historique de l`enquête privée en france
Transcription
historique de l`enquête privée en france
1 HISTORIQUE DE L’ENQUÊTE PRIVÉE EN FRANCE La recherche de l’information et la méthodologie mise en place pour l’acquérir sont des perspectives inhérentes à l’humanité. Des enquêtes géographiques de Strabon, en passant par les grands explorateurs qui mènent sur le terrain une véritable prospection ethnographique et commerciale, pour arriver à l’agent de recherche privé du 21ème siècle, tout ses acteurs ont un point commun : savoir. L'intuition et la déduction, disait Descartes, sont « les deux voies qui conduisent à la vérité de la manière la plus sure ». Or, l’acquisition efficace d’un savoir, suppose dans un premier temps une rationalisation de l’enquête, suivie, dans un second temps par un processus d’assimilation et d’organisation des connaissances pour, enfin, les mettre en application. Cette démarche pensée est l’héritière d’une tradition historique et philosophique pluriséculaire. En atteste l’étymologie grecque du terme « histoire », historia qui signifie « enquête », « celui qui sait » ; le substantif histor marque quant à lui l’action d’enquêter, se rattachant étymologiquement à oida, un parfait archaïque du verbe eidenai qui signifie « j’ai vu », « je sais ». Ainsi, en considérant les sources, Hérodote apparaît comme le père de l’histoire, titre décerné par Cicéron, mais également comme le premier penseur critique soumettant son objet d’étude à un regard interrogatif, sceptique et objectif. Son ouvrage l'Enquête1 respecte une méthodologie particulière. D’une part, son travail est le fruit d’une enquête critique qui a permis de recueillir des informations que le discours va ensuite ordonner en un savoir. Et d’autre part, il a jugé avec discernement les données dont il dispose pour les constituer en connaissance et faire émerger la vérité. L’activité d’enquêteur privé traverse les âges. Certes, l’évolution historique induit des changements dans la méthode au regard des avancées technologiques et de l’augmentation du savoir général sur le monde ; cependant les soubassements intellectuels qui sous-tendent 1 Du grec Ἱστορίαι, littéralement « recherches, explorations ». Le premier paragraphe annonce clairement les intentions de son auteur : « Hérodote d'Halicarnasse présente ici les résultats de son Enquête afin que le temps n'abolisse pas le souvenir des actions des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l'oubli ; il donne aussi la raison du conflit qui mit ces deux peuples aux prises. ». Voir HERODOTE, Œuvres complètes, trad. André BARGUET, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, 1873 p. Soulignons que l’objectivité d’Hérodote lui fut reprochée dans son enquête sur les Grecs et des Barbares. En effet, ne sacrifiant pas son analyse au paradigme de la supériorité du monde grec, il fut accusé de complaisance envers les ennemis du monde civilisé. 2 l’activité trouvent des échos tout au long des siècles : la collecte de l’information et son organisation en savoir restent des données fondamentales de l’existence humaine. Nous nous attacherons donc à faire émerger les différentes figures et facettes de l’enquêteur privé de l’antiquité à nos jours. En effet, l’agent de recherche privé n’est pas une création ex-nihilo mais s’appuie sur des activités et des démarches qui jalonne le temps. La démarche d’Hérodote l’illustre tout comme les 10 livres du Périégèse de Pausanias. Nous tâcherons d’inclure dans notre étude les assisses intellectuelles et scientifiques successives de l’enquête pour aboutir à la naissance du métier d’enquêteur au XIXème siècle2, permettant ainsi de confirmer l’émergence de son statut officiel à l’aube du XXIème siècle. 2 Etudié par Dominique KALIFA, Naissance de la Police Privée. Détectives et agences de recherches en France 1832-1942, Paris, Plon, colL. « Civilisations & Mentalités », 2000, 328 p. 3 L’ENQUÊTE A TRAVERS LES ÂGES… L’ANTIQUITÉ Nous l’évoquions, Hérodote érige l’enquête en une véritable méthode appliquée à sa discipline, l’histoire, dont la démarche reste pertinente de nos jours3. Les parallèles sont nombreux mais l’utilisation de la critique et du scepticisme vis-à-vis de son objet d’étude, ainsi que le caractère objectif que revêt la collecte de l’information sont des critères fondamentaux utilisés par tout enquêteur qui se respecte. En remontant dans le temps, citons