Guinoune tekst voorwerk

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De l'impuissance de l'enfance à la revanche par l'écriture
Guinoune, Anne-Marie
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2003
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Guinoune, A-M. (2003). De l'impuissance de l'enfance à la revanche par l'écriture: le parcours de Driss
Chraïbi et sa représentation du couple Groningen: s.n.
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Chapitre II : Le monde masculin
1 L’ H O M M E
Le comportement de l’homme maghrébin différe-t-il de celui de l’homme occidental ? De
quelle manière ? A quel moment le petit garçon dans la société maghrébine acquiert-il le statut
d’homme ? La lecture d’un auteur maghrébin nous amène à poser ce type de questions.
L’observation du monde féminin a cerné la place de la femme dans l’univers chraïbien tout en
entrouvant une fenêtre sur celle occupée par l’homme. Maintenant l’étude des personnages
masculins et de leurs caractéristiques doit être poursuivie pour être tout à fait complète. Dans
un souci de clarté nous conservons un distinguo entre l’étude des hommes occidentaux et celle
des hommes maghrébins. Les premiers nous intéressent car ils nous montrent quelle est la
perception de l’écrivain de l’autre monde, celui qu’il a adopté. Quant aux seconds, ils dominent
bien évidemment les trois cycles romanesques puisqu’ils ont été créés à partir du monde de
notre auteur, celui de l’origine. Nous appliquons la même organisation que celle choisie pour
l’étude des femmes, c’est-à-dire un orde chronologique, en partant du monde de l’origine, “de
la famille” puis en passant par celui de “l’ailleurs” qui nous ramène vers le lieu de l’origine, “la
tribu”. Nous accordons aux “romans de la famille” un développement plus détaillé. Ce choix
s’explique par l’approche psychanalytique où l’enfance compte plus particulièrement.
1.1 Les hommes dans “les romans de la famille”
• Le personnage principal
Le personnage principal se résume au seul homme occupant les devants de la scène dans “les
romans de la famille” : Driss, de sexe masculin, de culture maghrébine et de confession
musulmane. Les mêmes souvenirs d’enfance reviennent : une fratrie, qui au fil du temps va
s’étioler, un père fort, dominant et une mère adorée. Le milieu social, celui de la bourgeoisie
des commerçants, demeure identique dans les trois romans. Le lecteur reconnaît, dans ces traits
communs mais aussi dans l’idéal de vie et les angoisses du héros qui se profilent, la source
biographique de l’inspiration. De même au cours du temps, le personnage expérimente et
vieillit comme son créateur ; la constance des traits de la personnalité du héros témoigne du
caractère autobiographique.
Driss se définit en premier lieu comme fils, ce qui ne surprend pas dans l’univers “des
romans de la famille”. Le passé simple raconte son face à face avec son père. Dans Succession
ouverte, il devient le fils prodigue, la mort a écarté le père physiquement sans lui ôter son
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pouvoir vis-à-vis de Driss. Et dans La Civilisation, ma Mère, il dénie toute autorité au père, le
désarmant. Driss se situe dans ces romans face au père. Quant à son rapport à sa mère, on
observe exclusivement un amour constant du fils pour elle, amour qui l’autorise à prendre tous
les rôles. Il est tantôt son confident, tantôt son accompagnateur, tantôt son initiateur, tantôt
son “amoureux” plaintif, revendicatif, frustré.
L’enfance passée, que deviennent les “Driss” ? Sont-ils mariés ? Ont-ils des enfants ? Un
emploi ? Dans le premier livre, Driss, grand adolescent presque un jeune adulte, mais encore
célibataire se penche sur son enfance. Dans Succession ouverte on retrouve un Driss plus âgé,
marié à une étrangère, il a des enfants qu’il adore et une belle-mère, “une brave femme”, sur
laquelle il s’acharne. Ses statuts de mari et de père ne sont que rapidement évoqués. Il s’exprime
principalement en sa qualité de fils et il retourne seul dans sa famille. Ses frères évoquent son
départ, sa vie d’homme avec ses choix mais le héros ne réagit pas. Il n’est pas là pour justifier
ses choix d’homme, il est venu en tant que l’enfant de ses parents. De la même manière dans
le livre suivant La Civilisation, ma Mère, il se souvient essentiellement de lui-même enfant, puis
adolescent, donc uniquement dans un rapport avec sa mère.
Dans sa vie d’homme, sa sexualité le pousse vers les femmes malgré la présence, dans Le
passé simple, d’une allusion à une éventuelle relation homosexuelle avec Roche. A notre avis,
dans ce contexte l’homosexualité relève plutôt de la culture maghrébine que de la personne de
Driss ou de Roche. Les allusions verbales à la sexualité sont fréquentes et s’inspirent d’une
échelle de valeurs entre la virilité de l’homme pédéraste actif et la passivité de l’autre. Selon
Bouhdiba “l’islam est hostile à toutes formes de déviation de la sexualité, car elles vont à
l’encontre de cette dualité masculin/féminin”368 ; la condamnation de telles pratiques sexuelles
par la religion n’empêche pas qu’elles sont extrêmement courantes au Maghreb car toujours
selon Boudhiba “la non-mixité finit par valoir promiscuité”369. Mais, encore une fois, nous
n’avons relevé l’homosexualité dans les romans de Chraïbi qu’accessoirement. Quant aux actes
de pédophilie racontés dans Le passé simple, ils appartiennent à la culture de l’écrivain et il les
condamne. La sexualité de Driss, jeune adulte, se limite aux prostituées avec lesquelles il se
comporte en étalon viril, la quantité nécessaire à la satisfaction de sa libido palliant la qualité
des rapports. Dans Succession ouverte, nous savons seulement que Driss est marié, situation
n’entraînant aucun commentaire. A travers la femme du frère, ce livre ébauche une vision de
la sexualité comme unique plaisir des pauvres, au grand désespoir des femmes acculées à
accoucher tous les ans. En résumé, le héros “des romans de la famille” raconte la sexualité, sans
grande particularité, d’un jeune adolescent en train de devenir un homme.
L’observation du personnage principal, à travers ses représentations sociales dans les
romans, le désigne comme un maghrébin, jeune, intellectuel, formé par l’école française. Les
mêmes déception et amertume habitent tous les héros. Ils ont vécu dans l’admiration de la
culture française, y ont cru, et un jour se sont aperçus de leur erreur. Dans Le passé simple Driss
vénère la culture dite cartésienne et les valeurs du monde français, mais aux moments difficiles
il ne trouvera aucun soutien chez ses amis ou professeurs français. Plus tard, dans Succession
ouverte, il vit en France et somatise son mal d’être dans une culture qui s’avère finalement si
étrangère. Les personnages ont partagé la même fascination et la même idéalisation pour la
culture française, ils se sentent pareillement trahis par cette société. Leur parcours se transforme
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en une difficile tentative de réconciliation entre des éléments antagonistes qui les composent.
La Civilisation, ma Mère, le dernier livre “des romans de la famille”, peut se lire comme
un tournant pour le héros. Il est devenu un jeune homme solide, fort, à tel point qu’il arrive à
évincer le père et à libérer la mère de sa condition d’esclave légale. L’époque du jeune homme
fragile qui demandait de l’aide à la mère, aux copains, à une étrangère, à un curé ou encore au
médecin s’avère révolue. “Les romans de la famille” illustrent le chemin parcouru pour grandir,
chemin qui va de l’absence de maturité du héros des premiers romans à l’homme adulte de La
Civilisation, ma Mère. Ils nous racontent aussi une tranche de vie qui révèle le travail du temps
et du deuil. Au moment de l’écriture de La Civilisation, ma Mère, Chraïbi vit en France depuis
à peu près 20 ans. La société française reconnaît sa qualité d’écrivain. Son père est décédé
depuis une dizaine d’années et il est devenu à son tour pater familias. Ce faisceau d’éléments
de la vie privée de l’écrivain semble lui permettre de remonter le fil de sa mémoire ; apaisé,
l’écrivain attribue rétrospectivement à son héros le rôle dont rêve tout enfant, celui de donner
à la mère tout ce qu’elle n’a pas reçu du père. Son assise dans le monde occidental l’a auréolé
d’un pouvoir qui apparemment le libère de certains tabous, l’autorisant à fantasmer librement
à travers son personnage mais toujours de façon narcissique.
Le personnage central de Driss condense une plage de vie qui va de la révolte de la
jeunesse du premier livre, à l’assurance de l’homme mûr du dernier. “Les romans de la famille”
s’achèvent, Driss ferme une porte sur le passé et va à la rencontre du nouveau monde. Il revient
sous d’autres noms : Yalann et Patrik dans “les romans de l’ailleurs” puis, devenu héros des
temps anciens, il s’appelle Azwaw dans “les romans de la tribu”. Notre observation de Driss
s’interrompt le temps de recenser les personnages secondaires des “romans de la famille” qui,
indirectement, racontent Driss.
• Les personnages secondaires
Maghrébins
Parmi les personnages secondaires, nous proposons la distinction entre maghrébins et
occidentaux afin d’évaluer si l’auteur raconte les deux mondes avec autant d’aisance. Les
premiers, dans Le passé simple, sont des copains de Driss. Il y a Kilo, qui, lorsque tout le monde
tourne le dos à Driss, n’hésite pas à l’héberger, et à dérober le dentier du père de Driss pour que
ce dernier ait un peu d’argent. Il y a aussi le chauffeur de car, Jules César, qui répond à l’appel
de Driss lorsqu’il a besoin de lui. Ils appartiennent à un milieu social et intellectuel autre que
celui de Driss ; Kilo et César : des “paillards et des truands”-, mais comme lui, ils sont
maghrébins et leur fidélité en amitié les différencie des copains français. On ne rencontre des
copains que dans les premiers romans, écrits à un âge où socialement le copain a détrôné la
famille et où la propre famille n’existe pas encore. Ils sont présentés à travers l’amitié qui les lie
au personnage principal et éclairent le lecteur sur les états d’âme de Driss.
