Beauvoir dans le mouvement féministe
international
Le rayonnement de Simone de Beauvoir dans le mouvement féministe international fut immense. Ses ouvrages étaient traduits dans le monde entier, sa voix entendue dans les médias des cinq continents. Ses propos ont inspiré les militantes,
y compris dans les pays en développement, où son combat avec Sartre pour la
décolonisation l’avait rendue populaire et respectée. Elle fut reçue par les chefs
d’Etat comme par les femmes des milieux les plus simples luttant pour leur survie.
En Italie, au Québec, en France, pour n’en citer que quelques-uns uns, des instituts portent son nom.
1975 fut à cet égard une année charnière pour sa renommée. L’Académie Nobel envisagea de lui décerner cette année-là le prix de littérature, puis renonça,
sous prétexte que cela eût été trop évident l’année internationale de la femme.
Curieux argument, alors que Simone de Beauvoir survécut encore onze années
durant lesquelles elle ne reçut pas la suprême distinction. Il convient ici d’avoir à
l’esprit que 11% seulement des lauréats du Nobel sont des lauréates.
Le rayonnement international de Simone de Beauvoir fut souvent indirect. Cette
même année 1975, l’ONU organisa la première conférence internationale des Nations Unies sur les femmes à Mexico avec 5000 participants. 133 pays étaient représentés par leurs gouvernements. Une cinquantaine d’ONG purent y prendre la
38
Dossier
parole. De nombreuses femmes se réclamèrent de l’influence de Simone de Beauvoir et reprirent dans leurs discours les revendications tant exposées dans Le
Deuxième Sexe que dans les mouvements féministes. Le féminisme devenait, plus
que jamais, mondial.
Simone de Beauvoir suivit de près cette conférence, comme celle de Copenhague en 1980 et de Nairobi en 1985 sans y participer.
En avril 1986, des milliers de femmes et d’hommes dont certains venus des différents continents, firent le déplacement pour l’accompagner jusqu’à sa dernière
demeure, le cimetière Montparnasse, de l’autre côté de la rue Schoelcher où elle
habitait: „Encore une preuve de son influence“ me dit Hélène de Beauvoir avec
laquelle je me trouvais dans le corbillard.
Grâce à Simone de Beauvoir, les femmes commencèrent à avoir une histoire et
remportèrent des combats. Mais comme elle me le rappelait souvent, „rien n’est
définitivement acquis. Il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour
que les droits des femmes soient remis en question. Votre vie durant, vous devrez
rester vigilantes“. Les droits des femmes sont si fragiles et si souvent bafoués en
ce XXIe siècle que son exemple doit nous inspirer dans nos actes.
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Simone de Beauvoir. Tout compte fait. Paris, Gallimard, 1972.
Simone de Beauvoir, préface au numéro 333-334 des Temps Modernes intitulé Les Femmes s’entêtent, Paris, avril 1974.
Simone de Beauvoir, „Le sexisme ordinaire“, dans Les Temps Modernes, n° 329, Paris,
décembre 1973.
Anne Zelensky „Castor for ever“, discours lors de la célébration du cinquantenaire de la
publication du Deuxième Sexe, centre culturel suédois, 1999.
Auteure, notamment de Lettres de l’intérieur du Parti: le Parti communiste, les masses et
les forces révolutionnaires pendant la campagne électorale à Naples en mai 1968, Paris,
Maspero, 1970; Eléments pour une analyse du fascisme, Séminaire de 1974-1975 à Paris VIII, Paris, „10/18“, 1976.
Shulamith Firestone: La Dialectique du Sexe, New York, Women’s Press, 1979.
Resümee: Claudine Monteil, Simone de Beauvoir und die französische sowie weltweite
Frauenbewegung. Claudine Monteil kämpfte als Mitglied der französischen Frauenbewegung
in den 70er Jahren an der Seite von Simone de Beauvoir und war mit ihr und ihrer Schwester
Hélène befreundet; der Beitrag beruht also in großen Teilen nicht auf nachträglich zusammengetragenen Informationen, sondern basiert auf eigenen Erlebnissen und unmittelbarer
Mitwirkung, was ihm eine besondere Authentizität verleiht. Nachdem Simone de Beauvoir in den
50er Jahren zunächst nur über ihr Traktat Le Deuxième Sexe zur Frauenemanzipation beigetragen hatte, beteiligte sie sich in den 60er Jahren am Kampf der französischen Frauen für
den Zugang zu Verhütungsmitteln und in den 70er Jahre unterstützte sie die Forderung nach
einem neuen Abtreibungsgesetz. Auch des Problems der damals noch diskriminierten ledigen
Mütter nahm Simone de Beauvoir sich an; durch Artikel in der Presse und andere Formen von
öffentlichen Stellungnahmen kämpfte sie gegen jede Form von Sexismus, was in den 80er
Jahren unter Mitterand zu mehreren Gesetzesänderungen führte. Auch Simone de Beauvoirs
Kontakte zur internationalen Frauenbewegung, favorisiert durch ihre zahlreichen Reisen,
kommen zur Sprache, wobei ihre Rezeption am stärksten in den USA nachweisbar ist.
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Dossier
Chahla Chafiq
Simone de Beauvoir à travers le miroir iranien
Farzaneh, une jeune femme iranienne de 32 ans vivant dans la grande région pétrolière et industrielle du Khouzestan, au sud de l’Iran, édite pendant près de 18
mois, entre décembre 2005 et septembre 2007, un weblog nommé L’Etang de
Beauvoir et pour lequel deux noms de rédactrices apparaissent: Farzaneh et Simone. Sous une petite photographie en noir et blanc qui représente le reflet d’une
jeune femme dans un étang, nous lisons:
L’étang
Est cette subjectivité que se transforme ici en mots
Nus! Nus!
De Beauvoir
Est tout le désir que pour satisfaire
Je mets en scène, ici,
Mes efforts d’écriture
Pour qu’un jour
Mon moi tiré au clair
Accède au calme d’un étang.
Cette prose nous parle d’une subjectivité qui cherche la paix, telle une mer traversée par des tempêtes qui rêve du calme d’un étang. Farzaneh nous dit vouloir tirer
au clair ce moi par l’écriture pour atteindre cette sérénité; et c’est Simone de Beauvoir qui cristallise ce désir d’écriture qui la traverse: écrire pour se chercher et se
trouver à travers la rédaction de ce blog ouvert au monde, où elle témoigne de sa
vie quotidienne, et décrit avec humour et amertume toutes les tâches qui lui incombent en tant que femme et qui encombrent sa vie.
Je ne peux pas sortir du rôle de la bonne de la maison. Je ne dis pas être Cosette.
Non! Cosette ne mettait pas de vernis anti-UV sur ses ongles. Cosette ne conduisait
pas de voiture. Cosette n’avait pas d’ordinateur. Cosette n’avait pas de licence. Cosette
n’avait pas de bibliothèque. Cosette ne lisait pas Foucault. Cosette n’avait pas de
‘Jean’.
L’image de Cosette que Victor Hugo crée dans les Misérables, est invoquée par
Farzaneh pour se décrire comme une femme dont la vie n’est pas celle d’une
femme asservie: elle a poursuivi des études universitaires, se maquille, roule en
voiture et a un ‘Jean’. Bien évidemment, cette allusion ne renvoie pas à Jean Valjean, mais à Jean-Paul Sartre pour évoquer l’existence, dans la vie de l’auteure,
d’une relation telle que Simone de Beauvoir entretenait avec Sartre. L’identification
à Beauvoir permet à l’auteure de dire qu’elle vit et voudrait vivre librement. Elle
n’aborde cependant pas clairement cette relation ni ses sentiments intimes, et
s’interroge elle-même à ce propos:
Pourquoi n’écris-je pas à mon sujet?
J’avais écrit quelques paragraphes que j’ai effacés.
Je n’en ai pas encore l’audace: c’est la réponse la plus sincère.