vers 1100 av. J.C., sous le règne de Ramsès IX, une curieuse enquête égyptienne sur le pillage des tombes dans la nécropole Thébaine4. Cette péripétie est connue de l’historien grâce aux dossiers (14 documents écrits) du grand procès qui eut lieu à cette époque. Averti d’un vol avec effraction, le pharaon dépêche une commission d’enquête, à l’initiative d'un grand prêtre du clergé d'Amon, aux fins de constater les faits sur les lieux. Les enquêteurs parcourent les vallées désertiques de la Nécropole et examinent minutieusement tout tombeau dont l’apparence semble suspecte. Il apparaît alors d’un procès-verbal qu’à « la pyramide du roi Sekhemré Sched-taoue, fils de Ré Sebekemsaf : on a trouvé que les voleurs l’avaient ouverte avec effraction au moyen d’un travail de tailleur de pierres, à la base de la pyramide, en partant du portique d’entrée du tombeau de Nebamoun, directeur des greniers sous le roi Thoutmosis III. On trouva que le lieu de sépulture du roi son maître avait été pillé, et de même le lieu de sépulture de la reine Khasnoub, sa royale épouse ; les voleurs avaient porté la main sur eux ». Rapidement huit voleurs furent identifiés et arrêtés, la plupart d’entre eux appartenaient au clergé d’Amon. Ils avouèrent leur forfait après un rude interrogatoire… Cet exemple le démontre, l’activité d’enquêteur existe depuis des millénaires et se poursuit dans le temps, l’évolution des sciences et de la connaissance permettant d’affiner les techniques et la réflexion de l’enquêteur. Ainsi, Strabon (63 av. J.C. – 21/25 ap. J.C.) fait lui aussi œuvre d’enquêteur. Son ouvrage Géographie, en 9 tomes, est un rapport de synthèse d’une vaste enquête l’ayant mené de la Méditerranée, en Europe jusqu’en Asie. Pour lui, seul 3 Voir l’ouvrage de Catherine DARBO-PECHANSKI, Le Discours du particulier. Essai sur l'enquête hérodotéenne, Paris, Seuil, coll. « Des travaux », Paris, 1987. 4 Voir Hermann RANKE, Adolf ERMAN, La civilisation égyptienne, Paris, Payot, coll. « Histoire », 1990, 751 p. 4 l’auteur disposant de la « polymathie », ce faisceau de connaissances indispensables et caractéristique des savants, peut s’attacher à recueillir un savoir scientifique et encyclopédique. Plus qu’une simple œuvre de géographe sa démarche s’inscrit comme un instrument de conquête ayant pour finalité une politique administrative efficace (connaissance des populations et de leurs chefs, repérages topographiques…). Ses sources compilent ainsi de nombreuses références, ses observations et ses prises de notes lors de sa « périègèse » ou encore les traités historiques participant à façonner une véritable ethnographie des lieux visités. Son enquête sur les Gaulois (livre IV) permet à l’historien d’avoir une description de leur habitat, des conditions matérielles de leur vie quotidienne ainsi que l’organisation politique et sociale de cette « race passionnée de guerre ». Dans le même esprit, Pausanias le Périégète (115-180 av. J.C.) écrit une Description de la Grèce (Περιήγησις / Periêgêsis) qui se rapproche des méthodes d’enquête de Strabon. La précision des indications et l'ampleur de l'information surprennent, ainsi que la sûreté du coup d'œil, validée par des fouilles archéologiques contemporaines. Voyageur infatigable, observateur toujours attentif, il a visité la Grèce, l'Italie, l'Espagne, une grande partie de l'Asie et étudié fort soigneusement les traditions locales. Fin connaisseur des beaux arts, surtout de la peinture et de la sculpture, il a transmis des détails précieux sur les artistes, poètes et autres écrivains qui pouvaient lui fournir des lumières pour l'exécution de son ouvrage. Ecrit avec discernement et esprit critique, son ouvrage nous donne une lumière éclairée sur l'histoire de la Grèce ancienne. 