Dans Le passé simple figure une brochette colorée de personnages tous plus ou moins
curieux. Ils se répartissent en deux groupes inégaux : les hommes que l’on rencontre dans le
huis-clos des demeures et ceux que l’on côtoie dans la rue. Les premiers comptent le groupe
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des frères mais, hormis le petit frère, Hamid, qui joue un rôle important dans la vie de Driss,
les autres interviennent peu dans l’histoire. Driss entretient avec eux des relations qui vont de
la haine à l’amour en passant par l’indifférence. Un couple de frères revient à trois reprises, celui
de Driss et Nagib. Un réel dialogue n’existe pas entre eux et leur relation passe en fait à travers
la mère ou le père. Nagib est à chaque fois décrit comme un homme, grand, “un géant” fort,
pas très intelligent mais affectueux pour ses parents. Dans Le passé simple, il est le frère exclu de
la relation entre Driss et Hamid. A la mort du petit frère, Driss surprend Nagib dans sa
chambre et furieux -pour lui, Nagib a sa part de responsabilité dans la mort de Hamid- il
l’oblige à se masturber devant lui pour l’humilier. Dans Succession ouverte, Nagib stupide mais
d’une fidélité irréprochable représente le bras droit du père ; dans La Civilisation, ma Mère, il
tient le même rôle vis-à-vis de la mère, il est le protecteur dans les deux cas. Même si son rôle
semble secondaire dans le couple fraternel, il tient une place de choix par les liens qu’il a tissés
avec ses parents. Driss se sert de Nagib comme d’un instrument pour arriver à ses fins. Dans
La Civilisation, ma Mère, sorte de journal écrit à quatre mains par Driss et Nagib, les frères
travaillent ensemble en toute complicité à l’émancipation de leur mère. Cependant Driss
domine la situation et le roman se termine sur la perspective des retrouvailles entre lui et sa
mère. Pourtant Nagib s’est glissé sur le bateau qui amène la mère à Driss, de la même manière
qu’il s’était infiltré dans la relation entre sa mère et son frère : en passager clandestin. L’intrusion
de Nagib peut indiquer qu’à un niveau inconscient, il fait fonction de tierce personne, censeur
évitant le tête-à-tête entre la mère et Driss. Le père a été plus ou moins destitué de son autorité
dans l’imaginaire de l’enfant, ainsi il ne peut plus séparer mère et fils. Mais la censure intervient
empêchant mère et fils de s’enfermer dans une relation duelle, à travers la présence du frère.
Les autres frères sont pitoyables, que ce soit l’aîné alcoolique ou celui qui vit dans un
gourbi avec une femme noire, pauvre et vieille ou encore l’autre, dément. Socialement ratés, les
frères vivent de l’héritage laissé par le père. Si ce dernier n’avait pas pris le soin d’organiser leurs
vies, ils auraient éprouvé des difficultés encore plus grandes. Mais peut-être que le fait que le
père ait tout préparé n’a pas laissé aux enfants l’espace de liberté nécessaire pour construire leur
vie. Dans les romans, l’auteur ne parle à aucun moment d’éducation pour les frères, ce qui
correspond à la réalité biographique : “aucun de mes frères n’allait au lycée, Mohammed, l’aîné,
fréquentait l’école primaire des fils de notables”370. Le père de Driss Chraïbi avait tenté de
stimuler tous ses fils à suivre des études mais il n’a réussi qu’avec Driss. Dans une interview,
l’auteur parle de ses frères comme d’enfants gâtés, laissant penser qu’ils n’ont pas été les laisséspour-compte que l’on pourrait imaginer371. Driss apparaît comme le seul enfant à s’en être
sorti ; loin de sa famille, il semble avoir eu plus de chance que ses frères pour s’épanouir. La
note autobiographique la plus tangible concerne les prénoms de ses frères attribués à certains
de ses personnages.
Dans la sphère familiale sont également évoqués un oncle et un cousin. Le premier, mari
de la soeur de la mère, répudie sa femme pour un motif futile. Il dispose d’une certaine aisance
qui l’autorise à recevoir les autorités religieuses dans sa demeure. Ce personnage secondaire
détient néanmoins l’importance d’avoir servi un temps de substitut au père absent, lors de la
circoncision de Driss. Que ce rôle, que l’on pourrait croire comme incombant au père, soit
tenu par un autre membre de la communauté est une pratique courante. Mais Driss se
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souvenant des années passées chez l’oncle, ne l’associe qu’à des événements graves et
douloureux de sa jeunesse : école coranique, circoncision, maladies, et poux. La période passée
auprès de l’oncle offre l’occasion à l’auteur de critiquer tout autant le milieu familial que la
société. Enfin en ce qui concerne le cousin, il n’est évoqué qu’à travers sa philosophie du travail
qui plaît à Driss : “Ali Souda asservissait le travail” (69), en clair, le cousin ne travaille que
quand le besoin devient pressant. Une telle philosophie séduit le jeune héros. Le cousin indique
un trait de caractère propre à cet âge-là de Driss. La famille est présente autour de Driss mais
comme une toile de fond. Les frères, l’oncle ou le cousin n’exercent pas d’influence sur lui.
Le cercle restreint de la famille s’accompagne de quatre personnages : le fiqh de l’école
coranique, le religieux de Fès, nommé Si Kettani, le cadi de Fès et le sultan du Maroc. A travers
les trois représentants religieux Chraïbi exprime ses critiques. Le fiqh de l’école coranique a
laissé de mauvais souvenirs à l’enfant, l’énurésie en sera une des séquelles. Si Kettani, rencontré
par Driss à Fès dans la demeure de l’oncle, va focaliser la haine de l’adolescent pour son père.
Il retrouve chez cet homme la rigidité en matière religieuse et l’hypocrisie de son père. Si
Kettani, opportuniste, se sert de la religion pour s’enrichir, faisant payer ses services d’un quart
d’heure d’intimité. Quant au cadi qui signe les papiers de répudiation, le portrait n’est pas plus
flatteur. Sa signature n’avalise pas un précepte religieux, elle ne sert qu’à faire rentrer de l’argent
à moindre effort. Enfin, il y a le sultan qui accorde sa bénédiction à Driss avant qu’il ne parte
pour la France. Autorité absolue, il couronne les plans du père de Driss, et Driss ne peut se
rebeller. Ainsi les hommes rencontrés sont des hommes de pouvoir contre lesquels le
personnage principal s’oppose plus ou moins ouvertement. Dans son rejet de la société
patriarcale, Driss refuse tout ce qui s’y rattache : l’autorité, les pouvoirs religieux et politique.
Les personnages secondaires servent à mêler critique de la famille et critique de la société. On
le sait, dans les contes, les héros ont toujours une dent contre la société ou ses représentants.
Les noircir magnifie le héros et lui attire la sympathie du lecteur. Driss en est un exemple.
Les hommes rencontrés dans la rue sont plus difficiles à cerner. Ils forment un groupe
hétéroclite de voleurs (15), de truands paillards (140), d’un gardien de passage à niveau
manchot (16), d’un berbère analphabète qui lit le journal à l’envers (73), d’un ouvrier agricole
dont la subtilité égale celle du sphinx de Delphes (105) ; ou encore de deux noirs, dont l’un
fait cuire les petits pois avec leurs gousses, puis d’un cycliste qui perd ses merlans en route. Le
lecteur plonge au milieu d’un tableau surréaliste. Aucun lien direct entre ces personnagesanecdotes curieux, déplacés, et l’histoire, et pourtant, ils ont leur raison d’être. Driss les situe
aux moments importants de la crise avec son père. Ils désignent les tentatives de Driss pour
désamorcer l’explosion qui le menace. Quelque chose de grave est en train de se passer dans sa
tête. Observer qu’ailleurs le film de la vie parfois dérisoire se poursuit, l’aide à relativiser et à
diminuer la tension.
Deux autres groupes plus homogènes et plus présents, les mendiants et les marchands, se
croisent dans la rue. Ils reviennent souvent372 et apportent plus qu’une coloration sociologique
du monde dans lequel évolue Driss. Chaque ville possède ses mendiants distincts de ceux des
autres villes ; ils se fondent tels des caméléons dans l’atmosphère propre à la ville et en donnent
une image (75). Ils sont le bruit de la ville (13), partout présents (14), ils sont les yeux et les
oreilles de la cité. A la manière d’un choeur grec, ils racontent la vie du héros (31), connaissent
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la vie des autres, s’en mêlent (224) en insistant parfois lourdement (33). Pourtant aux yeux des
autres, ils demeurent transparents (266) car ils n’intéressent pas les hommes (175,221). Les
mendiants forment une sorte de caste avec une double fonction : observateurs et réceptacles de
la conscience des hommes qui doivent faire l’aumône pour être de bons musulmans. Ils
appartiennent en quelque sorte à l’une des cinq obligations de la religion : faire l’aumône373.
Ajoutons que faire du commerce est également une des quatre activités licites de l’islam374. Les
deux activités, mendiant et commerçant, auréolées de tradition coranique montrent l’influence
du milieu sur l’écrivain. Enfin leurs descriptions interviennent toujours de la même manière,
ils offrent au lecteur une sorte de répit dans un texte rapide et violent.
Les récits des marchands se glissent dans le texte sous la même forme digressive mais le
message s’avère plus difficile à décoder. Par deux fois, ils surgissent dans un contexte de
violence. Au début du livre, la famille assise en triangle attend le bon vouloir du père pour avoir
l’autorisation de commencer le repas du soir pendant le ramadan. La tension monte et Driss
s’évade en se racontant une histoire courte, celle d’un enfant et d’un marchand375. La deuxième
histoire376 se situe entre des historiettes sans rapport les unes avec les autres, sortes d’instantanés
d’un marcheur dans une rue qui regarde autour de lui, pour oublier le principal, à savoir
comment rentrer chez son père après avoir été chassé. Les deux histoires racontent des actes de
pédophilie. Leur sens reste difficile à interpréter, car elles sont totalement en décalage avec le
texte principal. La pédophilie n’y est pas dénoncée avec virulence mais rapportée comme
quelque chose faisant partie du paysage. On peut penser que l’adolescent, mis à la rue, ouvre
les yeux sur certaines réalités de la vie, l’amenant à une prise de conscience qui relativise ses
propres difficultés. Mais c’est surtout à travers les marchands que la voix de l’écrivain veut se
faire entendre sur les pratiques de pédophilie au sein de sa société. Le naturel du ton de
l’écrivain montre que la situation est quotidienne et non exceptionnelle. Ecoutons par exemple
le Père Abbou s’adresser au jeune garçon :
-Je te baise à toutes les prières du soir, c’est entendu. Mais tu manges plus de
sauterelles que n’en valent ton derrière et tes yeux de gazelle. […] Ecoute, mon fils.
Tu es impossible. J’ai été plus qu’un père pour toi. Je t’ai recueilli, sauvé de la rue et
des mauvaises fréquentations. (51)
Chraïbi rapporte ces histoires de manière détachée, c’est-à-dire sans jugement moral ou autre,
son accusation en devient plus forte.
