Chapitre X (extrait), Une Vie, Guy de Maupassant Support : Chapitre

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Chapitre X (extrait), Une Vie, Guy de Maupassant Support : Chapitre
Chapitre X (extrait), Une Vie, Guy de Maupassant
Support : Chapitre X (extrait), Une Vie, Guy de Maupassant
Originaire comme lui de Normandie, Maupassant fut formé à l’écriture par Flaubert (1821-1880) qui
lui inculque l’observation du réel et l’incite à faire ses « gammes » de style. Amateur de grand air, de
canotage, de chasses et de femmes, Maupassant est aussi un membre assidu de la société d’écrivains
et d’artistes qui entourent Zola : il publie Boule de Suif dans le recueil Les Soirées de Médan.
Il devient célèbre et bientôt riche. Plus de 300 nouvelles paraissent dans des journaux avant d’être
réunies en volumes. Son talent de conteur apparait aussi dans ses 6 romans : Une Vie (1883), Bel Ami
(1885) ainsi que Pierre et Jean (1887).
Il fait de nombreux voyages sur son yacht, le Bel-Ami. Vers 1884, sa santé commence à décliner.
Victime d’hallucinations, il est hanté par l’idée de la mort, par des obsessions dont ses dernières
œuvres portent trace (Le Horla, 1887). Ces troubles dégénèrent en folie après un suicide manqué. Il
est interné et meurt en 1893, sans avoir jamais recouvré sa lucidité.
A 30 ans, Maupassant connait le succès grâce à la nouvelle « Boule de Suif », publiée avec le concours
d’Emile Zola dans le recueil Les Soirées de Médan (1880). L’école naturaliste est née. Tandis que Zola
s’impose comme le chef de file de toute une génération de jeunes auteurs avides de gloire,
Maupassant prend du recul pour se remettre au travail comme le lui avait conseillé Flaubert.
En 10 ans, Maupassant publie près de 300 nouvelles et 6 romans.
Une Vie (1883) est le premier de ces 6 romans : il impose Maupassant au public comme romancier de
premier ordre. Considéré comme le plus flaubertien des romans de Maupassant, il est d’abord publié
en feuilleton dans le journal Gil Blas puis il parait en librairie. 25 000 exemplaires sont vendus ; c’est
un énorme succès. Le roman fait scandale ; l’ouvrage est interdit dans les bibliothèques de gare,
garantes de la moralité en littérature.
Ayant découvert que son épouse le trompe avec Julien de Lamare, le Comte de Fourville pénètre un
jour comme un fou dans le château des Peuples en demandant sa femme. N’obtenant pas de réponse,
il repart et bat la campagne en pleine tempête à la recherche du couple. Ce passage fait pendant au
chapitre IX où Jeanne, ayant découvert les chevaux de son mari et de Gilberte de Fourville dans la
campagne et ayant deviné leur liaison, choisit de se retirer sans rien dire. Dans cet extrait, le Comte ne
parle pas non plus mais il réagit avec une extrême violence alors que Jeanne n’éprouvait que de la
résignation. Il s’agit ici du seul moment de révolte du roman.
Problématique : Comment Maupassant mêle-t-il dans cette scène de double meurtre les registres
fantastiques et tragiques ?
Axes de lecture :
I-
1. Une situation traditionnelle traitée de façon inattendue
2. Le déchaînement de la violence
3. L’amour effacé
Une situation traditionnelle traitée de façon inattendue
1) L’éloignement du point de vue
C’est un des rares passages où le narrateur abandonne le point de vue de Jeanne. D’abord, on a le
point de vue interne du Comte, puis un point de vue externe.
Le Comte a appris la trahison de sa femme. Au début du texte, l’eau glisse sur le visage du comte. Ces
gouttes peuvent être assimilées à ses larmes. La tempête extérieure fait écho au tumulte de son cœur.
Ces éléments suggèrent sans aucune ambiguïté ses sentiments de mari trompé. Dès que le comte
repère la hutte de berger, le lecteur ne devine que ce que le comte voit grâce aux réactions de ce
dernier. Le texte est axé sur la violence du personnage.
Après avoir précipité la cabane du haut de la falaise, le comte disparait totalement du passage. La
cabane représente par métonymie les deux amants ; on s’éloigne du point de vue du comte.
2) La violence remplace l’expression des sentiments
La mise à distance du point de vue du comte est une caractéristique de ce passage : aucune émotion
n’est dévoilée explicitement. Le comte est incapable de s’adresser directement à l’objet de sa jalousie.
Il s’attaque donc à la maison roulante par métonymie, puisqu’elle contient les amants.
Le comte semble d’ailleurs s’attaquer à des animaux : « niche » assimile les deux amants à des animaux.
3) Une scène racontée en temps réel
Le temps de la narration est égal au temps de l’action. De très nombreux indices temporels structurent
le récit : « dès que », « puis », « lentement », « alors », « un temps assez long s’écoula », « et tout à
coup », « puis soudain », « et », « lorsque », « tout à coup », « puis », « dès que »). Ce texte ne
comporte pas d’ellipses narratives, d’ellipses temporelles.
II-
Le déchaînement de la violence
1) Un animal
Le comte de Fourville est ici représenté comme une brute puissante, plus proche de l’animal que de
l’homme civilisé : « semblable à une sorte de monstre avec son grand corps souillé de boue et sa
coiffure en poil de bête ».