5 LE MOYEN ÂGE Parcourons un peu le temps… Les ancêtres des enquêteurs réapparaissent au IXème siècles sous la figure des missi dominici (en latin « envoyés du seigneur ») qui sous Charlemagne deviennent des agents réguliers de contrôle de l'administration locale (capitulaire de 802). Concrètement, les missi travaillent en binôme, un laïc et un clerc et sont chaque année affectés à la visite d'une région5. Instrument d’un Etat balbutiant, ils recueillent l’information au profit de l’empereur, lui-même menacé par l’hégémonie des nobles. Les missi ont pour mission de procéder à des enquêtes, de contrôler l'administration des provinces, de signaler à l'empereur les abus constatés. Ils font respecter les droits royaux, contrôlent les comtes, reçoivent les serments d'allégeance et supervisent la conduite et le travail du clergé. Ses pouvoirs d’enquête préalable et de contrôle ne vont pas sans mal ; la partialité et les rivalités des nobles compliquent d’autant plus leurs tâches qu’ils sont le lien entre l’empereur et les représentants nobiliaires. Charlemagne confiait donc cette charge sûre à des personnes qui étaient « les yeux, les oreilles et la langue du souverain ». Ce souci de contrôle se comprend au regard de l’émergence des comtés qui sont des fiefs frontaliers (les marches) destinés à protéger des invasions extérieures. De part, leurs positions, aux confins de l’Empire carolingien, les comtes vivent dans une relative autonomie, propice à une remise en cause du pouvoir de l’empereur. 5 Pour plus d’information, on pourra se reporter à l’ouvrage de Louis HALPHEN, Charlemagne et l’empire carolingien, Paris, Albin Michel, coll ; « L’évolution de l’Humanité », 1979, 508 p. 6 Les missi dominici se présentant devant Charlemagne A cette fonction de confiance fait écho les enquêteurs royaux, établis pour la première fois par Saint Louis en 1247, à la veille de son départ en terre sainte. Ces derniers sont chargés de recueillir et d’enquêter sur les plaintes des administrés et justiciables du roi de France à l’encontre des représentants de l’administration, baillis, sénéchaux, prévôts, sergents… Dans un premier temps, ce corps des enquêteurs est formé essentiellement par les franciscaines et les dominicains, animés par une piété et un esprit de justice caractéristique du christianisme des origines. Ils répriment ainsi l’abus de pouvoir, la cupidité dans un contexte hérité de la Paix de Dieu. De telles enquêtes furent prescrites dans les domaines du frère du roi, Alphonse, comte de Poitiers et de Toulouse, pour y arbitrer les conflits entre riches et pauvres et pour déterminer la répartition de l’impôt. Dans un esprit de recherche et de défense des droits du roi, furent organisés par Philippe le Bel des enquêtes générales de ce type dans le but de punir les mauvais officiers dénoncés par les administrés mais surtout d’améliorer la gestion du patrimoine royale au détriment parfois de l’équité de l’enquête. 7 Après l’enquête générale de 1328 qui était un inventaire des feux, il n’y eut plus que des missions occasionnelles de « réformateurs généraux », pour satisfaire les revendications des états généraux avec lesquels le roi devait compter pour obtenir des subsides. Recours du justiciables contre les officiers au XIVème siècle, les réformateurs abusent de plus en plus de leur position dominante et sombrent dans le despotisme en aggravant les abus à leur profit et à celui du roi. Ils se nommèrent commissaires départis au XVIème et disparurent définitivement au XVIIème avec la création des intendants. « A touz ceus qui ces lectres verront, nous, Jehan de Monci enquesteur, député de par nostre seigneur le roy de France des acquès que les églises et les religieus ont fait en la prévosté de Paris et en resort d'icelle, et des fiez qui sunt en main de non nobles, faisons assavoir que nous avons eu et receu de religious hommes, l'abbe et le couvent du Vau de Sarnay, de l'ordre de Cistiaus, ou non de nostre seigneur le roy devant dit, pour leur acquez depuis cinquante ans et de plus qu'il ont faiz en ladite prévosté et en resort, c'est assavoir de IIIIxx arpens de bruyères et de pasturages ou environ, séanz entre Chaumuce et les Crèches, et de vint et un arpent et un quartier et neuf perches ou environ de terre arable ou terrouer de Sernay, qui valent et sont prisié par an de rente seize livre ou là entour, soissante et quatre livres de Paris de la finance des quatre années ; desquex deniers devant diz, nous nous tenons pour bien paiez, et en quitons lesdiz religious à touzjours, sauf le droit de nostre seignour et l'autrui, s'il i est. En tesmoing de laquel chose, nous avons scelé ces lettres de nostre seel, qui furent fetes l'an de grace mil trois cenz et un, le samedi veille Nostre-Dame en marz. » Acte M. (24 mart. 1302, n.s. – l’id. mai. 1304.) N.B. : Le mot enquesteur existait déjà en ancien français pour désigner des agents du roi comme l’illustre cet extrait de cartulaire consultable en ligne sur le site de l’école de chartes : http://elec.enc.sorbonne.fr/cartulaires/vauxcernay3/acte9/ 