Réponse de Thierry de Montbrial Mesdames et

Transcription

Réponse de Thierry de Montbrial Mesdames et
Réponse de Thierry de Montbrial
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mes chers Confrères de l’Institut de France,
Chers Amis, Cher Louis,
Ton discours m’a touché. Il est amical, chaleureux, et naturellement – cette remarque-là est
rituelle – beaucoup trop généreux. Tu es pour moi le modèle du grand serviteur de l’Etat, dans
l’acception la plus belle de cette tradition française. Tu n’as cessé de servir notre pays avec éclat, aux
plus hauts niveaux de la fonction publique, puis comme chef d’une entreprise emblématique, et
maintenant dans des tâches d’intérêt général majeures pour la cohésion de notre société ou pour
notre rayonnement culturel. Sur le plan moral, tu incarnes l’intégrité. Ta fidélité en amitié est
exemplaire. Tu me l’as prouvé en maintes occasions, en soutenant mon action dans les périodes
fastes comme dans les moments difficiles. C’est une joie d’avoir reçu cette cravate de tes mains.
Je remercie notre hôte, Pierre Cardin. Mon éminent confrère de l’Institut de France est l’un de
nos compatriotes les plus connus dans le monde et sa réussite internationale est exceptionnelle.
Le président de la République, représenté ici par Maurice Ulrich, a décidé personnellement de
m’accorder cette très haute distinction. Je lui exprime ma reconnaissance. Monsieur Jacques Chirac
a toujours manifesté sa sympathie pour l’Ifri, notamment à l’occasion de son XXè anniversaire, en
1999, en nous recevant somptueusement au palais de l’Elysée.
Mesdames, Messieurs, on ne devient pas Commandeur de la Légion d’Honneur au berceau.
A tout âge on doit regarder devant soi, car c’est le propre de la vraie vie. Mais il est d’usage dans une
circonstance comme celle-ci que le récipiendaire jette un coup d’œil sur le long chemin qu’il a déjà
parcouru, et évoque certains de ses compagnons de route, particulièrement ceux qui ont quitté cette
Terre.
C’est le cas de mes parents, depuis longtemps. Habité par la passion, mon père avait une
prodigieuse érudition littéraire et historique. Contrairement à lui, je suis devenu un fervent partisan de
l’intégration européenne et de la construction d’institutions internationales fortes. Mais je lui dois la
« certaine idée de la France » que j’ai toujours conservée, et son influence sur ma manière de voir le
monde est sûrement plus grande qu’il ne l’a cru. La lecture de Bainville m’a imprégné dès mon plus
jeune âge. C’est chez la veuve du célèbre historien que mes parents se sont rencontrés en 1938. Ma
grand-mère maternelle, qui écrivait sous le nom d’André Corthis, couronnée par l’Académie française
et par le prix Fémina, avait eu son heure de gloire. Elle est morte en 1952, mais j’ai pu connaître un
peu cette femme au caractère trempé, et sans doute en est-il resté quelque chose dans mes gènes.
Etre de feu elle aussi, ma mère, en qui je voyais enfant la femme la plus douce, m’a en fait révélé par
son exemple la complexité de l’amour et ses débordements.
1
J’ai eu la grande chance d’être vraiment heureux à l’école et d’y déployer toutes sortes
d’activités en parallèle à mes études. Ainsi avec quelques camarades et l’aide de ma mère, ai-je
commencé dès l’âge de onze ans à fabriquer des « journaux » – tirés à quelques exemplaires ! – qui
eurent pour nom « Le Fureteur » ou « Peut-on le dire ? », devenant en quelque sorte patron de presse
bien avant « Ramsès » ou « Politique étrangère » ! Ce sont des souvenirs merveilleux. Un de mes
plus grands moments remonte à la classe de seconde, au lycée Janson de Sailly. C’était l’année
1957-58, par ailleurs passablement agitée sur le plan politique.
Parmi mes auteurs préférés de
l’époque figurait Pierre Benoît, dont je dévorais les œuvres. Avec un ami, présent parmi nous ce soir,
l’idée m’est venue d’adapter et de mettre en scène l’un de ses romans, Axelle, et d’en tirer une pièce
radiophonique. L’Académicien avait bien voulu recevoir son tout jeune admirateur, dans sa belle
maison sur les hauteurs de Saint-Jean de Luz.
