Yasmina Reza

Transcription

Yasmina Reza
Classiques
& Contemporains
Collection animée par
Jean-Paul Brighelli et Michel Dobransky
Yasmina Reza
Art
LIVRET DU PROFESSEUR
établi par
J OCELYNE H UBERT
professeur de Lettres
SOMMAIRE
DOCUMENTATION COMPLÉMENTAIRE
Diderot, Le Paradoxe sur le comédien ............................................... 3
Louis Jouvet et Brigitte Jaques, Elvire, Jouvet 40 ..................... 4
POUR COMPRENDRE :
quelques réponses, quelques commentaires
Étape 1 Le texte de théâtre, première lecture ............................. 5
Étape 2 « Mon ami Serge a acheté un tableau »......................... 5
Étape 3 « Vingt briques, c’est un peu cher pour rire » ........... 6
Étape 4 « On ne peut pas dire que c’est une merde »............. 7
Étape 5 « Je n’ai pas aimé… mais je n’ai pas détesté
ce tableau » ......................................................................................... 8
Étape 6 « Quand je dis pour moi, je veux dire
objectivement »................................................................................ 9
Étape 7 « Lis Sénèque » ............................................................................... 10
Étape 8 « Yvan […] tu es un être hybride et flasque » .......... 11
Étape 9 « Serge ? […] veux-tu m’expliquer l’au-delà
du rugueux ? » ................................................................................. 13
Étape 10 « Il fut un temps où tu étais fier de m’avoir
pour ami » ........................................................................................ 13
Étape 11 La représentation théâtrale,
dernière « lecture » du texte ................................................14
Conception : PAO Magnard, Barbara Tamadonpour
Réalisation : Nord Compo, Villeneuve-d’Ascq
3
DOCUMENTATION COMPLÉMENTAIRE
Diderot, Le Paradoxe sur le comédien (1773)
«Mais le point important, sur lequel nous avons des opinions tout à fait opposées,
votre auteur et moi, ce sont les qualités premières d’un grand comédien. Moi, je lui
veux beaucoup de jugement; il me faut dans cet homme un spectateur froid et tranquille; j’en exige, par conséquent, de la pénétration et nulle sensibilité, l’art de tout
imiter, ou, ce qui revient au même, une égale aptitude à toutes sortes de caractères et
de rôles.
[…] Si le comédien était sensible, de bonne foi lui serait-il permis de jouer deux
fois de suite un même rôle avec la même chaleur et le même succès? Très chaud à la
première représentation, il serait épuisé et froid comme un marbre à la troisième. Au
lieu qu’imitateur attentif et disciple réfléchi de la nature, la première fois qu’il se présentera sur la scène sous le nom d’Auguste, de Cinna, d’Orosmane, d’Agamemnon,
de Mahomet, copiste rigoureux de lui-même ou de ses études, et observateur continu
de nos sensations, son jeu, loin de s’affaiblir, se fortifiera des réflexions nouvelles qu’il
aura recueillies; il s’exaltera ou se tempérera, et vous en serez de plus en plus satisfait.
S’il est lui quand il joue, comment cessera-t-il d’être lui? S’il veut cesser d’être lui,
comment saisira-t-il le point juste auquel il faut qu’il se place et s’arrête?
Ce qui me confirme dans mon opinion, c’est l’inégalité des acteurs qui jouent
d’âme. Ne vous attendez de leur part à aucune unité; leur jeu est alternativement fort
et faible, chaud et froid, plat et sublime. Ils manqueront demain l’endroit où ils auront
excellé aujourd’hui; en revanche, ils excelleront dans celui qu’ils auront manqué la
veille. Au lieu que le comédien qui jouera de réflexion, d’étude de la nature humaine,
d’imitation constante d’après quelque modèle idéal, d’imagination, de mémoire, sera
un, le même à toutes les représentations, toujours également parfait : tout a été
mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête; il n’y a dans sa déclamation ni monotonie, ni dissonance. La chaleur a son progrès, ses élans, ses rémissions, son commencement, son milieu, son extrême. Ce sont les mêmes accents, les mêmes positions, les
mêmes mouvements; s’il y a quelque différence d’une représentation à l’autre, c’est
ordinairement à l’avantage de la dernière. Il ne sera pas journalier : c’est une glace toujours disposée à montrer les objets et à les montrer avec la même précision, la même
force et la même vérité. Ainsi que le poète, il va sans cesse puiser dans le fonds inépuisable de la nature, au lieu qu’il aurait bientôt vu le terme de sa propre richesse.»
