PREMIRE PARTIE

Transcription

PREMIRE PARTIE
UNIVERSITÉ PARIS XII - VAL DE MARNE
INSTITUT D’URBANISME DE PARIS
Centre de Recherche sur l'Espace, les Transports,
l'Environnement et les Institutions Locales
ANCRAGES ET MOBILITÉS DE SALARIÉS DE L'INDUSTRIE À
L'ÉPREUVE DE LA DÉLOCALISATION DE L'EMPLOI.
CONFIGURATIONS RÉSIDENTIELLES,
LOGIQUES FAMILIALES ET LOGIQUES PROFESSIONNELLES
Thèse de doctorat nouveau régime, en urbanisme, aménagement et politiques urbaines
Présentée et soutenue publiquement par
Cécile VIGNAL
Le 16 décembre 2003
Directrice de thèse : Mme Férial DROSSO, Maître de Conférences HDR à l’Université de Paris XII
Jury :
M. Jean-Yves AUTHIER, Professeur à l’Université de Lyon II
M. Francis BEAUCIRE, Professeur à l’Université de Paris I
Mme Catherine BONVALET, Directrice de recherche à l’INED
M. Jacques BRUN, Professeur à l’Université de Paris I
M. Jean-Pierre ORFEUIL, Professeur à l’Université de Paris XII
Pour Nicolas,
Remerciements.
Je tiens à exprimer toute ma gratitude à ma directrice de thèse, Férial Drosso, pour
m’avoir fait profiter de ses conseils et de ses connaissances, pour le soutien dont elle m’a
témoigné, ainsi que pour sa disponibilité et son investissement dans le suivi de mon travail de
recherche.
Je remercie Jean-Pierre Orfeuil, Professeur à l’Institut d’Urbanisme de Paris et
codirecteur du Centre de Recherche sur l’Espace, les Transports, l’Environnement et les
Institutions Locales (CRETEIL), qui a accompagné ce travail de thèse dès l’origine et dont les
conseils, les relectures et le soutien m’ont toujours été précieux.
Je dois à l’Institut d’Urbanisme de Paris et au laboratoire CRETEIL d’avoir pu réaliser
cette thèse dans d’excellentes conditions. Je tiens à remercier particulièrement Jean-Claude
Driant, directeur de l’Institut d’Urbanisme de Paris, pour son appui répété depuis le DEA et
son souci d’assurer les conditions matérielles et le financement nécessaires à ce travail de
thèse. Merci également à Marie-Pierre Lefeuvre et Jodelle Zetlaoui-Léger pour leurs conseils,
ainsi qu’à Guillaume Faburel pour son soutien depuis le début.
Je souhaite remercier vivement deux personnes, salariées de l’entreprise étudiée, qui,
par les documents et les informations qu’elles ont bien voulu me fournir, m’ont permis de
réaliser le travail d’enquête. Ces remerciements vont également à l’ensemble des personnes
interviewées qui m’ont accordé leur confiance.
J’adresse mes remerciements à Geneviève Canceill et Maria-Teresa Pignoni de la
DARES (Direction de l'Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques) pour
m’avoir donné accès à l’enquête « Trajectoires des adhérents à une convention de
conversion » (TDA-CC) du Ministère de l’Emploi et de la Solidarité.
Mes remerciements vont également à mes amis doctorants qui ont pris une part active
dans la finalisation de cette thèse. Merci à Christophe Guerrinha-Dos Santos pour l’aide à la
réalisation des cartes, merci à Patrica Lejoux, Jules-Mathieu Meunier, Sophie Gonnard pour
leurs relectures et leur enthousiasme quotidien. Merci à Gabrielle, Hélène, Magali et Laurent
pour leur aide et pour leur amitié sans faille ainsi que Jérôme et Hugues.
A mes parents et à mon frère, j’adresse mes chaleureux remerciements pour leur aide,
leur présence et leur compréhension au cours de ces années.
Enfin, je souhaite témoigner ma reconnaissance à Nicolas qui m’a encouragée
quotidiennement et m’a aidée dans les moments difficiles. Ses relectures critiques et son
dévouement m’ont permis de mener à bien cette recherche et sa rédaction finale.
5
6
SOMMAIRE
Introduction Générale.................................................................................................................9
PREMIERE PARTIE – L’ARTICULATION ENTRE MOBILITE RESIDENTIELLE ET
TRAJECTOIRES PROFESSIONNELLES : CONSTRUCTION DE LA RECHERCHE.....19
Chapitre 1 – L’articulation entre mobilité résidentielle, emploi et chômage : cadrage
statistique et analytique général................................................................................................21
Chapitre 2 – L’étude des mobilités résidentielles contraintes par l’emploi : le contexte des
restructurations et des délocalisations d’entreprises.................................................................51
Chapitre 3 – Arbitrages résidentiels et logiques familiales dans le cadre des restructurations
d’entreprises : construction d’un système d’hypothèses...........................................................81
DEUXIEME PARTIE – MOBILITE RESIDENTIELLE ET ANCRAGE DANS UN
CONTEXTE DE RESTRUCTURATION : RESULTATS STATISTIQUES ET
CONSTRUCTION DE L’ENQUETE QUALITATIVE........................................................107
Chapitre 4 – L’entourage et l’espace résidentiel dans la recherche d’emploi : analyse d’une
enquête statistique...................................................................................................................109
Chapitre 5 – Elaboration de l’enquête auprès de salariés d’une usine confrontés à la
délocalisation ou à la perte de leur emploi..............................................................................125
TROISIEME PARTIE – LOGIQUES FAMILIALES ET RESIDENTIELLES A
L’EPREUVE DE LA PERTE OU DE LA DELOCALISATION DE L’EMPLOI................157
Chapitre 6 – Configurations résidentielles, familiales et professionnelles des salariés avant la
fermeture de l’usine.................................................................................................................159
Chapitre 7 – Licenciement-ancrage ou mutation-migration : des arbitrages entre contraintes et
ressources................................................................................................................................191
Chapitre 8 – Migrations définitives et migrations temporaires : l’invention de configurations
résidentielles nouvelles...........................................................................................................223
Chapitre 9 – Territoires de la recherche d’emploi et évolution des formes d’intégration sociale
..................................................................... ...........................................................................255
Chapitre 10 – Ancrages et migrations : construction d’une typologie des liens entre logiques
professionnelles et logiques familiales...................................................................................291
Conclusion générale................................................................................................................339
Bibliographie...........................................................................................................................349
Annexes...................................................................................................................................369
Liste des tableaux, cartes et graphiques..................................................................................380
Table des abréviations.............................................................................................................382
Table des matières...................................................................................................................383
Résumé (quatrième de couverture) ........................................................................................390
TOME 2 : ANNEXES, SELECTION D’ENTRETIENS.......................................................391
7
8
INTRODUCTION GENERALE
Cette recherche propose d’explorer, auprès de salariés de l’industrie, les processus
d’arbitrages géographiques suscités par une proposition de mutation pour suivre la
délocalisation de l’emploi.
La question de la mobilité géographique et professionnelle des travailleurs se pose
depuis le bas Moyen-Age et selon des termes qui ont varié en fonction des enjeux socioéconomiques. Pouvoirs religieux et civils ont longtemps tenté de fixer les individus et de
les assigner « à un point fixe de l’espace » (Rosental, 1993, p. 71). Au XIVe siècle, la mobilité
des vagabonds et des indigents était ainsi perçue comme une menace pour l’ordre politique et
moral. Plus tard, à la fin du XVIIIe siècle, sous l’impulsion de la révolution industrielle et de
la libéralisation du marché du travail, la mobilité géographique des travailleurs s’accroît mais
se voit taxer au XIXe siècle de menace pour l’ordre économique1. Robert Castel rend compte
dans « Les Métamorphoses de la question sociale » (1995) du processus de fixation des
populations dont la mobilité est perçue comme déséquilibrante. À l’image de la féodalité, un
patronage puissant tente de fixer la main-d’œuvre par le biais de la territorialisation de
l’assistance aux indigents2. Ainsi l’assistance s’institutionnalise-t-elle au cours du XIXe siècle
par le biais des caisses d’épargne, du livret d’ouvrier, du règlement ou des sociétés de secours
devenues assurances obligatoires et moyens de fidélisation de la main-d’œuvre. Par le
logement, l’éducation et la santé, l’entreprise veut être une institution totale, en osmose avec
ses occupants, dans le but de moraliser et stabiliser les travailleurs. Le modèle du logement
ouvrier, bâti dans le sillage de l’usine, sert à « fixer durablement les ouvriers sur le site de
travail et à pallier le nomadisme fréquent qui caractérisait alors leurs pratiques » (Groux et
Lévy, 1994, p. 28). La fixation du travailleur à son poste et la rationalisation du travail
1
Il s’agit de résoudre « le plus grave problème auquel ait eu à faire face le capitalisme aux débuts de
l’industrialisation : fixer l’instabilité ouvrière », laquelle « correspond à un nomadisme géographique (les
ouvriers vont de mine en mine, de chantier en chantier, quittant leur employeur d’une manière imprévisible,
attirés par de plus hauts salaires ou repoussés par les conditions de travail) et à une irrégularité dans la
fréquentation des postes de travail (célébration du “saint lundi” et autres coutumes populaires, stigmatisées
comme autant de marques d’imprévoyance) » (Castel, 1995, p. 257).
2
Les mendiants ne peuvent être secourus qu’à condition d’être natifs de la paroisse, d’y résider, voire d’être
inclus par l’enfermement dans ces institutions. En effet, le vagabond est le désaffilié d’une société où le réseau
familial et le réseau de voisinage assurent une protection contre les aléas. L’aide patronale va donc viser à
instaurer l’ancrage territorial de la main d’œuvre. Les workhouses en Angleterre ou l’Aumônerie générale en
France sont fondées sur le principe de « domiciliation de l’assistance » (Castel, 1995).
9
apparaissent alors comme une des conditions primordiales à l’émergence du rapport salarial
fordiste. François Ascher rappelle qu’au XIXe siècle comme dans la majeure partie du XXe
siècle, le logement permet aux entreprises « de mobiliser la main d’œuvre, de la contrôler
voire de favoriser certains comportements, et enfin d’avoir un monopole de façon à éviter au
maximum une concurrence coûteuse avec les autres employeurs » (Ascher, 1994, p. 104). Car
dans une période de plein emploi et de fortes restructurations, comme lors des années 1960, la
mobilité professionnelle des jeunes peu qualifiés est forte ; le turn-over est alors analysé
comme une arme ouvrière efficace pour augmenter les salaires. Ces mouvements faciliteront
le développement industriel et accéléreront l’urbanisation de la France.
Mais, alors que l’instabilité de la main-d’œuvre ouvrière a longtemps été un souci pour
les entreprises qui tentaient d’immobiliser les travailleurs, les mobilités professionnelles et
géographiques se sont récemment imposées comme une modalité de gestion des salariés (Le
Goff, 1985 cité par Daugareilh, 1996)3. La fixation de la main-d’œuvre dans l’entreprise
laisse place, au début des années 1980, à une politique de flexibilité et d’adaptation au
changement (Duthil, 1993). Car la crise économique est aussi une crise « des rapports
salariaux fordiens » accélérée par les mutations technologiques qui ne favorisent plus
« l’attachement » des salariés à l’entreprise. François Ascher estime alors que « le problème
des entreprises est plus de garder les mains libres vis-à-vis de leurs salariés que de les rendre
captifs » (Ascher, 1994, p. 106).
Aujourd’hui, les mobilités professionnelles et géographiques sont présentées comme un
élément constitutif de l’expérience professionnelle. On est passé d’une vision négative de la
mobilité, assimilée à une instabilité voire à une incompétence des salariés, à une approche
positive, presque mythique du mouvement et du changement (Daugareilh, 1996). Les
pratiques managériales des entreprises ont depuis une trentaine d’années procédé à une
modernisation du travail qui, en se dégageant des cadres collectifs de gestion, renforcent
l’implication des salariés mais aussi l’individualisation de leur traitement (Linhart, 1994).
Cette rationalisation de la production exige une plus grande flexibilité, adaptabilité et
disponibilité. La mobilité professionnelle et spatiale devient ainsi une des clés de voûte de
l’implication au travail que suppose « le nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et
Chiapello, 2000).
3
L’assurance dépersonnalisée, le droit du travail, le salariat, qui vont permettre de « conjuguer mobilité et
sécurité (sociale) », ouvrent « la voie à une rationalisation du marché du travail prenant en compte à la fois les
exigences de la flexibilité pour le développement industriel et l’intérêt de l’ouvrier » (Castel, 1995, p. 317). A la
différence du paternalisme ou de la « protection rapprochée », les règles juridiques et sociales nationales
protègent l’individu sans qu’il y ait une interdépendance travailleur / patron / église. La mobilité est donc
autorisée par la déterritorialisation des protections sociales.
10
La flexibilité du travail et de l’emploi s’est donc accrue et s’accompagne, dans le même
temps, de marges de manœuvre plus ouvertes pour les individus notamment en matière de
mobilité résidentielle et quotidienne. Aujourd’hui, les déplacements, en automobile
singulièrement, sont plus rapides et permettent de parcourir de plus longues distances. Ils
libèrent l’individu des assignations territoriales (Piolle, 1991) et « inculquent de plus en plus
les codes de la multi-territorialité et des règles de savoir-faire en tous lieux » (Haumont, 1993,
p. 117). Mais ce schéma signifie-t-il que les individus répondent sans difficultés à l’instabilité
de l’emploi ou du lieu de travail ? Evidemment, la mobilité n’est pas toujours choisie4 et peut
se situer dans un rapport tendu entre risques de chômage et inscription territoriale de
l’individu. La mobilité résidentielle et le changement de région peuvent aussi permettre de
limiter la durée du chômage (Drapier, 2001). La propension à déménager pour l’emploi
apparaît donc comme un révélateur des marges de manœuvre des ménages.
Notre projet de recherche est né de ces réflexions sur l’évolution des formes
d’articulation entre déplacements dans l’espace géographique et mobilités professionnelles.
Un des contextes susceptibles de les révéler est celui des restructurations d’entreprises. La
question de la résistance à la mobilité géographique des salariés menacés de licenciement
économique apparaît dès les premières restructurations industrielles des années 1950
(Moscovici, 1959). Serge Moscovici constate alors que l’immobilité n’est pas inhérente à la
psychologie des individus car la mobilité géographique est acceptée lorsqu’elle s’accompagne
d’un maintien ou de l’élévation du niveau de vie et, en particulier, des besoins domestiques
tels que le logement. Précisément, depuis les années 1960-1970, le mot d’ordre « vivre et
travailler au pays » questionne la réalité de l’articulation entre droit au travail et droit au
logement (Duclos, 1981).
Aujourd’hui, en France et en Europe, les plans sociaux dont le nombre est accentué par
la dégradation de la conjoncture, mais aussi par les transformations du système productif et de
la gestion des entreprises, menacent salariés et familles dans des régions souvent déjà
sinistrées : succession de plans sociaux chez Moulinex en Basse-Normandie depuis les années
4
La mobilité est « la caractéristique d’un individu ou d’un groupe capable de se déplacer », c’est donc une
capacité, une propension à être mobile, ou encore selon Jacques Brun, un attribut, un trait de comportement. Par
extension, mobilité peut aussi signifier instabilité ou inconstance. On associe implicitement ou explicitement,
l’idée de mobilité à celle de dynamisme, d’adaptabilité, de progrès, capacité au changement, modernité. Mais,
selon J. Brun : « Associer “mobilité” à “ouverture”, “liberté” ou “progrès”, “immobilité” à “captivité”,
“enfermement” ou “ghetto ”, c’est transgresser les limites entre l’usage conceptuel et l’usage métaphorique des
mots » (Brun, 1993, p. 9).
11
1980, fermetures chez Michelin en 1999 dans l’Aisne, fermeture de Bata en Lorraine en 2002,
fermeture de sites Danone dans le Pas-de-Calais en 2002, Péchiney en Haute-Garonne en
2002, restructurations chez Alcatel depuis 1995, etc. L’observation du déroulement des crises
locales suscitées par les fermetures d’usines prouve l’impact des restructurations, bien au-delà
de la sphère stricte de l’emploi. Cette question est d’autant plus cruciale qu’elle s’applique
aux catégories sociales les moins qualifiées, structurellement touchées par le chômage, telles
que les ouvriers qui constitueront notre population principale d’analyse. Le déclin de
l’industrie a largement contribué à la déstructuration quantitative et identitaire du groupe
ouvrier dont l’étude est aujourd’hui passée « de la classe aux personnes » (Weber, 1991). Lors
de restructurations industrielles, les entreprises sont tenues d’élaborer un plan social propre à
limiter les licenciements en proposant une aide à la recherche d’emploi local et,
éventuellement, un reclassement dans le groupe qui nécessite généralement une mobilité
géographique. Or les propositions de reclassement et de déménagement restent limitées dans
leurs effets : le recrutement à l’échelle locale de la main-d’œuvre ouvrière favorise
l’enracinement résidentiel et familial dans le bassin d’emploi. Ces situations interpellent donc
les politiques publiques de l’emploi et une législation du travail qui tendent à favoriser la
reconversion professionnelle des salariés. Mais l’impact des restructurations d’entreprises sur
les territoires et les salariés intéresse également, depuis leur création, les politiques
d’aménagement du territoire. Notre propos n’est pas ici d’analyser les liens entre mobilité et
évolution des territoires. Mais notre choix d’enquêter dans une ville moyenne inscrite dans un
contexte rural permet d’éclairer les difficultés particulières des salariés, notamment ouvriers, à
accepter un déménagement ou à élargir le rayon de recherche d’emploi dans des bassins
d’emplois ruraux, en crise ou peu diversifiés. Nos résultats pourront donc apporter une
contribution à la compréhension des formes de non-mobilité résidentielle dans un espace
dévitalisé.
La présente recherche a pour objectif de mieux comprendre comment se réalisent les
arbitrages entre mobilité professionnelle subie et attachement au territoire, au logement et à la
famille. Il s’agira de révéler, d’une part, le processus d’arbitrage entre les sphères
professionnelles et domestiques et, d’autre part, les réajustements des modes de vie suite à ces
arbitrages. Quelles tensions se font jour entre adaptation à l’emploi et attachement au lieu de
résidence ? Quelles stratégies, quels aménagements apparaissent autour du logement et de la
famille ? Quels sont les risques inhérents à ces arbitrages ? La perte de l’emploi conduit-elle à
un affaiblissement de l’intégration professionnelle au profit du domestique ?
12
Nous avons privilégié une approche interdisciplinaire articulant des données empiriques
et des réflexions conceptuelles (i) servant à l’élaboration et à l’analyse d’une enquête à partir
d’entretiens semi-directifs (ii).
(i) Notre démarche s’inscrit dans le champ des travaux de recherche urbaine portant sur
l’habitat, le logement et la famille. Notre cheminement nous a conduit toutefois à mobiliser
certains travaux d’autres disciplines telles que la sociologie du travail, la démographie et la
géographie sociale. Cette articulation interdisciplinaire initiée par Henri Coing (1982) ou
engagée, plus récemment, par Laurence Roulleau-Berger (1994), est propice au
renouvellement des approches sur le rapport à l’habitat et le rapport à l’emploi. L’entrée par le
territoire permet de penser l’articulation des mobilités professionnelles avec les mobilités
spatiales et de réfléchir à l’agencement de rôles sociaux dans la ville et dans le travail.
Précisons d’emblée notre positionnement problématique et conceptuel. Nous
considérerons les deux échelles de la famille : les membres de l’unité domestique (le ménage)
et les membres du réseau de parenté. En effet, les recherches sur la géographie des réseaux de
parenté ont montré que les choix de localisation résidentielle n’étaient pas dus au hasard. Si
les membres des différentes générations restent en France assez proches géographiquement,
c’est que les choix de déménagements ou de migrations relèvent en partie de critères sociaux
et affectifs, liés au rapport au territoire et au groupe de référence que peut être la famille. Face
à des changements économiques, la famille n’est pas un objet passif et peut contribuer à
adapter les contraintes qui s’imposent à elle. Nous formulons l’hypothèse selon laquelle les
choix résidentiels ne relèvent pas uniquement de contingences matérielles et économiques
mais aussi des pratiques sociales et familiales qui limitent spatialement la trajectoire
professionnelle.
En cela, nous nous inscrivons dans l’analyse du rapport au territoire en ce qu’il est
construit par les expériences de socialisation autour d’un « groupe de référence élargi,
constitué de parents et d’amis proches » (Bonvalet et Brun, 2002, p. 54). Le terme de territoire
désignera un espace, que s'approprient les personnes, constitué d’une série de points
d’ancrage, de relations affectives construites par l’histoire individuelle.
Le concept de « configuration », introduit par Norbert Elias, à l’encontre d’une
« représentation atomistique des sociétés » (Elias, 1991, p. 160), appréhende les individus à
partir de leurs liens d’interdépendance et l’évolution de ces liens au fil du temps. Si nous nous
interrogerons sur les configurations relationnelles des individus, nous mobiliserons aussi ce
concept pour désigner les configurations résidentielles et familiales afin d’appréhender le
13
système résidentiel du réseau de parenté et son évolution en fonction des évènements
professionnels que subissent les personnes.
(ii) Ce travail de thèse repose principalement sur une enquête de terrain auprès de
salariés d’une usine de câbles située à Laon en Picardie, dont la production a été délocalisée,
au cours de l’été 2000, à Sens en Bourgogne, en entraînant la fermeture du site picard5.
L’ensemble des trois cents salariés s’est vu proposer une mutation sur le nouveau site de Sens,
à deux cents kilomètres de leur domicile initial. Le plan social, engagé au début du printemps
2000, proposait aux salariés de se déclarer ou bien pour une mutation directe ou bien pour une
mutation d’essai d’au moins six mois dite « période probatoire », ou bien encore pour le
licenciement. L’enquête, fondée sur une démarche compréhensive, est composée de deux
vagues d’entretiens semi-directifs réalisés à un an d’intervalle. Cinquante-neuf salariés (80 %
d’ouvriers et 20% de techniciens) ont ainsi été rencontrés au cours de l’été 2000 ; parmi ceuxci, cinquante-six ont été à nouveau interviewés dix à douze mois plus tard. Un questionnaire
postal a ensuite permis d’obtenir des informations sur quatre-vingt-dix-huit personnes
supplémentaires.
L’objectif de la première vague d’entretiens était de questionner le processus de
décision entre mobilité résidentielle et refus d’un déménagement suscité par la délocalisationfermeture de l’usine. On s’intéresse d’une part, aux contraintes sociales, économiques et
locales, en somme aux conditions structurelles et individuelles qui discriminent les pratiques ;
d’autre part, aux logiques qui soutiennent les choix des individus, bref aux motivations et au
sens donné par les personnes à leurs choix. Arbitrages, hésitations, tensions seront donc
analysés par le biais des représentations traduites par les discours des individus.
La seconde vague d’entretiens eu lieu, un an plus tard. Nous nous sommes alors
attachée à explorer l’évolution de l’investissement des salariés dans les sphères domestique et
professionnelle, ainsi que les tensions au sein de l’organisation familiale suite au
déménagement pour les uns, au licenciement pour les autres.
Cette démarche empirique a été complétée par l’exploitation de données statistiques et
l’interview de professionnels de la reconversion de salariés issus de plans sociaux.
Nous avons exploité une partie d’une enquête statistique sur les salariés licenciés pour
motif économique. En effet, nous avons constaté que la question de la résistance à la mobilité
5
Afin de préserver l’anonymat des personnes enquêtées et par respect pour l’engagement pris auprès des salariés
toujours en poste dans l’usine, nous ne citerons pas le nom de l’entreprise que nous avons étudiée.
14
résidentielle pour l’emploi était méconnue, du fait notamment de l’absence de données sur le
devenir des salariés touchés par les plans sociaux. En outre, les trajectoires des licenciés
économiques n’ont jamais été envisagées sous l’angle du rapport à l’habitat et à l’entourage
des individus. Nous avons ainsi pu exploiter une partie de l’enquête « Trajectoires des
adhérents à une convention de conversion » (TDA-CC) élaborée par la DARES (Direction de
l'animation de la recherche, des études et des statistiques du Ministère de l'emploi et de la
solidarité) afin d’explorer le lien entre logement, entourage et recherche d’emploi des
licenciés économiques. Les statistiques descriptives ainsi développées étayent nos hypothèses
sans toutefois pouvoir répondre à l’ensemble de notre questionnement sur les logiques et les
arbitrages spatiaux des salariés et de leurs familles.
Enfin, il faut mentionner que nous avons interviewé un certain nombre de consultants
de sociétés de conversion chargés de l’accompagnement des plans sociaux en France, et
rencontré différents acteurs du service public de l’emploi dans l’Aisne. Ces entretiens ont
permis d’approfondir nos connaissances sur le contexte territorial du département ainsi que
les pratiques mises en oeuvre par ces consultants, notamment dans l’incitation aux mobilités
géographiques des salariés subissant un licenciement économique. Cette investigation a
d’ailleurs suscité une analyse de la professionnalisation de l’accompagnement des mobilités
résidentielles des salariés.
En résumé, cette recherche a pour objet les arbitrages entre mobilités, migrations et
ancrages qui s’opèrent à l’occasion de la délocalisation en France d’un établissement
industriel. Notre exposé suivra les étapes chronologiques des prises de décisions des salariés
puis de leur mise en oeuvre pour nous amener in fine à construire un “modèle” compréhensif
des arbitrages d’ancrages ou de migrations. Derrière ces deux notions d’ordre spatial se
cachent des logiques d’ordre familial, professionnel et résidentiel dont nous analyserons la
confrontation selon les marges de manœuvre des individus. Les pratiques de mobilités
spatiales seront également intégrées à l’analyse en ce qu’elles participent ou non à la mise en
œuvre des choix résidentiels et professionnels.
Cette thèse est divisée en trois parties. La première partie présente l’élaboration de notre
approche des arbitrages résidentiels dans le cadre d’une restructuration d’entreprise. La
seconde partie met en oeuvre ce questionnement sous une forme statistique et présente le
cadre méthodologique et opératoire de notre enquête qualitative. La troisième partie
développe les analyses empiriques obtenues par l’enquête de terrain.
15
Dans un premier temps, nous exposerons la construction de l’objet de recherche et le
cadre théorique de la thèse. Un premier chapitre présentera l’évolution des relations entre
mobilités résidentielles et mobilités professionnelles à partir de sources statistiques dont nous
discuterons la relative inadéquation à notre objet de recherche, puisqu’elles ne permettent pas
d’observer les formes d’injonction à la mobilité résidentielle pour l’emploi et les réactions des
salariés.
A partir de là, le deuxième chapitre se focalisera sur les phénomènes de restructurations
et de délocalisations d’entreprises. Un détour par l’analyse des politiques publiques
d’aménagement du territoire, des politiques de l’emploi et des dispositifs juridiques relatifs à
ces questions permettra de comprendre en quoi le lien entre restructuration d’entreprise,
reconversion et mobilité géographique des salariés est toujours d’actualité.
Le troisième chapitre exposera le cadre théorique de notre problématique et notre
système d’hypothèses. En nous appuyant sur différents champs de recherche, nous montrerons
comment l’entourage familial, le logement et le rapport au territoire peuvent être articulés
pour questionner les formes de migrations ou de résistances à la migration suscitées par une
restructuration d’entreprise.
La seconde partie fournit un cadre méthodologique et statistique adéquat pour répondre
à ce questionnement. Le chapitre 4 présente les résultats de l’exploitation d’une enquête
statistique de la DARES (Ministère de l’Emploi et de la Solidarité), exploitation que nous
avons réalisée afin de questionner la place de l’entourage et de l’espace résidentiel dans la
recherche d’emploi. Ces résultats renforcent nos hypothèses. Mais leurs insuffisances nous
incitent à engager une approche compréhensive et qualitative que le chapitre 5 développera en
présentant la méthodologie et le terrain d’enquête.
Enfin, la troisième partie est consacrée à la présentation des résultats de l'enquête. Elle a
pour objectif de construire une typologie des arbitrages spatiaux en fonction des liens entre
logiques familiales et logiques professionnelles.
Les chapitres 6 et 7 reposent sur la première vague d’entretiens. Dans le chapitre 6, nous
mettrons en évidence les trajectoires professionnelles, résidentielles et familiales des
personnes interrogées et caractériserons les identités locales de ce collectif de salariés. Le
chapitre 7 révèlera ensuite les dimensions structurantes et discriminantes du choix de
mutation ou de licenciement. Il s’intéressera notamment au vécu de l’arbitrage et aux logiques
sociales qui favorisent et justifient ce choix.
16
Les chapitres 8 et 9 rendent compte des mobilisations familiales à l’œuvre, un an plus
tard, dans les processus de migration pour les salariés mutés et dans la gestion de la stabilité
résidentielle et de la recherche d’emploi pour les licenciés. Le chapitre 8 analyse
spécifiquement les logiques d’action des salariés optant pour la migration, en s’interrogeant
sur les aménagements résidentiels et les déplacements qui permettent d’organiser les relations
avec l’entourage resté sur place. Le chapitre 9, quant à lui, portera sur les dimensions spatiales
et familiales de la recherche d’emploi ainsi que sur l’évolution de l’intégration résidentielle et
domestique en fonction de la situation professionnelle des salariés licenciés.
Au terme de cette analyse, se dessinent des trajectoires diverses d’ancrage ou de
migration résultant du même événement qu’est la fermeture-délocalisation d’une usine. Dès
lors, le chapitre 10 proposera, par une démarche typologique de synthèse, de formaliser les
motivations et les aménagements de ces arbitrages territoriaux et professionnels, en
questionnant les liens, variés, entre logiques professionnelles et logiques familiales.
17
18
PREMIERE PARTIE
–
L’ARTICULATION ENTRE MOBILITE RESIDENTIELLE
ET TRAJECTOIRES PROFESSIONNELLES :
CONSTRUCTION DE LA RECHERCHE
Cette première partie est consacrée à l’élaboration de notre approche des arbitrages
résidentiels liés à l’emploi. Dans un contexte de flexibilité et d’incertitude professionnelle,
comment les comportements résidentiels s’articulent-ils avec les situations d’emploi ?
Comment se construit un rapport mobile ou non-mobile au territoire dans le cadre d’une perte
d’emploi ? Il conviendra, pour répondre à ce questionnement général, d’analyser la place des
motifs professionnels dans les pratiques de mobilité résidentielle et notamment de discuter des
liens entre chômage et déménagement. Le premier chapitre dressera un bilan de la relation
entre, d’une part, la mobilité (ou la non-mobilité) résidentielle et l’emploi et, d’autre part, la
mobilité résidentielle et le chômage. Nous discuterons également des travaux qui abordent ces
questions et de la relative inadéquation des sources statistiques à notre objet de recherche. Si
les liens de causalités sont mal connus, le chômage semble être une situation peu propice à la
mobilité résidentielle et être une situation fortement discriminante socialement. Dès lors, le
deuxième chapitre focalisera la réflexion sur le cadre des restructurations et délocalisations
d’entreprises depuis les années 1950. En effet, les reconversions territoriales et les procédures
d’accompagnement des plans sociaux révèlent la récurrence des incitations à la mobilité
géographique et des formes de résistances, chez les ouvriers notamment, à cette mobilité. Le
troisième chapitre exposera enfin le questionnement de la recherche et le système
d’hypothèses fondés sur les travaux liant logement, territoire et solidarités familiales.
19
20
CHAPITRE 1
–
L’ARTICULATION ENTRE
MOBILITE RESIDENTIELLE, EMPLOI ET CHOMAGE :
CADRAGE STATISTIQUE ET ANALYTIQUE GENERAL
« (…) A l’image idyllique d’une mobilité à la fois
désirée par les travailleurs et souhaitable pour le
bien-être collectif, on peut opposer la réalité
séculaire d’une mobilité forcée et subie, celle du
paysan exproprié de sa terre par le propriétaire ou
par ses dettes, celle du petit commerçant ruiné, celle
de l’ouvrier mis à pied par la fermeture de son usine,
celle du jeune chômeur contraint à s’expatrier... »
Henri Coing, 1982, La ville, marché de l’emploi,
Grenoble, PUG, p. 44.
La précarisation des formes d’emploi, la récurrence de l’expérience chômage, bref la
fragmentation des marchés du travail depuis vingt-cinq ans questionnent le lien entre l’habitat
et l’emploi (Perrin, 2002). La mobilité résidentielle est souvent examinée comme un facteur
de fluidité permettant de bénéficier de nouvelles opportunités d’emploi ou de s’adapter aux
contraintes locales de chômage. Mais l’univers des choix des personnes en matière de
logement et d’emploi est à la fois élargi et contraint. Les salariés, notamment ceux du secteur
industriel, se trouvent aujourd’hui moins insérés dans des collectifs stables. Pourtant les
risques qui pèsent sur l’emploi les rendent plus dépendants de leur employeur. Les systèmes
d’assurance sociale ont permis une émancipation sociale mais la permanence des situations de
précarité peut conduire à des processus de replis familiaux et communautaires (de Coninck,
1999)6. Pour les personnes les plus démunies, l’articulation entre mobilité résidentielle et
chômage résulte donc d’un “choix contraint”. Devant l’instabilité de l’emploi, le logement
peut par exemple être un espace “refuge” que l’on souhaite conserver.
6
« D’un côté la production sociale des individus conduit à des formes d’individualité plus autonomes, et plus
différenciées. De l’autre la faillite des politiques publiques d’emploi renforce le conformisme et l’ancrage
communautaire. » (de Coninck, 1999).
21
Nous avons cherché à identifier les pratiques résidentielles liées à l’emploi et
notamment celle des chômeurs. Nous nous appuyons essentiellement sur des recherches
réalisées à partir de données agrégées (Recensement Général de la Population, Enquête
Emploi, Panel Européen des Ménages, etc.). Notre objectif est donc, à ce stade, d’identifier
d’éventuelles corrélations qui expliqueraient les comportements résidentiels des personnes
touchées par l’instabilité de l’emploi ou le chômage7. Un des moyens d’identifier les
contraintes qui pèsent sur l’articulation entre les sphères résidentielles et professionnelles sera
notamment de nous intéresser aux inégalités sociales dans les pratiques et les marges de
manœuvre entre les individus.
Après avoir rappelé l’évolution des mobilités résidentielles et des mobilités
professionnelles en France (1), nous réaliserons un cadrage statistique sur l’évolution de la
relation entre mobilité résidentielle et emploi (2). L’articulation déménagement / chômage
sera ensuite discutée à partir des connaissances statistiques et des problématiques urbaines et
sociales investies par la recherche et certaines politiques publiques (3).
1. Evolutions des mobilités résidentielles et des mobilités
professionnelles
L’évolution de la mobilité résidentielle8 en France depuis trente ans est un révélateur
des formes d’adaptation aux transformations de la société (1.1). Parmi ces changements, on
peut distinguer l’évolution des mobilités professionnelles qui révèlent des relations salariales
plus instables pour une majorité d’actifs notamment pour les ouvriers (1.2).
1.1. Evolutions des mobilités résidentielles en France
Après une dynamique séculaire de croissance des migrations internes liée à l’exode
rural et à l’urbanisation qui s’accélère après la Seconde Guerre mondiale (arrivée à l’âge
adulte des enfants du baby-boom, rapatriés et immigration de travail), la mobilité résidentielle
diminue et sa structure se transforme en France depuis 1975 (Bonvalet et Brun, 2002). Toutes
les échelles géographiques sont concernées par cette baisse mais ce sont les changements de
logement de courte distance qui sont les plus touchés. Après avoir atteint son maximum
7
Nous adopterons par la suite une démarche plus compréhensive des processus d’arbitrage et de mise en oeuvre de
mobilités résidentielles ou de non-mobilités résidentielles suscitées par l’instabilité de l’emploi (cf. chapitre 3).
8
La mobilité résidentielle est entendue comme le changement de logement au cours d’une période donnée.
22
d’intensité au milieu des années 19709 l’ensemble de la mobilité résidentielle a baissé entre
1968 et 1999 de 17 % et les migrations ayant entraîné un changement de région ont diminué
de 11 % (Baccaïni, 2001a).
Les déménagements ont décru sous l’effet d’une moindre pression démographique mais
aussi du fait d’un ralentissement de la construction de logements neufs et de conditions
économiques moins favorables (Baccaïni, 2001b). Cette baisse résulte également d’une
évolution de la structure des ménages comme l’atteste l’augmentation de la part des plus de
soixante-cinq ans (un quart des ménages français ont une personne de référence de plus de
soixante-cinq ans, Laferrère, 1997), de la proportion de propriétaires et d’accédants à la
propriété (54,7 % en 1999) et de la proportion de logements confortables (quatre logements
sur cinq sont considérés comme confortables au sens de l’INSEE en 1999)10. En outre, le
besoin d’habiter à proximité de son lieu de travail est moins fort du fait de l’instabilité de
l’emploi et de l’amélioration des moyens de transports, en particulier la généralisation de
l’automobile,
qui
permettent
de
se
déplacer
plus
loin
et
plus
rapidement
11
(Haumont, 2000) .
Toutefois d’autres sources statistiques révèlent que si la mobilité résidentielle des
individus diminue, celle des ménages augmente sous la pression croissante des « petits »
ménages d’une ou deux personnes, plus nombreux et plus mobiles que dans les années 1980
(Bonvalet et Brun, 2002). En effet, le recensement de la population de l’INSEE sous-estime
les déménagements multiples des individus au cours de la période inter-censitaire puisqu’il
enregistre simplement le fait d’avoir changé ou non de logement depuis la dernière enquête.
Or les enquêtes Emploi ou l’analyse des fichiers EDF ont montré que la mobilité résidentielle
des ménages, après avoir décliné, remonte à partir du milieu des années 1980 (Courgeau,
Nedellec et Empereur-Bissonet, 1999). En outre, des dynamiques contradictoires
apparaissent dans l’évolution des déménagements en France. La multiplication des étapes
familiales et des modifications de la taille du ménage (décohabitation, mise en couple,
séparation, naissance, etc.) ont pour effet de multiplier la mobilité résidentielle (Rossi, 1955)
9
Ces taux annuels de migration mesurés sur des périodes inter-censitaires variables (entre 6 et 8 ans) ne peuvent
être comparés directement entre eux. C’est pourquoi on établit, à l’aide de certains paramètres, une formule qui
permet de calculer des taux instantanés de migration dont on peut déduire l’évolution de la mobilité. Entre 1968
et 1975, le taux de mobilité annuel moyen est de 9,7 % pour le changement de logement et de 1,8 % pour le
changement de région. Entre 1990 et 1999, 8,1 % de la population a déménagé chaque année en moyenne, la
mobilité inter-départementale concerne 2,5 % de la population et la mobilité inter-régionale 1,6 %. Cf. Baccaïni,
2001b ; Baccaïni, Courgeau et Desplanques, 1993 ; Courgeau, 1988.
10
L’âge est la variable la plus discriminante en matière de mobilité résidentielle suivi par le statut d’occupation.
11
Nous développerons davantage cette idée dans le point 2.1.
23
alors que le vieillissement de la population et la propriété du logement la freine12. L’emploi a
également suscité nombre de mobilités : les migrations ont longtemps facilité une mobilité
sociale ascendante. La question, que nous développerons dans les points suivants, sera de
savoir si aujourd’hui l’instabilité des trajectoires professionnelles suscitent de nouvelles
pratiques de déménagements.
Indépendamment de ces évolutions, il faut souligner la relative faiblesse de la mobilité
résidentielle en France. L’Union Européenne met régulièrement en exergue l’insuffisance de
la mobilité géographique de sa population par rapport à celle des Etats-Unis : seuls 1,2% de la
population de l’Union Européenne a changé de région de résidence en 1999 contre 5,9 % aux
Etats-Unis (Commission Européenne, 2001b). Une des causes généralement avancées est la
proportion de ménages propriétaires de leur résidence principale. Avec 54 % de propriétaires
et accédants en 1999, la France occupe une position médiane en Europe, les taux variant de
30% à 80 % (Louvot-Runavot, 2001). La mobilité des propriétaires et des accédants français
est faible (d’après l’Enquête Logement 2002, 18% ont déménagé depuis la dernière enquête
en 1996 contre 63% des locataires du parc privé et 42 % des locataires du parc social), freinée
par le montant des droits de mutation et la situation familiale des ménages. En outre,
l’attachement au logement et notamment à la propriété rend les comportements résidentiels
rigides face aux exigences de mobilité qui peuvent intervenir (Drosso, 2000). B. Coloos et B.
Vorms (1998) montrent pourtant que mobilité et propriété peuvent aller de pair comme en
témoigne l’exemple anglo-saxon : en 1996, 65 % des ménages américains étaient
propriétaires ; la mobilité résidentielle annuelle des américains représentait près du double de
celle des ménages français (près de 20 % ont changé de logement en 1996). Cette succincte
comparaison révèle l’importance des dispositifs d’emprunt (conditions et durée des
remboursements, modalités de transfert d’emprunt) et des variables culturelles dans ces
pratiques.
Avant de s’interroger sur la dimension spatiale et résidentielle des mobilités
professionnelles, rappelons brièvement les évolutions de l’emploi et du marché du travail en
France.
12
La part des ménages propriétaires ou accédants à la propriété augmente depuis les années 1970. Leur taux de
mobilité est faible. D’après l’Enquête Logement 1992 leur taux d’emménagement est de 15,2 % contre 39,6 %
pour les locataires HLM et 55,7% pour les locataires du secteur privé.
24
1.2. Mobilités professionnelles et instabilités de l’emploi
Quelques éléments de contexte sont à relever depuis le milieu des années 1970 : la
féminisation des emplois, la tertiarisation de l’économie accompagnée d’un déclin de
l’industrie et la croissance du taux de chômage qui attestent de mouvements plus rapides sur
le marché du travail (Courgeau, 1995). Les mobilités professionnelles13 se sont intensifiées
depuis près de trente ans. D’après l’Enquête Emploi de l’INSEE, les changements d’emploi
ou le passage par le chômage ont touché 16,3 % de la population active en 2001 contre 12 %
en 1974 (Germe, Monchatre et Pottier, 2003, p. 24). Mais ces mouvements sur le marché du
travail ne se sont pas simplement intensifiés ; ils se sont également transformés. Tandis que
les mobilités professionnelles d’un emploi vers un autre emploi représentaient les quatre
cinquièmes des mouvements sur le marché du travail en 1975, elles ne représentaient plus
qu’un tiers des changements de situation en 1994 et la moitié en 2001 (Amossé, 2002). Cette
situation résulte de l’effritement des conditions salariales amorcé au milieu des années 1970
(Castel, 1999). A cette époque, la solidité du contrat à durée indéterminée qui repose sur le
plein emploi est mise en cause. Avec le développement des embauches en contrat à durée
déterminée puis, plus tard, des contrats aidés impulsés par la politique publique de l’emploi,
les mobilités professionnelles contraintes pour cause de licenciement ou de fin d’emploi
précaire ont augmenté (Baudouin, 1981).
Plus précisément, la croissance structurelle de l’instabilité s’est intensifiée dans les
années 1980 et 1990 et se caractérise par de fortes inégalités entre qualifications. Dans toutes
les professions non qualifiées, les conditions d’emploi se sont fortement dégradées. En 2000,
10,3 % des ouvriers non qualifiés étaient en Contrat à Durée Déterminée (CDD) et 12,1 % en
intérim contre 4,8% et 0,8 % des cadres et des professions intermédiaires (Audric-Lerenard et
Tanay, 2000)14. Les changements de situations professionnelles concernaient, entre 2000 et
13
Le terme de mobilité professionnelle est employé par les institutions publiques de l’emploi, dans le champs
des sciences économiques ou de la sociologie de l’emploi pour désigner l’ensemble des changements de
situations professionnelles des individus. Dans son acception la plus large, la mobilité professionnelle regroupe
donc les passages d’un emploi à un autre (dans une autre entreprise mais aussi un changement de poste de travail
suite à une promotion par exemple), ou bien vers le chômage ou l’inactivité. On embrasse ainsi ensemble des
situations choisies par le salarié (démission, promotion professionnelle) et des évènements subis tels qu’un
licenciement, ou la fin d’un contrat précaire. La mobilité professionnelle ne présage donc pas d’un déplacement
géographique de la personne mais identifie un changement de position professionnelle.
14
Il faut donc relativiser la mobilité professionnelle des cadres. Bien qu’ils connaissent au fil du temps
davantage de passages par le chômage ou par une forme d’emploi “atypique” (Bouffartigue et Pohic, 2001), en
2001, 43 % des cadres de plus de vingt ans de carrière n’ont pratiquement connu qu’un seul employeur alors
que seuls 9 % des ouvriers et employés non qualifiés sont chez leur employeur depuis le début de leur carrière
(Amossé, 2002).
25
2001, neuf fois sur dix des mouvements d’emploi à emploi pour les cadres contre seulement
quatre fois sur dix pour les ouvriers et employés non qualifiés (Amossé, 2002)15.
Les aléas de la conjoncture économique et les changements structurels du système
productif ont, en outre, contribué à l’installation d’un chômage de masse. Encore une fois, ce
risque est inégalement réparti. Il touche particulièrement les jeunes de moins de vingt-cinq
ans et davantage les femmes que les hommes (Chapoulie, 2000)16. Enfin, l’écart des taux de
chômage selon les catégories socioprofessionnelles d’appartenance a toujours été en défaveur
des catégories peu qualifiées. En mars 2002, alors que le taux de chômage officiel des cadres
et professions intellectuelles supérieures est de 3,8 %, celui des professions intermédiaires est
de 5,4%, celui des ouvriers de 11,4 % (Aerts et Bigot, 2002). Ces écarts s’évaluent également
à l’échelle des trajectoires au cours de la vie professionnelle : « La probabilité d’avoir connu
une expérience de chômage d’au moins trois mois est de 16 % pour les cadres et de 38 % pour
les ouvriers non qualifiés » (Paugam, 2000, p. 97).
Parallèlement, la promotion professionnelle n’a pas beaucoup évolué, même si elle a
connu des pics au début des décennies 1980, 1990 et 2000 (Germe, Monchatre et Pottier,
2003). Globalement, le mouvement d’élévation des niveaux de formation et de modification
de la structure des emplois a favorisé les changements de catégories professionnelles17. Le
passage d’un statut d’ouvrier non qualifié vers un emploi d’ouvrier qualifié demeure plus
fréquent que le mouvement inverse18. Cependant les vecteurs de promotion tels que la
formation professionnelle bénéficient surtout aux salariés du tertiaire, aux cadres et
professions intermédiaires et restent beaucoup moins fréquents pour les ouvriers du bâtiment,
des industries légères et pour les métiers des services aux particuliers (Lainé, 2002). La
formation continue viserait essentiellement à sélectionner et fidéliser les salariés les plus
performants et conduirait à creuser les écarts de ressources initiales entre les moins diplômés
et les plus diplômés (Dupray et Hanchane, 2000).
15
Près d’un quart des ouvriers et employés non qualifiés ont changé de situation sur le marché du travail en
2000, soit une proportion deux fois plus élevée que celle des cadres (Amossé, 2002).
16
Le risque de chômage féminin est deux fois plus élevé que pour les hommes (Chenu, 1998).
17
Grâce à l’Echantillon Démographique Permanent (EDP), A. Chenu a pu estimer que pour dix hommes, entre
1960 et 1990, trois ont été ouvriers tout au long de leur vie active, tandis que près de trois autres initialement
ouvriers ont ensuite accédé à d’autres emplois (Chenu, 1993). L’emploi ouvrier, qu’il soit qualifié ou non,
continue de diminuer de 10 % entre 1990 et 1999 (Amossé, 2001).
18
Statistiquement, ouvriers ou employés ont bénéficié d’une mobilité professionnelle ascendante plus intense
dans les années 1980 : un ouvrier ou employé sur sept ont accédé à un emploi de cadre ou à une « profession
intermédiaire » de 1982 à 1990, contre un sur dix de 1968 à 1975 (Chapoulie, 2000).
26
En définitive, on assiste à une croissance structurelle de l’instabilité professionnelle, à
une diversification voire à une dualisation des trajectoires professionnelles entre « les plus
qualifiés, bénéficiant d’emplois stabilisés et de mobilités choisies, et les moins qualifiés,
circulant sur des emplois précaires et dans le cadre de mobilités contraintes » (Germe,
Monchatre et Pottier, 2003, p. 50). Depuis les années 1980, le système de flexibilité de
l’emploi renforce donc les divergences entre ceux qui subissent un passage par le chômage et
ceux pour qui la mobilité est choisie et valorisante.
2. Les disparités sociales dans les pratiques de mobilité
résidentielle liées à l’emploi
La relation entre migrations et mobilités professionnelles a longtemps été envisagée
sous l’angle de l’ascension sociale et du développement urbain. En effet, l’analyse des
migrations a d’abord été un outil d'étude des marchés de l’emploi et un instrument de
planification de la répartition spatiale de la population active. Catherine Bonvalet et Jacques
Brun rappellent ainsi le rôle des enquêtes de l’INED dans cette démarche19. Les analyses
longitudinales de la mobilité en France montrent comment les dynamiques de changement
d’emploi et de migration se sont auto-entretenues mais à des rythmes différents selon les
générations et la conjoncture économique20. De manière générale, l’effet des guerres ou des
crises économiques sur les migrations est négatif alors que les révolutions techniques et
économiques du XIXe siècle favorisent l’émigration vers les villes. Mais la relation entre
mobilité géographique et mobilité sociale est complexe. D’après Daniel Courgeau, il se
dégage une « dépendance réciproque » entre mobilité spatiale passée et changements
d’emplois à venir et, inversement, un effet positif de l’expérience des changements d’emplois
sur la mobilité géographique (Courgeau, 1995). L’effet cumulatif se manifeste notamment
dans les phénomènes de mobilité sociale ascendante des ouvriers. À partir des
cohortes
françaises
masculines
de
1911
à
1930,
on
a
pu
démontrer que « migration et destinée sociale sont clairement associées dans les classes
populaires de la société » (Blum, Gorge et Thélot, 1985, p. 415). La migration vers Paris a
ainsi joué un rôle d’accès à la mobilité sociale et à la réussite professionnelle (Bonvalet,
1988). L’enquête « Proches et parents » qui porte sur un échantillon de 1946 personnes
19
Nous nous appuyons ici sur l’article de C. Bonvalet et J. Brun (2002) intitulé : « Etats des lieux des recherches
sur la mobilité résidentielle en France ».
20
G. Pourcher, par exemple, a montré que les générations nées entre 1896 et 1900 ont eu un taux de mobilité
relativement élevé suite à la reprise économique des années 1920, alors que les générations nées entre 1900 et
1914 ont connu une mobilité plus faible sous l’effet de la crise économique des années 1930 (Pourcher, 1966).
27
interrogées en 1990 dessine également une relation entre position sociale et mobilité
géographique : être cadre ou diplômé du supérieur est associé à une probabilité plus forte de
mobilité inter-départementale, alors qu’être fils d’ouvrier renvoie davantage à des pratiques
de sédentarité (Bonvalet et Maison, 1999). Aujourd’hui encore, on constate que mobilité
géographique et promotion professionnelle des salariés sont étroitement liées. La promotion
professionnelle est plus fréquente pour les salariés migrants vers le grand urbain que pour
ceux qui restent dans la même aire urbaine (Brutel, Jegou et Rieu, 2000). Inversement, être
promu implique souvent un déplacement géographique. Néanmoins il n’existe pas de relation
simple de cause à effet entre ces deux types de mobilité.
Ce compte rendu succinct des analyses sur l’articulation entre mobilité résidentielle et
mobilité professionnelle témoigne de l’orientation de nombreuses recherches autour de la
mobilité sociale ascendante et des étapes de promotion de la carrière qui ont accompagné les
mutations urbaines et économiques de ces cinquante dernières années. Cependant, les liens
entre changements professionnels et mobilités géographiques semblent aujourd’hui plus
complexes. Dans un contexte de déstabilisation des trajectoires professionnelles, quelle est la
place de l’emploi dans les pratiques résidentielles ? Après avoir cerné la proportion des
mobilités résidentielles qui sont liées à l’emploi (2.1) nous en identifierons les spécificités en
termes de distances parcourues, de statut d’occupation du logement et de catégories
socioprofessionnelles concernées (2.2).
2.1. La place des motifs professionnels dans les déménagements
Bien que restant secondaires vis-à-vis des motifs liés au logement21, les déménagements
motivés par des raisons professionnelles ne sont pas négligeables, puisque 18,3 % des
ménages les mentionnent d’après l’Enquête Logement 1996. Au cours du cycle de vie, une
part importante de la mobilité géographique est liée à la vie professionnelle. Une enquête
longitudinale telle que « Biographie familiale, professionnelle et migratoire » réalisée par
l’INED, en 198022, montre que la mobilité résidentielle est un peu plus fréquente que la
mobilité professionnelle : les personnes ont occupé 4,2 emplois différents pour 5,1 logements
(Baccaïni, 1994). Ainsi, le motif dominant de l’ensemble des mobilités résidentielles
effectuées par ces personnes nées entre 1911 et 1935 est d’ordre professionnel pour 30,5 %
21
D’après l’Enquête Logement 1996, les raisons les plus mentionnées sont celles liées à la taille et au confort du
logement (41%), aux conditions d’occupation du logement (22%), à l’environnement, la localisation du
logement (21%) et aux raisons personnelles (21%).
22
Enquête réalisée en 1980 sur un échantillon de 4602 individus âgés de quarante-cinq à soixante-neuf ans.
28
d'entre elles, devant les évènements familiaux (19,2 %) et les questions de logement (17,7 %)
(Baccaïni, 1990). Il y a bien interaction entre vie professionnelle des individus et choix du lieu
de résidence des ménages mais le lien entre mobilité résidentielle et mobilité professionnelle
n’est pas réciproque. En effet, d’après l’Enquête Carrières, réalisée par l'INSEE en 1997, la
fréquence des changements d’emplois lors d’un déménagement est de 10% et la fréquence des
déménagements lors d’un changement d’emploi est de l’ordre de 20% : « Ces décalages de
calendriers résultent du fait que ces deux mobilités répondent à des logiques différentes : la
mobilité résidentielle est un choix de ménage, alors que la mobilité professionnelle est un
choix individuel, qui a des conséquences familiales. » (Pailhé et Solaz, 2001).
Si l’emploi motive une part importante des déménagements à l’échelle du cycle de vie,
cette relation connaît, pour l’ensemble de la population, des évolutions. L’articulation entre la
mobilité résidentielle et l’emploi est aujourd’hui moins intense que dans les années 1970.
D’après les Enquêtes Logement de l’INSEE, alors que l’emploi motivait 26,5% des
« ménages permanents mobiles »23 entre 1973 et 1978, il n’est invoqué que par 14 % des
ménages entre 1985 et 1988. Les raisons professionnelles sont, dans les années 1990, plus
fréquemment invoquées (18,3 % des ménages les ont cité en 1996 ; les raisons
professionnelles représentent alors 11,3 % des réponses24) mais ne retrouvent pas les niveaux
observés à la fin des années 197025.
Ce relatif déclin des motifs professionnels dans les pratiques de déménagements résulte
sans doute d’un équilibrage entre phénomènes contradictoires : d’une part, la multiplication
des mobilités professionnelles, contraintes notamment par l’instabilité de l’emploi, d’autre
part, le ralentissement des migrations et des déménagements en général. En outre, les
décisions en matière de migrations sont rendues plus complexes par les transformations de
23
Les Enquêtes Logement réalisées par l’INSEE interrogent les « ménages permanents mobiles » sur les raisons
de leur déménagement . « Un ménage est dit permanent lorsque la personne de référence était l’un des occupants
en titre du logement occupé quatre ans auparavant : soit elle était la personne de référence de ce logement, soit
elle était la conjointe de la personne de référence de ce logement » (Aïdi et Pitrou, 1997, p. 168). Les « ménages
permanents mobiles » sont donc les ménages où la personne de référence du logement actuel résidait dans un
logement différent lors de la dernière enquête. Cf. Omalek et alii., 1998.
24
Depuis l’Enquête Logement 1992, les ménages ont la possibilité de donner plusieurs motifs à leur
déménagement. Il faut donc tenir compte du fait que les Enquêtes Logement précédentes observaient la raison
principale du déménagement.
25
Si l’on s’intéresse aux motifs donnés par les ménages permanents mobiles n’ayant pas changé de région, on
constate des évolutions du même ordre : « L’emploi motivait 20 % des déménagements réalisés entre 1973 et
1978, et moins de 9% de ceux réalisés entre 1985 et 1988. Cette proportion tend certes à s’accroître dans la
période récente (13 % des déménagements ont été réalisés pour des raisons professionnelles entre 1992 et 1996)
mais le taux est encore loin d’atteindre ceux des années soixante-dix, au moment où la mobilité résidentielle était
la plus intense » (Lévy et Dureau, 2002, p. 12).
29
l’activité professionnelle des femmes (i) et l’évolution des formes urbaines participent aux
difficultés d’arbitrages en faveur d’une mobilité géographique (ii).
(i) La croissance de l’activité féminine depuis les années 1970 a probablement freiné les
changements résidentiels des ménages. L’emploi du conjoint, et notamment des conjointes,
est plus fréquemment inclus dans les décisions qu’il y a trente ans. A partir de l’Enquête
Emploi, Daniel Courgeau a pu montrer que la bi-activité des couples augmente leur
probabilité de rester sédentaires (Courgeau, 1995). Cette contrainte a ainsi participé au
phénomène de métropolisation des actifs, puisque les milieux urbains denses peuvent offrir
une gamme d’emplois diversifiée, propice aux couples bi-actifs (Julien, 1995).
(ii) En outre, les choix résidentiels prennent aujourd’hui en compte les possibilités
accrues de déplacements, notamment vers le travail, qui permettent de ne pas déménager tout
en changeant ou en recherchant un emploi. Ces évolutions sont attestées par des temps de
parcours restés stables pour des distances domicile-travail plus longues en moyenne,
notamment pour les habitants des zones rurales et de la périphérie des pôles urbains (Talbot,
2001 ; Orfeuil, 2000b). Or l’évolution des structures urbaines et des marchés du logement
contraignent les ménages aux revenus modestes à résider plus fréquemment en périphérie ou
en zone périurbaine. Bien que le desserrement de l’emploi, et notamment de l’emploi ouvrier,
se poursuive dans les années 1990 (Orfeuil, 2000a), les catégories modestes tendent, en
particulier en Ile-de-France, à s’éloigner des lieux d’emplois afin de réaliser leur accession à
la propriété (Berger, 1999). On comprend donc que la progression de l’éclatement des lieux
de travail et de résidence donne à l’alternative entre migration et mobilité quotidienne une
place centrale dans la relation à l’emploi.
Les déménagements liés à l’emploi tendent à diminuer, en proportion, tout en restant
une raison importante des mobilités résidentielles à l’échelle du cycle de vie. Toutefois ces
tendances macrosociales peuvent cacher des spécificités et de fortes différenciations sociales.
2.2. Les caractéristiques
professionnels
des
déménagements
pour
motifs
Les déménagements pour motifs professionnels s’effectuent davantage sur de longues
distances (2.2.1), sont facteurs de changement du statut d’occupation (2.2.2) et de disparités
selon l’âge et la catégorie socioprofessionnelle (2.2.3).
30
2.2.1.
Des déménagements de longue distance
Les mobilités résidentielles liées à l’emploi ou aux études se caractérisent
essentiellement par des déplacements de longue distance. Les raisons professionnelles
concernent davantage des migrations hors du département ou de la région, alors que les
déménagements de plus courtes distances procèdent d’évènements familiaux ou des
changements en matière de logement (agrandissement ou changement de statut d’occupation).
Les raisons professionnelles représentent, elles, toujours les premières causes de migration
interrégionales : d’après l’Enquête Logement 1996, c’est le cas pour 51,7 % des ménages
permanents mobiles ayant déménagé en changeant de région26. Ces résultats vont dans le
même sens qu’une étude utilisant le « Panel Européen des Ménages » (1994-1996)27 : Laurent
Gobillon montre que plus de 60 % des changements de commune motivés par des questions
professionnelles sont interdépartementaux, alors que les déménagements liés à des motifs
résidentiels s’effectuent plus souvent dans la commune ou dans le département de résidence
(Gobillon, 2001)28. Les déménagements suscités par l’emploi impliquent des distances
souvent supérieures à cinquante kilomètres (la médiane est de trente et un kilomètres), contre
2,5 kilomètres lors de déménagements pour raisons familiales29.