8 MÉTHODOLOGIE DE L’ENQUÊTE MÉDIÉVALE Toujours au Moyen Age, les enquêtes pour la canonisation sont également le fruit d’une recherche méthodique d’information sur les miracles du futur saint. Pour cela, le recueil de témoignage, leur recoupement et la recherche de preuves sont autant d’éléments nécessaires à l’enquête. D’ailleurs, la canonisation suit quatre étapes rigoureuse : l’enquête diocésaine, la reconnaissance de l'héroïcité de ses vertus, la béatification et enfin la canonisation. Ainsi, Le 23 juin 1330 s'ouvre à Tréguier l’enquête pour la canonisation de saint Yves Haelori. C’est l’enquête de canonisation la mieux conservée dont l’original, intitulé « Enquête sur la vie, les moeurs et les miracles d'Yves Helory de Ker Martin », se compose d’un long rouleau formé de 81 peaux de vélin cousues les unes aux autres et remis au pape Jean XXII à Avignon le 4 juin 1331. Extérieurs à la Bretagne, les enquêteurs eurent très souvent recours à des interprètes ; d’ailleurs les notations approximatives de certains noms de lieux et de personnes traduisent leur méconnaissance de la langue et de la région. Entre le 23 juin et le 4 août, ils reçurent plus de 240 témoignages, réponses à un questionnaire-type. Comme le signale M. Balard6, à cette époque, la renommé publique (vox populi) est très importantes et la fin de chaque déposition s’ensuit d’une déclaration de notoriété publique : un fait est considéré comme réel et avéré s'il est notoire. L'historicité des miracles se heurte aujourd'hui à des réactions de refus de l'irrationnel. Cependant, pour les contemporains se sont des évènements vécus, des actions concrètes manifestant l'expression d'une foi salvatrice qui s’affirme comme un recours dans les circonstances désespérées. Le pape Clément VI prononcera finalement la canonisation à Avignon le 9 mai 13477. Le problème des médiévaux se pose donc en ces termes : dans quelle mesure mettre en place une opération de vérification qui, à l'image du flagrant délit, permet au souverain ou à l’institution ecclésiastique de déterminer la vérité ? A cet égard, l’enquête ou inquisitio, selon la terminologie médiévale, consiste à réunir autour du procureur, dans le cas d’une procédure judiciaire, une assemblée de personnalités susceptible de connaître les mœurs et les droits des 6 Michel BALARD, Jean-Philippe GENET, Michel ROUCHE, Le Moyen Age en Occident, Paris, Hachette, coll. « Histoire Université », 1990, 320 p. 7 Saint Yves. Ceux qui l’ont connu témoignent. Ceux qu’il a guéris racontent. Enquête de canonisation, trad. fr. Jean-Paul LE GUILLOU, s.l., s.n., [1989], 2003, 159 p. Traduction de l’original Enquête sur la vie, les moeurs et les miracles d'Yves Helory de Ker Martin. 9 citoyens. Là encore, l’oralité prédomine et suffit à acter la véracité d’un fait. Pour déterminer la vérité, l'enquête médiévale part du principe que la preuve ne doit pas être produite par le détenteur ou le représentant du pouvoir judiciaire, mais par un comité d'experts (compétence externe), c'est à dire des personnes dont on considère que leur niveau social (leur rang, leur âge, l'état de leur richesse) justifie leur prétention à connaître et à exprimer la vérité. Il est important de noter que cette forme d'enquête, qui a été abandonnée provisoirement dans les Xème et XIème siècle, a été également reprise à son compte par l'Église médiévale dans la gestion de ses propres biens. Ainsi, l’institution ecclésiastique poursuit l’inquisitio, elle-même inséparable de la visitatio qui se déroule dans un premier temps par la visite de l'évêque. Ce dernier établit l'inquisitio generalis (inquisition générale), en interrogeant une catégorie déterminée d'individus pouvant lui rapporter oralement les éventuels méfaits ou délits commis dans le diocèse en son absence. Ensuite, dans le cas d'une infraction, l'évêque procède à l'inquisitio specialis (inquisition spéciale), pour tenter d'en déterminer la nature et l'auteur. La confession de l'accusé intervient au troisième et dernier stade de la procédure pour interrompre l'inquisition et en confirmer les conclusions. Cette forme ecclésiastique de l'inquisitio, établie à l'époque où l'Église devient le principal corps politique et économique de l'Europe, permet ainsi de placer à la disposition du pouvoir un vaste fond de connaissance, une banque de savoir qui regroupe à la fois la connaissance des fautes, des