Eileen Gray, Charlotte Perriand, Jeanne Bucher
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Eileen Gray, Charlotte Perriand, Jeanne Bucher
141-147. Printed in England FCS, vii (1996),141 Figures du monde de l’art à Paris: Eileen Gray, Charlotte Perriand, Jeanne Bucher GÉRARD MONNIER* Dans le Paris des ann6es trente, la modernite n’est pas seulement dans la transformation des formes, mais aussi dans celle des mentalites. Ainsi, dans les arts visuels, 1’avant-garde participe a 1’emergence des femmes dans la vie culturelle, ou leur activite contribue au renouvellement du monde de 1’art. Voici, parmi les personnalites qui jouent a Paris un role de premier plan, trois femmes, qui operent dans les arts d’avant-garde, dans des domaines et dans des roles jusqu’alors pratiquement occupes exclusivement par des hommes: Eileen Gray (1879-1976), qui travaille dans la decoration puis dans 1’architecture, Charlotte Perriand (n6e en 1903) dans le design domestique, et Jeanne Bucher (1872-1946), qui ouvre et dirige une galerie de tableaux. Mon propos ne sera pas celui de l’inventeur naivement, ou hypocritement, 6bloui: ’Voyez, il y avait &dquo;aussi&dquo; des femmes artistes, etc.’ Et d’abord parce que ces femmes n’ont jamais ete ignorees de 1’histoire de 1’art. Tout au contraire, leur place a toujours brille d’un certain eclat, meme si elles 6taient encore peu connues il y a quelques ann6es, mais, a vrai dire, ni plus ni moins peu connues que les hommes, dans des secteurs, qui, faute d’etre au premier plan de ce qui int6resse, sont etudies depuis peu. Avec le temps, sont venues les attentions des historiens, et leur image s’est pr6cis6e; Eileen Gray est ’redecouverte’ par le marche de 1’art en 1972, a l’occasion de la vente Doucet; le Mus6e des Arts decoratifs, a Paris, a consacre une brillante exposition en 1985 a Charlotte Perriand, dont la periode d’activite, qui a 6t6 la plus longue, s’est 6tendue jusqu’aux ann6es 1960; en 1994, les mus6es de Strasbourg ont consacre une belle exposition a la Galerie Jeanne Bucher. * This article is based on a paper given at a conference held at Wellesley College in April 1995 under the joint auspices of the American Association for French Cultural Studies and French Cultural Studies. Address for correspondence: Centre Interuniversitaire de Recherche en Histoire de 1’Art Contemporain (C.I.R.H.A.C.), Universite de Paris I (Panth6on-Sorbonne), Institut d’Art, 3 rue Michelet, 75006 Paris, France. 142 visuels modernes, une rue de l’Od6on, position comparable Adrienne Monnier (1892-1955), occupe dans le monde des lettres?1 A 1’ecart de l’institution acad6mique et des grands dispositifs existants, leur pratique professionnelle participe a la creation (Eileen Gray, Charlotte Perriand) ou à la promotion (Jeanne Bucher) de valeurs nouvelles; elles ont aussi un role plus large, qui donne une dimension sociale a leurs propositions. Toutes les trois font le lien entre leur travail, la collaboration avec les autres et le monde de 1’art: elles sont aussi des inspiratrices et des m6diatrices. Enfin elles partagent, dans ces ann6es ou s’affirment les choix politiques, la m6me ardente adhesion aux valeurs qu’incarne le Front populaire. Eileen Gray est n6e en 1879 en Irlande. Aprbs des etudes artistiques à Londres, elle étudie en 1902 a Paris, a I’Acad6mie Colarossi, puis à FAcademie Julian. Elle s’installe d6finitivement en 1905 a Paris, dans un appartement, 21 rue Bonaparte, ou elle vivra jusqu’a sa mort. Elle s’initie aux techniques traditionnelles de la laque, et ouvre en 1910 un atelier pour realiser des tapis. Apr6s la Grande Guerre, pendant laquelle cette jeune femme d6cid6e conduit des ambulances sur le front, elle am6nage et d6core 1’appartement de la modiste Suzanne Talbot. Dans cette periode d’argent facile, lorsque s’impose la mode des arts decoratifs (1’exposition des ’arts deco’ n’est pas loin), Eileen Gray debute une