Si les raisons professionnelles sont secondaires dans les mobilités résidentielles de
courte distance, c’est qu’un changement d’emploi dans une agglomération ou dans un
département ne nécessite plus de quitter son lieu de résidence. On rejoint ici l’idée développée
dans le point 2.1 selon laquelle les déplacements quotidiens domicile-travail, aujourd’hui plus
rapides et s’effectuant sur de plus longues distances, permettent d’accéder à des marchés du
travail plus vastes sans déménager.
26
Aux Etats-Unis, 50 % des déménagements de longue distance sont réalisés pour des raisons liées à l’emploi
(Long, 1988).
27
Les résultats portent sur 7300 ménages français interrogés, entre 1994 et 1996, au cours de trois enquêtes.
28
L’auteur a d’ailleurs pu démontrer une corrélation entre changement d’entreprise et migration intercommunale. Inversement, il n’y a pas de corrélation entre un changement d’entreprise et un déménagement intracommunal.
29
En outre, alors que déménager pour des raisons professionnelles sans changer de région est plutôt lié au
rapprochement du lieu de travail habituel, la migration inter-régionale pour raisons professionnelles relève
essentiellement d’événements directement liés à la carrière professionnelle (un changement d’employeur ou
d’affectation). Cela montre que, à l’intérieur de l’échelle géographique régionale, les questions domestiques
reprennent toute leur importance (Gobillon, 2002).
31
2.2.2.
Des raisons professionnelles facteurs de changement de statut
d’occupation
Déménager pour raisons professionnelles induit des déplacements de longue distance
mais peut également engager un changement de statut d’occupation du logement. La perte de
valeur du bien, un marché immobilier d’accueil tendu ou l’attente pour accéder à un logement
HLM peuvent freiner la mobilité résidentielle. En effet, on peut déduire de l’Enquête
Logement 1996 que 54% des ménages « mobiles pour raisons professionnelles » qui étaient
propriétaires sont devenus locataires du secteur libre. Aussi, 59% des « ménages mobiles pour
raisons professionnelles » qui étaient locataires en secteur libre ont gardé ce statut
d’occupation. Déménager pour des raisons professionnelles favorise donc plutôt le maintien
ou le retour à la location en secteur libre (Dubujet, 1999). On comprend donc que les raisons
professionnelles, à l’instar du divorce et de la séparation du couple, sont des évènements
souvent contraignants ou imprévus qui entraînent la perte du statut d’occupation des
propriétaires. Au contraire, changer pour une habitation plus grande, un environnement
meilleur, un logement individuel sont des motifs dont les circonstances permettent de faire
des choix et des anticipations qui permettent plus fréquemment de garder le statut de
propriétaire. On perçoit, par ces résultats, que les raisons professionnelles d’un
déménagement opèrent une rupture dans la trajectoire résidentielle en favorisant le maintien
ou le passage au statut de locataire. On peut dès lors faire l’hypothèse que ces changements de
statut d’occupation sont davantage contraints que choisis.
2.2.3.
Des mobilités résidentielles pour l’emploi fortement différenciées
socialement
Déménager pour des raisons professionnelles implique souvent, on l’a vu, une migration
de longue distance. Mais ces comportements migratoires sont fortement différenciés selon la
catégorie socioprofessionnelle d’appartenance, selon les métiers et la position dans le cycle de
vie professionnelle.
Un consensus se dégage des études sur les migrations : de manière générale, les
personnes mobiles sont plus jeunes et plus qualifiées que la moyenne. La mobilité
résidentielle est élevée pour les moins de trente-cinq ans du fait de la décohabitation, puis de
la mise en couple et de la naissance des enfants ainsi que pour des raisons liées à l’insertion
professionnelle. On déménage d’autant plus pour l’emploi que l’on est jeune (d’après
32
l’Enquête Logement 1996, le taux de déménagement pour raisons professionnelles représente
34,5 % des motifs chez les 30 à 39 ans30). Les comportements de mobilité professionnelle et
géographique sont également fortement différenciés selon le niveau de diplôme et la catégorie
socioprofessionnelle. Le taux de migration des jeunes de niveau inférieur au baccalauréat est
de 20 % alors que ce taux s’élève jusqu’à 50 % chez les jeunes ayant poursuivi leurs études
au-delà du bac (Drapier et Jayet, 2002)31. Les jeunes peu qualifiés sont moins nombreux à
changer de région mais, parmi les migrants, on observe davantage de migrations répétées.
Cette récurrence dans les déplacements s’explique avant tout par la nature précaire des
emplois occupés.
La qualification et les diplômes ouvrent le champ des possibles professionnels mais
aussi spatiaux. Si les migrations liées à l’emploi sont plus fréquentes en début de vie active
chez les personnes les plus diplômées et se destinant à des postes qualifiés, les pratiques se
distinguent également dans les distances parcourues. On peut, par exemple, observer l’aire de
recrutement selon les professions et mettre en exergue des dichotomies sociales et
géographiques. A partir du recensement de la population de 1982, on constate que le marché
de l’emploi est national pour les diplômés du supérieur (les cadres du privé et du secteur
public sont mobiles à près de 70 %), alors que les ouvriers s’insèrent dans un marché
essentiellement local : pour 85 % à 90 % d’entre eux les limites du bassin d’emploi bornent
l’horizon professionnel (Seys, 1987)32. Plus le niveau de qualification est faible, plus la
distance couverte par la mobilité géographique pour l’emploi est courte (Jayet, 1988). Les
cadres effectuent le plus de déménagements et auront également réalisé, en fin de vie active,
des migrations de plus longue distance que les exploitants agricoles, les personnels de service
et les ouvriers. Ainsi un cadre aura-t-il parcouru cent vingt kilomètres en moyenne alors qu’un
ouvrier aura effectué une migration de 78,3 kilomètres (Baccaïni, 1990).
30
D’après les analyses réalisées à partir du Panel Européen des Ménages, les raisons professionnelles
l’emportent sur celles liées au cadre de vie pour les 25-29 ans. Avant trente ans, le changement d’emploi est
d’ailleurs aussi souvent évoqué que le souhait de se rapprocher de son lieu de travail, alors qu’entre trente-cinq et
quarante-quatre ans c’est cette recherche de proximité entre le domicile et le travail qui est la plus fréquemment
avancée (Gobillon, 2001).
31
L’enquête « Génération 98 » du Céreq montre que 10 % à 13 % des jeunes sortis de l’enseignement secondaire
quittent la région de leur formation (Cuney, Perret et Roux, 2003).
32
L’aire de recrutement peut être approchée par la fréquence des déménagements entre la sortie de l’école et
l’entrée dans la vie active. Globalement, parmi les trois millions de jeunes salariés qui ont accédé à leur premier
emploi entre 1975 et 1982, 15 % ont changé de région, 23 % de département et 29 % d’arrondissement. Les
écarts de migration sont creusés par le statut social de l’emploi, par l’appartenance au secteur public mais
relativement peu par le degré d’urbanisation de la commune de résidence, exception faite de l’agglomération
parisienne où 47 % des jeunes ont changé d’arrondissement.
33
Les catégories socioprofessionnelles connaissent donc des cycles de vie migratoires
différents selon le champ des possibles professionnels. Les salariés agricoles sont parmi les
plus mobiles géographiquement mais leur mobilité est davantage contrainte que celle des
cadres (Baccaïni, 1994). On comprend alors que si la mobilité géographique peut être choisie
lorsqu’elle accompagne une promotion professionnelle ou fait partie de l’exercice du métier,
elle tend à être imposée et à signifier davantage de précarité pour une partie de la maind’œuvre employée et ouvrière (Enjolras, 1988). Moins diplômés et s’installant plus tôt dans la
vie professionnelle, les ouvriers constituent la catégorie de salariés la moins mobile. Leur
ancrage territorial est fort : d’après l’Enquête Emploi 1992, 38 % des jeunes ouvriers n’ont
jamais changé de commune entre seize et vingt-cinq ans contre 24 % des jeunes cadres
(Dumartin, 1995)33. Ils effectuent relativement peu de déménagements pour des raisons
professionnelles : 37 % des cadres de vingt-cinq à trente-quatre ans qui ont déménagé entre
1992 et 1996 l’ont fait pour des exigences professionnelles (premier emploi, changement
d’employeur, mutation, rapprochement du lieu de travail) contre 23 % des employés et 12 %
des ouvriers (Dubujet, 1999). En effet, « il est probable que ces jeunes ont été motivés dans
leurs déplacements plus souvent par des motifs tenant au logement, ou à la composition de
leur famille, privilégiant des déplacements proches, que par des motifs d’ordre purement
professionnels » (Dumartin, 1995, p. 106)34.
2.3. Conclusion
Les recompositions des formes d’emploi sont facteurs d’instabilité pour les employés et
les ouvriers, en particulier chez les moins qualifiés d’entre eux. Or ces évolutions ne semblent
pas avoir suscité davantage de mobilités résidentielles motivées par l’emploi. La bi-activité
des ménages et la déconnexion entre lieu de résidence et lieu de travail ont sans doute réduit
les pratiques de déménagement pour l’emploi au profit de davantage de mobilité quotidienne.
Ce type de déménagement s’effectue plutôt au-delà des frontières départementales et
régionales et concerne des salariés jeunes, diplômés et surtout de qualification élevée. Dès
33
A partir de l’Enquête Emploi 1992, la mobilité entre l’âge de seize et vingt-cinq ans a pu être mesurée. Les
cadres et les professions intermédiaires sont les plus mobiles et effectuent des migrations de plus grande
distance : 22 % des hommes cadres et 14 % des femmes cadres ont changé au moins trois fois de département
contre 11 % et 6 % pour l’ensemble de la population enquêtée. Les jeunes ouvriers, employés ou indépendants
inscrivent plus fréquemment leur mobilité à l’intérieur d’un même département. Seuls 6 % des jeunes ouvriers
ont changé de département au moins trois fois (Dumartin, 1995).
34
En effet, les ouvriers qui sont plus souvent issus de familles ouvrières (Blum et alii, 1985) voient leur
comportement migratoire renforcé par l’hérédité sociale : lorsque le père est également ouvrier non qualifié, leur
enracinement est encore plus fort.
34
lors, si l’on rapproche les analyses des mobilités résidentielles avec celles des mobilités
professionnelles, un paradoxe se dégage : les salariés les plus qualifiés (cadres ou professions
intermédiaires) et les plus diplômés sont plus souvent mobiles géographiquement et
bénéficient à la fois de promotions plus fréquentes et d’emplois plus stables, alors que les
catégories ouvrières et employées, moins mobiles géographiquement, sont celles dont les
contraintes de changement et de recherche d’emploi sont les plus fortes.
3. L’articulation entre mobilité résidentielle et chômage
Jusqu’ici, notre exposé rend compte du poids des transformations sociales, urbaines et
des évolutions de l’emploi dans la relation entre mobilité résidentielle et trajectoire
professionnelle. Alors que cette relation a principalement été envisagée sous l’angle de la
mobilité sociale, il semble désormais nécessaire de l’articuler avec le phénomène du chômage
de masse. L’instabilité du marché du travail et le chômage ont accru les inégalités sociales. De
quelle manière ont-ils influencé les pratiques de déménagement ? Nous nous interrogerons, en
premier lieu, sur la nature et la pertinence d’une analyse spécifique de la mobilité des
chômeurs, tant du point de vue des recherches en sciences économiques et sociales que de
celui des politiques publiques (3.1). Nous décrirons ensuite précisément les résultats
statistiques disponibles sur les pratiques de déménagement des chômeurs (3.2.).
3.1. Les dimensions spatiales du chômage : analyses scientifiques et
politiques publiques.
Les disparités régionales et locales de l’emploi interrogent l’existence de dimensions
spatiales du chômage. Celles-ci mettent en jeu les mobilités résidentielles ainsi que les
mobilités quotidiennes des chômeurs en ce qu’elles permettent parfois l’accès à un marché du
travail plus dynamique ou diversifié. On s’attachera à identifier la mise à l'agenda de ce sujet
tant du point de vue des analyses scientifiques que de celui des politiques publiques : quelles
disciplines scientifiques se sont emparées du problème du déménagement dans le cadre d’une
recherche d’emploi ? Les politiques publiques de l’emploi ou de la ville se sont-elles investies
dans des mesures d’incitation à la mobilité ?
En fait, les analyses économiques et spatiales du chômage ainsi que la recherche urbaine
se sont intéressées aux pratiques de migrations et de déplacements dans le souci d’en
expliquer les effets sur les territoires urbains et les effets sociaux (3.1.1.). Ces approches
35
économiques et géographiques ont pu trouver écho dans les politiques publiques d’aide aux
déplacements géographiques des chômeurs ou des habitants des quartiers défavorisés (3.1.2).
3.1.1.
L’approche économique, la recherche urbaine et les analyses
géographiques
On peut distinguer schématiquement deux axes d’appréhension des dimensions spatiales
du chômage : d’une part, les disparités de chômage entre régions et entre zones d’emploi,
d’autre part, les problèmes de ségrégation urbaine et d’accès aux emplois au sein des
agglomérations.
Apprécié au niveau national, le taux de chômage occulte la géographie des disparités
régionales en matière d’offre et de demande de travail (Caro et Martinelli, 2002). Les régions
et les espaces, urbains ou ruraux, ne sont pas homogènes quant au fonctionnement de leurs
marchés du travail. Ces disparités relèvent de différences de population active, de niveau de
salaires, de structures du système productif mais également de spécificités locales. Par
exemple, une région comme le Nord-Pas-Calais enregistre le taux de chômage régional le plus
fort (12,8 % en 2001) et cumule de nombreux indicateurs d’un chômage d’exclusion. En effet,
jeunes, ouvriers et allocataires du Revenu Minimum d’Insertion (RMI) constituent une part
significative des demandeurs d’emploi. Au contraire, l’Alsace a le taux de chômage le plus
faible (5,6 % en 2001) et une proportion d’allocataires du RMI et de chômeurs de longue
durée mineure (Hatot, et Poujouly, 2002). La géographie du chômage, qui reste stable depuis
le début des années 1990, recoupe, en outre, pour les régions du nord de la France les
disparités régionales en matière de création d’emplois (Insee, 2002). En effet, les six régions
qui entourent l’Ile-de-France s’inscrivent dans un processus de baisse de l’emploi (Aubry,
2001) et trois d’entre elles (Champagne-Ardenne, Picardie et Haute-Normandie) ont un taux
de chômage supérieur à la moyenne nationale. La question des pratiques de déplacements des
chômeurs se pose donc comme moyen de multiplication des opportunités d’emploi compte
tenu des disparités entre régions, entre zones d’emploi et entre espaces ruraux et urbains.
Les phénomènes de ségrégation spatiale et économique se sont également renforcés en
milieu urbain. En 1999, la proportion de chômeurs au sein de la population active dans les
ZUS (Zones urbaines sensibles) est de 25,4 %, soit deux fois plus que les 12,8 % de chômeurs
de l’ensemble du territoire national (Le Tocqueux et Moreau, 2002). Les disparités
départementales renvoient également à la ségrégation spatiale et sociale à l’échelle régionale.
Pour l’Ile-de-France, par exemple, le taux de chômage des Yvelines est de 5,7 % en 2001
contre 11,3 % en Seine-Saint-Denis (Hatot et Poujouly, 2002 ; Tabariès, 1997).
36
Dans ce contexte, comment la question des mobilités résidentielles des chômeurs estelle analysée ? La littérature économique considère la mobilité de la population comme un
vecteur important du processus d’ajustement des marchés économiques tels que le marché du
travail ou le marché du logement. Deux types de mécanismes sont développés par l’économie
du travail, ceux liés à l’efficacité de la recherche d’emploi (théorie du job search) et ceux
joués par les coûts de transports associés aux trajets domicile-emploi (théorie du commuting
costs)35. Ces analyses sont au centre de la théorie du spatial mismatch. Ce concept, apparu
dans un article fondateur de J. Kain à la fin des années 1960, a suscité de nombreuses
recherches depuis une trentaine d’années autour du mauvais appariement dans les villes
américaines entre la localisation des emplois et la localisation de la population noire
américaine, lequel provoque un processus ségrégatif de chômage urbain et de pauvreté. Des
études ont prouvé que la distance aux emplois est source de chômage (Gobillon et Selod,
2000)36. En France, les travaux du Groupe d’Analyse et de Théorie Economique (GATE) ont
démontré le bénéfice à se rapprocher des zones d’emploi en vue d’une réinsertion. Ils ont
notamment pointé le fait que « l’efficacité de la recherche peut se trouver altérée avec la
distance aux emplois du fait de la faiblesse de l’information disponible directement ou par les
réseaux sociaux sur les opportunités d’emploi. » (Bouabdallah, Cavaco et Lesueur, 2002, p.
6). Le taux de chômage serait donc accru par les difficultés des travailleurs à se déplacer ou à
déménager en fonction des opportunités d’emploi. Le lieu de résidence et le statut
d’occupation du logement, les moyens individuels et collectifs d’accès à la mobilité, le temps
d’accès aux bassins d’emplois conditionneraient le retour à l’emploi37. Les facteurs favorisant
la mobilité spatiale (accès à l’automobile, aux transports publics) jouent donc en faveur de la
décision d’élargissement de la zone de prospection des demandeurs d’emploi et permettraient
de réduire la durée du chômage.
35
Pour une revue théorique détaillée de cette littérature, voir Thisse, Wasmer et Zenou (2002). Sur le plan
macroéconomique, la question de la mobilité du travail dans un espace européen intégré est centrale. Cette
mobilité de la main-d’œuvre joue en effet un rôle essentiel comme mode d’ajustement à des chocs asymétriques
susceptibles d'affecter les pays ou les régions en union monétaire. On suppose qu’elle est source d’efficacité
économique en facilitant la répartition des ressources sur le territoire. Face à la perte de l'ajustement par le taux
de change, la migration des travailleurs au sein de la Communauté européenne et de la zone Euro doit permettre
des ajustements entre régions ou pays suite à des chocs économiques asymétriques (Fourcade, 1999 ; Hervier,
2001). Cependant, on sait que cette mobilité est réduite dans l'espace européen entre les Etats et qu'elle l'est aussi
à l'intérieur de certains pays : seuls 5,5 millions de citoyens, soit 1,5% de la population totale, se sont installés
dans un autre pays. Au contraire, aux Etats-Unis, l'ajustement aux chocs régionaux semble se faire davantage par
des migrations entre Etats que par des variations de salaires (Fourcade, 1999).
36
« Si la recherche d’un emploi dans une zone autre que la zone de résidence induit des coûts plus élevés que la
recherche d’emploi dans la zone de résidence, les individus peuvent avoir à arbitrer entre une recherche peu
coûteuse mais peu efficace dans leur zone de résidence ou plus efficace mais aussi plus coûteuse dans l’autre
zone» (Gobillon et Selod, 2000, p. 2).
37
Cf. les travaux de S. Wenglenski (2002).
37
Parallèlement, des recherches, urbaines et géographiques, montrent combien le risque
de chômage questionne à la fois la mobilité résidentielle et la mobilité domicile-travail des
individus. En effet, l’instabilité de l’emploi et les délocalisations d’entreprises n’ont pas, en
Ile-de-France, nécessairement accru les déménagements car « l’accession à la propriété,
assortie d’un système fiscal très onéreux en cas de mutation, a freiné les migrations
résidentielles et reporté sur les moyens de déplacement l’essentiel de la solution » (Beaucire,
2000b, p. 398). Mais les pratiques de mobilités quotidiennes sont socialement discriminantes
et participent aux processus socio-spatiaux de marginalisation que les termes de « ségrégation
spatiale » ou de « division sociale de l’espace » synthétisent (Brun et Rhein, 1994)38. Un
certain nombre de travaux sociologiques relient également la question de l’exclusion à celle
de la mobilité, et notamment pour questionner l’intégration des jeunes issus de l’immigration
dans sa dimension spatiale et ségrégative (Roulleau-Berger, 1997 ; Rossini, 2000). L’analyse
porte alors sur l’évolution conjointe de la précarisation de groupes sociaux et des territoires où
ils résident. Car la recomposition des territoires selon des divisions sociales et identitaires
résulte des blocages résidentiels et des besoins de déplacement des ménages. Le
développement structurel du chômage a accru les difficultés des populations rendues
« captives » par l’absence de voiture et les difficultés d’accès aux équipements et emplois à
partir de leur lieux de résidence (Begag, 1988). De nombreux travaux ont ainsi pointé
l’enracinement contraint des populations au chômage ou précarisées de l’habitat social
(Péraldi, 1992 ; CNAF, 1988). Ce repli résidentiel s’accompagne également d’un repli des
ménages pauvres sur « des quartiers de relégation » (Epstein, 2002) : la majorité des
personnes dont les revenus sont inférieurs à la moitié du revenu moyen ne disposent pas
d’automobile et ainsi effectuent des déplacements moins fréquents, dans un espace plus
restreint (Orfeuil, 2002a)39. Pour ces personnes, la perte d’emploi rend paradoxalement la
mobilité « obligée » et « impraticable » (Lautier, 2000, p. 73).
Le constat des disparités territoriales du chômage incite donc à réfléchir à la question
des déplacements et du déménagement des chômeurs. On retiendra de ces analyses le lien
entre mobilités résidentielles et mobilités quotidiennes dans les processus de recherche
38
Pour une bibliographie sur ce sujet, voir J.-P. Lévy, 2000.
Les difficultés sont liées à une motorisation et une mobilité plus faible, une restriction géographique des
déplacements et une prédominance des trajets courts (Mignot, 2001b). Les salariés employés en contrat à durée
déterminée ont des niveaux de mobilité spatiale plus faibles et parcourent des distances plus courtes que les
autres salariés (Gallez et Orfeuil, 1997).
39
38
d’emploi. On retrouve également cette articulation dans les politiques publiques de l’emploi et
de la ville.
3.1.2.
Les politiques publiques d’incitation à la mobilité géographique des
chômeurs
Différents niveaux d’action publique s’articulent pour faciliter les déplacements des
chômeurs ou des habitants de quartiers défavorisés. La politique de la ville, celle des sociétés
de transports publics et la politique de l’emploi voient aujourd’hui leurs actions renforcées par
les Conseils régionaux, généraux et les démarches municipales et associatives, qui témoignent
de la récente prise en compte par ces acteurs de la question spatiale de l’insertion
professionnelle.
Dès le début des années 1980, la politique de la ville s’est impliquée dans l’aide au
déplacement des habitants des territoires désignés comme prioritaires. Si l’habitat social a été
construit à proximité de pôles d’activités, notamment industriels, une partie de ces emplois a
aujourd’hui disparu ce qui conduit les habitants de ces quartiers à effectuer des déplacements
domicile-travail parfois longs du fait d’un logement qu’ils souhaitent conserver ou qu’ils ne
peuvent quitter. Aussi la problématique du désenclavement des quartiers périphériques s’estelle inscrite dans la politique de la ville40. En général, cette politique vise à développer le
service public de transport dans ces quartiers. La politique de tarification sociale est déléguée
aux réseaux de transports publics qui, face à la croissance d’usagers en situation financière
précaire, ont généralisé des tarifs préférentiels allant de la gratuité à des réductions de 50 % à
75 % (Harzo, 2002 ; Mignot, 2001a). Cependant, offrir desserte et avantages tarifaires ne
signifie pas que les catégories les plus modestes utilisent davantage les transports publics.
Leur usage est limité par différents blocages cognitifs et culturels ou par des contraintes
d’horaires du travail (Orfeuil, 2002a).
La récente prise en compte de ces problèmes par les acteurs de l’insertion
professionnelle a conduit à des initiatives locales d’aide aux déplacements. Les départements,
40
Le désenclavement des quartiers d’habitat social fait l’objet d’actions d’aménagement et de transports mais il
est également d’ordre culturel et social.
39
via le dispositif RMI, ainsi que les Conseils régionaux multiplient les aides aux trajets
quotidiens des demandeurs d’emplois41. Par ailleurs, pour répondre à des besoins spécifiques
de transports qui ne peuvent être comblés par les réseaux publics, des missions locales, des
Plans Locaux d’Insertion par l’Economique (PLIE) et des associations d’aide à l’insertion
multiplient localement, en milieu urbain et rural, des dispositifs de transports à la demande
par taxis ou prêt de véhicules ou de mobylettes42.
Au regard de ces initiatives, on peut estimer que la politique de l’emploi semble s’être
investie timidement dans l’aide aux déplacements des demandeurs d’emploi. Même si l’aspect
spatial du chômage est surtout intégré à la territorialisation des politiques publiques de
l’emploi, c’est-à-dire à l’adaptation locale des mesures (Berthet et alii., 2002), les dispositifs
d’aide à la mobilité des publics en difficulté existent. Nous allons voir que l’Agence National
Pour l’Emploi (ANPE) s’attache essentiellement à faciliter les déplacements lors de la
recherche de travail mais appuie également les personnes souhaitant déménager à la suite
d’une embauche. Ces informations nous ont été transmises au cours d’un entretien, réalisé en
décembre 2002, avec Madame Leglid, chargée de la mobilité à l’ANPE.
Si l’Union Nationale pour l'Emploi Dans le Commerce et l'Industrie (UNEDIC) octroie
des aides à la mobilité quotidienne aux demandeurs d’emploi indemnisés par l’ARE
(allocation d’Aide au Retour à l’Emploi)43, l’essentiel de l’effort porte sur les publics en
difficulté : chômeurs de longue durée, bénéficiaires des minima sociaux, chômeurs non
indemnisés, en Contrat Emploi Solidarité (CES) ou en formation non rémunérée, ou encore
indemnisés par l’ARE ou l’AUD (Allocation Unique Dégressive) au taux minimal plancher.
41
Par exemple, le Conseil régional de Picardie a mis en place en 2001 une tarrification ferroviaire (le
Passemploi) pour les personnes inscrites à l’ANPE se rendant à un entretien d’embauche, leur permettant de
bénéficier de 75% de réduction sur le réseau TER. En Ile-de-France, la carte Solidarité Transport permet
d’obtenir une réduction de 50 % sur le prix des transports sur le réseau RATP et SNCF francilien. Plus
spécifiquement, le Conseil général de l'Essonne couvre les frais de la carte orange, une partie des frais du permis
de conduire des demandeurs d’emploi et offre aux plus jeunes d’entre eux (moins de vingt-cinq ans) et aux
chômeurs de longue durée (plus d’un an), un chèque de mobilité permettant de couvrir des frais de déplacement
(près de cent-cinquante euros).
42
Par exemple, en 1999, la Mission locale angevine fait le constat que la moitié des jeunes chômeurs du Maineet Loire inscrits n’envisagent pas de se déplacer en dehors de leur ville pour trouver un emploi. La faiblesse du
niveau de diplôme associé au faible taux de détenteurs de permis de conduire ou de voitures expliquent en partie
ces réticences à la mobilité. Des opérations-pilotes temporaires ont alors été menées afin de faciliter les
déplacements des chômeurs en organisant des transports collectifs gratuits en direction d’emplois
agroalimentaires saisonniers. Cependant, le fait de faciliter temporairement la mobilité des chômeurs montre en
fait que ce facteur « n’est qu’un révélateur de difficultés plus profondes qu’ils rencontrent pour se projeter dans
une dynamique d’insertion » (Guillemot, 2001, p. 642).
43 Ces aides de l’UNEDIC s’appliquent à la reprise d’emploi pour un CDI ou un CDD d’au moins douze mois à
temps plein. L'aide accordée est une participation aux frais de transport, de séjour et/ou de déménagement et de
réinstallation engagés par le demandeur d'emploi et, le cas échéant, par sa famille. Son montant maximum est
fixé à 1 829,39 euros pour un CDI ou proratisé selon les dépenses pour un CDD.
40
Le dispositif de l’ANPE comporte deux grands types d’aides : (i) les aides à la mobilité pour
la recherche d’emploi et (ii) les aides à la mobilité pour la reprise d’emploi :
(i) Les aides à la recherche d’emploi sont de deux ordres : l’aide dite « ponctuelle » est
octroyée pour réaliser un entretien de recrutement en vue d’un emploi de plus de deux mois,
ou pour aller à une convocation de l’ANPE ou de la Direction Départementale du Travail à
une distance d’au moins cinquante kilomètres aller-retour 44. L’aide forfaitaire mensuelle est
une nouvelle mesure à destination des bénéficiaires d’une prestation de service
d’accompagnement renforcé personnalisé (type bilan de compétence), octroyée notamment en
cas d’éloignement géographique et d’absence de transport gratuit45. Enfin, des bons de
transports SNCF et Air France peuvent être donnés pour un déplacement vers un entretien
d’embauche46.
(ii) Les aides à la reprise d’emploi concernent les demandeurs réembauchés (à temps
plein, en Contrat à Durée Indéterminée ou CDD d'au moins six mois) dont l’emploi est
éloigné du domicile (l’appréciation de cet éloignement est laissée à l’agence locale, la norme
étant généralement plus de deux heures de trajet aller-retour ou plus de cinquante kilomètres
du lieu de résidence habituelle). Ces personnes peuvent alors prétendre à différentes aides
cumulables : une aide forfaitaire aux déplacements quotidiens de 152 euros renouvelable une
fois au cours des douze mois ; une aide forfaitaire à la double résidence de 912 euros (en deux
versements) qui correspond à une participation aux frais d’installation et de double loyer d’un
salarié ; enfin, une aide au déménagement de 760 euros.
Les dispositifs d’aides à la mobilité de l’ANPE existent depuis 1963. En janvier 2002,
sous l’impulsion du programme de prévention et de lutte contre la pauvreté et l’exclusion
sociale, et dans un contexte de mise en place du Plan d’Aide au Retour à l’Emploi (PARE) et
de difficulté de recrutement de certaines entreprises, une refonte de ces aides à la mobilité a
été mise en place et l’enveloppe financière annuelle augmentée (soit cinq millions d’euros en
2002)47. Elles restent cependant marginales dans leur application et n’ont pas fait l’objet, à
44
Cette aide de 0,1 euro par kilomètre correspond à la prise en charge des frais de transport engagés par les
bénéficiaires pour une distance minimum de cinquante kilomètres aller et retour (avant 2002 cette distance était
fixée à cent kilomètres aller et retour) avec toutefois un plafond de deux mille kilomètres.
45
Le montant de cette aide est fixé à quarante-cinq euros par mois pendant trois mois renouvelables. En cas de
déplacement important, une aide « ponctuelle » peut compléter l’aide forfaitaire mensuelle.
46
Le transport est alors gratuit pour les bénéficiaires précités de l’aide à la mobilité géographique et d’un coût
préférentiel pour les autres demandeurs d’emplois indemnisés. Par ailleurs, un système d’hébergement chez des
bénévoles de l’association SAM (Solidarité-Accueil-Mobilité) permet également aux demandeurs d’emploi
devant se déplacer pour passer un entretien d’être hébergés sur simple adhésion à l’association.
47
L’enveloppe « interventions » regroupe le financement de prestataires de services extérieurs à l’ANPE et les
aides à la mobilité. Les Directions régionales décident de l’allocation du budget aux aides à la mobilité.
41
notre connaissance, d’une évaluation de leur efficacité48. 56 % des bénéficiaires sont
employés, 22 % sont cadres, 18 % ouvriers. 20 % ont moins de vingt-cinq ans. 57 % sont des
femmes (elles sont plus fréquemment suivies par des mesures d’accompagnement
individualisé). En 1999, 50 % des aides à la mobilité pour la recherche d’emploi concernaient
des déplacements à plus de trois cents kilomètres.
Ce double détour par les politiques publiques et par les recherches urbaines,
géographiques et économiques nous rappelle que l’on connaît mieux l’effet des inégalités
sociales en termes de déplacements que celui des recompositions de l’emploi et celui du
chômage sur les mobilités résidentielles des différentes catégories socioprofessionnelles
(Bonvalet et Brun, 2002). Aussi convient-il d’effectuer une synthèse des connaissances
statistiques sur les pratiques résidentielles des chômeurs.
3.2. Mobilité résidentielle et chômage : un cadrage statistique
Existe-t-il des pratiques spécifiques de mobilité résidentielle chez les chômeurs ?
Réalisent-ils davantage ou moins de déménagements que le reste de la population ? Si la
mesure de la mobilité résidentielle liée au chômage demeure incertaine (3.2.1), on peut
toutefois constater des disparités dans les comportements résidentiels des chômeurs selon les
catégories socioprofessionnelles d’appartenance (3.2.2) et les contraintes financières et
résidentielles du ménage (3.2.3).
3.2.1.
Un lien difficile à établir entre chômage et mobilité résidentielle
L’instabilité accrue dans le salariat se traduit-elle dans les pratiques de mobilités
résidentielles des personnes au chômage ? Nous pouvons identifier, à l’aide des résultats
statistiques à notre disposition, en quoi le chômage suscite ou non des mouvements
résidentiels49.
48
De janvier à octobre 2002, seules 84 500 aides et 60 000 bons SNCF / Air France ont été distribués. Ce sont
essentiellement des aides à la recherche d’emploi : 32 000 aides dites « ponctuelles », 50 000 aides forfaitaires
mensuelle contre 1200 aides aux déplacements quotidiens, 550 aides à la double résidence, 2 400 aides au
déménagement.
49
Nous ne traiterons pas ici de la relation entre emplois précaires et logement, faute d’accès à des données
longitudinales propices à l’observation de pratiques résidentielles liées à des expériences de chômage ou de
contrats précaires. On sait cependant qu’avoir connu un emploi précaire, pour les hommes, ou une période
d’inactivité, pour les femmes, augmente la probabilité de migrer sur une longue distance (changement de
département). Dans ce cas les femmes suivent vraisemblablement leur conjoint dans leur mobilité. Cf. Pailhé et
Solaz 2001.
42
D’après Courgeau et Pumain (1993), le recensement de la population de 1990 ruinerait
certaines idées reçues : les chômeurs (recensés en 1990) s’avèrent plus mobiles
géographiquement que l’ensemble des actifs et cela quelle que soit la portée géographique du
déménagement. 59,1 % d’entre eux ont changé de logement dans l’intervalle censitaire contre
53,3 % de l’ensemble de la population active (cf. Tableau 1)50. Le recensement de la
population de 1999 confirme ces écarts : 58,3% des chômeurs (recensés en 1999) contre
54,2 % de la population active et 53,7% des actifs ayant un emploi ont déménagé51. Les
auteurs rejettent pourtant l’idée que la recherche d'un emploi incite à la mobilité. Ils suggèrent
plutôt que « la mobilité du chef de ménage peut entraîner la perte d'emploi d'autres membres
du ménage ». On observerait ainsi une mise en chômage, consécutive à un déménagement
causé par l’emploi du conjoint. En effet, on sait par ailleurs que « l’activité de la femme est
souvent sacrifiée lors d’un changement de région » (Courgeau et Meron, 1995). Une étude
menée à partir des données des Enquêtes Emploi de l’INSEE a récemment confirmé ces
résultats : le changement de région de résidence est le premier facteur de risque de devenir
chômeur en 2000, devant le fait d’être employé en contrat à durée déterminée. Mieux, le
risque de devenir chômeur après une migration est presque trois fois plus élevé pour les
femmes que pour les hommes (Dinaucourt, 2002).
Tableau 1 - Proportion de population mobile entre 1982 et 199052
En %
Changement de
logement (1)
Changement de logement
Changement de région
sans changement de région.
Population active
53,3
41,9
10,7
Chômeurs en 1990
59,1
43,8
11,5
Population totale
48,7
37,9
8,7
Source : INSEE, Recensement Général de la Population 1990.
(1) Depuis l'étranger compris.
50
Cependant cet écart de 5,8 points s’amenuise à mesure que l’on s’intéresse à des mobilités intercommunales
dans une même région (écart de 1,9 points) ou à une mobilité résidentielle avec changement de région (écart de
0,8 point).
51
D’après les calculs que nous avons effectués à partir du Recensement Général de la Population (RGP) 12,6 %
des chômeurs recensés en 1999 ont changé de région contre 10,7 % pour l’ensemble de la population active.
Calculs réalisés à partir du tableau MIG4 : « Tableaux références et analyses - Sondage au 1/20ème », INSEE,
2001, p. 20.
52
D’après Courgeau et Pumain (1993).
43
Si les chômeurs apparaissent plus mobiles que l’ensemble des actifs, ce peut être dû à
un effet d’observation. Une analyse formulée à partir du « Panel européen des ménages »
montre d’ailleurs, sur un échantillon réduit53, que les chefs de ménage chômeurs ont une
probabilité de changer de commune de résidence plus faible que ceux qui occupent un emploi
(probabilité estimée par un modèle probit. Gobillon, 2001). Les analyses descriptives du
panel révèlent également le poids du genre : les hommes chefs de ménage chômeurs migrent
moins souvent que les hommes ayant un emploi (2,7% contre 4,0 %), alors que les femmes
chômeuses en couple ont un taux annuel de migration plus élevé que les femmes en couple
ayant un emploi (5,7 % contre 2,9 %).
En outre, les spécificités régionales de la stabilité géographique des chômeurs ressortent
nettement. Selon le recensement de 1990, 61% des personnes au chômage résident dans la
même commune qu’en 1982, quelle que soit leur situation professionnelle en 1982 (GIP
RECLUS, 1997). Mais cette stabilité géographique moyenne cache des disparités très fortes
selon les zones d’emploi. En Ile-de-France, le taux de stabilité peut être faible, avec un seuil
de 43 %, alors que la stabilité des chômeurs des zones d’emplois de Normandie, du Nord-Pas
de Calais ou des régions de l’Est s’échelonne jusqu’à 84 %. En outre, il faut comparer ces
taux de stabilité avec ceux des actifs de chaque zone d’emploi. Ainsi les chômeurs sont-ils
plus stables que la population active au nord d’une ligne Caen-Besançon ainsi que dans les
zones du littoral méditerranéen. Cependant la forte mobilité résidentielle de la population
active dans ces zones, et particulièrement dans celles du Bassin parisien, expliquent les écarts
constatés.
Les pratiques résidentielles des chômeurs restent toutefois complexes à analyser à un
niveau agrégé car on n’en maîtrise pas beaucoup les causalités. Des précautions doivent ainsi
être prises concernant l’interprétation des résultats du Recensement de la Population car la
position de chômeur au moment de l’enquête peut être sans lien direct avec un déménagement
réalisé bien avant. De même on ignore l’ensemble des expériences de chômage durant la
période inter-censitaire qui auront ou non été accompagnées de déménagement. Les résultats
sont apparemment contradictoires. Les données agrégées donnent l’impression d’une mobilité
plus élevée chez les chômeurs que chez les actifs, mais lorsque l’on affine l’observation au
niveau du couple, au niveau des déménagements intercommunaux ou par une analyse
statistique « toute chose égale par ailleurs », les résultats tendent à montrer que le chômage
53
L’échantillon de migrants chômeurs de cette enquête n’est que de 43 chômeurs.
44
joue en faveur de la stabilité géographique. Ces résultats suggèrent également le poids de la
famille et notamment du conjoint dans l’arbitrage entre emploi et lieu de vie.
Nous poursuivons donc l’investigation, non plus à un niveau général, mais autour de
dimensions plus spécifiques telles que les contraintes financières et familiales qui peuvent
expliquer les comportements des chômeurs les plus pauvres. Certaines recherches ont, en
effet, exploré le poids des statuts professionnels, de l’incertitude financière, et bien sûr des
dimensions familiales et résidentielles du ménage.
3.2.2.
Les disparités sociales entre chômeurs en matière de déménagement
Selon la qualification et le niveau de diplôme, l’intérêt pour une migration au cours de
la recherche d’emploi est très différencié. Si l’extension spatiale de la recherche engendre des
coûts supplémentaires, elle permet cependant d’augmenter le nombre d’offres disponibles. Or
pour les salariés peu diplômés, les écarts de salaires demeurent généralement faibles et les
emplois proposés font généralement appel à des connaissances standardisées. En somme,
l’élargissement de l’espace de la recherche ne permet pas forcément d’augmenter sa
rémunération, mais simplement d’accéder plus facilement à un travail. Deux schémas se
dessinent alors : « Pour les qualifiés, le schéma “migrer pour rejoindre immédiatement un
emploi attractif” semble s’opposer au schéma des moins éduqués : “migrer pour trouver un
emploi et interrompre ainsi la période de chômage” » (Drapier et Jayet, 2002, p. 369).
Chez les jeunes, la propension à déménager pour trouver du travail est moins forte
lorsqu’ils sont au chômage que lorsqu’ils occupent un emploi (Dumartin, 1995). En effet,
l’Enquête Emploi 1992 de l’INSEE montre que le chômage n’incite pas a priori à la mobilité
géographique : 37 % des jeunes sans emploi refuseraient une migration contre 22 % de ceux
qui ont déjà un emploi mais pensent en changer54. L’écart est particulièrement fort pour les
femmes vivant en couple : 40 % de celles ayant un emploi refuseraient de déménager contre
60 % des femmes au chômage. Ces résultats recoupent en partie les disparités de qualification
des individus car « les plus diplômés, qui occupent plus souvent un emploi, peuvent espérer
mieux valoriser leurs diplômes au prix d’une mobilité ; pour les moins diplômés, plus
nombreux parmi les chômeurs, le coût financier et humain de la mobilité peut apparaître trop
54
D’après cette enquête, 40 % des jeunes de dix-huit à vingt-neuf ans recherchent un emploi soit parce qu’ils
sont au chômage, soit parce qu’ils pensent quitter celui qu’ils occupent actuellement dans les trois ans.
45
élevé
en
regard
d’une
espérance
de
gain
faible
en
termes
de
carrière »
(Dumartin, 1995, p. 109).
L’acceptation de la mobilité est la contre-partie d’un niveau d’exigence en matière
d’emploi et de salaire. C’est ainsi qu’en définissant la notion de disponibilité des chômeurs
comme la « capacité à faire la preuve d’une certaine mobilité professionnelle et
géographique », Hervé Huygues-Despointes (1991, cité par Demazière, 1995) constate que les
chômeurs les plus « disponibles » sont aussi les plus exigeants dans leur recherche d’emploi.
Il montre, au contraire, que les personnes très éloignées du marché du travail (“travail
occasionnel”, “n’ayant jamais travaillé” ou “chômeurs de longue durée”) ont des diplômes de
faible niveau, recherchent des emplois peu qualifiés mais font aussi preuve d’une moins
grande « disponibilité », ce qui se manifeste notamment par un refus plus élevé de déménager
pour raisons professionnelles55.
Déménager pour retrouver un emploi est donc une pratique plutôt socialement
discriminante, davantage intégrée par les personnes ayant un niveau de qualification et de
diplôme élevé et ayant la possibilité de trouver une situation professionnelle ailleurs.
3.2.3.
Des freins à la mobilité résidentielle des chômeurs
(i) Les contraintes financières
On pourrait supposer que la migration des chômeurs devrait être plus élevée que celle
des travailleurs ayant un emploi qui peuvent avoir des difficultés à quitter un emploi. Mais les
contraintes financières liées à une migration peuvent être, au contraire, plus fortes pour les
chômeurs alors qu’ils sont déjà confrontés à une incertitude professionnelle. La manière dont
les ressources du ménage sont perçues peut être un indicateur explicatif des choix de
migration. A partir des données du « Panel européen des ménages », Laurent Gobillon
constate que le sentiment d’une amélioration financière de la situation du ménage augmente
55
Une étude sur les comportements résidentiels de chômeurs et d’actifs employés du Nord-Pas de Calais en 1978
avait d’ailleurs montré que le comportement de prospection géographique était lié à l’intensité et à la diversité
des moyens de recherche d’emploi. Ainsi, « les individus ayant accepté la mobilité (...) semblent finalement
moins motivés dans leur décision de mobilité spatiale par le découragement que par l’intérêt pour l’offre
d’emploi impliquant cette mobilité » (d’Arvisenet, 1979, p. 25).
46
statistiquement la probabilité de migrer du chef de ménage56. Inversement, la précarité d’un
ménage a pour effet de limiter sa migration (Gobillon, 2001).
Il est également possible de considérer le souhait des ménages en matière de
déménagement, selon la situation de chômage ou d’emploi (d’après l’Enquête
Logement 1996, Baccaïni, 2000). Ce faisant on analyse bien évidemment des opinions qui ne
se réaliseront pas nécessairement57. De manière générale, 18 % des ménages souhaitent
déménager en 1996 mais ce taux dépasse un tiers lorsque la personne de référence est au
chômage. Les chômeurs souhaiteraient donc davantage déménager que l’ensemble de la
population. Cependant les raisons professionnelles ne sont pas sureprésentées chez les
chômeurs puisqu’elles ne sont évoquées que par 15 % d’entre eux, alors qu’elles le sont par
19 % des actifs employés. C’est davantage la nécessité de diminuer les dépenses de logement
qui domine les projets de déménagement des chômeurs (17 %) par rapport aux actifs
employés (15 %). Ces résultats soulèvent l’hypothèse que les déménagements des chômeurs
seraient davantage suscités par les contraintes financières des ménages que par des
perspectives d’emploi. Cependant cette hypothèse n’est pas vérifiée par d’autres études58. En
fait, c’est peut-être davantage l’installation dans une vie précaire qui conduirait à limiter les
déménagements pour l’emploi.
D’autres travaux, notamment américains, confirment le lien entre précarité de l’emploi,
précarité financière et faiblesse de la mobilité résidentielle. Hacker (2000) démontre, à partir
de données américaines, qu’un taux élevé de chômage dans une région peut réduire la
mobilité résidentielle de la population à l’intérieur de cette région. De même, durant la
récession du début des années 1980 aux Etats-Unis, la mobilité résidentielle de la population a
ralenti alors que le taux de chômage avait dépassé les 11 %, puis a ré-augmenté avec la baisse
du chômage à partir de 1983. Selon l’auteur, si l’élévation des taux d’intérêt a aussi participé
à ce ralentissement de la mobilité, l’hypothèse d’un décalage ou d’une mise en attente des
projets de mobilité lors d’une période de chômage élevé se vérifie. D’après Akerlof et alii.
56
Cependant, l’auteur remarque que le sentiment d’amélioration de la situation financière s’accompagne
fréquemment d’un changement d’entreprise, lequel peut être à l’origine d’un allongement de la distance
domicile-travail et susciter in fine une migration.
57
On s’intéresse alors à une mobilité anticipée, voulue qui élude l’ensemble des mobilités contraintes ou évitées
par les individus. L’Enquête Logement montre d’ailleurs que 2,5 % des ménages prévoient un déménagement
forcé à l’avenir.
58
D’après les données du « Panel européen des ménages », les quarante-trois chômeurs enquêtés migrants le font
majoritairement pour des raisons liées à l’emploi (pour se rapprocher d’un lieu de travail) : ces motifs sont
évoqués par plus de 50 % des chômeurs contre moins de 35 % des actifs employés. Les raisons liées au cadre de
vie et au rapprochement familial sont aussi souvent mentionnées. En revanche, les motifs liés au logement sont
peu évoqués par les chômeurs migrants (moins de 5 %) alors que c’est le premier motif chez les actifs occupés
(plus de 40 % des réponses).
47
(1991), cette attitude d’attente face à l’incertitude explique en partie pourquoi les migrations
liées au différentiel de chômage entre les régions de l’ancienne Allemagne de l’Est et le reste
du pays se sont certes développées mais pas de façon massive.
Ainsi, on peut faire l’hypothèse que les chômeurs en situation de précarité financière
réaliseraient davantage de déménagements pour réduire les dépenses de logement que pour
changer de bassin d’emploi. Au contraire les chômeurs, qui voient s’ouvrir le plus
d’opportunités professionnelles, effectuent une recherche d’emploi plus active et dans des
zones d’emploi éloignées. La faible mobilité géographique des chômeurs apparaît donc
comme un facteur d’aggravation des disparités sociales au sein de cette “population” des
chômeurs59.
(ii) En cas de chômage, le conjoint renforce la stabilité
Les pratiques résidentielles des chômeurs sont donc limitées par une faible
qualification, la catégorie socioprofessionnelle et les contraintes financières. Les dimensions
liées aux caractéristiques de ménage entrent également en jeu.
Nous avons vu que les jeunes de dix-huit à vingt-neuf ans recherchant un emploi ont
une propension à déménager moins grande lorsqu’ils sont au chômage que lorsqu’ils
disposent déjà d’un emploi (Dumartin, 1995). L’Enquête Emploi 1992 révèle que parmi ces
jeunes de moins de trente ans, les célibataires envisagent plus volontiers que les autres de
déménager. Pour les personnes vivant en couple, l’écart d’opinion est très marqué entre les
filles et les garçons : la moitié de ces femmes refuseraient de déménager contre un quart des
hommes. L’obstacle justifiant le refus de ces jeunes femmes est, de très loin, le travail du
conjoint. Pour les hommes, l’emploi de la conjointe est moins perçu comme une contrainte
ou, du moins, l’attachement à la région est mis pratiquement sur le même plan que l’emploi
de la conjointe pour justifier un ancrage résidentiel. Pour les célibataires, hommes ou femmes,
c’est l’attachement à la région qui constitue le principal obstacle à la migration. En revanche,
pour les jeunes vivant en couple, cet argument de l’ancrage territorial arrive en seconde
position, après le travail des conjoints, pour justifier un refus de déménager.
59
Il faut garder à l’esprit que le chômage est « une institution, qui rassemble, sous un même nom un ensemble de
situations et de personnes, et qui en écarte d’autres pour les nommer autrement (exclus, travailleurs, assistés,
profiteurs...) » (Demazière, 2003, 4ème de couverture).
48
(iii) Des statuts d’occupation du logement favorisant la stabilité des
chômeurs
Il n’existe pas, à notre connaissance, d’études portant sur les mobilités résidentielles des
chômeurs et détaillant spécifiquement ces pratiques selon le type de logement ou le statut
d’occupation. On peut toutefois formuler l’hypothèse que la situation de chômage vient plutôt
renforcer les comportements de stabilité résidentielle des propriétaires, accédants à la
propriété et locataires du parc social. Certains chercheurs ont, de manière plus générale,
analysé les effets pervers des politiques du logement sur la mobilité résidentielle des
chômeurs.
Les politiques successives d’encouragement à l’accès à la propriété, mises en oeuvre
depuis le début des années 1970, ont permis, par l’octroi de prêts avantageux, la
solvabilisation de ménages modestes. On est ainsi passé d’un taux de propriétaires de 45 % en
1970 à un taux de 55 % en 1999. Or les personnes ayant ce statut d’occupation ont une
propension à migrer plus faible que les locataires. D’après Oswald (1997), le taux de
propriétaires et d’accédants à la propriété expliquerait en partie le niveau de chômage élevé
que connaissent les Etats européens depuis une vingtaine d’années. Selon l’auteur, un
propriétaire chômeur est davantage amené à refuser une offre d’emploi avantageuse dans la
mesure où le coût du déménagement et de la revente de son logement ne lui garantirait pas
une situation meilleure. En outre, les locataires du secteur public peuvent être réticents à
migrer car ils perdraient alors le bénéfice financier d’un loyer modéré qui, en cas de chômage,
est plus que jamais appréciable.
Hughes et McCormick (1981) ont souligné qu’en Grande-Bretagne le mode d’accès au
logement social réduisait la mobilité résidentielle des ménages du secteur locatif public60. En
France, l’attribution des habitations à loyer modéré repose sur un système de file d’attente à
préférence locale : les demandeurs de logement social habitant la commune sont prioritaires.
Aussi ces locataires perdent-ils le bénéfice de ces logements à loyer modéré lors d’une
migration (Le Blanc et alii., 1999). Cette perte représente un coût auquel les locataires de
logements privés n’ont pas toujours à faire face. A partir des données du « Panel européen des
ménages », Laurent Gobillon montre que, toutes choses égales par ailleurs, les locataires du
public ont une probabilité de migrer plus élevée (6 %) que celle des propriétaires (1,35%)
mais elle est inférieure à celle des locataires du privé (8,27%).
60
Van Ommeren, Rietveld et Nijkamp (2000) ont montré que les politiques du logement décourageant les
chômeurs de déménager (du fait des allocations logement notamment), diminuent ainsi la probabilité d’être
employé et peuvent donc sans le vouloir augmenter le nombre de chômeurs.
49
Inversement, la stabilité dans le logement peut aussi faciliter le retour à l’emploi. Pour
les populations les plus en difficulté, l’intégration professionnelle peut aussi découler d’une
autonomie résidentielle qui facilite une démarche d’insertion. Par ailleurs, une récente étude a
montré que les aides au logement reçues par les allocataires du RMI ne sont pas désincitatives
au travail. Au contraire, d’un point de vue strictement économique, le mécanisme
d’intéressement permettant de cumuler à court terme RMI et revenu d’activité61 et le fait que
l’aide au logement ne couvre pas l’intégralité du loyer, incitent à reprendre une activité
professionnelle tout en stabilisant le ménage (Afsa, 2001).
4. Conclusion du chapitre 1
Ce premier chapitre nous a amené à explorer certains liens entre mobilités
professionnelles et pratiques de mobilité ou de non-mobilité résidentielle. Nous avons montré
que des transformations démographiques, sociales et urbaines ont réduit l’intensité des
déménagements liés à l’emploi depuis les années 1970. Mais de fortes disparités sociales
caractérisent cette articulation : les moins qualifiés sont les plus contraints par l’instabilité de
l’emploi mais aussi les moins mobiles géographiquement. Or la situation de chômage ne
facilite pas les déménagements pour retrouver un emploi. Les freins à la mobilité résidentielle
liés à la faible qualification, aux contraintes financières, à l’emploi du conjoint ou à certains
statuts d’occupation du logement (propriétaires, locataires du parc social) se trouvent même
confortés par la situation de recherche d’emploi. En cela, le chômage reproduit voire renforce
les disparités observées en matière de mobilité sociale et résidentielle. Nous retiendrons en
particulier de ces analyses la spécificité de la problématique de la mobilité résidentielle pour
les ouvriers menacés par l’instabilité de l’emploi.
Cependant les grandes enquêtes statistiques disponibles et les analyses agrégées ne
permettent pas d’explorer plus finement ces dimensions. En effet, les enquêtes statistiques
nationales s’avèrent parfois limitées dans l’observation des contraintes géographiques de
l’emploi. La complexité des phénomènes rend difficile la saisie des interactions et des
arbitrages entre mobilité résidentielle et recherche d’emploi. Mais surtout, le recensement de
la population ou l’Enquête Logement s’intéressent aux mobilités résidentielles effectivement
réalisées. Or ces migrations effectives témoignent d’une propension à bouger mais elles ne
révèlent pas tous les aspects du rapport à la mobilité d’une population. Les incitations
61
Le cumul de certains minima sociaux avec une activité professionnelle salariée ou non est inscrit dans la loi de
lutte contre les exclusions de juillet 1998.
50
professionnelles au déménagement qui auront été évitées ou les projets de mobilités
résidentielles avortés restent des dimensions cachées de ces méthodes d’enquête. En outre, en
observant les mobilités effectives, on agrège des changements volontaires et des changements
contraints62. Ces sources statistiques ne peuvent donc satisfaire à l’ensemble de notre
questionnement. Pour comprendre les arbitrages entre mobilité et non-mobilité résidentielle, il
faut dépasser l’étude des motifs des déménagements. Ce premier chapitre appelle donc des
analyses quantitatives et qualitatives plus ciblées.
62
Les déménagements peuvent être choisis mais également subis. On ne peut évaluer avec les Enquêtes
Logement la nature des contraintes qui portent sur les mobilités résidentielles effectivement réalisées. En
revanche, on connaît l’anticipation par les ménages de ce type de contraintes. Par exemple en 2002, 8 % des
ménages locataires estiment qu’ils risquent prochainement d’être contraints à déménager, et ce pour raisons
professionnelles dans un tiers des cas (Jacquot, 2003).
51
CHAPITRE 2
–
L’ETUDE DES MOBILITES RESIDENTIELLES
CONTRAINTES PAR L’EMPLOI :
LE CONTEXTE DES RESTRUCTURATIONS ET DES
DELOCALISATIONS D’ENTREPRISES
« Nous nous attendons à trouver chez l’homme,
en tant que partie de la main-d’œuvre, une
disposition à la mobilité (…). La vérité, semble-t-il,
c’est que, même si un individu consent quelquefois à
se déplacer pour céder aux impératifs de ce rôle, il
obéit plus généralement à ceux de ses devoirs de
mari ou de père. »
G. Routh, 1964, « Mobilité géographique de la maind’œuvre », Séminaire international mixte sur la
mobilité professionnelle et géographique de la maind’œuvre – Castelfusano 1963, Paris, OCDE.
Afin de comprendre les comportements résidentiels face aux mobilités professionnelles
contraintes, nous centrons le propos sur les restructurations et délocalisations d’entreprises qui
suscitent parfois le déménagement voire la migration des salariés. Ce deuxième chapitre
expose le contexte spécifique de nos analyses statistiques (cf. chapitre 4) et de notre enquête
de terrain (cf. chapitre 5 et troisième partie).
Notre démarche est ici, en réalisant un détour par l’analyse des politiques publiques
d’aménagement du territoire, des politiques de l’emploi et des dispositifs juridiques qui ont à
traiter de ces questions, de comprendre en quoi le lien entre restructuration d’entreprise,
reconversion et mobilité géographique des salariés est renouvelé. Entre l’action collective et
territoriale des politiques publiques d’aménagements et l’évolution vers des incitations
individualisées émanant des employeurs ou des politiques de l’emploi, il s’agit d’identifier
quels sont les acteurs et les normes juridiques qui participent à ces propositions de déménager
pour l’emploi ou bien pour retrouver du travail. L’objectif est également de commencer à
identifier des facteurs d’explication du refus des salariés face à ces incitations.
Après avoir analysé l’évolution des restructurations industrielles et des politiques de
reconversion des territoires depuis les années 1950 (1) ainsi que celles du droit du licenciement
52
et des dispositifs d’accompagnement social des licenciements (2), il conviendra de montrer
quelles sont les formes actuelles d’incitations à la mobilité géographique des salariés dans un
contexte de restructurations (3). Ces dispositifs ont suscité le développement de sociétés
spécialisées dans l’accompagnement des mobilités et la prise en charge du logement des salariés
mobiles. L’analyse de ce secteur professionnel permettra d’identifier les représentations de ces
acteurs sur les freins à la mobilité géographique suscitée par l’emploi (4).
1. Restructurations d’entreprises et reconversions territoriales
depuis les années 1950
La modernisation des entreprises, leur restructuration ou leur délocalisation ont un
impact territorial. Si, dès l’après-guerre, elles ont touché certains territoires et parfois suscité
la mobilité géographique de la main-d’œuvre (1.1), la crise économique du milieu des années
1970 a multiplié les restructurations et les délocalisations d’entreprises dans des territoires
plus diffus (1.2).
1.1. Reconversions et mobilités dans le contexte de croissance (1950
- 1973)
Au cours de la phase de croissance de l’Après-guerre, les transformations structurelles
de l’industrie française (mines, chantiers navals, chapellerie, textile, sidérurgie, etc.) ont
suscité l’invention de procédures d’accompagnement de la reconversion des salariés et des
territoires. Dès 1954, des mesures de reconversions industrielles délimitaient des zones
critiques et octroyaient des primes d’adaptation industrielle pour juguler les effets des
fermetures de sites. La création de la Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action
Régionale (DATAR) en 1963 s’inscrit dans cette perspective et systématise ces mesures de
reconversions industrielles sur des territoires ciblés (Wachter, 1991). L’aménagement du
territoire se voit donc attribuer la reconversion industrielle des zones en déprise mais aussi le
rééquilibrage entre le pôle parisien et les autres régions (Villeval, 1989).