A Gerson, puis à Janson, j’ai bénéficié de quelques professeurs remarquables, et suis resté
en relation avec certains d’entre eux. Le temps me manque ce soir pour leur rendre hommage
individuellement et dire en quoi ils m’ont marqué de façon parfois indélébile. L’enseignement est un
métier difficile et souvent ingrat. Les maîtres doivent toujours se souvenir que leur influence chemine
par des voies longues et souterraines. La plupart des personnes sur lesquelles ils laissent leur
empreinte ne se manifestent plus guère à eux. Ils ne doivent pas pour autant se décourager. Les
maîtres ne s’oublient jamais.
Enfant, je rêvais d’être polytechnicien. J’avoue avoir toujours eu un goût prononcé pour les
uniformes. Une faiblesse que je partage avec Churchill, ce qui est rassurant. Mais franchement, là
n’était pas mon mobile principal. Passionné par les sciences exactes, je dévorais au lycée des
ouvrages comme ceux de Louis Leprince-Ringuet et de Louis de Broglie. A l’âge de quatorze ans,
j’eus même l’audace de me présenter au domicile du père de la mécanique ondulatoire, rue Perronnet
à Neuilly, pour me faire dédicacer deux de ses livres, que j’ai bien entendu conservés pieusement !
Pour autant, je n’envisageais mon épanouissement que dans la pluridisciplinarité, et dans une forme
de combinaison entre la pensée et l’action. L’Ecole polytechnique était la destination idéale.
Ce rêve-là s’est réalisé, et même au-delà de mes espérances, puisqu’une fois rentré à l’X, je
ne l’ai presque jamais quitté jusqu’à ce jour. L’adverbe « presque » est important. En l’occurrence, le
bref intervalle entre ma sortie de l’Ecole et mon retour comme Maître de Conférences puis comme
professeur titulaire fut un tournant de ma vie. C’est alors que j’ai rencontré et enlevé Marie-Christine
Balling, qui devint mon épouse alors qu’elle n’avait pas atteint l’âge de 18 ans, une réalité dont je
n’avais voulu me rendre compte. Maurice Druon me dit un jour que je m’étais rendu coupable d’un
détournement de mineur ce qui est tout à fait exact. Heureusement, ses merveilleux parents me l’ont
pardonné. Elle est ma compagne depuis quarante ans. Elle ne cesse de me toucher, de m’amuser, de
me surprendre et aussi de m’apprendre. Mes deux enfants, Thibault et Alexandra – nos deux enfants ont déjà l’expérience de la vie. Je suis terriblement fier d’eux. J’aime leur force et leur tendresse.
2
Marie-Christine et moi avons la joie, ce soir, d’être entourés de nos petites filles, Blanche, Eve et Zoé.
Au moins une fois, j’aurai réussi à bluffer leurs parents. Alors que Thibault et Céleste attendaient leur
troisième enfant et nous cachaient farouchement le prénom qu’ils avaient choisi, j’ai fait brusquement
mouche en devinant juste. Ne me demandez pas comment. Mais il y a une réponse.
Peu après notre mariage, Marie-Christine et moi sommes partis à la conquête des Etats-Unis.
A l’X puis à l’Ecole des Mines, j’avais eu de grands maîtres, comme Laurent Schwartz – on allait vers
lui comme on va vers la lumière - et Maurice Allais. Laurent Schwartz m’avait plongé dans l’univers de
la création mathématique, et Maurice Allais dans celui plus restreint et cependant grandiose de la
théorie économique « pure ». J’allais à Berkeley pour accomplir ma synthèse avec l’objectif de faire
un doctorat (PhD) sous la houlette de Gérard Debreu, le pape incontesté de l’économie
mathématique. Ce séjour californien fut triplement extraordinaire. Nous eûmes la chance de découvrir
le continent américain à un moment unique, puisque nous vécûmes à leur épicentre les événements
les plus marquants de la fin des années 60. Sur le plan intellectuel, j’eus le privilège d’être l’un des
rares étudiants de thèse d’un grand savant qui ne me ménagea ni son temps ni ses conseils. Debreu
devait recevoir le prix Nobel en1983 et Allais en 1988. Plus tard, le second a été l’un de ceux qui ont
contribué à mon élection à l’Académie des sciences morales et politiques. Le détour par Berkeley me
donna aussi l’occasion de me faire les dents en stratégie appliquée. Le corps des Mines voulant me
faire rentrer dans le rang en s’opposant à mon désir de mener à terme mon projet de PhD, j’avais pu
m’adresser à Ambroise Roux, alors le très puissant patron de la Compagnie Générale d’Electricité. Le
grand maître du capitalisme à la française de l’époque appartenait, lui, au Corps des Ponts et
Chaussées. Il s’était amusé de la situation et avait accepté de me couvrir en faisant passer mon
affaire pour un stage industriel. Les dirigeants de l’Ecole des Mines de l’époque, parmi lesquels Pierre
Lafitte, dont l’action au Sénat est aujourd’hui bien connue, ne m’en ont finalement pas voulu. Quant à
Ambroise Roux, il fut de ceux qui soutinrent toujours mon action. Il m’a honoré de son amitié jusqu’à
la fin de ses jours. J’eus le plaisir de siéger avec lui pendant quelques années au Conseil
d’administration de la Société du Louvre.
