Au boulot - Le Prix des Incorruptibles
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Au boulot - Le Prix des Incorruptibles
POUR EN FINIR AVEC LES TARTES A LA CREME Cette année, je ne vous parlerai ni de censure, ni de sexisme en littérature jeunesse, ni de l’intolérable intolérance générale de notre époque pas formidable. J’aurais trop peur de provoquer des déflagrations que je redoutais l’an dernier, et qui, par je ne sais quel effet prémonitoire, se confirmèrent à coup de kalachnikov trois mois plus tard, lors du tragique janvier 2015. Je vous l’accorde, il est idiot voire ridicule de se citer soimême, mais il me faut bien justifier ce que j’avance-là. J’avais ouvert la journée 2014 par : « Nous sommes entrés dans un siècle à tendance obscurantiste… » et j’avais terminé par : « … passons le flambeau sans laisser les censeurs attaquer nos forces vives. » Or, en ce qui me concerne, mes forces vives ont été attaquées. Les vôtres aussi, peut-être. D’autres y ont laissé leur peau. Pourtant, puisque nous sommes là aujourd’hui, écriveurs, préteurs, passeurs, professeurs, chercheurs, éditeurs, (à mettre au féminin), tâchons de poursuivre cet objectif fort subjectif de donner à lire aux enfants de 0 à 20 ans (et plus). Pour cette Journée des Incorruptibles que j’ai l’honneur de « marrainer » encore, j’ai eu envie de partager avec vous un petit dialogue entendu et noté au vol le mercredi 11/01/06 en fin d’après-midi à la terrasse couverte d’un bistrot de Mouffetard, face à la librairie l’Arbre à lettres. Il fait déjà nuit noire à cause de l’heure d’hiver. Près de moi, trois enfants, trois frères, sirotent un coca. 1er garçon, 6, 7 ans, le regard rêveur tourné vers la vitrine obscure: — On est sur une planète ème 2 garçon, 9 ans environ, docte et imbu de son aînesse: — Oui, sur la planète Terre ème 3 garçon, 4, 5 ans, cessant de téter sa paille, l’air soudain inquiet : — Ca existe un mangeur de planète ? Je n’ai pas entendu la réponse dans le brouhaha. Un silence métaphysique s’était mis à planer. J’ai eu envie de dire merci au petit. Voilà qui est fait. Si j’ai ressorti pour vous de mes tiroirs. ce trésor conservé précieusement depuis des années, c’est que, préparant notre rencontre, ces trois enfants me sont apparus emblématiques. Comme les Trois petits cochons du conte si bien analysé par Bruno Bettelheim, chacun des trois frères présente sa vision du monde selon son âge et sa personnalité. Et ils résument notre sujet : celui de la lecture en général et de la littérature jeunesse en particulier. Le premier, initiateur du dialogue, se révèle à la fois rêveur mais réaliste. La tête dans les nuages, il garde toutefois les pieds sur terre. C’est une sorte de Petit Prince qui aurait décidé de rester sur notre planète (comme nombre de « Petit Prince » enfants). Il a déjà intégré qu’il faudra faire avec. L’âge de raison a frappé. Mais il y a en lui encore du philosophe, un petit Bachelard de « la Terre et les rêveries du repos ». Il cherche à définir quelle est sa place dans l’univers. Le second, l’aîné des trois, semble avoir intériorisé le principe de réalité. Il se montre adapté et fier de l’être, réagit de façon rationnelle voire scientifique et documentaire. L’informatif et l’utilitaire ont eu raison de sa rêverie enfantine. Il joue du mimétisme à l’adulte et se rengorge de sa supériorité. Le troisième garçon incarne le temps de la prime enfance, celui de la rêverie pure. Sa question évoque la peur archaïque de toute l’humanité soumise à la dévoration, à la disparition. Porteur d’une « inquiétante étrangeté », sa frêle existence est en danger, planète comprise. A tout moment, un ogre, un dieu, une figure paternelle pourrait anéantir ce Petit Poucet sans cailloux. Ce dernier garçon, je le reconnais. C’est mon lecteur d’élection, l’enfant pour qui j’écris et me bats en tant qu’auteure et psychologue. Celui qui m’a amenée aujourd’hui devant vous. Celui qui n’a pas encore perdu la clé d’un espace poétique, imaginaire et émotionnel qui est notre pays à tous, nous qui écrivons et lisons. Celui à qui on le confisquera s’il n’y prend pas garde, si des adultes le lui volent « pour son plus grand bien ». Avant de laisser la parole aux spécialistes, j’aimerais liquider une bonne fois des tartes à la crème