Dans le contexte de pénurie de main-d’œuvre des années 1950-1960, la question de la
mobilité spatiale des salariés est centrale. Dans un avant-projet au deuxième Plan, on peut
lire par exemple : « Avec l’évolution des techniques et des besoins, il n’est pas possible de
garantir à chaque travailleur, pour toute sa vie, une occupation professionnelle déterminée sur
un lieu déterminé. Ainsi se pose le problème de la mobilité de la main-d’œuvre » (cité par
Girard, 1956, p. 37). Dès cette époque, les résistances à la mobilité géographique et
professionnelle sont identifiées comme des obstacles à la croissance. L’exemple du transfert
53
des mineurs des Cévennes et d’Aquitaine en 1953-1954 dans les houillères de Lorraine
montre l’échec des mesures autoritaires de mutations et annonce le glissement vers un modèle
incitatif. Dès lors seront créées des primes d’installation, des aides aux frais de
déménagements qui vont multiplier les départs volontaires. Ces dispositifs démontrent
« l’importance de la protection sociale dans les conditions de fixation et de réallocation de la
force de travail » (Villeval, 1989, p. 10). L’étude des dimensions démographiques et
psychologiques de ces migrations montrera d’ailleurs que, dans ce contexte de croissance et
de modernisation, les transformations de l’appareil productif doivent permettre une ascension
sociale sous peine de se voir opposer des résistances de la part des salariés (cf. chapitre 3).
Dans les années 1960 et 1970, une politique de décentralisation des investissements vers
les zones à main-d’œuvre excédentaire et à bas coût se développe : concentration de
l’industrie automobile vers les régions du Nord et de l’Est, création des pôles sidérurgiques et
portuaires de Fos-sur-mer et de Dunkerque, etc. De fait, entre 1945 et 1979, un mouvement de
délocalisation industrielle de grande ampleur (soutenu par la DATAR via des aides à
l’implantation, des primes à l’aménagement du territoire) résultant à la fois « des volontés
politiques de rééquilibrage et des dynamiques propres des entreprises » accompagne « une
croissance déconcentrée de l’emploi peu ou moyennement qualifié » (Veltz, 1992, p. 296).
1.2. L’évolution des restructurations et des délocalisations
d’entreprises en période de crise (depuis le milieu des années 1970)
La crise économique des années 1970 va accélérer la réorganisation de l’appareil
productif et renforcer son impact territorial. Ainsi la transformation de la géographie des
activités productives crée-t-elle des ruptures dans l’équilibre économique de régions de
tradition industrielle. Le bassin de Longwy, par exemple, passe de 10 000 salariés dans le
secteur de la sidérurgie en 1979 à un millier en 1987 (Wachter, 1991). On assiste à la
stagnation des régions marquées par la décentralisation industrielle (Ouest, Centre), au déclin
de vieux territoires industriels de l’Est et du Nord et à l’émergence de zones spécialisées dans
les activités de hautes technologies telles l’Ile-de-France, Rhône-Alpes, Midi-Pyrénées,
l’Alsace et le Sud-Est (Roualdès, 1997).
Les outils de l’aménagement du territoire doivent alors soutenir la reconversion des
zones les plus touchées par la crise (DATAR, 2003). Le constat d’une faible mobilité
géographique des salariés conduit les pouvoirs publics à gérer le déclin des espaces
d’industrialisation ancienne par des subventions qui visent à atténuer les dérèglements
économiques et sociaux, voire à maîtriser les conflits sociaux potentiels (Villeval, 1989).
54
C’est en 1984 que les principaux dispositifs de gestion des zones en reconversion vont être
élaborés avec la création de quinze « pôles de conversion », qui concernent des entreprises
nationalisées dans les secteurs des chantiers navals, de la sidérurgie, des charbonnages,
lesquels sont en phase de disparition ou de modernisation. Par une action intégrée sur les
territoires (équipements collectifs, infrastructures routières, amélioration de l’habitat, etc.), les
sites industriels (aménagement des friches industrielles, aides à la création d’entreprises,
réindustrialisation) et la main-d’œuvre (congés de conversion, pré-retraites, congés de
formation, etc.), ces pôles de conversion mobilisent des interventions jusque-là disjointes
(Wachter, 1991). Cette politique pluri-sectorielle, suscitée par un référentiel territorial,
préfigure (d’ailleurs) une méthode d’intervention aujourd’hui généralisée dans le cadre des
politiques de développement territorial et de la politique de la ville (Wachter, 2003). Mais les
dispositifs de pôles de conversion seront abandonnés en 198663, l’Etat faisant en effet le choix
de ne plus soutenir d’entreprises non compétitives.
La phase de reconversion des secteurs traditionnels d’activité, dont la concentration
géographique a provoqué l’effondrement de certains bassins d’emplois, est aujourd’hui
terminée. Les reconversions lourdes font place à des restructurations dans des domaines variés
(Wachter, 1991), dues aux contraintes de flexibilité et de concurrence qui fragilisent les
secteurs les plus exposés à l’internationalisation des marchés64. La déconcentration
industrielle des années 1960-1970 a laissé place à des mouvements moins lisibles qui mettent
en cause les équilibres régionaux hérités du XIXe siècle et des deux premiers tiers du XXe
siècle (Delpierre, 1995). Le marché intérieur européen, l’ouverture des Pays d’Europe
Centrale et Orientale (PECO) ou encore l’attrait des nouveaux pays industrialisés suscitent un
mouvement de délocalisations d’entreprises, à l’étranger ou intra-nationales, à la recherche de
meilleures opportunités de localisation qui contribue à dévaloriser certains espaces.
Dans les entreprises, le passage d’une organisation verticale et hiérarchisée à une
organisation en réseau a des effets plus flous sur le territoire. Le rapport actuel firmesterritoires conduit certains auteurs à utiliser soit le terme d’ancrage, soit le terme de
63
Alors que la gestion des grandes restructurations industrielles était encadrée par le dispositif des pôles de
conversion créés en 1984, le gouvernement de J. Chirac en 1986 les juge inefficaces et les remplace par trois
zones d’entreprises bénéficiant de la clause de la région d’Europe la plus favorisée.
64
Selon Dominique Thierry (1995), quatre types d’opérations de restructuration peuvent être distingués : les
situations d’anticipations de mutations structurelles du secteur, de nature technologique ou économique, qui
concernent des entreprises économiquement saines ; le cas d’entreprises sur des marchés en régression ou à forte
croissance de productivité (pétrole, électroménager) ; les situations de variations rapides du marché dans
lesquelles les entreprises doivent s’adapter ; enfin, les cas d’entreprises en sous-productivité récurrente dans des
secteurs en déclin tels que la sidérurgie et les chantiers navals.
55
nomadisme des entreprises pour spécifier la relation plus ou moins durable des systèmes
productifs aux ressources humaines, aux tissus économiques et aux institutions locales
(Colletis et alii, 1997 ; Chanteau, 2001)65. Des mouvements en faveur de la métropolisation
(marché du travail qualifié, services spécialisés) se conjuguent à une déconcentration des
emplois liée à une organisation du travail moins pyramidale. Le développement des grandes
villes et des zones urbaines s’accompagne d’une remontée des inégalités sociales et
économiques entre territoires (Veltz, 1996).
Les transferts d’établissements66, par exemple, donnent une indication du degré de
mobilité spatiale du système productif. Ce phénomène a, dans tous les cas, une incidence sur
la pérennité des salariés dans l’entreprise, qu’ils l’aient quittée volontairement ou non à cette
occasion. En France, l’étude de J.-P. Delisle et F. Lainé (1998), qui fut la première du genre,
montre qu’en moyenne entre 1989 et 1992, 316 000 établissements existants ont changé
d’adresse chaque année (soit plus de 12 % du stock moyen d’établissements). Parmi ceux-ci,
161 000 ont changé de commune (soit 1,5 % en moyenne annuelle)67. Les auteurs estiment à
près de 730 000 le nombre de personnes touchées par ces mouvements entre 1989 et 1992.
Les transferts sont avant tout affaire de proximité puisque 57 % des établissements sont restés
dans la même zone d’emploi et seuls 15 % ont migré à plus de cinquante kilomètres (Deslile
et Lainé, 1998). La mobilité des établissements est également différenciée selon les
territoires : elle croît avec la taille de l’aire urbaine (ressources en espace faibles et prix
fonciers plus élevés), au profit des régions du Bassin parisien frontalières de l’Ile-de-France et
du pourtour méditerranéen. Les régions industrialisées en reconversion telles que le Nord-Pas
de Calais, la Lorraine et la Franche-Comté connaissent en revanche des soldes négatifs
(Deslile et Lainé, 1998).
Les espaces en difficultés sont aujourd’hui plus diffus : territoires ruraux en
dépeuplement, espaces industriels en reconversion, quartiers sensibles (DATAR, 2003). La
plupart des régions sont concernées par des besoins d’adaptation de leur système productif.
65
Une enquête de l’INSEE sur les préférences de localisation des entreprises dans le Nord-Pas-de-Calais a par
ailleurs montré que les motifs entraînant un déménagement de l’établissement sont les motifs liés à l’usage des
locaux, à l’accessibilité, à une restructuration de l’entreprise et à une politique de réduction des coûts (Bernard,
Jayet et Rajaonarison, 1999).
66
« Un établissement est l’unité élémentaire, en un lieu géographiquement distinct, dans laquelle s’exerce tout
ou partie de l’activité de l’entreprise. La plupart des entreprises n’ont qu’un seul établissement. Les grosses
entreprises en ont généralement plusieurs. » (Colibet et Richard, 2000). Les “transferts d’établissements” ou
“délocalisations” sont le changement de lieu d’implantation d’un (ou plusieurs) établissements d’une entreprise.
67
Sur la période 1993-1996, 335 000 transferts d’établissements ont été réalisés soit 13,2 % du stock moyen
d’établissements (Lainé, 1998).
56
Les politiques d’aménagement du territoire se sont donc diversifiées et interviennent
aujourd’hui en partenariat avec les collectivités territoriales et l’Europe au titre du programme
Objectif 2 de la politique régionale européenne68. Aujourd’hui, il s’agit d’anticiper
les mutations futures (Wachter, 2003) : pour assurer l’implantation d’activités nouvelles,
l’intervention publique doit reconstituer les bases d’un développement régional par la
formation et la qualification de la main-d’œuvre, la recherche scientifique, un équipement
satisfaisant en logements, écoles, universités, voies de communication, etc.
Depuis la fin des années 1990, la récurrence et la visibilité médiatique des
restructurations d’entreprises et des plans sociaux les érigent en symbole des évolutions
conjoncturelles et structurelles du système productif. Devant cette recrudescence (dans les
secteurs du textile, de la métallurgie, de l’informatique, de l’automobile, etc.), un dispositif
territorial ciblé est de nouveau mis en place. Le « contrat de site », créé en février 2003, vise
ainsi à accompagner les mutations des activités et des territoires, lorsque celles-ci présentent
un caractère aigu, par la mobilisation des acteurs et la concentration des moyens financiers.
La mission interministérielle sur les mutations économiques (MIME), créée en janvier 2003,
participe à la coordination des actions par différents correspondants régionaux. Les
orientations actuelles de la DATAR concernant les restructurations industrielles reposent donc
sur une démarche « transministérielle » regroupant le Ministère du Travail, le Ministère de
l’Industrie, le service public de l’emploi et les sociétés de conversion autour d’une politique
de développement local et de formation professionnelle des salariés (DATAR, 2002).
2. Droit et reclassement de la main-d’œuvre :
l’organisation de transitions professionnelles
vers
La récurrence des phénomènes de restructuration a suscité l’émergence de procédures
de reconversion des territoires mais aussi de reclassement de la main-d’œuvre devenues, au fil
du temps, de plus en plus encadrées par le droit. La politique de l’emploi et l’évolution des
normes juridiques ont progressivement renforcé la responsabilité des entreprises et le
traitement individuel du reclassement des salariés (2.1) dans lequel la question de leur
mobilité géographique peut être posée (2.2).
68
Le programme Objectif 2 concerne la reconversion économique et sociale des zones en difficultés
structurelles. Il implique le FEDER (Fonds Européen de Développement Régional) et le FSE (Fonds Social
Européen) dans son financement.
57
2.1. D’une gestion collective et territoriale des restructurations à
l’accompagnement des transitions professionnelles par les entreprises
C’est en période de croissance, avec la création en 1963 du FNE (Fonds National de
l’Emploi), que les premiers stages de conversion et de formation ont été mis en œuvre et
répondirent au principe d’un accès collectif à de nouveaux savoirs69. C’est en effet au cours
des phases de modernisation des structures industrielles de la
France qu’ont été signés les accords entre partenaires sociaux
visant à la gestion des reconversions et parfois des mobilités
des salariés70. Les mesures de reconversion de la main-d’œuvre des zones en crise
prennent alors la forme de “mesures d’exclusion” telles que les pré-retraites ou les primes au
départ. Elles ne seront complétées par des dispositifs collectifs de formation-conversion qu’à
partir de 1984, soit dix ans après le début de la crise.
Suite au premier choc pétrolier en 1974, la réglementation du licenciement pour motif
économique a instauré le principe de l’autorisation administrative (Loi du 03.01.1975).
L’inspection du travail est désormais chargée de vérifier « la réalité » du motif économique
invoqué par l’employeur. Mais l’accélération des restructurations dans les années 1980 a
conduit à la création de mesures nouvelles qui visent à organiser la transition professionnelle
des salariés licenciés. Les lois de 1985 et de 1986 ont créé les congés de conversion et les
conventions de conversion71. Ces dernières ont permis, jusqu’à la fusion de ce dispositif dans
le PARE en 2001, la prise en charge individuelle de tous les salariés licenciés pour motif
économique par les Unités Techniques de Reclassement (UTR) de l’ANPE. Ces structures
69
Ces actions reprennent les principes des Actions Collectives de Formation, initiées en Lorraine dans les années
1960, qui prétendaient « prendre en compte les salariés dans leur milieu sociologique et psychologique. (...) Mais
en raison de l’absence d’accent mis sur le réaccès à l’emploi lui-même, ces actions ont progressivement toutes
disparu. » (Villeval, 1989, p. 40). Ce sont alors développées des formations de conversions type AFPA
(Association Nationale pour la Formation des Adultes) orientées principalement sur l’insertion professionnelle.
L’impératif de formation professionnelle des salariés a d’ailleurs pris son
essor à partir de 1971, avec la loi sur la formation professionnelle
continue (loi négociée par le gouvernement Chaban-Delmas), instituant une
participation financière obligatoire des entreprises en faveur de leurs
salariés.
70
Par exemple, en 1969, l’accord interprofessionnel de « sécurité de l’emploi ». Les premières aides à la
mobilité répondent à l’apparition d’un chômage de restructuration (Elbaum, 1987).
71
Mise en place de 1987 à 2001, la convention de conversion est proposée à tout salarié concerné par une
procédure de licenciement économique. La prise en charge individuelle et immédiate est conçue pour un
reclassement rapide, afin d’éviter le chômage de longue durée. L’adhérent bénéficie des services de l’ANPE,
d’actions de conversion et, à sa demande, de la priorité de réembauche. En contrepartie, il s’engage à une
démarche active en vue d’une réinsertion rapide. Il doit donc répondre aux convocations de l’Unité Technique de
Reclassement (UTR) de l’ANPE, participer aux actions de conversion et répondre aux offres valables d’emploi
(OVE) proposées. La durée de la convention de conversion est généralement de six mois (mais peut varier selon
la négociation collective employeur-salarié de douze à trente-six mois). Elle concerne les salariés âgés de moins
de cinquante-sept ans à la fin du contrat de travail, ayant deux ans d’ancienneté, physiquement aptes à l’exercice
d’un emploi. A l’adhésion à la convention, le contrat de travail est rompu mais le salarié n’est pas inscrit à
l’ANPE. Il acquiert le statut d’adhérent à la convention de conversion.
58
orientaient les salariés vers un bilan de compétence, une formation courte et une recherche
d’emploi définie par un projet professionnel. Le statut d’adhérent à une convention de
conversion octroyait au salarié le droit de bénéficier d’une allocation spécifique égale à
83,4 % de l’ancien salaire brut (pendant les deux premiers mois) puis à 70,4 % jusqu’au
sixième mois.
Si les règles de licenciement ont été assouplies par la loi du 30 décembre 1986 qui
supprime l’autorisation administrative de licenciement, un nouveau dispositif est créé trois
ans plus tard afin d’encadrer les opérations massives de licenciement. La loi du 2 août 1989
instaure l’obligation d’établir un « plan social » pour tout employeur de cinquante salariés ou
plus licenciant au moins dix personnes sur une période de trente jours. Ce dispositif
vise à éviter des licenciements et à favoriser les reclassements. Les salariés issus
d’un plan
économique,
social peuvent adhérer, comme
à une convention de conversion.
tout
Cette
licencié
dernière
peut être complétée par la mise en place de « cellules de reclassement », encore
appelées « Antennes emploi »72. Ces cellules sont chargées d’assurer l’accueil, l’évaluation et
le conseil des salariés adhérents à une convention de conversion ou touchés par le plan social.
Elles sont animées par un cabinet spécialisé et se composent de cinq personnes en moyenne.
Elles constituent un moyen renforcé d’aide à la recherche d’emploi qui ne se substitue pas au
travail de l’ANPE. Les cellules de reclassement ont pour mission d’aider à la « reformulation
d’un projet professionnel cohérent, et d’aider chaque salarié à trouver l’emploi (ou plus
généralement la solution) qui [lui] correspond » (Bruggeman, 1999, p. 12). Le travail consiste
donc à faire l’état des aspirations et des capacités des salariés, à prospecter les offres
d’emplois sur le marché du travail puis à sélectionner celles qui sont susceptibles de
correspondre aux projets des salariés à reconvertir (Bruggeman, 1999).
Ces procédures de plan social et de conventions de conversion cherchent à mettre en
œuvre la transition professionnelle des salariés dans des dispositifs de plus en plus
individualisés. Cependant, l’extension des procédures de contrôle des licenciements
économiques et des plans sociaux, ainsi que les modifications apportées à la loi en 1991
(amendement Delalande) et 1993 (Loi Aubry) témoignent de la persistance des difficultés de
72
« Conventions FNE de cellules de reclassement entreprises et inter-entreprises » (décret du 11/09/1989). Le
dispositif concerne les entreprises de moins de deux milles salariés. Le Fonds National pour l’Emploi finance les
frais de fonctionnement dans la limite de 50 %, jusqu’à concurrence de 1067 euros (7000 francs) par salarié pour
une durée de quatre à douze mois. Le montant de l'aide est déterminé en fonction des capacités contributives de
l'entreprise, de l'état du bassin d'emploi concerné, de la qualité des services mis en place, etc. Seuls les frais de
fonctionnement de la cellule de reclassement sont remboursés (rémunérations des membres par exemple). Il faut
savoir que lorsque l’entreprise est mise en faillite, c’est l’Etat qui prend à sa charge la totalité du coût.
59
reconversions des salariés. En effet, la loi du 27 janvier 1993, votée dans un contexte de
recrudescence des licenciements et des aménagements structurels, renforce l’intervention de
l’administration et impose aux entreprises une obligation de moyens dans l’organisation du
maintien dans l’emploi ou du reclassement qui permet parfois de réaliser un constat de
carence. Fondée sur l’incitation, cette loi doit permettre la négociation entre acteurs
locaux (Colin et Rouyer, 1996). En 2002, le « plan social », rebaptisé par la Loi de
Modernisation Sociale « plan de sauvegarde de l'emploi », apporte de nouvelles garanties aux
salariés73. Les récentes évolutions juridiques pointent donc la responsabilité sociale des
employeurs sur les conséquences des restructurations qu’ils mettent en place (Cornolti,
Moulin et Schmidt, 2001) et plus largement sur les conséquences sociales et
environnementales de leurs stratégies (Commission Européenne, 2001a). Face aux
restructurations de compétitivité, la doctrine est aujourd’hui : « Si le licenciement ne peut pas
être évité, alors le reclassement ou la reconversion des salariés et des territoires sont les
nouveaux résultats à atteindre. Si le même emploi n'est plus garanti, que l'on sécurise au
moins les parcours professionnels. » (Triomphe, 2001).
2.2. Le principe de l’obligation de moyens en vue du reclassement
des salariés et la place des mobilités géographiques
Le chômage s’aggravant, le reclassement est devenu l’objet central de la négociation
des plans sociaux. La notion de reclassement, présente dans la loi de 1989, se réfère dans le
langage commun à l’idée d’intégration dans une nouvelle activité. Or aujourd’hui, en droit du
travail, la notion de reclassement implique la pérennité de l’activité de la personne licenciée
73
« Les modifications introduites par la loi de modernisation sociale (janvier 2002) concernent, entre autres, (1)
la possibilité pour le comité d’entreprise de faire appel à un expert-comptable et de recourir à un médiateur en
cas de désaccord avec la direction, (2) les indemnités (l’indemnité légale minimale sera doublée) et les
contributions des entreprises (d'au moins mille salariés) qui devront proposer à leurs salariés d’anticiper
l’application du plan d’aide au retour à l’emploi pendant leur préavis. Enfin, la mise en place des trente-cinq
heures (passage aux trente-cinq heures ou négociations amorcées) devient une condition nécessaire pour engager
un plan de sauvegarde de l'emploi (nouveau nom du plan social). » (Tomasini et Le Roux, 2002). Dans les
entreprises d'au moins mille salariés, un congé de reclassement permettant aux licenciés de bénéficier, pendant
neuf mois, de différentes mesures (bilan de compétences, formation, aide à la recherche d'emploi) devait être
proposé par l’employeur. Pour lutter contre la multiplication de licenciements par petits groupes de neuf salariés,
la loi prévoit que, si au cours d'une année dix-huit licenciements ont eu lieu sans plan social, toute nouvelle
procédure impliquera de le mettre en œuvre.
La loi portant sur la « relance de la négociation collective en matière de licenciements économiques » de
janvier 2003 suspend et révise un certain nombre de dispositions de la loi de modernisation sociale. Sont
suspendues les dispositions relatives aux études d'impact social et territorial des plans de sauvegarde de l'emploi,
à la dissociation des consultations des représentants du personnel sur le projet de restructuration et le plan de
sauvegarde de l'emploi, aux prérogatives du comité d'entreprise dans le cadre d’un projet de restructuration (droit
d'opposition, recours à l'expert-comptable, à un médiateur), aux critères retenus pour fixer l'ordre des
licenciements et à certains pouvoirs de l'inspecteur du travail.
60
en dépit d’événements professionnels ou personnels perturbateurs. La remise en cause de
l’emploi actuel ne doit pas signifier l’interruption de l’activité professionnelle. Ainsi le
reclassement s’impose-t-il comme une obligation d’emploi qui relève de la logique de
continuité et non de la logique de rupture (Lardy-Pellissier, 1998 ; Couturier, 1999 ; Héas,
1999). La jurisprudence a permis d’affermir l’obligation de reclassement. Bien qu’il ne
s’agisse toujours que d’une obligation de moyens, la réalité et la pertinence des moyens
engagés peuvent être évaluées. Les entreprises doivent prouver qu’elles ont tout mis en
oeuvre pour offrir une alternative à leurs salariés en interne ou en externe et notamment
proposé des offres d’emplois acceptables appelées Offres Valables d’Emploi (OVE)74.
Quels sont les effets de ces normes juridiques ? Rappelons, tout d’abord, que les plans
sociaux semblent aujourd’hui faillir quant à leur capacité à prévenir les licenciements et à
assurer le reclassement des salariés (Bruggeman, 1999). Des enquêtes au niveau européen
mettent en évidence, malgré des contextes juridiques différents, des trajectoires individuelles
partout instables (Teyssier et Vincens, 2001). En France, les dispositifs de conventions de
conversion et de cellules de reclassement ne réduisent pas sensiblement les difficultés
conjoncturelles et structurelles des salariés licenciés les moins qualifiés. Les taux de
reclassement huit mois après une convention de conversion varient depuis 1988 entre 37 % et
55 % (Brégier, 2003). Les « conventions de cellules de reclassement » co-financées par l’Etat,
dont bénéficient généralement les salariés victimes de plans sociaux dans des entreprises de
moins de deux mille salariés, concernent depuis 1998 10 000 personnes par an en moyenne
(22 000 en 1994) et permettent le reclassement de 37,3 % en 1993 à 60 % en 2001 des
bénéficiaires75. Cependant, le rapport de Claude Viet, chargé en 2003 de MIME, montre que
de manière générale, un an après un licenciement économique, 60 % des salariés sont encore
au chômage, 15 % occupent un emploi précaire, et seulement 15 % ont retrouvé un CDI.
74
En général, l’OVE doit correspondre au niveau de qualification de l’individu ou à son projet professionnel. Le
niveau de rémunération ne doit pas diminuer de plus de 20 % par rapport au salaire précédent. Le type de contrat
considéré comme OVE sera, selon la négociation, un CDI uniquement, un CDD avec promesse de
transformation en CDI, un CDD. Enfin, peut être considéré comme OVE un emploi situé jusqu’à cinquante
kilomètres du domicile (ou une heure de trajet). Ces critères peuvent être assouplis en fonction de la taille du
bassin d’emploi.
75
Il faut noter que les entreprises peuvent, dans le cadre des plans sociaux, faire intervenir un cabinet de
reclassement ou une société de reconversion pour animer une « antenne emploi » sans nécessairement signer une
convention avec l’Etat. On peut faire l’hypothèse que les salariés concernés par ce type de cellule de
reclassement sont plus nombreux que ne le laissent penser les statistiques du Ministère du Travail et des Affaires
Sociales.
Les bénéficiaires des cellules de reclassement co-financées par l’Etat (Bregier, 2003) sont en majorité des
ouvriers (61,5 % en 2001). 55% des adhérents ont plus de quarante ans. Les deux-tiers des cellules sont mises en
place par des entreprises de l’industrie de taille moyenne (58% concernent des entreprises de 20 à 99 salariés, 20
% des entreprises de 100 à 199 salariés).
61
On dénombrait 890 plans sociaux en 2000, 1053 en 2001, 1086 en 2002. Leur portée
est donc loin d’être négligeable, bien qu’ils ne constituent que l’un des aspects des processus
diffus d’adaptation des entreprises, tels que les licenciements individuels et l’usage de
contrats précaires (CDD, intérim, formation)76. Licenciements économiques et plans sociaux
sont liés à la conjoncture économique77 et touchent particulièrement des populations peu
qualifiées, d’une ancienneté importante et souvent dans des secteurs et/ou des territoires en
reconversion qui laissent augurer un reclassement difficile. Le dispositif de convention de
conversion proposé aux salariés licenciés pour motif économique est particulièrement utilisé
par les entreprises de l’industrie, elles-mêmes sur-représentées dans les plans sociaux. Depuis
1993, ce secteur a couvert entre 30,9% et 40,7% des conventions de conversion (Unedic,
2001). Les ouvriers représentaient 29,8 % et les employés 45,8 % des allocataires de ces
conventions de conversion en 200078. Mieux, les cellules de reclassement, qui renforcent
l’accompagnement social lors des plans sociaux, ont concerné en 2000 essentiellement des
ouvriers, qui représentaient 68 % des salariés ayant bénéficié de ce dispositif (Bregier, 2003).
Les normes juridiques ont notamment conduit les entreprises à proposer des
reclassements internes ou externes qui supposent des mobilités géographiques. Pourtant ces
mesures sont limitées puisque les licenciements ont souvent lieu dans un contexte sectoriel ou
national de crise, où le groupe est lui-même dans une phase de réaménagement. De plus, la
population des salariés licenciés, plus fréquemment peu qualifiés, de sexe féminin, d’âge
avancé, est structurellement moins amenée à accepter les propositions de reclassement dans le
groupe. Ces offres restent donc souvent de pure forme tant le déplacement géographique et
76
On sait que seuls 15 % à 20 % des licenciés économiques bénéficient d'un plan social puisque les entreprises
de moins de cinquante salariés ou celles qui licencient moins de dix personnes en un mois ne sont pas soumises à
l'obligation légale d'une procédure de plan social. En 2000, pour 312 000 licenciements économiques prononcés,
un peu plus de 100 000 personnes ont bénéficié d’un des dispositifs de reclassement accompagnant les
restructurations (Bregier, 2001).
77
Le nombre de licenciements économiques annuels est passé de 300 000 en 1975 à 600 000 en 1987, puis 435
000 au moment de la récession de 1993 pour diminuer à 250 000 en 1998 (Plassard, 2000). Les licenciements
économiques ont diminué depuis 1996 (Tomasini et Le Roux, 2002) pour reprendre en 2001-2002. Le nombre de
plans sociaux évolue parallèlement. On est passé de 4 000 en 1992 à plus de 1 000 en 1995, pour remonter
ensuite à 2 000 en 1996. En 2002 le nombre de plans sociaux signés était de 1086.
78
De manière générale, les licenciements économiques et les plans sociaux touchent de façon inégale les salariés
selon leur qualification et leur secteur d’activité : les hommes ouvriers non qualifiés ont un taux de chômage
toujours plus élevé que la moyenne : 15,8 % en 1990, 23,1 % en 1994, 18,4 % en 2000 (Audric-Lerenard et
Tanay, 2000). Ces salariés ont vu, en outre, leurs conditions d’emploi se dégrader. Avec près de quatre
licenciements sur dix en 2000, la population des ouvriers demeure la plus touchée par les licenciements
économiques (Tomasini, Le Roux, 2002).
62
l’incertitude des postes offerts sont importants, au point que l’on peut s’interroger sur l’intérêt
des entreprises pour ce type de mesures (Colin et Rouyer, 1996)79.
L’étude du Groupe de Recherche sur l’Education et l’Emploi (GREE) sur cinquante-six
plans sociaux du Nord-Est de la France (Colin et Rouyer, 1996), et celle du Laboratoire
Interdisciplinaire de recherche sur les Ressources Humaines et l’Emploi (LIRHE), sur
quarante-six plans sociaux de 1992 à 1994 en région Midi-Pyrénées constatent combien ces
procédures « ressemblent à des catalogues de mesures variées, peu argumentées par rapport à
des entreprises et à des salariés précis » (Mallet et alii., 1997, p. 85). « Les aides à la mobilité
géographique en sont l’exemple parfait. Elles figurent dans presque tous les plans sociaux
étudiés et n’ont pratiquement jamais été utilisées. (…) les propositions de mutation faites aux
salariés dans le cadre des plans sociaux sont généralement peu précises quant aux emplois
disponibles. » (Colin et Rouyer, 1996, p. 17-18). La multiplication des offres de reclassements
impliquant une mobilité géographique reste souvent de l’ordre de l’intention sans réelle mise
en œuvre. Pour preuve, la disparition en 1998 d’un dispositif public d’aide à la mobilité
géographique prévu dans le cadre des conventions de conversion et qui n’avait été mobilisé,
en 1994, que dans 570 cas (Baktavatsalou et Tesnière, 1996). Nous nous interrogerons dans le
point 3 si ce sont les entreprises qui ne mettent pas en place toutes les conditions (financières,
matérielles, etc.) pour faciliter le déménagement ou si ces dispositifs se heurtent aux refus des
salariés. D’après une récente étude sur douze plans sociaux, le manque de volonté des
entreprises est généralement en cause dans l’échec de ces offres de reclassement qui
comportent une mobilité géographique importante80.
Finalement, ces mesures d’accompagnement des restructurations ne servent-elles pas à
développer de nouvelles règles de mobilités internes aux entreprises ? Certains juristes font
l’hypothèse que ces situations de reconversion et de reclassement des salariés sont des
facteurs de transformation des rapports salariaux81. Par exemple, la politique de mutation des
grands groupes industriels dans les années 1980 (mise en place de bourses à l’emploi internes)
79
« Cette vision extensive du plan social peut tout d’abord s’expliquer par l’absence totale d’évaluation des
caractéristiques des salariés licenciés. Dans aucune des négociations que nous avons analysées, les
caractéristiques en terme de niveau de formation, de qualification ou de mobilité des salariés n’ont été prises en
compte dans les choix des mesures inscrites au plan social » (Colin et Rouyer, 1996, p. 5).
80
« Il s’agit assez souvent d’une façon commode pour la direction de montrer qu’elle fait des efforts tout en
répondant de toute façon à la lettre de la loi. En fait les moyens d’une politique de reclassement de plus grande
ampleur supposant une réorganisation des services ou de l’entreprise (par exemple des mobilités internes en
chaîne) sont rarement pris sauf s’ils font partie intégrante des objectifs liés au plan social par la direction »
(Bruggeman et alii., 2002, p. 48).
81
Le constat est que « la juridicisation des comportements ou de situations témoigne invariablement de leur
institutionnalisation » (Enclos et Marraud, 1989, p. 77).
63
a permis d’introduire les principes de mobilité professionnelle et de mobilité géographique
dans le rapport salarial et de conserver « certaines fractions expérimentées de la force de
travail, notamment dans le cas de la fermeture d’un établissement » (Villeval, 1989, p. 29).
3. La mobilité géographique des salariés lors des
restructurations : une proposition fréquente mais une mise en
œuvre difficile
L’évolution du cadre juridique des restructurations et les nouveaux modes de
rationalisation de la production contraignent les entreprises à faire des propositions de
mutation ou de reclassement lointain à leurs salariés. A partir de situations récentes, il s’agit
ici de confronter ces propositions aux attitudes des salariés dans le cadre de plans sociaux
(3.1) et de délocalisations d’établissements (3.2).
3.1. Des propositions de mobilité fréquentes mais rarement mises en
œuvre
Depuis le milieu des années 1990, les restructurations de grandes entreprises telles
Alcatel, Moulinex, Michelin, Danone ont généré, pour les salariés, des propositions de
mutations
géographiques
soutenues
par
des
mesures
financières
et
logistiques
d’accompagnement. Ces propositions prennent généralement la forme d’offres de
“reclassement interne” dans un établissement de l’entreprise ou une autre entreprise du
groupe, mais également de suggestions de départ vers d’autres entreprises, appelées
“reclassement externe”. Les exemples pourraient être multipliés tant la presse nationale,
locale ou d’entreprise se fait régulièrement l’écho des propositions de mutation ou de
reclassement impliquant une mobilité géographique. L’exemple des restructurations de
l’entreprise Moulinex composée d’une population en majorité féminine (56 % de l'effectif
total) révèle les difficultés de mobilité géographique. Afin de faciliter les transferts de
personnel entre les sites de Bayeux et d'Argentan distants de quatre-vingt kilomètres, la
direction a prévu en 1996 des “indemnités de réinstallation” de 5488 euros (36 000 francs) si
l’emploi se situe à plus de cinquante kilomètres du domicile (Avril, 1996). Lors de la
fermeture définitive des Ateliers et Chantiers du Havre en novembre 1999, seuls vingt
ouvriers sont partis pour les Chantiers de l'Atlantique de Saint-Nazaire, qui proposaient trois
64
cents postes (Doumayrou, 2002). Pourtant, aujourd’hui, des entreprises moins importantes ont
également recours à ces dispositifs82.
Globalement, les sociétés sous-traitantes chargées de l’accompagnement social des
plans sociaux (animation des cellules de reclassement et organisations des mutations internes)
estiment que « quand 10% des salariés acceptent d’être reclassés en interne, c’est une bonne
performance » (Brice du Roscoat83, cité par Devillechabrolle, 2001). En Ile-de-France, « en
moyenne, 30 % des salariés acceptent de déménager en province » (Beuscar, 1996). Plus
précisément, différentes monographies de restructurations d’entreprises révèlent combien les
propositions de reclassement qui impliquent un déménagement sont difficilement acceptées, y
compris par des ouvriers résidant dans des bassins d’emplois en crise.
L’étude de la conversion des salariés des chantiers navals de la Seyne-sur-Mer et de
Dunkerque dans les années 1983 et 1984 fait le constat de reclassements difficiles. Si 40 %
des salariés en moyenne (56 % à Dunkerque et 33 % à La Seyne) se disaient prêts à accepter
de se déplacer ou de déménager pour retrouver un emploi, les auteurs constatent, la plupart du
temps, une interprétation limitée de la mobilité à l’échelle d’un rayon de dix à vingt
kilomètres autour du domicile (Brygoo et Brun, 1987). Etudiant la fermeture d’une usine
d’électronique appartenant au groupe d’Alcatel, à Cherbourg, Sylvie Malsan (2001) montre
que parmi les 225 personnes appartenant encore à l’établissement en janvier 1995 (au troisquart ouvrières), seules vingt-deux ont accepté une mutation, la majorité à moins de cent
kilomètres, les autres dans les régions proches de la Bretagne ou de la Haute-Normandie. Les
emplois proposés en Alsace ou dans la région Nord-Pas-de-Calais ont tous été refusés. Dans
une autre région du Bassin parisien, la Picardie, les plans sociaux de l’usine Chausson de
Creil ont révélé le même type de résistances : en 1993, 121 personnes sur 1104 salariés ont
accepté d’être mutés à Gennevilliers ; puis, en 1995, un nouveau plan social s’est traduit par
le départ de plus de deux cents salariés (sur mille) dans des établissements de Renault à
Batilly (Meurthe-et-Moselle), à Cléon (Seine-Maritime), à Flins (Yvelines), et dans
l’entreprise Peugeot à Aulnay et Mulhouse. Si 20 % des salariés acceptèrent finalement de
déménager, des dizaines d’autres refusèrent cette proposition d’embauche avant ou après
avoir tenté un détachement à l’essai (Linhart, 2002). Lors de ces plans sociaux, la dimension
géographique a fait l’objet d’une négociation en comité d’entreprise entre syndicats, direction
et cabinets de reclassement. Ces derniers considéraient les propositions d’embauche avec
82
Dans le cadre de sa restructuration, Case Poclain a proposé une centaine de postes, notamment à Crépy-enValois. Une quinzaine de salariés ont accepté de déménager (Meilhaud, 1995).
83
B. du Roscoat est directeur de la Sodie, filiale d’Usinor, chargée de la gestion économique et sociale des
restructurations.
65
déménagement comme une offre valable d’emploi, c’est-à-dire une offre qui n’est pas
considérée comme trop éloignée du projet professionnel du salarié. Pour les syndicats,
l’appréciation est toute autre : « Si un poste à Batilly est offert à une personne et que celle-ci
ne l’accepte pas car cela implique un déménagement ou pour d’autres motifs et que vous le
considérez comme un refus d’offre valable d’emploi, c’est inadmissible ! » (cité par
Bruggeman, 1999, p. 87)84.
Les comportements sont parfois différents dans le secteur tertiaire. Les salariés de
qualification et de niveaux de revenus supérieurs ont pu intégrer la mobilité professionnelle et
géographique dans leurs projets de carrière et ainsi rester « fidèles » à leur entreprise. Yves
Grafmeyer (1990) remarque également une dissymétrie des mobilités géographiques des
salariés de la Société Lyonnaise de Banque selon le sexe, la qualification et l’origine
géographique. Pour les cadres, la mobilité géographique implique plus souvent une promotion
professionnelle (Brutel et alii., 2000), laquelle est un élément de fidélisation des salariés par
l’employeur85. L’exemple de la fermeture d’un centre administratif du Crédit Lyonnais à
Rillieux-la-Pape révèle, par exemple, une acceptation du déménagement relativement
importante avec 200 personnes mutées sur 450 salariés (Dressen et Roux-Rossi, 1996).
Toutefois, on observe des difficultés dans le cadre des délocalisation de services publics. N.
de Montricher et J.-C. Thoenig (1993) étudient, par exemple, le cas d’un service de l’Etat
délocalisé en province dont seuls 20 % des fonctionnaires ont accepté de quitter la région
parisienne86.
3.2. L’exemple des délocalisations d’établissements
La mobilité géographique des salariés pour suivre la délocalisation de leur entreprise est
certes atypique par son caractère exceptionnel mais permet d’observer et de distinguer des
comportements individuels au sein d’un groupe confronté à une même contrainte
professionnelle.
84
Récemment, la chambre sociale de la Cour de Cassation à affirmé, dans un arrêt rendu le 29 janvier 2003, que
le salarié « est en droit de refuser les mesures de reclassement qui lui sont proposées par l’employeur ». Ce n’est
donc pas la faculté de refuser une ou deux mesures destinées à sauvegarder leur emploi que la Haute juridiction
reconnaît aux salariés mais un droit absolu de refuser tout reclassement au profit d’une somme d’argent (Cass.
soc., 29 janvier 2003, n° 00-46.322, Sté Total raffinage distribution c/Fernand X. et a.).
85
A propos de la mobilité professionnelle des ingénieurs, cf. Mignonac, 2000.
86
Le Comité pour l’Implantation Territoriale des Emplois Publics (CITEP) indique que 23 099 emplois ont été
transférés entre 1960 et 1990 et 29 695 entre 1991 et 2003. Toutefois, le CITEP ne donne pas d’évaluation de la
mobilité géographique effective des fonctionnaires. Cf. « L’efficacité relative du dispositif d’accompagnement
social ». Disponible sur : www.citep.gouv.fr (CITEP, 2003).
66
Une étude, dans la région des Pays de la Loire, s’est intéressée aux conséquences du
déménagement d’un établissement d’une entreprise sur ses salariés (Colibet et Richard, 2000).
Les auteurs constatent que 38 % du personnel présent en 1994 dans ces entreprises
« mobiles » étaient toujours présents en 1997. Lorsque le déménagement n’a pas dépassé
vingt kilomètres, c’est dans ce cas 43 % des personnes qui sont toujours salariées de
l’entreprise en 1997. L’attachement à l’employeur se détériore donc en fonction de la distance
du déménagement. Seuls 23 % des salariés demeurent lors de délocalisation de trente et
cinquante kilomètres. Ce chiffre tombe à 15 % pour ceux qui s’éloignent de cinquante à cent
kilomètres. Un effet de seuil est marqué par des déménagements d’établissements de longue
distance. Les 190 entreprises qui se sont éloignées de plus de cent kilomètres de leur site
initial n’ont entraîné avec elles que 8 % des 670 salariés de l’époque, le taux pour les cadres
étant toutefois de 18 % (Colibet et Richard, 2000). En moyenne, suivre son emploi est plus
fréquent chez les ouvriers qualifiés (48 %) et les ouvriers non qualifiés (41 %) que chez les
employés, les cadres (33 %) ou les professions intermédiaires (25%). Cette proportion élevée
d’ouvriers pérennes s’explique sans doute par la courte distance de la plupart des
délocalisations d’établissements en Pays de la Loire : la moitié d’entre elles se situent dans la
même commune d’implantation. Enfin, les jeunes et les salariés plus âgés accompagnent
moins la migration de leur entreprise que les trente-cinq - cinquante ans.
Les salariés pérennes ont-ils déménagé suite à la délocalisation de l’entreprise ? 37 %
des salariés toujours présents dans l’établissement (soit 816 sur 2 206) ont changé de
commune de résidence entre 1994 et 1997. Cette mobilité résidentielle s’accroît avec la
distance de délocalisation. Lorsque l’établissement ne s’est pas éloigné de plus de dix
kilomètres, seuls un tiers des salariés pérennes ont eux-mêmes déménagé. En revanche, 50 %
ont suivi leur employeur dans une migration allant de cinquante à cent kilomètres (et cette
proportion s’accroît encore au-delà).
Ainsi les résistances à la mobilité géographique des salariés touchés par les
restructurations d’entreprises sont-elles importantes en France. Si l’on élargit le point de vue,
on constate des phénomènes similaires, mais à une moindre échelle, dans d’autres pays. Les
trajectoires précaires des populations licenciées les plus fragiles sont sensiblement
comparables dans les pays européens. Or, à l’instar des caractéristiques individuelles des
licenciés (âge, sexe, qualification, etc.), une trop forte exigence en termes de localisation du
futur employeur renforce les difficultés de réinsertion des individus (Teyssier et Vicens, 2001,
p. 15). Aux Etats-Unis, les salariés sont de moins en moins enclins à accepter une mobilité
géographique et professionnelle au sein de la même entreprise (Brett et alii, 1993) : les
67
changements dans le rapport au travail, la double carrière au sein du ménage, les prérogatives
familiales et privées (Stroh, 1999) occupent une place aujourd’hui déterminante dans
l’acceptation d’une mutation. L’équilibre familial est une dimension active du refus de
mutation des salariés qui doivent tenir leur rôle dans l’entreprise mais aussi dans la famille
(Sagie et alii., 2001).
C’est pourquoi, en France, la politique de décentralisation d’entreprises ou de services
publics montre la nécessité des dispositifs d’accompagnement des migrations (Inisan et SaintRaymond, 1996). Les entreprises publiques et l’administration peuvent en effet mobiliser un
ensemble de « primes à la délocalisation » (Indemnité Spéciale de Décentralisation en 1978,
Complément Exceptionnel de Localisation créé en 1992, Indemnité de Changement de
Résidence fixée par décret en 1990, etc.), complétées par de nombreuses mesures en matière
de logement : prise en charge d’un double loyer pendant trois mois, remboursement des
déménagements, obtention de prêts à taux bonifiés, et dans certains cas aide à la recherche
d’emploi, aide au reclassement des conjoints, etc.
En l’absence d’étude générale sur l’évolution du contenu des plans sociaux, il est
difficile d’évaluer la portée des propositions à la mobilité géographique des salariés. Les
transformations dans l’organisation du travail et dans les dispositifs juridiques des plans
sociaux semblent toutefois avoir généré des offres de mutation avec mobilité géographique
mais, bien souvent, sans que les entreprises engagent tous les moyens nécessaires à leur
réalisation. Les résistances à ces propositions peuvent conduire les entreprises à améliorer les
incitations au déménagement. Nous allons essayer de comprendre, au-delà des normes légales
d’un plan social, quels sont les dispositifs qui peuvent être mis en place pour prendre en
compte les réticences des salariés, notamment en matière de logement.
4. La professionnalisation de l’accompagnement des
mobilités résidentielles des salariés : l’analyse d’un secteur
professionnel hybride
La gestion sociale des restructurations a donc connu un mouvement de balancier entre
une gestion collective et territoriale prise en charge par la collectivité et une gestion
individuelle prise en charge par l’entreprise (Cordier, 2000). Dans le contexte d’une plus
grande responsabilisation de l’employeur (Triomphe, 2001 ; Université Européenne du
Travail, 2000), les établissements en restructuration sont de plus en plus amenés à déléguer à
des sociétés prestataires de service l’accompagnement social des mesures des plans sociaux.
68
Nos
recherches
nous
ont,
en
particulier,
conduit
à
identifier
des formes de
professionnalisation de l’accompagnement du déménagement des salariés que nous
souhaitons à présent exposer.
Au début de notre recherche, en 2000, nous avons procédé à une enquête auprès
d’acteurs du reclassement, afin d’explorer les pratiques de ces professionnels et notamment
leur façon d’aborder la question de la mobilité des salariés. Onze entretiens semi-directifs ont
été réalisés, principalement auprès de sociétés spécialisées dans les opérations
d'accompagnement des restructurations ainsi qu’auprès de quelques acteurs locaux du service
public de l’emploi. Ces entretiens complétés par une enquête bibliographique (presse
d’entreprise, étude de marché) et une recherche d’informations auprès des entreprises (sites
internet et plaquettes de présentation, syndicat d’entreprises de “relocation”) nous ont permis
ensuite d’identifier un secteur professionnel émergent.
Si l’activité de ces sociétés est principalement tournée vers l’expatriation de cadres, elle
répond de plus en plus aux besoins d’accompagnement de délocalisations inter-régionales,
parfois en lien avec des restructurations d’entreprises, lesquelles touchent des salariés moins
qualifiés. Nous exposerons tout d’abord l’émergence de ce secteur professionnel (4.1) puis
nous analyserons le discours d’une partie de ces acteurs du reclassement (4.2). Il s’agit de
saisir en filigrane la manière dont est prise en compte le logement dans ce champ
professionnel et d’identifier les représentations de ces acteurs sur les freins à la mobilité
géographique suscitée par l’emploi.
4.1. L’émergence d’un secteur professionnel à la croisée des
mobilités professionnelles et des mobilités résidentielles
4.1.1.
La genèse d’une activité spécialisée
Le secteur professionnel de l’accompagnement des mobilités résidentielles des salariés
se développe en France depuis vingt-cinq ans. Il répond aux besoins des entreprises, d’une
part pour motiver et faciliter la mobilité résidentielle des salariés qualifiés, d’autre part pour
accompagner les reclassements notamment géographiques lors de restructurations.
Les stratégies de délocalisations multiplient les besoins de mobilité entre établissements
ou entreprises d’un même groupe à travers différentes régions d’un même pays. En outre, la
mobilité géographique peut être intrinsèque au métier – comme l’atteste la « nomadisation »
de certaines catégories de commerciaux ou de techniciens (Groupe Bernard Brunhes, 1996) –
ou participer au déroulement de la carrière, dans le cas des cadres notamment. Ces derniers
69
ont suscité l’émergence en France, à la fin des années 1970, de sociétés dites de relocation87
chargées de l’accompagnement résidentiel et familial des cadres expatriés. Pour les
entreprises, il s’agit de disposer d’une main-d’œuvre qualifiée et mobilisable sur plusieurs
emplois en fonction des évolutions de l’environnement. Un autre moyen d’y parvenir est
l’introduction de clauses de mobilité géographique dans le contrat de travail qui obligent le
salarié à accepter par avance certains changements comme le lieu et le poste de travail
(Daugareilh, 1996).
Par ailleurs, on constate que dans les secteurs productifs et les zones d’emploi ayant des
difficultés de recrutement, l’accès au logement des salariés que l’on souhaite embaucher est
de plus en plus pris en compte (Du Crest, 1996). Par exemple, depuis 1997 le développement
de l’activité des Chantiers Navals de l’Atlantique à Saint-Nazaire a provoqué l’arrivée de
nombreux ouvriers extérieurs au bassin d’emploi. Or, le rythme de l’activité économique et le
rythme de la construction de logements (sociaux notamment) sont fortement déconnectés et
accentuent la pénurie d’habitations. La mobilisation des acteurs locaux du logement et des
principaux employeurs ne suffit pas toujours à réduire cette tension sur le marché immobilier.
Les ouvriers en contrat pour quelques mois sont ainsi parfois contraints de se loger dans des
bungalows ou des campings (Meunier, 2001; De La Casinière, 1999 ).
Enfin, nous avons vu que la réglementation en matière de licenciements et de plans
sociaux a conduit les entreprises à organiser le reclassement interne et externe de leurs
salariés. Ces situations induisent une prise en compte de la question du déménagement et du
logement des salariés.
Dans ces trois contextes, mobilité des salariés qualifiés, difficultés locales de logement
(et de recrutement) et déroulement de plans sociaux, les entreprises ont progressivement pu
faire appel à des sociétés de conseil et d’accompagnement des déménagements et mutations
professionnelles des salariés. Le développement de ce secteur d’activité a pour moteur la
volonté des entreprises de déléguer à un prestataire de service ces questions de mobilité
résidentielle de leurs employés. Certes les grands groupes nationaux tels que les Chantiers
Navals ou la SNCF, ont parfois un poids suffisant pour mener une négociation avec les
sociétés HLM ou avec les organismes collecteurs du 1 % Logement et ainsi faciliter l’accès au
logement de certains salariés. Mais si l’on trouve encore dans les plus grandes entreprises des
structures internes chargées d'assister le salarié dans sa mobilité (EDF, France Télécom,
87
Le terme de “relocation” est un anglicisme. Relocation signifie le déménagement d’une entreprise ou de
salariés. Nous emploierons désormais ce mot sans guillemets.
70
Crédit Agricole, etc.), la tendance est bien à l’externalisation (Inisan et Saint-Raymond,
1996). Les entreprises publiques et privées de tradition sociale se désengagent du logement de
leurs salariés et revendent les parcs immobiliers subsistants (Millot, 2002). Il est en outre
significatif que l’émergence de ce champ professionnel spécialisé trouve sont origine, en
France, dans les filiales chargées de la délocalisation des emplois de grands groupes
industriels dont la mobilité du personnel était récurrente (Geris pour Thomson, Sodie pour
Usinor Sacilor, Sofiren pour les Charbonnages de France, Crean pour Danone).
Avant d’analyser précisément les types d’acteurs de ce secteur professionnel de
l’accompagnement des mobilités des salariés, il nous faut en décrire le métier.
Les entreprises cherchent, à réduire d’une part, les dépenses, d’autre part, les échecs
possibles lors d’une proposition de mobilité géographique de salariés. L’étude de marché
menée par C. Bord, S.Huchet et A.Wache (1997) a estimé le coût d’une mutation en France à
15 245 euros (soit 100 000 francs) en moyenne par salarié en 199688. Les sociétés de
relocation permettent de réduire ce montant financier mais également de diminuer les effets
négatifs de la mutation sur le travail du salarié : perte de temps, stress et moindre efficacité.
Une partie de leur mission consiste à « réduire les freins à la mobilité grâce à un encadrement
psychologique important » (Bord et alii., 1997), c’est-à-dire à convaincre et à pérenniser
l’installation du personnel. Cet accompagnement se traduit en fait par la prise en charge
individualisée des salariés et de leur famille.
On constate en fait une très grande homogénéité - à défaut de pouvoir analyser une
homogénéisation au cours du temps - des pratiques d’accompagnement de la mobilité des
salariés.
Les
prestations
comprennent
généralement
des
« préparations »
à
la
mobilité (entretien avec la famille, rencontre préalable avec le DRH puis avec les consultants,
pré-visite du site d'accueil) et répondent principalement aux besoins immobiliers : (i)
Assistance à la vente du logement : évaluation de sa valeur vénale, mise en vente par l’agent
immobilier, proposition de prêts relais en partenariat avec des Comités Interprofessionnels du
Logement (CIL). (ii) Assistance à la recherche de logement : achat ou location d’un nouveau
domicile, assistance à la négociation de prêts préférentiels ou de prêts relais et éventuellement
prise en charge d’une période en logement temporaire (hôtel, résidences temporaires, foyers
de travailleurs, petits meublés). (iii) Assistance au déménagement et parfois prise en charge
88
Le coût moyen d’une mutation en 1996 comporte l’hôtel, la restauration, le transport : 30.000 F ; les frais
immobiliers : 10.000 F ; les frais de déménagement : 15.000 F ; une prestation spécifique : 15.000 F (par ex.
double loyer, prime d’installation) ; des primes diverses : 40.000 F.
71
des formalités de départ et d’arrivée (contrats d’abonnements, scolarisation des enfants,
démarches administratives, transfert de dossier auprès du Centre des impôts, de la Caisse des
Allocations Familiales, du Centre de Sécurité Sociale). (iiii) Recherche d’un emploi pour le
conjoint. Si l’entreprise de relocation n’est pas issue du champ des ressources humaines, un
partenariat avec une agence d’intérim est réalisé.
4.1.2.
Les acteurs d’un secteur professionnel hybride
Trois types d’acteurs exercent aujourd’hui tout ou partie de leur activité dans ce secteur
de l’accompagnement des mobilités des salariés : (i) les cabinets de relocation chargés de
l’organisation du déménagement proprement dit, dans le cadre des mobilités internationales,
des mutations d’emplois ou des reclassements ; (ii) les cabinets de reclassement dont les
compétences en gestion des ressources humaines ont été élargies aux questions de logement ;
(iii) les filiales de CIL dont les compétences en matière de logement sont alors étendues aux
mobilités professionnelles.
(i) Les entreprises de relocation.
Depuis une vingtaine d’années, des entreprises se sont spécialisées dans
l'accompagnement de la mobilité géographique des salariés. Ces structures se sont inspirées
des pratiques des sociétés de relocation existantes sur le marché nord-américain depuis les
années 1960. D’après le Syndicat National des Professionnels de la Relocation et de la
Mobilité (SNPRM), dès cette époque, les entreprises américaines souhaitant susciter le
transfert de salariés et d’établissements d’un Etat à un autre, ont sous-traité l’estimation et la
vente du bien immobilier des salariés propriétaires. Ainsi une avance financière, équivalente à
la valeur du bien immobilier, était-elle remise au salarié, dès son déménagement, avant que le
bien ne soit vendu. A partir de la fin des années 1970, les premières sociétés de
relocation sont crées en France. Dès lors, les grands cabinets de recrutement ou de ressources
humaines se sont également lancés dans l’accompagnement de la mobilité des cadres.
Progressivement, ces sociétés se sont distinguées de cette activité immobilière pour
asseoir leur rôle de conseil à l’expatriation des cadres. Or Bord, Huchet et Wache (1997)
estiment que le marché le plus porteur est aujourd’hui celui de la relocation des salariés à
l’intérieur du territoire français que ce soit dans le cadre de plans sociaux ou de la gestion de
la carrière d’individus. Différents indicateurs montrent l’émergence de cette dimension interrégionale des réorganisations d’entreprises. On estime que 170 000 salariés sont mutés chaque
année en France (Bord et alii, 1997). Le secteur public (l’Education Nationale, la Police) mais
aussi les entreprises multi-sites de plus de 250 salariés dans les secteurs de l’assurance, de la
72
distribution, des hautes technologies et du BTP sont particulièrement concernées par les
mutations professionnelles et géographiques de leurs salariés (Laborie, 1999). En outre, le
glissement de ce secteur d’activité spécialisé dans l’accompagnement des cadres vers celui
des mobilités de l’ensemble des salariés touchés par des restructurations et délocalisations
d’entreprises a été induit, nous l’avons vu, par l’évolution de la législation qui régit le plan
social et oblige l’employeur à faire la preuve des moyens mis en œuvre.
Le marché de la relocation en France est à la fois concurrentiel et embryonnaire.
D’après le SNPRM, cinquante entreprises existent actuellement en France. La plupart ont été
créées au cours des dix dernières années, même si certaines sont présentes depuis plus de
vingt ans et sont parfois les filiales de groupes internationaux (Settler International, filiale
d’Europ Assistance ; M2M Relocation ; Executive location). Ces entreprises privées doivent
se constituer un réseau de partenaires aux compétences et à l’implantation sur le territoire
complémentaires. Une entreprise comme Move’in s’est ainsi associé avec des agences
immobilières (Century 21), des entreprises de déménagement (Demeco, Les Déménageurs
bretons, France Armor), des cabinets de recrutement (Econova, Garon Bonvalot), des hôtels et
des restaurants (450 hôtels de gammes différentes), des agences de voyages ou de location de
voitures (une agence dans les gares et aéroports de chaque chef lieu), des sociétés de logement
temporaire (Citadines) et de transport (Carlson wagon-lit), des assurances (MAAF), etc89. En
outre, Move’In a intégré (en 1996) dans son capital l’AIPAL, un CIL relativement peu
impliqué dans l’aide à la mobilité, afin de bénéficier de son parc de logement et de son
expertise en matière d’habitat.
(ii) Les cabinets de reclassement.
Ces entreprises sont généralement des filiales ou des composantes de groupes
internationaux de gestion des ressources humaines et de conseil (Garon Bonvalot, BPI,
Econova, Hommes et Mobilité, IMS Relocaliser) ou bien de groupes industriels nationaux
s’étant dotés de structures de gestion de la mobilité des personnels (la Sodie, par exemple, est
historiquement un service du Groupe Usinor)90. Leur activité est en majorité tournée vers la
mobilité des salariés, principalement des cadres. Mais ces cabinets sont généralement aussi
chargés de l’accompagnement social des restructurations par l’animation des cellules de
89
Ces partenaires sont en fait prioritairement choisis dans le réseau de trois groupes ayant souscrit au capital de
la société : Century 21, Demeco et ACCOR.
90
Le chiffre d’affaires de ces entreprises est en moyenne de 457 000 euros annuels, soit trois millions de francs
(Bord et alii., 1997).
73
reclassement. Ils se sont donc progressivement intéressés aux dimensions spatiales et
résidentielles des propositions de reclassement (Cordier, 2000). Ces sociétés connaissent une
expansion régulière depuis vingt ans. Elles ont évidemment bénéficié de l’élargissement de la
législation en matière de plan social qui incitent les entreprises et engager tous les moyens
nécessaires au reclassement externe ou interne des salariés menacés par la restructuration.
Issues
du
champ
des
ressources
humaines
et
de
l’emploi,
leurs
techniques d’accompagnement consistent en l’élaboration d’un bilan et d’un projet
professionnel qui faciliteront l’acceptation et la pérennité de la mobilité. Mais leur activité
s’est diversifiée autour des aspects plus matériels, organisationnels et juridiques des
déménagements des personnels et de leurs familles. Pour répondre à ces nouvelles missions,
l’organisation de ces sociétés repose généralement sur une logique d'intégration de services
grâce à un réseau de prestataires partenaires : agences immobilières, déménageurs, cabinets de
recrutement, etc.
(iii) L’activité des Comités Interprofessionnels du Logement (CIL) en matière
d’aide à la mobilité des salariés.