Avant de poursuivre, il nous semble nécessaire de faire le point sur la place particulière de
la pédophilie dans la société maghrébine. Deux lieux propices à la pédophilie, lieux
caractéristiques de la culture maghrébine reviennent souvent sous la plume des écrivains
maghrébins : l’école coranique et le hammam. Chraïbi évoque l’école coranique dans Le passé
simple, comme un lieu de découverte de la pédophilie, à l’initiative d’enfants plus âgés sur les
plus jeunes ou du maître même. Le M’sid est une école dure où les méthodes visant à inculquer
la soumission à l’enfant se caractérisent par la violence et l’agression : “Très souvent c’est avec
les faveurs de son corps que l’enfant contourne l’agressivité du maître. Il peut ainsi faire
l’apprentissage de la sodomisation qu’il subit dans la peur, la soumission et la violence”377. De
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telles pratiques dans une école religieuse, avec la complicité du maître quand ce n’est pas avec
sa participation, ne sont pas rares. En tant qu’occidentale on aurait envie de savoir où sont les
parents et pourquoi ils n’interviennent pas mais le viol est apparemment connu et accepté par
le corps social : “Qui veut apprendre, doit passer sous le maître” dit le proverbe378, signifiant
que la violence sexuelle fait partie de la formation religieuse. Dans certains milieux
traditionnels les parents accordent même un goût de sainteté au sperme du fiqh : “une dose
d’intelligence et de bénédiction divine qu’il est souhaitable que le maître coranique transmette
directement à l’élève”379. La place de l’apprentissage précoce de la soumission dans les écoles
coraniques a déjà été soulignée ; la sexualité se révèle un instrument de plus pour briser la
volonté des enfants :
En hiver, confesse-t-il, j’aime beaucoup somnoler et le maître n’y peut rien car je lui
fais du chantage : l’année dernière il m’a fait des propositions malhonnêtes et je les ai
acceptées afin qu’il me laisse en paix [...] Tout le monde accepte les propositions du
maître coranique ! Il nous caresse furtivement les cuisses et quelque chose de dur nous
brûle le coccyx. C’est tout ! Je sais que ce n’est pas grave [...] Les parents généralement
ferment les yeux pour ne pas mettre en accusation un homme qui porte en son sein
la parole de Dieu...380.
Les pratiques de pédophilie des fiqh peuvent être considérées comme une réponse à deux faits
de la société maghrébine. Elles pallient la frustration créée par la séparation des deux sexes,
scission si hermétique qu’elle empêche les hommes de s’approcher des femmes librement, les
enfermant dans leur solitude sexuelle. La seconde réponse tient dans les us et coutumes en
vigueur qui exigent que pour se marier l’on dispose de moyens financiers. Or les hommes qui
enseignent le Coran sont pauvres. “Plus tard, j’ai compris que c’est la pauvreté qui incite le
“taleb” à l’homosexualité, car dans notre ville il faut avoir beaucoup d’argent pour se marier.
Les femmes se vendent sur la place publique, enchaînées aux vaches, et les bordels sont
inaccessibles aux petites bourses”381. La pauvreté sexuelle due à la culture religieuse ou/et la
misère expliquent les violences exercées sur de jeunes enfants et éclairent des zones sombres de
la société maghrébine. Notons les termes qu’utilise Françoise Couchard pour évoquer le
problème : “les séducteurs du monde du dehors” et “l’enfant détourné”, de belles expressions
pour évoquer une dure réalité382.
La pratique des bains communautaires semble également représenter une tentation pour
les hommes, le hammam se présente comme un lieu coutumier de la pédophilie. Les jeunes
garçons, qui viennent de quitter le monde de leur mère, constituent une proie facile pour des
hommes mûrs. Cette situation renvoie au problème de la sexualité de ces hommes et de ces
femmes qui ne peuvent s’approcher que dans le cadre du mariage, nous l’avons dit, à but
procréateur. Que faire des pulsions de la libido ? La question imprègne les rapports dans les
pays du Maghreb.
Quelle position tient la religion quant à la pédophilie ? “La pédérastie entre enfants ou
jeunes gens ne soulève pas d’indignation bien grande ; s’il s’agit d’enfants, elle n’est d’ailleurs
pas théoriquement un zina”383 (péché). Ainsi la sexualité entre garçons d’une même classe d’âge
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est tolérée mais avec les limites clairement indiquées par le texte religieux. Les rapports sexuels
entre enfants et adultes sont en partie causés par la séparation des sexes. Le garçon impubère,
dont l’identité sexuelle n’est pas reconnue par la religion, se trouve refoulé du côté féminin. Il
représente une tentation pour les hommes plus âgés : “Ne vous asseyez pas à côté des fils des
riches et des nobles : ils ont des visages comme ceux des vierges et ils sont encore plus tentateurs
que les femmes”384. La sodomie, interdite par la loi coranique était même punie par le feu,
grand purificateur de tous temps385, mais il y a moindre mal à la pratiquer avec l’enfant car le
péché est moins grave. La doctrine islamique extrêmement poussée de la pureté illustre le peu
d’importance à accorder à l’enfant. Par exemple, elle préconise la janâba, c’est-à-dire la
purification des organes sexuels qui doit se faire après l’émission de sperme, mais
“l’intromission dans le sexe d’un animal, d’un cadavre ou d’un enfant non susceptible
normalement d’être coïté n’entraîne pas l’obligation du ghusl....Soit un garçon de 10 ans qui
coïte avec une femme pubère, la femme doit se laver mais non pas le garçon”386. L’interdit
religieux, s’appliquant moins à l’enfant, le transforme de fait en objet de convoitise des adultes.
La position de la religion explique en partie la permissivité dont jouit la pédophilie et
l’islamité387 complète la dimension de cette pratique. L’islam recouvre la foi et la pratique du
culte alors que l’islamité représente une culture, une manière d’être. Cette différence,
rencontrée dans pratiquement toutes les religions, explique des comportements parfois
contradictoires et la formation d’un espace flou moins controlé. Considérons l’exemple de la
différence de traitement entre garçon et fille. La fille est moins touchée par la pédophilie car la
famille et le groupe social surveillent jalousement son seul trésor, sa virginité ; mais la loi est
contournable avec la pratique de la sodomie qui permet de conserver l’hymen intact. Une telle
sexualité est moins fréquente car les filles font l’objet d’une surveillance plus sévère que les
garçons. L’appétit pédophile des patriarches se satisfait tout naturellement avec les jeunes
garçons plus facilement accessibles. La littérature maghrébine rapporte fréquemment des
attouchements pédophiles, comme Abdelhak Serhane :
Tu as de la chance avec les gamins, dit le boutiquier d’en face à l’Eléphant. Moi, je
ne sais pas leur parler. Mon truc c’est le hammam. C’est là que je procède à
l’exécution de ma stratégie. D’abord, je déniche l’enfant solitaire..388.
ou encore :
Dans le bain des hommes, tout m’invitait à l’homosexualité. J’avais toujours peur
de m’y rendre seul. Les hommes nus étaient aux aguets. Ils attendaient l’arrivée de
l’enfant pour tracer sur son corps les signes violents de leur désir389.
Tahar Ben Jelloun évoque cette situation également :
Plus personne n’embrasse mes testicules...je suis l’homme promis à la mort par une
vie longue et étrangère.....venez vite recueillir mon message...prenez vos enfants et
offrez-les moi pour mes nuits de solitude390.
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Chraïbi comme ses confrères n’a pu éviter, racontant la rue marocaine, de rapporter lui aussi la
pédophilie à travers deux récits dans son premier livre. La sexualité est utilisée comme arme
pour soumettre l’enfant et pour acquérir le pouvoir sur l’autre : “Dans notre quartier, il y avait
deux catégories de gosses : les faibles, ceux qui donnent leur cul, et les autres, ceux qui le
prennent. Tout tournait autour de cette division”391.
Les écrivains maghrébins tendent à mettre en scène de manière délibérée des pratiques
sexuelles outrancières. Montserrat-Cals refuse l’hypothèse soutenue par certains critiques, selon
laquelle une telle violence ne répond qu’à une forme de provocation de la part d’écrivains à la
recherche de leurs marques392. Elle relève d’autres manques qui justifient, à son sens, pareil
débordement littéraire :
La mise en scène de la perversion, comme la mise en scène du fantasme mythique,
comme la mise en scène de l’absence, élaborent une littérature du vide, axée avec
force autour d’un non-être. L’idée latente de cette répétition nous semble puiser aux
sources de la pulsion de mort ; Thanatos oeuvre activement dans l’écriture 393.
En tout homme et dans toute société Eros et Thanatos se combattent. Le poids de la religion
musulmane, des traditions, des interdits, rend le combat dans la société maghrébine plus
violent. Quelque chose de l’ordre du mortifère empoisonne les rapports des hommes, en même
temps que les forces de la vie et de l’amour ne se laissent pas mettre de côté. Par l’écriture,
l’homme maghrébin essaie de se défendre des pulsions de mort, pulsions agitant tout humain
mais qui dans un cadre musulman sont exacerbées par les traditions.
S’arrêter sur la pédophilie s’imposait pour mieux saisir la portée de ces petits récits, textes
courts mais non anodins. Dans les romans de Chraïbi, ils témoignent d’une époque, d’une
société. En tant que Marocain, il a baigné dans une atmosphère de contrainte sexuelle. La
pédophilie ressort surtout dans le premier livre car c’est le roman de la révolte. On peut
envisager une corrélation entre le fait que le père de Driss est commerçant, comme les
pédophiles des récits, et c’est faire injure au père que de sembler l’associer à de telles pratiques.
En périodes de confrontation violente, tous les coups sont permis. La violence de l’adolescent
se déchaîne de manière extrême, démesurée. Il crache sur ce qu’il a abhorré pendant sa jeunesse,
mélangeant sa haine du milieu familial à celle d’une société sclérosée à ses yeux. Ces textes
posent la question de la place de l’enfant, instrument sexuel des hommes, il n’a personne pour
le défendre. La coalition entre les parents, la religion et le groupe social maintient l’enfant dans
un état de soumission et lui fait garder le silence.
Au-delà de la nécessité de comprendre la pédophilie dans le contexte particulier de la
société maghrébine, nous nous y sommes arrêtée car son évocation dans le premier livre peut
être interprétée comme une sorte d’introduction à une autre sexualité déviante, qui, elle, nous
occupera plus longuement : l’inceste. L’auteur, qui semble dans le premier livre se démarquer
d’une sexualité qui ne tient pas compte de l’enfant, la glorifie ensuite dans le contexte
incestueux d’un amour liant un père à sa fille. La manoeuvre est subtile, si subtile qu’elle
requiert du temps, du recul, de l’analyse pour être mise à jour. Elle ne fait pas partie d’une
stratégie d’écriture volontaire de la part de l’auteur, l’inconscient doit jouer un rôle dans
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l’anodin des petits récits.
