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Voix plurielles 10.2 (2013)
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L’art séquentiel – espace expérimental
Kevin Pat FONG, Université Queen’s
Curiosité, fascination, frustration et émerveillement : ce sont des réactions qu’on éprouve
après avoir terminé Journal (2013) et Je suis un raton laveur (2013) de la bédéiste Julie
Delporte. En effet, ces deux ouvrages nous transportent dans un univers unique, en grande partie
grâce à l’utilisation d’une myriade de techniques artistiques impressionnantes mais nonconventionnelles pour le média de la bande dessinée.
Le degré de réussite concernant l’emploi et la fonction de l’approche de Delporte par
rapport aux enjeux qu’elle voudrait soulever dans ses projets est discutable. Alors que Journal
est conseillé à un lectorat plus mature et âgé (étant donné qu’il a trait à une période difficile de la
vie de la bédéiste), Je suis un raton laveur est d’un registre complètement opposé, car il s’agit
d’un conte illustré pour enfants. Pour ainsi dire, les œuvres de Delporte demandent une certaine
ouverture d’esprit auprès des lecteurs car elles ne suivent pas nécessairement les normes
supposément établies par le monde de la bande dessinée.
Néanmoins, les efforts de Delporte doivent être respectés, encouragés et appréciés, car
elle apporte une touche personnelle et originale à la bande dessinée, montrant que ce média est
bien plus qu’une simple forme de divertissement. Après avoir terminé Journal et Je suis un raton
laveur, nous pouvons conclure que Delporte veut pousser l’art séquentiel vers d’autres
possibilités parce qu’en concevant un style propre à ses idées et en l’employant dans différents
contextes narratifs, la bédéiste construit un univers unique où elle peut s’exprimer librement. En
analysant l’approche artistique qu’adopte Delporte dans ses deux œuvres, nous observerons si
son style unique exprime avec efficacité et lucidité le message qu’elle voudrait faire partager
avec ses lecteurs.
Improvisation et spontanéité
Le désir d’expérimenter est concret dès le commencement dans Journal. Peinture à l’eau,
peinture acrylique, peinture à l’huile, collage, découpage, crayons de couleurs, dégradation,
pastel etc., l’emploi de toute cette variété de techniques forme un spectacle visuel débordant de
couleurs et d’imagination dans le but d’illustrer, d’exemplifier et de personnifier les sentiments
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de la bédéiste pendant cette période difficile de sa vie. L’absence de cadre, de vignettes, de
bulles de conversation, de ligne claire et d’encrage – les ingrédients conventionnels du média –
éloignent Journal des travaux typiques de bande dessinée mais apporte un profond sens de
liberté et d’improvisation à l’ouvrage.
Lors d’un entretien accordé à James Sturm pour le blogue Schulz Library1 en partenariat
avec le Center for Cartoon Studies, Delporte élabore davantage sur cet aspect « chaotique » et
particulier de la genèse de son travail :
I don’t do any sketches. I draw directly, sometimes i don’t like what i did, so i cut
and paste another drawing. I try to leave all the tracks of the collage, the tape…
Sometimes, i work on photoshop so that we see the pieces of tape better. The
composition is a lot of improvisation, but for my diary or for short pieces, the text
has been written before, in a sketchbook. For longer pieces, there is a lot of
improvisation in the storytelling too. It’s like acting, being in the skin of my main
characters, trying to imagine what they think, while things happen.
Both with storytelling and drawing, i think the objective is trying to be the closest
possible of a real object: a sketchbook, a diary, a letter… They can be real (my
diary, for instance…) or fictional, but they could exist as real objects, in
opposition of the usual comic form which is a code for narration.
[…] I’m not the type of artist who admires the history of comics. I prefer trying to
bring comics on new paths, sometimes far enough that people would say it’s not
comics. But it’s still images and text, and narration, compiled in books, zines or
blogs. So it is comics, completely. I think the development of comics suffers from
narrow images and definitions. It has to be more open, otherwise it will just
suffocate.