Les Comités Interprofessionnels du Logement (CIL) sont au cœur du système du 1%
logement. Ils collectent depuis 1953 la Participation des Employeurs à l’Effort de
Construction (PEEC) qui consacrait 1 % de la masse salariale (0,45 % aujourd’hui) à la
construction de logements91. Les CIL soutiennent, depuis cinquante ans, les projets
d’accession à la propriété et l’accès au logement social des salariés du secteur privé (ils
obtiennent des droits de réservation dans le parc immobilier en contrepartie de financements).
L’entrée des CIL dans le secteur de l’accompagnement des mobilités professionnelles, il
y a environ dix ans, répondait aux demandes plus fréquentes des entreprises à leurs collecteurs
du 1% logement de prendre en charge le logement des salariés mutés. L’évolution des
missions du 1% logement depuis la signature d’une nouvelle convention en 1998 entre
l’Union d’Economie Sociale pour le Logement (UESL)92 et l’Etat, a permis d’élargir l’accès à
certaines prestations (prêts pour travaux, avance sur caution à l’emménagement dans un
logement locatif, garantie des impayés de loyers pendant dix-huit mois) à l’ensemble des
91
« A l'origine, les entreprises devaient consacrer 1 % de leur masse salariale au financement de la résidence
principale des salariés. Après des baisses successives, ce taux est fixé depuis 1992 à 0,45 %. La contribution des
entreprises n'a pas été substantiellement allégée pour autant, puisqu'elle représente actuellement 0,95 % de la
masse salariale. La différence, soit 0,50 %, est versée au Fonds National d'Aide au Logement (FNAL), qui
finance diverses allocations logement sans contrepartie pour les entreprises. » (www.uesl.fr).
92
L’UESL créé en 1997 organe de tutelle du « 1% logement » c’est-à-dire la Participation des Employeurs à
l'Effort de Construction (PEEC), instituée en 1953 pour les entreprises du secteur privé non agricole de 10
salariés et plus.
74
salariés du secteur privé et en particulier aux salariés précaires et mobiles93. Des résidences
hotellières ont pu être créées dans les grandes agglomérations afin de permettre l’accès à un
logement temporaire des salariés (des entreprises cotisantes) en mission, formation, contrat à
durée déterminée ou stage. L’avantage des CIL réside dans le réseau territorial qu’ils
constituent (cent trente CIL en France et trente Chambre de Commerce et d’Industrie
habilitées à collecter le 1% logement auprès des entreprises) et le rôle d’interface qu’ils
peuvent jouer entre les pouvoirs publics et les entreprises privées lors de mutations
individuelles et collectives94.
Si, jusqu’au milieu des années 1990, certains CIL proposaient des prestations gratuites,
ces structures ont depuis professionnalisé leur activité et créé des filiales et des réseaux qui
proposent un service d’aide à la mobilité, au-delà de la recherche d’un logement. On peut citer
six réseaux de CIL qui se sont regroupés pour créer des filiales spécialisées dans l’aide à la
mobilité : GIC Habitat, Cocitra, Eurocil, Cilgere, Avenirmobilité, Eurohabitations.
L’entreprise pionnière semble être Eurocil, un groupement à l’origine de treize CIL
spécialisés dans la mobilité de groupes de salariés dans le cadre de délocalisations
d’entreprises. Par exemple, le réseau CIL-Leaders s’est doté de filiales pour répondre à la
demande des entreprises en matière de mobilité résidentielle des salariés : Eurohabitation est
la marque sous laquelle les membres du Réseau interviennent dans le secteur de la mobilité
professionnelle et résidentielle. La Cilome (Compagnie Immobilière pour Lever les Obstacles
à la Mobilité de l'Emploi) rachète la résidence principale du salarié. Le réseau CIL-Leaders
propose également des résidences temporaires qui s'adressent aux salariés d'entreprises en
déplacement professionnel (mission, mutation, formation) ou à la recherche d'un appartement
pour une durée déterminée.
La volonté de mise en réseau et d’homogénéisation des services rendus par les CIL aux
entreprises et aux salariés a conduit à la création, en 2003, de plates-formes de
services appelées « CIL-PASS mobilité » (UESL, 2003). Animées par des spécialistes des
domaines social et juridique, ces structures sont un soutien logistique permettant de partager
les méthodes et les expériences entre organismes et d’offrir une qualité homogène de services
(payants) aux entreprises ayant besoin d’aide dans la recherche du logement et dans
l’assistance de leurs salariés. Quatre plates-formes, qui couvrent l’ensemble du territoire, sont
93
Aides en « droits ouverts » à tous salariés des entreprises du secteur privé non agricole de moins de 10
salariés : Loca-Pass, Pass-Travaux.
94
Cf. la thèse en cours de Jules-Mathieu Meunier, Logement des salariés et 1% logement : acteurs et territoires,
Centre de Recherche sur l'Espace, les Transports, l'Environnement et les Institutions Locales / Institut
d’Urbanisme de Paris - Université de Paris XII.
75
déjà mises en place par des réseaux de CIL (Eurocil, Cil et Territoires, CSE Mobilité,
Facilys). Cette homogénéisation au niveau national de pratiques locales et leur regroupement
sous un même label rendra plus visible l’activité des CIL sur ce marché de l’accompagnement
de la mobilité professionnelle.
L’exemple de la Sodie (société de reconversion) et de Cilgere (au départ, service intégré
à un collecteur du 1% logement, aujourd’hui réseau de CIL) montre bien la relation
historique, dans le secteur de l’industrie, entre les activités d’accompagnement des
restructurations et celles de conseil en mobilité résidentielle. Le cabinet Sodie et Cilgere sont
issus de la restructuration du groupe sidérurgique Usinor. La spécialisation du groupe (dans
les aciers plats pour automobiles, appareils ménagers, conserves et alliages spéciaux) a
conduit à des restructurations massives et à l’abandon de sites et de productions : le groupe
comptait 150 000 salariés en 1985 contre 30 000 aujourd’hui. Usinor et l’Etat ont ainsi créé la
Sodie pour le reclassement des salariés et la réindustrialisation des sites. En outre, des
structures ad hoc ont été créées pour gérer le parc de logements de l’entreprise sidérurgique,
notamment par la création d’un collecteur 1 % logement : Cilgere. Les entreprises cotisantes
sont pratiquement toutes industrielles, mais les services proposés peuvent être achetés par
n’importe quelle société quels que soient son secteur d’activité et sa taille. Enfin, ce collecteur
a créé dès 1992 une filiale spécialisée CSE Mobilité pour aider les entreprises et leurs salariés
à réussir leur plan de mobilité.
Ainsi la Sodie a-t-elle été la première entreprise à intervenir en synergie sur deux
terrains, celui du développement économique (par la création d'activités) et celui des
ressources humaines (par la reconversion et la mobilité des salariés)95. Les liens entre cabinets
de reclassement et politiques de reconversion des sites et des territoires touchés par les
restructurations tendent d’ailleurs aujourd’hui à s’institutionnaliser. Les politiques de l’emploi
et d’aménagement du territoire développent la contractualisation avec ce type de sociétés
95
SOFADEV : filiale au capital de un million de francs, créée en 1984, spécialisée dans l'immobilier d'entreprise
et proposant aux industriels, dans le cadre de leurs implantations, des solutions immobilières "clés en main".
CMD (Creil Montataire Développement) : Société d'investissement au capital de 9 millions de francs, créée en
1998, réunissant des acteurs institutionnels du développement économique local (Chambre de Commerce et
d'Industrie, Chambre de Métiers) et privés, dont l'objectif est de reconvertir et d'aménager l'ancien site Chausson.
ILP (Institut Lorrain de Participation) : Société de capital développement au capital de 143 millions de francs,
créée en 1983 par la Région Lorraine et dont les principaux actionnaires sont : la Région, la CDC participation et
la Sodie.
76
jugées aptes à mener des actions de conversion industrielle pour le compte de l'État en vue de
redynamiser des bassins d'emplois touchés par des désengagements industriels (Viet, 2003)96.
Le développement de ce secteur hybride procède tout à la fois de l’évolution des
contraintes juridiques qui pèsent sur les entreprises en restructuration et de la flexibilité accrue
demandée aux salariés. La diversité des types de sociétés intervenant sur ce secteur révèle, en
outre, l’évolution respective des métiers du logement (évolution des missions des collecteurs
du 1% logement) et de celui des ressources humaines (les cabinets de conseil en reclassement
se sont progressivement ouverts aux reclassements internes des salariés).
4.2. L’identification du logement comme facteur de résistance à la
mobilité géographique
« Les gens ne sont pas... spontanément mobiles. Parce que si ils étaient mobiles, on
aurait réglé au moins 50 % du chômage actuel. Parce que tout le monde sait bien qu'il y
a des emplois dans des endroits et puis des compétences dans les autres. Si on pouvait
raccrocher les deux, on aurait réglé une bonne partie du chômage. » (Une consultante d’un
cabinet de reclassement national, entretien n°6)
« Bon c’est pas simple, non plus. Parce que l’individu reste un déterminant dans tout ça.
On peut mettre en place toutes les mécaniques que l’on souhaite, l’individu reste maître
de sa situation. » (Un conseiller du PLIE de Laon, Entretien n°11)
En réalisant des entretiens avec des professionnels intervenants autour de
l’accompagnement social des plans sociaux (consultants de cellule de reclassement, de société
d’aide au déménagement des salariés, avocat conseil, directeur de PLIE et d’agence locale de
l’ANPE)97, nous cherchions à identifier la pratique de ces acteurs de l’emploi en ce qu’elle
contribue à infléchir les parcours professionnels des individus (Bernarrosh, 2000). Nous nous
interrogions sur les méthodes et les représentations de ces professionnels au sujet du
reclassement et de la mobilité géographique des ouvriers dans le cadre de plans sociaux. Ce
96
Le développement de ce type de sociétés peut aussi répondre à une demande locale, comme à Toulouse qui a
longtemps accueilli la décentralisation d’entreprises publiques (Inisan, Saint-Raymond, 1996). Outre les sociétés
d’accueil et d’aide au logement des salariés mutés, des dispositifs de résidence transitoire ou temporaire
(appartements meublés, résidences hôtelières, relais temporaires gérés par la Sonacotra, AVF : Accueil des
Villes Françaises) répondent à un besoin de souplesse en matière de logement des salariés.
97
Nous avons rencontré huit consultants de cabinets de reclassement (Garon Bonvalot, Econova, Sodie, AKSIS),
des responsables d’institutions publiques de l’emploi : le Directeur Départemental du Travail de l’Aisne, un
Directeur d’une agence locale de l’ANPE, une Responsable d’une Unité Technique de Reclassement, un
responsable du PLIE de Laon, un avocat spécialisé dans le conseil aux comités d’entreprise dans le cadre de
plans sociaux (Cabinet Brun, Reims), des responsables de sociétés d’aide à la mobilité résidentielle (Cilgere,
Espacité).
77
n’est que progressivement que nous avons pu identifier l’existence d’un secteur professionnel
ayant de près ou de loin pris en compte spécifiquement cette dimension logement dans les
processus de reclassement. Nous rendons compte ici des représentations de ces acteurs sur les
comportements spatiaux des salariés et sur les difficultés d’action sur le logement des ouvriers
en vue d’une mobilité géographique.
De manière générale, lors des interviews, les discours sur l’aide au reclassement sont
apparus relativement homogènes et centrés sur la norme de l’employabilité. Ce résultat rejoint
celui de Sophie Divay qui a étudié la professionnalisation des activités d’aide à la recherche
d’emploi et la grande homogénéité dans l’utilisation des techniques d’aide au reclassement
(Divay, 2000). Les discours sur les pratiques de reclassement sont par ailleurs révélateurs des
difficultés de ces sociétés à gérer la réinsertion professionnelle des salariés peu qualifiés.
Certains propos sont catégoriques et stigmatisent les ouvriers de façon définitive, d’autres se
révèlent plus fatalistes. La plupart regrettent la tendance à la non-mobilité résidentielle et
parfois les difficultés de déplacements des ouvriers licenciés. Ainsi, certains consultants, loin
d’analyser les difficultés de reclassement au regard du taux de chômage et de la précarité des
emplois, mettent en cause les caractéristiques des individus, leur manque de qualification et
notamment leur manque de mobilité :
« Moi c’que j’avais constaté c’est que j’étais très étonnée de voir qu’en fait... les gens
étaient attachés à beaucoup... à énormément d’autres choses que la simple peur de plus
avoir d’emploi. Et pour certains, ils préféraient prendre le risque, ben de trouver un
emploi, moins bien rémunéré, dans de moins bonnes conditions que de suivre leur
groupe... » (Une consultante d’un cabinet de reclassement dans l’Aisne, entretien n°5).
« Le premier réflexe, c’est bien de rechercher un emploi proche de chez soi ou dans un
rayon qui permet de ne pas avoir à envisager un déplacement trop long et encore moins
un déménagement. C’est très clair. » (Un directeur d’une agence locale de l’ANPE,
Entretien n° 7).
La question résidentielle apparaît dans les entretiens comme un déterminant
incontournable du reclassement sur lequel les conseillers ont peu de moyens d’action :
« Et beaucoup sont encore dans un schéma où comme on a acheté, acheter veut dire
fixer. Et là... il faut leur dire : “mais attendez, y’a pas cinquante millions de solutions,
ou il vous faut changer de métier parce que dans l’coin, votre métier, vous pourrez plus
le faire... ou alors, vous allez continuer à exercer votre métier mais il faut aller ailleurs,
à tel ou tel endroit, ils recherchent des gens comme vous”. “Ah oui, mais là ça
m’intéresse pas vous comprenez on a acheté” » (Un consultant d’un cabinet de
reclassement national, entretien n°1)
« Et pour eux, vendre une maison, ben ça leur paraît... quelque chose de… d’insensé. »
(Un consultant d’un cabinet de reclassement national, entretien n°3).
78
Les consultants des cellules de reclassement constatent que les refus des mutations
proposées aux ouvriers et employés sont fréquents, en France, quelle que soit la région. La
plupart d’entre eux cherchent les causes de ces réticences uniquement du côté de l’individu et
non du côté de l’employeur. Or, le logement ne peut devenir un levier à la mobilité du salarié
que si l’entreprise en restructuration s’en donne les moyens, à commencer par l’offre d’aides
financières aux salariés. Bien souvent, les conditions économiques et sociales peu
satisfaisantes des mutations proposées jouent vraisemblablement un rôle dans le niveau de
refus. Ainsi, selon un avocat spécialisé dans la négociation de plans sociaux, les véritables
acteurs de la mobilité sont les entreprises. La plupart bâtissent des plans sociaux en espérant
qu’« il y aura le moins de gens possible volontaires au reclassement ». Afin de satisfaire cet
objectif, les incitations matérielles et financières sont minimales et parfois volontairement
insuffisantes. Cet avocat cite, par exemple, les cas où le maintien du niveau de salaire n’est
pas garanti après la mutation ou bien ceux où aucune aide à la recherche d’emploi du conjoint
n’est prévue. Pour cet avocat, l’obstacle à surmonter est donc le chef d’entreprise qui tente
d’éviter le contentieux mais qui au fond n’a « aucune envie de reclasser tout simplement ». Il
estime que le blocage « culturel » ne se situe pas au niveau des salariés mais au niveau des
chefs d’entreprises : « faciliter la mobilité des bas niveaux de qualification n’est pas dans la
culture des entreprises françaises ».
Les incitations financières, matérielles et organisationnelles à la mobilité révèleraient
donc l’intérêt de l’entreprise pour la mutation de ses salariés. Alors qu’une grande partie des
propositions de mobilité découle simplement de l’obligation de reclassement liée à la
procédure de plan social, certaines entreprises mettent en place des propositions encadrées par
des dispositifs réellement incitatifs. La presse d’entreprise relate les cas où les entreprises,
contraintes de déménager un site, risquent de ne pas pouvoir retrouver les compétences
perdues du fait de difficultés locales de recrutement. D’après le directeur d’Econova, société
spécialisée dans l’accompagnement des plans sociaux et des mobilités professionnelles, ces
conditions expliquent que généralement, « lors d’un déménagement en France, l’entreprise est
prête à financer un dispositif d’accompagnement quasi équivalent à celui d’une expatriation,
comprenant un véritable outplacement pour le conjoint, des aides à la mobilité immobilière,
scolaire… » (Devillechabrolle, 2001).
Les aides financières complétées par des aides spécifiques au logement et à la recherche
d’emploi du conjoint joueraient donc un rôle dans l’acceptation des mobilités. Ces dispositifs
sont d’autant plus efficaces qu’ils sont organisés par des sociétés spécialisées telles que celles
que nous avons décrites dans le point précédent. Ainsi le consultant de Cilgere que nous
avons rencontré développe-t-il les moyens d’actions possibles pour faciliter la mobilité
79
résidentielle des salariés. Ce faisant, il révèle ses représentations et son analyse des résistances
au déménagement. Selon lui, c’est le statut d’occupation du logement qui constitue le vecteur
principal de la non-mobilité. Or la mobilité résidentielle ne permet pas toujours aux
propriétaires de garder leur statut. Le déménagement serait alors perçu comme un
déclassement, un retour en arrière. L’accession à la propriété constitue en effet le signe
majeur de l’ascension sociale du ménage.
« Par contre, vous avez toute une partie de gens que je ne peux pas quantifier,
d’irréductibles, pour qui passer d’un statut de propriétaire à locataire c’est déchoir,
surtout dans le monde ouvrier. Donc souvent la personne qui est propriétaire au départ,
souhaite, veut racheter. Donc le plus gros des achats c’est ça, c’est des propriétaires qui
veulent racheter. » (Un consultant de Cilgere, entretien n°12)
En outre, l’usage et la satisfaction du logement vont, selon lui, au-delà des seules
caractéristiques objectives et sont difficilement transposables ou délocalisables : ainsi, la
valeur du bien peut-elle être surestimée du fait de l’attachement et du degré d’investissement
dont il a fait l’objet.
« La grosse difficulté en général lorsqu’un propriétaire doit vendre son bien, c’est la
valeur sentimentale du bien. (...) Le propriétaire est un peu aveuglé par l’affectif. Pour
lui son bien la plupart du temps, surtout dans le milieu ouvrier, c’est l’investissement de
sa vie, c’est très important. Et y’a surtout le fait aussi qu’il a une valeur qui n’est pas la
valeur véritable. » (Un consultant de Cilgere, entretien n°12).
En définitive, la professionnalisation de l’accompagnement des mobilités résidentielles
des salariés est un indicateur du développement de relations salariales plus flexibles mais
aussi plus mobiles dans l’espace. Au-delà de la mobilité des cadres, l’élargissement des
activités de ce secteur professionnel hybride semble avéré. Par obligation ou par intérêt, les
dispositifs et les aides financières des plans sociaux incluent aujourd’hui davantage
l’incitation à la mobilité professionnelle et géographique des ouvriers ou employés.
Cependant ces dispositifs sont largement tributaires du volontarisme de l’entreprise qui
licencie.
L’identification du logement (et des dimensions résidentielles) comme frein à la
mobilité géographique lors d’un reclassement est bien présente dans les discours des
consultants spécialisés dans le reclassement des salariés. Cependant l’action sur le logement
en lui-même ne semble pouvoir être envisagée que par les sociétés spécialisées dans le
logement et/ ou dans l’accompagnement des mobilités résidentielles des salariés.
Ces discours des acteurs de la recherche d’emploi sont globalement fatalistes. Nombre
de nos interlocuteurs jugent le manque de mobilité résidentielle et quotidienne comme le
résultat d’un trait “culturel” caractéristique des salariés ouvriers, comme une donnée
immuable dont on ne peut espérer qu’une évolution limitée. Le fait que certains ouvriers
80
n’acceptent pas n’importe quelle offre d’emploi (localisation, salaire, statut) est rapidement
interprété comme le signe d’une passivité ou d’un repli. Pourtant, on peut estimer que ce repli
est enclenché ou renforcé par les difficultés même de reclassement.
5. Conclusion du chapitre 2
Dans ce chapitre, nous avons montré que les restructurations industrielles et les
reconversions des territoires ont engagé depuis plus de trente ans des formes d’incitation à la
mobilité géographique des salariés. Les évolutions de ces restructurations et de leur
encadrement juridique ont modifié la nature de ces incitations. On est passé d’un traitement
collectif et territorial à des dispositifs plus individuels, orientés vers la reconversion du salarié
et parfois accompagnés d’un encadrement favorisant la mobilité géographique. Ces incitations
sont le produit d’une construction sociale articulant stratégies des entreprises et normes
juridiques imposées par les politiques publiques de l’emploi. Mais si les entreprises n’ont pas
nécessairement intérêt à faciliter la mobilité des moins qualifiés, ce peut être en revanche,
pour le salarié, une chance d’éviter le chômage ou une longue reconversion. Pourtant la mise
en œuvre en est difficile. L’observation du déroulement des restructurations et l’analyse de
l’activité des sociétés spécialisées dans l’accompagnement des mobilités résidentielles
révèlent, en filigrane, l’importance du ménage (conjoint, enfants) et du logement (accession à
la propriété, location dans le parc social) dans les comportements d’ancrages territoriaux, chez
les ouvriers notamment.
Il s’agit à présent de construire une problématique sociologique propice à l’analyse des
mobilités ou de leur refus à travers les restructurations ou délocalisations d’entreprises.
81
CHAPITRE 3
–
ARBITRAGES RESIDENTIELS ET
LOGIQUES FAMILIALES DANS LE CADRE DES
RESTRUCTURATIONS D’ENTREPRISES :
CONSTRUCTION D’UN SYSTEME D’HYPOTHESES
Dans ce troisième chapitre, nous allons nous efforcer d’exposer le cadre théorique et le
système d’hypothèses sur lesquels nous nous sommes appuyée. Les sociologies de l’emploi et
du travail livrent des pistes d’analyses sur les mobilités et non-mobilités résidentielles dans le
cadre de restructurations d’entreprises. Mais ces problématiques de recherche ne nous sont
pas apparues suffisantes pour étayer l’objet de notre thèse. Il convient de puiser dans les
travaux sur le rapport que les individus entretiennent avec le territoire, le logement et la
famille. L’association de ces différents points d’entrée permet d’approcher la manière dont se
construit l’existence des individus autour d’une « pluralité de champs de pratiques, souvent
non convergents » et d’entrevoir comment « les projets des personnes se heurtent souvent de
plein fouet aux contraintes de l’entreprise » (de Coninck, 1998, p. 229).
Ce troisième chapitre restitue ainsi la construction d’un questionnement sociologique
des arbitrages spatiaux liés au risque de perdre son emploi. Si l’on peut s’appuyer sur les
analyses des restructurations d’entreprises et des résistances des salariés aux mobilités
géographiques, nombreuses dans les années 1960 à 1980, force est de constater la rareté des
travaux actuels sur ces questions (1). Or les restructurations continuent de remettre en cause
les carrières mais aussi les ancrages territoriaux et résidentiels des salariés. Pour comprendre
le sens des arbitrages spatiaux des individus dont l’emploi est déstabilisé, notre
questionnement s’articulera autour des ressources et des contraintes liées à la mobilité ou à
l’ancrage territorial (2). Ensuite, à travers l’angle de la géographie du réseau de parenté, de la
sociologie de l’habitat et des solidarités familiales, nous rendrons compte de l’étayage du
système d’hypothèses soumis à notre recherche (3) et préciserons les concepts et notions qui
définissent notre démarche (4).
82
1. Les
analyses
sociologiques
des
restructurations
d’entreprises : la place secondaire des mobilités géographiques
L’évolution des analyses sociologiques des restructurations et des reconversions depuis
les années 1950 révèle la place récurrente mais secondaire des mobilités géographiques dans
les préoccupations des chercheurs. Si ces questions ont été explorées jusqu’à la fin des années
1970 (1.1), les analyses des restructurations se sont ensuite davantage centrées sur l’emploi et
les politiques de gestion des entreprises (1.2.). D’une manière plus générale, la sociologie de
l’emploi fait relativement peu de place aux problématiques spatiales individualisées (1.3).
1.1. La prise en compte des mobilités géographiques dans les
analyses des restructurations en période de croissance (1950-1974)
Le travail de synthèse de l’équipe du GREE à Nancy en 1989 permet de dresser un
panorama de l’évolution des recherches portant sur les reconversions des salariés (Villeval et
alii., 1989). Au cours de la phase de croissance économique - des années 1950 jusqu’au
milieu des années 1970-, les problématiques des recherches sociologiques sur les
reconversions portent essentiellement sur le rapport aux mobilités (professionnelles, sociales
et géographiques) des salariés. Alors que les travaux des économistes justifient la nécessité
des reconversions en envisageant « les résistances à la mobilité comme une cause de
dysfonctionnement du système », les sociologues les considéreront plutôt « comme des
processus sociaux » (Villeval, 1989, p. 21).
Dans les années 1950-1960, l’analyse de la mobilité et du changement technique est une
dimension structurante de la sociologie du travail. Mais c’est avant tout de mobilité sociale
dont il est alors question. La souplesse des structures sociales et la capacité d’adaptation des
salariés sont discutées pour comprendre les crises ou l’absence de crise lors des mutations
technologiques. M.-C. Villeval (1989) explique comment la demande sociale, formulée par le
Ministère du travail, révèle les préoccupations de l’époque autour des inégalités de
développement et de la nécessité d’une plus grande mobilité de la main-d’œuvre. En
l’occurrence, les travaux du CERP (Centre d’études et de recherches psychotechniques) et de
l’INED (Institut national d’études démographiques) analysent les formes psychosociologiques des migrations imposées par les conversions d’entreprises. Au sein de l’INED,
Alain Girard (Girard, 1956 ; Girard et Cornuau, 1957) étudie les échecs des mesures de
mobilité géographique des établissements des zones en récession (mineurs des Cévennes).
L’analyse du changement social est alors appréhendée par l’étude de l’opinion des travailleurs
de petites communautés professionnelles. Constatant l’inefficacité des transferts autoritaires,
l’auteur montre comment de grandes entreprises, telles que la SNCF, vont susciter des
83
mutations géographiques volontaires en assurant la garantie de l’emploi et en offrant des
compensations financières. Pour le CERP, Serge Moscovici montre au début des années 1960
les effets des fermetures et des délocalisations d’entreprises. La conversion du secteur de la
chapellerie dans l’Aude, par exemple, provoque la rupture de l’unité du groupe ouvrier au
profit de relations plus inter-personnelles. De même, la modernisation des mines développe
une grande incertitude chez les ouvriers et une rupture de l’équilibre antérieur (Moscovici et
Barbichon, 1962). A cette époque déjà, les plus jeunes, plus qualifiés, célibataires ou avec une
charge familiale réduite, sont identifiés comme les plus mobiles, mais aussi les plus prompts à
quitter l’entreprise alors que celle-ci tente justement d’organiser leur stabilité. L’auteur
explique les résistances à la mobilité géographique par les anticipations négatives des salariés
face à la crise de leur entreprise (Moscovici, 1959). Il rejette en effet l’hypothèse
communément admise d’une immobilité inhérente à la psychologie des individus. En fait,
selon lui, tout dépend de leurs caractéristiques sociales au regard des conditions de la mobilité
proposée. Le déménagement est d’autant plus accepté qu’il s’accompagne d’un maintien ou
de l’augmentation du statut social, du niveau de vie, et en particulier des besoins domestiques
tels que le logement.
La critique principale faite à ces travaux est de ne pas assez distinguer les « mobilités
individuelles et leurs aspects psychologiques et [la] mobilité structurelle professionnelle et
sociale dans laquelle les premières se situent et qui ressort en fait de l’évolution
macrosociologique
et
économique
de
la
société
française
d’après
guerre »
(Villeval, 1989, p. 116). Par exemple, l’impératif de mobilité imposé aux mineurs du CentreMidi appelés à partir en Lorraine est à bien des égards contradictoire avec la volonté
antérieure de les stabiliser. Si l’on prend en compte le rôle joué par les entreprises dans la
mobilité et la fixation de la main-d’œuvre, on comprend que, lors de phases de
restructurations et de modernisation qui impliquent une dégradation de la situation des
salariés, le refus de déménager est d’autant plus fort qu’il apparaît contradictoire avec des
structures familiales et locales très imbriquées dans l’entreprise.
1.2. Depuis 1974, des analyses des reconversions centrées sur l’emploi
Tenant compte de la crise et de l’inflation des restructurations du système productif, les
analyses de la reconversion se renouvellent et se focalisent progressivement sur la question de
l’emploi proprement dite. Les propositions de mobilités géographiques formulées aux salariés
tiennent alors une place secondaire dans les raisonnements. Toutefois quelques recherches
permettent d’identifier la permanence de cette problématique.
84
M.-C. Villeval (1989) identifie certains travaux charnières du milieu des années 1970.
Ceux-ci mettent en exergue la dimension politique des mobilités professionnelles et
géographiques, perçues comme source de rapports conflictuels et témoignent de l’importance
du paradigme marxiste dans les sciences sociales à cette époque. J.-P. Gaudemar (1976)
interprète la résistance à la mobilité (professionnelle ou géographique) comme une lutte
collective contre la mobilité du capital et formule un plaidoyer pour « une stratégie ouvrière
de l’immobilité » (Villeval, 1989, p. 43). La mobilité est considérée comme un analyseur des
transformations sociales. L’enjeu pour les salariés serait alors la maîtrise de cette mobilité.
Les travaux sur les reconversions se multiplient dans les années 1980 mais s’orientent
principalement sur la question de l’emploi et des trajectoires professionnelles des individus. Il
s’agit alors d’étudier le passage par la formation professionnelle ou le comportement de
recherche d’emploi. Quelques recherches mettent explicitement en exergue le rapport au
territoire et au logement dans les processus de reconversion des salariés. Les études menées
par le CEREQ sur des salariés de la sidérurgie mutés dans différents établissements
soulignent l’impact d’une mobilité passée sur l’acceptation d’une mutation (Kirsch, 1984). La
DATAR s’intéresse, dans les années 1980, à la mobilité des salariés qu’elle appréhende
comme un outil de recomposition du territoire notamment dans les contextes de déliquescence
des systèmes productifs. L. Dini et J.-C. Driant (1986) montrent par exemple comment, dans
le cadre des incitations collectives à la mutation en Lorraine, la mobilité opère un effet
sélectif, en faveur des jeunes, des hommes et des célibataires. Les conditions dans lesquelles
s’effectuent la perte d’emploi incitent à la stabilité, puisque la majorité des salariés ne peut
bénéficier, à l’occasion de cette mutation, de promotion professionnelle. En outre, les
politiques de vente aux occupants des parcs immobiliers des houillères de Lorraine ont pour
effet de fixer sur place des ménages dont la reconversion est difficile. A l’inverse, Alain
Tarrius (2000) montre bien comment la migration de près de 20000 lorrains (les sidérurgistes
et leurs familles) en Provence, suite à l’ouverture du chantier de Fos-sur-Mer au début des
années 1970, a pu être réalisée grâce à une planification urbaine dans laquelle la question du
logement des salariés et de leur famille était fortement intégrée.
85
Quelques travaux plus récents nous rappellent la récurrence des difficultés à accepter
une mobilité géographique dans le cadre d’une restructuration98. L’approche ethnologique de
Sylvie Malsan (2001) sur la fermeture d’une usine électronique d’Alcatel à Cherbourg révèle
l’importance des refus de mutations géographiques des ouvrières : seules vingt-deux
personnes sur deux cent vingt-cinq salariés furent ainsi mutées en 1995. L’auteur montre les
contraintes de l’entourage familial des ouvrières et leur sentiment que quitter la région serait
pour elles une deuxième rupture : « Face à l’incertitude que leur réserve l’avenir en matière
d’emploi, rester au “pays” constitue encore le meilleur des refuges » (Malsan, 2001, p. 278.).
Danièle Linhart (Linhart et alii, 2002), quant à elle, analyse les conséquences individuelles et
collectives des plans sociaux successifs qui organisèrent la fermeture de l’usine Chausson à
Creil entre 1993 et 1996. Les mutations géographiques sont difficilement mises en œuvre du
fait de l’absence de prise en charge des questions de l’emploi du conjoint et du logement.
Pourtant certains acceptent de déménager par peur d’affronter le marché du travail et la
recherche d’emploi. Leur stratégie vise à « ne pas sortir des rails et donc à échapper à
l’épreuve de l’évaluation, quitte à déménager » (Linhart et alii, 2002, p. 139).
1.3. La place marginale du rapport à l’espace de l’individu dans la
sociologie de l’emploi
Plus généralement, la sociologie de l’emploi et de l’exclusion a relativement peu
développé l’analyse des pratiques spatiales des salariés précaires ou des demandeurs
d’emploi.
Les phases de reconversions industrielles et territoriales avaient pu, par la mobilisation
de l’Etat, des acteurs locaux et des entreprises publiques, faciliter la mobilité géographique de
nombreux salariés. Aujourd’hui, la nature plus diffuse des restructurations et délocalisations
sur le territoire rend la question du logement des salariés mobiles moins lisible. La vigueur du
débat social et l’ampleur de la crise économique ont parallèlement orienté les recherches sur
les conséquences professionnelles, économiques et psychologiques des restructurations ou du
98
Notons qu’au cours les dix dernières années les plans sociaux et les restructurations d’entreprises ont fait
l’objet de peu de travaux sociologiques. Par ailleurs, Stéphane Beaud et Michel Pialoux ont montré combien la
« question ouvrière » a été refoulée, comment le groupe ouvrier est devenu « invisible » alors qu’il constitue
toujours le groupe social le plus important de la société française : « les quartiers ouvriers ne sont plus que des
“quartiers” (...), les “immigrés” ne sont plus considérés comme des travailleurs mais sont avant tout définis par
leur origine nationale. Les “ouvriers” ont, d’une certaine manière disparu du paysage social ; désormais,
lorsqu’on va à leur rencontre, c’est soit pour faire revivre la “mémoire ouvrière”, soit pour étudier avec
inquiétude et dans la précipitation, l’“énigme” du vote ouvrier en faveur du Front National » (Beaud et Pialoux,
1999, p. 15).
86
chômage. En effet, on constate que la sociologie du travail et de l’emploi analysent les
trajectoires professionnelles des licenciés et notamment la précarité des emplois et la
récurrence du chômage des moins qualifiés (Durel et alii, 1980 ; Bernarrosh, 1995)99. Henri
Coing remarquait déjà, au début des années 1980, une coupure entre la sociologie du travail
intéressée par les rapports sociaux de production et la sociologie urbaine (Coing, 1982)100. En
dehors de la recherche urbaine et de la géographie sociale (cf. point 2 et 3), les dimensions
territoriales du chômage ou de l’exclusion sont peu abordées du point de vue des pratiques
spatiales des individus. En fait, les efforts de la sociologie du travail et de l’emploi ont porté
sur l’analyse des dimensions sociologiques et psychologiques du chômage et des processus
d’exclusion. Ces recherches ont montré la diversité des trajectoires et des vécus de
l’expérience du chômage (Demazière, 1995)101. Ni les travaux de référence sur l’exclusion
sociale (Paugam, 1996 ; Bihr et Pfefferkorn, 1995 ; Billiard et alii., 2000), ni les recherches
sur les formes flexibles de l’emploi (Faure-Guichard, 1999 ; Beaud, 1999) ne font mention du
lien entre précarité et pratiques de déplacements. Ces recherches analysent davantage les
trajectoires professionnelles des chômeurs, les étapes du processus d’exclusion ou les
négociations identitaires des exclus en lien avec les politiques publiques (Le Breton, 2002).
Ces travaux autour de la flexibilité du travail et de la précarité de l’emploi portent donc sur la
fragilisation du lien social mais rarement sur l’enjeu des pratiques spatiales.
Finalement, dans l’ensemble des recherches sur les restructurations, deux axes de
compréhension des résistances aux mobilités géographiques liées aux restructurations peuvent
être retenus. D’une part, les incitations à la mobilité spatiale lors des restructurations
industrielles font d’autant plus l’objet de résistances qu’elles sont perçues comme un
processus de déclassement et, en définitive, comme une menace pour le statut professionnel et
résidentiel. D’autre part, face aux logiques institutionnelles de reclassement, les « acteurs
dominés » (Moscovici) s’appuient sur les réseaux de sociabilité primaire (famille, amis,
99
Pour une revue de ces domaines de la sociologie, voir Maruani et Reynaud, 2001 ; Stroobants, 1993 ;
Demazière, 1995.
100
« La recherche sur la ville et la recherche sur l’emploi se sont développées chacune de leur côté de manière
indépendante, et sans guère se rencontrer. Or développement industriel et développement urbain sont liés. La
ville, c’est le marché sur lequel s’opère l’achat et la vente de la force de travail » (Coing, 1982).
101
Ainsi, D. Schnapper (1981) constate que le chômage ne connaît pas de configuration homogène, mais
différents types de vécu : les chômages « total », « inversé », « différé ». Les travailleurs manuels constituent la
catégorie la plus exposée au chômage total, puisque très attachée au statut donné par le travail, ce qui réduit les
chances d’adopter un statut de substitution ou de nouer des relations indépendantes du travail.
Mais on ne peut parler d’une expérience du chômage propre aux ouvriers par exemple, puisque d’autres
variables telles que le statut matrimonial ou les modes de vie contribuent au vécu du chômage : « Les réactions
au chômage dépendent de la combinaison complexe de variables hétérogènes : la position dans le cycle de vie, la
position dans la structure sociale, la position dans la trajectoire sociale, les anticipations subjectives de l’avenir,
les réseaux relationnels, les statuts sociaux objectivement possibles » (Demazière, 1996, p. 340).
87
relations personnelles) qui, une fois l’emploi perdu, deviennent primordiaux. La reconversion
sur place répond à la volonté de préserver le milieu de vie. Plus que l’emploi perdu, c’est le
mode d’intégration sociale qui est en cause (statut familial, activité du conjoint, réseau
relationnel, modèle de consommation)102.
Ces travaux posent les jalons de notre questionnement de recherche et nous conduisent à
quitter le champ de la sociologie du travail pour nous interroger sur les logiques dont sont
porteurs les individus et, notamment, la place de l’entourage et de l’espace résidentiel. Or, ces
logiques sont singulièrement mises à jour lors de situations de rupture, générées par les
restructurations. Avant d’exposer nos hypothèses, il convient d’orienter notre questionnement
sur les ressources ou les contraintes du territoire.
2. Mobilités et ancrages : le territoire entre ressources et
contraintes
La problématique de ce travail interroge le sens des arbitrages spatiaux et résidentiels
dans une situation d’incertitude professionnelle. Nous nous appuyons tout d’abord sur les
travaux de géographie sociale et de la recherche urbaine portant sur les différenciations
sociales dans le rapport à la mobilité géographique (2.1). L’ancrage et la mobilité sont le
produit d’arbitrages différenciés socialement que l’on peut problématiser sous la forme d’un
questionnement en termes de ressources ou de contraintes (2.2).
2.1. Structures sociales, mobilité et territorialité
Dans le cadre de l’analyse de la recomposition des territoires sous l’effet des pratiques
socio-spatiales, nous souhaitons à présent discuter des contextes et des logiques qui
conduisent à avoir un « rapport immobile au territoire » (Sencébé, 2002). Les phénomènes de
ségrégation spatiale et d’enclavement qui relèvent de problèmes d’accessibilité physique et de
stigmatisation sociale constituent des formes de non-mobilité contrainte. Or cette thèse vise à
étudier une autre forme de non-mobilité résidentielle, celle de populations touchées par la
102
« Ce n’est pas seulement l’identité professionnelle individuelle qui est en cause, notamment parmi la
population ouvrière, mais la place que la carrière de chacun occupe dans l’histoire familiale telle qu’elle s’est
déroulée sur plusieurs générations. Se trouve, en effet, invalidé le modèle d’insertion professionnelle voire de
promotion sociale qui a structuré l’espace social sur longue période. A cet égard, l’attachement au site et
l’immobilité de la main-d’œuvre licenciée qui en résulte, tiennent à la vivacité des réseaux familiaux et sociaux
dans lesquels les non-repris sont inclus. » (Outin, 1990, p. 479).
88
perte de leur emploi dans des territoires dévitalisés. Nous cherchons à comprendre comment
des salariés licenciés ont une plus ou moins grande maîtrise de leurs décisions de mobilité ou
d’ancrage face à la délocalisation de l’emploi.
Cette approche s’appuie tout d’abord sur l’analyse des différenciations sociales dans le
rapport à la mobilité géographique. En effet, l’évolution des modes de transport a suscité
l’avènement d’un régime de « mobilité généralisée » (Bourdin, 2000, p. 61) et facilitée
(Orfeuil, 2002b). La mobilité est devenue une pratique quotidienne grâce, notamment, à
l’accès croissant de la population à l’automobile. Les pratiques de travail, de loisirs, d’achats
s’effectuent dans des périmètres plus vastes et dans des lieux non contigus. Ainsi, les
différents logements occupés, la géographie des déplacements, les localisations des réseaux
familiaux et sociaux construisent un « système de lieux » (Pinson et Thomann, 2001), dans
lequel le logement du ménage peut constituer le pôle central autour duquel se superposent des
territoires et des déplacements des membres de la famille. On peut donc parler de
multilocalité des pratiques spatiales (Bonnin et de Villanova, 1999 ; Sencébé, 2001)103.
Cependant, les niveaux de revenus et les trajectoires sociales discriminent les pratiques
de localisation résidentielle et de déplacements. Les rôles sociaux et économiques des
individus sont des déterminants des pratiques et représentations spatiales.
Au début des années 1980, les analyses de Michel Bozon (1984) sur le rôle de la famille
dans les trajectoires résidentielles et sociales révèlent en quoi c’est la double proximité de la
famille et de la région d’origine qui importe pour les ouvriers, alors que l’identité des
catégories supérieures passe davantage par une prise de distance. Le « localisme » des
ouvriers se distingue de la multipolarité des cadres104. Les inégalités sont économiques mais
aussi sociales et culturelles. C’est pourquoi certains géographes et sociologues définissent la
mobilité comme un potentiel propre à chaque acteur, un « capital spatial » qui s’accumule à
mesure que se multiplient les expériences et qui devient mobilisable en tant que stratégie
103
Pourtant multi-localité ne signifie pas multi-appartenance (Sencébé, 2000). L’ampleur des mobilités
quotidiennes en direction du travail autorise notamment une stabilité résidentielle là où un déménagement aurait
été envisagé auparavant.
104
« Chaque groupe social transforme en valeurs internes et durables les dispositions objectives qui constituent
ses atouts les plus sûrs : l’implantation durable et l’ancienneté chez les ouvriers, la mobilité, l’extériorité, la
capacité d’adaptation chez les cadres supérieurs » (Bozon, 1984, p. 48). De cette analyse de l’enracinement des
ouvriers, M. Bozon définit deux pratiques de l’espace : le localisme des couches populaires, et la multipolarité
des couches supérieures : « (…) Le localisme que l’on peut définir comme une tendance à centrer loisirs,
relations, stratégies sociales sur la localité et les réseaux sociaux locaux, et la multipolarité, qui est l’attitude de
ceux qui refusent de voir dans leur lieu de résidence présent la base pour leurs comportements de sociabilité et
qui insistent sur le caractère multiple et mouvant des attaches locales.» (Bozon, 1984, p. 48).
89
sociale (Lévy, 2000)105. Dès lors, certains formulent une vision plus segmentée de la société
entre des groupes enracinés et des groupes en réseaux (Schmitz, 2000), entre une territorialité
sédentaire et une territorialité nomade (Piolle, 1990)106.
Plus encore, les formes de précarisation contribuent à restreindre l’espace des
déplacements. Jean-Pierre Orfeuil montre que les actifs pauvres et modestes se centrent sur
des espaces d’emplois plus restreints que les actifs aisés. Les contraintes de temps, imposées
par l’usage d’un mode de déplacement autre que l’automobile pour les plus pauvres, et les
contraintes d’argent liées à un faible niveau de revenu, induisent une centration sur des aires
d’emplois proches du domicile. Les actifs à temps partiel, en CDD ou en formation
connaissent le même type de limitation (Orfeuil, 2002b). Eric Le Breton montre que les
capacités de mobilité des populations désaffiliées sont fortement réduites par leur manque de
ressources socio-économiques, mais aussi par les frontières culturelles, cognitives et
symboliques du territoire urbain (Le Breton, 2002)107. De manière plus générale, les
comportements de mobilité traduisent un certain ancrage culturel et révèlent les normes
sociales intériorisées.
En outre, les formes urbaines peuvent induire des comportements spatiaux particuliers.
Pour les catégories aux revenus moyens et modestes, accédantes à la propriété, le lieu de
résidence, plus fréquemment périphérique, impose des déplacements importants et peut
conduire à un repli sur le logement en tant qu’espace de sociabilité principal. En revanche, les
catégories supérieures habitent et investissent davantage le centre de la ville, notamment en
Ile-de-France, et surtout peuvent choisir leur espace de résidence car ils sont (relativement)
moins contraints par le marché immobilier. L’espace rural pose également des problèmes
spécifiques d’exclusion sociale et spatiale, alors que les transports publics ne peuvent pallier
un accès limité aux modes de déplacements motorisés (Mathieu, 1997). Benoît Raoult (1995)
s’intéresse, par exemple, aux pratiques d’allocataires du RMI dans des bassins d’emploi
105
Pour Vincent Kaufman (2001), la « motilité » (le fait d’être potentiellement mobile) se définit par trois
composantes : le contexte (le champ des possibles ouvert par un lieu donné), l’accès (les aptitudes à se déplacer,
les compétences acquises en matière de mobilité, l’équipement en moyens de transport) et l’appropriation (qui
renvoie à l’intériorisation par les acteurs de sa capacité à se déplacer). Pour Jean Rémy, la mobilité est une
ressource appropriable (Rémy, 2000). Ces armatures théoriques de la mobilité renvoient à la structure sociale et
à la dispersion inégale de ce style de vie dans la société.
106
Xavier Piolle (1990) distingue, par exemple, la territorialité sédentaire, caractérisée par des groupes sociaux
dont l’espace commun de référence est un espace continu et de proximité, et la territorialité nomade caractérisant
des groupes sociaux qui investissent différents territoires et dont les repères spatiaux sont dissociés.
107
Ces populations disqualifiées ont été confrontées à différentes ruptures - professionnelle mais aussi souvent
spatiale (immigration), conjugale - qui construisent une représentation de l’espace parsemée de frontières. Etre
mobile suppose des compétences sociales et familiales qui, en plus d’être économiques, relèvent de la
représentation de l’espace et de la représentation du champ des possibles des personnes. Or, la construction du
rapport à l’espace et du rapport à l’emploi est particulièrement disqualifiante pour les populations précaires ou en
voie d’exclusion (Le Breton, 2002 ).
90
normands en crise. Il montre que leur non-mobilité résidentielle et spatiale, fortement
structurée par les repères familiaux et l’identité sociale des individus, est un facteur aggravant
du chômage ou du maintien dans des emplois précaires.
Ainsi, malgré une apparente uniformisation des modes de vie et le retrait de
comportements liés à l’appartenance sociale, la territorialité reste structurée par la trajectoire
sociale, les normes culturelles et par les formes urbaines ou rurales. L’ancrage ou la mobilité
génèrent des arbitrages complexes que l’on peut problématiser sous la forme d’un
questionnement en termes de ressources et de contraintes.
2.2. L’ancrage territorial : ressource ou contrainte ?
En quoi la mobilité ou l’ancrage peuvent-ils être une ressource et parfois une
contrainte ? La capacité à s’affranchir des lieux, tout en perpétuant les liens, est
indéniablement une ressource sociale qui permet d’augmenter à la fois son espace de liberté et
son réseau social et professionnel (Rémy, 1999). Mais dans certains cas, la mobilité peut être
coûteuse et l’ancrage constituer un choix.
Pour les catégories les plus qualifiées, migration et promotion professionnelle sont
souvent associées mais, pour d’autres groupes sociaux, la mobilité peut devenir « un exil
incertain » (Sencébé, 2001). Alors que la mobilité permet de se libérer des « carcans » des
appartenances familiales et locales, « elle expose aussi chacun à une plus forte vulnérabilité
car ces carcans constituaient des garanties de stabilité et d'intégration sociale » (Sencébé,
2001). Le quartier d’habitat social, le « quartier d’exil », peut constituer un espace protecteur
face aux mutations socio-économiques (Dubet et Lapeyronnie, 1992 ; Le Breton, 2002). La
fermeture d’une entreprise peut également susciter ou mettre à jour l’ancrage territorial de
groupes ouvriers. A ce sujet, Françoise Remaux montre les conséquences de la fermeture en
1996 de l’unique usine d’un bourg des Ardennes. Elle étudie notamment le choix des salariés
de conserver leur lieu de résidence malgré le licenciement. Des mobilités quotidiennes
viennent alors se greffer à l’immobilité résidentielle pour accéder à de nouveaux emplois
(Reumaux, 2001). L’ancrage pousse donc à mobiliser des ressources locales comme les
réseaux de troc et d’autoproduction dans les petits bourgs ouvriers et ruraux (Pinçon, 1987).
Le sentiment d’appartenance aux lieux peut aussi jouer dans le sens d’un ancrage.
Fondé sur des relations personnelles quotidiennes ou régulières, sur la connaissance et la
maîtrise de l’espace local, les lieux peuvent être porteurs d’un passé et constituer ainsi des
« espaces fondateurs » (Gotman, 1999) où l’on a vécu avec sa famille d’origine.
91
Si les mobilités se sont généralisées et si les déplacements s’avèrent plus rapides, il
existe des points de ruptures entre catégories sociales ou entre contexte territorial qui peuvent
expliquer en quoi l’ancrage est un choix non totalement subi et le territoire un support de
ressources mobilisables. Mobilité et enracinement ne peuvent donc être opposés mais doivent
être appréhendés ensemble, en tant qu’alternative. Il faut dès lors travailler à la fois sur les
mobilités résidentielles et sur les manières d’être non-mobile. Mais entre ces deux extrêmes se
déclinent des adaptations possibles face à des situations inédites. A ce titre, notre
questionnement s’orientera sur les ressources qui favorisent l’ancrage ou la migration, en
particulier, les dimensions résidentielles et familiales.
3. La prise en compte des logiques familiales et résidentielles :
un système d’hypothèses
Les configurations familiales et résidentielles permettent de comprendre les choix
d’ancrage ou de migration réalisé dans un contexte d’instabilité de l’emploi. Il convient de
présenter ici nos hypothèses concernant les rôles du logement, du système résidentiel et des
solidarités familiales dans les arbitrages spatiaux.
Ces hypothèses ont été construites par itération entre des travaux puisés dans différents
champs de la sociologie, de la démographie et de la géographie sociale, et les données
soulevées par notre enquête. Trois axes vont donc être développés : le poids des logiques
familiales dans le rapport au territoire et au logement (3.1), la mobilisation des solidarités
familiales dans un contexte de précarité (3.2) et la relation entre sphères domestiques et
professionnelles dans une situation d’instabilité de l’emploi (3.3). Un tableau synthétique
(tableau 2) récapitulera en dernier lieu ces trois hypothèses.
3.1. Arbitrages spatiaux, logiques familiales et logiques résidentielles
Les sociologies de la famille, des migrations et de l’habitat ont nourri notre hypothèse
centrale selon laquelle les arbitrages de mobilité ou de non-mobilité résidentielle ne relèvent
pas uniquement d’impératifs professionnels et économiques, mais intègrent des logiques
familiales et résidentielles qui donnent sens au rapport au territoire des individus.
Nous montrerons tout d’abord que le logement, dont la propriété est propice à
l’expression d’un attachement, participe de la construction matérielle et symbolique de la
famille (3.1.1). Ensuite nous exposerons en quoi la localisation du réseau de parenté ne relève
92
pas uniquement de contraintes et de hasards, mais dessine un « système résidentiel » (Dureau,
2002) marqué par une certaine proximité géographique. (3.1.2).
3.1.1.
La relation au logement, l’attachement à la propriété
La sociologie urbaine et la géographie sociale considèrent l’espace du logement comme
un « espace de vie » (Frémont et alii, 1984) et comme une entité sociale. Selon Anne Gotman,
la maison constitue à la fois « un lieu et un lien, un espace et une appartenance » (Gotman,
1999, p. 76). Cette notion communément et scientifiquement admise de maison renferme à la
fois des éléments matériels (les bâtiments, les terres attenantes) et des éléments symboliques
nécessaires à la structuration du groupe familial et à sa perpétuation. Ainsi d’après Claude
Lévi-Strauss la maison est-elle, au sens anthropologique du terme, l'espace de continuité de la
lignée (Lévi-Strauss, 1987).
Le primat “statistique” de la propriété sur les autres statuts d'occupation du logement
s'est imposé en France depuis les années 1970, en particulier dans les catégories aisées dont
l’emploi est stable. Férial Drosso montre en quoi l’attachement des Français à la propriété du
logement est devenue une réponse à un certain nombre de tensions contemporaines : « La
force d’évidence de la propriété tient donc à son caractère de réponse centrale, commune à
des injonctions diverses, personnelles et familiales, de liberté, de sécurité, de consolidation de
la famille et de durée. » (Drosso, 2000, p. 130). La propriété répond, par exemple, au besoin
de sécurité en cas de difficultés financières et professionnelles ou en vue de la retraite. Dans
un contexte de perte d’emploi, ce projet peut même s’apparenter à une tentative de « fixation
dans la pierre d’un statut qui peut être remis en cause » (Maison, 1993, p. 100). En effet, par
le biais du logement, les familles les plus modestes se sécurisent contre les aléas du marché
locatif ou en prévision d’une retraite trop faible.
Il faut rappeler les spécificités du rapport à la propriété des salariés ouvriers.
L’accession des ouvriers à la propriété est un phénomène massif qui concerne près de 50 %
d’entre eux (Groux et Lévy, 1994). Elle résulte en partie du ciblage des dispositifs
d’encouragement à l’accession à la propriété sur les catégories modestes (ANIL, 1998). Mais
le désir de propriété d’une maison individuelle ne peut se réaliser que dans certains espaces.
«La géographie sociale de la propriété ouvrière » située plus fréquemment en milieu rural ou
périurbain, fait certes écho à l’histoire de la « ruralité ouvrière » (Groux et Lévy, 1993,
p. 157), mais elle est aussi le résultat de contraintes financières qui poussent les ménages
ouvriers à s’éloigner en périphérie ou en dehors des agglomérations. Cet investissement dans
la propriété est d’ailleurs autant symbolique qu’économique. Les ouvriers, notamment,
cherchent par là « l’effacement définitif des stigmates sociaux et familiaux dont les
93
générations précédentes sont porteuses » (Ibidem). Car la propriété du logement est l’objet
principal de la transmission intergénérationnelle du patrimoine familial. Elle « consolide la
famille dans son présent » (Drosso, 2000, p. 128)108.
On peut cependant s’interroger sur la réalité de la protection par le logement ou du
moins sur les effets pervers auxquels elle peut conduire. La « maison promise » (Verret, 1979,
p. 101) qui octroie un espace de liberté et devient une composante du niveau de vie des
ouvriers peut se transformer en « maison mirage » (Verret, 1979, p. 102) porteuse de l’illusion
d’une protection contre les risques économiques. Facteur de surendettement (ANIL, 1998),
elle amène parfois à un repli sur l’espace privé (Kaufmann, 1988). La crise des deux dernières
décennies a altéré la valeur sociale de la propriété. D’après Paul Cuturello, on passe alors
d’une problématique de l’effort positif à une problématique de résistance (« tenir le bien
qu’on possède ») face aux menaces de la crise (Cuturello, 1997). Pour répondre à la
fragilisation des situations personnelles et des parcours professionnels, de nouvelles formes
d’accession à la propriété, plus flexibles, tentent d’ailleurs d’être mises en place. L’accession
peut ainsi devenir partielle ou réversible (ANIL, 1999 ; ANIL, 2000 ; Coloos, 2001)109.
Ainsi le logement, et singulièrement le statut de propriétaire, est-il à la fois un
investissement et un refuge. Nous avons montré dans le premier chapitre que l’usage des
garanties offertes par un patrimoine immobilier ou par l’habitat social est d’autant plus utile
que l’emploi est instable ou que le chômage perdure. L’analyse de la mobilité résidentielle
dans le parc social effectuée par M. Péraldi confirme ce point. Pour les « sédentaires » du parc
HLM (familles nombreuses, familles monoparentales ou encore ménages qui disposent d’une
rente de situation) et pour les ménages qui y entrent âgés, les HLM sont un point d’arrivée,
une « solution durable et définitive » (Péraldi, 1992). Ces ménages, s’ils sont « soumis sans
doute à un choix négatif » vis-à-vis du marché privé, concrétisent cependant « le projet d’une
108
Le statut de propriétaire du logement s’appuie sur tout un système de valeurs et s’adosse à une figure
unificatrice de ces valeurs, celle du « bon père de famille » (Drosso, 2000, p. 129). P. Bourdieu révèle la
composante symbolique du logement, et de la propriété en particulier : « En tant que bien matériel qui est exposé
à la perception de tous (comme le vêtement), et cela durablement, cette propriété exprime ou trahit, de manière
plus décisive que d’autres, l’être social de son propriétaire, ses « moyens », comme on dit, mais aussi ses goûts
(…), et donne prise à l’appropriation symbolique opérée par les autres, ainsi en mesure de le situer dans l’espace
social en le situant dans l’espace des goûts » (Bourdieu, 1990, p. 6).
109
« Ainsi, a-t-on imaginé, ou remis à l'ordre du jour, des montages juridiques et financiers offrant la possibilité
de passer, par étapes et dans un même logement, du statut de simple occupant à celui de propriétaire : locationvente, vente à terme, crédit-bail immobilier, location-accession en France, propriété partagée, “shared
ownership” en Grande-Bretagne, propriété partielle “koophuur” aux Pays-Bas. (…) La souplesse des statuts
d'occupation peut aussi prendre la forme de la réversibilité pour des ménages qui souhaitent mobiliser l'épargne
accumulée dans leur logement, c'est le “reverse mortgage” pratiqué par les Etats-Unis, ou pour les accédants
dont les projets sont définitivement compromis, le retour au statut de locataire pratiqué avec la formule du
“rachat HLM” en France ou du “mortgage rescue” en Grande-Bretagne. » (ANIL, 1999).
94
inscription territoriale du devenir familial qui peut être aussi processus de solidification voire
de patrimonialisation des ressources sociales » (Péraldi, 1992, p. 41). Des dispositifs
familiaux se forment alors autour du resserrement, du rapprochement du réseau de parenté.
Ainsi, « l’espace complexe des cités est ramené (…), par ces mouvements, aux dimensions de
“villages urbains” » (Ibid.).
Le logement est propice à l’expression d’un attachement à un espace de vie et d’une
autonomie qui semble ne pas être démentis en cas d’incertitude professionnelle. A contrario,
ces réflexions amènent à penser que le logement peut devenir un levier favorisant une
mutation professionnelle, notamment lorsque l’entreprise finance une aide à l’accession à la
propriété (cf. chapitre 2). Mais le logement est aussi une « affaire de famille » (Bonvalet et
Gotman, 1993) dont la localisation n’est pas totalement déterminée par le hasard et les
contraintes extérieures aux dimensions familiales.
3.1.2.
La géographie familiale et la transmission des comportements
résidentiels
L’étude des relations familiales intègre, depuis la Seconde Guerre Mondiale, les
relations intergénérationnelles, l’étude des solidarités, des proximités et des distances au sein
du réseau de parenté. On est passé d’une conception de la famille nucléaire formulée par les
fondateurs de la démarche, Emile Durkheim et Talcott Parsons, à une analyse de la parenté et
de la famille élargie. Dans les années 1950, le travail réalisé en Grande-Bretagne par Michael
Young et Peter Willmott ouvre cette perspective en décrivant les relations d’entraide et la
grande proximité géographique des mères et de leurs filles ouvrières dans le quartier de
Bethnal Green (Young et Willmott, 1957). En France, les travaux précurseurs de Guy
Pourcher sur le peuplement de Paris révèlent l’articulation entre migrations professionnelles
de la province vers Paris et relations familiales. Ces dernières s’avèrent être parfois un moteur
incitatif au départ, notamment lorsque la famille ou des amis accueillent sur place le migrant
(Pourcher, 1964). Dans les années 1970, Daniel Courgeau démontre que même si
l’éloignement entre les membres de la famille diminue l’intensité des relations, il n’implique
pas nécessairement la rupture des liens. Ainsi, la sédentarité n’est pas la seule configuration
permettant des relations familiales (Courgeau, 1972 ; Courgeau, 1975). Mais, comme le
suggèrent les travaux sur le mariage de Louis Roussel et Odile Bourguignon (1976), la
« géographie familiale » du milieu des années 1970 semble toujours marquée par une certaine
« inertie des ménages par rapport à l’implantation de la famille d’origine » (Ibid, p. 39).