Nous retiendrons également de l’étude des figures secondaires, que pauvres (Kilo, César,
les mendiants, les commerçants) ou riches (l’oncle, les religieux, le sultan), ils sont cantonnés
dans le rôle de figurants. Ils donnent la répartie à l’acteur principal, miroirs des états d’âme de
Driss, ils témoignent d’une écriture narcissique, tout tourne autour du JE. Le héros est si replié
dans son univers égocentrique qu’il ne voit pas l’autre dans ce qu’il vit réellement. Le
narcissisme le pousse à utiliser l’autre pour satisfaire son désir. Dans le cas présent pointer d’un
doigt accusateur une sexualité marginale permet d’établir, d’une manière peut-être
inconsciente, une différence entre la pédophilie humiliante pour l’enfant pratiquée par l’autre
et l’inceste chargé d’amour pour l’enfant que met en avant l’auteur.
Occidentaux
Les personnages secondaires occidentaux occupent quant à eux encore moins de place. En effet
Chraïbi semble éprouver de la difficulté à raconter le monde occidental des hommes. Il décrit
bien évidemment ce qu’il connaît le mieux, à savoir la culture dans laquelle il a baigné et non
pas celle qui l’a formé intellectuellement. L’homme occidental reste un personnage incomplet
et uniquement perçu de l’extérieur, il va d’ailleurs disparaître peu à peu des livres de Chraïbi.
Berrada, Tchitcho et Roche, les copains de Driss brilleront par leur absence lorsqu’il aura
besoin d’eux394. Les copains maghrébins répondaient à une définition classique de l’amitié alors
que les copains français se révèlent plus sensibles aux pressions de leur milieu et s’esquivent au
premier problème. Le passé simple parle surtout de la relation de Driss avec Roche, les autres
semblant quantité négligeable. Plus âgé que Driss et ses copains, Roche possède une forte
personnalité, il porte des pantalons annamites, tenue jugée excentrique pour un colon de cette
époque. Roche est “pour moi un adultère, deux heures par jour et trois jours par semaine,
depuis un an. Dans l’intervalle, je suis au point mort”(14). Figure de maître à penser, il incarne
le rationalisme cartésien dans lequel baigne Driss au lycée français ; grâce à Roche, le ciel ne lui
fait pas peur(15). Driss le traite de pédéraste actif, ce qui doit être lu comme un compliment,
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car être actif est culturellement plus apprécié qu’être passif : “hurler à ce pédéraste passif
(l’actif a nom Roche)”(16). Roche se place dans la position du maître qui bouscule les idées
reçues : “Nous, Français, sommes en train de vous civiliser, vous Arabes. Mal, de mauvaise foi
et sans plaisir aucun. Car, si par hasard vous parvenez à être nos égaux, je te le demande : par
rapport à qui ou à quoi serons-nous civilisés nous ?”(208).
Dans ses Mémoires396, Driss Chraïbi consacre quelques pages au vrai Roche, dont il a
conservé le nom dans le roman. Roche était un juge français qui réprouvait tant la politique de
la France colonisatrice qu’il n’avait pas pu se résoudre à rentrer en France, après des années
passées à l’étranger. La bêtise de ses concitoyens lui faisait peur et l’avait poussé à préfèrer la vie
au Maroc. Il fut une sorte de maître à penser, un agitateur de conscience. Le vrai Roche
correspond à l’image de l’homme français juste, justicier, à laquelle le personnage de Driss,
adolescent, s’identifiait et qu’il désinvestira plus tard. Sa crise achevée, l’adolescent va rentrer
chez lui, désabusé et déçu par ce mirage de la civilisation française. Sortant d’un entretien avec
Joseph Kessel, proviseur du lycée, Driss découvre que les rôles définis restent les mêmes. Même
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habillé en Occidental, il reste un Arabe pour le Français, chacun à sa place. Roche attend le
jeune homme à la sortie de cet entretien et Driss le rejette, comme Kessel. Il se sent trahi par
les deux : “des illusions crevées comme bulles de savon” (218).
Quand l’Occident ne fascine plus l’adolescent, la révolte s’empare de lui. Elle emporte
l’image idéalisée de la France. Driss, qui fonctionne selon le principe du tout ou du rien, blessé
dans ses rêves, rejette en bloc ses représentants. Le passé simple se distingue des autres romans
par les références nombreuses à des écrivains européens comme Victor Hugo, André Gide,
Goethe, Valéry que l’auteur cite d’une manière ambigüe. Ainsi nous lisons à la mort du petit
frère Hamid : “Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent” (115). La phrase de Hugo
peut être lue comme consolation d’un poète qui a connu la souffrance de la perte, et qui
témoigne du travail du temps. Ici prononcée trop tôt, elle exprime une dénégation de la
douleur par le jeune Driss. Plus tard, évoquant la mort de sa mère, il associe le poète Valéry à
sa douleur397 : “pourquoi gémir à cette heure Valéry ? Une semaine s’était déjà écoulée depuis
le suicide de ma mère” (230). Gardons à l’esprit que le livre a été écrit par un jeune homme
formé par le système scolaire français. Il est à un âge où le plaisir ressenti lors de la découverte
des poètes s’accompagne de la fascination des adolescents pour une poésie morbide.
Un prêtre catholique incarne une autre figure d’homme occidental. Driss, en plein
désarroi, s’adresse à lui en vain car il n’obtient ni réponse à ses interrogations existentielles ni
aide. Mais Driss cherchait-il vraiment de l’aide ou venait-il jouer avec le feu de l’interdit, lui le
musulman chez un catholique ? La deuxième possibilité s’accorde plus avec l’époque de
provocation que traverse le jeune homme.
Dans Succession ouverte, deux médecins et un conférencier complètent le tableau des
occidentaux. Driss se trouve en consultation dans le cabinet du docteur Kraemer lorsque lui
parvient la nouvelle de la mort de son père. Le journal intime du médecin révèle le
questionnement et le sentiment d’impuissance du praticien face aux maux psychosomatiques
que provoque l’acculturation chez certains de ses patients. L’autre médecin a assisté le père du
héros pendant sa maladie et dévoile au fils les circonstances exactes de sa mort. Enfin le
conférencier, assis à côté de Driss dans l’avion, reconnaît l’écrivain célèbre, et va en profiter
pour tester trois heures durant sa conférence sur lui. La visite chez le premier docteur et la
rencontre avec le conférencier offrent l’occasion au personnage de dresser le bilan de sa vie en
France. Les frustrations d’immigré s’évanouiront au moment du retour au pays et des
retrouvailles avec sa famille. Les trois personnages occidentaux représentent, comme les
personnages secondaires maghrébins, un miroir grossissant de ce que Driss ressent. Sur le plan
narratif, leur fonction consiste à apporter des informations sur la personnalité, le caractère du
héros. Notons l’admiration qu’éprouve l’auteur pour le monde médical, sentiment qui peut
s’expliquer par son bref passage, pour faire plaisir à son père, dans le monde des études de
médecine.
Dans La Civilisation, ma Mère Chraïbi évoque une autre sorte d’homme occidental, le
général de Gaulle, figure on ne peut plus emblématique de la France de cette époque. La mère
nouvellement libérée de son statut de femme enfermée, pense pouvoir faire confiance à
De Gaulle pour que les femmes, les enfants, les pauvres soient entendus. C’est l’occasion pour
Chraïbi de dresser la caricature du grand homme : un roc inébranlable, pour qui rien n’existe
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en dehors de sa personne et à qui il suffit de lever les bras pour faire éclater l’enthousiasme des
foules. Un dialogue des plus cyniques entre la mère voulant rendre visite à De Gaulle et le
soldat marocain de faction désacralise la figure légendaire au profit de la sagesse populaire.
L’humour de Chraïbi ici est plus percutant qu’un long discours.
D’après cette revue des occidentaux décrits par Chraïbi, force est de constater qu’ils n’ont
pas le beau rôle. Leur nationalité française leur confère le pouvoir du colon, de sa culture et de
sa civilisation dominantes. Ils possèdent tous un statut social élevé, juge, proviseur, médecin,
ou conférencier. Sont-ils malgré tout sympathiques ? Non. Driss n’éprouve aucune amitié pour
eux, et même Roche qu’il présente comme le plus intéressant, le trahit en s’alliant avec le père.
Roche a représenté pour le jeune homme une figure idéalisée, mais sa maturation atteinte,
Driss n’a plus besoin de s’identifier à lui. Les occidentaux, comme les personnages secondaires
maghrébins, n’ont pas la consistance de vrais personnages. Leur différence réside dans la
connaissance que l’auteur a du monde occidental, monde qu’il perçoit de l’extérieur alors que
le Maroc appartient totalement à son imaginaire. Il raconte, décrit alors plus facilement, même
si les personnages demeurent secondaires. Et s’il est vrai comme l’a dit René Girard que : “tout
personnage de quelque importance représente une variante d’une figure mythique”398, ces
personnages secondaires ont leur fonction dans la composition du mythe de l’auteur.
1.2 Les hommes dans “les romans de l’ailleurs”
Dans “les romans de l’ailleurs” le héros a quitté sa famille et son pays, il continue à se raconter
mais le contexte diffère. Yalann, la figure centrale dans Les Boucs et Patrik, celle de Mort au
Canada évoluent entourés de quelques figures d’hommes français et arabes que nous étudierons
ensemble. Nous nous intéresserons surtout aux personnages principaux des deux livres et
tenterons de voir s’ils partagent des points communs.
Yalann présente beaucoup d’intérêt car il rapporte l’expérience vécue par l’auteur en
France, peu de temps après son arrivée. Yalann est un jeune homme maghrébin, qui a des
velleités d’écriture ; il a achevé un roman intitulé Les Boucs mais sa vie se déroule plus en prison
que dans les salons littéraires. L’idéalisation du pays d’accueil apportée dans les valises se heurte
à la réalité. Le pays des droits de l’homme s’avère être le pays de l’exploitation humaine et de
la xénophobie, un monde froid, dur, impitoyable. Yalann vit avec Yvonne dans un pavillon de
banlieue. Mal dans sa peau et dans sa vie, il l’entraîne dans sa déchéance. Il reproche
essentiellement à Simone de lui renvoyer le reflet de son propre échec ce qui explique sans
doute sa violence. Le couple se déchire, leur sexualité devient hargneuse, brutale, elle constitue
le champ de luttes pour le pouvoir ; ils vont se séparer. Chraïbi semble désigner la misère
comme la grande coupable de l’échec du couple. La société malmène l’homme qui ne peut
résister à une telle inhumanité, et qui devient fragile.