péchés et crimes commis, mais également des données économiques, qui concernent la manière dont les biens sont administrés, réunis, accumulés ou distribués au sein de la collectivité. L’enquête au Moyen Age ne peut se comprendre sans la naissance, encore balbutiante, de l’État moderne et la volonté grandissante de gestion administrative.On peut rappeler, avec Michel Foucault, l'exemple historique du Domesday Book, mis en place en Angleterre en 1066 par Guillaume le Conquérant pour régler les litiges entre les envahisseurs normands et la population autochtone. Alors que les conquérants s'emparent des biens des anglais et entrent en opposition avec ces derniers, Guillaume, pour rétablir l'ordre et intégrer ses hommes à la population, réalise une vaste enquête portant sur l'état des impôts, des propriétés, du système de rentes foncières…etc. L’enquête apparaît alors comme un moyen d’information par l'intermédiaire de la collecte d'informations, associations de témoignages, inventaires, concertation des notables. Cette corrélation entre gestion administrative et recension par voie d’enquête marque un tournant majeur de l’histoire de France. Même si pour l’analyse de 10 Michel Foucault, ce processus de l’enquête est une manière politique d'affirmer le pouvoir dans la société civile8, il n’en reste pas moins que l'enquête médiévale constitue une libération, ou une maturation du processus de connaissance, à travers le progrès dialectique de la raison humaine. En cela, Kant apparaît, au XVIIIème, comme le continuateur d’une libération de la raison humaine dans le processus de connaissance. L’homme doit se débarrasser de toutes hétéronomies afin de soumettre sa raison au tribunal de son propre entendement et ainsi se libérer de l’état de tutelle dans lequel il s’est enfermé. 8 Dans Les mots et les choses, Michel Foucault établit que l'enquête ne représente qu'une procédure politique qui définit légalement les conditions d'énonciation de la vérité, que celle-ci « n'est absolument pas un contenu, mais une forme de savoir, située à la jonction d'un type de pouvoir et d'un certain nombre de contenu de connaissance ». 11 L’ÉPOQUE MODERNE En revanche, l’enquête sur la noblesse en 1666 vise concrètement à la mainmise du pouvoir royal sur le second ordre de la société tripartite. En effet, cette démarche cherche à priver les usurpateurs de leurs privilèges, afin de mieux définir une caste en constante augmentation, mais surtout de réduire les pensions octroyer par le roi de France, dont les finances ne supportent plus la charge. Désormais, le noble doit prouver par des actes authentiques son sang bleu sur 100 ans. Les usurpateurs sont déférés au tribunal des requêtes de l'Hôtel du roi tandis que les intendants vérifient que les gentilshommes mènent une « vie noble » et n'ont pas, eux ou leurs ascendants, dérogés par l'exercice de professions industrielles ou commerciales. L'enquête se poursuivit jusqu'en 1674 et fut reprise de 1696 à 1727. Cette chasse aux usurpateurs à des fins pécuniaires s’accompagnent donc d’une vaste enquête dans les différentes banques de données (héraldique, généalogie, armoiries…) afin de déterminer l’origine de chacun. Dans une autre optique, les sociétés commerciales de cette période sont les héritières des grandes explorations et découvertes des siècles précédents. En effet, les carnets de voyages et les descriptions du nouveau monde sont autant d’enquêtes commerciales, ethnographiques, géographiques ayant permit l’expansion européenne et surtout l’installation de comptoirs, voir de colons. Ainsi, la Compagnie des Indes a pu se développer grâce à son réseau de comptoirs et sa logistique propre mais sa réussite n’aurait pu se passer des récits de voyage, des témoignages des missionnaires qui sont autant d’enquêtes de terrain, permettant de saisir le fonctionnement de nouvelles cultures et populations. L’Histoire des voyages de l’abbé Prévost est une commande officielle qui compile différents ouvrages, notamment des traductions anglaises, accompagnés de commentaires de son auteur afin d’offrir un état actuel des découvertes, des peuplements et colonisations…9. Ces relations de voyage permettent aux compagnies commerciales de s’implanter dans des régions encore méconnues et d’entreprendre ainsi leur mise en valeur commerciale. D’ailleurs, ces enquêtes exotiques influencent toute la génération des philosophes des Lumières s’inspirant de ces récits pour élaborer leurs pensées, au rang desquelles le mythe du bon sauvage tient une place de choix. Or, les us et coutumes collectés lors de ces pérégrinations permettent ensuite 9 Voir l’ouvrage de Michèle DUCHET, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité », [1971], 1995, p. 65-136. 