4
Louis Jouvet et Brigitte Jaques, Elvire, Jouvet 40.
Texte extrait des cours de Louis Jouvet qui fait travailler Dom Juan (IV, 6) à une
jeune comédienne qui doit interpréter le rôle d’Elvire.
«Tu dois y arriver, si tu n’y arrives pas tu me décevras beaucoup, parce que le seul
reproche que je te fais… c’est celui que je te faisais pendant ta deuxième année, tu te
le rappelles, je te l’ai expliqué un jour : tu as mal joué le jeu, tu as truqué, tu as maquignonné; tu as voulu arriver à avoir une scène de concours éblouissante, tu avais admirablement préparé ta scène (tu as un sens, tu as une intelligence du théâtre!), mais en
te voyant faire ça, je me disais : ce n’est pas vrai; elle n’y met pas ce qu’il faut y mettre.
Tu as tendance à faire du chiqué, parce que la “technique qui ne vient pas du sentiment, c’est du chiqué”.
II faut rejeter ça. Tu la sens, cette scène d’Elvire, tu la sens très bien, ce que je te
demande, c’est de te “sortir les tripes”, comme on dit vulgairement, et d’y aller, de
nous les montrer. Il y a des comédiens qui ne se “sortent pas les tripes” par timidité,
par une espèce de gêne qui est complexe, par pudeur. Chez toi, ce n’est pas par
pudeur ou par timidité. Tu es quelqu’un qui comprend tout de suite les choses du
point de vue de leur exécution; le fait que tu conçois très clairement dans ton intelligence, dans ton imagination dramatique (on voit bien ce que tu imagines), fait que
tu es “préoccupée uniquement de l’exécution; mais tu ne t’es pas suffisamment nourrie du sentiment et du personnage”.»
© Brigitte Jaques.
5
POUR COMPRENDRE : quelques réponses,
quelques commentaires
Étape 1 [Le texte de théâtre, première lecture, p. 84]
1 Remarquez d’abord le caractère typographique des guillemets qui ne possèdent pas d’équivalent oral, contrairement aux autres marques de ponctuation traduisibles en pauses ou intonations. Dans la langue parlée, il est nécessaire de dire «entre
guillemets» pour en signaler l’emploi. Dans certains milieux s’est répandue la mode
d’un geste des deux mains mimant le signe typographique à l’appui du mot ou de
l’expression. Signes typographiques ou gestuels marquent la distance du locuteur par
rapport au contenu sémantique des mots. Les guillemets du titre montrent que l’auteur ne reprend pas à son compte le débat sur l’Art qu’elle met en situation. L’article
actualise le substantif (comme dans la phrase précédente) et la majuscule signale
l’emploi spécialisé du mot désignant l’ensemble des beaux-arts (nombreux emplois
dans le texte : l’Art contemporain, l’Art conceptuel, etc.). Le sens peut être le même
avec la minuscule, mais l’emploi absolu du nom est rare : «l’art» demande à être
caractérisé par un adjectif ou un complément déterminatif.
7 Proposition de résumé : Marc, Serge et Yvan sont trois amis de longue date
que leurs professions séparent, mais qui aiment à se retrouver pour partager des émotions communes. L’achat, par Serge, d’un tableau non-figuratif offusque Marc qui y
voit le signe d’une trahison. Serge ne comprend pas l’attitude de son ami, qu’il juge
intolérante. Quant à Yvan, fragilisé par ses échecs professionnels et affectifs, sommé
de choisir son camp, il tente une conciliation qui se retourne contre lui. Après s’être
mutuellement jeté à la figure les griefs accumulés au cours des ans, Serge et Marc
reprochent à Yvan de les avoir entraînés à ce jeu de massacre par son refus de s’engager, refusant d’admettre qu’Yvan pouvait avoir lui-même des goûts personnels en la
matière. La rupture semble consommée quand Serge, par une manipulation habile
(le «sacrifice» de son tableau), sauve les apparences d’une amitié factice, comme le
sont toutes les relations humaines.
Étape 2 [« Mon ami Serge a acheté un tableau », p. 86]
1 L’une des solutions traditionnelles de mise en scène pour isoler un personnage
parmi d’autres est de le faire venir au devant de la scène, face au public, éventuelle-
6
ment devant le rideau. Autre solution, plus moderne : le noir complet sur la scène et
un seul personnage éclairé; l’effet obtenu se rapproche de la succession des plans de
cinéma, cadrant successivement en pied, en plan moyen ou en gros plan, les personnages les uns après les autres. Les didascalies des lignes 15 à 18 font confiance aux
comédiens : si l’indication «réjoui» est interprétable aisément, il n’en va pas de même
pour la ligne 18. Que sont «tous les sentiments»? Comment peut-on les traduire?