Si nous renvoyons cette déclaration à l’aspect thématique de Journal, nous pouvons certainement
conclure que cette méthodologie et approche spontanées fonctionnent pertinemment avec
l’objectif de la bédéiste. En tentant de se remettre de la rupture douloureuse avec son
compagnon, le journal devient une espace thérapeutique où toutes sortes de sentiments – reflétés
et représentés par la narration et les diverses techniques d’imagerie – s’emmêlent. Ce style
différent provoque un certain malaise et inconfort car, par moments, cette improvisation devient
chaotique, se mélange à une narration fragmentée et presque illogique. Mais communiquer ces
sentiments par l’entremise de ce désordre narratif et artistique est exactement un des objectifs de
Delporte. Face à l’incertitude, le regret, la dépression et la tristesse provoqués par la rupture, le
fait d’exprimer ses états d’âme d’une manière claire et ordonnée devient rapidement un exercice
futile et difficile.
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Pour revenir à l’entretien avec Sturm, Delporte élabore sur son désir de se rapprocher de
l’objet original – qu’est le journal intime – afin de créer une sensation « organique » à son
travail. Cette mosaïque et la combinaison de techniques artistiques renforcent cette perception
qu’elle travaille directement, sans passer par des croquis pendant le processus de la conception
de la bande dessinée, accentuant ainsi son penchant pour l’improvisation et la spontanéité. En
laissant les traces de ruban adhésif (augmentées par Photoshop), Delporte tente de rapprocher
Journal autant que possible de l’œuvre originale pour créer une expérience authentique. D’un
point de vue personnel, je me suis surpris à plusieurs reprises en train de toucher la page où les
traces de rubans adhésifs étaient présentes afin de combler ce désir tactile tellement que j’avais
l’impression d’être en face du produit original. À cet égard, la fonction du style artistique de
l’ouvrage convient parfaitement au but de la bande dessinée. Sur le plan thématique, ce
sentiment de désordre nous aide à comprendre les enjeux que soulève Delporte. Dans un second
lieu, l’élément organique et immersif de Journal nous donne l’impression d’être impliqués dans
la genèse de son travail. Nous sommes encouragés à ne pas limiter l’ouvrage à une simple bande
dessinée mais de le lire comme une extension des possibilités offertes par le média, une forme
d’expression augmentée et renforcée. Journal n’est pas une bande dessinée typique et ne plairait
peut-être pas à tout le monde, mais il représente peut-être une nouvelle vague de tendances
artistiques envers le média de la bande dessinée où la créativité et l’imagination renouvelleront
certaines approches parfois rigides imposées par le monde de l’art séquentiel.
Je suis un raton laveur
Le côté expérimental du style de Delporte convient absolument à l’atmosphère engendrée
par Journal. Mais avec Je suis un raton laveur, conte illustré pour enfants, elle s’adapte aux
besoins de ce genre particulier tout en parvenant à satisfaire ses propres idées à l’aide de
compromis. Pour commencer, Je suis un raton laveur garde une cohérence au niveau de
l’approche artistique. La narration est structurée et les dessins correspondent aux textes à la
manière des contes illustrés pour enfants. Toutefois, nous parvenons à distinguer les empreintes
artistiques de Delporte. Ainsi, l’absence d’encrage et de lignes claires pour l’image pourraient
supposer que la bédéiste favorise la spontanéité. Delporte semble avoir sauté directement à la
peinture ou au coloriage sans vraiment passer par le processus du dessin. En plus, à l’exception
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du raton laveur, tous les personnages et les objets sont d’une couleur particulière (mais
cohérente), montrant que Delporte se permet d’improviser pour mieux faire ressortir son style et
l’atmosphère. Les observations faites ne prouvent pas nécessairement que la bédéiste ait voulu
adopter la même approche adoptée pour Journal, mais ce conte pour enfants possède plusieurs
éléments similaires, des résidus pertinents à l’ouvrage précédent de Delporte.