activite de d6corateur professionnel: chef d’entreprise, elle dirige plusieurs ateliers (textiles, laque), et expose au Salon d’Automne de 1922. La meme ann6e, elle ouvre la Galerie Jean Desert, 217 rue du Faubourg Saint-Honore. Sa production initiale est celle d’interieurs de grand luxe, pour une elite sociale, pour lesquels elle propose des ensembles coh6rents, mais sans rapport avec les styles historiques; dans sa clientele on trouve alors les collectionneurs les plus en vue: Jacques Doucet, le vicomte de Noailles. A partir de 1923, ses rapports sont etroits avec les architectes de 1’avantCes trois femmes ont-elles, dans le monde des arts a celle que la celebre libraire de la Mallet-Stevens, Pierre Chareau, Henri Pacon, Jean Badovici, et avec les artistes hollandais du Stijl, comme Jan Wils. Ce rapport avec 1’architecture decide d’une nouvelle orientation, qui s’affirme de plus en garde, avec 1’6tude de mobilier produit en petite s6rie. C’est alors que le style projets de decoration, notamment pour les tapis, s’inspire des formes g6om6triques abstraites, avec des couleurs contrast6es. Aux Pays-Bas, la revue Wendigen publie en 1924 un numéro complet sur son œuvre, qui la consacre dans les cercles cosmopolites de 1’avant-garde. Sa d6marche se plus, de vers ses un exercice intellectuel et le fauteuil Transatlantique en pour technique et cuir noir r66dit6 1927, (dessin depuis). Elle s’ecarte de plus en sycomore transforme, le dessin de mobilier devient sur 1 la structure, comme On suit ici la récente réédition de l’ouvrage d’Adrienne Monnier, Rue de l’Odéon texte que complètent des hommages d’auteurs. Michel, 1960), (Paris: Albin 143 des cercles professionnels conservateurs, et sera en 1929 membre fondateur de l’Union des Artistes Modernes (U.A.M.), n6e d’une scission au sein de la Societe des Artistes decorateurs. Sa proximite avec un jeune architecte d’origine roumaine, Jean Badovici (1893-1956), qui 6dite a Paris depuis 1922 une revue d’avant-garde, L’Architecture vivante, la conduit à 1’architecture. Apr6s la Maison d’un inge’nieur, un projet de 1924, elle etudie en 1928-1929 la Maison E.1027, construite à Roquebrune (Alpes-Maritimes), et publiee aussit6t dans L’Architecture vivante. C’est une maison les pieds dans 1’eau, faite pour les sejours d’ete, les plaisirs du soleil et de la mer, ce qui est nouveau a 1’epoque; tout a cote, vers 1950, Le Corbusier viendra installer son cabanon. Dans cet edifice, et en particulier dans 1’agencement de 1’espace, la d6marche d’Eileen Gray se precise dans le sens d’une interpretation fonctionnaliste: dans un plan de surface limitee (en tout 97 m2), l’ing6niosit6 du mobilier, leger, mobile, articule, qui permet le confort, en particulier dans les chambres, 6quip6es comme les cabines d’un bateau. Dans les meubles de rangement, les casiers pivotants sont combines avec des tiroirs. Jean Badovici evoque a ce propos le ’style camping’ d’un mobilier qui annonce plutot le minimalisme radical de la 2 CV Citroen que le luxe et son formalisme. Dans une seconde maison, construite en 1932 a Castellar, pr6s de Menton (Alpes-Maritimes), elle insiste beaucoup sur la liaison entre int6rieur et ext6rieur, et depose plusieurs brevets, pour des baies pliantes, en accordeon. En 1937, dans un contexte politique et social qui est celui du gouvernement de Front Populaire, Eileen Gray conqoit une architecture d’intervention, ’instrument’ de 1’action sociale publique, en 6tudiant le projet d’un Centre de vacances, expose dans le pavillon des Temps Nouveaux, a l’Exposition internationale de Paris. Apr6s le pillage de ses maisons de la Cote d’Azur pendant la guerre, Eileen Gray vit a Paris, dans son appartement de la rue Bonaparte, ou elle meurt en 1979.2 Charlotte Perriand est n6e en 1903 a Paris. Boursi6re a l’Ecole de l’Union Centrale des Arts Decoratifs, elle est d’abord proche des d6corateurs en vue à Paris au d6but des