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Dossier
En chemin vers soi
L’Etang de Beauvoir met en scène les conflits internes qui engagent l’esprit de Farzaneh au sujet du décalage entre son désir de liberté et d’autonomie et la réalité
vécue qui le remet continuellement en question. Elle note la différence des droits
et des devoirs entre elle et son frère qui non seulement a le droit à un double héritage, mais aussi aux services de l’entourage, alors qu’elle assume en tant que fille
la responsabilité et le devoir de rendre ces mêmes services. Ainsi, un de ses textes décrit l’acte de cuisiner pour un nombre de personnes qui croît avec les années. Tout commence à 9 ans par une question qu’elle pose à sa sœur: „Comment
prépares-tu ces herbes pour qu’Agha joun1 en dise tant de bien?“ Le récit se poursuit par de petits dialogues qui valorisent sa capacité finalement acquise à faire
des plats, pour arriver à une conversation tenue lors de ses 34 ans, où elle se
vante de pouvoir cuisiner pour les cent personnes qui viennent le vendredi soir à la
cérémonie de la prière de Komeil.2 Le récit se termine par une recette détaillée du
Khoreshte Bamieh.3
A travers la description de ces scènes quotidiennes, Farzaneh trace une image
d’elle-même qui affirme sa singularité:
Je suis allée chez la coiffeuse. J’ai coupé mes cheveux, court, très court. La coiffeuse
me dit: ‘Quel culot! Une fille ne doit pas couper ses cheveux si court’. Je lui réponds en
mon for intérieur: ‘Ça ne va pas!4 Occupe-toi de tes ciseaux!’ Que d’autres aillent payer
des fortunes pour des mèches, des boucles et d’autres merdes. Qu’elles aillent acheter
des shampoings, les shampoings étrangers pour cheveux colorés, des crèmes pour les
cheveux, des fixateurs... Je n’applique qu’un peu de shampoing L’Oréal. C’est tout. Et
puis, une toute petite noisette de gel Nivea. Fini. Ohhhhh, il ne me reste qu’à choisir
une couleur fantaisie pour surprendre tout le monde demain soir, à la fête de mariage.
Tout le monde... Ce sont des femmes dont je parle: c’est un mariage islamique. Quoique! Même si ce n’était pas le cas… Estaghforollâh.5 Je suis une mohajabeh.6 Je le
jure sur la vie de ma tante!7
Farzaneh revient fréquemment sur les contraintes symbolisées par le port obligatoire du voile et le contrôle des femmes, ainsi que toutes les humiliations qui
s’ensuivent. La scène suivante en est un exemple:
Dès que j’ai chaud ou honte de quelque chose, je rougis... Une hajkhanoum8 me dit
dans le taxi: ‘Es-tu obligée de te mettre autant de fard sur les joues?’ Je lui tends le
mouchoir avec lequel je viens d’essuyer mon visage en sueur, et lui dis: ‘En quoi cela
vous dérange-t-il?’ Elle qui n’a pas assez d’intelligence pour jeter un oeil au mouchoir
et y constater l’absence de toute couleur, continue à rouspéter: ‘Des gens comme vous
ne font que déshonorer toutes les femmes!’ J’étais en train de me demander comment
présenter cette scène dans mon weblog et n’ai donc pas riposté. Mais en descendant
du taxi, je l’ai remise à sa place: ‘Primo: chacun dormira dans sa propre tombe! Secondo: ce sont des gens comme vous qui déshonorent l’islam.’ Et je finis ma conférence en reprenant ma monnaie: ‘Tertio, ça ne te regarde pas, bonne femme hypocrite,
abrutie et crétine!’ Heureusement, le chauffeur redémarre immédiatement son taxi et
part. Qu’aurais-je fait, si elle avait été l’épouse d’un de ces vendeurs d’hommes!9
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Dossier
Devenir tel un projet
Farzaneh se dit musulmane, pratique le jeûne du ramadan pour ne pas s’éloigner
de Dieu, mais s’insurge contre toute instrumentalisation de la religion. Après avoir
relaté une conversation avec son cousin qui prie pour que ses souhaits se réalisent, elle conclut: „Je ne peux accepter que Dieux soit un commerçant“. Au
contraire, Farzaneh cherche à construire son destin elle-même:
Je pense que les êtres humains sont divisés en deux catégories: ceux qui ont la conscience de vivre et tentent donc d’y réfléchir pour mener leur vie comme ils le voudraient, et ceux qui sont résignés et surfent donc sur les vagues du destin. Aucune déclaration n’est nécessaire pour exprimer notre appartenance à une de ces catégories: il
suffit de regarder nos actes quotidiens.
L’Etang de Beauvoir est un miroir où Farzaneh se regarde et s’interroge sur soi
dans ses rapports aux autres. Elle y retranscrit des phrases choisies dans les livres qu’elle lit, et des chansons qu’elle aime. Ses goûts mêlent des musiques variées: iranienne, arabe et occidentale, et une diversité de genres littéraires: des
essais philosophiques aux romans de Paulo Coelho en passant par Les mots de
Sartre et Les Mémoires de Simone de Beauvoir. Les citations de Farzaneh soulignent obstinément sa recherche du bonheur dans le dépassement de l’„être“ vers
le „devenir“:
Quand je tourne en rond dans mon milieu habituel et ma vie routinière, même si je
m’accroche aux petites joies, quelque chose ne va cependant pas. Quand j’expérimente un milieu ouvert et de larges horizons de pensée, je découvre mes propres capacités. Je me bats contre le stress et la dépression de ce purgatoire où je dois décider
pour ma vie… devenir ou rester?
Farzaneh ferme son weblog en septembre 2007 avec une déclaration solennelle:
Moi, Farzaneh, fille de Mohammad, licenciée en économie de l’université libre islamique d’Ahvaz, déclare officiellement ma démission du blog L’Etang de Beauvoir. Pour
respecter tous les écrits et les lectures, j’ai besoin de me taire un peu. Je vous prie
d’accepter ma démission. Il convient de dire qu’en mon absence personne ne pourra
diriger ce weblog. C’est pourquoi je ne confierai L’Etang de Beauvoir à personne.
Avec sa fermeture et la fin de son hébergement chez Blogfa, un des fournisseurs
persans de weblogs, L’Etang de Beauvoir a aujourd’hui disparu du monde virtuel
de l’Internet ne laissant que de rares traces.10 La figure de Simone de Beauvoir
reste néanmoins visible dans l’univers iranien des sites et des weblogs. Ce fait témoigne de sa présence auprès des jeunes et des étudiant(e)s qui constituent les
plus importants utilisateurs de weblogs, espace médiatique d’expression échappant le plus à l’omniprésente censure étatique – ce qui explique son développement exponentiel dans la société iranienne. En effet, alors que les premiers
weblogs iraniens n’ont été ouverts qu’en 2001, leur nombre a ensuite progressé
très rapidement. Ainsi, en octobre 2005, Blogherald dénombre 700000 weblogs
persans, dont 40000 à 110000 régulièrement mis à jour par leur(s) auteur(s). Dé42
Dossier
but 2006, le persan compte parmi les 10 langues les plus utilisées par les blogeurs
de l’ensemble de la planète.11
Pourtant, tout en utilisant l’Internet à son profit, le pouvoir en place prend toutes
les mesures pour filtrer les sites et contrôler les weblogs indésirables. Les cybercafés, très fréquentés par les jeunes, les étudiant(e)s et les intellectuel(le)s, sont
sous surveillance; et les blogeurs connaissent une répression importante. Dans
son rapport annuel 2004, Reporteurs Sans Frontières évoquent ces cyber-dissidents toujours „harcelés et emprisonnés“ et soulignent la présence des femmes
parmi ces derniers.
Au-delà des sites considérés comme dissidents, comme ceux des féministes,
les weblogs constituent un univers d’expression de l’individualité et d’échange
entre les sexes. Ce fait banal dans une société démocratique revêt une importance
particulière dans une société où le pouvoir contrôle non seulement l’espace public,
mais également la vie privée.
