Picasso : Guernica (fin)
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Picasso : Guernica (fin)
Picasso : Guernica (fin) et la Femme qui pleure Vers le 15/20 mai 1937, Picasso, tout en poursuivant sa réflexion sur la composition générale et les personnages du tableau auquel il pense dans des études dessinées, entame le travail sur une toile de grand format qui deviendra Guernica, Madrid, Centro de Arte moderna Reina Sofia,. Man Ray, dans Autoportrait, Paris, Robert Laffont, 1964, témoigne : « Il travaillait maintenant dans un grand grenier, dans un vieux couvent près de la Seine. La Guerre d’Espagne battait son plein. Quand nous parvint la nouvelle du bombardement de Guernica, Picasso fut bouleversé. Jusqu’à ce moment-là, et depuis la Première Guerre mondiale, il n’avait pas réagi aussi violemment aux événements extérieurs ou mondiaux. Il commanda une grande toile et commença de peindre sa version de Guernica. Il travailla fiévreusement tous les jours, n’utilisant que le noir, le gris et le blanc : il était trop en colère pour se soucier de subtilités de la couleur, ou de problèmes d’harmonie et de composition. Ilo repeignait une partie de ce qu’il avait peint la veille, non pas pour l’améliorer mais parce qu’il voulait exprimer une autre idée qui lui était venue depuis. Et il peignit sur une seule toile. Quand il eut dépensé une partie de sa rage et terminé cette toile, il continua avec des dessins brutaux : têtes de femmes sanglotantes et d’animaux agonisant ». Contrairement à ce que nous dit Man Ray, nous pouvons remarquer que le principe d’harmonie appliqué à la composition a bien préoccupé Picasso qui voulait exprimer le chaos provoqué par le bombardement tout en permettant la lisibilité des personnages et de leurs attitudes. Le choix du noir, du gris et du blanc s’explique par la volonté de « coller » à la réalité transmise par photographie de presse. Anne Baldassari, dans le catalogue de l’exposition Dora Maar, présentée au musée Picasso en 22006, considère qu’il s’agit de propager l’onde de choc médiatique suscitée par l’événement et relayée par la grisaille des lettrages, des gros titres et des photographies. Picasso installe, en biais, dans son atelier de la rue des Grands-Augustins un châssis recouvert d’une toile de 3,50m sur 7,80m. Dora Maar réalise un reportage photographique témoignant de l’évolution du travail de Picasso sur le tableau. Ces photographies seront publiées dès juillet 137 dans la revue Cahiers d’Art qui consacre à Guernica un numéro spécial contenant des textes de Christian Zervos, Jean Cassou, Michel Leiris, Georges Duthuit, José Bergamín et un poème de Paul Eluard. Michel Leiris intitule son article « Faire-part » : En un rectangle noir et blanc telle que nous paraît l’antique tragédie, Picasso nous envoie notre lettre de deuil : tout ce que nous aimons va mourir et c’est pourquoi il était à ce point nécessaire que tout ce que nous aimons se résumât comme l’effusion des grands adieux en quelque chose d’inoubliablement beau ». L’intérêt du reportage de Dora Maar est de mettre en place la relation entre le tableau et les s de presse que Picasso avait pu voir dans le journal de Louis Aragon, Ce soir, le 30 avril, ou dans Paris-Soir, le 1er mai 1937. Mais il peut être autre comme le disait Picasso lors d’un entretien, publié dans Cahiers d’Art, avec Christian Zervos en 1935 : « Il serait très curieux de fixer photographiquement non pas les étapes d’un tableau, mais ses métamorphoses. On s’apercevrait peut-être par quel chemin un cerveau s’achemine vers la concrétisation de son rêve. Mais ce qui est vraiment très curieux, c’est d’observer que le tableau ne change pas au fond, que la vision initiale reste presque intacte malgré les apparences ». Souvenons- nous que Matisse demande, la même année, à l’un de ses assistants de photographier les changements qu’il apporte au Nu rose, Baltimore Museum of Fine Arts. Les photographies de Dora Maar nous montrent donc les différents changements qui affectent la toile : le renversement de la position du guerrier entre l’état 2 et l’état 3, qui amène la disparition du grand bras droit presque au centre de la composition tenant des épis de blé au-dessous d’un soleil qui, peu à peu, se transformera en suspension, la clarification du groupe des femmes à droite dont l’une prendra l’attitude d’une suppliante, l’indécision dont il fait preuve quant à la