Quelques personnages gravitent autour de Yalann. Il y a d’abord Raus, l’ami fidèle
possédant toutes les qualités d’un vrai ami, mais l’amitié est à sens unique. Yalann reçoit mais
ne donne pas beaucoup, il n’est préoccupé que par ses propres problèmes. Lui et Raus se situent
socialement aux antipodes, le premier étant un intellectuel, le second un manuel. Par contre ils
se ressemblent physiquement de manière si troublante que la compagne de Yalann pourrait les
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confondre. Raus va introduire Yalann, mis à la porte par sa compagne, auprès des Boucs, ce
groupe de travailleurs émigrés vivant ensemble à l’écart399. La solidarité arabe joue. Bien qu’ils
traitent Yalann de chrétien car il est loin de pratiquer l’islam comme eux, ils lui font une place
et l’acceptent avec ses différences. Maghrébins, les personnages secondaires sont toujours les
faire-valoir du personnage principal mais aussi le symbole de la générosité et de la fraternité.
Beaucoup de détails à caractère biographique laissent penser que Chraïbi s’est projeté dans le
personnage de Yalann. Aussi est-il surprenant de constater que les qualités chères à l’auteur,
telles que l’amitié, la fidélité, l’humanisme auréolent Raus, l’ami arabe, l’homme toujours
présent dans l’ombre et non le héros lui-même. Mais toutes ces qualités sont adressées au héros,
elles rejaillissent ainsi sur lui.
Le vrai méchant dans l’histoire est un écrivain français célèbre Mac-O-Mac. Non
seulement il abuse de sa notoriété pour amener l’amie de Yalann dans son lit, mais en plus il
exploite la misère des arabes en se présentant comme leur défenseur pour se faire valoir. Cet
homme de lettres ne possède aucune morale. On peut s’amuser en lisant comment Yalann
rabaisse son rival, Mac-O-Mac, en se moquant de la longueur de son appareil génital : “la
mienne est plus longue que la tienne”, argument infantile pour répondre à la blessure
narcissique d’avoir été trompé. Derrière le personnage ridicule de Mac-O-Mac se cache, paraîtil, un réglement de comptes de l’auteur avec François Mauriac. Ecrivain chrétien, Mauriac avait
pris position dans les années 50 pour l’indépendance du Maroc, prise de position jugée
opportuniste par Chraïbi400. Le patron de chantier représente le dernier personnage français, il
est assassiné par Les Boucs, donc son rôle se réduit à celui d’une victime.
L’autre personnage principal, Patrik, maghrébin comme Yalann, est décrit dans Mort au
Canada, où se déroule l’action, à un moment particulier de sa vie. Musicien célébre, Patrik se
sent détaché des contingences matérielles et cette distance lui procure un sentiment de liberté.
Profondément égoïste, et sans aucun sens des responsabilités, il abandonne sa compagne
enceinte pour vivre un nouvel amour. Mais tout ceci est sous couvert de philosophie libertaire ;
ce roman, photo de l’époque des années 70, a pour décor la révolution sexuelle, la liberté pour
tout et pour tous. Patrik, homme sûr de son attrait, provoque le désir des femmes au premier
regard : “il avait ce don rare entre tous : celui d’aimer” (29)401. L’homme, infatué de sa propre
personne, se raconte avec beaucoup de complaisance. Patrik, pris ensuite dans le piège de
l’amour, dévoile enfin ses faiblesses. On assiste alors à une inversion des rôles, la femme devient
l’élément dominant et l’homme une pauvre chose qui subit. Patrik donne une image de la
femme somme toute peu flatteuse. Au début elle se pâme et joue la midinette, puis elle se
transforme en une réelle harpie lorsque l’homme se retrouve désarmé. Il est pieds et poings liés
à un monstre qui va le déposséder, avant de le jeter comme un objet usé. Chraïbi dit qu’il a
voulu dans ce livre dénoncer la passion. Au delà de cette attaque, le réglement de comptes
désigne d’un doigt accusateur la femme. “Le langage du personnage féminin est le sien propre”
reconnaît l’auteur à posteriori402, ce qui signifie que lui, en tant qu’homme, était incapable de
s’identifier à la perfidie de la femme.
Le récit de la passion révèle la peur de l’auteur, comme il le dit lui-même “d’entrer dans
un système qui risquerait de m’étouffer et de me faire ranger des voitures. Car alors c’est
‘l’officialité’. C’est la maison-tombeau, le bureau-tombeau, le diplôme linceul”403. Le motif de
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la mort, redondant chez Chraïbi, touche l’amour aussi. L’angoisse exprimée par Patrik d’être
absorbé par la femme, nous amène à penser qu’il revit une angoisse primaire, mortifère, comme
celle qui lie un homme à la première femme, la mère.
Les similitudes flagrantes entre le père de Dominique, personnage secondaire, et le
personnage principal, Patrik Pierson, font apparaître l’un comme le double de l’autre. Artiste
comme Patrik, il avait, lui aussi, abandonné ses enfants pour refaire sa vie ailleurs ; ils partagent
les mêmes tics, la même voix.
Yalann et Patrik ressemblent tellement aux personnages marocains des autres livres, que
même leurs noms aux consonances européennes ne les cachent pas. Ils sont arabes404, au
contraire des femmes qui dans “les romans de l’ailleurs” sont occidentales. Chraïbi projette son
univers familier et quotidien dans ses livres, et même romancé on le reconnaît derrière le héros
qui parcourt l’oeuvre. Sorte de double de l’écrivain, le héros raconte la rencontre d’un
Maghrébin avec le monde occidental, et cela sans véritable effort d’entrer dans la peau, l’esprit
d’autrui, révélant ainsi de nouveau une écriture à dominante narcissique.
1.3 Les hommes dans “les romans de la tribu”
Pour étudier les hommes dans les romans de la tribu, il n’y a plus lieu de classer les personnages
selon leur appartenance culturelle. L’histoire remonte le temps, celui d’avant l’invasion par les
occidentaux. Tout se joue maintenant entre le Berbère et le conquérant arabe, entre le
polythéisme et l’islam, sur les lieux même de l’histoire, au Maroc. Ainsi la vie de Raho et de ses
descendants est rapportée à ce jour dans l’épilogue de La Mère du Printemps et de Naissance à
l’aube avant que ne soient repris les fils de l’histoire. Raho sert de lien entre les trois livres, Une
enquête au pays, La Mère du Printemps et Naissance à l’aube. Jeanne Fouet précise que le lien
entre les livres en la personne de Raho, répond à des nécessités éditoriales. Il a servi de
fédérateur pour permettre la publication des trois ouvrages au Seuil, libérant provisoirement
Driss Chraïbi d’un contrat avec sa maison d’édition405. Mais au-delà de l’argument éditorial,
l’écrivain semble éprouver une tendresse particulière pour Raho, vieil homme, gardien de la
mémoire des Berbères. En sage, il plie l’échine devant l’adversité, qu’elle vienne de l’islam ou
de la colonisation, pour se redresser la tempête passée. Il conserve ses certitudes et ses croyances
intactes. Un idéal de liberté, cher à l’auteur, porte Raho, symbole de la sagesse des ancêtres.
Un autre symbole que l’auteur veut, selon qui il représente, encenser ou démolir, est le
chef. Le mauvais chef se reconnaît dans le supérieur d’Ali, borné et stupide, il sert le discours
critique de Chraïbi contre la hiérarchie et les fonctionnaires. Le bon chef se trouve dans La
Mère du Printemps et Naissance à l’aube sous les traits du conquérant musulman, l’ennemi. Il
est celui que l’on doit combattre mais ne s’avère pas moins un adversaire honorable et
respectable. L’ambigüité apparaît clairement dans le second roman lorsque Azwaw se
transforme en Imam Fittani, voix de l’islam. Cette conversion, un moyen à l’origine de se
faufiler partout pour retrouver ses enfants et de soutenir la survie des siens, l’amène à douter.
Peu à peu, un sentiment de respect pour ses deux ennemis, les conquérants Oqba ibn Nafi et
Tariq bnou Ziyyad, l’envahit malgré lui. Il admire le message qu’ils apportent : “l’Islam jeune
et pur, qui avait tout à espérer, tout à aimer.”(Naissance à l’aube, 126). Le héros ne réagit pas à
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l’invasion de l’islam de la même manière que le héros “des romans de la famille” face à la
colonisation. Cette dernière avait provoqué la révolte contre l’Occident. Azwaw, en homme
mûr, accomplit tout ce qui est en son pouvoir pour conserver sa berbérité, tout en se laissant
séduire par l’islam. Pas totalement convaincu mais fasciné, il comprend que le monde n’est
peut-être pas aussi absolu, manichéen que le croyait le jeune héros des cycles précédents.
Une figure moins forte mais qui a son intérêt est le père d’Hineb, il apporte dans les
“romans de la tribu”, une partie de l’histoire des invasions. Il vient de loin et fait profiter la
tribu d’Azwaw des connaissances avancées de la région de son origine, là-bas il bâtissait des
maisons en dur, procédé inconnu au Maroc de cette époque. L’homme a dû tout quitter, pour
fuir l’islamisation, et y a perdu sa femme. Arrivé sur une terre amie, le chef de la tribu les
accueillant, Azwaw prend sa fille pour épouse afin d’unir leurs deux tribus. Il meurt écrasé sous
un bloc de pierre. On peut parler de cruel destin, même si ce dernier était habituel en ce temps.
Sa sépulture sera le rocher trop lourd à déplacer sur lequel sa petite-fille Yerma chantera son
bonheur d’être aimée par son père, ignorant l’existence en dessous du grand-père mort. Un tel
détail peut passer inaperçu mais à notre avis il n’est pas anodin. Montrer une scène d’amour
entre le père et la fille sur le cadavre du grand-père semble relever d’un désir de rejet de la
filiation maternelle ; Azwaw possède sa fille corps et âme, la mère niée, il est son unique créateur
et ne s’embarrasse pas d’une autre origine pour son enfant. En outre, le grand-père étant mort,
impuissant, il assiste symboliquement à un acte incestueux sans pouvoir le sanctionner406.
A ces figures individuelles, il faut ajouter des personnages qui possèdent ensemble un
rôle. Ce sont, à l’instar des groupes de mendiants et de voleurs “des romans de la famille”, trois
groupes de personnages qui occupent l’arrière-plan. Dans La Mère du Printemps, il y a la tribu
de Hineb (tout du moins, ce qu’il en reste), les veilleurs, et les Yahouds. La tribu de Hineb ne
comporte que quelques survivants du massacre perpétré par les musulmans, ils ont tout perdu
et ils vont être absorbés par la tribu d’Azwaw. Ensuite, il y a le groupe des tueurs rassemblant
des fidèles prêts à tout pour Azwaw et enfin, les Yahoud, juifs vivant en bonne intelligence dans
la communauté sous la coupe d’Azwaw. Les deux derniers groupes protègent Azwaw pour des
raisons différentes, leur fonction est de le maintenir en vie.