La liberté à l’épreuve de l’islamisme
En Iran, le processus de modernisation, en cours depuis la fin du 19e siècle, fut
marqué par la révolution constitutionnelle entre 1906 et 1911. Par la suite, les réformes des rois Pahlavi engagèrent le pays sur la voie de l’urbanisation, du développement des moyens de transports, de communication et d’éducation. Ces rois
avancèrent des mesures d’une relative sécularisation: sans parler de séparation
de l’Eglise et de l’Etat, elle prenait la forme d’un contrôle de l’Etat sur l’institution
religieuse. Ces évolutions et réformes modernisatrices changèrent sociologiquement et culturellement la société iranienne. Elles causèrent aussi des crises socioculturelles dues à l’ébranlement des traditions et de leurs institutions propre à
toute évolution moderne. Or, en absence de démocratie, ces crises ne purent être
canalisées, et les réformes introduites approfondies. En résulta un phénomène
que je qualifie de modernité mutilée, à savoir une modernisation privée des valeurs démocratiques de la modernité dont la fonction sociale est déterminante
dans la gestion constructive des crises provoquées par le changement. La liberté
fut un des slogans majeurs de la révolution anti-dictatoriale de la révolution de
1979. Mais force est de constater que l’idéal de la démocratie n’occupait presque
aucune place dans la révolution, et ceci alors que l’utopie islamiste se développait
considérablement depuis plus de deux décennies au sein de la société iranienne,12 grâce à un ensemble de circonstances: la politique dictatoriale du roi
réprimait toute expression politique libre, tout en offrant des moyens de propagande considérables aux religieux dans le but de barrer la route à la gauche; les
pouvoirs occidentaux optèrent pour un soutien actif à la dictature, tout en favorisant les mouvements religieux dans la région pour construire la fameuse ceinture
verte contre le danger rouge; et, au sein des forces protestataires, aussi bien en
Iran que dans le reste du monde, prédominait un tiers-mondisme qui alliait l’antiimpérialisme au rejet de la démocratie et de ses valeurs libertaires. L’arrivée des
43
Dossier
islamistes au pouvoir s’est donc réalisée avec la négligente complicité des forces
non islamistes. La République islamique révéla très vite sa dimension anti-républicaine en verrouillant le pouvoir de façon à imposer l’autorité totale du guide suprême religieux. Les instances comme le Parlement furent vidées de sens, et la
répression étatique s’étendit aussi bien à l’espace public que privé afin de guider
les croyants sur le chemin de Dieu. Non seulement la confusion entre la volonté du
peuple et la volonté de Dieu censée être représentée par les gouvernants coupa
court aux droits démocratiques des citoyens, mais le pouvoir se fixa comme objectif de formater de bons musulmans. Ainsi, l’utopie islamiste d’une société saine et
juste se révéla être un projet totalitaire dans lequel, comme dit Hannah Arendt, la
terreur ne constitue pas uniquement un moyen de pouvoir, mais en est la nature.
La référence au sacré faisant de toute dérive et de toute opposition un péché, attribuait un caractère totalisant à la répression. Les mœurs individuelles furent objet
de contrôle par les patrouilles circulant sur les voies publiques, comme dans les
maisons et les appartements. Le voile obligatoire devint un uniforme, et les gestes
et conduites des individus, hommes et femmes, dans l’espace public comme dans
le privé, furent mis sous contrôle. La contrepartie de ce projet dans cette société
engagée depuis plus d’un siècle dans la modernisation fut l'affermissement des
crises socioculturelles cristallisant encore plus la tension entre la tradition et la modernité.
Les résistances politiques face aux islamistes furent durement réprimées dans
un silence imposé à la société grâce à la guerre contre l’Irak (1980-1988). L’exil
devint un phénomène intrinsèque qui allait connaître des cycles successifs jusqu’à
nos jours. Face à une permanente répression, la voie de la résistance empruntait
des chemins sinueux. La dérision, par des millions d’Iranien(ne)s des règles et des
normes imposées par les gouvernants, attribua à la vie individuelle et collective
une étrangeté digne du surréalisme. La création littéraire et artistique persista en
essayant de contourner la censure. Le mauvais port du voile parmi les femmes
devint dès le début du voile obligatoire un des dangers socio-politiques repérés par
les gouvernants, et objet de maintes mesures de répression. Dans les années 90,
la mise à jour de l’échec flagrant des promesses des gouvernants en matière sociale et économique fut à l’origine de scissions au sein des islamistes et donna lieu
à l’apparition des réformistes islamistes. La société civile trouva des moyens
d’exprimer sa pluralité par la voie d’une presse toujours en proie à la censure. Les
non-islamistes essaient d’y trouver un espace de parole plus ou moins déguisé selon les circonstances; efforts sans cesse poursuivis aussi dans les champs des
activités artistiques et de l’édition de traductions. La traduction devint presque
l’espace d’expression dissident par excellence en promouvant la littérature, la philosophie politique, et la psychologie. L’œuvre de Simone de Beauvoir prit une
place importante dans ce contexte. Les Mandarins13 et Une mort très douce,14
ainsi que le premier volume du Deuxième Sexe avaient déjà été traduits avant la
révolution. Mais son écho réel auprès des lecteurs en Iran semble être marqué par
la publication du Deuxième Sexe et de quatre tomes de ses mémoires: Mémoires
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Dossier
d’une jeune fille rangée, La force de l’âge, La force des choses, Tout compte fait.
Ayant eu une autorisation de publication officielle en 2000-2001, ces livres connurent un grand succès, et furent édités à sept reprises.15 Auparavant, bon nombre
des romans de Beauvoir furent traduits et attirèrent l’attention du public: Le sang
des autres,16 Tous les hommes sont mortels,17 La femme rompue18 et Les belles
images.19
Inspirations beauvoiriennes: du rêve à l’action
Les journaux, les sites et les weblogs reflètent la présence de Simone de Beauvoir
de diverses manières: comptes-rendus de livres, citations, récit de sa vie en diverses occasions.
Dans les weblogs, cette présence revêt de multiples formes qui donnent
l’impression d’une étonnante actualité de Beauvoir. Elle est source d’identification
chez les jeunes femmes dont nous avons passé en revue un exemple très significatif avec L’Etang de Beauvoir. Ici et là, des citations de ses Mémoires servent de
maximes. Le récit de Tous les hommes sont mortels est repris pour parler d’un
deuil ou porter une réflexion sur la vie et la mort. La figure de Beauvoir évoque
aussi dans certains textes et poèmes une aura érotique probablement liée à son
image de femme libre. Un jeune homme dont les articles laissent entendre un penchant pour la littérature surréaliste, écrit: „Hier soir, j’ai rêvé de Simone de Beauvoir…“ Dans un autre weblog ouvert en 2006, Moi qui ai avoué mon propre meurtre, l’auteur, Kavan, probablement un jeune homme, livre un poème intitulé Alzheimer dans lequel il fait ainsi allusion à Simone de Beauvoir:
Et mon dos moderne se gratte de savoir où se trouve Simone de Beauvoir
Et quand mon état tend vers la crève
Combien je suis seul ici debout
Et quand je m’assois
Je m’approche beaucoup plus de moi-même
Et le foulard de Beauvoir sens le parfum d’une gol mohammadi20…
Quand cette femme a ses règles
Combien se diffuse une odeur délicieuse de mes entrecuisses dans la chambre à coucher
Halabtche sent la moutarde21
Quand l’odeur de Madame de Beauvoir ne me lâche pas.
Après avoir lu La femme rompue en 2002, un autre jeune homme, Atta, comédien
et auteur de pièces de théâtre, note dans son weblog, Fenêtre:
J’ai lu pour la deuxième fois La femme rompue de Simone de Beauvoir. Je suis en train
de travailler pour en faire une bonne pièce de théâtre. Quel livre! Combien d’amertume
et de profondeur! Je pense que ce qui arrive dans La femme rompue est ce qu’il y a de
plus amer pour un être humain.