ann6es 1920, en particulier de Maurice Dufrene, avec lequel elle se manifeste a l’Exposition des Arts D6coratifs en 1925. La rupture avec 1’esth6tique ’art deco’ se produit en 1927, lorsque le Bar sous le toit, avec un mobilier de metal chrome, est pr6sent6, avec succ6s, au Salon d’Automne, dont elle devient societaire. Mais 1’essentiel est dans la d6couverte, par sa lecture des textes de Le Corbusier, Vers une architecture: 1’art decoratif d’aujourd’hui, des perspectives qu’offre la nouvelle architecture domestique. En octobre 1927, elle entre dans 1’agence de Le Corbusier et de Pierre Jeanneret, ou elle a la responsabilite des etudes de 1’6quipement mobilier. En plus 2 Cf. Brigitte Loye, Viguier, 1985). Eileen Gray,1879-1976, préface de Michel Raynaud (Paris: Analeph/J. P. 144 1928, avec La Salle a manger, en 1929, avec L’Equipement de l’habitation, Charlotte Perriand et ses associes sont les premiers en France a chercher des solutions industrielles au probleme du mobilier moderne, avec une s6rie de prototypes rest6s celebres, puisqu’enfin 6dit6s en s6rie, depuis les ann6es 1960 (par Cassina). Les prototypes, realises par la firme Thonet, mettent 1’accent sur des structures tubulaires d’acier chrome, sur la dalle de verre, sur des suspensions originales, pour les sieges, avec des toiles combin6es avec des ressorts et des sandows. Avec les casiers modulaires, pour le rangement, la recherche ergonomique deplace les volumes utiles a mihauteur, et organise des r6ponses claires en termes de valeur d’usage. D’ou une nouvelle typologie, qui donne son sens aux nouveaux espaces du logis, qui deviennent le cadre des valeurs de mobilite et de confort. Dans cette direction, la fameuse Chaise longue 6 position variable, appartient aux grandes ic6nes de la modernite, a cote des sieges d’Aalto, de Mies, de Breuer, de Saarinen et de Eames. 11 faut cependant insister sur le dynamisme culturel qui est en jeu ici. Il s’agit moins de fonder un nouveau classicisme que de laisser ouverte la porte a l’invention. Par exemple, lorsque ces realisations sont presentees en Allemagne, a Cologne, en 1931, c’est avec une distance pleine d’un humour agressif, dans un esprit pop’art ’avant la lettre’. Le mobilier est exhibe sur un 6trange tapis: Un pied de nez de Le Corbusier au formalisme allemand: il fit venir à l’atelier les marchands de tapis synth6tiques vendus sur 1’epaule devant les cafes. Des lions sur fond bleu, des (peaux) de tigres sur fond rouge, et avec beaucoup de soin composa son tapis. Je pr6sentais 1’exposition à Cologne avec s6rieux et deference - Quelle confusion ... (propos de Charlotte Perriand, dans Un art de vivre (Paris, 1985), 25). Charlotte Perriand a une part personnelle dans ce dynamisme culturel. Proche des peintres, et en particulier de L6ger, elle oriente son travail, apr6s 1931, vers une reconnaissance de la ’modernite’ des formes utiles du pass6. Ainsi, pour La Maison du jeune homme, presente a 1’Exposition internationale de Bruxelles, en 1935, elle dispose un fauteuil en bois paille, un authentique produit artisanal. Cette ’citation’ est sans doute a l’origine de l’int6r8t de Charlotte Perriand pour le bois et des formes organiques, comme pour le bureau, dessin6 en 1938, pour Jean-Richard Bloch, r6dacteur en chef du quotidien parisien Ce Soir. Charlotte Perriand participe aussi, dans la ligne du nouveau realisme que defend L6ger, a cette quete de l’objet insolite, de Tart brut’, qui hante les peintres et les photographes d’avant-garde. Avec generosite, Charlotte Perriand illustre par de gigantesques photomontages critiques le theme ’Logis et loisirs’, qui est le programme du pavillon des Temps Nouveaux, construit pour 1’exposition de 1937 par Le Corbusier. Dans le pavillon de l’U.A.M., elle participe a 1’etude du Refuge-bivouac (en aluminium) de haute montagne, premier contact, qui sera apr6s 1950 suivi 145 de nombreux autres, avec les questions