5 L’opposition Serge/Marc commence aux connotations des initiales S/M (rapports de domination sado-masochiste, réversible) et se poursuit par leur formation :
le médecin-spécialiste suppose des études plus longues que celles de l’ingénieur, et
surtout des contacts humains qui ne sont pas nécessaires à l’ingénieur maniant les
équations et la règle à calcul. L’un est extraverti, curieux, amateur de nouveauté;
l’autre introverti, blasé, passéiste, misanthrope. Les deux types existent dans les
Caractères de La Bruyère et les pièces de Molière; adaptés à l’époque contemporaine,
on peut les rapprocher du mondain (snob) des films d’Éric Rohmer qu’a souvent
interprété Lucchini, et de l’hypocondriaque qu’on trouve chez Woody Allen. On
n’est pas surpris de le voir utiliser un type de raisonnement qu’affectionnent les scientifiques : le syllogisme (l. 102-106).
9 Les musées proposés contiennent des œuvres monochromes célèbres. Ainsi, le
MOMA de New York possède le fameux Carré blanc sur fond blanc de Malevitch
(1918) et le MAM de Nice, de nombreux monochromes bleus de Klein (1960); le
premier étiqueté «suprématiste» et le second «nouveau réaliste» permettent de réfléchir aux notions de «moderne» et «contemporain». Signalons par ailleurs que des
tableaux blancs à lisérés blancs existent : ceux de l’américain Ryman.
Étape 3 [« Vingt briques, c’est un peu cher pour rire », p. 88]
8 L’exercice d’argumentation proposé est le type même de sujet à risques, à cause
de son apparente simplicité (effet «tarte à la crème») et de la dérive passionnelle que
peut entraîner le thème (très «médiatique»). On conseillera, avant même de se lancer dans une recherche d’arguments pouvant donner matière à débat (cf. question 12), de faire une recherche lexicale approfondie : étymologie, évolution, dérivés,
synonymes et connotations des emplois du dictionnaire (dans les exemples). Il faut
réfléchir aussi à la formulation : «l’éloge de la tolérance» est-il exactement réversible
en «blâme de l’intolérance»? «L’éloge de l’intolérance» est-il exactement réversible en
«blâme de la tolérance»? Cette dernière formulation peut choquer : comment peuton condamner la tolérance? Le contexte historique ou artistique devrait pouvoir
fournir matière à argumentation. Pour éviter le catalogue d’exemples, on peut insis-
7
ter sur le type de raisonnement logique utilisé par Marc : le syllogisme. Si l’intolérance est l’absence de tolérance, tolérer l’intolérance revient à refuser la tolérance,
dont l’aboutissement logique serait : pas de liberté pour les ennemis de la liberté. On
peut s’aider de la citation de Jean-Pierre Vernant (cf. question 9)!
Étape 4 [« On ne peut pas dire que c’est une merde », p. 90]
2 Les points de suspension au début de la scène signalent que le dialogue avait
commencé avant et que le spectateur arrive au milieu de la conversation (l. 257) alors
que ceux de la ligne 314 marquent le suspens, l’hésitation d’Yvan, qui ne trouve pas
ses mots. Quant au point d’interrogation (l. 278), il double un point d’exclamation
et marque l’étonnement; c’est davantage un accent d’intensité qu’une marque de
ponctuation logique.
4 Comme toujours dans cette pièce, l’infériorisation d’Yvan ne se limite pas au
contenu sémantique des répliques, mais à la gestuelle qui les accompagne : la scène
précédente l’avait montré à quatre pattes devant Marc, celle-ci le voit se soumettre à
l’autorité médicale de Serge; la position sociale supérieure de Serge est rappelée
immédiatement (l. 267-268), ainsi que son pouvoir économique (l.310) et sa domination culturelle (l. 350-351). Mais Serge se contient et reste dans le non-dit (pour
l’instant) alors que Marc, d’emblée, reprochait à Yvan son manque de clairvoyance,
d’intelligence (p. 24).