95
L’enquête « Proches et parents » de l’INED réalisée en 1990 s’inscrit dans cette filiation
et envisage notamment l’espace complexe des configurations familiales. Pour cela, un
élargissement de l’analyse a été nécessaire et a impliqué de réintégrer le ménage dans le
champ plus large de la parenté. La notion d’entourage (définie comme l’ensemble des
ménages auxquels la personne a appartenu, des personnes de sa lignée, des liens d’alliance ou
des personnes ayant compté dans sa vie) permet de prendre en compte les relations familiales
et amicales faisant l’objet de rencontres et/ou d’entraide (Lelièvre et alii, 1997). L’enquête
révèle que malgré les migrations et grâce au processus de concentration urbaine, une personne
sur cinq habite la même commune que sa mère, et plus de un sur deux le même département.
Environ un tiers des membres de la famille désignés comme proches par les enquêtés habitent
la même commune et plus de la moitié dans la même commune ou une commune limitrophe
(Bonvalet et Arbonville, 2003).
Plus précisément, cette enquête montre que le contexte urbain favorise davantage la
proximité familiale et géographique, comme le montre la proportion de la famille habitant la
même commune qu’ego : 27 % dans le rural, 31 % dans les petites villes (moins de 50 000
habitants) et 36 % dans les grandes villes (jusqu’à deux millions d’habitants, excepté
l’agglomération parisienne)110. Dans la majorité des cas, les familles habitent dans un même
département. D’autres facteurs familiaux tels qu’une fratrie étendue, le fait d’avoir habité en
couple chez ses parents, avoir une mère inactive augmentent les chances d’habiter dans la
même commune. Le niveau de diplôme, la catégorie socioprofessionnelle discriminent
également la dispersion de la parentèle : elle est relativement faible chez les indépendants
(artisans, commerçants, agriculteurs), plus forte chez les ouvriers et employés mais surtout
chez les cadres et professions intermédiaires. Lorsque l’on a un père ouvrier, la probabilité
d’habiter la même commune que lui est de 25 % contre 18 % s’il a exercé un autre type
d’emploi. De même, la probabilité d’habiter la commune de sa mère est de 33 % chez les
personnes n’ayant aucun diplôme contre 16 % de ceux qui ont le bac (Bonvalet, Gotman et
Grafmeyer, 1999).
110
En effet, la concentration urbaine permet de concilier les différents types de besoins en logements et en
emplois des membres d’un même groupe familial. A l’inverse, l’échelle des petites unités urbaines et rurales
rendraient matériellement moins facile la proximité familiale. Les fluctuations de la conjoncture économique
peuvent réduire l’offre d’emplois disponible. La marge de manœuvre pour un individu peut donc être
relativement limitée par son niveau de revenu et sa qualification. « Quoi qu’il en soit, on ne voit pas apparaître
un éclatement spatial des familles lié à l’augmentation de la mobilité et à l’urbanisation » (Bonvalet et alii, 1999,
p. 36).
96
Mais cette proximité géographique familiale n’est pas nécessairement le signe
d’affinités particulières. L’enquête « Proches et parents » démontre qu’il n’existe pas de
relation entre proximité géographique et affinité, excepté pour la relation mère-fille. En
revanche, la fréquence des contacts est liée à la proximité spatiale. Les auteurs de l’enquête
ont ainsi défini la « famille-entourage » pour décrire le degré d’affinités, la fréquence des
contacts et l’entraide avec les parents considérés comme proches. Au total, 41 % des enquêtés
font partie d’une famille-entourage. On peut dès lors identifier des « familles-entourage
locales » composées de plusieurs ménages habitant une même commune ou une commune
limitrophe. Cette configuration concerne 26 % des personnes, et plus spécifiquement les
indépendants (31%), les ouvriers (27 %) et les employés (27%). Mieux, l’enquête révèle que
13 % des enquêtés vivent en « cohabitation familiale de proximité », c’est-à-dire dans la
même commune. Cette configuration est favorisée par la très faible mobilité résidentielle, un
nombre de parents proches élevés ou encore la catégorie sociale (agriculteur, indépendants,
employés, ouvriers). Les relations familiales en milieu populaire privilégieraient ainsi
davantage la proximité spatiale et la fréquence des rencontres. A l’inverse, le bagage scolaire
permettant de garder une « intimité à distance » (Cribier et Kych, 1992), la dispersion dans
l’espace est plus forte chez les cadres supérieurs et, dans une moindre mesure, chez les
professions intermédiaires111.
L’appartenance à une catégorie sociale opère des différenciations dans les pratiques
résidentielles. Mais, au-delà d’un déterminisme de la catégorie sociale, l’expérience de la
mobilité “transmise” par les parents constitue plutôt le facteur influençant les comportements
de déménagement ou de migration. Historiquement, les migrations étaient encadrées et parfois
facilitées par le réseau familial (Rosental, 1999)112. Aujourd’hui, les pratiques de
déplacements se sont largement autonomisées par rapport au réseau de parenté, lequel n’est
pas une figure déterminante, mais plutôt orientante, infléchissante des trajectoires. Par
111
D’après l’enquête « Proches et parents », la proximité affective augmente avec le niveau d’étude. Ainsi les
diplômés de l’enseignement supérieur sont plus nombreux à citer leur mère parmi leurs proches (85 %) que les
non diplômés (59 %).
112
P.-A. Rosental démontre dans Les sentiers invisibles (1999) que les contraintes économiques ne sont pas des
facteurs immédiats et mécaniques de migration au XIXe siècle. Elles viennent davantage couronner une lente
maturation de projets familiaux et l’évaluation des positions relatives des individus. Il faut donc se référer aux
flux de mobilités plus anciens, aux connexions interpersonnelles précédemment établies. Tantôt la famille
initiera une dynamique, tantôt elle freinera les propensions à la mobilité. Si ce sont les conditions
professionnelles qui rendent la mobilité envisageable, elles sont fréquemment accompagnées de filières
familiales. Ainsi il n’y aurait pas un attachement mythique au terroir mais davantage une dynamique
interpersonnelle qui motiverait parfois la fixation. « Le cadre familial apparaît plutôt comme une instance qui
médiatise l’effet des transformations de l’environnement sur la destinée des individus » (Rosental, 1999, p. 187).
97
exemple, le
fait
d’avoir
changé
de
région
pendant
l’enfance,
d’être issu d’une famille nombreuse et de posséder des réseaux
d’amitié plus étoffés, ou d’appartenir à une catégorie élevée
dans l’échelle sociale facilitent la mobilité géographique
(Bonvalet, Gotman et Grafmeyer, 1999). Une liaison forte s’établit entre le
statut d’occupation de l’enfant et celui des parents. Pour décrire la transmission aux enfants
d’attitudes, de savoir-faire et de dispositions, on peut parler d’un habitus résidentiel
(Bonvalet et Gotman, 1993) par lequel les expériences du passé se convertissent en
dispositions pour l’avenir. Pour Y. Grafmeyer, « la définition des statuts résidentiels, les
ressources et les dispositions des individus (héritées ou remodelées au fil des générations)
interfèrent avec les contraintes propres aux contextes locaux ou aux systèmes d’actions dans
lesquels les individus se trouvent impliqués » (Grafmeyer, 1993, p. 67).
En définitive, ces travaux étayent l’idée que l’histoire familiale et l’habitus résidentiel
des individus orientent des comportements de mobilité ou des mobilisations propices à
l’ancrage. Prendre en compte la famille et le capital socioculturel doit permettre de donner
sens à une stabilité résidentielle qui semblerait, autrement, régie uniquement par le hasard ou
par des stratégies de réactions aux contraintes du moment113.
Hypothèse 1
Les choix de déménagements ou de migrations ne relèvent pas uniquement de contraintes
économiques et professionnelles. La décision peut être prise en fonction d’autres critères,
sociaux et affectifs, liés au rapport au territoire et au groupe de référence familial. Ces
logiques familiales transmettent et rendent significatives des inscriptions territoriales et
résidentielles. Elles ne sont donc pas un acteur passif des arbitrages géographiques suscités
par l’emploi.
3.2. Arbitrages spatiaux et mobilisation de l’entraide familiale
Tenir compte de l’entourage et des logiques résidentielles doit nous permettre de
comprendre en quoi la sphère domestique offre des capacités d’adaptation ou, au contraire,
favorise la stabilité face à la délocalisation ou la perte de l’emploi. A ce titre, l’importance des
échanges au sein du réseau familial et social doit être analysée.
113
L’hypothèse d’une liaison entre la propension à se déplacer (ou à être sédentaire) et certains traits de l’histoire
familiale « permettrait, en particulier, de mieux comprendre pourquoi, toutes choses égales par ailleurs, certains
migrent et d’autres [ne migrent] pas » (Maison, 1993, p. 45). Sur ce sujet voir également Bertaux-Wiame, 1991.
98
Un des facteurs d’intégration sociale des individus est l’entraide de leur entourage. Dans
les sociétés contemporaines, le rôle de la famille élargie, à savoir un relais social et un
médiateur de solidarités, a été largement démontré, en Grande-Bretagne par les travaux
initiateurs de P. Willmott et M. Young et en France par A. Pitrou et plus récemment par les
travaux de l’INSEE ou de L. Ortalda (de Barry et alii, 1996 ; Crenner, 1999 ; Ortalda, 2001).
Les systèmes d’entraide familiaux en matière de logement, d’emploi ou de support financier
et moral sont toujours actifs114. Cependant, l’ensemble des travaux sur les solidarités
familiales tendent à montrer que l’entraide du réseau de parenté et d’amis ne peut réduire les
écarts sociaux et aurait plutôt tendance à reproduire voire à accentuer les inégalités sociales
(Déchaux, 1994 ; Marpsat, 1991 ; Fougeyrollas-Schwebel, 1996). Alors que les catégories
favorisées sont les plus accompagnées financièrement ou en matière d’accession à la
propriété, l’aide à la recherche d’emploi est cependant un domaine qui ne désavantage pas les
catégories populaires (Déchaux, 1994). D’après l’enquête « Proches et parents » de l’INED,
ce sont les employés (25,7%) et les ouvriers (23,2%) qui ont le plus souvent été introduits
auprès d’un futur employeur par un membre de la famille, contre 19,3% des cadres supérieurs
(Bonvalet, Gotman et Grafmeyer, 1999). Or nous avons vu dans le premier chapitre que pour
les emplois peu ou pas qualifiés, le marché du travail est moins organisé, moins
institutionnalisé et géographiquement plus resserré. Il laisse davantage de marge de
manœuvre aux réseaux familiaux et aux réseaux de connaissances dans la recherche d’un
emploi (Degenne et alii., 1991). La proximité du groupe de parenté constitue donc un espace
de ressources familiales plus facilement mobilisables (Maison 1994)115.
Le territoire local est ainsi porteur de ressources familiales et sociales qui permettent
parfois des modes d’intégration professionnelle alternatifs. On peut donner deux exemples
prélevés dans des contextes de villes moyennes et d’espaces ruraux. Nicolas Rénahy explore
le maintien de l’ancrage local d’ouvriers suite à la fermeture en 1981 d’une usine des
Fonderies Lyonnaises, principal employeur d’un village bourguignon (Rénahy, 1999). Le
souhait de ces ouvriers de « vivre et travailler au pays » a pu se réaliser au prix d’expériences
de chômage et de précarisation des jeunes générations, les logiques de parentèle ayant
114
Mais l’entraide est, de fait, limitée par les moyens financiers. Par exemple, d’après l’enquête « Proches et
parents » de l’INED, l’aide apportée à la recherche d’un logement bénéficie, parmi les salariés, davantage aux
cadres supérieurs (30,7% des cadres), qu’aux ouvriers (16,3%) (Le Bras, Bonvalet et Maison, 1993).
115
Par exemple, l’enquête « Proches et parents » a montré que le fait d’avoir été aidé par sa mère intervient de
manière significative dans la probabilité de résider dans la même commune qu’elle. Toutefois, la présence de
parents habitants à moins de trente kilomètres de l’enquêté n’influence pas significativement l’aide à la
recherche d’emploi (Ortalda, 2001b).
99
légitimé et permis cet ancrage. Par ailleurs, Florence Weber démontre comment, face aux
emplois précaires, certains ouvriers, notamment ceux d’origine rurale, s’investissent
davantage dans le « travail-à-côté » (Weber, 2001) qu’offrent les travaux saisonniers,
agricoles et l’auto-production116.
Ainsi le réseau de parenté est-il largement mobilisé dans l’accès au logement et à
l’emploi, notamment lorsqu’il se situe à proximité du ménage. Les catégories ouvrières
confrontées à la fermeture de leur entreprise semblent particulièrement enclines à susciter ce
moyen d’accès à l’emploi. De ces réflexions découle une hypothèse plus globale qui rend
compte de stratégies d’assurance dans les arbitrages spatiaux des salariés.
Hypothèse 2
La famille et l’entourage ont un rôle assurantiel face aux risques liés à la mutation ou au
licenciement. L’interaction entre l’habitat, la famille et l’emploi agirait sur les décisions de
mobilité par la recherche d’assurance contre les risques liés à la mutation ou au
licenciement. Cette deuxième hypothèse vient en retour étayer notre hypothèse centrale
(hypothèse 1) d’une liaison entre les trajectoires résidentielles et familiales et les choix
professionnels de mobilité.
3.3. Arbitrages spatiaux et sphères d’intégration sociale
Pour comprendre les formes d’arbitrages entre l’habitat et l’emploi, un questionnement
autour des sphères d’appartenance s’est imposé au fur et à mesure de l’avancement du
dispositif d’enquête. Suite à la perte d’un emploi, l’ancrage résidentiel peut être subi et révéler
une précarité économique du ménage, mais il peut aussi être une réponse, certes partielle et
contrainte, à l’affaiblissement des affiliations professionnelles (GERS, 2002). Cet
affaiblissement contribue-t-il pour autant à renforcer d’autres types d’affiliation comme le
logement, l’espace de vie et la famille ? Nous nous appuyons ici sur une hypothèse formulée
au sujet d’un public de demandeurs d’emplois inscrits dans un PLIE : le contexte de précarité
crée une situation de « tensions vécues entre adaptation à l’emploi et attachement au
logement » (GERS, 2002, p. 19). Nous avons suggéré dans les chapitres 1 et 2 que l’instabilité
116
L’appartenance territoriale et l’importance de la sphère familiale des ouvriers sont fréquemment démontrées :
cf. Michel Verret (1979), Florence Weber (1991), Olivier Schwartz (1990) ou plus récemment Nicolas Rénahy
(1999).
100
des trajectoires professionnelles ne suscite pas davantage un déménagement ou un rapport
plus lâche au territoire. Cela a-t-il pour conséquence d’engager un processus de repli sur le
logement et un renforcement des appartenances territoriales ?
Aujourd’hui, les appartenances professionnelles sont de plus en plus confrontées à des
ruptures et peuvent être remises en cause « soit de manière contrainte, par les mouvements du
capital, soit de manière volontaire, par la mise en œuvre d’un projet de mobilité, souvent par
une transaction entre les deux » (Dubar, 2001, p. 201). Le chômage, par exemple, met en
cause l’identité sociale des individus et conduit parfois à inhiber leurs capacités d’action
(Demazière et Dubar, 2001). Ces changements dans la sphère professionnelle sont générateurs
de « crises identitaires » car ils remettent en cause les identités de métier ou les identités
statutaires antérieures117. La condition pour surmonter ces crises est alors « de ne pas avoir
identifié totalement son identité personnelle à ces identités culturelles ou statutaires souvent
menacées » (Dubar, 2001, p. 201).
A ce sujet, J. Palmade et son équipe mettent en évidence la diversité des comportements
et des ressources mobilisées « pour résister à l’incertitude d’avoir un emploi » (CERSO, 2000,
p. 8). Les individus en situation objective d’incertitude professionnelle expriment le plus
d’anxiété et de négativité. La maison devient alors le lieu de la sécurisation, la famille un
foyer idéalisé de ressourcement identitaire qui s’associe fréquemment à des attitudes de retrait
du marché du travail ou de soumission : « Le repli sur la famille investie comme lieu
d’ancrage affectif et d’annulation des pressions sociales que l’on observe aujourd’hui (repli
d’autant plus grand que l’on ne se réalise pas au travail) pourrait s’interpréter comme le
symptôme de la fragilisation des étayages des identifications sociales que proposent le travail
et l’avenir. » (Palmade et Dorval, 1999, p. 57)118. De la même manière, une recherche
collective sur les enjeux prioritaires des familles populaires confrontées à la précarité montre
que la mobilisation des ménages s’oriente principalement sur la sphère résidentielle et
éducative. Car si le logement est financé par le travail, il en est le pré-requis (Delcroix et alii,
1998).
117
Le démantèlement en France, depuis trente ans, de différents secteurs productifs s’est accompagné de la crise
des identités de métier que ce soit celle des paysans (Mendras, 1998), celle des sidérurgistes ou bien encore celle
des métallurgistes (Pinçon, 1987). Cette crise passe par l’effondrement du « monde antérieur » de ces
travailleurs. Surtout, elle les place dans l’incapacité de transmettre le savoir et les valeurs d’un métier reconnu
(Dubar, 2000).
118
Toutefois, ce repli sur la sphère domestique peut être limité. Le rapport de Jacques Commaille (1999) Famille
et chômage rappelle combien l’exclusion du marché du travail suscite « une tendance au retrait et à l’isolement
vis-à-vis de la parenté et de l’environnement social » (Commaille, 1999, p. 9). La fréquence des relations
familiales et amicales est inférieure à celle des actifs, surtout chez les hommes (CERC, 1993).
101
Pour S. Beaud et M. Leclerc-Olive, les familles ouvrières françaises sont plus enclines
au retrait familial car les relations de travail distendues ne sont pas toujours compensées par
des médiations communautaires. Le monde extérieur semble alors non maîtrisable, hostile.
Serge Paugam qui s’intéresse aux formes de l’intégration professionnelle des salariés
précaires constate que « le repli sur la vie hors travail est encore plus courant aujourd’hui que
la vie à l’usine n’offre plus de perspectives » (Paugam, 2000, p. 243). Plus généralement, il ne
faudrait pas perdre de vue que l’importance donnée à la maison individuelle, à l’accession à la
propriété ou à l’espace domestique participe aux mouvements de « privatisation » (Schwartz,
1990) et d’ « individuation » (Terrail, 1990) des trajectoires des salariés ayant été ouvriers. En
effet, ils sont aujourd’hui plus autonomes vis-à-vis de la sphère collective qui a, jadis, marqué
la constitution de la classe ouvrière. La déstructuration des collectifs ouvriers et des identités
de métier ont conduit à un investissement plus grand du pôle domestique et familial. Le
paradoxe soulevé par Florence Weber (1991) est que d’un côté la « privatisation » est liée à
une amélioration des conditions de vie ouvrière, mais que d’un autre côté elle s’accentue sous
une forme négative avec la crise et le chômage des années 1980.
L’ensemble de ces recherches décrivent des comportements qui pourraient relever d’une
stratégie de protection par l’investissement de différentes « scènes sociales » (Weber, 2001)
dans lesquelles l’individu est amené à jouer des rôles variés. L’investissement des scènes
résidentielles, familiales ou sportives permet d’échapper en partie à la déstabilisation ou à la
concurrence dans la sphère professionnelle.
On peut aussi penser que ce glissement de l’investissement de la sphère d’intégration
professionnelle au profit de la sphère domestique peut avoir des conséquences sur les
pratiques de migration et d’ancrage. Des recherches sur des populations durablement
précarisées révèlent la « fermeture de l’horizon temporel » due à l’impossibilité d’anticiper
l’avenir, laquelle anticipation est pourtant nécessaire à une projection dans l’espace et dans le
temps (Billiard et alii., 2000). La précarité serait source de rigidité ; elle serait même
« l’antithèse de la mobilité » car « c’est une spirale produisant un enfermement à la fois
spatial et temporel » (Appay et alii, 1999, p. 266). En dehors même des populations précaires,
on peut craindre de manière plus générale, à l’instar d’Isabelle Bertaux-Wiame, que les
solidarités familiales puissent justement, par leur vigueur, être non seulement une aide mais
surtout un frein dans l’orientation des trajectoires. Car « en renforçant de fait le sentiment
d’appartenance à un milieu socio-familial », des projets, modes de vie ou aspirations
professionnelles « fondées sur des valeurs différentes du milieu d’origine » se trouvent
disqualifiés (Bertaux-Wiame, 1991, p. 188). Ces opportunités prennent alors la forme
102
d’aventures, de risques au regard des possibilités déjà présentes dans le milieu familial et
local.
En définitive, on peut estimer que, suite à la perte d’un emploi, l’ancrage résidentiel
peut être subi et forcé par la précarité économique du ménage. Mais certaines enquêtes
présentées précédemment montrent qu’il peut aussi être une réponse, certes partielle et
contrainte, à l’affaiblissement des affiliations professionnelles. On manque toutefois encore
d’informations sur l’évolution des « rapports résidentiels » (Authier et Bensoussan, 2001)119
que produisent les individus au moment d’une rupture dans leur trajectoire professionnelle. En
effet, comment évoluent les formes d’appropriation et de représentation du logement et plus
largement du quartier, de la ville ou du village alors que l’intégration professionnelle est mise
à mal ? Le glissement de l’investissement dans la sphère professionnelle vers un
investissement dans la sphère domestique peut-il avoir des conséquences sur les pratiques
spatiales et résidentielles ?
Hypothèse 3
Les contraintes de délocalisation de l’emploi ou de perte d’emploi engageraient une tension
entre des sphères d’appartenance et d’intégration différentes. Cette tension s’exercerait
entre, d’une part, l’évolution du rapport à l’emploi face à sa délocalisation ou au risque de
chômage et, d’autre part, l’appartenance territoriale et familiale. L’identité professionnelle et
l’étayage familial et territorial de l’identité sociale sont mis à l’épreuve. Par les choix
spatiaux qu’elle impose, la mobilité viendrait mettre en confrontation et dissocier des sphères
d’appartenances jusqu’alors géographiquement confondues.
119
« La notion de rapports résidentiels renvoie aux formes d’appropriation et aux types de représentations du
logement, mais aussi de l’immeuble, du quartier, de la ville, que les individus composant un ménage produisent à
un moment donné de leur itinéraire. Ces rapports sont des constructions sociales déterminées par les autres types
de rapports sociaux des individus, et par la configuration de leurs contextes d’habitat actuels. Ils sont également
le produit de la succession des rapports résidentiels des individus et des ménages aux lieux antérieurement
habités, et aussi de leurs projets résidentiels. » (Authier et Bensoussan, 2001, p. 4).
103
Nous pouvons finalement résumer le système d’hypothèses qui sous-tend le travail de
recherche par le schéma suivant :
Tableau 2 - Synthèse des hypothèses
Hypothèse 1
Les choix de déménagements ou de migrations ne relèvent pas uniquement de contraintes
économiques et professionnelles. La décision peut être prise en fonction d’autres critères,
sociaux et affectifs, liés au rapport au territoire et au groupe de référence familial. Ce dernier
n’est donc pas un acteur passif de ces arbitrages.
Hypothèse 2
La famille et l’entourage ont un rôle assurantiel face aux risques liés à la mutation ou au
licenciement. Mais ce rôle assurantiel peut, selon les situations, inciter à la mobilité ou à la
non-mobilité résidentielle.
Hypothèse 3
Les contraintes de délocalisation de l’emploi ou de perte d’emploi engageraient une tension
entre les sphères d’appartenance et parfois un glissement de l’investissement de la sphère
professionnelle au profit de la sphère domestique.
4. Présentation des concepts
Après avoir fait la synthèse du système d’hypothèses, nous précisons à présent les
concepts et notions qui sous-tendent notre approche.
4.1. Le dépassement du concept de stratégie
Se référer au concept de stratégie, largement utilisé dans le champ des parcours
résidentiels, c’est s’inscrire dans une démarche qui vise à restituer les moyens mis en œuvre
dans un système de contraintes pour atteindre un objectif précis. On considère alors que
l’individu, ou le groupe auquel on se réfère, est un acteur disposant de capacités
d’anticipation, de compréhension et de maîtrise de l’horizon temporel et spatial. Ce faisant, on
s'inscrit dans un débat théorique plus large qui concerne la théorie de l'acteur et le rapport aux
structures sociales qui distingue le courant de l’individualisme méthodologique du
structuralisme sociologique. Schématiquement, le premier cherche à saisir la rationalité des
acteurs, leurs logiques internes. Le second adopte une posture plus extérieure à l’acteur,
s’attachant aux caractéristiques des individus liées à la position dans la structure sociale.
Au cours des années 1980 à 1990, on est passé d’analyses des propriétés de l’espace et
des familles à des analyses des comportements et des représentations des acteurs. Jacques
Brun montre en quoi la diffusion du concept de mobilité rend compte de ce glissement des
104
réflexions vers les dimensions stratégiques des déplacements. Dès lors, sans nier les
contraintes, notamment économiques, qui pèsent sur la mobilité résidentielle, les chercheurs
tentent de « saisir la diversité des dimensions et déterminants, notamment sociaux et culturels,
de leurs pratiques (...). S'intéresser à des “stratégies de localisation”, c'est admettre que
l'attractivité n'est pas un attribut économique simple et univoque des espaces et des
localisations, mais un fait de représentation sociale. » (Brun, 1990, p. 304). Loin de préjuger
du degré de liberté des comportements, on s'attache au contraire à apprécier scrupuleusement
l'étendue de cette hypothétique frange de liberté, à mesurer le poids des contraintes que les
salariés subissent, à comprendre enfin comment ils perçoivent ces dernières et s'organisent
pour y faire face.
Mais aujourd’hui, comme nous l’avons démontré au cours de ces trois premiers
chapitres, les positions professionnelles et résidentielles des catégories moyennes et
populaires sont moins sûres. Les conséquences d’un choix sont de moins en moins prévisibles
et tous les individus et groupes sociaux n’ont pas les mêmes ressources pour « contrôler les
zones d'incertitude » (Crozier et Friedberg, 1989). Aussi le concept de stratégie est remis en
question au profit de celui de trajectoire.
4.2. Trajectoire et projet
L’appréhension d’une trajectoire suppose la mise en relation des faits objectifs et la
traduction personnelle de ces faits. Nous désignerons par “trajectoire” le processus ou le
cheminement (résidentiel, professionnel, familial) construit par des positions successives. Ce
concept nous permet d’appréhender les parcours individuels et familiaux du point de vue de la
logique des acteurs sans préjuger de leur degré de maîtrise et d’anticipation sur leur mobilité
résidentielle. Il suggère, en outre, que les étapes et positions successives d’un individu se
situent « au carrefour de logiques d’acteurs et de déterminants structurels » (Grafmeyer, 1995,
p. 68)120. A l’instar du champ de recherche sur les parcours de vie, nous analyserons les
processus d’ajustements entre les aspirations des acteurs et le champ des possibles, afin de
révéler leurs bricolages. La notion de trajectoire nous permet donc de considérer la « capacité
120
A l’instar d’Agnès Pitrou, notre démarche est d’inscrire l’analyse des arbitrages (des stratégies) dans les
trajectoires socio-spatiales des familles, c’est-à-dire de « situer quels sont les acteurs en jeu, internes ou externes
à la famille, comment joue leur pouvoir en interaction avec les autres, et quelles sont les marges d'initiative dont
ils disposent, compte tenu des acquis du passé et des champs où se déploie aujourd'hui leur activité. » (Pitrou,
1987, p. 107, cité par Brais, 2000).
105
des êtres sociaux à redéfinir au cours de leur existence le sens des situations auxquelles ils se
trouvent confrontées, et les enjeux qui leur importent » (Grafmeyer, 1995, p. 23).
La notion de « projet familial », quant à elle, répond à notre souci d’articuler
transmissions familiales et contraintes sociales. Les actions mises en place par les individus
doivent être envisagées à travers le prisme de la famille et notamment de son projet. Pour I.
Bertaux-Wiame (1987), le concept de projet permet d’appréhender le sens et la dynamique de
la trajectoire familiale et de s’interroger sur les mobilisations qu’il implique. Le projet
familial est le résultat d’interactions, de confrontations entre les membres de la famille. Ce
n’est pas le champ des possibles “objectif” qui détermine systématiquement les
comportements, c’est aussi la perception qu’ont les acteurs de leur position. Or, pour
reprendre l’image de P. Bourdieu, les trajectoires, notamment spatiales, sont socialement
tracées. « Les projets sont donc construits face à des réalités sociales objectives et à partir
d’une perception orientée de ces réalités » (Bertaux-Wiame, 1987, p. 64). On cherche par là à
montrer que la perte de l’emploi ou la proposition de mutation amènent les individus à
formaliser un projet qu’ils n’avaient pas jusqu’ici à rendre explicite. S’interroger sur le projet
familial - tout en gardant à l’esprit qu’il n’existe pas systématiquement de projet - c’est donc
s’attacher à comprendre à quels possibles les individus et leur famille se sont référés.
5. Conclusion du chapitre 3 et de la première partie
Le premier chapitre a discuté de la place des motifs professionnels dans les pratiques de
migration et a révélé comment la mobilité résidentielle des chômeurs était globalement
contrainte par les dimensions financières, résidentielles et familiales. Cependant la question
du poids des incitations à la mobilité demeure difficilement décelable par les enquêtes
statistiques nationales. C’est pourquoi le deuxième chapitre a montré en quoi les
restructurations d’entreprises génèrent des propositions de mutations géographiques, sous
l’impulsion croisée des procédures de gestion des reconversions territoriales et salariales, des
politiques de décentralisation et de l’encadrement juridique des plans sociaux. Mais ces
propositions de mutation ou de déménagement destinées à maintenir l’emploi sont
difficilement mises en oeuvre par les salariés, en particulier les ouvriers.
Dans le troisième chapitre, nous avons ainsi exposé les termes d’une problématique qui
permettra d’explorer l’acceptation ou le refus d’un déménagement dans le cadre d’une
restructuration d’entreprise. Les processus affectant les industries traditionnelles, dans des
106
secteurs d’activités et des espaces géographiques circonscrits, ont laissé la place à un
phénomène diffus de restructurations d’entreprises. Les pratiques spatiales des salariés sont
devenues moins lisibles et, de fait, moins étudiées. Les analyses sociologiques des
restructurations s’orientent tantôt vers l’appartenance territoriale de groupes sociaux, tantôt
vers les comportements individuels de recherche d’emploi et de négociation de l’identité
professionnelle et sociale. L’entourage familial et la place du logement sont ainsi rarement
explorés en tant que tels. Pourtant la sociologie de la famille et la sociologie des systèmes
résidentiels révèlent l’importance des logiques de la parenté dans les trajectoires
résidentielles. Ces travaux révèlent en outre qu’il faut rejeter la référence à une résidence
unique et à une famille réduite aux membres co-résidents. Cependant si la parenté, et
notamment celle des populations ouvrières, dessine une géographie de proximité, ce n’est pas
une vision statique ou déterministe des logiques familiales qu’il s’agit ici de défendre. Au
contraire, c’est bien l’interaction entre trajectoires, dispositions familiales et contraintes
professionnelles que nous souhaitons étudier.
L’ensemble de ces dimensions sont intégrées à notre problématique et à nos hypothèses
de recherche. Saisir les arbitrages entre mobilité et non-mobilité résidentielle de salariés dont
l’entreprise se restructure exige de sortir des analyses strictement liées au travail et à l’emploi.
Nous prenons appui sur celles qui interrogent le rapport au territoire, au logement et au réseau
de parenté. Cette démarche fonde les analyses statistiques que nous avons menées (chapitre 4)
et surtout notre enquête qualitative dont la méthode et le terrain seront développés dans le
chapitre 5.
107
DEUXIEME PARTIE
–
MOBILITE RESIDENTIELLE ET ANCRAGE
DANS UN CONTEXTE DE RESTRUCTURATION :
RESULTATS STATISTIQUES ET CONSTRUCTION DE
L’ENQUETE QUALITATIVE
Notre questionnement de recherche s’oriente, dans la première partie, autour de
l’alternative entre la mobilité et la non-mobilité résidentielle lors des restructurations ainsi que
sur la place des logiques familiales, du rapport au territoire et au logement dans les choix
opérés. Nous avons montré d’une part, que les enquêtes statistiques nationales étaient
inadaptées à l’observation des contraintes professionnelles impliquant un déménagement,
d’autre part, qu’une démarche compréhensive était susceptible d’expliquer les logiques
sociales à l’œuvre dans un contexte de restructuration ou plus largement de chômage. La
deuxième partie suggère donc des méthodologies d’enquête opératoires.
Dans le chapitre 4, nous cherchons à évaluer la place de l’entourage et de l’espace
résidentiel dans la recherche d’emploi à partir de nouveaux résultats statistiques. Ces derniers
ont été obtenus par des traitements descriptifs que nous avons réalisés à partir d’une enquête
auprès de salariés ayant subi un licenciement économique. Après avoir discuté des limites de
ces résultats par rapport à notre objet de recherche, nous exposerons, dans le chapitre 5, les
choix méthodologiques et le cas étudié lors de notre enquête.
108
109
CHAPITRE 4
–
L’ENTOURAGE ET L’ESPACE RESIDENTIEL
DANS LA RECHERCHE D’EMPLOI :
ANALYSE D’UNE ENQUETE STATISTIQUE
Le chapitre 1 a révélé en quoi les enquêtes statistiques nationales ne prenaient pas en
compte les incitations et les freins à la mobilité résidentielle. Alors que, dans un processus de
restructuration d’entreprise et de recherche d’emploi, le déménagement peut être une solution
de reconversion (chapitre 2), on ne dispose pas jusqu’à présent d’informations statistiques sur
ces pratiques. Nous souhaitons ici contribuer à l’apport de connaissances sur ce sujet et établir
un cadrage statistique inédit des liens entre mobilité résidentielle, rôle de l’entourage et
chômage. Cette approche quantitative permettra d’éclairer notre démarche qualitative des
chapitres suivants à travers une vision plus globale des pratiques.
L’enquête « Trajectoires des adhérents à une convention de conversion » (TDA-CC)
élaborée par la DARES (Direction de l'animation de la recherche, des études et des
statistiques du Ministère de l'emploi et de la solidarité) de 1995 à 1998 nous a été fournie par
le Ministère de l’Emploi et de la Solidarité en 2001, et nous a permis de réaliser une analyse
descriptive d’une partie de cette enquête. Nous avons travaillé autour de l’hypothèse générale
d’une relation entre l’aide de l’entourage, le logement occupé et l’acceptation d’un
déménagement pour l’emploi. Après avoir exposé la nature de cette enquête statistique (1)
nous développerons les résultats obtenus concernant la place de l’entourage dans la recherche
d’emploi (2) et les difficultés pour les chômeurs d’envisager une mobilité résidentielle (3).
1. L’exploitation de l’enquête « Trajectoires des adhérents à
une convention de conversion » (TDA-CC)
1.1. Problématique de l’exploitation de l’enquête
A l’instar des travaux de M.S. Granoveter (1973), les analyses sociologiques du marché
du travail prennent aujourd’hui en compte le rôle des relations interpersonnelles dans la
recherche d’emploi. Granoveter avait mis en évidence l’importance des relations sociales dans
l’accès à l’emploi. La « force des liens faibles », c’est-à-dire les relations professionnelles, par
rapport aux « liens forts » (relations amicales et familiales) réside dans le fait que les
110
meilleurs emplois sont obtenus grâce aux relais constitués par ces liens faibles. En effet, les
relations professionnelles construisent des ponts entre des mondes qui s’ignorent et
permettent d’accéder à des informations nouvelles. Or Granoveter remarque que les
catégories sociales défavorisées tendent à se replier sur les liens forts, notamment dans un
contexte d’insécurité économique. Ouvriers qualifiés ou non qualifiés appartiennent à des
marchés plus localisés où l’expérience peut remplacer le critère objectif du diplôme et où la
capacité d’adaptation est valorisée121. L’employeur proposant ce type d’emplois a intérêt à
réduire son incertitude en faisant confiance aux recommandations de la famille par
exemple122. Cependant la fréquentation de cercles sociaux divers est un indicateur
d’autonomie de l’individu (Burt, 1992). Ainsi la présence de deux cercles (de liens forts et de
liens faibles) encourage-t-il mobilité et partage des connaissances. L’ouverture du réseau
relationnel permet en effet d’arbitrer entre différents systèmes de comportements et de ne pas
se replier sur une norme définie par un seul cercle (familial par exemple) qui peut restreindre
la recherche d’emploi et le type d’emploi trouvé. Dans les réseaux plus restreints,
l’information est plus répétitive. Les relations familiales offrent un éventail plus limité
d’opportunités d’emploi et d’incitations à la mobilité.
Ce cadre théorique invite à étudier l’influence des réseaux sociaux sur les modes de
recherche et d’accès à l’emploi. Dans cette perspective, nous souhaitons affiner l’analyse du
rôle du réseau familial et de l’espace de vie dans la recherche d’emploi des moins qualifiés.
La recherche du demandeur d’emploi dépend de son environnement, lequel est plus ou
moins richement doté. La localisation géographique, les réseaux socioprofessionnels sont
inégalement favorables selon la qualification et le type de contrat recherché. Cet espace social
et géographique agit sur les moyens et les critères de recherche d’emploi. S’il peut être
porteur de ressources et d’opportunités, il est également le support de sécurités, de propriété
121
Ces pratiques permettent de développer un système d’entraide familiale tout au long de la carrière, ce qui
favorise une certaine cooptation dans les usines. Ces solidarités familiales, ouvrières voire villageoises
alimentent l’ancrage territorial de ces populations. Aujourd’hui encore, P. Buisiaux (cité par Perrin et Roussier,
2000) constate que les pratiques d’embauche des entreprises de Caen s’appuient sur un système de
recommandation, de réseaux familiaux ou professionnels locaux. La proximité résidentielle est souvent un critère
de recrutement pour assurer une totale disponibilité du personnel.
122
Ainsi, l’enquête INSEE Emploi « Jeunes » de 1986 montre l’intérêt des liens forts pour les jeunes peu
qualifiés. Ils ont permis à la moitié des personnes de trouver leur premier emploi. En revanche, comme nous
l’observons dans l’enquête TDA-CC, le rôle de la famille s’amenuise nettement lorsque les jeunes quittent ce
premier emploi , alors que la part des relations personnelles reste stable. Aussi, selon l’INSEE, la moitié des
jeunes ayant trouvé leur emploi par relations personnelles ont dit connaître une ou plusieurs personnes dans
l’entreprise qui les a embauchés. Cette part s’élève à 72 % lorsque c’est la famille qui a aidé à entrer dans
l’entreprise. Les ouvriers non qualifiés sont sur-représentés parmi ceux qui ont trouvé leur premier emploi par la
famille. La famille est donc davantage un vecteur de reproduction sociale que de changement (Degenne et alii,
1991).
111
sociale et résidentielle, parfois contradictoires avec la souplesse demandée par le marché du
travail. Dans les bassins d’emplois en crise ou peu diversifiés, accepter une mutation ou
élargir le rayon de recherche d’emploi ne va pas toujours de soi. Les risques et les incertitudes
liés au déménagement d’une part, l’emploi du conjoint, le logement et les relations sociales
d’autre part, peuvent justifier la préférence pour un territoire de recherche d’emploi choisi et
lié à l’histoire personnelle du salarié. La propension à déménager pour l’emploi est donc un
révélateur des marges de manœuvre des ménages et de la perception qu’ils en ont.
Nous faisons l’hypothèse que les ressources sociales et territoriales sont des dimensions
actives de la recherche d’emploi. Le rapport au logement peut en effet s’inscrire dans un
attachement territorial plus large, construit notamment autour de relations familiales et
amicales. Le sentiment d’appartenance au quartier ou à un territoire déterminé peut donc
résulter d’échanges concrets et de solidarités effectives mais aussi d’échanges potentiels et
symboliques qui produisent un sentiment d’assurance et de protection du lieu de vie.
Nous avons ainsi cherché à questionner la place de la mobilité résidentielle et de
l’entourage dans les démarches des demandeurs d’emploi. Plus précisément, il ne s’agissait
pas de s’interroger sur la probabilité de retrouver du travail après un déménagement mais
d’évaluer en quoi les dimensions spatiales, résidentielles et familiales sont intégrées par les
chômeurs dans leur recherche d’emploi. Aussi, prenions-nous en compte les marges de
manœuvre des acteurs souhaitant ajuster leurs aspirations aux contraintes conjoncturelles et
territoriales de l’emploi.
1.2. L’enquête TDA-CC
Nous avons exploité le panel « Trajectoire des adhérents à une convention de
conversion » (TDA-CC) lancé par la DARES en 1996123. Il s’agit du suivi d’une cohorte de
salariés licenciés entrés en convention de conversion au deuxième trimestre 1995 qui ont été
interrogés trois fois entre 1996 et 1998. La convention de conversion, supprimée lors de la
mise en place du PARE en juillet 2001, était un dispositif proposé aux salariés concernés par
un licenciement économique individuel ou collectif afin de faciliter leur reclassement. Elle
s’adressait aux salariés de moins de 57 ans ayant au moins deux ans d’ancienneté dans
l’entreprise. Initialement cette enquête par panel avait pour objectif de suivre leur réinsertion
123
Les résultats présentés dans ce chapitre feront l’objet d’une publication dans un ouvrage collectif portant sur
les enquêtes TDE-MLT et TDA-CC réalisées par la DARES au Ministère de l’Emploi et de la Solidarité (Vignal,
2004).
112
professionnelle. L’échantillon de personnes interrogées a été tiré du fichier des Unités
Techniques de Reclassement (UTR)124. Il visait à représenter en termes d’âge, de sexe et de
qualification les salariés entrés en convention de conversion au deuxième trimestre 1995 dans
cinq départements (Bouches-du-Rhône, Nord, Pas-de-Calais, Yvelines, Val-d’Oise).
L’échantillon n’est donc pas représentatif au niveau national mais seulement à l’échelon local.
Trois questionnaires ont été remplis en 1996, 1997 et 1998. 1024 personnes ont répondu à la
première vague d’interrogation, réalisée entre neuf et treize mois après l’entrée en convention
de conversion, 857 personnes à la seconde et 710 à la troisième. Cette enquête a été réalisée
parallèlement à un autre panel « Trajectoires des demandeurs d’emploi et marché local du
travail » (TDE-MLT) constitué d’une cohorte de 8125 personnes au départ, âgées de 16 à 55
ans, s’inscrivant à l’ANPE au cours du deuxième trimestre 1995 et résidant dans huit zones
d’emplois situées dans les mêmes régions de l’enquête TDA-CC.
L’enquête TDA-CC permet d’identifier les ressources liées au territoire local des
licenciés économiques et notamment des catégories employées et ouvrières qui représentent
plus de 70 % de l’échantillon d’enquête. Le questionnaire aborde différentes parties de la vie
de l’individu interrogé : vie courante/vie sociale et loisirs, formation initiale, ressources, passé
professionnel et situation au moment de l'inscription, origine sociale et géographique,
ménage, logement. En outre, l’enquête détaille précisément l’ensemble des étapes du cursus
professionnel de la personne (études, emploi, chômage, formation), des activités réalisées au
cours de la convention de conversion ainsi que le calendrier professionnel depuis le
licenciement (Dares, 1999). Nous avons choisi d’exploiter les fichiers relatifs à l’individu
(ménage, vie sociale, origine géographique et logement) ainsi que certaines questions du
fichier interrogeant la période de recherche d’emploi. Notre étude a principalement été
réalisée sur l’échantillon de personnes enquêtées ayant été au chômage à la première vague
d’interrogation et ayant répondu aux questions sur les moyens et les critères de recherche
d’emploi125. De ce fait, l’effectif étant plus faible, on se limitera à une approche assez globale
de l’enquête et à des statistiques descriptives des résultats.
124
Jusqu’à l’entrée en vigueur du PARE en juillet 2001, l’ANPE mettait en place des Unités Techniques de
Reclassement (1222 en 1996) qui offraient, pendant une durée de six mois, une aide spécifique et personnalisée
aux salariés licenciés économiques. Ces structures travaillaient, le cas échéant, conjointement avec les cellules de
reclassement de cabinets privés. Les UTR ayant été supprimés, ce sont ces cabinet de reclassement qui prennent
le relais.
125
Les questions portant sur les moyens et les critères de recherche d’emploi, notamment le critère
géographique, n’étaient posées qu’aux personnes ayant été au chômage depuis la fin de leur convention de
conversion.
113
Notons que dans notre étude les catégories socioprofessionnelles des individus
correspondent à la qualification du dernier emploi occupé avant leur licenciement. Nous
suivons en cela le mode d’échantillonnage de l’enquête. En outre, la notion d’entourage
s’appuie sur les données de l’enquête relatives à l’aide de membres de la famille et d’amis
dans la recherche et dans l’accès à un emploi. Nous ne disposons pas d’informations plus
précises sur les liens de parenté et le nombre de ces personnes.
2. L’entourage dans la recherche d’emploi : une ressource
territoriale aux effets ambivalents
L’enquête permet de distinguer, parmi les aides des réseaux familiaux, amicaux et
professionnels, celles qui ont été mobilisées et celles qui ont effectivement abouti à
l’obtention d’un emploi.
L’enquête TDA-CC confirme la place des relations sociales durant l’année suivant
l’entrée en convention de conversion. Après les candidatures spontanées, les petites annonces
et l’ANPE, les relations personnelles sont mobilisées dans 32 % des périodes de chômage, et
les relations professionnelles dans 28 %126. Au sein des relations personnelles, la famille
semble a priori ne pas faire l’objet de stratégies volontairement développées, les relations
familiales étant évoquées dans seulement 4 % des cas127. Cependant les interviewés semblent
sous-estimer le rôle, joué par les relations familiales dans la recherche d’emploi puisque, à la
première vague d’enquête, 10 % des emplois ont été retrouvés par l’intermédiaire de la
famille. Ouvriers qualifiés (11 %) et employés (10%) font davantage appel à leurs relations
familiales que les cadres et les professions intermédiaires qui s’appuient nettement plus sur
leurs relations personnelles et professionnelles. En effet, la qualification des emplois
conditionne
le
mode
de
recrutement,
c’est-à-dire
le
niveau
d’organisation
et
d’institutionnalisation du marché de l’emploi. Celui relatif aux salariés les plus qualifiés est
fortement organisé, l’embauche étant fondée sur des critères fixes et l’espace géographique de
recherche pouvant être très vaste. A l’inverse comme nous l’avons déjà vu, le marché du
126
Un même individu peut avoir connu plusieurs périodes de chômage discontinues. On observe donc les
pratiques sur l’ensemble des périodes de chômage effectuées au moment de la première vague d’enquête.
127
Ces résultats corroborent ceux de l’échantillon global des chômeurs (enquête TDE-MLT), où ces relations
individuelles apparaissent comme le moyen principal d’accès à l’emploi : 7% des personnes ont trouvé un
emploi par relations familiales, 22% par relations personnelles et 9 % par relations professionnelles (Simonin,
2000). Une enquête récente auprès des chômeurs sortant de l’ANPE montre que les relations personnelles et
professionnelles sont la première voie d’accès à l’emploi (près de 45 % des emplois retrouvés). Ce mode de
médiation est plus répandu chez les ouvriers peu ou pas qualifiés que chez les techniciens ou les cadres (Chazel,
Lacroix et Poujouly, 2003).
114
travail des ouvriers et employés est moins strictement organisé et géographiquement plus
concentré, si bien qu’il autorise un recours aux réseaux familiaux et amicaux locaux (Crenner,
1998 ; Degenne et alii, 1991).
La mobilisation de l’entourage est également différenciée selon les territoires. De façon
générale, le contexte urbain encourage le recours aux aides professionnelles. L’entraide pour
trouver un emploi est moins importante chez les habitants de zones rurales ou de petites villes
que dans les grandes villes où la structure du marché de l’emploi est plus diversifiée. La
médiation de l’entourage n’est cependant pas identique selon les zones d’emploi urbaines de
l’enquête. L’utilisation des relations personnelles et familiales dans la recherche d’emploi est
nettement plus faible en région Nord-Pas-de-Calais (23 % en moyenne sur les trois vagues
d’enquête) qu’en région Provence-Alpes-Côte d’Azur (39 % en moyenne, cf. graphique 1).
Graphique 1 - Mobilisation de l'entourage lors de la recherche d'emploi selon la région
de résidence (moyenne des trois vagues d'interrogation)
Moyen de
recherche (en %)
45
40
35
Relations
familales
30
25
20
Relations
personnelles
15
10
5
0
Provence-AlpesCôte d'Azur
Nord-Pas-de-Calais
Ile-de-France
Note : moyenne des trois vagues (1821 cas de chômage)
Source : MES-DARES, Enquête « Trajectoires des adhérents entrés en convention de conversion au deuxième
trimestre 1995 ».
Analysons à présent l’aide de l’entourage qui permet l’accès à l’emploi et non pas
simplement l’appui à la recherche d’emploi. L’action de la famille pour faciliter l’embauche
est, nous l’avons vu, plus fréquente en région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Elle y est aussi
plus efficace : lors de la première interrogation en 1996, 29 % des emplois y ont été trouvés
par un intermédiaire familial contre 4 % et 9 % en Ile-de-France et en Nord-Pas-de-Calais. Ce
phénomène est notamment lié aux contextes des marchés locaux du travail, aux mutations du
115
système productif ou à la taille et aux types d’entreprises qui conditionnent, selon les régions,
les modes de recrutements locaux et notamment l’appui de l’entourage128.
Le degré de mobilisation des connaissances reflète donc l’existence de ressources
sociales et locales disponibles mais aussi l’idée que se font les demandeurs d’emploi de
celles-ci. Le territoire de résidence peut être un espace de ressources mobilisables. La
localisation géographique des réseaux sociaux a un effet sur l’aide qu’ils apportent dans la
recherche d’emploi. En effet, l’enquête TDA-CC confirme que si la famille est originaire de
la région, elle sera plus facilement mobilisée à l’occasion de la recherche d’emploi : un an
après l’entrée en convention de conversion, 11 % des individus, dont les parents, père et/ou
mère, sont originaires de la région de résidence, n’ont mobilisé dans leurs relations que des
membres de leur famille, alors que c’est le cas pour seulement 6 % de ceux dont aucun parent
n’est originaire de cette région. La proximité géographique de la famille ou des amis permet
des sociabilités, des rencontres qui autorisent sans doute plus facilement, le moment venu, de
demander de l’aide pour trouver un emploi129. De plus, si l’intensité des liens familiaux et
amicaux ne conditionne pas l’existence d’aides professionnelles, elle facilite l’entraide dans la
recherche d’emploi. Plus la fréquentation des amis et de la famille est forte, plus la proportion
d’individus ayant mobilisé leur entourage dans leurs recherches d’emplois en 1996 est
importante (cf. graphique 2)130.
128
Ce résultat confirme celui obtenu par l’enquête TDE-MLT où la mobilisation familiale était également plus
faible dans le Nord-Pas de Calais. L’hypothèse suivante avait alors été formulée : dans les zones d’emploi les
plus durablement marquées par le chômage, la famille n’est plus perçue comme un élément susceptible de
faciliter l’accès ou le retour à l’emploi et serait donc moins mobilisée que les voies institutionnelles et
individuelles (Simonin, 2000).
129
Cependant, la présence de parents habitant à moins de trente kilomètres de l’enquêté ne semble pas influencer
l’aide à la recherche d’emploi (Ortalda, 2001).
130
L’enquête TDA-CC n’interroge pas les personnes sur leur sociabilité familiale en 1996 mais seulement en
1997. Ainsi, nous faisons l’hypothèse que, bien que le chômage puisse les modifier, ces variables nous donnent
une indication des sociabilités de 1996 et peuvent être comparées à la mobilisation de l’entourage dans la
recherche d’emploi en 1996.
116
Graphique 2 - Mobilisation de l'entourage selon la fréquentation de l'entourage
100%
90%
80%
70%
60%
50%
40%
30%
20%
10%
0%
Famille et
amis
mobilisés
Famille ou
amis
mobilisés
Aucune
mobilisation
de l'entourage
Fréquentation Fréquentation Fréquentation Fréquentation
famille ou
famille et
famille et
famille et
amis élevée
amis élevée
amis faible
amis
moyenne
Note : champ de 660 personnes interrogées lors des deux premières vagues d’enquête et ayant répondu aux
variables « Mobilisation » et « Entourage » (composée de Freqfam et relamiV2).
Source : MES-DARES, Enquête « Trajectoires des adhérents entrés en convention de conversion au deuxième
trimestre 1995 ».
D’après nos résultats, les demandeurs d’emploi mobiliseraient donc plus facilement des
connaissances amicales et familiales locales. Ces résultats recoupent ceux de l’Enquête
Emploi de l’INSEE qui interroge également les individus (au chômage ou non) sur les
moyens ayant permis l’accès à leur emploi 131. En 1994, 40 % des emplois avaient été trouvés
par relations personnelles et professionnelles ; en 1998, 33 % des personnes avaient trouvé
leur emploi par le biais de la famille, de relations personnelles ou de l’école (Lagarenne et
Marchal, 1995). Ces résultats renforcent l’idée que la qualité de la recherche d’emploi
exprime, pour une part significative, la capacité à mobiliser des réseaux informationnels,
c’est-à-dire à mobiliser une forme de capital social.
Toutefois, si les relations constituent une ressource dans l’accès à l’emploi, notamment
chez les employés et les ouvriers, elles ne parviennent pas à atténuer les inégalités sociales
face au chômage. Ces situations s’inscrivent d’ailleurs dans les disparités sociales en matière
d’échanges. On sait que les transferts financiers entre générations n’ont pas la même utilité
131
L’Enquête Emploi de l’INSEE interroge également des chercheurs d’emploi sur le (ou les) moyen(s) utilisé(s)
et permet de comparer les résultats à l’échelle décennale. Aussi, en 1971, 71 % des chômeurs ayant fait des
démarches ont sollicité des relations personnelles et familiales. En 1998 ils étaient 78 %. Le recours aux réseaux
sociaux comme mode de recherche d’emploi n’a donc pas été altéré par la crise économique et sociale. Les
mutations structurelles du marché du travail ont multiplié les entrées et sorties du chômage et donc les
opportunités de mobilisation des réseaux de connaissances. Bien que l’influence du diplôme soit forte, les
recommandations, l’accès à l’information accordé par le soutien relationnel gardent une certaine efficacité. Ainsi
l’absence de recours relationnel chez les chômeurs, et notamment ceux de longue durée, pourrait accroître le
risque d’exclusion (Simonin, 2000).
117
selon les catégories sociales. Les plus modestes reçoivent une aide moins élevée et moins
fréquente mais en dépendent plus que les catégories aisées. En outre, il faudrait aussi
considérer les aides du type “coup de main” (paiement du loyer, du caddy) qui sont
difficilement estimables par les enquêtes alors qu’elles sont justement caractéristiques des
milieux modestes.
J-H Déchaux (1994)132 a montré qu’en matière de soutien domestique, la parenté
n’exerce pas d’effet correcteur des inégalités. Mise à part la garde d’enfant toujours plus
fréquente chez les ouvriers et les employés, les aides et services domestiques et l’aide pour
trouver un logement restent plus développés chez les cadres et les professions intermédiaires.
Bien que la parentèle des milieux modestes soit plus localisée, il n’y a pas à proprement parler
de prime à la proximité dans l’entraide ou l’accès au logement. Cependant, l’aide dans la
recherche d’emploi semble faire exception et davantage favoriser les catégories modestes133.
Aussi peut-on s’interroger sur l’ambivalence du recours à l’entourage qui risque d’être un
frein au retour à l’emploi si, en se concentrant sur un espace restreint, le chômeur ignore
d’autres bassins d’emplois plus dynamiques et néglige les opportunités d’emploi offertes par
ces derniers. Cette apparente rigidité conduit à s’interroger sur les comportements des
chômeurs face aux incitations à la mobilité. L’enquête TDA-CC ouvre une piste dans ce
domaine. Les chômeurs ont été interrogés sur leurs critères de recherche d’emploi et
notamment sur leur acceptation ou leur refus a priori d’un déménagement pour un emploi
satisfaisant.
3. Conjuguer mobilité résidentielle et recherche d’emploi : une
logique parfois difficile à envisager
Lors de l’enquête les personnes étaient invitées à définir quels emplois ils refuseraient
au cours de leur recherche. L’opposition aux contrats précaires (CDD et intérim) ou à temps
partiel est faible : seuls 8 % des personnes n’accepteraient pas un CDD, 23 % une mission
132
Résultats de l’enquête « Mode de vie » 1988-89 de l’INSEE et de l’enquête « Proches et parents » 1990 de
l’INED.
133
Ces résultats viennent confirmer les apports des enquêtes sur la sociabilité au niveau national (Degenne et
Forsé, 1994) : le niveau des relations hors parenté croît avec le statut social. Les relations de travail, d’amitié ou
les simples conversations hebdomadaires sont plus développées chez les cadres et professions libérales. A
l’inverse, les relations au sein de la parenté sont plus étendues chez les ouvriers au détriment d’une sociabilité
amicale ou professionnelle qui reste en deçà de celle des catégories sociales supérieures. La sociabilité familiale
est répandue dans tous les milieux mais caractérise particulièrement les catégories populaires.
118
d’intérim, 26 % une déqualification, 31 % un emploi à temps partiel. Les refus sont très
prononcés en revanche s’agissant d’un CES (66 %) et d’un travail non déclaré (87 %). De la
même manière, si un emploi satisfaisant mais éloigné leur est proposé, tous n’accepteraient
pas de déménager : 54 % en moyenne refuseraient et 14 % des individus déclarent qu’ils
hésiteraient. Les salariés licenciés passés par une convention de conversion semblent
d’ailleurs plus réticents au déménagement que l’ensemble des chômeurs sur la même période
dont seulement 40 % refusent cette éventualité d’après l’enquête TDE-MLT134. L’incertitude
professionnelle liée à un plan social ne suscite pas la mobilité résidentielle des salariés dont
l’ancienneté dans l’entreprise est longue135. Ces salariés, dont les indemnités de convention de
conversion sont plus élevées que pour les plus jeunes, estiment peut-être avoir plus de temps
pour réaliser leur recherche d’emploi. Rappelons que l’objet d’une convention de conversion
est d’aider les salariés à retrouver un emploi équivalent au précédent, ce qui génère peut-être
davantage d’attentes.
La nécessité de déménager ou d’effectuer des trajets domicile-travail jugés trop longs
sont l’un des motifs de refus d’offres d’emplois. Parmi les 457 personnes qui ont eu au moins
un entretien d’embauche en 1996, 96 déclarent avoir décliné un ou plusieurs emplois.
Cependant, quinze personnes seulement ont refusé une embauche à cause d’un lieu de travail
jugé trop éloigné du domicile, alors qu’un salaire insuffisant, un travail jugé non sérieux ou
inintéressant sont les raisons principales de ces refus. Globalement, ce degré d’exigence peut
renforcer des difficultés sociales ou conjoncturelles d’accès à l’emploi. En effet, 57 % des
personnes qui auront connu plus de vingt-quatre mois de chômage après la convention de
conversion refusaient, trois ans plus tôt, de déménager pour un emploi satisfaisant. Ceux qui
auront connu un chômage de moins de deux ans étaient moins enclins (54 %) à éviter un
déménagement pour un emploi.
La géographie des emplois occupés un an après l’entrée en convention de conversion
rend compte d’une recherche à proximité du domicile. 25 % de ces emplois se situent dans la
134
A partir de données espagnoles, la question « accepteriez-vous une offre d’emploi qui implique un
déménagement ? » permet d’analyser les facteurs caractérisant le comportement spatial de recherche d’emploi.