12 d’échafauder une critique déguisée de l’absolutisme français. Jean-Jacques Rousseau incarne ce prototype du philosophe, travaillant directement sur les enquêtes ethnographiques comme le révèle l’inventaire de sa bibliothèque. Sa problématique entre nature et culture révélée dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, incarne pour Claude Lévi-Strauss, la naissance de l’ethnographie, véritable enquête scientifique sur l’homme10. 10 Claude LEVI-STRAUSS, « J.J. Rousseau, père de l’ethnologie », Le Courrier de l’UNESCO, mars 1963. 13 LE TOURNANT CONTEMPORAIN Le XIXème ouvre de nouvelles perspectives permettant de théoriser l’enquête au regard des théories scientifiques naissantes. Ainsi, la discipline se pare d’une légitimité théorique et intellectuelle qu’illustre les nouvelles théories de la connaissance. La méthode se soucie désormais de l’exactitude des faits, le recueil objectif de leur déroulement ce qui amène d’ailleurs à parler de « science historique » à cette même période. Le contexte plus large du positivisme comtien favorise une approche rationalisée du savoir que les historiens positivistes Langlois et Seignobos ont cherché à élever au rang d’une science aussi rigoureuse que la physique. Or, l’enquêteur se doit de synthétiser un discours vrai et logique sur des faits passés tout en prouvant ces faits au moyen de la matérialisation de preuves, en recoupant les différentes sources permettant ainsi de valider une hypothèse de réflexion. Dès lors, ce n’est plus le témoignage d’un noble qui fait foi mais la méthode qui impose la critique externe des documents (authenticité) et leur critique interne (interprétation). Cette méthode tend à éliminer la subjectivité personnelle, afin d’établir des faits (aidé par des disciplines scientifiques comme l’histoire, la généalogie, la physique, la médecine...). Ce renouveau scientifique touche donc directement la matière et les méthodes de l’enquête qui se doit de prouver des faits, d’en matérialiser les preuves au sein d’un processus de connaissance élaboré. C’est dans ce bouillonnement intellectuel et scientifique que s’inscrit la naissance de la police privée, étudié par Domonique Kalifa. L’auteur puise ses sources dans les archives, la littérature policière et les faits divers afin de mieux cerner cette activité d’enquête entre 1832 et 1942. Quelle soit sociale, administrative, judiciaire, littéraire, sociologique ou médiatique, « l’enquête » s’impose au XIXème siècle comme une catégorie majeure d’approche, de questionnement et d’interprétation de la société. Elle permet en effet de valider scientifiquement une hypothèse ou une intuition et se pose donc comme une opération intellectuelle, qui devient peu à peu le mode privilégié de production et de diffusion du « vrai » dans la société industrielle et urbaine. Dans ce contexte, cette démarche de la pensée pénètre toutes les disciplines, soumettant au tribunal de l’expérience la manifestation de la connaissance. De manière plus large, cette méthodologie de l’enquête marque la naissance de la modernité et de ses avatars 14 intellectuels11. Comme le souligne Dominique Kalifa, des bouleversements sensibles au début du XIXème siècle (accélération de l’urbanisation, crise de représentation de la société postrévolutionnaire, nouvelles pathologies sociales comme le crime ou le paupérisme..) achève de généraliser le modèle de l’enquête comme processus cognitif construit. Trois ensembles retiennent l’intérêt de l’auteur. Tout d’abord les enquêtes et observations sociales dans la France du premier XIXème siècle, avec leurs prolongements naturels : littérature naturaliste d’un Zola, les enquêtes administratives de la seconde partie du siècle, les débuts de la sociologie empirique (monographies d’un Le Play), de l’ethnologie et des autres sciences humaines. A cela, fait écho les enquêtes criminelles et autres modes de répression/représentations de la transgression, immense ensemble où convergent les investigations strictement policières, les formes de l’instruction judiciaire ou celles des diverses « expertises » qui se multiplient à la même période. Enfin, les enquêtes littéraires et « médiatiques », des premières formes, maladroites, d’investigation ou de couverture de presse qui émergent à compter des années 1850 jusqu’à l’exercice du reportage qui s’impose dans la presse des années 1880-1890. Bien entendu, cette vogue de l’enquête se matérialise. En 1825, un ancien préfet de police de Paris, Guy Delavau, fonde la première agence de police privée. Il sera bientôt suivi par le célèbre Vidocq, ancien bagnard et ancien chef de la « brigade particulière de Sûreté » de 1812 à 1832, qui crée à Paris un office dénommé « Bureau des renseignements universels pour le commerce et l’industrie ». Résolument tournées vers l’enquête, les différentes agences balaient des domaines aussi divers que le recouvrement de créance, l’étude des successions, l’exécution des testaments, les surveillances et recherches de toutes sortes (un remplaçant pour le service militaire, un objet perdu…), donnent des conseils juridiques et renseignent les commerçants sur la solvabilité de leurs débiteurs. La même année est fondée en 1832, par le Chevalier de Beaufort, une maison de vigilance proposant différentes « espèces de renseignements et d’informations d’affaires commerciales, de famille et particulières ; pour recherches d’individus absents ou dont la demeure est ignorée ». 11 Pour une approche synthétique de l’horizon intellectuel de la modernité, on se reportera avec intérêt sur l’ouvrage de Jacqueline RUSS, La marche des idées contemporaines. Un panorama de la modernité, Paris, Armand Colin, [1994], 2005, 479 p. 15 L’exemple de Vidocq permet de montrer que le régime libéral de Juillet tolère un type d’activité qui affirme à l’origine un objectif convergent avec la valeur cardinale du régime : la défense de la propriété. Sur le modèle original de l’agence de Vidocq, l’activité prospère rapidement : il y a vers 1840 plus de deux cents agences à Paris. Le Second Empire ne remit pas en cause le mouvement d’expansion qui essaime rapidement en province. Dominique Kalifa montre par ailleurs qu’un changement d’activité accompagne la croissance : d’une activité strictement commerciale, les agences passèrent aux affaires de succession et aux questions matrimoniales avant de développer des services de surveillance et de gardiennage au début du XXème siècle. Après 1910, Eugène Villiod crée une agence de police privée. Son succès fut immense et fut symbolisé par une affiche dessinée par le Maître Capiello représentant un détective masqué, vêtu d'une cape noire et tenant une immense clé dans ses mains. Villiod abandonne la profession après avoir contracté un très riche mariage avec la fille des sucreries Lebaudy. Ainsi se succédèrent des célébrités de la recherche privée, imités ensuite par d'anciens fonctionnaires de la police, gendarmerie, de l'armée ou d'autres services ou organismes administratifs, voire même par des avocats et des huissiers. Cependant, la situation de ces agences reste difficile car l’hostilité de la police et de la magistrature est vive. L’auteur y discerne une des raisons de la composition de ces agences : étudiant 120 détectives parisiens entre 1890 et 1914, il relève qu’un tiers d’entre eux étaient d’anciens policiers, issus majoritairement de la préfecture de police ! A cette hostilité originel, se superpose un Etat français jacobin et centralisateur qui ne souhaite pas se défaire du contrôle social sur toute un pan de la vie quotidienne (surveillance de maris volages, renseignements commerciales, recherche…). L’information reste un domaine sensible où la prudence reste de mise. Il faudra attendre la loi du 28 septembre 1942 du gouvernement de Pierre Laval pour qu’une réglementation spécifique régisse l’activité des agences privées de recherches. Elle servit surtout à interdire aux juifs l’exercice de la profession et fut modifié à la fin de la guerre avec le retour de la République. L’analyse sociale de Kalifa s’enrichit d’une étude sur l’histoire des représentations. En effet, si la profession a pâti de l’hostilité de la police et de la magistrature, elle a surtout échoué à maîtriser une image dévalorisée, largement répandue par la littérature populaire, la grande presse et les faits divers.A l’inverse, aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, l’image 16 du détective, celle d’un Allan Pinkerton ou d’un Sherlock