6 Les griefs de Serge à l’encontre de Marc vont du plus superficiel au plus profond (selon une gradation croissante) et correspondent à l’élaboration d’un diagnostic médical : le premier symptôme est simplement (et ponctuellement) un manque
d’objectivité dans le jugement (l. 348-349), le second est le manque d’humour,
manque structurel (l. 355-356), ainsi que le manque de tact qui révèlent un mal plus
profond : la condescendance, proche du mépris, sentiment malsain qui prouve la gravité de cet état (l. 371-372).
7 Propositions de reformulation : Marc considère qu’une toile entièrement recouverte de peinture blanche ne vaut rien, ni d’un point de vue esthétique puisqu’elle ne
représente que la toile blanche, avant couleurs et dessins, ni du point de vue économique puisque son prix est fonction d’une cote changeante, comme le sont les modes.
Serge reproche à Marc son manque d’objectivité. Il comprend que son ami puisse
ne pas éprouver les mêmes goûts. Il ne comprend pas que son dégoût lui serve de critère d’évaluation esthétique.
9 Le travail d’argumentation pourrait être précédé d’une recherche lexicale
approfondie sur le mot «critique», afin d’éviter la réduction de sens habituel (cri-
8
tique = condamnation). Quant aux exemples destinés à illustrer l’activité critique,
pour éviter l’effet catalogue, mieux vaut choisir un domaine d’expression en fonction
de ses goûts. À titre d’exemple, voir le supplément du n° 335 (24-30 avril 2002) des
Inrockuptibles, entièrement constitué de critiques musicales rédigées par des élèves de
lycée.
11 Les manuels d’histoire et ceux d’histoire littéraire sont généralement illustrés
de reproductions de peintures et regroupés par périodes ou époques; il est rare toutefois que soient choisies, pour illustrer l’Art contemporain, des œuvres postérieures
aux années 1950-1960 et des peintres moins connus que Picasso et Braque. En
revanche apparaissent souvent, pour illustrer la fin du XXe siècle, des images empruntées au 7e art, à la photographie, à la publicité ou à la BD. Cette recherche peut être
l’occasion de mettre en évidence l’influence de chaque moyen d’expression sur les
autres. Par exemple : Lichtenstein et la bande dessinée, Warhol et la publicité, Léger
et la photographie (cadrages), Monory et le cinéma. Les sites de musée donnés en
page 122 devraient faciliter la recherche.
12 La question de la figuration qui sert d’enjeu à la pièce est évidemment fondamentale en peinture. Il pourrait être fructueux de confronter les résultats de façon
diachronique d’abord, puis synchronique. Chaque peintre semble évoluer du figuratif vers le non-figuratif ou du moins vers de plus en plus d’abstraction, en se détachant de l’obligation de ressemblance. En revanche, une alternance de mouvements
fait apparaître au cours du siècle des retours en force du figuratif. Quant à l’abstraction, elle n’est pas «une» évidemment. On peut tenter d’en parler en terme de lignes,
de formes, de couleurs, de rythme. Serge parle de «vibration colorée». La question 11
pourrait déboucher sur un vocabulaire critique intéressant.
Étape 5 [« Je n’ai pas aimé… Mais je n’ai pas détesté
ce tableau », p. 92]
1 C’est l’occasion de rappeler la caractérisation sociale et psychologique de
chaque personnage par ses choix esthétiques. Marc n’a pas les mêmes goûts que
Serge, mais seul Yvan, moins «aisé», a choisi une «croûte». Le choix de Serge pour
l’abstraction est conforme à la fois à son intellectualisme et à son snobisme mondain.
Celui de Marc, on l’a vu, confirme son conformisme : le style «hypo-flamand»,
comme le définit plaisamment Serge, du paysage s’encadrant dans une fenêtre est le
modèle absolu de la reconnaissance artistique (qu’il partage avec la Renaissance italienne). C’est le genre de peinture (admirable au demeurant, là n’est pas la question)
que choisissent les fabricants de chocolat pour orner les couvercles de leurs boîtes.
9
S’agissant d’un «sous-flamand» et d’une vue de Carcassonne, on ne retiendra pas
Vermeer!
4 La réplique d’Yvan semble illustrer son absence de personnalité et son indifférence déjà soulignée par Marc. Si les répliques suivantes sont en effet un écho du
jugement de Serge, on peut toutefois envisager l’expression d’un goût personnel chez
un personnage constamment brimé, nié en tant que personne, dominé par des
femmes hystériques et que la contemplation d’une toile blanche apaise… (cf. le personnage de Castella dans Le Goût des autres, d’Agnès Jaoui, «Groupement de textes»,
p. 111).
