LES TROTTOIRS DE STRASBOURG

Transcription

LES TROTTOIRS DE STRASBOURG
DENIS PONTON
Les trottoirs
de strasbourg
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Les trottoirs
de Strasbourg
Denis Ponton
Les trottoirs
de Strasbourg
LES ÉDITIONS DU NET
22 rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
© Les Éditions du Net, 2013
ISBN : 978-2-312-01075-5
Lundi 16 février 2009, 17 h
salle des fêtes de Sarrebourg
C’est l’heure des adieux. Je n’avais pas imaginé réunir tant de monde autour de moi. Le départ à
la retraite d’un commandant de police donne forcément lieu à une cérémonie protocolaire ; il y a
mes collègues, ma hiérarchie, l’institution judiciaire, les élus, les administrations, ma famille.
Mais dans l’assemblée d’autres connaissances aussi,
tel un repris de justice qui vient de purger une peine
de cinq ans d’emprisonnement pour meurtre ou une
ex prostituée….
C’est par hasard que je suis entré dans la Police Nationale. Mon fils était en nourrice chez la
femme d’un inspecteur de police. Lequel s’était dit
en me voyant : « tiens celui-là, il est grand, fort et
pas trop bête, je pourrais le recruter ». Et moi je
m’étais dit « il n’a pas l’air trop fatigué le soir ce
policier, il doit avoir un bon job ». Voilà comment
est née ma vocation.
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Les trottoirs de Strasbourg
Le premier juin 1977, après neuf mois de scolarité à Cannes Ecluses, j’ai franchi le seuil du
Commissariat Central de Strasbourg au 11 rue de la
Nuée Bleue. Le bâtiment est vétuste, mais impressionnant. Il est chargé d’histoire : il s’agit de
l’ancien hôtel du maréchal de Bourg qui a abrité le
Tribunal de Strasbourg avant d’être transformé en
Commissariat de Police jusqu’en février 2002.
J’avais revêtu un costume neuf, acheté pour
l’occasion, et j’étais fier d’avoir obtenu le droit
d’exercer ce métier passionnant d’inspecteur de
police.
Originaire de Sainte-Marie-Aux-Mines, je
n’étais titulaire que d’un baccalauréat. Mes parents
n’avaient qu’une passion, leurs trois fils. Mon frère
aîné enseigne à la faculté, il est docteur en sociologie après avoir fait Normale sup’ et mon jeune frère
est agrégé de mathématiques. J’avais le sentiment
d’avoir moi aussi trouvé ma place. Avoir le baccalauréat était alors la condition sine qua non du recrutement. Depuis les choses ont changé, le
concours d’inspecteur de la police nationale a été
remplacé par un concours de lieutenant de police et
le recrutement se fait à bac +3.
Nous étions alors une quinzaine de stagiaires,
tous pressés d’être affectés dans les différents services existants. Parce que je jouais au foot, et que le
chef de la Sûreté départementale était fan de ce sport
et drivait l’équipe de la Sûreté urbaine, j’allais y être
affecté. La plupart des autres stagiaires trouvaient
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leur place dans les commissariats d’arrondissements.
Ils iraient faire leur classe derrière un clavier de machine à écrire en étant préposés aux plaintes.
La police urbaine de Strasbourg avait son siège
au 11 rue de la Nuée Bleue. Les brigades spécialisées (Crime’, Stups, Mineurs, Voie publique,
Mœurs, Débits de boissons, Étrangers) y étaient
également logées. Dans chaque arrondissement de
Strasbourg existaient des commissariats de police
chargés des « affaires courantes ».
J’avais donc eu plus de chance que mes autres
jeunes collègues. J’étais affecté à la Brigade des
Mœurs de la Sûreté Urbaine, située au premier
étage de l’aile droite en pénétrant par le porche
d’entrée. La brigade occupait alors trois bureaux,
était dirigée par un inspecteur divisionnaire et composée de quatre inspecteurs et deux gardiens de la
paix. J’en devenais donc le huitième élément.
J’y suis entré sur la pointe des pieds, timide et
impressionné à la fois, mais de suite adopté et immédiatement pris en charge par Jean, mon grand
frère administratif, chargé de me former. Et je me
souviens encore de mon pot d’arrivée, une tradition
dans la police nationale. J’avais convié l’ensemble
de la brigade au bistrot du coin et proposé l’apéritif.
Mon chef de brigade sans tenir compte de ma proposition avait commandé du… champagne. Jamais
ce breuvage n’a eu dans ma bouche un goût aussi
amer, cette commande étant nettement au-dessus de
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mes moyens d’alors. Mon salaire d’inspecteur stagiaire me permettait avant toute chose de nourrir et
loger ma petite famille dans une HLM de Hautepierre. Mais au moment tant redouté, c’est bien lui
qui avait payé la note. Le ton était donné et j’étais
soulagé.
Je partage mon bureau avec Jean. Nous avons
en fait une immense table de travail, nous sommes
face à face. Il occupe la partie gauche et moi celle
de droite. Nous sommes sommairement meublés,
une armoire, deux chaises de bois anciennes estampillées d’un poinçon de la « Wehrmacht » (nom de
l’armée allemande).
Nous partageons également une vieille machine
à écrire Olympia. C’est l’époque des procédures
établies en six exemplaires. Deux feuilles dures et
quatre pelures. Et que dire des « carbones » usés qui
marquent plus nos mains que nos documents !
À cette époque la brigade des Mœurs est chargée de la répression du proxénétisme et de toutes
les atteintes aux mœurs (les viols, agressions
sexuelles et autres exhibitions).