de 1’architecture des loisirs sportifs dans les Alpes. Le 8 f6vrier 1940, resultat de la longue chaine d’amities internationales nou6e dans 1’agence de Le Corbusier, Charlotte Perriand est invit6e comme conseillere pour 1’art industriel, par le Ministre du Commerce et de l’Industrie du Japon. Elle quitte Marseille le 14 juin 1940, et arrive a Tokyo le 22 aout. Apr6s 1’entr6e en guerre du Japon contre les Etats-Unis, elle parviendra a quitter le Japon, pour l’Indochine, en d6cembre 1942. Dans les ann6es de I’apr6s-guerre, elle a ensuite une grande activite aupres de Le Corbusier, mais aussi comme d6coratrice ind6pendante.’ Jeanne Bucher est n6e en Alsace en 1872. On connait plusieurs beaux portraits d’elle, vue par le photographe Andr6 Kertesz, en 1929, ou par Man Ray. Apr6s avoir ete la collaboratrice des Pito6ff, au Theatre du VieuxColombier, elle ouvre a Paris, en 1925, une Librairie-galerie, 3 rue du Cherche-Midi, qui est d’abord une annexe de la Galerie de Pierre et Dolie Chareau. Puis, au 5 de la meme rue, la Galerie Jeanne Bucher ouvre en 1929. On y voit les tableaux des peintres de Braque, de Picasso, de Juan Gris, de Fernand L6ger, mais aussi des oeuvres de l’Italien Campigli, du peintre naif Andr6 Bauchant, comme ce Vercingétorix, de 1924. On y voit aussi les premiers tableaux de Jean Lurgat, et les toutes premibres sculptures de Giacometti. Si les peintres cubistes sont au centre de I’activit6 de la galerie, elle accueille aussi les surrealistes (aprbs 1935), et les naifs. Elle expose les sculpteurs, Laurens, Giacometti, Hajdu, que les grandes galeries d6daignent; pour exposer plus au large Jacques Lipchitz, elle loue en mai 1931 sur la rive droite, rue Royale, la galerie de La Renaissance. Elle est pratiquement la seule galerie de Paris a faire la promotion des jeunes femmes artistes: Vieira da Silva, a partir de 1937, plus tard Dora Maar. Avec d’autres petites galeries de la rive gauche, qui sont tres differentes des grandes galeries luxueuses installees depuis la fin du siecle dernier sur la rive droite, la galerie Jeanne Bucher est ouverte aux formes nouvelles, aux artistes etrangers encore inconnus en France, comme Kandinsky, Max Ernst, Mondrian. Sans l’exclusivite que donne le contrat (un contrat avec Andr6 Bauchant, a partir de 1927, reste 1’exception), on y montre finalement beaucoup d’oeuvres, meme si le volume des ventes reste faible. La galerie vise en fait la petite partie du public qui s’interesse a 1’art en train de se faire. Peu de frais g6n6raux, des gains modestes: bien souvent, apr6s une exposition, la remuneration de la galerie consiste a conserver un tableau, qui la dedommage des frais de 1’exposition. Mais en 1932 la crise du marche de l’art l’oblige a suspendre ses activites. En 1936, Jeanne Bucher ouvre à 3 Cf. Charlotte Perriand, Charlotte Perriand, un art de vivre, préface d’Yvonne Brunhammer, Musée des arts décoratifs (Paris: Flammarion, 1985), et aussi René Herbst, 25 années U.A.M. 1930-1955 (Paris: Éditions du Salon des Arts Ménagers, 1956). 146 galerie, mais dans 1’espace modeste d’un appartement, a 1’6tage d’une maison du boulevard du Montparnasse. Jeanne Bucher 6dite aussi, entre 1925 et 1943, 28 livres, tires avec soin, à petit tirage; une partie de ces livres sont des recueils de reproductions: reproductions de Jean Lurgat, de Juan Mir6. D’autres sont des livres d’artistes, que suscite Jeanne Bucher: 1’Histoire naturelle de Max Ernst, en 1926, K6 et K6, les deux esquimaux, de Pierre Gu6guen, en 1933, la Petite anthologie poétique du surr6a]isme, de Georges Hugnet, en 1934, Les Mains libres, de Paul Eluard et Man Ray, en 1937, etc. Cette activite fait de la galerie un lieu de rencontre privilegie entre pobtes et peintres. Apr6s avoir ferme la galerie de juin a novembre 1940, Jeanne Bucher l’ouvre a nouveau, et parvient, malgre l’occupation, a maintenir 1’6change et la confrontation, et elle expose