5 Marc commence par rappeler à Yvan son infériorité de gagne-petit (l. 415),
puis se moque de lui en lui reprochant de singer Serge (l. 439) qu’il ne risque pas
d’égaler (l. 440). Ensuite, il doute qu’il puisse exprimer un jugement personnel
(l. 453-454) et l’humilie en le mettant au défi d’affirmer ses goûts audacieux face à sa
future épouse (l. 470). Serge restait dans le non-dit, Marc en rajoute dans le mépris.
7 Le choix de Yasmina Reza d’un trio masculin et d’un débat esthétique éloigne
la pièce de la référence vaudevillesque. Cela étant, on peut imaginer le personnage de
Catherine à laquelle il est fait plus d’une fois référence (voir surtout pp. 44-47) et se
rappeler les rapports de pouvoir entre Yvan et Serge, Yvan et Marc, pour construire
un dialogue Yvan/Catherine selon une progression qui verra ou bien la revanche
compensatoire d’Yvan ou bien une humiliation supplémentaire.
Étape 6 [« Quand je dis pour moi, je veux dire objectivement »,
p. 94]
1 C’est la première fois que trois monologues se succèdent : une première grande
partie s’achève, qu’on a découpée en quatre scènes ou tableaux correspondant aux
changements de décor, servant de cadre à quatre discussions qui ont permis de faire
connaissance avec les trois protagonistes, disposés par paires, selon le schéma suivant :
Serge/Marc (1) ◊ Marc/Yvan (2) ◊ Yvan/Serge (3) ◊ Serge/Marc (4).
Le problème est donc posé, les fonctions actantielles définies (cf. «À savoir»,
p. 97) et les trois monologues servent d’embrayeurs à la seconde partie qui se déroulera dans un décor unique (chez Serge) où l’on verra les trois personnages réunis, les
entrées et sorties d’Yvan et du tableau servant à délimiter quatre autres scènes. La
place de ces monologues est donc doublement stratégique. Du point de vue structurel, ils partagent en deux la représentation et, du point de vue psychologique, ils
signalent un point crucial de l’intrigue : l’incommunicabilité entre les trois amis qui
risque de les amener à la rupture. Notons qu’apparemment monologues et dialogues
10
se répondent : Yvan semble répondre à Marc (en aparté, l. 472) et la question de
Serge (l. 507) semble être motivée par la déclaration d’intention de Marc. Ce ne sont
là qu’apparences, comme le montre la suite.
3 Le langage d’Yvan est empreint d’affectivité, tant du point de vue lexical
(récurrence de «content») que grammatical (suspens et interrogation). Notons une
autre caractéristique : la fréquence du discours rapporté dans son propre discours, ici
celui de sa mère. Son discours est donc celui d’un être entièrement régi par l’affectif,
manquant de confiance en lui, dominé par sa mère, avec une tendance marquée aux
comportements compulsifs (le capuchon de stylo, les noix de cajou) qui en font le
portrait-type du «patient» pour psychanalyste (comme il se révélera bientôt).
Le langage de Marc, dans les monologues, diffère nettement de celui qu’il manie
dans les dialogues. Le champ lexical dominant est celui de l’affectivité («conciliant»,
«ami», «agresser», «gentiment») qui régit aussi la syntaxe. Curieusement, les caractéristiques sont les mêmes que celles d’Yvan, en moins marqué, ce qui laisse supposer une bonne dose de refoulement dans les comportements sociaux de Marc. Lui
aussi a des gestes compulsifs (avec les médicaments, comme avec les noix de cajou et
plus tard les olives), qui laissent deviner son tempérament anxieux. C’est le portraittype de l’hypocondriaque (trop pragmatique pour envisager la psychanalyse).
On n’est pas surpris de trouver chez Serge un langage marqué d’intellectualisme
(«objectivement», «idée», «penser») et de sensualisme, qui l’oppose radicalement
aux attitudes de ses deux amis, surtout Marc puisque la perméabilité d’Yvan le rend
réceptif. Il devient dès lors l’adjuvant possible du sujet Serge.
Étape 7 [« Lis Sénèque », p. 96]
1 Les propos de Marc sont d’abord ironiques (l. 530-531) avant d’être compréhensifs (l. 542-546), humbles (l. 551) et lucides (l. 553-554). Sa passivité (l. 565,
573, 575) n’est qu’apparente, comme le montre le geste compulsif vers le médicament anxiolytique, geste déclenché vraisemblablement par l’évocation d’Yvan dont le
jugement trouble apparemment Marc (premier indice marqué de paranoïa!) Son selfcontrol n’est cependant pas entamé, comme le montrent les «ratures» orales (l. 617618) et le calme des dernières répliques (l. 637, 642, 647).
