« Avec le temps va, tout s`en va, on oublie le visage et l`on oublie la

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« Avec le temps va, tout s`en va, on oublie le visage et l`on oublie la
11 novembre 2014
« Avec le temps va, tout s'en va, on oublie le visage et l'on oublie la
voix » chantait le poète avec résignation.
L'écho de la grande guerre aurait pu, au fil du temps, se dissiper,
étouffé par tous les bouleversements qu'a connus ce monde depuis
un siècle.
Chaque anniversaire d'événements historiques majeurs est,
classiquement, l'occasion de colloques entre spécialistes, de
publications savantes… mais le 11 novembre, et plus
particulièrement celui-ci, constitue un moment rare, largement
partagé, de communion des mémoires traversant les générations.
Personne ici n'a pu connaître ceux dont le destin tragique nous
rassemble aujourd'hui devant nos monuments aux morts… Nous ne
connaissons d'eux ni le visage, ni la voix !
Et pourtant, ils ne sont pas pour nous des « soldats inconnus ».
Nous connaissons leur nom, leur famille, les lieux où ils vécurent ;
nous avons lu leurs lettres, vu leurs photos. Comme ils nous
semblent proches.
Leurs vie auraient du s'ouvrir à d'autres possibles mais, il y a cent
ans, en août 1914, l'Europe basculait avec eux dans la guerre.
A travers eux, nous interrogeons ce passé mais d'une manière
personnelle… Là où, précisément, se rejoignent l'histoire et la
mémoire : à hauteur d'homme ; un homme de chair et de sang,
avec une vie, un nom, un visage face à l’impensable,
l’insupportable, l'épouvantable…
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Passé l'ivresse première qui leur donnait peut-être un goût
d'aventure, cette guerre, ils l'ont faite avec l'idée qu'elle devait être
un mal nécessaire, qu'elle les préserverait, sinon eux-mêmes, au
moins leur famille de malheurs à venir.
Ils croyaient, au début, qu'elle était juste, qu'elle serait courte,
qu'elle fortifierait leur pays dans une paix durable. Ils se trompaient !
Ils se trouvèrent en face d'autres hommes, leurs ennemis, mais
surtout leurs semblables. Ainsi, fallait-il que le mineur de la Saxe
tuât celui de Lens, le docker de Dunkerque celui de Hambourg, le
paysan d'Artois celui de Bavière !
Obéir, tuer ou être tué, vivre ou mourir… et, malgré tout, en dépit de
tout, n'être que des hommes !
La mort, celle des autres, celle pour laquelle, au pays, on cessait le
travail, on sortait de l'armoire de famille le costume et le brassard
de crêpe noire, leur était devenue familière, presque indifférente.
S'ils tuaient, sans doute espéraient-ils qu'ils pourraient, après, vivre
avec cela, et revivre comment avant.
Quant à leur propre mort, ils ont dû y penser souvent. Sans savoir
ni quand, ni comment, sans doute espéraient-ils que, malgré son
apparente absurdité - Pourquoi ? -, son apparente injustice Pourquoi moi ? -, leur mort servira à quelque chose !
Comment ont-ils pu tenir avec la peur au ventre sous des pluies
d'obus, franchir le parapet de la tranchée au coup de sifflet lançant
l'attaque ? Que fait de vous la guerre même quand elle ne vous tue
pas ?
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Il n'y a pas de réponse simple, unique à ces questions. Nous
devons nous les poser, et nous devons aussi accepter que les
réponses demeurent dans le secret des âmes.
Adolphe Gabriels, à peine 18 ans, à peine sorti de l'enfance, déjà
plongé dans l'enfer de Verdun, comment pouvait-il penser l'avenir
au milieu d'un tel déchainement de violence ? Il n'en eu pas le
temps !
Blessé, il décèdera à l’hôpital de Commercy le 26 novembre 1916.
Nous venons d'inscrire son nom sur notre monument parce que son
petit-fils ne pouvait l'oublier, ne voulait pas qu'on l'oublie !
Ce sont eux, les petits-enfants, les arrières petits enfants de « ceux
de 14 » qui, aujourd'hui, ne veulent pas être orphelins de cette
mémoire.