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Le plus intéressant à souligner dans ces propos est que le lecteur dépasse la perception sexuée du personnage du roman pour se représenter la souffrance de La
femme rompue comme la plus amère expérience humaine. Ce fait ne traduit-il pas
une sensible évolution du regard sur la condition féminine chez les jeunes iraniens
instruits et qui vivent une rupture avec l’ordre dominant?
Si une réponse positive à cette question requiert des études plus approfondies,
nous pouvons cependant constater à travers l’image de Beauvoir dans les weblogs
des jeunes Iranien(ne)s d’importantes interrogations sur les rapports entre les
sexes. Mohamad, comme l’indique sa photographie et le contenu de son weblog,
est un jeune homme penché vers l’étude de la philosophie. Il lance en septembre
2006 un débat autour de la fameuse phrase de Beauvoir: „On ne naît pas femme,
on le devient“, et la commente:
Cette citation de Beauvoir fait allusion au fait que l’infériorité des femmes ne relève pas
de leur fonction biologique, mais des difficultés existant dans les sociétés humaines.
Par conséquent, pour Beauvoir, le premier pas pour défendre les droits de ce sexe est
de changer la culture de la société.
Vingt-cinq commentaires humoristiques ou sérieux répondent à l’appel de Mohamad. Une partie des participant(e)s conclut en interrogeant l’image des femmes au
sein de la société, et son accord sur le nécessaire changement de culture. Une
autre partie revient sur la critique de l’islam et ses enseignements pour attester de
la responsabilité de la religion islamique dans les inégalités sexuelles. Ce à quoi
d’autres répondent qu’il s’agit là de mauvaises interprétations de l’islam. D’autres
enfin soulignent que le premier pas pour changer la condition des femmes est de
changer la loi et de permettre aux citoyens de voter librement. Au milieu de ces
débats, une femme du nom de Firouzeh écrit son ras-le-bol de cette discussion:
N’écrivez plus au sujet des femmes…! Assez d’écrire au sujet des femmes…! Je ne
veux plus être à la vue de tout le monde! Je ne veux plus qu’on me fasse l’objet de séminaires et de tables rondes, qu’on théorise sur moi. Je ne veux plus chercher pendant
mille ans une place pour en arriver au final à celle d’un champ de labour.22 Je ne veux
pas qu’on défende mes droits! Laissez-moi tranquille. Laissez-moi un peu être moimême! Nue! Nue! Sans voile. Laissez-moi en paix, que je puisse penser, philosopher,
chercher erfan.23 Ne me vendez pas pour un kabin!24
Firouzeh critique l’instrumentalisation de la question des femmes au service de la
domination masculine justifiée par la religion. En effet, le statut des femmes constitue dans l’histoire contemporaine de l’Iran un important enjeu sociopolitique et culturel. La mutilation de la modernité via le refus dictatorial des valeurs de la liberté
et de l’égalité favorise des stratégies identitaires fondées sur la religion. Les
femmes, éternelles gardiennes de la tradition communautaire, en sont au centre.
Le voile des femmes qui, lors de la révolution constitutionnelle iranienne du début
du 20e siècle, fut identifié par les progressistes à des prisons et des tombes pour
les femmes, se voit réattribuer, dans les années qui précédent la révolution de
1979, une valeur identitaire quasi-révolutionnaire. Rapidement après la révolution,
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Dossier
cette image devint fortement conflictuelle du fait de la résistance des femmes qui
ne cédaient pas au modèle islamiste dominant.25 Les contestations des femmes
contre l’islamisation étant violemment réprimées, certaines démarches réformistes
initiées par des femmes juristes non-islamistes furent engagées pour réclamer des
interprétations de la loi islamique plus favorables aux femmes. Celles-ci trouvèrent
des échos favorables parmi les rangs des femmes islamistes dont une partie se
désillusionnaient quant à la place valorisante qu’elles avaient cherchée dans le
retour de l’islam au pouvoir étatique. Dans ce contexte, la question de la place des
femmes se posa de plus en plus et à tous les niveaux de la société, aussi bien
dans les discours politiques officiels qu’en dehors des sphères de pouvoir; et cela
alors que d’autres femmes liées au pouvoir continuaient à jouer leur rôle dans la
consolidation du système en place. En outre, selon leur situation socioéconomique
et leur appartenance à des milieux plus ou moins traditionnels, les femmes réagissent différemment au conditionnement imposé par le régime. L’image des
femmes iraniennes, variées et multiples, reflète aussi la profondeur de la crise
socioculturelle qui traverse la société entière. Face à cette crise, le pouvoir recourt
à une répression systématique des mouvements sociaux en les qualifiant de
leviers de l’Occident envahisseur.
Pour trouver des moyens d’expression et d’action légales, tout en défiant le cadre idéologique des lois dominantes, un important mouvement féministe qui
s’affirme depuis 2006 sur la scène sociale à l’intérieur du pays, base ses réclamations sur le constat d’un double décalage: celui entre la réalité de la présence active des femmes au sein de la société et notamment dans les universités et leur
place de deuxième sexe au sein des lois en vigueur; et celui entre ces lois et les
conventions internationales qui prônent les droits fondamentaux humains et
l’égalité des sexes. Ce mouvement nommé Changement pour l’égalité a lancé une
campagne pour recueillir un million de signatures pour l’abrogation des lois discriminatoires envers les femmes.26 Dans son texte fondateur, il critique le statut de
deuxième sexe attribué aux femmes. En effet, l’expression deuxième sexe
s’emploie dans l’Iran contemporain comme un concept résumant l’infériorisation
des femmes. Bien avant le déclenchement de ce mouvement, Noushine Ahmadi
Khorassani, une jeune écrivaine féministe, avait lancé en 1998 une revue intitulée
Deuxième Sexe. Celle-ci fut éditée pendant 3 ans avant d’être interdite par la censure.
Ainsi, le miroir que tend l’Iran vers Simone de Beauvoir démontre avant tout la dynamique qui lie sa vie, ses romans et ses essais pour en faire une symphonie harmonieuse qui chante la liberté de devenir face à tout ordre imposant l’être, ce qui
sauve son œuvre des limites conjoncturelles et lui offre une modernité presque
inépuisable.
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Signifie: Père.
Cérémonie de prière évoquant les propos de l’imam Ali, le premier prophète chiite.
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Plat à la sauce de gombo, accompagné de riz.
En langue familière, signifie: „Ferme-la!“
Signifie: J’en demande pardon à Dieu.
Signifie: Une femme respectueuse du voile.
Signifie: „Mon œil!“.
Expression à propos des femmes âgées qui suppose qu’elles ont accompli le pèlerinage
à la Mecque.
Allusion aux agents de renseignement.
C’est en 2007, en faisant des recherches sur Simone de Beauvoir et l’Iran, que j’ai découvert ce weblog. J’en ai enregistré certaines parties.
Mina Nima: „Blogs, Cyber-Literature and Virtual Culture in Iran“, in George C. Marshall.
European Center for Security. Occasional Paper Series. N°15. Décembre 2007. Accessible sur www.marshallcenter.org
Chafiq Chahla, Le nouvel homme islamiste. La prison politique en Iran. Ed. Le Félin,
2002.
Traduction de Pourbagher Iraj, Téhéran, Ed. Kanoun Maarefat, 1958.
Traduction de Moayed Amin, Téhéran, Ed. Rose, 1970.
Traductions de Sanavi Ghassem, Téhéran, Ed. Tousse.
Traduction de Behnam Mahvash, Téhéran, Ed. Ketab Parvaz, 1988.
Traduction de Sahabi Medhi, Téhéran, Ed. Nashre No, 1983.
La deuxième traduction de ce roman réalisée par Nahid Frougan et éditée par Nashre
Markaz à Téhéran en 1998, fait suite à une première traduction de Nasser Irandoust en
1985.