2 Le rythme de la scène est d’abord donné par les variations de longueurs des
répliques : d’abord très courtes et symétriques (stichomythie), le temps de mettre en
place les adversaires (cf. «À savoir», p. 97), elles s’allongent progressivement et toujours
symétriquement, symbolisant la tentative de prise de pouvoir (Serge : l. 525529/Marc : l. 542-546) pour finalement donner l’avantage à Serge (à partir de la
11
l. 547), l’avantage du volume sonore mais non du pugilat, constamment esquivé par
Marc qui, finalement, est vainqueur de l’affrontement puisqu’il a réussi à énerver l’esthète, philosophe et sûr de lui. Pour appuyer ces variations, quelques mouvements
créent des ruptures de ton ou introduisent des silences : le déplacement du tableau
(l. 516), le jeu avec le livre (l. 524), avec les granulés d’Ignatia (l. 588), avec le cadre
(l. 607). Ces mouvements sont déclenchés par Serge (sauf l’Ignatia), qui passe d’un
sujet à l’autre pour masquer son énervement et qui obtient l’effet inverse, évidemment.
4 Les connotations de la référence à Sénèque sont nombreuses : d’abord indice
de culture classique (élitiste), Sénèque souligne aussi le caractère didactique de l’injonction de Serge à Marc (dont il joue à être le mentor) à cause de sa fonction de précepteur de Néron. Enfin, la philosophie stoïcienne est celle que tente d’appliquer
Marc, endurant sans broncher les extravagances de son ami.
8 L’introduction au commentaire devra préciser le cadre de la scène (retour à
l’appartement de Serge) et la place de cette conversation dans l’intrigue (dernière
scène à deux avant l’intrusion d’Yvan). C’est une scène importante dans le dévoilement des caractères, derrière l’apparent schéma relationnel. La première partie traitant de la relation Serge/Marc devra s’appuyer sur l’étude des répliques (cf. question 3), sur les mouvements et déplacements de chaque personnage et sur les thèmes
de discussion (cf. question 4). Le bilan rythmique et le recensement thématique peuvent servir de transition à l’étude des caractères légèrement différents de ce qu’ils
étaient apparus jusqu’alors. L’ingénieur condescendant du début a décidé de se
contraindre et l’on pourra distinguer tout ce qui lui échappe de sa nature profonde
(ironie mordante) et ce qui montre l’effort de volonté (silences, formes hypothétiques). L’esthète se révèle snob (vocabulaire) et finalement aussi nerveux que ses deux
amis, même si les manifestations sont différentes (rhétorique hyperbolique, ton supérieur, changement de sujet). On pourra conclure cette deuxième partie sur les portraits par le rapprochement avec les deux monologues (pp. 42-43) où Serge et Marc
font le point sur eux-mêmes et sur leur relation : ils font la même analyse sur l’origine du désaccord, mais critiquent, chacun, la «supériorité» de l’autre.
Étape 8 [« Yvan […] tu es un être hybride et flasque, p. 98]
2 On sait déjà que l’épouse de Marc, Paula, est une fervente des médecines
douces (homéopathie), «rugueuse» (p. 62) comme le prouve sa manière de chasser la
fumée de cigarette (p. 64). On sait que Serge est divorcé, qu’il a la garde de ses enfants
pendant les vacances et une vie mondaine intense (p. 70) et qu’il fréquente «le haut
de gamme». Or l’environnement social d’Yvan se caractérise par l’omniprésence de
12
sa famille, redoublée par celle de sa fiancée, ce qui augmente le nombre de
mères/belles-mères, d’autant plus qu’il s’agit des deux côtés de familles recomposées.
Catherine, sa fiancée, a une belle-mère (Huguette) qui l’a élevée après la mort de sa
mère et quelle aime beaucoup. Yvan a une belle-mère, Yvonne, que son père a épousé
après son divorce d’avec sa mère, vivante, qu’il aime alors qu’il déteste sa belle-mère.
Yvan est donc entouré de quatre femmes, auxquelles il convient d’ajouter la femme
de ménage de sa mère, Madame Roméro, les seuls noms masculins, Félix Perolari et
André (compagnon de la mère?) étant rattachés à l’univers maternel (l. 745, 758).