qui nous empêchent souvent d’aller à l’essentiel: Première tarte : « lire, ça fait grandir ». Ah bon ? On croyait que c’était la dernière cuillère de soupe ! Deuxième tarte : « il faut de la lecture-plaisir ». Ah bon ? il y aurait donc une « lecture corvée » ? On pourrait imposer à quelqu’un de prendre du plaisir ? Et le lecteur qui pleure en lisant, qui en est bouleversé, dans quelle case le mettrait-on ? Si on s’accordait enfin à reconnaître que toutes ces injonctions pseudo éducatives ne servent à rien ? Si on en finissait avec ces « marronniers» médiatiques de la rentrée et du salon de Montreuil, avec ces bien-pensants qui croient penser ? Il est impossible d’obliger le non lecteur et même le lecteur au plaisir. Ordonner à un enfant de lire avec plaisir est aussi absurde que de l’obliger à s’amuser ou obliger quelqu’un à jouir. La lecture ne se laisse pas réduire au plaisir.Par contre, oui, donner à lire à tout prix et par toutes les stratégies,, apporter la lecture sous toutes ses formes, par les mots, les images, y compris à voix haute, accorder à tous les enfants ce droit de lire qui devrait être inscrit aux Droits de l’Humanité : lire indépendamment de tout contexte scolaire (et j’ajouterais religieux). Donner le goût, faire goûter, nourrir, abreuver les enfants. Leur proposer de quoi lire sans l’imposer, afin de créer chez eux un besoin vital, voire une addiction, un véritable art de vivre. C’est ce à quoi vous et moi et les « Incos », travaillons tout le long de l’année ; nous qui savons que la lecture n’est pas simple divertissement, loisir parmi d’autres, mais une nourriture culturelle indispensable. Lire est le contraire d’un passe-temps : c’est un anti-passe-temps, un anti-temps qui passe, une autre dimension temporelle essentielle. « Il n’y a pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. » écrivait Proust dans son Eloge de la lecture. Car, lire, c’est être, c’est voyager dans un espacetemps parallèle, vivre une expérience fantasmatique mais décisive aux effets durables ; c’est un état, une modification existentielle de la personne, un acte nécessaire à tout individu pour qu’il devienne libre de penser, s’exprimer, s’épanouir et être un citoyen du monde dans le partage. La littérature participe de la construction psychique, éthique et sociale de chaque être. Louis-Felix Guynement de Keralio le déclarait déjà, à la suite de Voltaire en 1790 : « Le don le plus précieux que les hommes aient reçu de la nature est la faculté de se communique leurs pensées ; c’est par ce don qu’ils se distinguent des brutes, et s’élèvent au- dessus d’elles : sans lui, les sociétés humaines n’existeraient pas. » (in De la liberté d’énoncer, d’écrire et d’exprimer la pensée) Mais de quels livres parle-t-on ici dans ce lieu symbolique de la Bibliothèque nationale, entre Incorruptibles de la lecture ? En priorité des albums et romans, de la lecture de fiction qui prime car elle ouvre et entretient chez l’enfant l’imaginaire, miroir magique sublimant le quotidien. Un enfant de CP, m’a proposé un jour cette définition savante de la littérature : « les livres, c’est de la réalité déplacée. » C’est la littérature de jeunesse qui se trouve au centre de nos préoccupations. Il ne sera pas question ce matin, d’apprentissage, de méthodes, ni de lecture utile ou servile. Nous plaçons le lecteur hors du champ de la performance et de l’évaluation scolaire. Nous oeuvrons pour un lecture gratuite en tant qu’acte, pure beauté du geste. Une lecture qui ne sert à rien directement mais absolument vitale. Le droit de lire pour rien. Il est urgent de cesser de confondre compétence technique de déchiffrage et dégustation littéraire, lecture de recette de cuisine et ravissement d’un texte. Cette confusion entre lecture utilitaire et lecture littéraire, est dommageable. Elle est entretenue faute de moyens linguistique, un seul verbe, et brouille l’action de lire, ou pire, valorise le lire utile au dépend du « lire pour rien ». A cela, j’ai trouvé une réponse lumineuse de JB.Pontalis lors d’un entretien avec Michel Chaillou en 1988 dans la Nouvelle revue de Psychanalyse. Le psychanalyste, éditeur et écrivain y expose son travail de professeur de Lettres auprès d’étudiants d’IUT « Gestion des entreprises », aussi peu