Traduction de Irandoust Nasser, Téhéran, Ed. Guil, 1994.
Sorte de rose iranienne très parfumée.
Halabetche est une petite ville kurde, victime en 1988 d’un bombardement chimique perpétré par les Irakiens durant de la guerre. La moutarde fait allusion aux armes chimiques.
Allusion à la sourate II, La vache, verset 223, du Coran: „Vos femmes sont pour vous un
champ de labour. Allez à votre champ comme [et quand] vous le voulez et œuvrez pour
vous-mêmes à l’avance.“.
Pensées relatives aux gnosticisme et mysticismes.
Somme accordée au moment du mariage à la femme qui sert habituellement à la rémunérer au moment du divorce.
Chafiq Chahla, La femme et le retour de l’islam, l’expérience iranienne, Paris, Ed. Félin,
1991; et Chafiq Chahla (en collaboration avec Kosrokhavar Farhad), Femmes sous le
voile, face à la Loi islamique. Paris, Ed. Félin, 1995.
Voir www.weforchange.net, et aussi: http://www.iran-women-solidarity.net
Resümee: Chala Chafiq, „Simone de Beauvoir im Spiegel des Iran“. Im heutigen Iran
spielt Simone de Beauvoir eine überraschend große Rolle, nachweisbar u.a. durch ihre Präsenz in den Weblogs, deren Zahl seit 2001 stark angestiegen ist. Verfasser dieser Weblogs
sind meist jüngere Leute, die in diesem Medium ihre Wünsche, Freuden, Schmerzen, Sorgen
und Hoffnungen manifestieren können. Angesichts der Einschränkung der Freiheit im privaten
und öffentlichen Raum durch das islamische Regime bietet diese zum Teil der staatlichen
Kontrolle entgehende virtuelle Welt eine der wenigen verbliebenen Möglichkeiten, frei von
Zwängen seine Individualität auszudrücken. Die mehrschichtige Bedeutung, die Simone de
Beauvoir in bestimmten iranischen Websites angenommen hat, ist eine Form des vor allem
von Frauen ausgehenden Widerstands gegen die politischen Machthaber. Auch außerhalb
des Universums der Weblogs dient Simone de Beauvoir dem aktuellen iranischen Feminismus als Vorbild; ihre Rezeption in diesem Land zu untersuchen, kann folglich dazu beitragen,
das Geheimnis der fortwährenden Modernität ihres Werks zu entdecken.
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Dossier
Debra Bergoffen
Finitude et Justice:
Tous les hommes sont mortels, par Simone de Beauvoir
Publié en 1946, le roman Tous les hommes sont mortels fut peu apprécié en
France lors de sa sortie,1 et subit un sort similaire aux Etats Unis dès qu’il fut traduit. Anthony West déclara dans le New Yorker qu’il était „difficile de croire que
cette présomptueuse et affreusement vulgaire pièce d’écriture puisse être un roman sérieux“.2 Frances Keenes, en rédigeant un compte-rendu pour The New
York Times, le compara à Orlando de Virginia Woolf, auquel il était inférieur selon
lui: „[…] La modestie de cette esprit créatif [à savoir, Virginia Woolf] a développé
une action romanesque presque identique, avec comme résultat une œuvre d’art
vivante. Mais l’ouvrage présent échoue, parce que Mademoiselle de Beauvoir n’y
a pas mis tout son cœur.“3
Quelques années plus tard, les jugements sur ce roman devinrent plus favorables. En 1962, Maurice Cranston jugea Tous les hommes sont mortels comme un
des romans beauvoiriens les plus réussis. Il explique ce succès artistique par le
lieu et le moment de sa création: un Paris occupé par la Gestapo, où on définissait
les gens selon leur appartenance ou leur hostilité envers la Résistance. Il lit le roman en le plaçant dans le contexte de ces quelques phrases de Sartre énoncées
dans l’article „La République du Silence“ (publié dans Situations III): „Chaque seconde nous faisions l’expérience la plus complète possible de la signification de
l’expression ‘Tous les hommes sont mortels.’ Et la décision prise par chacun de
nous était librement choisie, parce que prise en présence de la mort et donc susceptible à être exprimée comme ‘Il vaut mieux mourir que…’“4 En 1998, Kate et
Edward Fulbrook rangent Tous les hommes sont mortels parmi les ouvrages éthiques beauvoiriens de cette époque-là. Comme Keene, ils comparent ce roman
avec Orlando, mais cette fois-ci avec un jugement en faveur de la Française.5
Malgré cela, Tous les hommes sont mortels reste une œuvre négligée. Je suis
convaincue qu’il s’agit d’une erreur. Si on la compare à l’essai beauvoirien „Littérature et métaphysique“ paru la même année, on découvre qu’elle a été conçue
comme un roman métaphysique. Dans le contexte des ouvrages philosophiques
qui l’entourent, Pyrrhus et Cinéas de 1944 et Pour une morale de l’ambiguïté de
1947, ce roman développe les implications politiques de l’éthique existentialiste de
Simone de Beauvoir. Enraciné dans son époque intellectuelle et politique, Tous les
hommes sont mortels continue à nous parler. Si les habitants de la France occupée se catégorisaient par leur rapport avec la Résistance, Tous les hommes
sont mortels universalise cette manière de concevoir la personnalité humaine. Il
montre la manière dont la résistance à une vision politique absolutiste peut être importante pour une politique de la justice.
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Dossier
Par sa défense d’une attitude de particularisme et de liberté, ce roman métaphysique pourrait aussi être entendu comme anticipation de la „politique de la révolte“
de Julia Kristeva. Comme chez Kristeva, dans Tous les hommes sont mortels sont
désapprouvées toutes les idéologies politiques qui prétendent parler d’une manière absolue et universelle pour d’autres époques et d’autres hommes. Ce que
Kristeva appelle une politique de la révolte, Beauvoir appelle une politique de la
liberté, de la protestation et de l’engagement. Les principes de cette politique sont
énoncés dans Pour une morale de l’ambiguïté.
Beauvoir commence cet essai philosophique en refusant „de nier à priori que
des existants séparés puissent en même temps être liés entre eux, que leurs libertés singulières puissent forger des lois valables pour tous“.6 Sur la base de ce refus, elle découvre „qu’aucune existence ne peut s’accomplir valablement si elle se
limite à elle-même; elle fait appel à l’existence d’autrui.“7 En déclarant que la relation entre le moi et les autres est indissoluble et qu’„on ne peut révéler le monde
que sur le fond du monde révélé par les autres hommes“,8 Beauvoir affirme que
„la liberté ne peut se vouloir sans viser un avenir ouvert“.9 Elle nous rappelle que
nos projets persisteront seulement s’ils sont poursuivis par d’autres.10 En résumant, elle conclue qu’„il faut dévoiler le monde au fin d’un dévoilement ultérieur, et
d’un même mouvement chercher à libérer les hommes par qui ce monde prend un
sens“.11
A travers ces arguments, Pour une morale de l’ambiguïté dessine la relation entre les exigences de la liberté, la nécessité de la protestation et la responsabilité de
l’engagement. A travers le portrait de la vie d’un homme, Fosca, qui en choisissant
l’immortalité croit pouvoir échapper aux exigences, nécessités et responsabilités,
Tous les hommes sont mortels nous met en garde contre les conséquences destructives de cette fuite. En déformant l’axiome marxiste selon lequel la justice dépend de l’abolition de l’exploitation et de la fin de l’indigence matérielle, Tous les
hommes sont mortels nous amène à considérer la justice sous l’aspect du manque
de temps, qui remplace les critères économiques. De cette manière, ce roman
transforme et élabore les vérités tragiques et productives de finitude et de justice
ébauchées dans Pyrrhus et Cinéas. Plus exactement, il montre comment le désir
de nier notre finitude et l’illusion d’un espoir utopique favorisent une politique antihumaine. En se concentrant sur le type de manque de temps appelé finitude, Tous
les hommes sont mortels plaide pour la formule suivante: l’unique forme de vie
qu’il vaut la peine de vivre est celle que l’on peut risquer, parce que la passion naît
du risque et la vraie vie nécessite la passion. En raison de la limitation du temps
(nous sommes vulnérables à la mort), les risques de la finitude sont étroitement
liés aux contingences temporelles. Il n’y a aucune garantie que nos décisions auront les conséquences que nous souhaitons, et il n’est pas garanti non plus que
nos projets, qui sont l’expression de nos désirs, exprimeront également les désirs
des autres.