On voit les répercussions de ce gynécée hystérique sur le malheureux Yvan et les raisons de sa cure psychanalytique avec Finkelzohn. Quant au niveau social évoqué, on
savait qu’Yvan se distingue de ses amis, qui ont une belle situation, par son statut précaire, on devinait que son mariage était un moyen d’insertion sociale; la vérification
est faite : c’est la famille de Catherine qui paie «à prix d’or» la cérémonie.
3 Proposition de ponctuation : il suffirait de remplacer certaines virgules par
des points de suspension pour introduire des pauses permettant de reprendre souffle
et de faire apparaître les différents discours rapportés de Catherine, puis de la mère.
l. 694 : père… l. 698 : impossible… l. 700 : nous-mêmes… l. 706 : carton… l. 707 :
prévenir… l. 709 : carton… l. 710 : être… l. 711 : choses… l. 715 : père… l. 716 :
reposée… l. 717 : carrosse… l. 718 : carrosse… l. 723 : urgence… l. 724 : m’attendent… l. 725 : raccroche… l. 726 : dit… l. 727 : dit… l. 728 : normal… l. 729 :
mariage… l. 729 : rien… l. 729 : mens… l. 730 : Yvonne… l. 732 : côté… l. 732 :
belle-mère… l. 736 : mère… l. 737 : écouteur… l. 748 : seule… l. 749 : dégoût…
l. 750 : égoïste… l. 759 : mot… l. 761 : vie…
Il suffit alors de placer ces coupes dans le texte pour permettre l’exercice oral de
lecture à plusieurs voix, en supprimant les incises comportant les verbes déclaratifs
(cf. question 11).
Proposition de résumé : parce que Catherine, la fiancée d’Yvan, tient à faire figurer Huguette, sa belle-mère, sur le carton d’invitation, Yvonne, la belle-mère d’Yvan,
devra y figurer aussi au grand scandale de sa propre mère qui menace de ne pas assister au mariage de son fils.
5 Tout l’enjeu de la scène repose sur Yvan, pour la première fois présent entre
Serge et Marc. Dans les scènes précédentes, il avait tenté de ne contrarier ni Marc
(l. 210 et 240), ni Serge (v. p. 30 l. 353-354 et 361) pour ne blesser personne. Or
son refus de choisir, même le restaurant (l. 825), fait sortir de ses gonds d’abord Marc
(l. 826), puis Serge (l. 830), et donne lieu à la première escarmouche Marc/Yvan
(l. 831-846) à laquelle Serge apporte son appui, pour Marc, contre Yvan (l. 847-872).
L’alliance se renverse lorsque l’attaque de Marc contre Yvan devient frontale (l. 893-
13
894). Serge se retrouve avec Yvan pour défendre son tableau (l. 895-930), puis seul
contre Marc à nouveau lorsque le débat devient plus philosophique (l. 931-968),
avant de retomber dans l’agression brutale contre Yvan qui choisit la fuite (l. 969l. 986), privant provisoirement les combattants du seul adjuvant capable de faire
tourner le manège.
Étape 9 [« Serge ? […] veux-tu m’expliquer l’au-delà
du rugueux ? », p. 100]
1 Huit indications de silence ponctuent la scène, sans compter les silences liés
aux déplacements pour rapporter le tableau ou au moment du pugilat. On peut
interpréter chaque silence par un sentiment non exprimé de l’un ou des deux personnages.
Ainsi, on aurait pu remplacer les silences par : «Marc et Serge restent immobiles
et stupéfaits» (l. 987), «Marc baisse la tête, honteux (ou gêné)» (l. 989), «Marc
détourne la tête et, sur un ton plus bas» (l. 1009) ou bien «Serge se détourne de
Marc et s’adresse, ironique, à Yvan» (l. 1337), etc.
3 Le vocabulaire spécialisé de la psychanalyse sature littéralement le langage d’Yvan
depuis son retour en ascenseur («retour du refoulé»?) : «analyse» (l. 1029), «démence
verbale» (l. 1031), «mal-être» (l. 1032), «[appel] au secours» (l. 1333), «Freud»
(l. 1071), «spirale» (l. 1262), «relation […] pathologique » (l. 1264). Tout ce qui jaillit
de la bouche d’Yvan pour parler de Marc peut bien entendu s’appliquer à lui, dont la
démence verbale et le mal-être viennent d’apparaître dans la scène précédente.