L’enseignement et l’ écriture ont occupé une place importante dans ma vie. Je n’évoquerai ce
soir, et encore bien brièvement, que l’enseignement. Devenu, grâce surtout à Jean Ullmo et à Laurent
Schwartz, le président du tout nouveau département de sciences économiques à l’Ecole
polytechnique, une fonction que j’ai exercée entre 1974 et 1992, j’ai eu l’immense satisfaction de
participer avec une équipe remarquable à un mouvement dont l’aboutissement est la place éminente
que les anciens élèves de cette école occupent aujourd’hui dans la recherche économique, au niveau
international, et aussi dans la finance. Sur un plan plus personnel, ayant fait découvrir la science
économique moderne à dix-huit promotions représentant des générations aujourd’hui aux
commandes, il m’arrive de rencontrer des anciens élèves comme Carlos Ghosn, qui assurent en
garder un bon souvenir. Je sais bien que ce n’est pas le cas de tous et je me garde bien de me
prononcer sur la majorité silencieuse ! Cela dit, rien n’est plus difficile, devant un public tel que l’X ,
que d’intéresser et surtout de stimuler tout le monde. Mais ceci est une autre histoire..
3
Je suis toujours resté profondément attaché à l’Ecole polytechnique, ce qui ne m’a pas
empêché d’enseigner ailleurs, notamment à Sciences pô à diverses reprises au fil des ans, et surtout
au Conservatoire national des art et métiers (le CNAM) où je fus élu en 1995 sur une chaire intitulée
pour moi « Economie appliquée et relations internationales ». Quoiqu’il en soit de leurs mérites, les
élèves des grandes écoles sont des enfants gâtés. Ce n’est pas le cas des personnes qui gagnent
durement leur vie pendant la journée et suivent des cours du soir pour progresser dans leur vie
professionnelle. De ce point de vue, l’expérience du CNAM est fort impressionnante et gratifiante.
Pendant quelques années, j’y ai enseigné sur un mode élémentaire – ce qui n’est pas le plus facile les bases de l’économie de marché, si gravement méconnues en France. C’est un point sur lequel
l’Institut de l’Entreprise et son président Michel Pébereau ne cessent, à juste titre, d’attirer l’attention.
Mes cours ultérieurs ont porté sur la géopolitique, la mondialisation étant aujourd’hui l’affaire de
chacun. Ces cours ont été diffusés par France-Culture, comme ceux d’entre vous qui se lèvent avant
6 heures du matin au mois d’août pour écouter la radio le savent assurément …
Il y a des années charnières dans la vie des hommes. Certainement pour moi, 1967, l’année
de mon mariage avec Marie-Christine et de notre départ aux Etats-Unis, dont le moindre
aboutissement ne fut pas la naissance de Thibault. Egalement 1973, juste après la naissance
d’Alexandra, l’année de mon élection comme professeur titulaire à l’X et du début du CAP, le Centre
d’analyse et de prévision. Michel Jobert, le ministre des Affaires étrangères de Georges Pompidou, en
fut à l’origine. Il a puissamment marqué le Quai d’Orsay pendant les quelques mois où il occupa le
bureau de Vergennes. Exigeant et passionné, d’une honnêteté personnelle et intellectuelle
scrupuleuse, toujours attentif à nos idées même quand il était d’un avis différent, Michel Jobert fait
parti des hommes que j’ai admirés. Je suis fier d’être resté son ami jusqu’à sa mort. Le CAP, nous
l’avons fondé et développé avec Jean-Louis Gergorin et quelques jeunes diplomates enthousiastes et
talentueux. Ils ont tous fait de belles carrières. Ne croyez pas cependant que la création, et surtout la
survie du CAP soient allées sans histoire. Pareille innovation contrariait l’ordre établi. C’est pourquoi
nous avions renoncé à l’intituler d’une façon plus proche de la locution Policy Planning Staff qui
désigne son homologue au Département d’Etat. Sans des personnalités comme Maurice Ulrich, le
CAP n’aurait pas survécu. Le signe de sa réussite bureaucratique, c’est qu’il est finalement devenu
aussi difficile à détruire qu’autrefois à construire. Tant qu’il conservera son dynamisme et sa capacité
d’adaptation, on ne pourra que s’en réjouir. Cela dit, je saisis cette occasion pour manifester mon
respect
pour la tradition diplomatique française, et mon admiration pour le dévouement et la
compétence de fonctionnaires qui travaillent souvent dans des conditions beaucoup plus difficiles
qu’on ne le croit.