Alors que les responsabilités familiales, l’âge, l’éducation sont importants dans la détermination du choix de
migration pour l’emploi, la durée de chômage ne semble pas agir sur ce choix. Cependant la diminution des
allocations chômage ou la mise au chômage d’un autre membre du ménage augmentent l’acceptation
hypothétique d’une mobilité résidentielle pour un emploi. (Ahn, De la Rica et Ugidos, 1998)
135
83% des chômeurs issus de conventions de conversion ont plus de trois ans d’ancienneté dans le dernier
emploi occupé (32 % ont plus de 10 ans d’ancienneté) contre 65 % de l’ensemble des chômeurs enquêtés sur les
mêmes zones d’emploi par TDE-MLT. En effet, le dispositif de convention de conversion est proposé aux
salariés de moins de 57 ans ayant au moins deux années d’ancienneté dans l’entreprise.
119
commune de résidence, 52 % dans la zone d’emploi de résidence. Mais sur ce point aussi il
existe des différences régionales : 80 % des emplois occupés par les habitants des aires
urbaines de Marseille ou de Paris se situent dans ces espaces urbains, contre moins des deuxtiers des emplois trouvés dans les principales aires urbaines du Nord-Pas-de-Calais136. Les
emplois occupés par les habitants des Bouches-du-Rhône se situent plus fréquemment dans
leur département (83 %) que ceux retrouvés par les habitants des départements du Nord-Pasde-Calais (70%) ou d’Ile-de-France (56%)137. Cette résistance au déménagement suggère
qu’une tension s’exerce entre le logement et l’ancrage résidentiel d’une part, et les impératifs
spatiaux de la recherche d’emploi d’autre part.
3.1. Le poids des contraintes sociales et familiales face au
déménagement pour l’emploi
Les contraintes spatiales de la recherche d’emploi ne s’imposent pas de la même façon
selon le contexte social et familial des chômeurs de l’enquête TDA-CC (cf. tableau 3). Nos
résultats montrent que si le ménage est composé d’un seul adulte (personne seule ou famille
monoparentale), le refus de déménager est plus faible (respectivement 34 % et 45 %), alors
que les couples avec ou sans enfants sont les plus réfractaires au déménagement
(respectivement 66% et 56 % de refus). De même, la présence de deux personnes actives
employées dans le ménage est particulièrement déterminante : plus de 65 % des « ménages biactifs » refuseraient de déménager pour un emploi, contre 41 % des ménages dont le conjoint
est également au chômage. Lorsque le principe du déménagement est accepté, les ménages
dont l’un des conjoints est inactif acceptent des mobilités géographiques de longue distance
(14 % accepteraient de partir à l’étranger et 21 % partout en France), alors que les ménages
dont l’un des conjoints est au chômage limitent davantage leur mobilité (17 % accepteraient
de partir partout en France et 18 % à moins de cent kilomètres). Le déménagement demande
de formuler un projet professionnel et de pouvoir anticiper positivement l’avenir. Lorsque le
conjoint a ou recherche un emploi, le déménagement peut faire craindre une perte de
ressources sociales. Ce sont surtout les femmes chômeuses, dont l’emploi et la rémunération
136
Lille, Douai-Lens, Valenciennes, Boulogne-sur-Mer, Calais.
Dans les région du Nord et du Nord-Est de la France, « le niveau d’urbanisation, l’existence de pôles
d’emplois métropolitains exerçant leur pouvoir d’attraction sur de larges couronnes périurbaines, mais aussi la
finesse du maillage communal, sont autant de facteurs pouvant expliquer de forts taux de migrations
alternantes ». (Talbot, 2001, p. 3). En Ile-de-France, l’étalement urbain, la taille du marché de l’emploi et les
multiples infrastructures routières et de transports publics suscitent les migrations alternantes quotidiennes de
millions d’actifs. Ainsi 70 % des actifs d’Ile-de-France ayant un emploi quittent leur commune pour aller
travailler (Talbot, 2001).
137
120
sont plus fréquemment secondaires dans le ménage, qui sont les moins disposées à déménager
(elles refusent à 64 % alors que seuls 45 % des hommes refusent).
L’âge, en ce qu’il est fortement corrélé avec le statut de propriétaire et d’accédant à la
propriété, a également un impact évident sur la mobilité résidentielle. Plus les demandeurs
d’emploi sont âgés, plus le refus de déménagement est fort. En 1996, seuls 46 % des moins de
30 ans, contre 69 % des plus de 50 ans, refusent le principe du déménagement.
La prise en compte de la catégorie sociale révèle un rejet différencié du déménagement.
Statistiquement, les catégories ouvrières non qualifiées et d’employées refusent nettement
plus d’être mobiles que les autres (respectivement 62 % et 60 %). Viennent ensuite les
ouvriers qualifiés (51 %), les professions intermédiaires (45 %) et les cadres (33 %). Ces
derniers sont d’ailleurs plus nombreux à accepter un déménagement à l’étranger (23 %) ou
partout en France (16 %). Or, dans l’échantillon de l’enquête TDA-CC, les ouvriers et
employés sont plus fréquemment en couple avec ou sans enfants. Cette structure des ménages
explique en partie leur plus faible propension à être mobile. De plus, l’ancrage dans le marché
local peut constituer un avantage à moyen terme pour les ouvriers. Leur expérience peut en
effet remplacer le critère objectif du diplôme et faciliter une recherche d’emploi sur place.
Globalement, on observe donc que la propension à migrer augmente avec le milieu
social et le niveau de diplôme. Les catégories socioprofessionnelles connaissent des cycles de
vie migratoires différents selon le champ des possibles professionnels. Par exemple, les
salariés agricoles sont parmi les plus mobiles géographiquement mais leur mobilité est
davantage contrainte que celle des cadres. La précarité de la situation économique joue
également. Les ouvriers non qualifiés sont parmi les catégories les moins mobiles mais ce
comportement migratoire est renforcé par l’hérédité sociale. Lorsque le père est également
non qualifié, leur enracinement est encore plus fort (Courgeau et alii, 1998).
121
Tableau 3 - Propension au déménagement pour un emploi selon les caractéristiques du
ménage et la qualification
En %
Oui,
Oui, à
Oui, même
partout en moins de
à l’étranger
France
100 km
Non
Hésiterait
Ensemble
ou n.s.p.
ENSEMBLE
10,6
10,6
7,3
53,7
17,7
100
TYPE DE MENAGE
Personne seule
Famille monoparentale
Couple avec enfant(s)
Couple sans enfant
17,9
16,8
9,8
7,6
10,8
15
10
11,7
8,2
3,7
7,3
5,3
33,8
45,3
55,7
66,4
29,3
19,1
17,1
9
100
100
100
100
17,8
12
8,8
34,4
27
100
10,6
14,4
17,2
21,4
18,4
3,5
40,7
44,4
13,1
16,2
100
100
7,3
5,5
5,8
65,2
16,2
100
20,9
7,6
6,4
8
10,7
13,4
12,2
6,3
6,8
9,1
7,6
5,7
39,25
60,3
51,4
61,6
22,3
9,6
22,4
18,5
100
100
100
100
NOMBRE D’EMPLOI DU MENAGE
Mono-actif, personne seule ou
famille monoparentale
Bi-actif, conjoint au chômage
Mono-actif, conjoint inactif
Bi-actif, conjoint, parent, enfant
employé(s)
QUALIFICATION
Cadres et professions intermédiaires
Employés
Ouvriers qualifiés
Ouvriers non qualifiés
Note : champ de 603 individus ayant répondu, lors de la première vague d’enquête, à la question CH22 « Pourriezvous déménager si on vous offrait un emploi correspondant à ce que vous cherchez ? ».
Source : MES-DARES, Enquête « Trajectoires des adhérents entrés en convention de conversion au deuxième
trimestre 1995 ».
3.2. Des logiques résidentielles facteurs d’ancrage
L’habitat est-il une composante de la dimension spatiale de la recherche d’emploi ?
L’ancrage territorial, tout d’abord, semble jouer un rôle significatif. Par exemple, le
déménagement est davantage refusé par les chômeurs nés dans le département de résidence
(57 %) que par ceux qui sont nés dans un autre département ou à l’étranger (51 %). L’origine
géographique du réseau de parenté a également une incidence. Lorsqu’un ou deux parents
sont originaires de la région de résidence, le refus de déménagement est plus fort (55 %) que
lorsqu’aucun parent n’est originaire de la région (52 %). On comprend qu’avoir connu
différents lieux de vie et avoir une famille dont les membres résident dans différentes régions
puisse créer des dispositions moins défavorables à une migration pour l’emploi.
De la même manière l’interaction entre le statut d’occupation du logement et le type de
recherche d’emploi apparaît clairement dans l’analyse de l’enquête (cf. tableau 4). Ainsi, les
statuts de propriétaires et d’accédants accentuent-ils le refus de déménager pour un emploi
122
(respectivement 64 % et 65 %, contre 42 % chez les locataires). Parmi les accédants à la
propriété, 11 % accepteraient un déménagement partout en France et 8 % un déménagement à
moins de 100 kilomètres. Les locataires constituent le groupe qui accepte le plus la mobilité :
ils sont le moins opposés à migrer à l’étranger (14 % accepteraient) ou partout en France
(15 %). Il faut noter qu’ils sont tout de même 21 % à déclarer qu’ils hésiteraient à déménager
si l’occasion se présentait.
L’importance du statut d’occupation et du type de ménage dans la mobilité résidentielle
est confirmée par les caractéristiques des personnes dont on perd la trace au fil de l’enquête.
Près d’un tiers des 1024 individus interrogés lors de la première vague d’enquête ne seront
pas retrouvés lors de la deuxième ou troisième vague. On peut faire l’hypothèse que ces
personnes ont pu déménager de la zone d’emploi initiale. Or ces 314 personnes sont plus
fréquemment locataires (57 % contre 42 % pour l’ensemble des enquêtés) et résidants d’Ilede-France (51% contre 41 % en moyenne). On constate également que ce sont davantage des
hommes (60 %), des personnes seules ou des couples sans enfants. En revanche, ils diffèrent
peu de la structure professionnelle et d’âge de l’ensemble des individus interrogés.
Les réticences au déménagement des chômeurs propriétaires ou accédants à la propriété
révèlent donc bien le rôle de mécanismes stabilisateurs joué par ces statuts d’occupation. Les
contraintes financières de l’accession et la signification sociale et culturelle de la propriété en
France font de cet investissement une étape particulièrement valorisée dans le parcours
résidentiel. La propriété s’accommode tout naturellement à la stabilité. Elle constitue une
sphère d’identification de proximité, centrée sur la famille, alors que la location est plus
spécifiquement le segment de la mobilité, de l’urbain et de l’individu. Les personnes
concernées sont en moyenne plus âgées que les locataires.
Tableau 4 - Propension au déménagement pour un emploi selon le statut d’occupation
En %
ENSEMBLE
Oui, même Oui,
Oui, à
à
partout en moins de
l’étranger France
100 km
10,6
10,6
7,3
STATUT D’OCCUPATION DU LOGEMENT
Locataire, sous-locataire,
14,4
logé gratuitement
3,6
Accédant à la propriété
Propriétaire
8
Non
Hésiterait
Ensemble
ou n.s.p.
53,7
17,7
100
15,2
7,6
41,9
20,9
100
10,8
8,4
65,1
12,2
100
5,3
6,8
64,1
15,8
100
Note : champ de 603 individus ayant répondu, lors de la première vague de l’enquête, à la question CH22
« Pourriez-vous déménager si on vous offrait un emploi correspondant à ce que vous cherchez ? ».
Source : MES-DARES, Enquête « Trajectoires des adhérents entrés en convention de conversion au deuxième
trimestre 1995 ».
123
3.3. Le refus du déménagement pour l’emploi dans un contexte de
mobilisation de l’entourage
Enfin, le demandeur d’emploi peut refuser de déménager pour un emploi, même s’il le
juge satisfaisant, parce qu’il pense pouvoir être employé sur place, en comptant notamment
sur son entourage. S’il est difficile de répondre définitivement à cette hypothèse par un simple
traitement descriptif de l’enquête, on peut penser que l’intensité des sociabilités et l’aide de
l’entourage incitent à préférer la stabilité du lieu de vie.
La mobilisation des relations familiales ou amicales dans la recherche d’emploi ne
freine pas en soi l’acceptation d’un déménagement, même si on constate des comportements
légèrement différents lorsque l’aide professionnelle de l’entourage a été efficace par le passé.
Les relations personnelles, et singulièrement la famille, sont un facteur de stabilité
lorsqu’elles ont permis de trouver le premier emploi de la carrière et/ou le dernier emploi
avant le licenciement : 57 % des individus ayant reçu une fois l’aide de leur famille
refuseraient de déménager pour un emploi (cf. tableau 5). Par ailleurs, des sociabilités
familiales et amicales développées favorisent très légèrement le refus du déménagement : 55
% des personnes qui rencontrent fréquemment famille et amis (en 1997) déclaraient en 1996
refuser de migrer pour un emploi, contre 51 % des personnes qui déclarent avoir des
sociabilités moins intenses. En réalité, derrière le type de sociabilité, on observe aussi l’effet
des catégories sociales, puisque dans cette enquête les employés sont la catégorie dont les
sociabilités familiale et amicale sont les plus développées.
Tableau 5 - Propension au déménagement pour un emploi selon l'aide de l'entourage
En %
ENSEMBLE
AIDE DE L’ENTOURAGE LORS DE L’ACCES
Oui,
Oui,
Oui, à
Hésiterait
même à partout en moins de Non
Ensemble
ou n.s.p.
l’étranger France
100 km
10,6
10,6
7,3
53,7
17,7
100
AU PREMIER ET AU DERNIER EMPLOI
Au moins un emploi trouvé par relations
amicales ou professionnelles
13,1
10,9
8,7
46,8
20,5
100
Au moins un emploi trouvé par la famille
7,9
8,2
10,8
57,4
15,8
100
Emplois trouvés par d'autres moyens
Emplois trouvés par la famille ou les
relations amicales ou professionnelles
10,4
12
6,1
58,1
13,4
100
9,5
10,3
4
54,6
21,7
100
Note : champ de 603 individus ayant répondu, lors de la première vague de l’enquête, à la question CH22
« Pourriez-vous déménager si on vous offrait un emploi correspondant à ce que vous cherchez ? ».
Source : MES-DARES, Enquête « Trajectoires des adhérents entrés en convention de conversion au deuxième
trimestre 1995 ».
124
4. Conclusion du chapitre 4
Les résultats présentés ici confirment que le chômage suscite un contexte d’incertitude
peu favorable à la mise en œuvre d’une mobilité résidentielle. Ils suggèrent plus précisément
une résistance à la migration. Cette opposition manifeste chez certains un lien particulier au
territoire local à travers le logement et l’entraide familiale. L’insertion sociale et économique
des salariés aurait donc davantage tendance à s’inscrire au sein de territoires contigus s’ils
sont ouvriers ou employés, propriétaires ou accédants, ou s’ils vivent en couple avec des
enfants. Déménager peut conduire à un changement de statut d’occupation qui va à l’encontre
des attentes des ménages. Ces résultats vont dans le sens de notre hypothèse centrale selon
laquelle les logiques familiales et résidentielles tendent à donner un cadre spatial à la
trajectoire professionnelle. On peut faire l’hypothèse qu’il existe, face au chômage, différents
modes d’articulation entre mobilité et enracinement, qu’il s’agit de comprendre par rapport
aux trajectoires résidentielle, familiale et professionnelle passées.
Ces résultats, dont nous avons souligné la nature essentiellement descriptive, viennent
confirmer la pertinence d’une focalisation de l’analyse sur ces dimensions résidentielles et
familiales des mobilités et non-mobilités liées à une recherche d’emploi. Cependant l’enquête
dont ils sont issus ne nous permet pas d’aller plus loin dans la compréhension des pratiques de
mobilité résidentielle liés à la perte d’emploi. Elle ne permet pas d’appréhender la complexité
des choix réalisés au regard des trajectoires résidentielle, territoriale ou du projet familial. Elle
laisse en suspend la nature de ces arbitrages : quelles sont les motivations qui les soustendent ? Le refus a priori de déménager est-il le signe d’une contrainte ou d’un choix ? Plus
précisément, quelles sont les représentations du champ des possibles professionnels, spatiaux
et territoriaux ? En résumé, ces résultats confirment la problématique engagée et suscitent la
poursuite de notre démarche dans un sens plus qualitatif.
125
CHAPITRE 5
–
ELABORATION DE L’ENQUETE AUPRES DE SALARIES
D’UNE USINE CONFRONTES A LA DELOCALISATION
OU A LA PERTE DE LEUR EMPLOI
« Le recours à des méthodes d'observation
orientées davantage vers la monographie, les
enquêtes locales, les histoires de vie que vers le
repérage des régularités statistiques et l'élaboration
de modèles, ne correspond pas à un postulat
rabaissant le rôle des acteurs collectifs et des forces
macro-économiques ou politiques dans la mobilité
résidentielle. Il vise à en mieux saisir le sens pour
ceux qui la vivent. »
Jacques Brun, 1990, « Mobilité résidentielle et
stratégies de localisation », In Bonvalet C., Fribourg
A.-M. (dir.) Stratégies résidentielles, Paris, INEDPlan Construction et Architecture, p. 307.
Le choix d'une méthode d’enquête repose tout d’abord sur la nature de l'objet de la
recherche. Il s'agit ici de préciser comment nous allons répondre aux questionnements
soulevés précédemment par le biais d’une enquête de terrain, par le choix d’un cas unique
d’étude en suivant une approche « compréhensive ». Après avoir présenté les choix
méthodologiques et l’élaboration de l’enquête (1), nous exposerons plus précisément le terrain
d’étude en présentant le contenu du plan social d’entreprise auquel nous nous sommes
intéressée et les contextes socioéconomiques des territoires locaux qui constituent
l’environnement des personnes interrogées (2).
1. Choix méthodologiques
Afin de répondre à la spécificité de notre terrain d’étude, nous avons adopté une
démarche qualitative “longitudinale”138 par la réalisation de deux vagues d’entretiens à un an
138
Ce terme est généralement attribué aux enquêtes qui suivent une population (une cohorte) sur plusieurs
années en étudiant les évènements qui surviennent au cours de cette période. Notre enquête se limite à un suivi,
d’un nombre déterminé d’individus, un an après le premier entretien.
126
d’intervalle et par l’envoi d’un questionnaire rétrospectif aux salariés n’ayant pas été
rencontrés (1.1). Le corpus d’entretiens a ensuite fait l’objet d’analyses successives en vue de
l’élaboration d’un classement typologique (1.2).
1.1. Une enquête qualitative longitudinale
1.1.1.
Le choix d’un terrain unique d’étude
Notre enquête porte sur le cas de la fermeture d’une usine de câbles électriques située à
Laon en Picardie (Aisne), dont la production a été délocalisée, au cours de l’été 2000 à Sens
en Bourgogne (Yonne, cf. carte 1). L’ensemble des trois cents salariés s’est vu proposer une
mutation sur ce nouveau site éloigné de deux cents kilomètres de leur domicile. Le plan
social, engagé au début du printemps 2000, proposait aux salariés de se déclarer ou bien pour
la mutation directe ou bien pour une mutation d’essai d’au moins six mois dite « période
probatoire » ou bien encore pour le licenciement.
Nous avons donc choisi d’étudier un cas unique de restructuration d’entreprise. Il aurait
évidemment été possible d’adopter une démarche comparative en analysant plusieurs
restructurations d’entreprises dans différents types de bassins d’emplois. Cette option n’aurait
toutefois pas répondu à notre problématique. En effet, en s’inscrivant dans une démarche
qualitative, nous ne cherchions pas à constituer un échantillon représentatif des plans sociaux
ou des territoires en reconversion. Au contraire, l’objet de la recherche nécessitait plutôt une
analyse fine des arbitrages réalisés par les salariés. En choisissant le contexte d’une
proposition de mutation professionnelle, nous cherchions à saisir l’attachement au lieu,
« lorsqu’il est contraint de se révéler, sous l’effet de facteurs extérieurs » (Bourdin, 1996,
p. 41), ainsi que les aspirations d’ordre familial et résidentiel. Choisir un seul terrain d’étude
nous permettait justement d’appréhender un collectif de salariés qui existe « en soi » et subit,
au même moment, un événement professionnel identique (un plan social) dans un contexte
local commun. Autrement dit, en délimitant une population présentant une « relative
communauté de positions » (Grafmeyer, 1995, p. 19), nous pouvions affiner l’investigation
sur les trajectoires biographiques des salariés et ainsi saisir le sens de leurs arbitrages spatiaux
et professionnels.
Ce choix d’une démarche de type monographique est également de nature
méthodologique. En effet, l’adoption d’un terrain unique permet de comprendre les
« contextes locaux d’interaction » (Hamel, 1998, p. 129), c’est-à-dire de saisir plus largement
la genèse de comportements et de processus d’ordre social. En effet, le cadre de la
restructuration étudiée (une fermeture d’usine entraînant une délocalisation), bien que peu
fréquent à l’échelle du marché du travail, offre une observation quasi expérimentale des
127
Carte 1 - Situation des départements de l'Aisne et de l'Yonne
Amiens
Saint-Quentin
AISNE
Vervins
Tergnier
CharlevilleMézières
Chauny
Laon
Beauvais
Creil
Soissons
Compiègne
Reims
Meaux
ChâteauThierry
Epernay
Châlons-enChampagne
Région
Parisienne
Provins
Melun
Troyes
Sens
Montargis
YONNE
N
0
50 km
Auxerre
Légende
Reims (213.000)
Amiens (160.000)
Troyes (125.000)
Saint-Quentin (70.000)
Frontière nationale
Limites régionales
Limites départementales
Départements de l'Aisne et de l'Yonne
Laon (30.000)
Autoroutes
Chauny (12.000)
Routes secondaires
Les cercles sont proportionnels au nombre
d'habitants des agglomérations, excepté pour
la région parisienne.
© Vignal C., Guerrinha C. (2003)
situations d’incitations à la mobilité géographique de salariés. En outre, les entretiens réalisés
auprès des professionnels de l’emploi et de la reconversion (cf. chapitre 2) montrent la
récurrence des problématiques de résistances à la mobilité dans le cadre de plans sociaux. Plus
qu’un critère de représentativité, notre démarche repose donc sur l’exemplarité du plan social
et du territoire étudiés.
1.1.2.
Questions de recherche
L’objectif central de cette recherche est d’analyser les arbitrages de salariés, notamment
ouvriers, entre une mobilité professionnelle subie et l’attachement au territoire, au logement et
à la famille. Il s’agit alors de comprendre les transformations qui s’opèrent, à cette occasion,
dans la relation entre la sphère professionnelle et la sphère domestique.
Autour d’un cas de délocalisation d’usine, en France, impliquant la fermeture du site
initial, nous questionnerons les stratégies et contraintes des salariés, principalement ouvriers :
- Quelles stratégies, quels aménagements apparaissent autour du logement et de la famille ?
- En quoi les arbitrages sont-ils orientés, d’une part, par les trajectoires antérieures, d’autre
part, par les contraintes institutionnelles et locales?
- Quelles sont les différences de comportements et de marges de manœuvre entre ouvriers,
techniciens et cadres ? Qu’en est-il au sein même de la catégorie des ouvriers ?
L’enquête a également pour but d’explorer les ajustements entre migrations et ancrage
résidentiel provoqués par la délocalisation de l’emploi :
- Le refus de la migration préserve-t-il de tout changement en matière de pratiques spatiales ?
- La migration implique-t-elle nécessairement un déracinement, une rupture dans les relations
familiales ?
- Comment évolue le rapport à l’emploi selon les choix de migration ou d’ancrage, de
mutation ou de licenciement ?
- Est-ce que la famille est un frein ou une aide à la mobilité dans la recherche d’emploi des
ouvriers ?
1.1.3.
Une enquête “longitudinale” par entretiens et un questionnaire
rétrospectif
Notre méthode d’investigation principale a été la réalisation d’entretiens avec les
salariés touchés par la fermeture de leur usine. L’objectif de la recherche est d’expliquer les
décisions de mobilité ou de non-mobilité résidentielle des salariés par l’analyse de leurs récits.
Nous cherchions à faire ressortir les logiques d’acteurs pris entre épreuves personnelles et
enjeux collectifs. La simple analyse de faits recensés par un questionnaire n’aurait pas permis
de comprendre la signification et les motivations des individus, tant dans leur choix d’ancrage
128
que de mobilité. Or, nous cherchions à saisir à la fois les dimensions structurantes qui
déterminent collectivement les comportements et les représentations des acteurs susceptibles
de guider leurs conduites (Moscovici, 1984). Nous nous situons donc dans une perspective
compréhensive dans laquelle les comportements sont analysés à travers les types de
rationalités et de valeurs d’individus insérés dans un type de société et contraints par
différentes évolutions macro-sociales.
Cette méthodologie générale s’est inscrite dans un processus d’enquête particulier :
celui d’une enquête “longitudinale” en deux vagues d’entretiens semi-directifs. Ce dispositif
est justifié par le processus de fermeture et de délocalisation de l’entreprise dont le plan social
démarra en mars 2000. Lors la première vague d’entretiens, réalisée entre juin et septembre
2000, nous interrogions les salariés quelques semaines après qu’ils aient pris la décision
d’accepter la mutation, ou bien d’opter pour une mutation provisoire dite « période
probatoire », ou bien encore d’être licenciés. On se situait donc dans une phase de transition
qui succédait à un arbitrage formulé quelques semaines plus tôt, mais qui précédait le
déménagement ou la recherche d’emploi. Nous avons ensuite réalisé une seconde vague
d’entretiens, dix à douze mois après (en 2001), avec l’ensemble des personnes interviewées.
Cette démarche se révélait indispensable notamment pour connaître la décision définitive des
salariés ayant tenté la mutation « probatoire».
Ces deux vagues d’entretiens devaient nous permettre d’obtenir aussi bien des
informations sur les trajectoires passées que de suivre un processus en cours. Deux grilles ont
donc été élaborés et deux types d’entretiens ont été menés pour répondre à cet objectif. Lors
de la première vague, la grille d’entretien est d’une part biographique et d’autre part orientée
sur les motivations et le processus de décisions relatifs à la mutation, cette deuxième phase
permettant une conduite plus libre de l’entretien (ii). Lors de la deuxième vague, la
“technique” se rapproche de la conduite classique d’un entretien semi-directif (iii). Enfin, en
2002, un questionnaire rétrospectif a été envoyé aux salariés n’ayant pas été interviewés (iiii).
(i) L’échantillon
Originaire de la ville de Laon, nous avions très vite pris connaissance, notamment par la
presse quotidienne régionale, du processus de fermeture de l’usine en question. Notre réseau
de connaissances sur place nous a permis de nous mettre en contact avec deux salariés de
cette entreprise auxquels nous avons expliqué notre démarche de recherche. C’est par ces
personnes que nous avons pu obtenir la liste nominative et les adresses des salariés en poste
dans l’usine au printemps 2000 ainsi qu’une copie du plan social rédigé par la direction.
129
A cette époque, nous avions informé de notre démarche la société Econova (filiale de
Adeco) chargée de la Cellule de reclassement pour les salariés licenciés et de
l’accompagnement des salariés mutés. La direction de l’usine refusa que cette société nous
aide à réaliser des entretiens ou nous donne accès à des informations relatives au plan social.
Ce refus n’a finalement pas été nuisible à notre enquête. Au contraire, alors qu’une défiance et
un climat de tension s’étaient installés entre les salariés et la direction de l’entreprise, le
danger aurait été que notre recherche soit assimilée à une démarche de la direction et non à un
travail universitaire indépendant. Des craintes de ce type nous ont parfois été adressées lors
des entretiens. Nous pouvions alors très vite éclaircir le doute et assurer notre interlocuteur.
En outre, notre objet de recherche n’étant pas l’organisation du travail dans l’usine, nous
n’avions pas besoin d’être présente dans l’établissement, même si nous avons eu l’occasion
d’y entrer à plusieurs reprises à Laon comme à Sens.
L’entreprise comprenait, au printemps 2000, 307 salariés (dont ceux en contrat à durée
déterminée). Nous avons eu accès à la liste nominative de 284 salariés (ce qui correspond à la
l’ensemble des salariés exceptés les CDD et les cadres de la direction) à partir de laquelle
nous avons construit notre échantillon d’enquêtés selon trois variables dont nous avions la
connaissance : le sexe, le lieu de résidence, et le choix effectué au regard de la mutation
proposée. Nous avons volontairement interrogé davantage de salariés mutés ou ayant accepté
la période probatoire (vingt-six personnes sur cinquante-neuf interrogées). Enfin, si nous
n’avons pu obtenir la qualification de chaque salarié, nous avons toutefois respecté la
proportion générale des qualifications, à savoir trois-quart d’ouvriers et un quart de
techniciens (cf. Tableau 6).
Au printemps 2000, nos informations étaient les suivantes : quarante et un salariés
acceptaient la mutation, trente-sept adoptaient la mutation pour une « période probatoire ».
Nous avons donc construit l’échantillon d’enquêtés sur cette base de 73 % de salariés
licenciés, 14 % de salariés mutés, 13% de salariés en mutation pour une période d’essai. Plus
tard, nous apprendrons que cent vingt salariés ont été mutés (cadres compris), à l’essai ou
définitivement, au cours de l’année 2000 et que seuls quatre-vingt d’entre eux acceptèrent
finalement cette mutation en 2001139.
139
Les données, publiées par J.-S. Blanck (2001) plus d’un an plus tard, font état de soixante-cinq personnes
mutées d’emblée et de cinquante-cinq personnes mutés en « période probatoire » (cf. chapitre 7).
130
Tableau 6 - Comparaison de l’échantillon d’enquêtés avec l’ensemble des salariés de
l’entreprise
En %
Ensemble des salariés*
(284 personnes)
Salariés enquêtés
(59 personnes)
CHOIX RELATIF AU PLAN SOCIAL
Licenciement
Mutation
Mutation en « période probatoire »
60
22
18
58
20
22
SEXE
Femme
Homme
17
83
17
83
LIEU DE RESIDENCE
Laon
Dans un rayon de 10 km autour de Laon
De 10 à 20 km de Laon
A plus de 20 km de Laon
Autre département
31
27
25
16
1
29
34
24
11
2
Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens
(Yonne).
* Informations obtenues en Mai 2000
Cinquante-neuf salariés ont été rencontrés au cours de l’été 2000 lors de la première
vague d’entretiens (cf. tableau 7). Nous avons réalisé en réalité cinquante-six entretiens mais
trois d’entre eux ont été faits avec des couples travaillant ensemble dans l’entreprise. Un autre
entretien a été mené avec la conjointe, inactive, d’un salarié dans la mesure où il ne désirait
pas nous répondre seul. Cet échantillon est composé à 80 % d’ouvriers et de 20% de
techniciens et responsables de production (quarante-neuf ouvriers, six techniciens et quatre
responsables d’atelier ou de service).
En 2001, lors de la seconde vague d’entretiens, dix à douze mois après la première, cinquantesix personnes ont été interviewées. Seules trois personnes n’ont pas souhaité nous rencontrer à
nouveau, pour raison de santé ou par refus d’évoquer une période difficile. Le corpus final de
personnes interviewées deux années consécutives se compose donc de trente-huit salariés licenciés,
de dix-sept salariés mutés et d’un salarié encore en période probatoire mais en passe d’être licencié.
Tableau 7 - Nombre de salariés interviewés selon leurs choix de mutation
Effectifs
Licenciés
Mutés
Première vague d’entretiens (2000)
34
12
Mutés en
« période probatoire »
13
Seconde vague d’entretiens (2001)
38
17
1
Ensemble
59
56
Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens
(Yonne).
131
Les salariés ont été contactés par téléphone. Les personnes sur « liste rouge » n’ont en
général pas pu être jointes sauf dans les cas où d’autres enquêtés nous ont donné leur numéro
de téléphone. En effet, à la fin des entretiens, l’enregistrement par magnétophone terminé,
nombre de personnes nous questionnaient sur notre démarche et nous proposaient de contacter
tel ou tel autre salarié. Nous leur demandions à cette occasion des numéros de téléphone ou
des recommandations auprès de salariés que nous avions prévu de rencontrer. Cette démarche
nous a permis, au moment de la prise de rendez-vous téléphonique, de nous identifier comme
personne extérieure à la direction de l’entreprise et de gagner la confiance des personnes. Au
téléphone, nous annoncions notre démarche de façon assez précise : nous rappelions que, face
à la fermeture de l’usine, les salariés s’étaient vus proposer une mutation. Puis nous
expliquions que nous cherchions à comprendre en quoi il était facile ou difficile de prendre
une telle décision, notamment vis-à-vis de la famille et du logement. Au départ, nous pensions
ne pas dévoiler au téléphone l’objet de notre recherche. Mais pour convaincre les personnes
de bien vouloir nous recevoir, il fallait valoriser l’intérêt de leur implication et de leur
témoignage. Cette démarche a d’ailleurs permis de rencontrer relativement peu de
refus (quinze cas).
Les entretiens ont été réalisés au domicile des salariés ou, plus rarement, dans un café
ou dans l’usine. Tous ont été enregistrés par magnétophone. Les entretiens de la première
vague ont duré en moyenne soixante minutes. Lors de la seconde vague, les entretiens ont été
réalisés au domicile des personnes, dans la région de Laon pour les licenciés et dans la région
de Sens pour les salariés mutés ayant déménagé. Quelques personnes mutées en « période
probatoire » ou mutées définitivement mais revenant parfois le week-end nous ont invité à
faire l’entretien à leur domicile laonnois. Les interviews de cette seconde vague ont duré en
moyenne quarante minutes.
La conduite des entretiens visait non pas à être la plus neutre possible mais à mettre
dans de bonnes conditions l’interviewé. Les relances, les sourires, les acquiescements tout au
long du discours visaient à instaurer un climat de confiance et à montrer notre intérêt pour les
préoccupations de l’enquêté. Une attitude “neutre” aurait sans doute été peu habile face aux
récits des évènements vécus par ces personnes. Il faut aussi noter que la conduite des
entretiens a été différente lorsque la conjointe de l’enquêté était présente et intervenait. Bien
que nous demandions un entretien individuel, il nous a semblé difficile de refuser la présence
de la conjointe dans la pièce où se déroulait l’entretien et d’empêcher son intervention, alors
même que certaines personnes ne souhaitaient manifestement pas répondre seules. La crainte
devant l’exercice de l’entretien mais peut-être aussi la forte implication des femmes dans le
processus de décision expliquent sans doute la présence des conjointes lors de la première
132
vague d’entretiens : ce fut le cas pour dix-neuf entretiens en 2000140 mais pour seulement sept
entretiens lors de la seconde vague. Notre enquête avançant, les attentes des conjointes se sont
révélées être une dimension récurrente dans la prise de décision. Nous avons donc tenté de
tirer partie de l’interaction entre les conjoints et des compléments d’informations que
certaines femmes nous apportaient (deux exemples seront développés dans le chapitre 10).
(ii) La première vague d’entretiens (juin-septembre 2000)
La première vague d’entretiens cherchait à dégager les grandes étapes des parcours
familiaux, résidentiels et professionnels, pour ensuite se concentrer sur la période de
fermeture de l’entreprise et saisir les logiques d’ancrage et de mobilité. Cet objectif nécessitait
d’adapter la méthode de l’entretien semi-directif. C’est pourquoi nous avons choisi de
construire une grille de questions en deux temps. Nous annoncions cette démarche en
expliquant que nous allions aborder les étapes résidentielles et professionnelles de l’individu
et de sa famille dans un ordre chronologique, puis que nous parlerions de la période actuelle.
La première partie du guide d’entretien suit donc une grille biographique et cherche à
aborder trois types de trajectoires de l’individu et de son (sa) conjoint(e) : les grandes étapes
résidentielles et professionnelles du réseau de parenté, la trajectoire résidentielle et la
trajectoire professionnelle. La consigne de départ était : « Pouvez-vous me parler de votre
famille, d’où viennent vos grands-parents, vos parents ? Quels ont été les lieux où ils ont
successivement habité ? ». Les questions initiales portaient donc sur la sphère la plus privée
(la famille), puis sur la trajectoire résidentielle de l’individu, pour aboutir à la sphère
“publique”, celle de la vie professionnelle. Nous insistions sur l’articulation entre les espaces
domestiques et professionnels et notamment sur les arbitrages de localisation du lieu de
résidence. Nous interrogions également la personne sur ses réseaux de sociabilité et leur place
dans son histoire.
A la différence de ce qui se passe dans un entretien semi-directif classique, notre
méthode cherchait à obtenir une chronologie des étapes afin d’obtenir des informations
précises sur les lieux de vie, les dates et durées et de ne pas nous limiter aux étapes jugées
importantes par l’enquêté. Pour cela, nous nous sommes appuyée sur une fiche de datation de
type AGEVEN employée par les démographes (Antoine et alii, 1999). Au début de
l’entretien, nous exposions l’usage de cette grille en expliquant qu’elle nous servirait à nous
140
Rappelons que trois d’entre eux ont menés avec des couples travaillant ensemble dans l’entreprise. Un autre a
été mené avec la conjointe de l’enquêté lequel ne désirait pas nous répondre directement.
133
repérer et à dater les parcours familiaux, résidentiels et professionnels. Les questions posées et
le fait que nous inscrivions les étapes sur la grille de datation pendant l’entretien imposaient
une démarche chronologique à l’enquêté. Cette grille d’entretien visait à obtenir des
informations factuelles mais aussi à faire émerger les logiques, les valeurs, les représentations
des individus. Nous laissions donc les personnes interviewées enchaîner et développer à leur
guise les points de leur trajectoire tout en revenant sur la chronologie des étapes. Si la forme
des entretiens est donc plus directive dans cette première partie, elle n’empêchait pas le récit
de se développer. Cette grille devait donc être utilisée avec souplesse. Certains enquêtés très
prolixes nécessitaient très peu de relances, juste quelques questions pour aborder les
thématiques prévues. D’autres, moins à l’aise avec la situation d’entretien, devaient être mis
en confiance et s’appuyaient davantage sur nos questions.
Cette méthode d’entretien “de type biographique” comporte un certain nombre de biais.
L’individu reconstruisant sa trajectoire ne fait pas qu’énumérer les faits. Il leur donne
cohérence, il recherche une unité. Cette « illusion biographique » (Bourdieu, 1986) peut le
conduire à rationaliser des faits a posteriori. Toutefois, s’appuyer sur une grille de datation
limitait les risques d’informations parcellaires autour des trajectoires, lesquels peuvent être
dus à l’évitement par l’interviewé de moments jugés inintéressants (comme par exemple, la
géographie du réseau de parenté, les étapes résidentielles dans l’enfance, l’entraide de la
famille, les expériences de chômage, etc.). Nous pouvions, en effet, relancer les personnes sur
les nœuds, les bifurcations qui apparaissaient dans leurs récits. Nous évitions d’interpréter les
trajectoires comme un enchaînement de projets ou de stratégies, afin de saisir les éventuelles
« ruptures dans les appartenances », « réorganisations des attitudes et des conduites », ou
« changements d’espace de vie » (Grafmeyer, 1995, p. 23). Pour autant, un questionnaire
biographique réalisé en face à face n’aurait sans doute pas permis d’approfondir avec
l’interviewé la signification de ces parcours.
La deuxième partie de l’entretien s’intéressait à la fermeture de l’entreprise et au
processus d’acceptation ou de refus de la mutation. Cette partie était généralement introduite
par la question : « Qu’est-ce qui a été pour vous un carrefour dans votre vie professionnelle,
un moment où il y a eu des choix importants à faire ? » Nous cherchions alors à replacer
l’événement de la fermeture d’entreprise dans l’ensemble des trajectoires, ce thème étant
d’ailleurs parfois abordé spontanément. Cette seconde partie de l’entretien se déroulait de
façon plus libre que la première. Elle permettait à l’enquêté d’enchaîner à sa guise les
dimensions du problème, ce qui facilitait l’expression du vécu des évènements et de la
signification des choix, des tensions et des hésitations. Nos relances cherchaient simplement à
134
approfondir des points ou à aborder des thématiques qui n’étaient pas spontanément
mobilisées.
La grille d’entretien, présentée en détail en annexe, abordait les thèmes suivants :
Grille de la première vague d’entretiens
Première partie : Trajectoires familiale, résidentielle et professionnelle
- Grandes lignes des parcours résidentiels et professionnels du réseau de parenté
- Sociabilité et réseau d’entraide
- Parcours résidentiel de l’interviewé(e) et de son (sa) conjoint(e)
- Parcours scolaire et professionnel de l’interviewé(e) et du (de la) conjoint (e)
- Pratiques de déplacements, de loisir et de consommation
Deuxième partie : La fermeture de l’entreprise, le processus d’acceptation ou de refus
de mutation
- Qu’est-ce qui a été pour vous un carrefour dans votre vie professionnelle, un moment où il y
a eu des choix importants à faire ?
- Qu’est-ce qui a pesé dans votre décision de déménager / ne pas déménager ?
- Dans le cas du refus de la mutation :
Comment avez-vous vécu votre licenciement ?
Financièrement, comment allez-vous faire ?
Relances sur : aide de l’entourage, “débrouille”, petits travaux payés de la main à la main, etc.
- Dans le cas de l’acceptation de la mutation définitive ou de la période probatoire de six mois :
Dans quel type de logement allez-vous résider ? Relances sur : nature/type des logements
provisoires/définitifs, localisation, statut d’occupation, coût du loyer/remboursements, etc.
Est-ce que toute votre famille (ménage) déménage ? Qu’en est-il de l’emploi de votre
conjoint(e) ?
(iii) La seconde vague d’entretiens ( mai - juin 2001)
Nous avons interviewé une deuxième fois, dix à douze mois après le premier
entretien, cinquante-six des cinquante-neuf personnes rencontrées en 2000. A la fin de chaque
entretien en 2000, nous demandions aux enquêtés s’ils acceptaient de nous rencontrer à
nouveau un an plus tard. La prise de contact par téléphone en 2001 était donc facilitée par
l’accord de principe donné préalablement.
L’analyse de la première vague d’entretiens suggéra de nouvelles hypothèses et de
nouvelles dimensions à explorer (cf. chapitre 6 et 7). Pour les salariés mutés, la première
vague avait montré l’amorce de stratégies résidentielles d’accession à la propriété ou de
doublement du logement (entre une résidence familiale à Laon et un logement
« professionnel » à Sens) qu’il s’agissait d’approfondir. On s’est donc intéressée aux
réaménagements familiaux, résidentiels et professionnels découlant du choix réalisé un an
plus tôt : déménagements définitifs, déménagements provisoires lors de la période probatoire
puis retour dans la région d’origine, fréquence des visites à la famille restée dans l’Aisne. On
135
cherchait également à analyser les choix des salariés mutés à l’essai en « période probatoire ».
Pour les salariés licenciés, nous voulions comprendre quels étaient les moyens et critères,
notamment spatiaux, de recherche d’emploi, quel était le rôle de la famille dans ce processus
et, à partir de là, comment la relation habitat – emploi avait évolué.
Les entretiens de cette deuxième vague ont été conduits, conformément aux principes
d’un entretien semi-directif, dans le but de révéler le vécu et les représentations des enquêtés
face à des situations professionnelles et /ou résidentielles nouvelles. La question de départ
(« Que s’est-il passé d’important depuis notre dernière rencontre ? ») était volontairement
ouverte pour laisser l’interviewé libre de l’organisation de son propos. Au fil de son récit,
nous approfondissions certains points ou relancions l’entretien sur des thématiques trop peu
abordées. Le guide d’entretien détaillé en annexe comporte les thématiques suivantes141 :
Grille de la seconde vague d’entretiens
Sphère professionnelle : mutation ou recherche d’emploi
Cas du licenciement : quel a été votre parcours professionnel depuis le licenciement ?
périmètre de la recherche d’emploi en fonction du niveau de salaire proposé, etc.
Cas de la mutation : comment se passe l’adaptation au nouvel emploi depuis le
déménagement ?
Cas de la période probatoire : qu’est-ce qui a motivé votre décision de rester / de revenir à
Laon ?
Rapport au logement et mobilité résidentielle : déménagements, hébergements,
dédoublement du lieu de résidence, rapport au statut d’occupation du logement face aux
difficultés financières éventuelles, investissements (bricolage, travaux) dans le logement.
Relations et adaptations familiales : organisation familiale, entraide de l’entourage depuis
un an, vécu familial de la perte d’emploi / délocalisation de l’emploi, fréquence et nature des
retours dans la région d’origine.
(iiii) Le questionnaire : un outil complémentaire (février- mars 2002)
Au cours de notre enquête par entretiens, nous avons tenté d’obtenir auprès de la
direction de l’usine les caractéristiques des salariés ayant accepté ou refusé la mutation
(qualification, niveau de revenu, type de ménage, etc.). Le refus catégorique de la direction
des ressources humaines142 de nous les fournir a révélé la sensibilité de l’entreprise sur les
questions touchant à la délocalisation de l’usine, laquelle sensibilité était exacerbée par les
difficultés de reprise de la production après la délocalisation (cf. chapitre 8). Nous avons donc
décidé au début de l’année 2002 de compléter notre enquête par un questionnaire envoyé aux
141
Notons que ce guide n’est qu’un support, l’ordre des thèmes et des questions était fixé par l’enquêté.
Ce refus de la direction de l’entreprise de nous fournir ces informations nous a été communiqué par
l’intermédiaire d’un salarié nous aidant dans notre démarche ainsi que par la société chargée de la cellule de
reclassement prévue par le plan social.
142
136
salariés n’ayant pas été rencontrés. Ce questionnaire, d’une seule page, comportait dix-neuf
questions à réponses multiples et une question ouverte sur les raisons du refus ou de
l’acceptation de la mutation dont la réponse pouvait être développée au verso de la page (cf.
annexes).
Une lettre d’accompagnement expliquait la nature universitaire de notre démarche,
l’importance de la participation de chacun et l’anonymat des réponses données (cf. annexes).
La rapidité de remplissage du questionnaire, la gratuité de l’envoi (une enveloppe T préaffranchie à l’adresse de l’Université était fournie avec le questionnaire) ainsi qu’une relance
téléphonique ont permis d’obtenir un taux de réponse de 42 % (98 personnes sur 233
questionnaires envoyés). Le corpus de salariés enquêtés par entretien (lors des deux vagues,
n= 56) ou questionnaire est donc de 154 personnes ( n = 98 + 56) soit 54 % de l’ensemble des
salariés de l’établissement de Laon.
Les informations demandées dans ce questionnaire concernaient l’âge, le sexe, le
nombre d’enfants, les départements où résident la famille et la belle-famille, le niveau
d’étude, la nature de la décision (mutation, licenciement ou mutation à l’essai) et enfin la
situation au printemps 2000 (au moment du plan social) en matière de qualification dans
l’entreprise, de type de ménage, d’enfants à charge, de statut d’occupation du logement,
d’activité professionnelle et de métier du conjoint. Dans le cas du licenciement, nous
demandions les moyens de recherche d’emploi et la situation professionnelle actuelle. Dans le
cas de la mutation, nous demandions si la famille avait déménagé, le statut d’occupation du
logement et la fréquence des déplacements dans la région d’origine.
Ces données permettront de mieux quantifier et objectiver, en troisième partie,
l’analyse du vécu et des logiques exprimées par les personnes interviewées.
1.2. Les étapes de l’analyse des entretiens
Les entretiens sont notre matériau principal. Pourtant nous ne nous inscrivons pas dans
une analyse totalement inductive. Notre démarche est certes fondée sur une question sociale
actuelle et sur une enquête de terrain mais elle repose également sur la formulation
d’hypothèses de départ (cf. chapitre 3). Cependant ces hypothèses n’étaient pas figées et le
recueil de données n’a pas cherché, à proprement parler, à les tester. Les analyses de la
première et de la deuxième vague d’entretiens ont fait émerger de nouvelles questions. C’est
donc une voie médiane entre l’empirisme et la validation d’hypothèses préalables que nous
avons cherché à construire.
137
L’analyse des entretiens repose sur l’identification de logiques d’action. Cette notion ne
présage pas forcément une anticipation ou une maîtrise des conséquences de l’action comme
le suppose le concept de stratégie. On s’intéresse davantage aux manières dont les individus
réactualisent leurs décisions et pratiques en fonction des contraintes extérieures. En effet,
« une logique d’action peut-être recomposée après coup en dégageant une cohérence
inhérente à une séquence de comportements, sans que celle-ci ne découle d’une intention
préalable » (Rémy, 1999, p. 316). C’est donc un outil pour « nommer la reconstitution des
rationalités à l’œuvre dans les entretiens » (Demazière et Dubar, 2001). Dès lors, on se situe
au niveau de l’analyse des récits sur l’action. La question est alors de savoir quel statut
accorder à la parole des personnes sur leurs arbitrages. S’il est aujourd’hui admis que les
représentations véhiculées par les discours ont un lien étroit avec les conduites qu’elles
guident (Moscovici, 1984), il faut toutefois distinguer l’histoire vécue du récit que les
personnes en font. Daniel Bertaux considère que « le récit de vie constitue une description
approchée de l'histoire réellement (objectivement et subjectivement) vécue » (1997, p. 6). Les
travaux méthodologiques de C. Dubar et D. Demazière (1997) conçoivent davantage le récit
comme une reconstruction de l’histoire vécue. Il s’agit pour nous d’emprunter une voie
médiane et d’appréhender les discours comme des formes de reconstruction de la réalité
vécue par les acteurs, mais aussi comme des « segments de cette réalité exprimés à travers un
point de vue socialement situé » (Sencébé, 2001, p. 46.). Il faut ainsi garder à l’esprit les
limites inhérentes à une telle méthode : les enquêtés peuvent chercher à rationaliser a
posteriori leur démarche, essayer de faire bonne figure auprès de l’enquêteur et ainsi moduler
leur discours. Nous nous sommes donc attachée à analyser les étapes des trajectoires et les
pratiques elles-mêmes (nécessairement “reconstruites” par le discours) sans les dissocier de
leur sens pour le sujet.
L’ensemble des entretiens ont été enregistrés puis entièrement retranscrits143.
L’analyse a comporté différentes phases. Nous avons tout d’abord étudié chaque entretien
séparément. La lecture et l’annotation des textes, puis la rédaction d’une fiche individuelle
nous a permis de mettre à plat l’ensemble des informations sur le parcours de l’individu, de sa
famille et de son réseau de parenté. Ce travail visait également à articuler les trajectoires
professionnelles et domestiques aux perceptions et au vécu de la fermeture de l’usine.
143
On trouvera dans l’annexe qui constitue le second tome de la thèse, une sélection de retranscriptions
intégrales d’entretiens réalisés, en 2000 et 2001, avec huit salariés.
138
Nous avons, dans un deuxième temps, analysé transversalement le corpus d’entretien
de deux manières complémentaires. Tout d’abord, nous avons codé les informations factuelles
et objectivables de chaque entretien afin d’observer le corpus de façon globale et synthétique.
Le fichier sous forme de tableur Excel (une ligne par individu) comporte des informations
telles que l’âge, le type de famille, le statut d’occupation du logement, etc (la liste est jointe
en annexe). L’analyse de ces informations codées a notamment porté sur l’identification de
variables structurantes du choix de mobilité ou de non-mobilité résidentielle face à la
délocalisation de l’emploi : qualification, statut d’occupation du ménage, âge, emploi du
conjoint, etc. Cependant ce dénombrement altère le sens donné par les individus à leur choix
et le mécanisme complexe de leur décision. C’est pourquoi, nous avons également opéré un
découpage thématique des entretiens en recherchant les axes communs, les récurrences ou les
oppositions. Concrètement, nous avons regroupé des extraits d’entretiens par thèmes (la
famille, le logement, l’emploi, les pratiques dans la région de résidence, les sociabilités, le
choix de mutation ou de refus de la mutation, etc.), à l’intérieur desquels nous avons identifié
des représentations communes (par exemple un attachement ou une distanciation au réseau de
parenté, une représentation positive du changement de logement et de région, etc.). Il
convenait de saisir les articulations dans les discours entre les dimensions résidentielles,
familiales et professionnelles. Cette méthode nous permettait d’embrasser la complexité et les
nuances des propos. Si nous nous attachions à identifier les individus ainsi regroupés, c’est
davantage des logiques communes qu’il s’agissait de travailler. Les chapitres 6 à 9 exposeront
les résultats de cette analyse transversale.
Enfin, nous avons élaboré un classement synthétique des formes d’ancrage et de
migration en fonction, d’une part, du rapport à l’emploi et des exigences professionnelles et,
d’autre part, des projets et attentes familiaux. Les deux entretiens réalisés avec chaque
personne ont été utilisés afin de percevoir les évolutions dans les modes d’articulation entre
sphère professionnelle et sphère familiale. De ces éléments nous avons pu déduire des types
de comportements aux traits caractéristiques que nous avons accentués pour en faciliter la
compréhension. L’élaboration de la typologie sera exposée en détail dans le chapitre 10.
Cette enquête a donc permis à la fois un travail d’analyse des données factuelles pour en
comprendre les effets structurants sur les marges de manœuvre des individus et un travail de
compréhension des logiques d’action des salariés. Rappelons que la notion de logique
d’action permet d’aborder la façon dont les individus rendent compatibles leur situation avec
leurs projets ou leurs pratiques intériorisées. Notre analyse mêle donc dimensions objectives
et subjectives.
139
2. Terrain d’enquête et contextes territoriaux
L’entreprise et le plan social étudiés sont à présent exposés précisément (2.1) ainsi que
les contextes territoriaux en jeu dans notre recherche (2.2). Cette présentation permettra de
mieux situer les discours des salariés autour de la fermeture de l’usine ou des risques d’être au
chômage.
2.1. La restructuration et le plan social étudiés
2.1.1.
Chronologie de la fermeture-délocalisation d’une usine de câbles
L’usine de câbles électriques de Laon (Aisne) sur laquelle porte notre enquête a été
créée dans les années 1970. A la faveur de rachats et de regroupements dans le secteur de la
construction électrique en France, l’usine de Laon a été rachetée, en 1989, par un groupe
industriel multinational d’origine italienne dont l’activité se composait, dans les années 1990,
pour moitié d’une production de pneumatiques, pour l’autre moitié d’une production de câbles
pour le transport d’énergie et d’informations. La localisation des usines de ce groupe dans des
villes moyennes (Chavanoz, Angers, Charlieu, Anfreville…) s’inscrit dans le mouvement de
déconcentration massive d’emplois peu qualifiés des « Trente glorieuses », lequel a bénéficié
aux régions du Bassin parisien et de l’Ouest (Veltz, 1996). Dans le cas de l’usine qui nous
intéresse, les emplois, accessibles dans les années 1970 et 1980 à une main-d’œuvre sans
tradition industrielle, ont nécessité une qualification de plus en plus spécifique pour permettre
une production de plus haute valeur ajoutée (câbles spéciaux pour la Marine Nationale, pour
le transport d’information, câbles haute tension pour le transport d’énergie électrique, etc.).
Aujourd’hui, la branche française du producteur de câbles emploie 2300 personnes dont un
millier dans les établissements sénonais (Yonne). Les phases successives de son
développement montre la logique de rachat puis de concentration qui a guidé ce groupe face à
un environnement économique de plus en plus concurrentiel au niveau international et
national.
Le projet de réorganisation du groupe italien consistait en la fermeture et le
regroupement de différents sites de production en France afin de réaliser des économies
d’échelle, une réduction des frais fixes (systèmes de production, bâtiments, centralisation des
140
structures administratives) et l’abandon de certaines productions jugées peu rentables. La
production de câbles est soumise à de fortes variations d’activité liées à la conjoncture mais
aussi à la déréglementation des services publics (EDF, Marine Nationale). Ce contexte a
entraîné la chute des prix de vente du câble en 1998 et 1999 ainsi que des mouvements de
recompositions des entreprises de ce secteur d’activité. Les résultats brut d’exploitation du
groupe en 1999, inférieurs de 46 % par rapport à ceux de 1998 (perte de 24,28 millions
d’euros), conduirent la branche française à engager une rationalisation et une réorganisation
de la société : 2500 emplois en Europe devaient être touchés dès 1999. Or, dans le même
temps, le groupe a procédé à des rachats d’entreprises concurrentes qui l’amènent aujourd’hui
à être présent dans vingt-trois pays.
En juin 1999, la direction française de la société décide donc la fermeture de
l’établissement de Laon (Aisne, 300 salariés) et du siège social du groupe à Saint-Maurice
(Val-de-Marne, 250 employés). La majeur partie des activités de ces établissements devait
être transférée dans les deux établissements de l’agglomération de Sens, à Paron et Gron
(Yonne).
Le 7 octobre 1999, une réunion extraordinaire du Comité Central d’Entreprise confirme
la décision. Face à cette annonce, la cellule de crise mise en place par le Préfet de l’Aisne en
Octobre 1999 ne peut que constater son incapacité à empêcher le départ de l’usine. Les
représentants des salariés mobilisent dans le même temps les élus (maire de la ville et député),
lesquels n’ont pu que s’assurer de l’absence de subventions de par l’Etat pour les emplois
“créés” dans le département de l’Yonne. Les débats au Conseil Municipal tournent autour
d’une proposition du maire de Laon de recourir à un appel national au boycott des produits de
l’entreprise. Les élus de l’opposition refuseront cette stratégie, craignant des retombées
négatives sur l’activité et donc l’emploi des salariés que l’on cherche à défendre.
Les conséquences économiques pour l’agglomération de Laon sont très importantes.
Après le départ de trois mille militaires suite aux restructurations de la Défense Nationale, la
ville est à nouveau marquée par une perte de trois cents emplois et risque une perte
supplémentaire de 300 emplois indirects (principalement des sous-traitants). A cela s’ajoute,
la même année, les restructurations d’une autre entreprise industrielle (matériel de bureau) et
d’une société commerciale (siège social d’une parfumerie). Ces restructurations ont pour
conséquence une diminution de 17 % de la taxe professionnelle perçue par la ville en 2000
(soit 1,23 millions d’euros).
Du côté de Sens, dans l’Yonne, la démarche des collectivités locales est toute autre. Le
nord de la Bourgogne, aux franges de l’agglomération parisienne (cent vingt kilomètres de
141
Paris, à cinquante minutes par train direct), est un espace de décentrement de la population
francilienne et d’implantations d’entreprises industrielles (cf. point 2.2.). En 1998, la
Bourgogne a été la sixième région française en terme d'accueil d'investissements extérieurs.
L'Yonne, et spécialement le Sénonais, au nord, attire les entreprises franciliennes. Dans le cas
qui nous intéresse, des dispositifs d’accompagnement à l’implantation des entreprises ont joué
à plein sous l’impulsion du District de l’Agglomération Sénonaise. L’entreprise de câbles
avait un temps envisagé un déménagement en Allemagne mais le site de Sens qui comportait
déjà deux usines regroupant sept cents salariés, fut choisi pour recentrer les activités de
production et le siège social. Afin de construire un nouveau bâtiment capable d’accueillir les
productions de l’établissement de Laon, l’entreprise a obtenu 2,225 millions d’euros (soit 14,6
millions de francs)144 d’aides publiques : 533 570 euros ont été fournis par le District de
l’agglomération sénonaise ; 1,22 millions d’euros ont été apportés par la Région et le
Département ; enfin Yonne Équipement, chargé pour le département de l’installation
d’entreprises, a acheté pour 580 000 euros des bâtiments à démolir avant que l’entreprise de
câbles ne construise à la place.
Au niveau local, ces subventions ont effectivement permis l’implantation d’une usine,
d’un siège social et la création de dizaines d’emplois (en majorité les postes laissés vacants
par le refus de suivre la mutation d’une partie des salariés de Laon et de Saint-Maurice). Au
niveau national on peut, en revanche, s’interroger sur l’efficacité économique de ces aides
publiques qui, au final, auront financé le déménagement d’une usine mais pas de réelles
créations d’emploi puisque l’objectif du transfert était bien de rationaliser les coûts et de
bénéficier d’économies d’échelle.