Par la création d’un personnage qui perd son humanité en tentant d’échapper à
sa finitude, Beauvoir transforme le très répandu préjugé contre la mortalité en un
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Dossier
argument en sa faveur. Quand il est immortel, Fosca a le sentiment d’être un esclave de la vie. Par la réfutation de ses calculs, il réalise que c’est une erreur que
de mettre sur le même plan la liberté et le pouvoir. Sans la possibilité de prendre
des risques, sa passion faiblit. La vie devient pour lui un jeu sans intérêt, rien n’a
plus d’importance. En bref, comme immortel, Fosca est privé de la liberté de la
manière la plus radicale qu’il soit. Face à cette perte, nous discernons une relation
essentielle entre risque, échec, liberté et notre humanité. Beauvoir souligne que
sans les ambiguïtés et les précarités de la finitude, le désir serait superflu. Nos
besoins seraient satisfaits par une planification judicieuse. C’est uniquement parce
que nous sommes dans l’impossibilité d’être sûrs de notre réussite que nous
éprouvons de la passion. Si nous parvenions à reconnaître la valeur de cette impossibilité, nous arriverions à la valeur existentielle de la liberté.
Afin de comprendre pourquoi Beauvoir a choisi d’explorer ces questions dans
une œuvre de fiction, nous devons nous tourner vers son essai „Littérature et métaphysique“. Là, elle établit un lien entre son expérience avec le genre littéraire
hybride du roman métaphysique et la révolte existentialiste contre la philosophie
traditionnelle. Les existentialistes ont en commun avec les philosophes antérieurs
la réflexion sur l’opposition entre le fini et l’infini, l’universel et le particulier, l’absolu
et le relatif. Se pencher sur ces problèmes est une des tâches de la métaphysique.
Dans la philosophie traditionnelle, la métaphysique était un système complet et
fermé. En l’absence d’un point de référence universel, les existentialistes déclarent
un tel système impossible pour eux. La critique d’ Hegel formulée par Kierkegaard
est peut-être la manifestation la plus radicale de ce refus.
Etant donné que la métaphysique est toujours basée sur notre situation particulière et finie, il faudrait la concevoir non comme un système, mais comme une attitude, „qui consiste à se poser dans sa totalité face à la totalité du monde“.12 Par
conséquent, Beauvoir préfère parler de „situation métaphysique“, dépendante des
circonstances „charnelles“ de l’expérience personnelle, subjective et dramatique,
au lieu de „métaphysique“ tout court. Elle écrit que c’est „à travers ses joies, ses
peines, ses résignations, ses révoltes, ses peurs, ses espoirs“,, que „chaque
homme réalise une certaine situation métaphysique“.13
Dans „Littérature et métaphysique“, Beauvoir nous explique qu’elle a créé ce
genre littéraire hybride pour éviter les limitations de la pure philosophie et de la
pure littérature. La philosophie la plus pure perd le particulier par sa concentration
sur l’abstrait. La littérature la plus pure, où les personnages de la fiction sont caractérisés par leur psychologie ou leur appartenance sociologique, perd quant à
elle la dimension métaphysique de leurs vies. Par la création de personnages qui
connaissent les dimensions d’„angoisse, révolte, volonté de puissance, crainte de
la mort, fuite, soif de l’absolu“,14 Beauvoir prétend éviter les deux formes de limitation, en rendant les tensions métaphysiques du fini.
Le destin de Tous les hommes sont mortels indique que la supériorité du roman
métaphysique à la philosophie n’est peut-être pas aussi évidente que Beauvoir le
suggère. En réalité la relation entre ce style hybride et la philosophie pure est as51
Dossier
sez complexe. Ceux qui pensent qu’il s’agit d’un roman important (et j’appartiens à
ce groupe-là) l’ont lu dans le contexte des essais philosophiques beauvoiriens.
Cela signifie que les personnages de ce roman métaphysique atteignent toute leur
profondeur seulement à l’aide de l’essai philosophique. Il signifie également que la
réalité vécue qu’on trouve dans le roman est un défi aux interprétations trop faciles
des essais. Par exemple, dans Pour une morale de l’ambiguïté, l’homme sérieux,
le personnage qui s’enfuit devant sa liberté à cause de sa croyance dans des valeurs qu’il suppose comme objectivement existantes, est identifié soit comme
l’origine d’une politique terroriste, soit comme un être susceptible d’être manipulé
par des idéologies totalitaires. Mais dans Tous les hommes sont mortels, la politique de la terreur est attribuée à quelqu’un qui sait qu’il peut donner un sens au
monde et qui croit avoir le droit de lui imposer un sens choisi par lui-même. En outre, ceux qui adoptent la vision de Fosca ne sont pas nécessairement convaincus
de sa validité objective; ils acceptent cette vision parce que Fosca a le pouvoir de
les terroriser. Dans le roman, la conception unidimensionnelle de la liberté développée dans l’essai devient plus compliquée. Ici, le tyran n’est pas caractérisé par
la fuite devant la liberté, mais par le désir de posséder le pouvoir absolu. Pareillement, ce n’est pas la fuite devant la liberté mais le désir de préserver sa dignité
face au pouvoir qui pousse l’homme sérieux à croire dans l’objectivité revendiquée
par le tyran. A travers la combinaison des essais avec le roman, nous découvrons
la complexité de la pathologie de la tyrannie.
Nous pouvons discerner les qualités singulières du roman métaphysique en suivant ces commentateurs qui comparent le livre que Beauvoir a écrit – Tous les
hommes sont mortels – avec le livre qu’elle n’a pas écrit: Orlando. Les deux romans semblent traiter le même thème: les conséquences de la transformation de
notre condition mortelle dans une condition immortelle. En réalité, c’est seulement
Beauvoir qui réfléchit vraiment sur l’immortalité; pour Woolf, il s’agit d’un simple
moyen de préparer l’action de son personnage principal. Orlando n’a pas vraiment
besoin de l’immortalité, il ne connaît aucune dimension métaphysique; mais de
cette manière il peut multiplier infiniment les possibilités normalement limitées de
la finitude. Compte tenu des essais beauvoiriens, de sa conception de la responsabilité de l’écrivain et de son expérience personnelle dans la France occupée et
d’après-guerre, nous pouvons supposer que si Beauvoir avait écrit Orlando, elle
aurait examiné le refus d’Orlando de devenir un écrivain engagé, en abordant des
questions de complicité et de liberté. Le roman de Virginia Woolf n’est pas discrédité par l’absence de ce questionnement; mais nous percevons ainsi la particularité du roman métaphysique et comprenons qu’il serait superficiel de comparer
deux ouvrages complètement différents.
Pour Fosca, le personnage principal du livre que Beauvoir a décidé d’écrire,
l’immortalité est définitive. Ce n’est pas un accident qui lui arrive, c’est au contraire
quelque chose que lui-même a choisi. Il croit qu’en devenant immortel, il surmontera l’obstacle majeur à son désir tyrannique d’être universel: le manque de temps.
Quand Beauvoir nous présente Fosca comme étant l’unique personne à prendre
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Dossier
une telle décision, elle souligne la signification de ce choix. Aucun membre de sa
famille en possession de la potion magique ne prend le risque de la boire, et Catherine, son épouse, avertit Fosca du danger. La seule personne séduite par la
promesse de l’immortalité est Fosca, caractérisé comme tyran.