4 L’effet cathartique de l’aveu d’Yvan est indéniable : il cesse de se laisser manipuler par ses amis et s’abrite derrière la caution de Finkelzohn pour résister à leur
influence (l. 1040, 1077, 1105, 1109, 1179, 1209, 1246, 1258-1260, 12991300). Cette nouvelle neutralité va déclencher l’union de Serge et de Marc contre lui
(l’adjuvant ne saurait être neutre…).
7 Pendant le duel Serge/Marc, Yvan prend la défense de Paula, donc de Marc, et
retire son appui à Serge. Il ne peut donc qu’attirer les coups des deux autres sur lui, dans
la plus pure tradition farcesque (Molière) au théâtre, comme au cinéma (burlesque).
Étape 10 [« Il fut un temps où tu étais fier de m’avoir
pour ami », p. 102]
1 La réplique de Serge (l. 1399) accumule les termes conclusifs : «donc»
(conclusif, détaché en tête par la virgule), «nous voici» (présentatif, qui met en relief
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ce qui suit), «terme» (synonyme de «fin» dans le langage soutenu qui est celui de
Serge et qui ajoute à l’emphase de l’énoncé solennel). Au constat de Serge répond
celui de Marc, qui choisit l’irréel du passé (l. 1403-1404) et le passé composé qui
marque l’achèvement (l. 1415 et 1417).
2 Un premier rebondissement est déclenché par Yvan sommé de «choisir son
camp» (l. 1433) et qui fait tomber les masques (l. 1438-1440). La rupture semble
consommée entre les trois, mais l’alliance Marc/Serge se consolide à nouveau au
détriment d’Yvan qui s’écroule (l. 1444-1487).
3 C’est encore Yvan qui provoque le rebondissement suivant en réclamant à
manger; le geste de Serge (l. 1525) entraîne une petite saynète au cours de laquelle,
contre toute attente, Yvan lâche Serge pour Marc en se moquant du tableau blanc.
Le schéma actantiel vient de se modifier : Yvan, en rejoignant l’opposant Marc,
entraîne la défaite de Serge (du moins le croit-on à ce moment).
4 Plusieurs interprétations sont possibles : le «texte à dire» disparaît parce que
les trois personnages se sont tout dit et ont dévoilé leurs sentiments cachés les plus
intimes ; aucune communication n’est possible désormais. Ce que pourrait confirmer
les trois monologues en forme d’épilogue : il n’y a plus de «dialogue» possible, au
propre comme au figuré. Serge est vaincu et sacrifie son bien le plus cher. Le texte à
lire – les indications scéniques – relaie le texte parce qu’on est au théâtre, qui est aussi
un spectacle visuel, et la dernière scène est souvent la plus spectaculaire avec ou sans
«deus ex-machina».
Étape 11 [La représentation théâtrale : dernière « lecture »
du texte, p. 104]
1 Le caractère tragique du contexte historique (Rwanda, Bosnie) pourrait être
mis en regard avec la production de spectacles de divertissement (films, music-hall).
Ce phénomène a été souvent observé au cours du siècle, l’âge d’or du burlesque coïncidant avec la crise économique (1927-1929 : Chaplin) et la comédie policière ou
musicale aux années de guerre mondiale. C’est l’occasion de réfléchir à la notion de
«divertissement» dans tous les sens du terme.
5 Le succès de la pièce s’explique d’abord par son caractère d’épure : c’est la stylisation d’un archétype de comédie de mœurs, aisément transposable dans d’autres
pays. L’homme – de toutes les couleurs –, dans toutes les sociétés occidentalisées, est
confronté aux problèmes de pouvoir et à la solitude existentielle. L’absence de femme
dans le schéma de l’intrigue favorise sa transposition dans d’autres cultures où son
statut n’est pas le même. L’autre raison tient au dispositif théâtral simplifié (un décor,
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trois accessoires) qui rend la pièce facilement exportable. C’est enfin un texte écrit
pour faire briller des monstres sacrés.
8 Comme pour la question 11 de l’étape précédente, on évitera le plan en deux
parties décalquant l’énoncé : 1) perception tragique; 2) légèreté. On pourrait d’abord
s’interroger sur le tragique de la condition humaine (rapport au monde; rapport aux
autres; rapport au temps) et chercher sous quelle forme et sur quel ton ce tragique
est perceptible dans la pièce. Cette réflexion devrait permettre d’organiser une dissertation en trois points, s’appuyant sur des pièces de théâtre connues, dont « Art».
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