lecteurs que possible, dans un article titré « Salut la lecture » (page 21/22). « Il est vrai qu’ils attendent des recettes.. mais à cela je me refuse absolument. Dès le premier cours, je les inonde de livres, je leur constitue une bibliothèque. Ces livres, ils les liront ou pas, demain, plus tard ou jamais. Au moins ils sauront qu’ils existent et que je les aime. Bon. Et puis je divise le groupe en trois. A un de ces sous-groupes je raconte une histoire que j’invente. Je la raconte très vite, en insistant sur les caractères physiques : les couleurs, les odeurs, les gestes, les lieux. L’histoire, par exemple d’un homme qui prend le train à Nantes pour se rendre à SaintPierre de Quiberon, et change à Auray, monte dans une micheline, il arrive à Saint-Pierre, la pluie, la chambre d’hôtel, le hors-saison. Dans sa chambre, il écrit une lettre, le récit de son voyage. Cette histoire, le premier sous-groupe la raconte au second, le second au troisième. Non seulement l’histoire se déforme d’un récit à l’autre, mais elle se réduit, se rétrécit. En particulier tous les caractères physiques que j’ai évoqués dans leur détail, leur relief, ont disparu. — Reste, je suppose, le contenu informatif : « j’ai pris le train de Nantes, je suis bien arrivé. » Après tout, cela peut suffire, le reste à leurs yeux serait littérature. — Oui, mais justement je leur dis : ce que j’ai pour tâche de vous enseigner, c’est ce qui a disparu dans votre récit, c’est – dire la littérature. La littérature pour eux est un cimetière, le cimetière des livres. Mon problème est de leur montrer qu’ils n’arriveront pas à écrire s’ils ne lisent pas, qu’écrire c’est lire un livre qui n’existe pas encore. Je leur dis : si vous ne lisez pas, vous écrirez comme quelqu’un qui voudrait apprendre à nager sans eau. L’eau est donnée par la lecture. — A vrai dire, je sais de moins en moins ce que je fais. Mettons que j’essaie de leur apporter une vision de la langue comme vision d’un monde, là où ils ne voient qu’un outil. Moi aussi parfois, je sais de moins en moins ce que je fais, mais comme vous, je sais que j’ai à le faire même si le monde environnant n’y fait pas toujours écho ou tente de nous en empêcher. Les livres et les enfants de rencontre nous aident et restent un bienfait si ce n’est une consolation. Pour conclure mieux que je ne pourrais le faire, je vous offre le texte d’un jeune Yannig de 24 ans d’un de mes ateliers d’écriture de l’hiver dernier post janvier tragique à Douarnenez. Qu’il vous réconforte et vous conforte autant que moi. Devenir Grand On en revient toujours à ça, le « miellisme » de merde… « La vie est belle, vive les papillons et les arcs-en-ciel. Oh regarde maman, une licorne ! gna gna gna.. » Mais la vie, elle est tout sauf belle ! le monde n’a eu que 200 ans de paix durant les quatre derniers millénaires. On est de plus en plus nombreux et on se fout tous sur la gueule. C’est clairement le meilleur moyen de se ramasser en beauté. Tout ça pour un bout de terre ou des richesses en sous-sol. Ah ! Bénis sont les ignorants… Je me souviens quand j’étais gamin, ne pas distinguer le bien du mal ; jeune et innocent, à faire des conneries monumentales sans même en avoir conscience, rire tous les jours pour un rien et surtout pour n’importe quoi. Et puis, on grandit. Moi, j’ai grandi entre attentas, guerres, pseudos libération de peuples sous dictatures, génocides de populations dont l’occident ignore l’existence, et encore attentat. Le dernier en date, c’était deux guignols dans mon canard préféré. Ils ont massacrés tout le monde pour avoir écrit et dessiné de quoi de marrer. Depuis, j’ai arrêté de grandir. Je suis devenu grand. Non, la lecture ne fait pas grandir, son but n’est pas uniquement le plaisir, ni un loisir, ni la condition sine qua non d’une réussite scolaire. C’est un tout irremplaçable qui contribue à la construction des êtres, à l’éducation d’une humanité à visage… plus humain. La lecture fait vivre. Fasse que l’amour du « lire romanesque » soit encore notre but commun et nous réunisse longtemps Fasse que nous restions Incorruptibles et continuions ensemble à transmettre, à « combiner nos idées » et à y croire Fasse que la poésie de la vie et l’esprit d’enfance l’emporte toujours sur la barbarie. Elisabeth Brami