Je suis un raton laveur est aussi une œuvre où Delporte tente de rapprocher autant que
possible à sa forme originale, qui, dans ce cas, pourrait être un livre dessiné par un enfant. Le
manque d’encrage ou de lignes claires donne une certaine vivacité et vitalité propre à un livre
pour enfants. Il permet aussi à la bédéiste de mettre les couleurs au premier plan – un choix
pertinent, car le produit final ressemble beaucoup à un livre de coloriage pour enfant. Cette
liberté d’appliquer les couleurs directement ajoute à cette atmosphère enfantine, imaginaire,
innocente, naïve et non-conventionnelle. Nous avons simplement l’impression que toutes les
règles de coloriage, de dessin ou de peinture sont ignorées pour imiter un monde imaginaire
conçu par un enfant avec un livre de coloriage.
Au niveau thématique, l’approche artistique ne renforce pas nécessairement un certain
message. Plusieurs questions peuvent être soulevées et nous pouvons tirer des conclusions à
partir des éléments trouvés dans le texte et l’art par exemple : est-ce que Je suis un raton laveur
est un outil pédagogique ou de divertissement ? Est-ce que la petite fille agit ainsi par simple
caprice ou est-ce que le conte cache des non-dits et aborde d’autres thèmes plus lourds tels que la
dépression, le deuil ou le traumatisme ? Le choix du raton-laveur est symbolique car il « lave »
tous les chagrins et les doutes de la petite fille, et passe la relève à cette dernière. Il y a un
mystère autour de la cause de cette tristesse et, comme dans chaque conte classique pour enfants,
il nous est permis d’approcher l’histoire et de déduire des conclusions comme nous le voulons.
Je suis un raton laveur est simplement une histoire conçue par une adulte pour des enfants dans
un style unique. Les couleurs changent légèrement avec le changement d’humeur de la petite
fille, mais cette transition est presque transparente et à peine visible. Comparé à Journal, l’image
dans Je suis un raton laveur ne remplit pas une fonction aussi cruciale mais, dans l’ensemble,
elle construit un univers imaginaire et énergique pour un conte illustré pour enfants.
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Conclusion
Selon Will Eisner2 dans Comics and Sequential Art (2008), pour que l’art séquentiel
fonctionne efficacement, l’image et le texte doivent former un lien indissociable pour transmettre
un message aux lecteurs :
In sequential art the two functions3 are irrevocably interwoven. Sequential art is the act of
weaving a fabric.
In writing with words alone, the author directs the reader’s imagination. In comics the
imagining is done for the reader. An image once drawn becomes a precise statement that
brooks little or no further interpretation. When the two are mixed, the words become
welded to the image and no longer serve to describe but rather to provide sound, dialogue
and connective passages. (127)
Ainsi, Delporte redéfinit cette relation à sa manière en se concentrant davantage sur
l’aspect artistique au profit de la narration. De ce point de vue, ses expérimentations artistiques
alimentent la narration et renforce le lien entre les lecteurs et la bédéiste. En voulant s’éloigner
des codes rigides de la bande dessinée, Delporte travaille sur une autre facette de ce média et
tentant de le rapprocher des autres objets d’expression et de communication. Avec Journal et Je
suis un raton laveur, elle montre que sa pratique de l’art séquentiel s’adapte à des situations et à
des contextes différents tant que les lecteurs sont flexibles.
Nous souhaitons vivement que Delporte continue à expérimenter, car elle montre d’une
manière aussi convaincante que d’autres scénaristes et dessinatrices, que la bande dessinée est
remplie de trésors cachés et qu’elle a certainement encore plus de possibilités à explorer que
d’autres médias. Le futur de la bande dessinée est entre de bonnes mains.
Ouvrages cités
Eisner, Will. Comics and Sequential Art : Principles and Practices from the Legendary
Cartoonist. New York : Norton, 2008.
Delporte, Julie. Je suis un raton laveur. Montréal : La courte échelle, 2013.
---. Journal. Toronto : Koyama P, 2013.
Site-web consulté
http://www.cartoonstudies.org/schulz/blog/
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NOTES
1
Propos tenus lors d’un entretien sur le site www.cartoonstudies.org/schulz/blog/
2
Figure hautement respectée dans le milieu de la bande dessinée. Par ailleurs, chaque année, les meilleurs
scénaristes et artistes sont couronnés par un Eisner, soit l’équivalent d’un Oscar.
3
Image-making and writing