Pour compléter le tableau de ces hommes, on peut ajouter qu’ils sont mariés et pères de
famille. Ali mal marié -“une fainéante comme ça, qui se prélasse au lit, ne vaut rien pour un
fonctionnaire” (12)- ne dit rien de ses enfants. Azwaw épouse Hineb et devient le père d’une
fille Yerma et d’un garçon Yassin. Aux premiers temps de son mariage, quand Hineb est très
jeune, il est un bon mari. Par la suite, il concilie les divers rôles en devenant l’amant de sa
femme et celui de sa fille. Au cours de la lecture d’Une enquête au pays, on apprend
incidemment qu’Ali fait partie d’une fratrie de sept enfants. Quant à la mère d’Azwaw on peut
supposer qu’elle a eu d’autres enfants mais rien ne le confirmant n’est explicitement formulé,
laissant penser qu’Azwaw est fils unique ou en tout cas qu’il se vit comme tel.
Parmi les rares Occidentaux, on relève dans le diptyque un personnage de Français
significatif. Alors que dans les courts récits qui précèdent le texte principal, les Occidentaux
sont décrits comme des gens aux moeurs exotiques – ils se parlent à travers un fil (téléphone)
au lieu de s’asseoir sous le figuier pour palabrer- dans Naissance à l’aube, Raho entretient une
vraie relation d’amitié avec un Français, un coopérant. Ce passage touche car il illustre une
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relation possible entre l’Arabe et le Français, malgré les différences sociales et culturelles.
Quand le Français quitte son poste, un Marocain le reprend, ce dernier refuse que Raho
travaille sans papiers. Raho a perdu un ami et ses privilèges. Tout en caricaturant les
personnages occidentaux, l’ami est nommé “Monsieur Boursexe” et Raho lui dit : “tu travailles
trop du ciboulot. Faut pas accrocher les femmes au mur. Faut les mettre dans ton lit” (25),
l’auteur paraît vouloir exprimer deux choses. La première est que la sagesse populaire peut
valoir tous les diplômes, il rend ainsi hommage à ses concitoyens non éduqués. En second
l’auteur montre avec pudeur que l’amitié peut unir un Arabe illettré à un Français à l’éducation
poussée. C’est l’unique regard bienveillant porté sur le Français dans toute l’oeuvre. Peut-être
l’auteur fait-il un clin d’oeil à un ami français ?
L’observation des hommes dans l’oeuvre de Chraïbi fait ressortir une évolution du héros
entre le premier et le dernier livre. Dans “les romans de la famille” le héros se définit comme
“le fils de”, il est fragile, sollicite de l’aide et n’a pas encore gagné son autonomie matérielle et
psychologique. On le sent embourbé dans les questionnements de l’enfance et de l’adolescence.
Dans “les romans de l’ailleurs” il a pris son envol, mais sa situation demeure encore difficile.
Simone, Maryvonne, Isabelle ou encore Dominique l’entourent pour le soutenir. L’homme a
cru s’être débarrassé de son passé et pouvoir conquérir le monde. La vie sentimentale ne lui
apporte pourtant pas les satisfactions escomptées. Dans Une enquête au pays, une femme, Hajja,
intervient de nouveau pour le protéger et le sauver de la mort. C’est la dernière fois que le héros
doit son salut à une femme. Paraît ensuite le diptyque dans lequel l’acteur principal, Azwaw,
assume toutes les responsabilités. Il aide son peuple à vaincre et à survivre lors de la grande
épidémie et à plus long terme, à perdurer après l’invasion musulmane. Le héros ne requiert
l’aide de personne. Autonome, indépendant, puissant et seul, Azwaw se démarque des héros
des romans précédents. Cette évolution se révèle à travers une écriture qui, si elle semble gagner
une dimension sociale, demeure surtout narcissique. En effet sur un plan affectif, le parcours
du héros suggère l’image d’un tapis roulant sur lequel il a longtemps couru sans avancer. Le
petit garçon transi d’amour devant sa mère a tout tenté, en vain, pour la posséder. Le combat
est perdu d’avance, le père s’avère un adversaire de taille. Plus tard, s’étant éloigné de
l’inaccessible, il croira un temps le posséder à travers la femme étrangère. Mais l’insatisfaction
de l’enfant semble toujours ressurgir. Là se révèle le miracle de l’écriture, un subterfuge va
permettre au héros de transposer l’amour du petit garçon pour la mère dans une relation
amoureuse d’un père à sa fille. L’acte amoureux/incestueux verbalisé libère le héros du premier
fantasme qui occupait les romans précédents : le désir pour la mère. Mais on peut alors
s’interroger sur la place du père dans la triangulation père-mère-enfant. Nous allons dans un
premier temps observer les pères des romans d’une manière générale.
2 LE
PÈRE
Notre regard sur le monde du père restera ici parcellaire car il fera l’objet d’un développement
ultérieur dans le cadre du couple –père/fille-. L’analyse des différentes figures de père met en
évidence un réseau de concordances entre elles et désigne l’évolution de la fonction de père.
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Ainsi au bout de l’oeuvre un père fort va s’effacer au profit d’une mère envahissante. La
question, à poser ultérieurement, sera de savoir si cette dernière laissera à son tour la place à la
femme ou non.
Dans Le passé simple, le père représente le pouvoir incarné : il sait tout, décide de tout de
manière arbitraire, son entourage le nomme le Seigneur, lui conférant une autorité absolue.
Tout le vocabulaire le concernant exprime le pouvoir. Bourgeois riche et puissant, il incarne le
symbole d’une époque où le patriarcat dominait la famille. Driss, le second fils, hait son père,
mais ses rapports avec lui traduisent une ambivalence où la haine se mêle à l’admiration et à
l’amour. “Le soleil qui verra cet acier se réduire en rouille ne luira pas : inoxydable, l’acier” (90),
ainsi parle Driss de son père. Cet homme si sévère, au discours inflexible quant au respect des
préceptes de vie et de religion sera mis à nu par Driss à la fin du roman. On découvre ses
faiblesses humaines : l’alcool, les femmes, la maîtresse-enfant, les enfants naturels. Aux yeux du
lecteur, il en devient plus humain. Pour le fils la situation se révèle plus complexe car de telles
découvertes confirment le bien-fondé de ses critiques mais en même temps il se sent plus près
de son père “Tel, je commence à l’aimer” (237). Le père a élevé ses enfants avec dureté mais il
sait se comporter aussi en père sensible et sensé. Il comprend le besoin que son fils a éprouvé
de se mesurer à lui, il lui donne les moyens pour partir en France poursuivre des études. Il
souhaite assurer sa propre succession mais aussi un avenir pour son fils. Driss est son préféré.
Après cette figure de père fort et puissant, le jeune père dans Les Boucs nous semble bien
faible. Sorti de prison, il trouve son enfant mourant, il n’exprime aucune douleur. Quand
l’enfant part à l’hôpital, le père détruit son lit, ainsi devine-t-on la mort imminente de l’enfant.
Insensibilité, pudeur ou fatalisme de la part du jeune père ? On doit accepter le destin, la
religion n’a-t-elle pas appris aux hommes que la volonté de Dieu est juste ? Comme le dit
Elfakir : “dans la conception musulmane, un enfant est essentiellement une offre de Dieu”407.
Mais la religion ne suffit pas à expliquer l’absence de réaction. Le père, à ce moment-là, règle
ses problèmes face à sa femme, et dénonce l’injustice du monde qui l’entoure. La violence qui
le possède cache peut-être aussi une autre douleur, celle du père. Il ne faut pas oublier que le
père maghrébin n’a pas de place dans le monde de la petite enfance. Ce père, dépossédé de sa
paternité, se nomme Yalann Waldik. Le nom, traduit de l’arabe littéraire, signifie maudit soit
ton père. Chraïbi a peut-être voulu faire endosser au père du héros la responsabilité d’avoir laissé
partir son enfant dans ce pays de misère. L’injure au père peut également s’adresser sur un plan
symbolique au père colon, la France. De nombreuses interprétations s’avèrent possibles, aucune
n’est totalement satisfaisante. Le fils critique face au père dans Le passé simple se révèle être luimême un piètre père, il se cherche mais ne s’est pas encore trouvé. Le héros n’est peut-être pas
tout à fait prêt à assumer la paternité ; d’autant plus qu’elle reviendrait à maintenir un couple
mixte apparemment voué à l’échec.
La préférence du père pour Driss qui transparaît dans le premier roman se confirme dans
Succession ouverte. Quant au fils, son regard sur le père a évolué :
Il était mes tenants et mes aboutissants, la base même de ma vie. […] Il y avait si
longtemps, si longtemps que je m’étais révolté contre le Seigneur, à un âge où je ne
savais rien de la vie. L’orgueil aidant, j’avais oublié l’objet même de cette révolte (23).
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Il a mûri et la haine a fait place à un sentiment de fierté pour l’homme qui a contrôlé sa vie du
début à la fin. Nous pensons au télégramme envoyé par le père après sa mort, à l’argent laissé
en prévision des dépenses du fils. Le père, même mort, continue de remplir son rôle de père en
aidant son fils. Le fils, depuis longtemps exilé loin de son pays, apprend la mort de son père en
consultation chez le médecin. Il souffre d’un mal général et diffus que le médecin interprète
comme trouble psychosomatique. La mort du père ramène le fils sur sa terre natale. Le retour,
que le fils n’aurait peut-être pas envisagé de lui-même, permet au héros de se réconcilier avec
ses origines, au moment où il en a besoin. Le fils constate qu’il est resté le fils aimé. Quelques
signes le lui confirment : la famille a couché le mort dans son ancien bureau, à lui est réservé
l’honneur de fermer les yeux du mort et de jeter la première pelletée de terre sur le cadavre.
Driss, seul, connaîtra la vérité sur les circonstances de la mort du père, en l’occurrence un
suicide. Il reçoit l’héritage spirituel symbolisé par la métaphore de l’eau : “Creuse un puits et
descends à la recherche de l’eau. La lumière n’est pas à la surface, elle est au fond, tout au fond.”
(185)408. Les dernières volontés du père montrent son désir de passer le relais à ce fils-là.
Succession ouverte est paru en 1962, trois ans après le décès du père de Driss Chraïbi. Le livre a
été écrit, comme le dit l’auteur dans une émission de radio, pour “réhabiliter sa mémoire et
assumer son passé” 409.
Lorsque j’ai appris la mort de mon père, j’étais sur une montagne, en face de la
Forêt Noire, et je n’ai pas pu bouger pendant trois jours. Je n’ai même pas pu
prendre l’avion pour accomplir ce qu’on appelle les rites. Il s’est emparé de moi une
espèce d’immobilité410.