pratique du papier peint à fleurs ou à rayures pour simuler les robes des femmes. Les changements les plus importants affectent le cheval et le taureau. Le cheval redresse sa tête au fur et à mesure des jours pour adopter la position que nous lui connaissons, victime de l’infamie mais résistant davantage à la mort dans une attitude de défi et non plus de résignation auprès d’un taureau dont le corps s’est tordu pour laisser place à une table sur laquelle un oiseau s’égosille. Picasso change profondément le sens de la relation taureau/cheval telle qu’elle apparaît dans la corrida car il évacue peu à peu l’antagonisme mortel des deus animaux au profit d’une solidarité face à l’ennemi. Le temps d’un combat autrement plus grave que celui qui a lieu dans l’arène, les deux animaux font front ensemble, incarnant alors l’Espagne blessée mais qui tente de garder la tête haute. Picasso a travaillé de nuit comme il le confie à Brassaï : « Mon éclairage nocturne est magnifique […] Il faudrait que vous veniez une nuit pour voir ça…Cette lumière qui détache chaque objet, ces ombres profondes qui cernent les toiles et se projettent sur les poutres, vous les retrouverez dans la plupart de mes natures mortes presque toutes peintes la nuit ». Né d’un événement tragique, Guernica s’inscrit dans la tradition de la peinture d’histoire et la liste est longue des sources auxquelles Picasso a puisé : -‐ -‐ -‐ -‐ -‐ Le Serment des Horaces, 1784, Paris, musée du Louvre, pour la composition en frise sur laquelle se détache trois groupes parfaitement identifiés, en particulier, celui des femmes plongées dans l’affliction, La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime, 1815-1818, Saint-Omer, musée de l’Hôtel Sandelin, reprise de la version de 1808, Paris, musée du Louvre, la Vengeance divine (Némésis) brandit un flambeau identique à celui de la femme dont la tête sort d’une fenêtre et éclaire la tragédie de sa lumière. Le personnage de la suppliante est tiré de la jeune femme que l’on voit de dos dans L’Incendie du Bourg, de Raphaël, 1514-1517, Rome, musées du Vatican, Le guerrier trouve probablement sa source de l’homme en armure visible dans La Bataille de San Romano, v.1450, Londres, National Gallery, Le groupe de la mère portant son enfant mort est repris mais selon le principe de l’inversion du groupe de la mère morte et de l’enfant cherchant son sein dans Scènes des Massacres de Scio, de Delacroix, 1824, Paris, musée du Louvre, lui-même inspiré de celui que l’on voit dans La Peste d’Asdod, de Nicolas Poussin, 1630-1631, Paris, musée du Louvre. Guernica est le premier élément d’un triptyque consacré à la guerre, qui se poursuit en août 1939, avec Pêche de nuit à Antibes, New York, The Museum of Modern Art, scène de pêche au lamparo, lampe-phare, spectacle cruel qui fascinait Picasso, et en 1944-1945, avec Le Charnier, New York, The Museum of Modern Art, nouvelle évocation du Massacre des innocents que Pierre Daix considère comme un Requiem pour les victimes du franquisme, du fascisme et du nazisme. La Femme qui pleure, qui fut l’objet de nombreuses études préparatoires et parallèles à l’exécution de Guernica, devient après l’achèvement de Guernica l’un des thèmes de prédilection de Picasso et va l’occuper jusqu’à la fin octobre 1937. Le visage chaotique qui emprunte les traits de Dora Maar, aux yeux exorbités, à la bouche hurlante, est l’image même de la douleur et de la terreur suscitées par le bombardement de Guernica, mais, au fil des semaines, il prend d’une part, un sens plus large en évoquant le drame de la Guerre d’Espagne depuis juillet 1936, et, d’autre part, un sens plus intime lié au récit des événements de Barcelone dont le siège fut très douloureux, des obus tirés depuis les lignes franquistes recouvraient de poussière les habitants dont les pleurs creusaient des sillons sur le visage. Picasso n’oublie pas, cependant, le travail du peintre, les effets de formes et de couleurs, les moyens plastiques, tel que le mouchoir blanc tenu par la pleureuse : « Une figure jolie même celle de la femme aimée n’est qu’un jeu de patience le symptôme de la préfiguration de l’amas de fils bariolés et emmêlés d’un système à établir coûte que coûte sur des plans perspectifs ». Picasso, Ecrits, 5 janvier 1940. Il n’oublie pas davantage, dans cette évocation du drame, le visage tourmenté des Vierges de douleur de son enfance malaguène.