Les contacts pris avec la Chambre de Commerce et d’Industrie (CCI) de Sens, avec
l’Office public d’aménagement et de construction (OPAC) de Sens ou la Maison de l’Habitat
de Sens nous ont également appris que l’arrivée de salariés mutés suite à la délocalisation de
l’entreprise avait été partiellement planifiée et organisée conjointement par le District de
l’agglomération, la Préfecture, la CCI, les bailleurs sociaux, les communes et les
professionnels de l’immobilier. Nos interlocuteurs estiment que l’intégration d’une centaine
de ménages dans le parc social aurait été impossible à court terme. Mais une négociation
préalable a permis de placer certains salariés (une dizaine de ménages d’après notre enquête)
dans un programme de construction de maisons individuelles par l’OPAC de Sens. Ce
programme, achevé durant l’été 2000, s’est déroulé à Gron, village de l’agglomération.
144
La procédure de restructuration et le plan social ayant eu lieu avant le passage à l’euro, nous indiquons
systématiquement entre parenthèses les valeurs en francs qui avaient cours à l’époque.
142
Finalement la majeure partie des salariés se sont logés dans le secteur privé et ont trouvé
une maison individuelle à acheter à Sens ou dans les petites villes et villages situés en général
à moins de vingt kilomètres du centre de Sens. Une minorité de familles a pu trouver un
logement dans le parc social.
2.1.2.
Les phases préalables à la mise en œuvre du plan social
Grâce à certains représentants du personnel au comité d’entreprise (CGT, FO, CFDT)
nous avons eu accès à un certain nombre de documents relatifs à la négociation du plan
social : protocole d’accord de fin de conflit, comptes rendus de réunions, copies de lettres à la
direction et au comité central d’entreprise, tracts. L’interview de délégués syndicaux (CGT)
élus au comité d’entreprise et membres de la cellule de suivi du plan social nous permet, en
outre, de retracer les grandes lignes de la fermeture de l’usine.
En 1996, l’établissement de Laon avait connu un premier plan social qui, après le
licenciement de plusieurs salariés, s’était accompagné d’une exigence d’augmentation de la
productivité et de la qualité. Cette restructuration avait eu pour effet d’intensifier le travail des
ouvriers, si bien qu’au moment de l’annonce de la restructuration, l’établissement de Laon
dégageait des bénéfices et connaissait un taux d’endettement proche de zéro.
Suite à l’annonce de la fermeture, en juin 1999, les salariés restent dans l’attente. Les
arrêts de travail ne commenceront qu’en septembre 1999 lorsque la décision semble arrêtée.
Des grèves, puis une manifestation contre la fermeture du site (trois cents personnes le 5 octobre
1999) engagent le rapport de force contre la direction. Les articles dans la presse quotidienne
régionale et la mobilisation d’élus ne soulèvent pourtant pas d’élans de solidarité dans la ville.
A la même époque, 5000 personnes manifestent pourtant à Soissons contre la fermeture d’un
établissement filiale de Michelin. En outre, au sein de l’usine de Laon, des tensions entre
salariés se font jour, opposant ceux qui semblent se résigner ou accepter la proposition de
mutation et ceux qui cherchent à empêcher la fermeture de l’usine (nous développerons ce point
dans le chapitre 6). Début décembre 1999, un questionnaire d’intention de mutation est distribué
aux salariés. Les résultats montrent une grande hésitation : 123 refusent la mutation, 24 sont
indécis, 129 l’accepteraient sous condition ou à l’essai, les autres ne se prononcent pas. Entre
septembre et décembre 1999, le conflit social et les tensions entre salariés provoquent une
diminution de 30 % de l’activité de production.
Les revendications portent sur les conditions de départ des licenciés, lesquels étaient
défavorisés dans le plan initial proposé par la direction par rapport aux salariés acceptant la
mutation. Ce bras de fer va prendre fin avec la reprise du travail début janvier 2000 et le
protocole d’accord de fin de conflit signé le 21 janvier 2000. Les salariés obtinrent une
143
amélioration de l’indemnité de rupture du contrat de travail d’un montant de 4573 à 6098
euros (30 000 à 40 000 francs, pour les salariés licenciés ou mutés), ainsi qu’une
augmentation des indemnités de mutation et d’aides au logement.
En février 2000, une action en référé est tentée au Tribunal de Grande Instance de
Créteil afin d’annuler le plan social et de faire valoir le fait que la proposition de reclassement
à Sens des quatre cents salariés des deux établissements de Laon et Saint-Maurice paraissait
irréalisable notamment en terme de logement. Les organisations syndicales avaient en effet
rencontré au préalable un responsable de la Maison de l’Habitat de Sens, lequel se montrait
pessimiste quant à la capacité des parcs social et privé d’accueillir deux cents salariés dans un
délai de six mois. Pourtant le comité central d’entreprise n’obtiendra pas gain de cause et le
plan social, finalement jugé valide, sera signé en février 2000.
En mars 2000, une notification personnelle envoyée à chaque salarié leur demande de se
prononcer officiellement (avant le 21 avril 2000) pour la mutation, la mutation en « période
probatoire » ou le licenciement. Pendant ce temps de réflexion sont organisées une visite de
reconnaissance du site et de la région de Sens et des réunions d’information sur les conditions
d’accueil (logement, organisation du déménagement) et sur le reclassement professionnel des
conjoints dans le bassin d’emploi de Sens.
Epilogue
Le groupe italien est devenu, depuis 2000, par le biais de prises de contrôle et de
filiales, un holding contrôlant non plus deux mais trois divisions industrielles : pneus, câbles
et systèmes énergie, câbles et systèmes télécoms. Le groupe annonça en juillet 2001, au cours
d’un comité d’entreprise européen, le projet de vente de cette branche câbles et systèmes
énergie au profit d’un rachat de la majorité des parts d’une entreprise de Télécom italienne.
Dès lors, le site de Sens, devenu un pôle productif important, devait être mis en vente.
Pourtant une stratégie différente sera adoptée, faute d’offres acceptables et face aux difficultés
conjoncturelles des activités télécoms. L’heure n’est plus à la vente mais au renforcement des
activités sur des segments à haute valeur ajoutée (Morawski, 2002a ; Morawski, 2002b).
A Sens, les difficultés d’organisation, les variations de la conjoncture et la perte de
60 % du marché EDF ont eu pour conséquence la réduction drastique du nombre
d’intérimaires, la mise au chômage technique de certains salariés ainsi que la négociation de
départs volontaires en 2002 et 2003. L’intensification du travail depuis 2000 (réduction du
nombre d’ouvriers par machines, généralisation des trois-huit) ainsi qu’une politique
d’austérité concernant les salaires ont généré pertes de motivation, absentéisme grandissant et
finalement des arrêts de travail en février 2003.
2.1.3.
Les mesures du plan social
Le plan social conclu en 2000 engageait la fermeture de l’usine de Laon et la
délocalisation d’une partie de sa production à Sens (cent quinze machines seront transférées).
Du fait de l’abandon de certaines productions jugées peu rentables, cinquante et un postes
ouvriers sont supprimés ainsi que trente-trois postes de cadres, employés ou responsables de
144
production. En revanche, deux cent douze postes de production sont transférés dans l’un des
établissements du groupe dans l’agglomération de Sens. Il faut noter que la direction n’aura
finalement pas eu à faire de sélection puisque seuls 40 % des salariés ont tenté ou accepté la
mutation en 2000 (cent vingt salariés d’après la direction).
Avant de détailler les compensations financières et matérielles du plan social, notons
qu’une société spécialisée dans la reconversion des sites industriels fut chargée de prospecter
auprès d’entreprises pour vendre le bâtiment de l’usine de Laon (36 000 mètres carrés) évalué
entre 2,3 à 3 millions d’euros (soit 15 et 20 millions de francs). En outre, l’entreprise offrait
3049 euros (20 000 francs) pour l’embauche d’un salarié issu de ce plan social. Il faut
cependant relativiser cette somme qui semble insuffisante dans un contexte où d’autres
restructurations industrielles dans le département proposaient davantage :
Michelin, à
Soissons, offrait 4573 euros (30 000 francs) par salarié embauché et Général Electric, à SaintQuentin, offrait 9147 euros (60 000 francs). Finalement, c’est l’entreprise laonnoise de
transports (logistique, déménagement) Caille qui a racheté les bâtiments pour s’agrandir et a
réembauché vingt salariés de l’entreprise de câbles en 2000 (mais seules quatre personnes
sont restées) et onze en septembre 2002.
(i) Dispositif et primes de mutation
Le dispositif d’incitation individuelle à la mutation repose sur trois volets : (i) un volet
financier relatif à la modification du contrat de travail composé de primes et d’indemnités
allant de 8384 à 9909 euros (55 000 à 65 000 francs) selon l’ancienneté, (ii) un volet de
remboursements sur justificatifs des frais liés au déménagement de 6860 euros (45 000 francs)
maximum, et enfin, (iii) un volet financier pour le logement comprenant une aide au paiement
du surcoût de loyer ou bien une aide à l’accession à la propriété dans le département de
l’Yonne (cf. tableau 8).
C’est sans nul doute ce dernier volet qui constitue l’aide la plus attractive et la plus citée
par les enquêtés. En effet, le salarié qui souhaitait acheter un logement à l’occasion de la
mutation, bénéficiait d’une aide de 12 197 euros (80 000 francs) fractionnée tous les mois sur
deux ans. De même, les locataires dont le nouveau loyer était supérieur à l’ancien, recevaient
une somme comblant le différentiel de loyer à concurrence de 12 197 euros sur deux ans. En
outre, le plan social prend en compte toutes les situations familiales auxquelles les salariés
acceptant la mutation pouvaient être confrontés. Les aides aux déplacements en fin de
semaine vers le département de l’Aisne sont modulées en fonction des différents cas de
figure : un déménagement familial immédiat, un déménagement familial différé de six mois
ou un déménagement familial non envisagé.
145
Quant à l’option d’une mutation à l’essai, dite en « période probatoire », elle a été
rendue attractive grâce à la totale prise en charge des frais des salariés pendant six ou huit
mois : logement gratuit dans des hôtels deux étoiles, forfait de quinze euros par jour pour la
restauration, prise en charge des frais de déplacements hebdomadaires entre l’Yonne et
l’Aisne. Ensuite, selon leur choix à l’issue de cette période d’essai, les salariés bénéficiaient
soit des aides à la mutation, soit des indemnités de licenciement et des aides au reclassement.
A l’instar des inspecteurs du travail de l’Aisne en charge de ce dossier, on peut donc
souligner la richesse de ce plan social prenant en compte le logement et les stratégies
familiales comme dimensions de l’acceptabilité de la mutation.
Tableau 8 - Récapitulatif des aides incitatives à la mutation du plan social étudié
TYPE D’AIDE OU DE DISPOSITIF
Volet financier
d’indemnisation
Indemnité de
mutation
Prime d’activité
Volet de
remboursement
des frais de
déménagement
et de
déplacements
Volet d’aide au
paiement du
nouveau
logement
Indemnité
d’installation
Aide au
déménagement
MONTANT ET NATURE DE L’AIDE
2287 euros (25 000 F)
4573 euros (30 000 F) + 762 à 1524 euros (5000 à 10 000 F)
au prorata de l’ancienneté
4573 euros (30 000 F) sur justificatifs de travaux/achats
2287 euros (15 000F) prise en charge des frais déménagement
Prise en charge
des trajets
hebdomadaires
Transfert immédiat : 2 AR le premier mois
Transfert différé : 1 AR par semaine pendant 6 mois
Pas de transfert et trajets hebdomadaires : remboursement frais de
transport ou aide à l’achat d’un véhicule (1524 euros )
Aide au surcoût de Aide au surcoût de loyer selon le transfert familial :
loyer
Transfert familial : différentiel de loyer pendant 24 mois (max
9147 euros soit 6 0000 F)
Transfert familial différé : nouveau loyer payé pendant 6 mois
+ différentiel de loyer pendant 18 mois (max. 12 197 euros
soit 80 000 F)
Pas de transfert familial: prise en charge du loyer pendant 18
mois (12197 euros soit 80000 F)
Aide à l’accession Aide au remboursement des mensualités de 12197 euros sur
à la propriété
deux ans (508 euros environ par mois)
Total des aides : 28 968 euros (190 000 F) max. pour vingt ans d’ancienneté
Autres aides
(organisation du
déménagement et
du reclassement
du conjoint)
Aide à la
recherche de
logement
Aide au
reclassement du
conjoint à Sens
Prospection par la société Mov’in et le CIL de l’Yonne
Une antenne emploi basée à Sens fonctionnera pendant 6
mois. Si embauche en CDI du conjoint(e), l’employeur reçoit
1524 euros (10 000 F) à l’embauche et 1524 euros après une
période de quatre mois.
Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens
(Yonne).
146
(ii) Indemnités de licenciement et dispositif de reconversion des salariés
A la suite du conflit et des négociations du plan social à la fin de l’année 1999, le niveau
de l’indemnité de licenciement a été sensiblement augmenté. Les ouvriers et techniciens ont
pu toucher une prime de 16 922 euros à 22 867 euros (111 000 à 150 000 francs) selon
l’ancienneté, laquelle est supérieure à l’indemnité légale de licenciement (cf. tableau 9).
En tant que licenciés pour motif économique, les salariés ont également la possibilité
d’adhérer à une convention de conversion d’une durée de six mois, cofinancée par l’Etat et
l’entreprise (cf. chapitre 2). En partenariat avec l’ANPE, l’entreprise a, en outre, mis en place
une « cellule de reclassement » animée par un cabinet privé. Les consultants de cette cellule
doivent effectuer un bilan-compétence avec chaque salarié, aider à la construction de leur
projet professionnel, les former aux techniques de recherche d’emploi, prospecter le marché
local de l’emploi et assurer un suivi individualisé. Deux offres valables d’emploi (OVE), en
rapport avec le projet professionnel et les contraintes personnelles définis avec chaque salarié
(mobilité, niveau de rémunération souhaité) devaient être proposées aux salariés durant la
convention de conversion. Ces OVE devaient respecter les caractéristiques suivantes :
emplois situés dans un rayon de cinquante kilomètres autour du domicile145, métier accessible
sans formation lourde (inférieure à trois cents heures), différentiel de salaire inférieur à 20%
d’écart entre la nouvelle et l’ancienne rémunération (y compris l’allocation temporaire
dégressive), poste en CDI. Cette cellule de reclassement, dont l’activité était initialement
prévue jusqu’au 31 Décembre 2001, a été prolongée jusque juin 2002 en raison des difficultés
de réinsertion professionnelle des salariés et de l’engagement de suivi du reclassement
qu’avait pris l’entreprise.
En outre, le plan social prévoit une série d’aides au retour à l’emploi (création
d’entreprise, aide à l’embauche, paiement du différentiel de salaire, aide au déménagement lié
à l’emploi) et des dispositifs spécifiques aux salariés âgés (dispositifs conventionnés par le
Fonds National pour l’Emploi de préretraite progressive à partir de 55 ans ou de préretraitelicenciement à partir de 57 ans).
145
Notons toutefois que réaliser cent kilomètres par jour en voiture peut coûter jusqu’à 457 euros (soit trois mille
francs) par mois en moyenne (en incluant l’amortissement de la voiture, etc.) ce qui est très éloigné de ce que
peut accepter un ouvrier en termes de coûts de déplacement domicile-travail.
147
Tableau 9 - Récapitulatif des indemnités de rupture du contrat de travail et des
dispositifs de reconversion des salariés du plan social étudié
TYPE D’AIDE OU DE DISPOSITIF
Prime d’activité
(obtenue après le conflit social)
MONTANT ET NATURE DE L’AIDE
Indemnités de licenciement
4573 euros (30 000 F) + 762 à 1524 euros
(5000 à 10 000 F) au prorata de l’ancienneté.
Indemnité conventionnelle
De 3354 euros à 8537 euros (à 22 000 F à 56 000 F)
selon ancienneté.
Indemnités complémentaires
(hors indemnités conventionnelles)
6828 euros (soit 44 788F) composées d’un mois de
salaire moyen brut, d’une “indemnité
supplémentaire”, d’une “majoration pour niv. I à
IV” et d’une “super prime”.
Indemnité de préavis
Autour de 1524 euros (10 000 F).
Total des indemnités :
16 922 euros (111 000 F) pour 10 ans d’ancienneté
19 513 euros (128 000 F) pour 15 ans d’ancienneté
21 190 euros (139 000 F) pour 20 ans d’ancienneté
23 129 euros (151 713 F) pour 25 ans d’ancienneté
Autres aides au retour a l’emploi
Aide au reclassement
Cellule de reclassement confiée à un cabinet privé.
Deux offres valables d’emploi doivent être proposées.
Aide à la création d’entreprise
De 12 197 euros à 15 245 euros (80 000 à 100 000 F).
Aide aux entreprises
Si embauche en CDI l’employeur reçoit 1524 euros (10
000 F) à l’embauche et 1524 euros après 4 mois.
Aide au reclassement rapide
Le salarié reclassé dans les 3 mois percevra 2287 euros
(15 000 F), dans les 6 mois il percevra 1524 euros
(pour les plus de 50 ans, les montants sont majorés de
1524 euros et les durées augmentées de trois mois).
Allocation temporaire dégressive
Indemnité équivalente à la différence de salaire net sur
12 mois dans l’emploi retrouvé (CDI ou en CDD au
prorata de la durée du contrat).
Aide au changement de domicile lié à un
emploi
Frais de déménagement, indemnité d’emménagement :
1524 euros pour un couple + 227 euros par enfant, 762
euros pour un célibataire.
Indemnité de double résidence pendant la période de
transition (100 F nets par jour).
Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens
(Yonne).
2.2. Les contextes territoriaux de la fermeture et de la délocalisation
Dans le chapitre 6, nous décrirons la géographie des communes de résidence des
salariés que nous avons interviewés. Notons d’ores et déjà que la majorité résidaient, en 2000,
dans la zone d’emploi de Laon et quelques-uns en Thiérache, dans le Nord de l’Aisne. Les
148
salariés qui acceptèrent la mutation s’établirent dans la zone d’emploi de Sens dans le nord de
l’Yonne.
Nous allons donc présenter une analyse économique et sociale du contexte
départemental de la zone d’emploi de Laon (2.2.1) puis un cadrage économique et social du
Laonnois (2.2.2) et du Senonais (2.2.3).
2.2.1.
Le contexte départemental du Laonnois
Au cœur du Royaume des Francs puis de l’Empire Carolingien, dont Laon fut une des
villes importante du IXe à la fin du Xe siècle, l’Aisne est marquée par l’histoire religieuse,
politique et militaire de la France. Le patrimoine médiéval du département, et notamment de
la ville de Laon, témoigne du dynamisme de ce territoire du Vème siècle jusqu’au XIIIème
siècle. Pourtant, la situation de carrefour du Laonnois, à la croisée de grandes voies
historiques de l’Europe, s’est révélée être à l’écart des échanges et des communications à
partir du XIXe siècle. Sans minerai notable, la région n’a pu générer d’activité manufacturière
importante. S’engage alors pour le Laonnois des phases de statu quo, d’effacement, parfois de
crises qui lui font perdre sa position avantageuse. En outre, cette partie du département de
l’Aisne a subi les plus importantes destructions durant la guerre 1914-1918, puis l’occupation
et les bombardements alliés en 1944. Le Laonnois n’a ainsi pas pu bénéficier du
développement économique, et en particulier industriel, des zones urbaines voisines telles que
Saint-Quentin et Chauny-Tergnier au cours des XIXe et XXe siècles.
Ainsi le département de l’Aisne, à l’Est de la Picardie, dans lequel s’inscrit le Laonnois,
est-il caractérisé par un espace rural comportant quelques pôles industriels et tertiaires. En
dépit d’une progression rapide de l’urbanisation, + 17 % entre 1990 et 1999 (Leroux, 2002),
le paysage reste rural et l’habitat assez dispersé : 39 % des Axonais vivent dans une commune
rurale (moins de 2000 habitants) contre 29 % des habitants de province en 1999. Il existe
d’ailleurs un contraste important entre le nord du département, très rural, et l’ouest ou le sud
qui se situe dans l'aire d’attraction de l'agglomération parisienne. La structure urbaine du
département est composée de villes moyennes qui polarisent fortement l’espace rural et
contribuent à constituer autant de pays historiques dont l’histoire productive et culturelle est
bien individualisée (cf. carte 2). Ce département ne compte pas de centre urbain important.
Laon chef-lieu du département peuplé de 26 000 habitants, a d'ailleurs un nombre d'habitants
moins important que Saint-Quentin. Economiquement, l’Aisne est caractéristique des
territoires aux franges de l’espace francilien qui constituent des espaces de production non
qualifiés dépourvus de fonction de commandement ou de conception (Lazerri, 1998). Cette
149
situation laisse un héritage difficile, alors que le système productif industriel se transforme.
En effet, la crise des industries traditionnelles et le phénomène de polarisation du système
productif dans les métropoles au cours des années 1980 et 1990 (Veltz, 1996) a suscité le
déclin des zones périphériques de faible densité telle que l’Aisne. Les fermetures d’entreprises
dans le Soissonnais, le Laonnois, le Saint-Quentinois ne sont pas compensées par des
créations d’emplois suffisantes et adéquates, ni en quantité, ni au niveau de la qualification de
la population. En effet, le niveau de formation de la population est relativement faible : 41%
de la population du département possède un niveau VI (sans diplôme ou le CEP) contre 33 %
au plan national.
Cette situation peut s’expliquer par l’histoire industrielle et agricole du département.
L’industrie textile et métallurgique a été marquée par une gestion sociale et paternaliste qui
ancrait les ouvriers, de pères en fils, dans un espace restreint. La fidélisation des ouvriers était
aussi de mise dans les domaines agricoles du sud de l’Aisne. « Ce système de reproduction
des générations d’ouvriers n’incitait ni à la formation, ni à l’autonomie, ni à la mobilité, une
expérience sociale et professionnelle qui n’est pas ancrée dans la mentalité locale et qui
pourtant se révèle essentielle aujourd’hui » (Boucasse, Dubechot et Simon, 2002, p. 50). En
outre, l’absence de grande ville structurant et unifiant l’identité du département « participe au
développement d’identités qui se construisent davantage dans le territoire local et ne favorise
pas la mobilité géographique » (Ibid., p. 51)146. Hormis le départ des jeunes du département
qui accélère le vieillissement de la population, celle-ci est peu mobile : 88 % des habitants de
l’Aisne n’ont pas changé de département entre 1990 et 1999, contre 83 % au niveau national
et 73 % en région parisienne.
Le département cumule donc les handicaps socio-démographiques d’une population peu
qualifiée, ancrée sur son territoire. La part des foyers imposables dans l’Aisne (46 %) est
faible comparée au niveau national (53 %) et la sur-représentation des premières tranches
d’imposition atteste d’une certaine pauvreté (Ibid.). Plus spécifiquement, les communes
rurales du nord de l’Aisne sont marquées par une série d’indicateurs de précarité : les taux de
non-activité, de chômage, de non-diplômés, de foyers non imposés, de mères de moins de 18
ans sont tous plus élevés que les moyennes nationales (Fraboulet et alii., 2002, p. 34). En
mars 1999, le taux de chômage du département a atteint 15,7 % pour redescendre à 11,6 % au
146
« Un sondage de l’Observatoire Interrégional du Politique montre que seulement 64 à 71 % des Picards sont
capables de citer le nom de la région dans laquelle ils habitent (de nombreuses confusions avec le département
ou le pays géographique sont à relever, preuve de la jeunesse de l’institution régionale dans la population). »
(Parisot, 1996, p. 175).
150
31 décembre 2002, ce qui reste très nettement au-dessus de la moyenne nationale (Millet,
2002).
2.2.2.
La zone d’emploi de Laon
La zone d’emploi de Laon (96 468 habitants en 1999) est composée de neuf
cantons organisés autour de l’agglomération de Laon (l’aire urbaine comptait 47 726 habitants
en 1999, mais la ville elle-même 26 000 habitants).
Marquée par sa fonction préfectorale, l’identité administrative et agricole domine.
70,4 % de la population active de la zone ayant un emploi travaille dans le secteur tertiaire, en
majorité dans le secteur public (cf. tableau 10). La zone d’emploi de Laon connaît également
un fort potentiel agricole lequel représente 3,2 % des emplois salariés contre 2 % au niveau de
la région Picardie. En revanche, les activités militaires ont été fortement réduites : services de
défense et régiments ont pour l'essentiel quitté la ville et ses environs suite au Plan Armée
2000.
Le Laonnois souffre d’un déficit d’identité économique et peut être qualifié de territoire
“en creux” ou en statu quo économique. C’est une zone à industrialisation restreinte, liée à la
décentralisation des établissements industriels du Bassin parisien. Les secteurs de l’industrie
et du bâtiment ne représentent que 23,3 % de la population active employée en 1999.
Essentiellement composé d’activités traditionnelles (métallurgique, mécanique, construction
électrique, agroalimentaire), le Laonnois est peu ouvert aux activités fortement
technologiques et porteuses d’emplois et reste concentré dans des secteurs actuellement en
recomposition ou en crise. Aujourd’hui, les restructurations, les fermetures ou délocalisations
successives des grands établissements implantés au cours des années 1960 à 1980 menacent la
fonction industrielle de la zone. En outre, le secteur de l’agro-industrie (céréales, sucreries
betteravières) a connu un mouvement régulier de concentration et de diminution d’effectifs
dans les cantons ruraux du Laonnois. La zone d’emploi de Laon a donc enregistré, entre 1992
et 1997, les plus fortes pertes d’emplois industriels du département, –28 %, soit quatre fois
plus qu’au niveau national (Hecquet, 2002). Malgré des politiques de réindustrialisation et la
réalisation de l’autoroute A26 Calais – Reims en 1988, l’économie de la zone reste atone. Au
demeurant, la zone d’emploi de Laon comptait 30 % d’ouvriers en 1999 parmi sa population
active (cf. tableau 10), ce qui correspond à 45 % des actifs hommes147. Les écarts sont
147
De tradition agricole et industrielle, la Picardie est d’ailleurs devenue, entre 1990 et 1999, la première région
pour la part des emplois ouvriers. Ceux-ci, bien qu'en diminution, représentent plus du tiers des emplois de la
région contre un quart seulement pour la France métropolitaine (Hecquet, 2001). Cette proportion est notamment
expliquée par le faible taux de cadres sur ce territoire. La prépondérance de l’industrie dans l’économie picarde
151
importants entre Laon, la ville-centre, qui compte 24 % d’ouvriers et les cantons ruraux tels
que Rosoy-sur-Serre, Crécy-sur-Serre et Marle qui comptent entre 35,5 % et 38 % d’ouvriers.
Tableau 10 - Répartition de la population active de la zone d’emploi de Laon par CSP et
par secteur d’activité
En %
Répartition en % de la population active totale par CSP
Artisans
Cadres et
Agriculteurs Commerçants
Professions
Employés Ouvriers Chômeurs
profes. intel.
Effectifs exploitants
chefs
interméd.
supérieures
d'entreprise
Pop. active
42 702
totale
2,6
4,4
6,3
17,0
27,2
29,6
12,7
Répartition en % de la population active ayant un emploi par secteur d'activité
Effectifs
Pop. active
ayant un 36 768
emploi
Agriculture
Industrie
Construction
Tertiaire
6,4
17,2
6,1
70,4
Source : INSEE, Recensement de la population 1999, Sondage au quart.
En outre, la croissance de l’emploi dans le secteur tertiaire n’a pas pu compenser les
pertes dans l’industrie, le BTP ou l’agriculture. L’importance de l’emploi lié à la fonction
publique (préfecture, directions départementales, hôpital, enseignement…) cache une
situation fragile de l’emploi, notamment de l’emploi peu qualifié. Le taux de chômage de la
zone d’emploi de Laon était, au quatrième trimestre 2002, de 9,7 %, alors que celui du
département de l’Aisne s'élevait à 11,5 %.
A la faiblesse du tissu industriel s’ajoute un déficit du niveau de formation de la
population résidente, notamment au-delà du baccalauréat : 25,4% de la population n’a aucun
diplôme en 1999 contre 20 % en France (Observatoire Régional Emploi Formation, 2001). La
croissance continue du nombre de bénéficiaires du RMI, des chômeurs de longue durée révèle
le processus de précarisation d’une partie de la population.
Si la population du bassin d’habitat est restée stable depuis les années 1980, c’est grâce
à un mouvement d’équilibre entre le solde naturel positif (+ 0,36 % taux annuel entre 1990 et
1999) et le solde migratoire négatif (-0,36 % de taux annuel entre 1990 et 1999). On assiste au
n’est pas sans poser problème puisqu’une partie de ces activités est positionnée sur des secteurs traditionnels
(Préfecture de la Région Picardie, 2001). La diminution de l’emploi industriel total y est supérieure à la moyenne
nationale (Roualdès, 1997). Le taux de chômage régional est de 11,9 % en 1999 contre 10,6 % en moyenne en
France. La part des chômeurs de longue durée, de jeunes au chômage est également plus élevée que dans le reste
du pays.
152
départ des jeunes (étudiants ou jeunes actifs). Le manque de débouchés professionnels
favorise une émigration continue des jeunes qualifiés depuis les années 1970. Ce mouvement
démographique pose problème. Ces départs accentuent le taux de non diplômés et la
proportion de personnes âgées (Entreprise et Territoire, 2003) car, dans l’ensemble, la
population résidente connaît une non-mobilité résidentielle significative. Le taux s’accroît
constamment depuis le recensement de 1975, pour atteindre 53,5 % en 1999 (contre 50,2 %
en France).
En revanche, les mobilités domicile-travail sont importantes car le Laonnois est au cœur
des déplacements quotidiens des habitants de la zone d’emploi et des territoires adjacents. En
1999, 59,5% des actifs de la zone d’emploi de Laon ayant un emploi travaillent en dehors de
leur commune de résidence. Trois mille actifs se dirigent quotidiennement vers le pôle
d’emploi de Reims (Leroux, 2002). La zone d’emploi laonnoise enregistre également les plus
fortes entrées quotidiennes de travailleurs du département du fait de sa position géographique
centrale et de son statut de Préfecture. « Un tel système de déplacements, à la fois dense et
décentralisé, montre la persistance d’une armature urbaine caractérisée par un nombre
relativement élevé de villes moyennes qui structurent leur périphérie » (Leroux, 2002).
Pourtant la ville de Laon souffre d’une déprise au profit des villages périurbains et d’un
déclin de son commerce concurrencé par les pôles de Reims et de Saint-Quentin. Le potentiel
d’accueil de population reste limité en terme de logements (Entreprise et Territoire, 2003). Le
bassin compte un peu plus de 37 000 logements relativement peu anciens : 57% des
logements sont antérieurs à 1967 mais seulement 15 % d’entre eux datent d’avant 1915. Le
niveau de confort des logements, dans l’espace périurbain et rural rattrape progressivement la
moyenne nationale. Le bassin d’habitat bénéficie d’un fort taux de logements locatifs du parc
social (un tiers des résidences principales) essentiellement concentrés sur la commune de
Laon. Le marché locatif privé offre des niveaux de loyers relativement bas : en 2000, un
appartement de deux pièces dans un logement récent coûte 305 euros par mois (hors charges),
une maison de quatre à cinq pièces 534 euros (OPAC de Laon/Square, 2001). En outre, la
zone d’emploi de Laon (comme l’Aisne dans son ensemble) comporte un taux plus élevé de
propriétaires (61,3 % en 1999) et de maisons individuelles (78 % en 1999) que la moyenne
nationale.
153
2.2.3.
La zone d’emploi de Sens
L’agglomération de Sens n’offre pas le même visage social et économique que celle de
Laon. D’une taille démographique comparable à celle de Laon, Sens apparaît plus attractive,
mieux dotée en emploi (le taux de chômage, de 8 % en 2002, est inférieur à la moyenne
régionale), et composée d’une population plus qualifiée et plus riche (54 % des foyers payent
l’impôt sur le revenu contre 46,6 % dans la zone d’emploi de Laon en 1999). L’Yonne a
connu de moindres pertes d’emploi industriel du fait de la diversité de son industrie et de
l’accessibilité du Bassin parisien, ce qui favorise l’installation de nouveaux établissements.
Le département de l’Yonne se caractérise par un territoire rural au peuplement diffus
(48% de ruraux contre 23% en France) polarisé par Auxerre, la préfecture, et Sens, la souspréfecture. Le bassin d’emploi de Sens, au nord du département, est limitrophe de la frange
sud de l’Ile-de-France, c’est-à-dire de la Seine-et-Marne. Ainsi, le département continue de
gagner des habitants grâce à un solde migratoire positif qui bénéficie plus fortement au nord
du département : 103 765 habitants résident dans l’arrondissement de Sens en 1999 soit plus
de 6,8 % qu’en 1990. Cette expansion démographique du nord du département, en moyenne
1% par an depuis vingt-cinq ans, est la plus forte de la Bourgogne. Le desserrement de
l’agglomération parisienne bénéficie en effet à la ville d’Auxerre et à la ville de Sens, laquelle
comptait, en 1999, 36 000 habitants (Brion, 1999).
Dans ces deux agglomérations, la part des résidences principales construites après 1990
est plus élevée qu’ailleurs (Brion, 2000). Bien que le parc de logement du district de Sens ait
tendance à s’accroître avec le temps148, le desserrement familial a entraîné une baisse du
nombre moyen d’habitants par ménage et donc une demande supplémentaire de logements. Le
marché local de l’habitat se situe ainsi à un niveau de prix sensiblement plus élevé que celui
de Laon. Dans le secteur privé, il faut compter (hors charges) pour un F2 381 euros (2
500 francs), environ 487 euros (3 200 francs) pour un F3, et 548 euros (3 600 francs) pour un
F4. Pour une maison de type F5, il faut compter 762 euros (5 000 francs) (Minvielle, 2002).
En 1999, le district de Sens disposait d’un parc de logement social de 3 800 unités environ,
tandis que le domaine privé totalise 7 700 habitations. Les loyers du parc social vont de 220
euros pour un F1 (charges comprises) à 444 euros pour un F5. Un appartement neuf à Sens se
négocie entre 1372 et 1981 euros (9 000 et 13 000 francs) le mètre carré et dans l’ancien entre
760 et 1524 euros (5 000 et 10 000 francs). Avec la raréfaction et le renchérissement des
terrains à proximité des villes, le souhait d’accession à la propriété et de maison individuelle
148
« En 1975, le district comptait 9 200 logements pour une population de 27 000 habitants. Il en compte
actuellement 11 500 environ, alors que la population est restée stable. » (Minvielle, 2002).
154
se réalise plus fréquemment au prix d’un éloignement de la ville de Sens. Les terrains situés
dans un rayon de 5 kilomètres autour de Sens se vendent en moyenne entre 45734 et
60979 euros (de 300 000 à 400 000 francs) la parcelle. Dans un rayon de 5 à 15 kilomètres, il
faut compter entre 12 195 et 22 867 euros (80 000 et 150 000 francs) la parcelle. Les terrains
situés à plus de 15 kilomètres se monnayent, eux, à moins de 12 195 euros (80 000 francs) la
parcelle (Minvielle, 2002). C’est d’ailleurs le département de l’Yonne qui, en Bourgogne, a la
part la plus importante de résidants travaillant en dehors de leur commune (6 sur 10 contre 1
sur 2 au niveau régional) et à plus longue distance (22,8 kilomètres en moyenne contre 17
kilomètres) (Détroit, 2001).
La vallée de l’Yonne est marquée par de grandes cultures céréalières et par un pôle
industriel important. Les 8500 salariés de l’industrie de la zone d’emploi de Sens représentent
29% de l’emploi salarié. Ils travaillent principalement dans la transformation de métaux, le
bois-papier, la chimie, le caoutchouc (Auzet, Curtellin, 2002). Plus précisément, les industries
des composants électriques et électroniques emploient plus de 18 % des salariés en 1999 et les
industries agroalimentaires emploient 19 % des salariés de l’industrie. Le bassin d’emploi est
structuré par un maillage de petites entreprises mais est aussi fortement marqué par
l’installation de grands établissements aux enseignes nationales ou européennes (Valéo,
Carrefour, Senoble, Eurostyle...). En effet, quinze entreprises regroupent 60 % de l’industrie
manufacturière sur le bassin d’emploi de Sens. Ainsi le Sénonais, comme les pôles industriels
de la Bourgogne, dépend-il en partie des destinées de groupes et de sociétés délocalisées
(Auzet, 2000). En Bourgogne, les arrivées d’établissements sont d’ailleurs toujours
supérieures aux départs entre 1987 et 1997 (excepté en 1993). La plupart des transferts
d’établissements vers cette région proviennent d’Ile-de-France et dans une moindre mesure de
Rhône-Alpes.
Ce dynamisme démographique et économique est notamment lié à une position
géographique favorable et à la présence d’infrastructures de transport importantes : l’arrêt
TGV de la ligne Paris-Lyon-Marseille en gare de Sens ; l’autoroute A19 qui assure la liaison
entre les autoroutes A5 (Paris-Sens-Troyes) et l’A6 (Paris-Lyon). Le bassin d’emploi dispose
de nombreuses zones industrielles et artisanales gérées par des structures intercommunales et
des dispositifs d’accueil des entreprises : le District de l’Agglomération Sénonaise (sept
communes), le Syndicat pour le Développement Economique du Sénonais (66 communes), la
Chambre de Commerce et d’Industrie de l’Yonne particulièrement active dans le
développement économique et la prospection auprès des entreprises. Le dynamisme de ces
structures en matière de développement économique s’est d’ailleurs matérialisé en 2002 par la
155
création de l’Agence de développement du pays Sénonais qui a pour fonction d’être
l’interlocuteur unique des entreprises pour leur projet d’implantation : mise en relation avec la
bourse des locaux disponibles de la CCI de Sens, recherche des terrains à bâtir, construction
des dossiers de demande de subventions auprès des Conseils général et régional (Conseil
régional de Bourgogne, 2001 ; Chambre de Commerce et d’Industrie de Sens, 2001). A cela
s’ajoute Yonne Développement qui est l’Agence départementale de développement
économique, dont les activités de promotion du département reposent notamment sur un prix
du terrain intéressant par rapport aux prix pratiqués en région parisienne, soit de 5 à 10 euros
le mètre carré de terrain viabilisé.
3. Conclusion du chapitre 5 et de la deuxième partie
La première partie de la thèse a montré que les transformations du système productif et
des territoires interrogent les comportements socio-spatiaux des salariés notamment lorsqu’ils
sont confrontés à des restructurations. Les dispositifs de reconversion et les déséquilibres
d’emploi dans les territoires dévitalisés révèlent, chez les ouvriers notamment, des
comportements de résistance qui prennent parfois la forme de non-mobilité résidentielle. Ces
comportements s’avèrent peu explorés tant par les travaux sur le chômage et les
restructurations que par les recherches urbaines sur l’habitat et les mobilités résidentielles.
Nous proposions alors d’intégrer à l’analyse les dimensions et logiques familiales et
résidentielles des individus.
La deuxième partie a donc suivi cette démarche par la production de statistiques
descriptives et par l’élaboration d’une méthodologie d’enquête qualitative. Dans le chapitre 4,
les résultats statistiques produits à partir d’une enquête sur les chômeurs issus d’une
convention de conversion ont confirmé les liens entre recherche d’emploi, entourage et
mobilité résidentielle. Ces résultats ont cependant montré les limites des enquêtes disponibles
et ont justifié l’adoption d’une méthodologie plus qualitative. Le chapitre 5 présente les choix
méthodologiques et le terrain d’investigation. Nous souhaitons, à travers cette enquête,
comprendre les logiques de mobilité et de non-mobilité résidentielle d’ouvriers et de
techniciens soumis à une proposition de mutation professionnelle à deux cents kilomètres de
leur domicile. Nous envisageons ainsi d’apporter une contribution à la compréhension, non
seulement des « refus de migrer » (Brun, 1992, p. 19) dans un espace dévitalisé en pénurie
d’emplois, mais également des formes de migrations qu’acceptent une partie des salariés et
leurs familles.
156
157
TROISIEME PARTIE
–
LOGIQUES FAMILIALES ET RESIDENTIELLES
A L’EPREUVE DE LA PERTE OU DE LA
DELOCALISATION DE L’EMPLOI
Cette troisième partie a pour objectif l’explication et la compréhension des arbitrages
spatiaux suscités par la perte ou la délocalisation de l’emploi. Afin de comprendre pourquoi,
dans une population donnée, certains individus s’en vont tandis que d’autres restent sur place,
nous avons choisi d’explorer les récits des trajectoires et des arbitrages réalisés face à la
délocalisation de l’emploi. Comment décider de rester ou de partir dans un cadre
professionnel incertain ? Quelles dimensions de l’intégration sociale évoluent selon les
arbitrages résidentiels et professionnels ? Quelle est la place des logiques familiales face aux
logiques professionnelles ?
Notre exposé suivra les étapes chronologiques des prises de décisions des salariés puis
de leur mise en œuvre. Nous laisserons une large part à la description des situations et au récit
des interviewés car cette étape est nécessaire à l’apport de connaissances sur l’objet de la
recherche et à la présentation au lecteur des éléments qui nous ont permis d’identifier la place
des stratégies professionnelles, résidentielles et des logiques familiales dans ces choix sous
contrainte. Ces analyses des deux vagues successives d’entretiens nous amèneront in fine à
l’élaboration d’un modèle synthétique et compréhensif des arbitrages d’ancrage ou de
migration.
Cette troisième partie se compose de cinq chapitres. Répondre aux hypothèses
formulées au chapitre 3 concernant le rôle actif de la famille dans les pratiques spatiales et
résidentielles et le rôle de filet protecteur joué par les solidarités familiales nécessite, au
préalable, de s’appuyer sur les biographies des personnes enquêtées. Le chapitre 6 décrira
donc leurs parcours résidentiels, familiaux et professionnels. Afin de replacer les trajectoires
individuelles dans le territoire et l’histoire familiale, nous considérerons les deux échelles de
la famille : les membres de l’unité domestique (le ménage) et les membres du réseau de
parenté. Le chapitre 7 identifiera les dimensions discriminant les arbitrages de licenciement
ou de mutation professionnelle (et géographique) des salariés et s’attachera à saisir les
représentations, les tensions et les hésitations afférentes à ces décisions prises en 2000
158
(première vague d’entretiens). L’attachement au territoire ou aux liens familiaux ainsi que
l’hypothèse d’un rôle actif de la famille dans les arbitrages de migration seront discutés dans
ces chapitres.
Les deux chapitres suivants analyseront les entretiens réalisés lors de la seconde vague,
en 2001. Il s’agira alors de questionner l’hypothèse selon laquelle les contraintes de
délocalisation ou de perte d’emploi engagent une tension entre des sphères d’intégration
professionnelle, résidentielle et familiale jusqu’alors géographiquement proches. Les logiques
de migration des salariés mutés à Sens seront explorées dans le chapitre 8. Nous y étudierons
les stratégies résidentielles et les mobilités qui permettent d’organiser les relations avec
l’entourage resté dans l’Aisne ainsi que l’évolution du rapport à l’emploi des salariés. Il
s’agira également dans ce chapitre d’expliquer les décisions définitives des salariés ayant opté
pour une mutation à l’essai, dite “période probatoire”. Les trajectoires des salariés licenciés
seront discutées dans le chapitre 9. On s’interrogera sur les manières dont les individus et leur
famille gèrent le licenciement et la recherche d’emploi et en quoi ce choix sous contrainte
modifie l’équilibre entre intégration professionnelle et intégration domestique.
Enfin, le chapitre 10 dressera une typologie synthétique des choix d’ancrage ou de
migration selon qu’ils mettent ou non en contradiction les logiques professionnelles et les
logiques d’ordre familial. On cherchera à mieux comprendre ce qui permet à des ouvriers et
techniciens d’un territoire dévitalisé d’assumer le refus d’une mutation et à d’autres
d’accepter une migration. On tendra ainsi à cerner les inégalités sociales que mettent au jour
les types de mobilités ou de non-mobilités géographiques ainsi construits.
159
CHAPITRE 6
–
CONFIGURATIONS RESIDENTIELLES, FAMILIALES
ET PROFESSIONNELLES DES SALARIES
AVANT LA FERMETURE DE L’USINE
« Oui, parce que jusque maintenant
c’était sur un tapis roulant, là. »
(Jeanne, enquêtée n°16).
Qu’est-ce qui fonde l’inscription territoriale des ouvriers et techniciens de l’usine de
câbles ? Comme le souligne Isabelle Bertaux-Wiame, les « configurations résidentielles des
ménages résultent de différents possibles circonscrits par des contraintes d’ordre économique
mais aussi professionnel » (Bertaux-Wiame, 1999, p. 183). Cependant les mobilités
socioprofessionnelles ne sont pas les seuls moteurs des pratiques spatiales et territoriales. Les
étapes du cycle de vie, la vie en couple, la constitution d’une famille orientent les choix
relatifs au lieu de résidence. Anne Gotman nous rappelle que l’agencement des territoires
familiaux résulte de rapports intergénérationnels qui « contribuent eux aussi à allonger ou
raccourcir les lignes de mobilité, à unifier ou diviser les géographies familiales » (Gotman,
1999, p. 70). Les pratiques spatiales et l’attachement au territoire sont construits par les
routines quotidiennes et sédimentées par l’histoire et la géographie familiale. Celles-ci forgent
les « espaces de références, qui renvoient à l’ancestralité, aux lieux de l’origine familiale» et
les « espaces fondateurs, qui renvoient aux lieux de la mémoire vivante, (…) lieux de
l’enfance, de l’adolescence » des individus (Gotman, 1999, p. 71). Afin de comprendre le
refus ou l’acceptation de la mutation à Sens, les trajectoires résidentielles, familiales et
professionnelles des salariés doivent être décrites et appréhendées comme des processus
interdépendants.
La grille des entretiens menés en 2000, alors que le processus de fermeture de l’usine de
câbles était en cours, comportait une première partie biographique. Nous invitions les
personnes enquêtées à décrire la géographie de leur réseau de parenté, puis à raconter leurs
étapes résidentielles, familiales et professionnelles depuis leur naissance. Dans ce chapitre 6,
l’analyse des trajectoires doit avant tout permettre de saisir la spécificité du groupe social
enquêté dans son rapport au territoire, lequel est médiatisé par la géographie du réseau de
160
parenté, le logement, les sociabilités et l’emploi. Nous allons tenter de dégager les logiques
collectives de ces trajectoires individuelles et de cartographier les configurations les plus
typiques. Une fois les espaces résidentiels des salariés et de leurs réseaux de parenté décrits
(1), il s’agit de saisir plus précisément l’inscription territoriale des parcours résidentiels et
l’expression du rapport au logement des enquêtés (2). Ces trajectoires résidentielles et
familiales sont mises en parallèle avec les étapes professionnelles des individus interviewés et
de leurs conjoint(e)s en s’attardant sur l’expression de leur identité professionnelle (3). Notre
objectif est ensuite d’analyser comment la fermeture de l’usine de Laon a été gérée et vécue
par les salariés de l’usine et de comprendre en quoi celle-ci représente une rupture dans la
plupart des trajectoires (4).
1. Espaces résidentiels, espaces familiaux
La façon dont les personnes appréhendent un évènement professionnel tel que la
fermeture-délocalisation de leur usine repose en partie sur leur rapport au territoire. Un des
moyens de le cerner est de questionner les modalités de l’intégration sociale des salariés et
notamment un de ses fondements, « à savoir la filiation ou l’alliance avec des parentèles »
(Rénahy, 1999, p. 22).
La proximité géographique et la répartition des lieux de résidence des salariés de
l’entreprise peuvent être expliquées par les caractéristiques du marché local du logement (1.1)
et être mises en lumière par la géographie et l’histoire des réseaux de parenté (1.2). A travers
les types de sociabilité, d’entraides et d’affinités, nous identifions la signification pour les
salariés de ces configurations familiales et résidentielles (1.3). La description des pratiques
spatiales qui s’agencent à partir du lieu de résidence complètera, enfin, l’analyse des
territorialités du groupe d’ouvriers et de techniciens (1.4).
1.1. Les espaces résidentiels des ouvriers et techniciens enquêtés
La répartition des lieux de résidence des salariés de l’entreprise de câbles électriques de
Laon comprend, outre la ville moyenne et son agglomération, l’ensemble du bassin d’habitat
du laonnois et une partie de la Thiérache au nord du département. D’après les informations
dont nous disposions en 2000, plus du tiers des ouvriers et techniciens de l’usine résident à
Laon et dans son agglomération. Les autres sont disséminés dans une centaine de
communes du bassin d’habitat de Laon et parfois au-delà.
Ainsi, 37 % des salariés interviewés habitent une commune d’un pôle urbain
(principalement Laon et Chambry), 42 % résident dans une commune périurbaine (en général
de l’aire urbaine de Laon) et 20 % habitent dans une commune à dominante rurale
161
(principalement au nord et à l’est de l’aire urbaine de Laon). La carte 3 montre la dispersion
des communes de résidence de l’ensemble des ouvriers et techniciens de l’entreprise dont
nous avions obtenu la liste ainsi que celle des salariés interviewés (identifiés par des points).
L’usine de câbles électriques que nous étudions est située dans la zone industrielle au NordEst de Laon. On peut constater la concentration de l’aire de recrutement de l’usine dans un
rayon de vingt kilomètres, mais également la dissémination d’une partie des salariés entre
vingt et quarante kilomètres de l’usine (13 %) et jusqu’à une cinquantaine de kilomètres
(5 %).
Une douzaine de personnes résident dans la région de Fère-en-Tardenois à plus de
cinquante-cinq kilomètres au sud de Laon. Cette localisation éloignée concerne des anciens
salariés d’une usine de câbles de Fère-en-Tardenois qui n’ont pas déménagé depuis la
fermeture et la délocalisation d’une partie de la production dans l’établissement de Laon au
milieu des années 1990.
De manière générale, ces lieux de résidence peuvent en partie être expliqués par les
caractéristiques du marché local du logement dans lequel s’inscrivent les trajectoires et les
stratégies résidentielles des personnes. Les salariés résident ainsi majoritairement à Laon ou
dans la ville de Chambry au Nord-Est de l’agglomération. Les Laonnois interviewés vivent
dans la moitié Est de la ville, le plus souvent en maison individuelle dans le quartier de la
ZAC (Zone d’Aménagement Concerté) Ile-de-France (cf. carte 4). Ceci renvoie moins à une
ségrégation sociale, qui reste modérée à Laon, qu’à une « spécialisation sociale des quartiers »
(Bozon, 1984). La topographie de Laon est caractérisée par la butte calcaire de cent quatrevingt mètres de haut sur laquelle s’est établi le centre historique moyenâgeux et les
principales fonctions administratives et publiques de la ville (préfecture, mairie, palais de
justice, hôpital, lycées). Ce “plateau” de Laon, encore appelé “ville-haute”, est, avec le SudOuest de la ville-basse, caractérisé par un habitat valorisé d’immeubles anciens et de maisons
individuelles où résident une proportion plus élevée qu’ailleurs de catégories aisées. La moitié
Nord et le Sud-Est de la ville-basse concentrent au contraire les quartiers d’habitat social. En
effet, l’urbanisation de Laon depuis les années 1970 a touché les quartiers périphériques,
lesquels ont bénéficié de l’installation de zones commerciales, d’emplois industriels et de
services. Les logements collectifs sont situés dans le quartier du Moulin-Roux, ancienne cité
d’urgence construite dans les années 1960, le quartier Champagne développé par un dispositif
de ZUP (Zone à Urbaniser en Priorité) entre 1960 et 1973 et le quartier Ile-de-France, ZAC
mise en place à partir de 1975 qui concentre le parc social de maisons individuelles.
162
Ces quartiers s’insèrent dans le tissu urbain peu dense des anciens faubourgs de la ville et les
extensions qu’a connu la ville basse au 19e siècle suite à la révolution industrielle et à
l’arrivée du chemin de fer en 1856. Au Nord de la ville, le quartier de la Cité du Nord
(appelée “Cité des cheminots”) est un ensemble de logements ouvriers construits dans les
années 1920 par la Compagnie des chemins de fer du Nord. L’ensemble de ces quartiers
accueille une population majoritairement ouvrière et employée et regroupe, à certains
endroits, les difficultés sociales de l’agglomération. Les taux de chômage, d’allocataires du
RMI et de ménages pauvres y sont particulièrement concentrés dans la mesure où la ville de
Laon supporte la quasi totalité du logement social du bassin d’habitat.
La majorité des salariés interviewés résident toutefois dans les communes périurbaines
et rurales principalement dans le Nord et l’Est du bassin d’habitat (cf. carte 5). Cette
localisation n’est pas due au hasard mais bien à la conjonction de contraintes liées au marché
immobilier et de stratégies familiales. Les villages du Nord et de l’Est de la ville sont
traditionnellement des villages ouvriers logeant les salariés des secteurs agricoles, des
industries agro-alimentaires et des industries du travail des métaux, de la chimie ou de
l’automobile venues s’implanter dans des espaces ruraux riches en main-d’œuvre. Les
villages d’Athies-sous-Laon et d’Aulnois-sous-Laon par exemple, qui accueillent 7 % des
ouvriers et techniciens de l’usine et 13 % de ceux que nous avons interviewés, sont des
villages historiquement ouvriers. Aulnois-sous-Laon fut la commune d’implantation,
jusqu’en 1995, d’une importante Sucrerie de transformation des betteraves appartenant à la
Générale Sucrière et employant jusqu’à quatre cents ouvriers dans les années 1930, lesquels
résidaient à Aulnois même ou dans les villages ruraux alentours. Athies-sous-Laon est un
village d’agriculteurs qui accueille le mouvement de périurbanisation des Laonnois du fait de
l’offre de terrains à bâtir peu coûteux dont dispose la commune. En outre, les prix immobiliers
locaux dessinent un gradient significatif. La valeur des maisons dans les villages du Nord et
Nord-Est à une dizaine de kilomètres de Laon sont de 20 % à 30 % inférieurs à ceux pratiqués
dans les villages du Sud ou à Laon149. Une décote supplémentaire de 15 % est observée dans
les villages du Nord/Nord-Est situés à plus de quinze kilomètres. Notons également que
l’accessibilité, en temps de parcours entre le domicile et l’usine, est moins bonne à partir des
149
Estimations de l’agence Century 21 de Laon.
163
Carte 3 - Communes de résidence des salariés de l'usine de câbles
et de l'échantillon de personnes enquêtées par entretiens
Saint-Quentin
Vervins
Laon
Soissons
Salariés résidant dans la Marne :
Fère-en-Tardennois
Reims (2 pers.) 51 km
Muizon (1 pers.) 50 km
Fismes (1 pers.) 40 km
Château-Thierry
Légende :
Salariés
Nombre de
salariés (n= 284) interviewés (n= 59)
87
3 à 12
2
1
N
0
20 km
© Vignal C., Guerrinha C. (2003)
17
5
3
2
1
Carte 4 - Les quartiers de la ville de Laon
Cité
du
Nord
Laneuville
Usine de câbles
Gare
MoulinRoux
Plateau
Zone Industrielle
Routes nationales
Routes départementales
Voies ferrées
Limites de la butte : ville historique
Limites de la commune de Laon
Champagne
Ile-de-France
Semilly
N
0
Ardon
2 km
Leuilly
© Vignal C., Guerrinha C. (2003)
Carte 5 - Communes de résidence des salariés enquêtés par entretiens
Marle
Nouvionle-conte
Tavaux-et-Ponséricourt
Crécy-surSerre
Goudelancourtles-Pierrepont
Remies
Barentonsur-Serre
Monceau-lesLeups
Couvron
Grandlupet-Fay
Chéryles-Pouilly
Missyles-Pierrepont
Aulnoissous-Laon
Liesse
Chambry
Laon
Athiessous-Laon
Eppes
Mons-enLaonnois
Chivyles-Etouvelles
Vaucelles
Parfondru
Veslud
Chéret
Bruyères-etMontbérault
Chamouille
Chevregny
Salariés enquêtés résidant à :
Soissons (37 km depuis Laon)
Condren (31 km depuis Laon)
Acy (42 km depuis Laon)
Fismes (Marne, 36 km depuis
Laon)
Aire urbaine de Laon
N
0
Mauregny
-en-haye
10 km
© Vignal C., Guerrinha C. (2003)
villages situés à l’Ouest et au Sud-Ouest de Laon car le trajet nécessite de traverser la ville
d’ouest en est ou de la contourner par la rocade sud150.
Le fonctionnement et l’histoire du marché local de l’habitat explique donc en partie
l’aire de résidence des salariés dans les quartiers Est de la ville et dans les villages du Nord et
de l’Est du bassin d’habitat. Mais cette configuration et le marquage rural de l’habitat des
ouvriers et techniciens interviewés est aussi l’empreinte de la géographie des réseaux de
parenté.
1.2. La géographie des
résidentielles des enquêtés
familles
étendues et
les
stratégies
Les cinquante-neuf salariés interviewés en 2000 sont des hommes (80 %), ouvriers
(80 %), âgés majoritairement de trente-cinq à cinquante ans. Les trois-quarts sont nés dans
l’Aisne et principalement dans la région de Laon. L’ “autochtonie” de ce groupe recoupe en
partie celle de l’ensemble de la population du département. En effet, l’Aisne, qui connaît un
solde migratoire négatif depuis l’après-guerre, est caractérisé par une forte proportion
d’“autochtones” : 67 % des personnes qui y vivent y sont nées contre 60 % en moyenne en
France.
L’enquête par entretiens (n = 56), complétée par le questionnaire envoyé en 2002 aux
salariés non interviewés (n= 98), a permis d’obtenir des informations sur 154 salariés151, et en
ce qui concerne la localisation géographique de leurs réseaux de parenté. La structure de la
géographie familiale de la totalité de notre échantillon rend compte d’un ancrage dans le
département de l’Aisne. Pour 40 % des cent cinquante-quatre personnes enquêtées, la famille
et la belle-famille résident exclusivement dans le département de l’Aisne (cf. tableau 11). 21
% ont la majorité de leur réseau de parenté dans l’Aisne et dans les régions Picardie, Nord-Pas
de Calais, Champagne-Ardenne ou Ile-de-France. Moins de 10 % n’ont aucun membre de leur
famille résidant dans l’Aisne.
150
Il existe un léger écart de trois à quatre minutes de temps de parcours domicile-travail entre les salariés
résidant à Crépy-en-Laonnois (à douze kilomètres à l’Ouest de l’usine, soit au moins dix-sept minutes de
parcours) et ceux vivant à Liesse (à treize kilomètres à l’Est de l’usine, soit quatorze minutes de parcours).
151
Les réponses obtenues par les questionnaires et par les entretiens nous permettent de décrire les choix de
mutation ou de licenciement de près de 50 % de l’effectif initial de l’entreprise (soit cent cinquante-quatre
personnes sur près de trois cents salariés).
164
Tableau 11 - Départements de résidence de la famille et de la belle-famille
En %
Total
Aisne uniquement
Aisne et régions Picardie, Champagne-Ardenne,
Nord-Pas de Calais, Ile-de-France
40
21
Aisne et autres départements du reste de la France
30
Autres départements que l’ Aisne
9
Total
100
Source : enquête par entretiens et questionnaires(n = 154) sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne)
et sa délocalisation à Sens (Yonne).
Note : l’acception des termes de famille et de belle-famille est laissé à l’appréciation des personnes enquêtées.
S’agissant à présent des salariés interviewés, l'aménagement de leurs territoires
familiaux révèle une grande proximité géographique : 75 % des enquêtés sont nés à Laon ou
dans un rayon de vingt kilomètres ; 36% résident dans la commune d’un de leurs parents
vivant, père ou mère, et près de 40 % à moins de dix kilomètres de la commune de résidence
des parents. En moyenne, les salariés interviewés ont déclarés avoir un réseau de parenté (si
l’on considère père, mère, fratrie, oncles et tantes, cousins déclarés par l’enquêté et sa bellefamille le cas échéant) de 13,9 personnes en moyenne dont dix résident dans l’Aisne. Ainsi,
seules dix personnes sur les cinquante-neuf interviewées ont déclaré avoir plus de famille à
l’extérieur du département que dans l’Aisne. La très grande majorité des conjointes sont elles
aussi originaires de l’Aisne et du Laonnois en particulier. Le réseau de parenté des personnes
interrogées est donc généralement doublé par le réseau de la belle-famille (la famille des
conjoint(e)s).