Quand un jeune homme bien dans son XXIème siècle, part sur les
traces de son arrière grand-père ancien combattant de 14-18, sur
son chemin, le long des tranchées, dans les ambulances de
campagnes, dans les granges d'autrefois, il croise d'autres hommes
pris dans l'engrenage de la guerre. Comme il le dit lui-même, ce
sont là de véritables rencontres humaines dont il fera un livre, un
livre qui leur redonne vie.
Nous pourrions nous-aussi partir sur les traces de ceux dont les
noms sont gravés sur ce monument. Ils sont passés ici, où nous
sommes ; ils se sont croisés là au coin de la rue, se sont salués,
ont échangé quelques mots. Ils étaient frères, cousins,
compagnons d'atelier, anciens camarades d'école ; ils travaillaient
la même terre, buvaient au même zinc les jours de paye… Et puis,
ils sont partis à la guerre !
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Ferdinand Hautfenne tenait la dernière barricade dressée porte de
Douai lors de l'assaut final de troupes allemandes contre la ville de
Lille. Il y est mort, pas loin de chez lui, le 12 octobre 1914.
Plusieurs Monsois comptent parmi les 27000 soldats français tués
le 22 août 1914 lors de « la bataille des frontières » : une bataille
perdue, une retraite en ordre qui s'arrêtera sur la Marne par une
autre bataille, victorieuse !
Le 22 août 2014, à Virton, village belge qui fut au cœur de cette
bataille, ni bruit, ni fureur mais les chants d'un oratorio « pour la
paix » monté par les habitants. César Rubrecht, Marcel Peltier,
Jules Godefroy, je ne sais pas quels étaient vos rêves mais je suis
sûr que vous auriez aimé ces chants de paix sur un champ de
bataille.
Léon Sudrié et Georges Dezitter étaient deux monsois ; peut-être
se connaissaient-ils. Ils auraient pu « parler du pays » en février
1915 à la ferme de Beauséjour, en Champagne. Avant guerre,
c'était un vallon verdoyant traversé par un ruisseau ; mais en 1915,
ce n'est plus qu'une terre éventrée, un enchevêtrement de ruines,
de cratères d'obus, d'abris souterrains. Ils sont morts là, sous la
mitraille, tous les deux, à quelques mètres l'un de l'autre, le même
jour : le 21 février 1915.
Georges Vanriest et Fernand Prévost ont du sentir leur cœur battre
très fort en ce 11 novembre 1918 à 11h. Leurs familles devaient
déjà se réjouir de leur prochain retour mais le sort en décida
autrement.
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La paix revenue, le premier, gravement blessé, perdra ce dernier
combat et mourut le 18 décembre 1918 ; l'autre fut emporté, le 8
décembre, avant sa démobilisation, par la pandémie de grippe
espagnole qui frappa un monde déjà accablé par les ravages de la
guerre.
Quelques noms, quelques fragments de vies brisées parmi des
dizaines à Mons en Baroeul, des millions de part le monde…
Cela fait partie de l'histoire, parfois de notre histoire. Mais, en quoi
tout cela concerne, interfère avec notre présent, notre avenir ? Je
ne peux vous le dire précisément mais je sais que l'amnésie ne
libère pas du poids du passé bien au contraire !
Elle désempare, désoriente. Je sais que ceux qui, dans les
tribulations de ce monde, perdent leur racines, peinent à se trouver
eux-mêmes. Je sais que nous sommes nés d'un monde plus vieux
que nous et dont nous sommes pétris. Je sais, avec l'âge qui vient,
que, même si rien n'est jamais écrit d'avance, d'une manière ou
d'une autre, consciemment ou pas, nous continuons ce que
d'autres ont commencé.
C'est ce que nous faisons avec ce monument, construit par
d'autres, et symboliquement avec tout ce qu'il porte comme
mémoires. Nous continuons ! Je redis, avec ce que je suis, des
mots que d'autres ont prononcés ici avant moi !
Chacun vient, viendra prendre, reprendre, à cette flamme ravivée,
une petite lueur qui peut-être l'éclairera ! Peut-être était-ce là le
secret espoir de « ceux de 14 » : éclairer de leur vie trop courte
l'avenir dont ils furent absents.
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