La mort du père a anéanti l’auteur, sentiment accentué par la culpabilité de son absence. Mais
le père mort garde toute sa puissance de père aimé et respecté. Ainsi le lien se poursuit grâce à
l’écriture : “L’écriture s’adresse à l’absent, au père mort, dans la plupart des cas, et oblige à vivre
dans la séparation”411. La mise en scène romancée de l’enterrement se comprend mieux lorsque
l’on sait que Chraïbi n’y a pas assisté. Il charge son héros des rites qu’il aurait sans doute voulu
accomplir, se désignant lui-même comme le fils préféré.
Un père, étranger à la famille de Driss, incarne avec violence la déchirure provoquée par
le clivage entre deux cultures, césure à l’origine des troubles somatiques du héros. Nous avons
déjà évoqué ce fils émigré en France qui rentre au pays avec sa femme française. Le père, fou
de joie, attend avec impatience de pouvoir serrer dans ses bras le fils prodigue, mais ce dernier
ignore le père, honteux devant sa femme d’un père si misérable. Le travail du temps qui
généralement réunit le fils au père, est ici empêché par le choc culturel. L’auteur pressent le
danger de l’exil. Partir repousse les problèmes mais ne les résout pas, et le risque de ne plus
retrouver les siens, que ce soit à cause de la mort ou bien de la distance culturelle, s’avère
inévitable.
Avec La Civilisation, ma Mère, qui se déroule sur toile de fond de décolonisation et
d’indépendance du Maroc, nous est livré un personnage de père complètement transformé par
rapport à celui du premier roman. Dans l’absolu il demeure celui que l’on doit craindre, mais
au quotidien son autorité s’est relâchée. Le changement radical de sa femme a remis en question
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sa position de patriarche dans la famille. A la fin du roman, le père devient un personnage un
peu falot. Renversement spectaculaire dans la culture maghrébine, sa femme est devenue celle
qui agit, qui sort et lui celui qui reste à la maison à attendre. Il subit la revanche de la mère,
elle-même manipulée par le fils. Le discours de l’auteur prenant parti pour une libéralisation
du statut des femmes ressemble à un règlement de comptes. Le père de Chraïbi est mort et le
travail de deuil s’est opéré entre autres grâce à l’écriture de Succession ouverte. L’écrivain
désacralise le père en montrant qu’à quelques années près, son pouvoir n’aurait pas existé. Le
père n’a pu exercer sa terreur et son pouvoir qu’avec la confiscation sociale et religieuse des
droits de la femme. “Les romans de la famille” s’achèvent sur ce constat. Le père, obstacle
absolu, anéanti, l’enfant se prend à rêver devant l’immense champ libéré qu’il peut façonner à
sa manière. Donner un statut de femme à la mère fait partie de la première partie du plan
enfantin, ensuite pourra se jouer la scène de séduction. Bien sûr, les désirs inavoués du roman
familial de l’enfant ne vont pas ouvertement être révélés, l’inconscient utilise une parade. Ce
subterfuge se traduit par l’inversion des personnages qui autorise la représentation de la scène
amoureuse. Une première forme d’inversion se trouve dans La Civilisation, ma Mère. L’enfant,
devenu un homme, occupe la place du parent et la mère celle de l’enfant ; elle s’abandonne sur
les genoux du fils, les rôles sont déplacés. Cette scène annonce la prochaine mise en place de
l’inceste raconté, qui, lui, est entièrement inversé.
Mais avant d’atteindre ce but, inconsciemment recherché, qui est de jouer la scène de
l’inceste, il faut temporiser. A ce titre la fonction du roman Mort au Canada se révèle
importante. La relation mère-fils semble provisoirement mise en retrait pour laisser les devants
de la scène à la relation amoureuse entre le fils et une femme, relation adulte dont l’échec peut
servir d’alibi au désir de régression incestueuse. Dans un tel roman, est-il utile d’invoquer la
paternité ? A priori, elle peut paraître inutile. Pourtant Chraïbi affuble les deux hommes
d’enfants, tout en leur faisant à tous deux refuser une telle charge. Ils ont choisi de vivre la
passion avec une femme et ont abandonné pour cela leurs enfants. Leurs manières
occidentalisées ne les empêchent pas de reproduire des comportements relevant de leurs
origines. Quand bien même le père dans la culture maghrébine assume la charge de la famille,
il est tout autant considéré comme le grand absent de l’éducation des enfants. Et si le sens de
la cohésion familiale fait également partie de cette culture, cette qualité n’empêche pas un père
d’abandonner femme et enfants pour refaire sa vie ailleurs. Comme dans Les Boucs et La
Civilisation, ma Mère, l’image de père dans Mort au Canada est dévalorisée, la paternité passe
au second plan. Mort au Canada dépeint un homme volage, ne prenant pas ses responsabilités,
un peu comme un grand adolescent. Au rôle de père, il préfère celui d’amant mais ne trouve le
bonheur que dans la projection amoureuse qu’il opère sur l’enfant, Dominique. La place du
père s’avère mouvante, elle va prendre un autre tournant dans “les livres de la tribu”.
Les pères qui animent La Mère du Printemps et Naissance à l’aube sont bien différents. Le
premier de moindre importance, le père d’Hineb offre sa fille à Azwaw pour que les deux tribus
s’unissent. Le second, Azwaw, père de Yerma et Yassin incarne la figure emblématique des deux
livres. La relation qui unit le père à la fille se transforme assez rapidement en une relation incestueuse. Séparé d’elle à la fin du premier roman du dyptique, il passe, dans le second, le reste de
sa vie à la chercher. Quand il la retrouve, Azwaw lui sauve la vie en la délivrant de son premier
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enfant, pendant un accouchement où amour fusionnel et retour aux origines naturelles du
peuple berbère se mélangent. Azwaw incarne le premier personnage pour qui le sentiment de
paternité se révèle plus fort que tout. Nous en voulons pour preuve la répudiation immédiate
de sa femme Hineb qui ne peut allaiter l’enfant et l’amour pour son enfant, si fort qu’il devient
amour sans son épithète paternelle. De son rôle de père face à Yassin, on ne peut rien dire,
l’enfant est important parce qu’il est son fils mais insignifiant parce que bébé, il appartient à la
mère. Dans la saga des Berbères, le père devient une figure charismatique. Sa puissance est telle
qu’elle lui permet de vivre son amour pour sa fille jusqu’à l’interdit. Le personnage de père s’est
éloigné de celui “des romans de la famille”. Le temps, la distance lui ont donné la carrure d’un
mythe ; Azwaw est comparé à Goliath (La Mère du Printemps,169). Il est divinisé par son
peuple :
Il nous connaît tous. Les vivants et les morts. Chacun de nous par son nom et son
histoire [...] Il a le temps du temps [...] Il est mort il y a longtemps. Et le revoilà
debout et c’est tout à fait naturel [...] Sa main peut ressusciter les morts, elle peut
tout faire” (Naissance à l’aube, 134).
Sa puissance est si grande qu’il touche à l’immortalité, immortalité pressentie dans le premier
livre lorsque le fils donnait du père une représentation symbolique de soleil. Immortel signifie
également intouchable, la condamnation d’un acte prohibé par les hommes, l’inceste, ne peut
l’atteindre. C’est l’immunité absolue accordée au héros du mythe.
Le répertoire des pères est ainsi complet. Sur huit livres, un seul ne contient pas de
personnage de père-acteur, Une enquête au pays. Ali y fait juste une allusion à son père avec des
accents misérabilistes et moralistes : le père remplit son devoir paternel en donnant le pain à
ses enfants. Un père par livre donne une impression de père acteur indispensable du roman. Il
est à noter que “les romans de la famille”, fortement imprégnés de l’histoire familiale de
l’auteur ne présentent pas le même type de père que “les romans de la tribu”. Dans les premiers
romans, le père est un Seigneur, un homme qui par sa position dans la société, dispose
d’énormes pouvoirs, jusqu’à celui de forcer la porte du sultan et y être bien reçu. Sur un plan
religieux, le pèlerinage à la Mecque lui octroie le titre de Haj, importante reconnaissance. Dans
les sociétés maghrébines, “l’homme qui se marie se rend possesseur de la moitié de la religion”412
et ne devient vraiment un homme qu’avec la paternité. Le père “des romans de la famille” avec
ses nombreux fils et son titre religieux remplit pleinement les deux conditions. Son assise est
complète : familiale, sociale et religieuse. Dès lors on comprend que son influence est si grande
qu’elle s’exercera au-delà de la mort, ce qui lui donne un parfum d’immortalité. “Il était nos
tenants et aboutissants” ainsi parle le fils de son père à plusieurs reprises. Cet homme fort perd
son panache lorsque la mère gagne son indépendance grâce à ses fils dans La Civilisation, ma
Mère. Père et mère ne peuvent se tenir ensemble sur le podium au même moment. Quand
l’image du père est forte, celle de la mère est avilie, et vice-versa, ce qui correspond plus ou
moins aux temps du roman familial. A la fin du cycle de la famille, le père apparaît sous un
aspect dévalorisant, mais cette nouvelle image n’empêche pas le lecteur d’éprouver de la
sympathie pour lui. Les vaincus prennent parfois des allures de héros. D’un point de vue
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sociologique, l’écrivain signale là une transition difficile entre deux modes de vie, entre la
tradition et la modernité. Il y a frottement entre les deux mondes, et il ne sait comment les
intégrer afin qu’ils fonctionnent ensemble.
D’une manière générale, le père tient les devants de la scène en seigneur dans “les romans
de la famille” ou en chef dans “ceux de la tribu” car il est muni de pouvoirs le rendant
incontournable. Le père se présente toujours dans un rapport privilégié, que ce soit avec le
personnage central, le fils préfèré ou avec la fille, l’amante. On peut parler de rapport
passionnel entre le père et l’enfant, rapport de force écrasant pour l’enfant. Et si pendant quelques livres le père fut la source de conflits pour le fils, le temps fait son oeuvre dans la vie de
l’écrivain ainsi que dans les personnages projetés sur le papier. Pour établir sa propre place, le
fils a dû bousculer le père, cette évolution fait partie des schémas classiques du développement
de l’enfant : “le petit garçon se pose en s’opposant”413. Les personnages de pères de fils nous
racontent l’histoire d’une relation en construction entre un père et un fils, avec les épisodes à
rebondissements de la maturation. Les pères de filles, quant à eux, nous plongent dans un
univers plus sombre, celui du fantasme de l’interdit.
Une synthèse de l’image des hommes et des pères s’impose avant de pénétrer dans le
monde de l’enfant. Les héros chraïbiens possèdent un point commun : l’amour qu’ils portent
aux femmes. Trois histoires d’amour dont la première s’adresse à la mère dans Le passé simple,
Succession ouverte, La Civilisation, ma Mère, puis à la femme étrangère dans Les Boucs, Mort au
Canada et enfin à la fille dans La Mère du Printemps et Naissance à l’aube. Le premier amour
pour la mère est éternel, le second pour la femme étrangère possède un caractère passager et le
dernier pour l’enfant va au-delà de la mort. L’amour sans limites est endogène, il doit rester à
l’intérieur de la bulle familiale.