En 1977, le « milieu » strasbourgeois est local.
C’est l’époque du « gang des perruques » qui braque
les banques sous la direction de celui qui sera nommé par la presse « l’Arsène Lupin alsacien ».
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Il en est de même des trottoirs de Strasbourg,
occupés par des locales, dont les souteneurs sont
bien connus de nos services et ont la main mise sur
la prostitution à Strasbourg.
« Robes », « Charly », « le beau Dédé »,
« Jacky le rouquin », « Gilbert le parrain » et consorts se partagent le gâteau !
La prostitution est alors surtout nocturne - il n’y
a guère qu’autour du secteur gare qu’on y trouve des
filles dans l’après-midi-. Elle est localisée sur les boulevards, la rue de la Première Armée et la rue du Feu.
Il est une autre forme de prostitution, moins visible certes mais pourtant bien réelle qui se pratique
dans les différents bars à hôtesses, mais dont le contrôle échappe à la brigade des Mœurs et est confié à
la brigade des Hôtels et garnis ou débits de boissons
composée alors de quatre éléments.
Nous avons le contrôle exclusif des filles de la
rue et sommes le seul service à nous y intéresser.
Ce n’est plus le cas actuellement. En effet,
« l’internationalisation » du phénomène et sa surmédiatisation ont réveillé tous les services (Office
central, police judiciaire, gendarmerie, police de
l’air et des frontières). Pas forcément au bénéfice
d’une meilleure efficacité, je pense même plutôt à
son détriment, mais j’aurai l’occasion d’y revenir
plus tard….
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En ce début des années 80, les péripatéticiennes n’ont d’autres interlocuteurs que nous et les
membres de l’association du Nid, dirigé alors par
un père catholique. J’en profite ici pour rendre
hommage au travail de cette association. Nous
avions alors un contact permanent, constructif, chacun dans son rôle avec le même principe fondamental, le respect.
C’est ma mère qui m’a enseigné le respect
d’autrui et sans cette qualité essentielle on ne peut
exercer ce métier.
Il est vrai que je suis issu d’un milieu protestant donc forcément plus tolérant. Surtout à l’égard
de la condition féminine (non seulement les pasteurs sont mariés, mais il existe des femmes pasteurs). Je suis bien conscient de la désertion actuelle
des croyants et plus particulièrement des chrétiens,
mais je revendique cette éducation. Eh oui, un flic
des mœurs doit respecter une prostituée. C’est
même une règle élémentaire. Et c’est loin des clichés qu’on se fait et qui sont véhiculés par des films
policiers de seconde zone.
D’ailleurs, à la brigade des Mœurs, je suis en
minorité… seul protestant et seul Alsacien aussi.
Aucun flic des mœurs de Strasbourg ne sait donc
correctement prononcer, « langstrass », grand’rue
en alsacien. Un comble quand on sait que cette rue,
pourtant l’une des plus photographiées actuelle-
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ment, avait la réputation d’être autrefois très mal
famée et occupée par les prostituées.
Cette parenthèse historique et humoristique refermée, une centaine de filles sont recensées et « fichées » alors. Chaque soir on en compte une
trentaine, présentes sur le bitume.
Le fichage est la règle. Chaque nouvelle fille
est interpellée, amenée à la cité administrative de la
Krutenau, alors siège de la police judiciaire. Un
fonctionnaire spécialisé de l’identité judiciaire procède au relevé anthropométrique. La cliente prend
place sur une chaise en bois, pivotante et manœuvrable à distance, et est ainsi photographiée de face
et de profil. Puis la fiche anthropométrique avec
prise d’empreintes, signes particuliers, couleurs des
yeux et des cheveux est renseignée minutieusement.
Nous organisons d’ailleurs des « ramassages ».
Avec un fourgon de police (le traditionnel panier à
salades), nous ramassons les filles, et les plaçons
souvent toute la nuit au poste, en examen de situation, à l’aide d’un formulaire appelé R32. C’est une
position administrative qui frise l’illégalité et qui de
nos jours ferait bondir tous ces juristes qui se revendiquent gardiens des droits de l’homme. Toujours est-il que le procédé, inélégant certes est
efficace. Une fille qui ne travaille pas ne gagne pas,
et est prête à collaborer pour ne plus être privée de
liberté trop souvent. Parfois aussi, quand une fille se
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montre rebelle, nous la verbalisons. Il existe alors le
P.V. de racolage passif. C’est une contravention que
nous justifions par « une attitude de nature à susciter la concupiscence de partenaires éventuels »…
oui, cela ne s’invente pas !
Mon premier julot !
Je vais donc faire mes premiers pas dans la police, et enfin voir à quoi ressemble un proxénète.
Ma première arrestation va beaucoup me décevoir.
En effet, nous intervenons au petit matin, à Neudorf, dans un deux-pièces minable occupé par une
prostituée et son « mac ». Nous établissons facilement la cohabitation et l’homme ne travaille pas, il
est sans revenu, autant d’éléments constitutifs du
délit de proxénétisme. Mais c’est sa personnalité
qui me dérange, il ne « porte pas la culotte » à la
maison. Il est chargé des courses, du ménage, du
repas. Ce n’est pas tout à fait l’idée que je me faisais du souteneur. Mes collègues ont beau
m’expliquer qu’il s’agit d’un « julot casse-croûte »
selon l’expression consacrée, ça fait une arrestation,
c’est bon pour les statistiques.
Le « julot casse-croûte » je vais connaître tout
au long de ma carrière. Il est aussi un bon indic. On
le laisse vivre sa vie contre du renseignement, on va
même lui rendre visite à domicile, et boire le café
avec lui et madame !