Les dangers de cette séduction sont représentés à travers deux conflits qui marquent le roman: le premier entre Fosca et Catherine, et le second entre Fosca et
son arrière-petit-fils Armand. Le premier conflit survient tôt dans l’action, étant au
même temps un pressentiment et un avertissement; le second conflit arrive plus
tard et est utilisé comme critique de la politique humaniste. Les deux mettent à disposition des critères pour la justice de la finitude.
Catherine prévient Fosca deux fois. Le second avis, déjà mentionné, concerne
sa décision de devenir immortel. Le premier se produit avant que l’immortalité ne
paraisse possible. Fosca est poursuivi par la mort – non pas parce qu’il a peur de
la mort à proprement parler, mais parce qu’au moment de sa mort, son projet
mourra aussi. Encore mortel, il fait de son mieux pour sauver sa ville. Plutôt que de
se rendre à un ennemi plus puissant et sauver ainsi la vie de son peuple, il ferme
les portes de la ville à clé, abandonnant, à l’extérieur, les femmes, les enfants et
les vieux à un sort cruel. Il réserve ses maigres ressources pour les hommes en
bonne santé. Son épouse, furieuse, le lui reproche: „Les hommes prieront pendant
que les Génois violeront leurs femmes!“15 Fosca n’est pas ému. Dans cette scène
entre mari et femme, nous observons un comportement qui semble correspondre
aux clichés de la rationalité calculatrice masculine et de la compassion sentimentale féminine. Si c’était de la littérature pure, l’affaire serait réglée, mais ici la mise
est majeure. On verra à quel point dans Le Deuxième Sexe. Les discussions dans
Pour une morale de l’ambiguïté autour de l’engagement en constituent le début.
Bien que Fosca ait laissé le sort des femmes de sa ville entre les mains de
l’ennemi, il existe une femme qu’il protège: son épouse. Catherine le défie à propos de cette exception: selon elle, il devrait protéger non seulement sa propre famille, mais aussi tous ceux qui ne peuvent pas se défendre par eux-mêmes; s’il ne
protège pas les autres, il n’a pas le droit moral de sauver son épouse. Fosca ne
tient pas compte de ces arguments, qui sont pour lui l’expression d’un trivial énervement féminin. Pour Beauvoir, le défi de Catherine n’est pas du tout insignifiant: il
marque l’incapacité de Fosca de comprendre les vraies obligations de son engagement et souligne l’injustice de son refus à adopter une politique d’austérité. Malgré cette imperfection du caractère du personnage principal, il assume au moins
ses obligations envers sa famille, ce qui sert à limiter l’exercice de son pouvoir. Il
ne permettra ni le viol de son épouse ni le sacrifice de son fils pour la ville. Il ‹gaspillera› une partie de ses ressources pour eux. Beauvoir fait ressortir cette obligation, en remarquant que, comme membre d’une famille, Fosca n’avait pas le pouvoir de jouir de tout son pouvoir, même lorsqu’il était devenu immortel et disposait
donc d’un temps illimité. Ses actions restaient entravées par ses engagements envers sa famille. C’est seulement quand le dernier membre de celle-ci disparaît qu’il
est vraiment autonome et peut finalement savourer tous les avantages de
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Dossier
l’immortalité. Sans les contraintes de l’amour, de la mémoire ou du devoir, Fosca
s’élève au-dessus des lois. Son pouvoir est maintenant absolu, aucune vie humaine ne compte désormais pour lui, sans exception.16
Cela lui prend beaucoup de temps (il en a suffisamment) pour découvrir le coût
de cette liberté. Une vie au-dessus des lois de l’engagement humain a son prix:
isolation extrême, répulsion, désespoir. Bien que Fosca considère tous ceux qui
vivent en respectant cette obligation comme des idiots, il se demande néanmoins
s’ils partagent peut-être un secret qu’il ne connaît pas.17 Ce mystère, entrevu par
Fosca quand il était encore mortel, devient de nouveau important pour lui quand il
se rapproche par amour de la vie et de ses obligations.18 Mais, la plupart du
temps, le secret reste impénétrable pour lui.
La seconde dispute ne concerne pas les mystères. Le conflit entre Fosca, le tyran qui choisit l’immortalité, et son arrière-petit-fils Armand, le révolutionnaire qui la
rejète, représente la lutte entre les réalités de la finitude et le désir de l’infini. A travers le personnage de Fosca, le roman révèle la manière dont l’illusion de l’infini
détruit la dignité humaine. Au contraire, au travers du personnage d’Armand, il révèle comment la passion de la liberté détruit cette illusion. Cette dispute nous fait
découvrir la relation essentielle entre des illusions qui semblent inoffensives et
l’injustice.
Si Fosca est un tyran, c’est un tyran bon enfant. Il s’agit d’un humaniste, qui en
poursuivant les idéaux humanistes de paix et de bonheur, révèle le despotisme
inhérent à l’humanisme. En se réclamant de ces idéaux, Fosca conçoit la vie
comme une valeur donnée. Il opprime les autres, en prétendant agir pour leur
bien; il nie leur particularité en faveur de son projet universel. Il ignore la justice de
la finitude: que les vies finies des contemporains ne peuvent pas être sacrifiées
pour un futur qu’ils ne partageront pas. La valeur du présent comme époque du
désir et de la liberté des vivants doit être respectée. En trahissant la signification
finie du présent, Fosca trahit aussi la signification du futur, qui sera également une
époque du désir et de la liberté pour ceux qui vivront alors. La contingence est une
forme de justice; un futur contrôlé priverait les générations à venir de leur liberté et
de leur désir. En essayant de déterminer et de fixer le futur, Fosca ne tient pas
compte d’un point essentiel: le temps libre du renouvellement, qui est le temps de
l’autre.
La face anti-humaine de l’humanisme se montre dans deux illusions qui sont à
sa base. Premièrement, l’illusion qu’une seule personne peut déterminer le bien
commun, que l’on peut résumer comme étant le mirage d’une perspective universelle. Deuxièmement, l’illusion du progrès, qui favorise la décision prise par Fosca
de devenir immortel. Il est convaincu qu’avec assez de temps son but humaniste
peut être réalisé dans l’histoire. Si ce but n’a pas encore été atteint, c’est, selon lui,
à cause de l’absence d’un guide. Il pense être ce guide, qui comme immortel
pourra garantir la direction progressive et la continuité du temps. Ici, ce ne sont
pas la liberté et le désir des autres qui sont niés par lui, mais la contingence radicale du temps. A vrai dire, ces deux formes de négation ne peuvent pas être sépa54
Dossier
rées; c’est la contingence temporelle qui est à l’origine de la possibilité de notre
liberté.
Fosca a besoin de plusieurs centaines d’années pour surmonter ces illusions.
Au début, il n’est pas attentif aux catastrophes naturelles qui détruisent ses victoires. Comme il n’a jamais prétendu pouvoir contrôler la nature, il prend ces accidents à la légère. Il ne les interprète pas comme des indices de la contingence radicale du temps et du futur. Mais il y quelque chose dans le fonctionnement de
l’histoire qui commence à le déranger: Fosca découvre à plusieurs reprises que
dans certaines situations historiques, il n’y a aucun choix et qu’il est incapable
d’influencer la direction de l’histoire par sa volonté. En vertu de cette découverte,
Fosca passe d’humaniste utopique à déterministe mécanique. Il décide que
l’univers qu’il avait voulu dominer n’existe pas. La raison ne peut pas unifier
l’humanité et Fosca est accablé par cette conclusion. Ne croyant plus à sa liberté
ou à un futur utopique, son corps sensuel meurt. Le cri de Régine dans la dernière
ligne du roman semble se référer à cette mort. Si ce bruit effrayant est la dernière
note du livre, à mon avis, ce n’est pas le dernier mot de Beauvoir. Elle le fait prononcer par Armand.