Cet homme peut faire penser à une autre création littéraire, Frankenstein, créé par Marie Shelley
(1818). Il est également animalisé, assimilé à un bœuf, et la plupart de ses mouvements sont dirigés
vers le bas, vers la terre, comme s’il ne pouvait se dresser sur ses deux jambes : « se coucha », « se
traina », « rampa », « se cacha dessous ». Le seul moment où il se relève, il est couvert de boue
(« fangeux »).
Son geste est celui d’un fou furieux ; il ne respire plus, il halète.
2) Une nature hostile
C’est un lieu isolé (« cabane solitaire ») où personne ne pourra venir en aide aux deux amants. On a un
paysage rural, situé de manière réaliste par « val de Vaucotte ». Le paysage est rude et accidenté
(« fossé », « falaise », « ravin »). Le sol est inhospitalier : « sol de pierre », « ronces ». Les éléments
sont déchainés comme les sentiments dans le cœur du comte : « grains », « bourrasques », « grêle ».
Tout ceci concourt au registre fantastique. L’errance du comte dans cette nature hostile fait songer à
l’errance de la créature façonnée par le docteur Frankenstein. Le comte s’est placé hors de l’espèce
humaine sous l’effet de la colère. Cela confirme le registre fantastique du texte.
3) La disparition des êtres et la domination et la domination des choses
Le comte aurait dû se retrouver face à face avec sa femme et l’amant de cette dernière. Les seuls êtres
qu’il rencontre sont les chevaux, représentant par métonymie les deux amants.
Le « vieux mendiant » appartient seulement quand le comte a disparu. Il appartient à une humanité
pauvre et dégradée. Il est le seul témoin de la scène.
La confrontation, le contact entre le comte et les deux amants et toujours indirect. La cabane apparait
comme un écran où l’on voit des objets, que l’on observe et que l’on jette. Ici, les deux amants ne sont
pas nommés ni différenciés (« ils » + « criaient », « heurtant », « ne comprenant pas », verbes qui
montrent leur impuissance). Le paragraphe où l’on trouve ces verbes est le seul où l’on trouve un point
de vue omniscient. Il y a un déséquilibre de force entre le comte et ses victimes. Le comte, désigné par
« il », est omniprésent dans la première partie.
Dans la deuxième partie, la cabane est mise en valeur (« elle »). Le pronom personnel « elle », qui
représente la cabane, est le sujet de nombreux verbes d’action, ce qui montre que ceux qui sont
dedans sont passifs, ils ne peuvent rien faire.
Le mouvement de la cabane subit des accélérations (« allant », « sautant », « trébuchant », « battant »
 homéotéleutes, « se remit à dévaler », « bondit », « creva ».
La cabane, dans sa description, reprend les qualifications du comte, qui l’a poussée dans le vide
(« emportée follement », « comme une bête »).
La cabane est ensuite désignée comme un « coffre de bois », devenant ainsi le cercueil des deux
amants.
III-
L’amour effacé
1) Deux absents
Julien de Lamare et Gilberte de Fourville sont peu présents dans le texte : ils ne sont désignés que par
« ils » et « ceux ». C’est une scène traditionnelle, car fréquente dans les romans, où le mari surprend
les deux amants. Cette scène romanesque et théâtrale est remplacée par un compte-rendu assez sec
des actions du comte est assimilé à une bête qui attend son heure pour venir au bout de sa proie. Il
guette le moment propice.
Ce rythme régulier et saccadé est une manière pour Maupassant de suggérer l’intensité de l’acte
amoureux. On ne voit que les réactions du comte de Fourville, tout le reste est à deviner, par allusions.
2) Deux cadavres
La présence des amants n’a été révélée que par celle de leurs chevaux. Cette présence n’est détectable
que par les bruits qu’ils émettent (cris et coups). Les deux amants savent qu’ils vont mourir. Leur
situation leur ôte toute dignité et ôte toute dignité à leur fin tragique. Lorsque la hutte s’écrase, ils
passent au second plan, après la hutte (« la cabane s’y creva comme un œuf », « le coffre éventré »,
« les débris »). Seulement deux corps seront ensuite mentionnés, ils apparaissent morts,
effroyablement disloqués. Les personnages sont de nouveau décrits ensemble. Les pluriels montrent
que l’on ne peut plus les distinguer.
Une fois décrits individuellement, c’est à travers leur corps morcelé : « front ouvert », « mâchoire […]
pendait », « face écrasée ». Ils ont perdu jusqu’à leur identité ; ils sont désignés de manière générique,
ils ont perdu leur intégrité. La Comtesse est présentée en second, avec un plus gros plan. Elle est
présentée en des termes qui soulignent cette dislocation : l’allitération en « ch » à la fin du texte donne
l’impression au lecteur de revoir le choc.
Conclusion : La violence extrême de ce texte en fait un moment exceptionnel dans le roman où
habituellement les personnages subissent leur destin sans réagir. L’être humain est représenté comme
un être dénaturé (corps inertes et brisés, animal). A aucun moment n’apparait la possibilité d’une
communication. Entre les êtres. Le comte de Fourville, sorte de double masculin de Jeanne, est aussi
son contraire puisqu’il agit là où elle se résigne. Mais le comte, comme Jeanne, se montre aussi muet,
aussi incapable d’exprimer son outrage et sa colère. L’acte perpétré par le Comte fera trois victimes et
non pas deux. Le soir même de la mort de Julien, Jeanne accouche d’une petite fille mort-née.