Holmes fut nettement plus positive. Cette crise de représentation s’accompagne d’une recherche de légitimité alors que paradoxalement, les sciences humaines et sociales développent dans le même temps une conceptualisation cohérente de leur objet d’étude sur la base de l’enquête. Désormais, la profession d’agent de recherche privé est réglementée par la loi Sarkozy de 2003 (Loi sur la sécurité intérieure), soumettant l’exercice de l’activité à un agrément préfectoral et à l’obtention d’un diplôme. Espérons que cette nouvelle définition de l’enquêteur privé permettra d’assainir une image sulfureuse galvaudée par une représentation stéréotypée bien trop courante. 17 CONCLUSION Alors que la profession se réglemente de manière officielle, rendant indispensable un diplôme pour exercer, il est intéressant de noter que la formation d’agent de recherches privées se trouve au carrefour de disciplines variées. Le Droit dans un premier temps apparaît comme une matière indispensable, permettant de cadrer une profession qui a pâti des excès de certains indélicats. Cependant, les sciences humaines et sociales sont des disciplines indispensables à l’exercice quotidien de l’ARP et surtout permettent de légitimer intellectuellement le métier. L’histoire est une enquête sur le passé qui reprend la même méthodologie : recueil de l’information via différentes sources, analyse de leur pertinence après recoupage, synthèse des renseignements sélectionnés avec toujours à l’esprit la volonté d’une approche la plus objective possible. D’ailleurs, le domaine de l’histoire du temps présent ou de l’histoire immédiate empiète largement sur des secteurs voisins à ceux de l’ARP, tout comme le journaliste peut être un interlocuteur de l’enquêteur. Autres disciplines : l’ethnologie et l’anthropologie. En effet, les pratiques de l’investigation ethnologique sont des mines d’informations étayant la méthodologie de l’enquête. Citons à titre d’exemple le processus de l’observation participante, théorisé par Bronislaw Malinowski12, qui se compare concrètement à la méthode de l’infiltration. L’ethnologue préconise en effet de vivre auprès des gens dans la durée pour collecter les données vues et entendues et surtout pour s’imprégner de son objet d’étude. Les situations naturelles auxquelles l’enquêteur assiste permettent d’accéder à des informations qui n’auraient pas éclose lors d’entretiens par exemple. Comme le souligne Malinowski, « les données sont la transformations de morceaux du réel tels qu’ils ont été perçu et sélectionné par le chercheur », ajoutant qu’ « il n’est pas de description vierge de théories ou d’hypothèses ». Loin de l’exotisme, l’ethnologie a su se renouveler. En témoigne l’anthropologie du proche de Marc Augé, qui s’attache à décrypter le fonctionnement de notre propre société, avec des sujets aussi variés que le métro, la maladie ou ce qu’il nomme les non-lieux13. D’ailleurs, il 12 13 Bronislaw MALINOWSKI, Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1989, 606 p. Voir Marc AUGÉ, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, coll ; « La librairie du 20ème sicècle », 1992, 150 p. Il s’attache à théoriser les non-lieux, ces espaces d’anonymat qui accueillent chaque jour de nombreux individus : gares, aéroports, chaînes hôtelières aux chambres interchangeables, les supermarchés…etc. 18 est intéressant de noter que les deux plus grandes revues en ethnologie se nomme Enquête et Terrain. Nous pourrions encore citer les techniques d’entretien, commune à l’ethnologie mais aussi à la psychologie, cette dernière ayant mise en place des procédures d’entretiens cognitifs particulièrement valables. N’oublions pas la sociologie qui permet à l’ARP de décrypter les grandes tendances de la société dans laquelle il évolue quotidiennement (travaux sur les sectes…) et dont les techniques d’investigation s’apparentent à celle d’un enquêteur privé. L’image biaisée de l’enquêteur privé décline, comme en témoigne la nouvelle loi de sécurité intérieure de 2003 réglementant la profession, cependant, dans sa quête de légitimité, la profession doit se revendiquer d’une assise scientifique et intellectuelle et cela à travers un certain nombre de disciplines connexes (sociologie, ethnologie, histoire, droit…) qui soulignent d’autant plus le caractère généraliste et complet du métier d’enquêteur privé. Thomas CARILLON Helios Investigations & Stratégies