En créant le personnage d’Armand, Beauvoir nous montre l’échec de la formule
choisie par Fosca: celle des visions utopiques, où la raison est supposée contrôler
le temps; ou celle des revendications mécaniques, où le temps est contrôlé par les
forces de la nature. Armand, en reconnaissant les réalités de finitude et de contingence, rejette toutes les idéologies qui ont pour but le contrôle. Au lieu de cela, il
préconise une politique de la liberté et de la protestation. Cette politique accepte
les risques et passions de la finitude comme source de justice. Son objectif est de
garantir que les projets du présent rendent possibles les contingences du futur.
Armand a la même apparence que son arrière-grand-père; mais il semble avoir
hérité non seulement de l’apparence extérieur de Fosca, mais aussi de son expérience, ne croyant ni au droit de contrôler les autres (même pour leur bien), ni aux
illusions de l’humanisme ou du progrès. Par contre, il incarne l’idéal d’une liberté
conçue comme désir toujours imprévisible et insatisfait. Il s’allie avec d’autres révolutionnaires qui partagent ses convictions; par cette reconnaissance de son
engagement envers la communauté, il lutte pour une liberté basée sur les réalités
de finitude, d’insuccès et de contingence. Après l’échec de l’insurrection du 13
avril, Garnier, le compatriote d’Armand, dit à Fosca: „Nous n’avons pas à attendre
que l’avenir donne un sens à nos actes; sinon tout action serait impossible. Il faut
mener notre combat comme nous avons décidé de le mener, c’est tout.“19 Autrement dit, il faut réaliser ses projets dans le présent car même s’ils sont dirigés vers
le futur, ils ne peuvent pas le déterminer. Face au futur, l’éternel inconnu, Armand
et les autres comprennent que le seul but légitime de leur projet est la liberté, c’est
le seul but qui respecte la contingence radicale de notre finitude, les responsabilités de l’engagement y compris.
Fosca éprouve de la méfiance à l’égard d’Armand. Il veut savoir ce que l’homme
doit faire avec ses forces une fois qu’il sera libéré. Armand répond: „Qu’importe! Il
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Dossier
en fera tout ce qui lui plaira. Il faut d’abord les délivrer.“20 Fosca insiste sur le fait
que le futur dont Armand rêve ne se produira jamais, mais ce dernier réplique: „Ce
que nous décrivons comme un paradis, c’est le moment où les rêves que nous
formons aujourd’hui seront réalisés. Nous savons bien qu’à partir de là d’autres
hommes auront des exigences neuves…“21
Armand et ses amis nous donnent des traductions politiques de ce que Beauvoir dans Pour une morale de l’ambiguïté appelle l’éthique de la protestation et de
l’engagement. Comme raconté dans Tous les hommes sont mortels, il s’agit d’une
politique de la finitude, qui rejette les illusions d’objectifs absolus défendus par
Fosca. Dans le cadre de cette politique, l’imprévisibilité de mon projet est le signe
distinctif de ma liberté et est essentielle pour la liberté des autres. Si comme être
humain je me sens attiré par le futur, ceci exige que je me sente aussi attiré par
ses possibilités en perpétuel renouvellement.
Pour revenir à la dispute entre Fosca et Catherine, je pense qu’Armand incarne
une manière de penser que Kristeva appellerait l’humilité: une pensée qui accepte
ses limitations, reconnaît notre mortalité et se réjouit de l’incertitude du futur. Dans
Tous les hommes sont mortels, cette manière de penser assume dans la personne
d’Armand un caractère androgyne: comme Fosca, il calcule le succès de son projet; comme Catherine, il confirme les bornes de l’engagement. Ses calculs prennent comme point de référence la relation entre les nécessités de la finitude et les
contingences du futur. Dans sa lutte pour un futur qui ne peut pas être garanti, au
lieu d’une vision utopique, Armand se bat pour la liberté des générations à venir. Il
retient le projet d’un futur ouvert, qui assurera la constante renaissance de
l’humanité.
Ces conflits entre Fosca, Catherine et Armand nous conduisent vers le principe
d’une politique de la finitude: en dépit de notre passion pour certains projets, nous
devons nous rappeler qu’ils n’appartiennent pas à nous seuls; ils appartiennent
aussi aux autres, qui peuvent soutenir, modifier ou remettre en question nos visions. Cette politique commence par une interrogation: Qui possède le présent et
le futur? La réponse est que le présent appartient à nous tous, mais le futur
n’appartient à personne, ce qui transforme une constatation éthique en des projets
politiques. Ces projets acceptent la tâche difficile de matérialiser notre manière
d’exister à l’intersection entre le particulier et l’universel. Cette tâche, identifiée
dans Pour une morale de l’ambiguïté, est celle de formuler des lois non seulement
valables pour tous, mais aussi respectueux des limitations de la finitude. Par ce
respect, cette politique évoque la relation universelle et indissoluble entre moi et
les autres, qui implique aussi la différence: aucune existence ne trouvera son accomplissement si elle reste limitée à elle-même.
(Traduction de l’anglais: Thomas Stauder)
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Cranston Brosman, Simone de Beauvoir Revisited, Boston, Twayne, 1991, 64.
Anthony West, „Prison of Wretchedness“, in: The New Yorker, 1955, 102.
Frances Keene, „Deathless Hero“, in: The New York Times, 30 janvier 1955, 4 & 20.
Maurice Cranston, „Simone de Beauvoir“, in: The Novelist as Philosopher: Studies in
French Fiction, editor J. Cruickshank, New York, Oxford University Press, 1962, 172.
Edward and Kate Fullbrook, Simone de Beauvoir: A Critical Introduction, Cambridge,
Blackwell, 1998, 44-51 & 100.
Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Paris, Gallimard, 1947, 25.
Op. cit., 97.
Op. cit., 104.
Op. cit., 102.
Ibid.
Op. cit., 107.
Simone de Beauvoir, „Littérature et métaphysique“, in: Les Temps Modernes, 1(7) 1946,
reproduit dans L’existentialisme et la sagesse des nations, Paris, Gallimard, 2008
(11948), 71-84; ici: 78.
Op. cit., 79.
Op. cit., 82.
Simone de Beauvoir, Tous les hommes sont mortels, Paris, Gallimard, 1946, 97.
Op. cit., 122.
Op. cit., 210.
Op. cit., 302.
Op. cit., 354.
Op. cit., 362.
Op. cit., 371.
Resümee: Debra Bergoffen, „Endlichkeit und Gerechtigkeit: Tous les hommes sont
mortels, von Simone de Beauvoir“ Im Zentrum von Simone de Beauvoirs Roman Tous les
hommes sont mortels stehen zwei Auseinandersetzungen. Die erste findet zwischen Fosca,
einem Mann, der sich für die Unsterblichkeit entscheidet, und seiner sterblichen Frau Catherine statt und betrifft den Umgang mit den Anderen, die gesellschaftliche Solidarität und das
Engagement. Der zweite Streit, hier zwischen Fosca und seinem sterblichen Urenkel Armand,
betrifft die zwischenmenschliche Kommunikation, das Begehren und die Freiheit. Diese Meinungsverschiedenheiten lassen erkennen, dass die zum Wesen des Menschen gehörende
Endlichkeit auch eine Voraussetzung für die irdische Gerechtigkeit darstellt. Indem sie aus der
Sterblichkeit die politische Verpflichtung zur Respektierung der Eigenheiten des Anderen sowie gegenseitige Verantwortlichkeit ableitet, zeigt Beauvoir auf, dass politische Ideologien, die
einen Allgemeingültigkeitsanspruch erheben, notwendig ungerecht sind. Durch die in Tous les
hommes sont mortels etablierte Verbindung zwischen Gerechtigkeit der Freiheit und Gerechtigkeit des Begehrens definiert der Roman das Wesen der Menschenwürde auf eine Weise,
die Julia Kristevas Konzept der Revolte vorwegnimmt.
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