Kandinski avec la complicite active des visiteurs. En 1942, la Suisse refuse de lui accorder un visa d’entree. Apr6s un s6jour a New-York en 1945-1946, Jeanne Bucher meurt a Paris le 1er novembre 1946.44 Ces trois femmes ont marque les ann6es trente. Elles ont en commun, dans cette periode difficile, de parvenir a l’affirmation d’une grande independance, tout en affichant des amities, des preferences et des solidarites fortes avec leur milieu; tout se passe comme si leur identite artistique proc6dait d’un ’professionnalisme inverse’, obstin6ment ouvert, qui prend le contrepied des blocages corporatifs et des exclusives. Cette attitude leur permet de franchir des obstacles et de s’imposer. Malgre leurs differences d’age, leur itin6raire personnel, qui s’affirme dans les ann6es vingt, les confronte toutes les trois aux difficult6s de la crise des ann6es trente ( en 1930, Jeanne Bucher a 58 ans, Eileen Gray 51 ans, Charlotte Perriand 27 ans). Toutes les trois enfin se sont mobilisees aupres des organisations politiques de la gauche, en particulier au moment du Front populaire, et elles ont par la suite, pendant les ann6es noires de la guerre et de l’occupation, ete actives dans cette ’resistance intellectuelle’ a laquelle 1’avant-garde culturelle les avait si bien pr6par6es. Leur pugnacit6, au premier plan de 1’avant-garde, illustre le renouvellement de la modernite, son approfondissement, sa vitalite. Elle montre le caract6re relatif des notions r6centes, dont on abuse souvent dans une trop facile lecture revisionniste du ’modernisme’ des ann6es trente: ’retour a l’ordre’, ’ordre monumental’, ’neo-classicisme’. Leur participation corrige les images regues: les ann6es trente ne sont pas celles d’un style ’art deco’, a bout de souffle (Eileen Gray et Charlotte Perriand), ou d’un march6 de 1’art vou6 a d6fendre un post-cubisme épuisé (Jeanne Bucher). Et surtout leur pragmatisme, en les 6cartant des modeles fig6s et des doctrines, en nouveau sa 4 Cf. Christian Derouet et Nadine Lehni (dir.), Jeanne Bucher. Une galerie (Genève, Strasbourg: Skira, Musées de la ville de Strasbourg, 1994). 1925-1946 d’avant-garde 147 fixant leur attention sur les mouvements t6nus de la culture des decouvreurs des arts primitifs, peintres surrealistes ou photographes, anticipe l’evolution des pratiques dans les ann6es 1950: Eileen Gray et Charlotte Perriand annoncent une modernite de 1’habitat, inspir6e par des sources, naturalistes, vernaculaires et artisanales, et stimulee par les problemes n6s des usages quotidiens. A Paris a ce moment, Jeanne Bucher, par son attention eclectique aux recherches des artistes contemporains, est une des rares personnalites capables de comprendre une generation d’artistes, isoles et confrontes a la crise. Ce pragmatisme leur permet, a 1’ecart des formules consacrees, de participer de faqon brillante au renouvellement des objets de la creation : 1’espace de la maison et les objets domestiques deviendront un enjeu culturel important dans la periode de la reconstruction, au point que les cr6ateurs de Finlande et du Danemark construiront dans ces domaines une identite efficace a 1’echelle internationale; pour les arts visuels, 1’attention que donne Jeanne Bucher a 1’authenticite des d6marches personnelles, d’Andre Bauchant a Paul Klee et a Giacometti, annonce le succ6s d’une interpretation existentielle de 1’artiste plasticien, qui sera marquante a Paris a la fin des ann6es 1940. Dans ces cercles de 1’art d’avant-garde des ann6es trente, fragilises par la conjoncture, mais aussi plus solidaires et moins hi6rarchis6s que ceux des ’beaux-arts’, peut-on avancer 1’hypoth6se que ce ’pragmatisme au feminin’ at b6n6fici6 des conditions d’une relative egalite des chances? Des conditions que des periodes de plus hautes pressions ne r6unissent pas, lorsque la competition exacerbe plutot les demonstrations v6h6mentes et les proclamations doctrinales.