Au Quai, mon objectif principal a été de définir et de mettre en œuvre un concept de
« diplomatie intellectuelle », à la charnière de la pensée et de l’action. Quand je pense aux années
1973-1978 pendant lesquelles j’ai dirigé le CAP, je mesure combien j’y ai appris, sur le plan
intellectuel, bien sûr, mais aussi sur les plans humain et politique. J’ai éprouvé un immense plaisir à
4
sillonner le monde, à découvrir et à apprécier d’autres cultures, à construire des réseaux, à envisager
les relations internationales autrement qu’avec les lunettes de Jacques Bainville ou de Charles de
Gaulle. Devenu à la fois professeur et, en quelque sorte, stratège, la nécessité de créer en France un
Institut de relations internationales à la fois académique, proche des acteurs publics et privés, et
cependant indépendant, m’apparut de plus en plus nettement.
Je ne vous raconterai pas ce soir la saga de l’Ifri, qui s’est substitué au Centre d’études de
politique étrangère
au début de 1979, avec la bénédiction de Valéry Giscard d’Estaing et de
Raymond Barre. Sa réussite se mesure aussi bien par le nombre de ceux qui s’en attribuent
aujourd’hui la paternité que par les animosités qu’il lui arrive encore de susciter. Nul cependant ne
peut contester sa position de référence dans le monde, comme lieu majeur de recherche et de débat
sur l’ensemble des grandes questions internationales, politiques, économiques, stratégiques –
mondiales ou régionales. Là encore, nous devons notre succès à des personnalités talentueuses
comme, dans l’équipe d’origine, Dominique Moïsi et Pierre Lellouche, ou ultérieurement, Pierre
Jacquet. En fait nos équipes n’ont cessé de se renouveler, et nous sommes sûrs de compter
aujourd’hui dans nos rangs quelques stars de demain. Une personne m’a suivi du Quai d’Orsay,
envers qui la dette de l’Ifri est inappréciable : Marie-Claude de Saint-Hilaire, ma plus ancienne
collaboratrice, toujours à mes côtés.
L’indépendance de l’Ifri est un fait, qui nous a permis de surmonter bien des crises. Nous la
devons aux entreprises, comme Renault, qui nous ont fait confiance depuis le début, et à des
personnalités telles que André Lévy-Lang ou Bertrand Collomb, l’actuel président de notre Conseil
d’administration, qui n’ont jamais ménagé leurs efforts pour nous aider. Nous la devons aussi à ceux
qui, dans le monde entier, à l’instar de la Fondation Ford, ont salué et soutenu notre action, et
contribué à la diversification de notre financement. Aujourd’hui, l’Ifri est engagé dans une ambitieuse
stratégie de développement international et d’abord européen. Il faut dire et redire que le
développement et la pérennité d’une institution comme l’Ifri se heurtent en France à des obstacles
beaucoup plus élevés que dans d’autres pays occidentaux, en l’absence d’une véritable société civile,
suffisamment indépendante de l’Etat sur le plan financier. C’est toute la question de l’ « illibéralisme »
français qui se trouve ainsi soulevée, avec ses multiples aspects sociologiques, politiques,
économiques et fiscaux.
Plus généralement, c’est parce que je suis très attaché à mon pays et que je suis fier d’être
français que je me bats aussi pour que nous menions enfin des réformes qu’il faut bien avoir le
courage d’appeler libérales. C’est pourquoi en 2001, ayant l’honneur de présider l’Académie des
sciences morales et politiques, j’avais choisi ce thème pour les travaux de notre compagnie. De ce
point de vue, le niveau de la campagne présidentielle actuelle n’est pas très rassurant. Cela ne
m’empêche nullement de garder l’espoir.
Je ne me serais jamais lancé dans l’aventure de l’Ifri si je ne croyais au progrès collectif à
5
travers les institutions et leur adaptation à un environnement en changement perpétuel. Cela vaut à
tous les niveaux : local, national, européen, international.
Mais je m’aperçois que je suis devenu beaucoup trop sérieux. Il est donc urgent de conclure,
en vous remerciant toutes et tous, vous qui êtes venus ce soir pour nous entourer. Je suis très
sensible à votre présence qui m’encourage à garder l’espérance de mon enfance et à continuer
d’entreprendre.
6

Documents pareils