Sur le plan social, les héros sont plutôt nantis. Dans “les romans de la famille” ils étudient
ou écrivent, puis l’un devient compositeur dans Mort au Canada, et enfin Azwaw accède au
rang de chef charismatique. Intelligents, créatifs, et brillants stratèges, ils peuvent diriger. Les
hommes partagent un même idéal : un espoir si fort en l’homme qu’ils croient qu’un jour celuici pourra se réconcilier avec lui-même. L’homme reviendra aux vraies valeurs enseignées par la
nature car la civilisation moderne n’est pas bonne pour l’homme, elle ne respecte pas l’humain.
Un rêve idéaliste d’humanisme, d’harmonisation d’éléments qui, à première vue semblent
incompatibles, les anime ; tel celui des différences entre musulman et berbère :
C’était en toute bonne foi. […] Il accomplissait sans faille ses cinq prières
quotidiennes, jeûnait pendant le mois de ramadan, donnait la “zaka” à plus déshérité
que lui […] Ce faisant, il restait ce qu’avaient été ses ancêtres, depuis l’origine : un
Berbère de la berbérité antique, à l’intérieur de son foie et jusque dans la moelle de
son sexe (Naissance à l’aube, 24).
Les hommes chez Chraïbi tentent de retrouver l’islam au visage tolérant et universel des
débuts414. Il faut insister sur les qualités que partagent les héros : sens du pur, respect de
l’homme, refus des compromissions. Un bel idéal qui isole le héros du commun des mortels,
ce qui d’après Claude Abastado fait partie de la composante héroïque : “isolement ou
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communion ; c’est le dilemne du héros. Il s’enferme dans une solitude dédaigneuse ou
douloureuse, ou bien il assume une mission civilisatrice, sans jamais se mêler à ceux qu’il
éclaire”415. Yassin, le fils d’Azwaw et de Hineb, dont le nom sauvera sa tribu à l’arrivée des
musulmans416, reprend le flambeau de son père en créant la dynastie berbère des Almoravides.
Tariq combat pour le triomphe et la gloire de l’islam pur des débuts417. Les hommes chez
Chraïbi sont chargés de grandes missions, leur destin n’a rien de comparable à celui des
femmes.
Enfin, sur un plan affectif, tous les personnages se situent dans un face à face entre un
adulte et un enfant : Driss enfant face à son père et sa mère ; Driss, grand, face au petit frère ;
Driss, grand, face à sa mère redevenue enfant ; Patrik, adulte, face à l’enfant Dominique ;
Azwaw face à sa fille. Nous avions présenté en introduction une scène qui nous semblait à
l’origine de l’inspiration : un homme, une femme, un enfant, image de la relation triangulaire
qui unit père-mère-enfant. Mais l’observation des personnages nous amène à conclure que le
héros n’aspire en fait qu’à la relation duelle, écartant à chaque fois le troisième pour rester seul
avec l’autre. Et dans cette relation duelle, le héros, seul, est essentiel, son incapacité à entrer
dans les sentiments et idées d’autrui le prouve.
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Bouhdiba. Ib. p.46.
Ibid.
Chraïbi Vu, lu, entendu. Ibid. p.59.
Revue Souffles, n.5, p.5 1967 : “les ouvriers qu’employait mon père sur ses terres, ils bouffent un bout de
pain et j’entendais mes frères dire “y en a marre, toujours les tajines”. Dans le dernier livre de Mémoires
de Chraïbi, Le monde à côté. Ib. la critique contre un des frères et contre la famille est virulente, pp.22-28.
Le passé simple, entre autres, pp.13, 14, 31, 33, 175, 221, 225, 266 .
Les obligations appelées les piliers de l’islam sont : la profession de foi, la prière, l’aumône, le jeûne et le
pèlerinage.
“Les trois autres domaines sont l’agriculture, l’élevage et sur le tard, le salariat. L’activité marchande
symbolise l’accumulation des biens matériels ; elle évoque les plaisirs de ce monde, contrairement aux
métiers spirituels, qui tendent vers la vie dans l’au-delà”. Malek Chebel, La féminisation du monde. Ib.
p.168
Cette histoire sera développée dans le paragraphe sur les petits garçons.
Voir ci-dessus.
Serhane. Ib. p.45.
Serhane. Ib. p.46.
Ib.
Boujedra Rachid 1969, La répudiation. Denoël, p.94.
Ib. p.95.
Françoise Couchard 1994, Le fantasme de séduction dans la culture musulmane. PUF, p.266.
G.H Bousquet L’éthique sexuelle de l’Islam. Ib. p.72.
Al Hassan ibn Dhakwâm op cit. Bouhdiba, La sexualité en Islam. Ib. p.46.
Ib. Observons qu’à notre époque l’homosexualité est toujours répréhendée comme l’ont montré les
procès de nombreux homosexuels en Egypte en 2002.
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Fatâwa Hindya op cit. Bouhdiba. Ib. p.67. Janâba est l’impureté majeure (émission de sperme, des
menstrues et des lochies), à cette impureté majeure correspond la purification majeure : ghusl.
Concept établi par Albert Memmi et repris par de nombreux chercheurs. Cf chapitre 1
Abdelhak Serhane1986, Enfants des rues étroites. Seuil, p.23.
Abdelhak Serhane 1983, Messaouda. Seuil p.38.
Tahar Ben Jelloun Tahar 1978, Moha le fou, Moha le sage. Seuil, p.69.
Tahar Ben Jelloun, 1983 L’écrivain public. Seuil, p.32.
J.F.A Clément 1974, “Panorama de la littérature marocaine d’expression française”, Revue Esprit.
“L’auteur maghrébin, face aux autres, ne se permet pas d’être lui-même. Son écriture fait diversion. Elle
est une manoeuvre d’obstruction. L’auteur ne dit pas tout ce qu’il pense et il ne pense pas tout ce qu’il
dit. Il parle fort et attire l’attention pour mieux la détourner, il avance masqué. Dans tous les cas, c’est
pour préserver leur identité que ces auteurs refusent d’être identifiés”.
Montserrat-Cals. Ib. p.290.
Les copains sont inspirés de la vie de Chraïbi, il leur a accordé un chapitre dans ses Mémoires, Vu, lu,
entendu. Ib.
Malek Chebel L’Esprit de sérail. Ib. : “l’homosexuel actif, au-delà d’une critique superficielle, ne
provoque pas l’invective générale, ni le mépris réservé à l’homosexuel passif ”, p.29.
Abdelhak Serhane 1995, L’amour circoncis. EDDIF. “Les tendances homosexuelles font l’objet d’une
importante répression , il faut cependant considérer que l’homosexualité ‘active’et l’homosexualité
‘passive’ n’ont pas la même signification symbolique dans l’imaginaire collectif des Marocains. La
première est considérée comme une manifestation de virilité par opposition à la seconde qui est vécue
comme une source d’humiliation et de dégradation”.
Driss Chraïbi Vu, lu, Entendu. Ib. chapitre7.
Certainement choisi pour Le cimetière marin, Chraïbi adresse des clins d’oeil aux lettrés.
René Girard 1978, Mensonge romantique et vérité romanesque. Grasset, p.61.
On est dans un système de poupées russes, le roman intitulé Les Boucs raconte l’histoire d’un écrivain
qui vient d’achever un roman Les Boucs, et il raconte aussi la vie d’un groupe d’émigrés surnommés Les
Boucs.
A la première publication du Passé simple, Chraïbi avait dédicacé son livre à Mauriac. Celui-ci ne voulant
pas être associé à un livre aussi polémique, avait très mal réagi et rejeté ce roman. La dédicace a disparu
des éditions suivantes, mais un sentiment de rancune est resté. Vingt ans plus tard Chraïbi confiait à
Basfao Ibid. p.700 : “j’ai dédié ce livre à François Mauriac parce que c’était soi-disant le représentant, le
défenseur du Maroc…il s’est senti ulcéré par cette dédicace : lui a compris”. Chraïbi, dans un accès
d’orgueil, veut faire croire après coup que la dédicace n’était pas un hommage de sa part à Mauriac mais
une critique.
Comme cela ressemble parfois à l’auteur : “Je peux te le dire parce que tout le monde le sait, et que je
n’ai rien à cacher, j’ai aimé à peu près quatre vingt fois…et je continue”. Interview avec Basfao. Ib. p.701.
Basfao. Ib. p.713.
Ib. p.731.
S’exprimant à propos de ce livre, Chraïbi dit : “…tout est dit là dedans : la charge émotive, le
comportement amoureux…c’est bien arabe”. Interview avec Basfao, Ib. p.702.
Jeanne Fouet 1997, Aspects du paratexte dans l’oeuvre de Driss Chraïbi. Thèse de doctorat d’Etat.
Besançon. “L’équipe directoriale de Denoël avait changé en 1979. C’était un nouveau PDG. Je ne
m’entendais pas avec lui. Je suis donc passé au Seuil”. Telle est l’explication fournie par Chraïbi en 1995
à Jeanne Fouet. Il oublie de dire que, tenu par un contrat à la maison d’édition Denoël, il lui fallait
trouver un subterfuge justifiant le changement temporaire d’éditeur. L’aspect trilogique a été l’argument.
Cela ressemble à notre avis à une jolie provocation. Au J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian,
Chraïbi semble répondre par un j’irai aimer sur vos tombes.
Elfakir. Ib. p.99.
Phrase que nous retrouvons mot à mot dans les Mémoires de l’auteur, Vu, lu, entendu. Ib. p.91.
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Emission de Jean Paget, France-Culture, 4 mars 1967.
Interview accordée à Eva Seidenfaden en 1985. Ib. p.458.
Antonia Fonyi 1994, Lire, écrire, analyser. La littérature dans la pratique psychanalytique. L’Harmattan,
p.125.
Hadith cité par Bouhdiba. Ib. p.20.
Elisabeth Badinter 1992, XY de l’identité masculine. Ed. O.Jacob, p.91.
“Tuer un seul être humain, c’est tuer tout le genre humain” : principe commun aux religions catholique
et musulmane cité dans La Mère du Printemps, p.148 et Naissance à l’aube, p.90.
Claude Abastado 1979, Mythes et rituels de l’écriture. Ed. Complexe, p.65.
Rappelons que Yas-sin est le nom d’une sourate du Coran, et que le choix de ce nom sera la preuve de
la volonté d’allégeance de la tribu de Azwaw à l’islam.
Naissance à l’aube.
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