On peut ainsi dégager trois groupes de configurations résidentielles et familiales dans
cet échantillon de cinquante-neuf personnes (cf. carte 6) : (1) ceux dont le réseau de parenté
est concentré dans un rayon de vingt kilomètres autour du domicile (trente-six personnes soit
les deux-tiers des cas) ; (2) ceux dont le réseau de parenté réside dans l’Aisne mais
généralement à plus de vingt kilomètres du domicile (quatorze personnes); (3) ceux dont le
réseau de parenté réside majoritairement en dehors du département de l’Aisne (neuf
personnes)152.
152
Au début des années 1980, Michel Bozon constatait à propos des ouvriers de Villefranche-sur-Saône : « Chez
les ouvriers, quatre fois sur cinq, les ascendants demeurent à moins de quarante kilomètres du couple ; deux fois
sur trois, les membres de la fratrie demeurent également dans ce rayon ; quant aux enfants qui ont quitté la
maison familiale, on les retrouve dans le même périmètre quatre fois sur cinq » (Bozon, 1984, p. 49). L’enquête
« Proches et parents » montre que, s’agissant de l’ensemble de la population française, il n’y pas d’éclatement
spatial des familles : 31 % de la fratrie des enquêtés réside dans la commune de leur mère et 57 % dans le même
165
Carte 6 - Types de géographie du réseau de parenté des salariés enquêtés
Type 1 : Le réseau de parenté est concentré dans un rayon de vingt kilomètres
autour du domicile de l'enquêté (enquêté n°49)
Laon
*
Réseau de parenté résidant hors
du département de l'Aisne :
Ozoir-la-Ferrière (Seine-et-Marne)
n= 1
Légende :
*
enquêté n°49 (n= 1)
membre de la belle-famille (n= 1)
N
0
membres de la belle-famille (n= 4)
20 km
membre de la famille (n= 1)
membres de la famille (n= 2)
© Vignal C., Guerrinha C. (2003)
membres de la famille (n= 4)
Carte 6 - Types de géographie du réseau de parenté des salariés enquêtés
Type 2 : Le réseau de parenté réside principalement dans l'Aisne,
mais il est éloigné du domicile de l'enquêté (enquêté n°29)
Thiérache
*
Laon
Réseau de parenté résidant hors
du département de l'Aisne :
Bettancourt (Marne) n= 1
Département du Var n= 1
Légende :
*
N
enquêté n°29 (n= 1)
membre de la belle-famille (n= 1)
0
20 km
membre de la famille (n= 1)
© Vignal C., Guerrinha C. (2003)
membres de la famille (n= 2)
membres de la famille (n= 14)
Carte 6 - Types de géographie du réseau de parenté des salariés enquêtés
Type 3 : Le réseau de parenté réside essentiellement
en dehors du département de l'Aisne (enquêté n°5)
Laon
*
Réseau de parenté résidant hors
du département de l'Aisne :
Créteil (Val-de-Marne) n= 2
Chennevières (Val-de-Marne) n= 1
Sevran (Seine-Saint-Denis) n= 1
Maubeuge (Nord) n= 1
Paris n= 1
Nanterre (Hauts-de-Seine) n= 1
Suisse n= 1
N
0
Légende :
20 km
*
enquêté n°5
membre de la famille (n= 1)
© Vignal C., Guerrinha C. (2003)
membres de la famille (n= 2)
D’une part, cette proximité spatiale des familles s’explique par l’histoire résidentielle et
professionnelle du réseau de parenté. Si la mobilité socioprofessionnelle des parents et des
grand-parents a pu être importante, elle s’est généralement déroulée dans le département et,
pour beaucoup, dans le bassin d’emploi de Laon. Malgré l’instabilité des trajectoires
professionnelles des pères, ces familles ont pu conserver un ancrage résidentiel dans le
département de l’Aisne. La localisation rurale a pu être préservée grâce aux emplois
disponibles dans le secteur agroalimentaire (culture de la betterave, transformation d’oignons,
pommes de terre, etc.) puis dans les usines métallurgiques qui se sont développées dans les
années 1960-1970. Ainsi 60 % des enquêtés ont-ils eu soit un père soit un grand-père paternel
employé dans l’agriculture (ouvrier agricole ou parfois agriculteur exploitant). La profession
du père des ouvriers interrogés était ouvrier agricole (20 %), ouvrier de l’industrie (31 %) ou
bien employé (27 %). Le territoire a donc autorisé l’installation et l’activité professionnelle de
plusieurs générations et a permis aux enfants de rester près de leurs parents et de se marier sur
place.
D’autre part, ces configurations résidentielles et familiales relèvent de rapports au
territoire et de liens familiaux différenciés153 :
(i) un ancrage résidentiel organisé autour d’affinités et de solidarités familiales, voire amicales
fortes (cette situation représente plus de la moitié des enquêtés, soit trente-deux personnes).
(ii) une sédentarité découlant d’un attrait pour la région, pour le logement ou de la situation
professionnelle du ménage mais dans laquelle l’affiliation familiale est un peu atténuée
(vingt-deux personnes).
(iii) un faible ancrage dans la région résultant de déménagements et/ou d’un changement de
région s’accompagnant d’une prise de distance affective avec la famille élargie (cinq cas).
(i) Pour une majorité des personnes enquêtées, le lieu de résidence a été choisi et
révèle les liens affinitaires qui existent avec la région et les proches.
Le récit de Jean-Claude, trente-six ans, révèle comment une configuration résidentielle
familiale peut être transmise et entretenue. Jean-Claude a construit sa vie professionnelle et sa
trajectoire résidentielle sur un territoire familial constitué de quelques villages autour de
département. « Dans la majorité des cas, les familles restent regroupées au niveau du département, soit parce
qu’elles sont restées sur place, soit parce qu’elles ont migré ensemble de façon plus ou moins concomitante »
(Bonvalet et Maison, 1999, p. 36).
153
Nous avons construit ces trois groupes à partir des informations et des discours obtenus sur les choix de lieux
de résidence par rapport à ceux du réseau de parenté, sur les solidarités et sur les liens affinitaires avec les
proches et la famille élargie. Nous détaillerons ces thèmes dans le point 1.3 suivant.
166
Chéry-les-Pouilly au nord de Laon. Aujourd’hui les membres de sa famille élargie, de sa
famille-entourage, résidant à vingt kilomètres à la ronde sont nombreux. Sa belle-famille est
également très présente et a noué des relations affectives fortes avec le ménage puisque JeanClaude s’est installé dans la commune de naissance et de travail de sa conjointe :
« Oui, au début, c’était pour éviter d’avoir deux véhicules. Et puis être proche de
l’emploi de ma femme. Et puis on se plaisait, c’est un village qu’on aime bien. Bon
maintenant, on a deux enfants, on a quand même deux véhicules, parce qu’avec les
enfants, c’est quand même pas évident, avec l’école... Mais bon, on se plaît vraiment
bien ici. Ma femme est vraiment attachée à sa région, à son village... ses conditions
familiales et tout, parce que ses parents sont ici. » (Jean-Claude, Enquêté (E.) n°39)154
Les activités de loisirs de Jean-Claude sont liées à l’histoire familiale. Il est en effet
président du club de foot de son village dans lequel jouent également ses frères :
« Mais je suis adhérent à ce club depuis l’âge de six ans, j’ai trente-six ans [rires] ! Mon
père a été vice-président, moi je suis président, ma sœur est secrétaire. C’est une histoire
de famille, quoi, le club de Chéry-les-Pouilly, ça a été... J’avais mes frères qu’ont été
dirigeants, qui y jouent encore, mes neveux... » (Jean-Claude, E. n°39)
Cette configuration résidentielle et familiale relève véritablement d’une appropriation
du fonctionnement familial, voire d’un phénomène de reproduction de la famille-entourage
(Bonvalet, 2003). La transmission des façons d’être en famille et des façons de rester en
famille apparaissent au fil d’autres récits qui montrent que le réseau de parenté a participé à
l’orientation des parcours résidentiels et sociaux.
« Ben là, on est à Monceau-les-Leups, Montigny c’est à sept kilomètres, mais c’est vrai que
bon, on est p’être revenu quasiment euh... j’vais dire à côté de nos racines... ouais d’ailleurs on
aurait bien aimé trouver une maison à Montigny... » (Philippe, E. n°10)
« Ben moi c’est sûr que Aulnois ça me plaisait mieux parce que mes parents habitent
ici, je connaissais bien... et puis mon père était déjà âgé, il m’a eue très tard... mais... ça
lui permettait comme il habitait au pays... parce que mon père était maçon de métier, il
m’a dit : “Je te poserai ton carrelage”. Donc il était sur place... comme il était pas tout
jeune, donc il venait quand il voulait... Donc c’est vrai que ça, ça m’a beaucoup aidé, on
était au village... » (conjointe d’Henri, E. n°9)
De même, les efforts consacrés par Bernard pour s’installer à proximité de son village
d’enfance passent par une stratégie d’accession à la propriété dans un village voisin et par la
scolarisation de ses enfants dans l’école primaire de son village natal :
« - Non, c’est-à-dire que nous, au départ, on cherchait à Pouilly-sur-Serre, comme
j’étais natif de là-bas... et puis on n’a pas trouvé on a trouvé qu’ici, mais les enfants ont
été à l’école à Pouilly, ils n’ont pas été à l’école ici.
Enq. : Ah, pourquoi, parce que vous connaissiez bien l’école ?
- Je connaissais bien l’école, l’instituteur alors... Non, non mes trois enfants ont été làbas... Ils n'ont jamais été à l’école à Chéry... Maintenant ils sont partis au collège....
154
Les prénoms donnés pour identifier les personnes rencontrées sont fictifs.
167
Enq. : Est-ce que c’était important pour vous de rester proche de Pouilly, de votre
famille ?
- Oui, oui... je ne serais pas parti, pour tout l’or du monde, si c’est ce que vous voulez
savoir, je ne serais pas parti.... » (Bernard, E. n°12)
Les parcours résidentiels peuvent également être orientés par un héritage immobilier.
Par exemple, la femme de Pierre a hérité de ses parents le logement dans lequel le ménage vit
aujourd’hui et qui suscite ce commentaire de Pierre : « Ah t’as toujours voulu la maison de tes
parents ! Ah c’est… On revient en adolescence quoi ! Parce que moi j’habitais le village à
côté alors… » (Pierre, E. n°2)
(ii) Toutefois, l’ancrage résidentiel peut avoir d’autres supports. Les liens d’affinités
avec la famille élargie sont ici moins centraux dans les discours, soit parce que le réseau de
parenté dans l’Aisne est restreint voire absent, soit parce que l’enquêté trouve satisfaction
dans d’autres domaines qui font l’attrait de la région.
« Oui, c’était important d’habiter la région, pas forcément ici. Il s’est trouvé qu’on a,
enfin, c’est l’occasion... on a trouvé ici par hasard, mais sinon il y avait des villages aux
alentours qui nous plaisaient bien mais, enfin, c’était une idée fixe quand même, on
voulait habiter aux alentours.... » (conjointe de Didier, E. n°50)
L’ancrage dans le village d’origine, voire dans la maison familiale, n’est pas
nécessairement le résultat d’une stratégie mais relève d’un « concours de circonstances ».
Joël, par exemple, n’a jamais déménagé. Après la mort de son père, il a continué à vivre avec
sa mère alors qu’il était souvent au chômage et ne trouvait que des contrats saisonniers.
Lorsqu’il hérite de la maison familiale, il choisit de rester sur place puis d’y vivre avec sa
compagne. Celle-ci interprète cet ancrage dans la maison de famille davantage d’un point de
vue pratique et professionnel qu’affectif :
« Bon, on a des concours de circonstances qui font que moi je travaille à Liesse donc
j’ai sept kilomètres pour aller travailler… On est à la campagne, j’ai mon travail tout
près, j’ai cinq minutes pour m’y rendre euh… Bon les enfants sont,... le petit est à
l’école là, à cent mètres. Le grand va au collège à dix kilomètres, bon c’est pareil… »
(conjointe de Joël, E. n°56).
Ces salariés n’expriment pas un attachement indéfectible à leur région ou à leur réseau
de parenté. Le fait de rester dans la région familiale résulte parfois du simple fait qu’aucune
occasion de départ ne s’est présentée et que l’enracinement permet de tirer avantage de la
connaissance des lieux.
(iii) Enfin, certains parcours (cinq cas) révèlent clairement une prise de distance vis-àvis de la famille et comportent souvent une migration. C’est le cas des salariés originaires
d’une autre région, ou ayant commencé leur carrière dans un autre département, trouvant à
168
Laon la stabilité professionnelle nécessaire à un parcours résidentiel ascendant vers
l’accession à la propriété.
« André : Plus je suis loin, mieux je me porte [rires] ! cela évite des problèmes de
famille.
Conjointe d’André : Alors que moi non, cela [la distance] m'ennuie un peu plus quand
même.
André : Tandis que moi, j'ai refusé une place à deux cents mètres de la maison de mon
père pour ne pas être à Amiens, pour ne pas côtoyer la famille. » (André, E. n°3)
De même, Patrice quitte Clamart pour Laon à l’occasion d’une première mutation
proposée par le groupe de câbles électriques. A cette époque, la prise de distance avec la
famille a été appréciée mais aujourd’hui Patrice choisirait de revenir dans sa ville s’il devait
déménager :
« Patrice : Ouais, et puis j’avais rien qui me retenait non plus, j’avais pas d’appartement
sur Paris j’habitais chez ma mère...
Conjointe de Patrice : Et puis t’avais pas un climat familial non plus qui était... (…)
Patrice : Ah non ! Non pour l’instant on va rester là tant que .... Moi si y’avait que moi
j’aurais bien... Mais bon y’a des moments j’aurais bien aimé retourner à Clamart ...
Conjointe de Patrice : Ah oui ! ça, Clamart, c’est la ville où habite son grand copain
d’enfance....
Patrice : (…) Ah si je retournais sur Paris moi ça serait sur, sur Clamart...enfin, le pied
à terre sera à Clamart ...» (Patrice, E. n°52)
1.3. Les solidarités familiales et les liens affinitaires
Ces lieux de résidence constituent, pour beaucoup, un espace de référence porteur de la
mémoire familiale mais aussi de ressources et de connaissances mobilisées via l’entraide
familiale et amicale. Nous avons interrogé les salariés sur le type d’entraide qu’ils
échangeaient avec leur entourage familial. Sept personnes sur cinquante-neuf disent apporter
une aide régulière à un parent, le plus souvent âgé ou n’ayant pas d’automobile. Quaranteneuf personnes ont largement mobilisé leur entourage155, en cumulant l’appel à la solidarité
dans différents domaines, et seuls dix salariés déclarent n’avoir jamais reçu d’aide de leur
entourage. Le plus souvent, les enquêtés disent avoir mobilisé les membres de leur famille et
leurs relations personnelles au moment de la recherche ou de l’achat d’un logement. Ainsi,
35 % d’entre eux ont bénéficié de l’aide d’un membre de leur famille et 14 % ont recouru à
une relation personnelle pour trouver leur logement. Ces relations familiales et personnelles
intervenaient auprès d’une connaissance travaillant dans la société HLM locale ou un CIL, ou
bien ont contribué financièrement à l’apport nécessaire à l’octroi d’un crédit immobilier. Plus
155
Avant la fermeture de l’entreprise.
169
largement, un tiers des enquêtés ont reçu une assistance concernant des travaux réalisés dans
leur logement. L’autre aide la plus fréquente concerne la garde des enfants (plus d’un tiers des
personnes sont concernées).
Les étapes résidentielles de Véronique, par exemple, ont souvent été des moments
d’activation de la solidarité familiale :
« Ah oui, ben par exemple la maison de Crépy, quand j’ai divorcé, c’était à mes parents
donc ils m’ont aidée quelque part. Ils me l’ont proposée parce qu’ils auraient très bien pu
dire : “Ben non, va en HLM nous on revend la maison”. Donc oui, pour ce qui est de la
maison de Chéry-les-Pouilly, oui, c’est ma mère qui me l’a trouvée. C’est-à-dire
que comme il y avait un conflit avec mon ami et... ma mère, bon, elle voulait quand même
m’aider [rires]. Elle s’est dit : il faut quand même qu’elle trouve quelque chose
rapidement. C’est en regardant dans les agences, elle m’a dit : “Tiens j’ai trouvé une p’tite
maison qui serait pas trop chère pour toi, t’inquiète pas on t’aidera”... Voilà et là, celle de
Crécy c’était pareil. (...) Ben pour le logement ici, je suis passée par l’OPAL, hein, je me
suis fait appuyer par un collègue de travail de mon frère... » (Véronique, E. n°58)
L’entraide familiale est également particulièrement développée dans le cas de JeanClaude : ses beaux-parents gardent ses enfants tous les jours et lui-même met à contribution
ses compétences en techniques du bâtiment pour réaliser les travaux dans les maisons des
membres de sa famille.
« Bon, les gens que je vois le plus souvent, ce sont les parents de ma femme, parce que
bon, ils viennent, en plus c’est eux qui gardent nos enfants en dehors des horaires... Mais
sinon, les amis, c’est le week-end, quoi, avec le foot, tout ça. Les parents des autres petits
qui jouent avec mon gamin, on se voit le week-end.» (Jean-Claude, E. n°39)
L’emploi est aussi l’occasion de mobiliser le réseau familial. Si 43 % des personnes
interviewées ont été embauchées après une candidature spontanée, 31 % ont bénéficié de
l’aide d’un membre de leur famille. Les deux vecteurs principaux de cette aide sont la
présence d’un membre de la famille ou de la belle-famille dans l’entreprise qui recommande
la personne auprès de son employeur, et l’intervention indirecte d’un membre de la famille
auprès d’une de ses relations personnelles dans une autre entreprise. Rappelons que 44 % des
enquêtés ont déjà eu au moins un membre de leur famille ou de leur belle-famille dans
l’entreprise de câbles électriques. L’accès à l’emploi ouvrier par le réseau de parenté dans des
espaces urbains peu denses ou ruraux est d’ailleurs un mode de fonctionnement du système
productif qui n’a pas totalement disparu et se retrouve dans d’autres régions
(Desveaux, 1991 ; Weber, 2001 ; Rénahy, 2001).
La sociabilité familiale est donc très développée parmi les ouvriers et les techniciens
interviewés. Près des deux-tiers des cinquante-neuf personnes interrogées, rencontrent au
moins une fois par semaine leurs parents et/ou leurs enfants adultes. La plupart voient
170
plusieurs fois par semaine, voire quotidiennement leur mère, que ce soit pour « prendre le
café », récupérer les enfants gardés par leurs grand-parents, ou simplement « dire bonjour ».
Parfois la limite entre échange de coups de main et sociabilité est très ténue :
« Je vois la mère de ma femme, pareil, je ne suis pas une semaine sans la voir parce que
c’est elle qui garde mes enfants. Elle ou ma mère. (... ) La mère à ma femme, comme on
est, on a une bonne main-d’œuvre, on est beaucoup de garçons donc quand elle investit
dans des gros travaux, on le fait tous, on le fait tous ensemble... » (Nicolas, E. n°25)
Les rencontres avec les frères et sœurs sont moins fréquentes. Malgré tout, 44 % disent
rencontrer au moins une fois par semaine un ou plusieurs frères et sœurs. En revanche, les
sociabilités amicales sont plus diffuses et moins explicitées, à l’exception des relations nouées
par une activité associative et sportive hebdomadaire. Dix personnes déclarent avoir des amis
parmi leurs collègues de travail.
Nous avons montré dans le point précédent (1.2) que, dans une majorité de cas, la
localisation du lieu de résidence résultait d’un choix de proximité avec le réseau de parenté,
lequel choix est souvent révélateur d’affinités. Pour aller plus loin dans l’analyse de la relation
entre proximité géographique et liens familiaux, nous pouvons à présent déterminer la
proportion de « famille-entourage » dans cet échantillon. Ce concept élaboré dans le cadre de
l’enquête « Proches et parents » de l’INED (Bonvalet et alii., 1999) désigne le mode
d’organisation familiale fondée sur les affinités et les systèmes d’entraide. Il permet de décrire
les relations qui « vont de soi » pour les individus. En croisant l’existence d’affinités, la
fréquence des contacts et l’entraide avec les parents considérés comme proches, « on voit se
dessiner des configurations qui prennent sens » (Bonvalet, 2003). Ainsi, dans notre
échantillon, 66 % des salariés interviewés font partie d’une famille-entourage156. Plus
précisément, 47 % (vingt-huit personnes) font partie d’une « famille-entourage locale » dont
les proches résident dans la commune de résidence de l’enquêté ou dans une commune
limitrophe. Seuls 19 % font partie d’une « famille-entourage dispersée », c’est-à-dire dont les
personnes citées comme proches résident dans une commune non-limitrophe à celle de la
personne interviewée. Toutefois il faut noter que, la plupart du temps, ces proches résident
dans une commune située à moins de dix kilomètres du domicile de l’enquêté. Ces groupes
sont composés essentiellement de deux à trois ménages et fonctionnent autour de celui des
156
Les personnes interviewées font avant tout référence à leurs parents lorsqu’elles citent les personnes dont
elles se sentent proches (60 %). La moitié cite également un ou plusieurs membres de leur fratrie. Mais
seulement cinq personnes nomment une personne de la famille étendue comme proche. En revanche, la moitié
des enquêtés cite un ou plusieurs membres de sa belle-famille comme proches.
171
parents (dix-sept cas soit 29 %) mais aussi autour de celui des beaux-parents (huit cas) ou
d’un membre de la fratrie (trois cas).
Ces configurations révèlent des liens familiaux et des proximités géographiques plus
développées que dans l’ensemble de la population française. L’enquête « Proches et parents »
avait montré que 41 % des enquêtés de l’échantillon représentatif faisaient partie d’une
famille-entourage, dont deux sur trois sont des familles-entourages locales. Si l’on inclut la
belle-famille, 46 % des individus appartiennent à une famille-entourage et 30 % font partie
d’une famille-entourage locale (Bonvalet, 2003). De manière générale, le fonctionnement en
famille-entourage locale semble concerner particulièrement les ouvriers (27%) par opposition
aux cadres (19%) et, dans une moindre mesure, aux professions intermédiaires (25%). Dans
notre enquête, l’origine sociale et la catégorie socioprofessionnelle des enquêtés,
principalement ouvriers, joue donc sur ces résultats et corroborent l’idée que pour les
ouvriers, comme pour les agriculteurs, « proximités spatiale et affinitaire sont plus liées »
(Bonvalet et alii, 1999, p. 56). Les techniciens et responsables de production interviewés se
distinguent d’ailleurs de l’ensemble des ouvriers. Plus nombreux à être propriétaires ou
accédants à la propriété, leurs relations avec leur réseau de parenté sont plus distantes au
niveau affectif et spatial. Ils appartiennent moins fréquemment à une famille-entourage. Aussi
sont-ils près de 40 % à déclarer ne pas recevoir d’aide particulière de leur famille, les troisquarts des techniciens et responsables interrogés ayant trouvé leurs logements seuls, par
annonce, agence ou recherche individuelle.
La place prise par la belle-famille dans ce fonctionnement en famille-entourage locale
(huit cas) s’explique peut-être par la forte proportion d’hommes dans l’échantillon (80%)157.
La plupart d’entre eux vivent en couple, sont mariés et ont des enfants. Leurs conjointes
entretiennent souvent des relations affectives avec leurs mères, leurs fratries voire leurs grandmères. Ces configurations confirment les résultats plus généraux concernant la sociabilité des
catégories ouvrières (Héran, 1988) et la prédominance des femmes dans l’entretien des
sociabilités familiales, notamment à travers la relation mère-fille (Crenner, 1998 ; Schwartz,
157
En effet, les personnes ont souvent inclus leurs beaux-parents, leurs beaux-frères et belles-sœurs dans la
description de leurs proches. Ce cas s’est produit aussi bien lorsque la conjointe était présente et intervenait lors
de l’entretien que lorsque l’enquêté était seul. Il aurait été préférable d’interroger les deux conjoints séparément
car on ne peut exclure que des personnes aient pu être citées comme proches alors que l’enquêté entretient une
relation distante et formelle avec celles-ci. Cependant nous ne pouvions ignorer des relations pour lesquelles la
personne interrogée exprimait un intérêt, ou traduisait l’intérêt de sa conjointe, et qui ont pu influencer les
décisions de déménagement ou de refus de partir suite à la fermeture de l’usine.
172
1990). On peut faire l’hypothèse que, si nous avions interviewé essentiellement des femmes,
la belle-famille aurait peut-être tenu un rôle moins important dans les discours.
La densité des réseaux de parenté situés dans le département de l’Aisne, le niveau
d’aides apportées par cet entourage en matière de logement ou d’emploi et les formes de
sociabilités familiales sont tels qu’une majorité des ouvriers interviewés sont enracinés
socialement et géographiquement dans leur territoire familial. Ces configurations familiales et
résidentielles confirment différentes recherches sur les milieux ouvriers en zone rurale ou
dans une petite ville.
1.4. Les pratiques spatiales
La ville moyenne de Laon et l’espace rural environnant constituent l’espace de vie
principal des enquêtés car il est à la fois le support des relations familiales, des parcours
résidentiels et des parcours professionnels. Trois cercles de pratiques spatiales peuvent ainsi
être identifiés.
Pour une majorité des salariés interviewés, les déplacements sont concentrés sur un
noyau constitué par l’aire urbaine de Laon, puisque la ville moyenne polarise l’ensemble des
équipements, services publics et offre commerciale de cette zone. D’une part, l’axe que
forment le logement et le lieu de travail des salariés interviewés concentre le faisceau
principal de déplacements. 39 % résident, en 2000, à moins de cinq kilomètres de l’usine de
câbles, 54 % entre cinq et trente kilomètres et seuls 7 % à plus de trente kilomètres. Ainsi
70 % des salariés interviewés mettaient-ils moins de quinze minutes pour se rendre à leur
travail. Les salariés font principalement leurs achats dans le ville de Laon : les quartiers nordest (gare SNCF, Poste, commerces, cinéma, etc.) et sud-est (principale zone commerciale) de
la ville sont les plus fréquentés alors que le centre historique, perché sur la bute de Laon, est
largement délaissé hormis pour des besoins administratifs ou liés à l’hôpital. D’autre part, les
territoires familiaux dessinés par la localisation du réseau de parenté induisent un nombre
important de déplacements à l’échelle de la zone d’emploi de Laon. Ce premier espace de
déplacements forme un « territoire péridomestique » (Pinson et Thomann, 2001, p. 117)
fortement approprié en tant que territoire d’appartenance.
Un second cercle de pratiques spatiales, plus parcellaire, plus fonctionnel, s’étend
fréquemment sur une aire d’une cinquantaine de kilomètres. L’agglomération de Reims
exerce une attraction très forte par le niveau de son offre commerciale (achats pour la maison
ou pour la personne) et d’équipements de loisirs. Ainsi quarante-quatre personnes sur
173
cinquante-neuf disent se rendre à Reims pour faire des achats (vingt-six vont y faire des
courses une à plusieurs fois par mois, les autres une fois par trimestre) et parfois pour rendre
visite à des membres de leur famille. Quelques-uns disent également se rendre à SaintQuentin et Soissons les deux villes les plus importantes de l’Aisne, voire jusqu’à Paris et à
Lille. En outre, le fait d’avoir une activité sportive, dans le cadre d’une association
notamment, conduit à réaliser des déplacements dans le département (onze personnes) et en
dehors du département (huit personnes). Cette inscription territoriale est fondée sur la
répétition des déplacements sur le long terme et dessine des couloirs de circulation à
destination des pôles commerciaux et de loisirs d’espaces urbains.
Enfin, des déplacements plus lointains sont motivés par les visites rendues à une
famille élargie aux lieux de résidence éclatés et / ou par les vacances. Ils ne sont cependant
que vingt-et-un sur cinquante-neuf à partir tous les ans en vacances dans une autre région que
la Picardie (cinq vont parfois en congé à l’étranger) et sept partent une fois tous les deux ou
trois ans en vacances.
La majorité des personnes interviewées disent aimer « sortir » et « bouger assez
facilement » ce qui signifie qu’elles investissent des lieux multiples pour les loisirs, les achats
ou les rencontres autour du point fixe qu’est leur logement. On retrouve ici l’association de
l’accession à la propriété en habitat individuel et des déplacements quotidiens qui caractérise
le développement des espaces périurbains. Car, dans ces espaces, c’est bien l’accessibilité
automobile qui a permis au plus grand nombre de devenir propriétaire sur des marchés peu
sujets à la pression foncière (Beaucire, 2000a). Les pratiques de déplacements n’y sont pas
pour autant homogènes mais au contraire cumulatives : ceux qui déclarent le plus de
déplacements sont aussi ceux qui ont des destinations diversifiées. Les techniciens et les
cadres, les salariés membres actifs d’une association sportive ou syndicale mais aussi les
salariés qui ne sont pas originaires de l’Aisne ou dont le réseau de parenté est éparpillé en
France ont des pratiques spatiales plus variées et une expérience de mobilité spatiale et
résidentielle plus importante. Ils sont plus fréquemment amenés à se déplacer dans des
espaces discontinus, aux contextes urbains beaucoup plus denses que dans l’Aisne. Les
ressources socioéconomiques ou simplement acquises par l’expérience de déplacements
variés alimentent donc leur forme d’inscription territoriale.
En revanche, la majorité des ouvriers se déplacent sur une aire territoriale plus
restreinte vers des pôles moins nombreux, notamment lorsque les proches résident dans un
même village ou dans une ou deux communes voisines. Les activités de loisirs, tels que la
pêche, le vélo, la course à pied, n’induisent pas de déplacements automobiles de longue
174
distance. Il faut aussi comprendre qu’une partie des ouvriers sont contraints dans leurs
déplacements : seules 54 % des personnes interviewées possèdent deux voitures. Deux
personnes n’ont pas le permis de conduire et se déplacent grâce à leurs conjoint(e)s. Les
ménages qui ne possèdent qu’une seule voiture ont des pratiques de déplacement au niveau du
bassin d’habitat moins individualisées. Cela suppose fréquemment que la conjointe suit le
salarié dans ses déplacements de loisirs (pour le sport par exemple), les achats ou les visites
aux amis et aux membres de la famille étant réalisés en couple. L’autonomie des membres du
ménage peut cependant être facilitée lorsque des visites ou des activités peuvent être réalisées
à pied ou en transport en commun pour ceux qui résident à Laon.
En définitive, l’espace de vie d’une majorité d’ouvriers est dessiné par des
pérégrinations au sein et/ou en direction de l’aire urbaine de Laon. Hormis le pôle d’attraction
de Reims, les territoires maîtrisés sont donc des espaces contigus, de faible densité urbaine
qui ne nécessitent pas de longs déplacements. Au sein de cet espace, les pratiques sont
généralement multipolaires et se développent entre la ville de Laon et les villages et petites
villes du bassin d’habitat dans lesquels des membres de la famille ou des amis résident. Les
vacances peuvent en revanche être le moment de déplacements plus lointains, en France
essentiellement. Deux groupes se distinguent donc : les salariés originaires d’un autre
département ou dont le réseau de parenté est éclaté ont un niveau de mobilités spatiales plus
important et se déplacent au sein d’espaces non-contigus ; les salariés plus démunis en
ressources socioéconomiques pratiquent des territoires plus restreints.
2. Trajectoires résidentielles et rapport au logement
L’inscription territoriale des ouvriers et techniciens résulte de choix de localisation mais
également de stratégies d’accès à un type d’habitat et à un statut d’occupation du logement.
L’échantillon de salariés enquêtés, dont les trois-quarts ont entre trente-cinq et cinquante ans et
près de 80 % vivent en couple avec des enfants, est assez homogène de ce point de vue : près
des deux-tiers sont accédants à la propriété ou propriétaires (respectivement 42 % et 24 %). Les
autres sont locataires HLM (24% dont les deux-tiers au sein d’une maison du parc social), et
10% sont locataires du privé ou logés gratuitement par leurs parents. Il s’agit donc ici
d’identifier les types de parcours résidentiels des salariés (2.1) et la constitution de leur rapport
au logement (2.2).
175
2.1. Les étapes des trajectoires résidentielles
Le type de parcours résidentiel dominant chez les personnes enquêtées, originaires de
l’Aisne, est celui d’une trajectoire “ascendante” vers l’accession à la propriété en zone
périurbaine ou rurale.
Les parcours résidentiels typiques des salariés sont constitués par l’occupation d’un ou
deux logements différents avec les parents (80 % des enquêtés). Ce déménagement durant
l’enfance concernait en général l’accession à la propriété de leurs parents quittant un logement
payé par l’employeur, vétuste ou trop petit. Plus tard, au moment de la décohabitation, la
première étape résidentielle sera la location d’un logement du secteur privé, fréquemment
suivi par un déménagement vers un logement du parc HLM de la ville de Laon. Ensuite, une
partie des ménages reste dans le secteur du parc social et obtient une deuxième habitation plus
grande de type maison individuelle. L’autre partie s’engage dans un projet d’accession à la
propriété.
Ces parcours se situent très majoritairement dans le bassin d’habitat de Laon. Nous
avons vu que l’insertion professionnelle des familles dans un tissu d’entreprises agricoles,
agroalimentaires, industrielles puis plus récemment tertiaires a rendu possible le maintien des
personnes enquêtées dans la région. Les ouvriers et techniciens interviewés natifs de l’Aisne
n’ont, eux non plus, jamais quitté le département. Les emplois qu’ils ont occupés au début de
leur carrière professionnelle étaient situés dans un rayon d’une trentaine de kilomètres autour
du domicile.
Ces étapes successives reflètent souvent des allers et retours entre la campagne et la
ville. Près des deux-tiers ont vécu dans une petite ville ou un village de l’espace périurbain ou
rural durant leur enfance. Après la décohabitation, les trajectoires résidentielles se
caractérisent par un passage dans la ville de Laon, puis fréquemment par un déménagement
vers les communes périurbaines ou rurales, parfois celle de l’enfance, afin d’accéder à la
propriété. Ces parcours résidentiels s’inscrivent souvent, comme nous l’avons montré dans le
point 1.2, dans un territoire familial constitué en de véritables groupes de parenté solidaires.
Mais nous avions également souligné (1.1) que les contraintes économiques du marché
immobilier orientaient les types de localisation de la propriété ouvrière. Ainsi, ces parcours,
exprimés en général comme le résultat d’un choix, sont plus ambigus et se révèlent être
176
parfois des décisions sous contrainte propre à la « géographie sociale de la propriété
ouvrière » (Groux et Lévy, 1993)158.
Une autre partie des salariés interviewés a connu des parcours résidentiels plus
complexes, au cours desquels les étapes résidentielles, liées à une séparation, un divorce, un
décès, ont été plus nombreuses. Elles ont souvent occasionné la revente d’une maison ou le
départ pour un logement du parc social. De même, les natifs d’un autre département que celui
de l’Aisne ou ceux qui ont vécu une carrière professionnelle plus instable ont connu
davantage de logements loués à un propriétaire privé. 19 % des ouvriers et techniciens159 ont
connu de six à seize logements différents.
Ces salariés aux trajectoires plus complexes véhiculent un discours dans lequel la
mobilité est plus valorisée. C’est le cas de Véronique, ouvrière qualifiée, qui a connu seize
logements différents, du fait de l’instabilité professionnelle de son père, puis des séparations
successives d’avec ses trois conjoints. Elle exprime avec satisfaction sa capacité d’adaptation
aux évènements apprise durant son enfance :
« Mais c’est bizarre quand je suis arrivée, parce que j’ai tellement l’habitude de
déménager, je me suis dit : “Pour combien de temps je suis là ?”. A chaque fois c’est un
peu la question... Parce que les circonstances font que... Je suis obligée de partir pour
aller là. Et quelquefois, je veux dire, c’est pas volontaire, c’est parce que les
circonstances font que, on est quelque part quand même obligé de le faire. (...) J’aime
bien le changement, même de partir loin, je sais que le déménagement ne m’effraie
absolument pas... J’y ai été habituée avec mes parents, parce qu’à chaque fois les
déménagements, on les vivait avec eux, on rangeait les trucs... » (Véronique, E. n° 58)
La position résidentielle atteinte par ces personnes, généralement issues d’un milieu
ouvrier, remplit donc la plupart du temps les attentes de leur ménage et explique notamment
leur stabilité résidentielle : la moitié des enquêtés vivent dans le même logement depuis plus
de quinze ans.
158
« L’implantation rurale qui structure la géographie sociale de la propriété ouvrière demeure ainsi ambiguë.
Elle est à la fois le produit de choix volontaires – “rester près des siens, près de la terre” - et de contraintes
conduisant les ouvriers à s’éloigner de plus en plus des centres urbains. » (Groux et Lévy, 1993, p. 161).
159
27 % des enquêtés n’ont connu que de un à trois logements depuis leur naissance, 54 % de quatre à cinq
logements et 19 % de six à seize logements différents. L’étape du service militaire n’est pas considérée ici
comme un logement.
177
2.2. La valorisation de la maison et de la propriété
La maison individuelle et le projet d’accession à la propriété constituent les deux points
centraux d’une grande majorité d’entretiens. C’est autour des valeurs accolées à ces deux
éléments que se structurent les discours.
(i) La maison individuelle
Plus de 90 % des personnes rencontrées vivent dans une maison individuelle. Celle-ci
est parfois définie comme le négatif de l’habitat collectif en HLM, mais se voit surtout
attribuée des valeurs jugées positives, comme la recherche d’un cadre de vie rural et d’un
espace approprié grâce au bricolage.
L’enfance passée en partie en maison, à la campagne, détermine les représentations du
cadre de vie recherché ou obtenu par les salariés interviewés. Les conceptions de la vie en
habitat collectif, notamment en HLM, sont globalement négatives. Les griefs principaux
contre l’habitat collectif retenus par ceux qui vivent dans une maison, sont le bruit généré par
la proximité des voisins ou par la circulation automobile, le manque d’espace dans le
logement et la difficulté d’y faire du bricolage. Ces discours sont étayés par le fait que près
des deux-tiers ont habité un logement HLM dans leur enfance ou après leur décohabitation.
Leur projet résidentiel s’est d’ailleurs souvent construit en opposition à cette étape
résidentielle.
« J’y ai habité trois ans, bon… Moi qui suis un peu bricoleur, dans un HLM vous avez
pas beaucoup d’espace déjà. Bon, un jardin vous pouvez toujours en avoir un mais bon,
c’est vrai que une maison de campagne c’est plus plaisant quoi, pour moi
personnellement. Est-ce que c’est pas parce que j’ai eu mon enfance en campagne ?
Peut-être. Parce que y a pas mal de gens de ville, c’est pareil, ils aiment pas trop la
campagne. » (Frédéric, E. n°28)
« Enq. : C’est un projet, c’était important d’avoir une maison, d’être propriétaire ?
- Ah oui ! On attendait hein ! Oui, oui c’était un grand projet, parce que vivre en HLM,
bon, on habitait au deuxième, bon c’était pas encore ça, mais disons que quand on a
vécu en maison, en appartement on est prisonnier... On venait ici, mais on était
prisonnier quand même. Et puis on voulait pas sans arrêt déménager, c’était construire
ou rien du tout. » (Jeanne, E. n°16)
Les ouvriers qui désirent quitter la ville sont ceux qui souhaitent se rapprocher du
village et de la famille avec lesquels ils n’ont jamais rompu les liens. Michel Bozon a pu
observer ce type de logiques chez les ouvriers de Villefranche-sur-Saône : « L’aménagement
de maisons anciennes ou la construction de maisons neuves comble ce désir et matérialise
également une certaine ascension sociale. Pour un ouvrier fils d’agriculteur, redevenir rural et
propriétaire de sa maison est un signe de réussite » (Bozon, 1984, p. 65). Dans de nombreux
178
cas, la transmission des valeurs attribuées par les parents à l’habitat individuel et parfois à
l’environnement rural transparaît dans les discours :
« - Ah non, non, on en avait déjà envie, on... J’veux dire, ça sert à rien de dépenser un
loyer pendant x années qui ne rapporte rien. J’ai pris quinze ans, il me reste dix ans à
payer... dans dix ans, je suis tranquille…
Enq. : Vous avez choisi de vivre dans un village... vous n’auriez pas aimé vivre en ville ?
- Moi, j’voulais... disons que c’était mon village natal, je connais tout le monde ici... je
voulais revenir par ici... bon pis, y’a eu l’opportunité de cette maison, donc... » (JeanPierre, E. n°31)
Aussi, la localisation du logement dans un village ou dans la périphérie de
l’agglomération de Laon a permis l’achat ou la construction de maisons à des prix
envisageables, dans des communes où la taxe d’habitation est plus faible, et a offert « un
cadre de vie qui fait vibrer le souvenir nostalgique d’une ascendance rurale » (Pinson, 2002,
p. 218). En outre, l’ensemble des personnes rencontrées vivant en maison individuelle
(accédants ou propriétaires) ont déclaré avoir réalisé eux-même des opérations de rénovation
ou de transformation dans leur logement, qui vont du simple bricolage et travaux de
décoration à la réalisation de gros œuvre (carrelage, terrasse, garage, plomberie, électricité,
cuisine, toiture, etc.). Pour les ouvriers les plus investis dans la construction concrète de leur
maison (les « castors ». Cf. Cuturello, 1987), les loisirs et les vacances sont parfois consacrés
entièrement à ces travaux ; les déplacements en dehors du Laonnois sont orientés par la
recherche de magasins spécialisés en matériaux de bricolage dans les grandes villes
avoisinantes. C’est donc bien un système de « production continue » (Bonnin, 1994) de leur
maison que ces ouvriers et techniciens ont mis en place160.
L’autoconstruction partielle d’une maison consiste, par exemple, à faire bâtir le strict
minimum (fondations, murs, toiture, cloisons) et poursuivre soi-même les travaux au fil des
ans. S’ancrer, faire bâtir et travailler pour sa maison, tel est le projet domestique de JeanClaude qui a réalisé terrasse, carrelage, barbecue et escalier grâce à ses compétences de
carreleur acquises avant d’être ouvrier de l’industrie :
« J’ai tout fait moi-même. De A à Z. J’ai fait bâtir les murs, le toit, les fenêtres, tout. Tout ce
qui est extérieur, ça a été fait par l’entreprise, tout ce qui est intérieur, c’est moi Et puis
après, à l’extérieur, terrasse, j’ai fait un barbecue, j’ai tout fait moi-même. J’étais de la
partie, j’étais carreleur de métier avant de travailler en usine. » (Jean-Claude, E. n°39)
Une maison ancienne nécessitant des travaux de rénovation importants permet de
limiter le prix d’achat initial et étale dans le temps l’investissement financier pour les travaux.
160
Les ouvriers, suivis des couches intermédiaires (notamment les contremaîtres et les techniciens), sont les
catégories socioprofessionnelles qui participent le plus à la construction de leur résidence principale et
éventuellement de leur résidence secondaire (Bonnette-Lucat, 1999).
179
Le rapport au logement des ouvriers passe par une forte appropriation renforcée par le travail
manuel. Jeanne et son mari ont ainsi construit, au sens propre et en s’y investissant beaucoup
sur le plan affectif, leur maison qui matérialise les racines familiales déjà présentes :
« - On a nos racines, rien à faire on a nos racines...
Enq. : Vous vous sentez à l’aise dans la région ... ?
- Oui. Oui, et puis c’est vrai que quand on a investi dans une maison, on dit que c’est de la
pierre mais... avec mon mari, on a fait beaucoup de choses tous les deux, bon les gros travaux,
on les a fait faire mais quand on bosse tous les week-end, tapisser tout ça, bon, dehors y’a
toujours la brouette... mais quand il faut vendre... c’est difficile. » (Jeanne, E. n°16)
Les travaux dans le logement sont également l’occasion d’entraide au sein des groupes
de parenté et d’échange de compétences liées à la peinture, à l’électricité, à la plomberie ou au
carrelage. La maison est souvent le support et le prétexte à une sociabilité familiale au cours
d’échange de coups de main, de travaux mis en commun ou de simples conseils.
(ii) La propriété
Le système de valeurs associées à la propriété du logement est central dans les discours
des ouvriers. Articulée aux représentations de la maison individuelle, c’est la logique de
l’effort financier, de l’effort familial et de la transmission qui prévalent.
Les représentations des salariés propriétaires ou accédants témoignent d’une
valorisation de la logique de l’effort mis en oeuvre pour atteindre cette position résidentielle
et sociale dont Paul Cuturello a montré la diffusion dans les discours des accédants à la fin des
années 1970 (Cuturello, 1997). Ces discours véhiculent l’image d’une propriété facteur et
symbole de stabilité. Ce statut d’occupation est dans la plupart des cas envisagé comme le
signe d’un travail accompli. L’acquisition d’une maison implique des efforts financiers pour
la plupart des ménages alors que les conjoint(e)s ont généralement une fonction d’employé,
d’ouvrier ou de profession intermédiaire.
« …acheter ? Ben, c’est parce qu’on est chez soi. Bon et puis en appartement, on fait pas ce
qu’on veut hein... on n’a pas de terrain, on n’a pas de dépendances, on n’a pas tout ça....
Quoique ici on a trimé ici dans la maison et on trimera encore, hein ! » (Bernard, E. n°12)
Souvent, la construction de la maison était déjà une priorité pour les parents : « Ils ont
fait bâtir tout de suite une maison, la maison elle est plus vieille que moi [rires] » (JeanClaude, n°39). L’origine familiale parfois très modeste et les souvenirs de logements vétustes
occupés par le passé permettent d’évaluer le chemin parcouru jusqu’à la pleine propriété de sa
maison. La propriété est alors associée au confort qu’elle a permis d’obtenir.
« Sylvie : Mais j’étais, je suis née en 57. Mes parents ils ont dû entrer en 63 dans la...
dans la maison neuve. Donc, j’étais pas vieille quand même quand euh... mais je me
souviens de la baraque quand même hein ! (...) c’était une maison, une petite maison,
y’avait trois pièces hein ? C’était pas ... C’était pas quelque chose ... Nous on appelait ça
la baraque.(...)
180
Thierry : Oui ben, sitôt la guerre ça se faisait vite fait pour loger les gens quoi. C’était
des maisons pas chères, c’était pas mal, sympathique, c’était gentil. » (Thierry E. n°41
et Sylvie E. n°47)
« Quand il pleuvait oui... Et puis moi j’étais enceinte, on a eu la fille, une fois qu’on a
eu le bébé, on pouvait pas laisser le bébé dans un endroit euh... Puis y’avait pas de
commodités hein, y’avait pas de salle de bain, y’avait pas d’eau chaude, y’avait pas de
toilettes là. Il fallait aller tout en bas au fin fond de la cour.» (Sylvie, E. n°47)
Une minorité des accédants et propriétaires rencontrés expriment une logique
d’accumulation patrimoniale. Plus qu’une volonté de transmettre un capital, on comprend, à
travers leurs discours, que ces ouvriers cherchent à transmettre le fruit d’un travail, un lieu et
des liens familiaux.
Si les ouvriers et techniciens rendent essentiellement compte des difficultés
économiques ou des efforts associés à l’accession à la propriété ils ne remettent pas en cause
ce statut d’occupation comme sommet obligé de leur itinéraire résidentiel. La propriété n’a
pas perdu, à leurs yeux, sa valeur sociale.
(iii) La location
Enfin, les locataires de notre échantillon (34%) se caractérisent par un rapport au
logement construit en référence à l’idéal de la maison individuelle. Parmi ceux-ci, les deuxtiers habitent un logement HLM en maison individuelle. Ces maisons du parc HLM leur ont
été attribuées après une longue attente et un parcours dans le parc de logements de la ville.
L’obtention de ces maisons bénéficie parfois de l’aide et du soutien des relations personnelles
ou familiales. Ces logements sont une opportunité qui permet de concilier le type d’habitat
désiré, le cadre de vie et un faible niveau de loyer161. Les représentations et les modes de vie
de ce sous-groupe sont assez proches de ceux des accédants et propriétaires : l’appropriation
du logement passe ici aussi par la réalisation de petits bricolages, parfois de travaux
d’embellissement et par le jardinage. Les représentations véhiculées sur l’habitat collectif sont
là aussi assez négatives car ces salariés estiment qu’un appartement n’est pas en mesure de
leur offrir l’espace (même restreint) d’autonomie dont ils disposent aujourd’hui.
Certains valorisent le statut de locataire et mettent en exergue le coût financier
permanent qu’implique la propriété et l’entretien d’une maison. La location, choisie au départ
par contrainte financière, est alors légitimée, voire revendiquée pour la tranquillité d’esprit
161
En 2000, le loyer d’une une maison de l’OPAC de Laon, de quatre à cinq pièces, était de 534 euros, soit 3500
francs (OPAC Laon, 2001)
181
(pas de travaux trop coûteux) et l’adaptation de la taille du logement à la composition du
ménage, notamment lorsque les enfants quittent la maison :
« - On y avait pensé et en fin de compte on s’est dit que... ça a beaucoup
d’inconvénients quand même d’être... enfin pour nous.
Enq. : Lesquels ?
- Style bon,... Moi j’trouve que, en tant que propriétaire, on a un crédit quand même
assez élevé hein... donc quand on a des grosses traites à donner. Malgré qu’on a des
enfants ça dure qu’un temps... et puis on est jamais tranquilles, y’a toujours des travaux
à faire... euh aussi bien toiture que... n’importe quoi, aussi bien électricité ... »
(Raymond, E. n°27)
La géographie du réseau de parenté, le type de relations familiales, de pratiques
spatiales et de trajectoires résidentielles rendent compte, pour la majorité des personnes
interviewés, d’une appartenance à une famille-entourage, d’une forte inscription dans le
Laonnois des activités et des déplacements et d’un attachement au logement occupé. Pour
beaucoup, la propriété du logement permet l’accès à un niveau de confort valorisé et facilite
l’entretien des relations familiales et amicales. L’inscription territoriale de la majorité des
salariés est donc de deux ordres : d’une part, elle relève d’une participation à un système de
relations affinitaires ; d’autre part, elle repose sur une insertion dans une configuration de
lieux de résidence de la famille élargie, au sein de laquelle la maison tient une place
particulière. On retrouve ici la valorisation d’un mode de vie fondé sur des mobilités
quotidiennes multiples entre territoires urbains, périurbains voire ruraux mais dont le
périmètre est rarement dépassé.
3. Parcours et identité professionnels
Afin de cerner les formes d’intégration professionnelle des salariés, c’est-à-dire leur
rapport au travail et leur rapport à l’emploi, nous les avons interrogés sur leur parcours
professionnel avant la fermeture de l’usine. Ces étapes ont contribué à l’ancrage spatial des
salariés, à travers notamment la mobilisation de ressources sociales et familiales (3.1) et la
construction de leur identité professionnelle (3.2).
3.1. Les parcours professionnels
La majorité des interviewés, issus de familles ouvrières de l’industrie ou du secteur
agricole, ont commencé à travailler jeune et a un niveau de formation initiale assez faible. Le
diplôme le plus répandu chez les ouvriers enquêtés est le CAP (41 %), devant le BEPC et le
Certificat d’Etudes Primaires (19 %). 20 % n’ont aucun diplôme et/ou ont arrêté l’école à
182
quatorze ans. En revanche, les techniciens et cadres interviewés sont plus diplômés (50 % ont
le Bac ou un diplôme du supérieur) mais l’autre moitié n’a que le CAP ou le BEPC. Ces
derniers sont entrés comme ouvriers dans l’entreprise et ont ensuite bénéficié de diverses
formations professionnelles en interne.
Lorsqu’ils ne sont pas entrés directement dans l’entreprise de câbles électriques de
Laon (pour 20 % des enquêtés, cet emploi est le seul qu’ils aient connu), les ouvriers enquêtés
ont débuté leur carrière comme apprentis ou par un ou deux emplois peu qualifiés dans
l’industrie, le commerce, le travail agricole ou le bâtiment. 39 % n’ont connu que deux
emplois durant leur carrière et 19 % trois emplois. En effet, près de la moitié des ouvriers ont
travaillé en CDD ou en intérim, parfois durant des “saisons”, c’est-à-dire des périodes de
plusieurs mois qui correspondent au surcroît temporaire d’activité de l’industrie
manufacturière et agroalimentaire. Un tiers a déjà été au chômage, pour une période
généralement inférieure à trois mois, suite à un licenciement, à la fin d’un contrat précaire ou
au retour du service militaire.
Les emplois occupés par les salariés natifs de l’Aisne ont toujours été situés dans la
zone d’emploi de Laon. Seul le passage par le service militaire ou par un engagement de
quelques années dans l’armée amène les hommes à quitter la région, voire la France.
Toutefois, cet enracinement géographique des trajectoires professionnelles et résidentielles du
groupe de salariés ne doit pas nous conduire à penser que l’ensemble de ces générations
d’ouvriers Axonais162 a pu « vivre et travailler au pays », comme le souhaitaient, par exemple,
les ouvriers d’une petite usine de Lacanche en Bourgogne licenciés au début des années 1980
(Rénahy, 1999, p 348). Les statistiques du Recensement Général de la Population révèlent un
solde migratoire négatif du département depuis la seconde guerre mondiale. Entre 1946 et
1990, l’Aisne a perdu plus de 81 000 personnes, majoritairement des jeunes issus de la moitié
nord du département en déprise économique (Fiette, 1995). Les entretiens témoignent
d’ailleurs de la mobilité de frères, de sœurs ou de cousins ayant rejoint une agglomération
plus importante ou changé de région pour trouver un emploi.
Les deux-tiers des salariés interviewés ont plus de quarante ans. Leur entrée sur le
marché du travail dans les années 1965 à 1980 a été plutôt favorable : être employé par l’usine
de câbles et, pour certains, accéder à un emploi salarié représentait une garantie de niveau de
162
Ce sont les habitants de l’Aisne.
183
salaire163, de conditions de travail et de stabilité de l’emploi. Ainsi l’ancienneté des salariés
dans cette entreprise est-elle élevée : 58 % des enquêtés ont plus de vingt-trois ans
d’ancienneté et 36 % entre treize et vingt-deux ans.
Près de la moitié sont entrés par candidature spontanée, en se présentant directement
auprès des employeurs. A l’époque, il leur a suffi de faire un essai, pour ensuite être
embauchés, le plus souvent directement en CDI. Comme nous l’avons déjà signalé, nombre
d’entre eux ont bénéficié de leurs relations familiales et personnelles pour obtenir leur emploi.
Ainsi, 37 % des ouvriers interrogés sont entrés dans l’entreprise de câbles électriques avec
l’aide d’un membre de la famille ou de la belle-famille qui, le plus souvent, travaillait déjà
lui-même dans l’entreprise164.
Notons enfin la proximité sociale des catégories socioprofessionnelles des conjointes :
17% d’entre elles sont ouvrières, 46 % employées et 19 % occupent une profession
intermédiaire. La ville de Laon ayant pour premier employeur l’hôpital, nombre de conjointes
y sont aides soignantes, infirmières ou employées administratives. 13 % des conjoint(e)s sont
inactives et 3 % sont au chômage au moment de l’interview.
3.2. La revendication d’une identité professionnelle
Nous nous sommes intéressée aux identités professionnelles des salariés rencontrés,
c’est-à-dire aux « manières socialement reconnues, pour les individus, de s’identifier les uns
les autres, dans le champ du travail et de l’emploi » (Dubar, 2001, p. 95). On peut supposer
que, placés dans une situation de flexibilité géographique de l’emploi, les ouvriers ont eu
tendance à valoriser leur identité professionnelle locale, voire à s’y retrancher pour refuser
avec plus de force la mutation proposée. Cette tonalité généralement positive des discours
repose aussi sur l’ancienneté dans l’entreprise. Nous avons recueilli des propos largement
empreints de satisfaction, parfois de fierté à l’endroit du travail réalisé, voire de l’entreprise
elle-même. Les ouvriers expriment l’importance de leur identité professionnelle marquée tant
par la compétence et le savoir-faire requis par leur poste de travail que par les liens
développés entre collègues. La majorité des personnes rencontrées sont des ouvriers qualifiés
qui sont passés d’une fonction d’ouvrier exécutant à celle d’opérateur polyvalent. Ils sont
ainsi caractéristiques d’un modèle de compétence fondé non plus sur un seul métier mais sur
la polyvalence qui peut s’exercer dans toute l’entreprise. Il ne s’agit plus dans ce système de
163
Le salaire moyen est au moment de l’interview de 1265 euros nets (8300 francs) pour les ouvriers et de 1128
euros nets (7400 francs) pour les ouvrières.
164
Vingt-trois personnes ont eu un membre de leur famille ou belle-famille dans l’entreprise.
184
gestion du personnel d’exécuter simplement les tâches et de suivre le processus de production
mais de le comprendre pour l’améliorer (Dubar, 1998).
Une des raisons de l’attachement manifeste de certains ouvriers pour leur emploi est
donc l’évolution professionnelle qu’il permet. Si les relations avec la direction se sont
dégradées rapidement, tous font référence à la qualité du travail et valorisent le “métier”. Le
registre du savoir-faire, du geste est maintes fois développé.
« C’est l’usine, mais c’est une usine... où y’a des places intéressantes, comme au
gainage, même toi [à sa femme, ouvrière de l’usine] au labo, à l’isolation. C’est vous
qui travaillez, c’est pas la machine qui vous commande c’est vous qui commandez la
machine. Puis y a des affinités, si, si ... c’est un métier.» (Thierry, E. n°41)
« Des méthodes de travail et des méthodes de production, pratiquement exceptionnelles.
Qu'on ne connaît pas dans les autres entreprises de la région. Mais qui est aussi
spécifique, qui est l'une des spécificités du travail du métier que l'on fait parce qu'on fait
un métier et on n'est pas à la chaîne, ont fait vraiment du travail... très pointu.
Pratiquement de la dentelle on fait. » (René, E. n°5)
La description des postes renvoie à des tâches précises, une activité ayant un nom défini
(gaineur, tordoneur, cariste, contrôleur...), à des responsabilités et à une variété d’actes
précisément identifiés (approvisionner, contrôler, fabriquer, former, gainer, gérer). La relation
affective au travail qui transparaît dans les entretiens, emprunte de fierté et d’amour propre,
est caractéristique d’un rapport au travail français où l’on a avant tout des comptes à rendre à
sa conscience, son honneur (d’Iribarne, 1989).
« Oui, ça me plaisait oui ... c’était diversifié, on faisait pas toujours la même chose
quoi... on déchargeait les camions, on livrait, on réceptionnait, l’informatique tout, on
faisait un peu de gestion des stocks aussi. C’est intéressant quoi. On n’est pas dans notre
rang, on fait de la paperasserie, on fait de tout...» (Michel, E. n°4)
A l’intérêt du métier et à la fierté du savoir-faire s’ajoute la nature des relations entre
salariés. Nombreux sont les salariés déclarant avoir des collègues pour amis, certains
comparent même les collègues de leur atelier à une deuxième famille. La bonne ambiance,
l’entraide morale sur le lieu de travail sont signalées par une très grande majorité de salariés.
« Ah oui, quand même... y avait une bonne ambiance... surtout au niveau de notre service...
au niveau du contrôle, là c’était vraiment la vie de famille on était une quarantaine... la vie
de famille hein ! D’abord... vraiment une vie de famille » (Jeanne, E. n°16)
Les liens entre collègues sont renforcés par une adhésion collective au devenir de
l’entreprise. Ainsi, les ouvriers témoignent des luttes sociales passées (plusieurs vagues de
licenciements et de mouvements sociaux), des efforts réalisés dans les cinq dernières années
en termes de production (amélioration de la qualité, moins de déchets, plus de tonnage), de
formations (polyvalence et évolution technologique importante) et de responsabilités
185
(suppression des chefs d’équipes remplacés par des opérateurs responsables d’une petite
équipe mais sans augmentation de salaire).
« Sylvie : Si vous voulez, à chaque fois qu’ils ont voulu mettre quelque chose en place,
on s’est tous impliqué dedans. Donc, c’est vrai qu’on était fier de nous, parce qu’en plus
on obtenait des résultats et tout. Bon, vous êtes quand même fier de ce que vous faites
euh... donc c’est vrai que...
Thierry : Et quand il fallu passer européen...
Sylvie : Ah oui ! Quand il a fallu faire les, les normes et tout, alors c’était pas évident. Et
puis, il y a le marché aussi de la câblerie. Parce qu’on n’est pas les seuls, parce qu’il y a
le marché de la câblerie, quand il fallait euh... faire un câble et faire homologuer par la
SNCF ou EDF, pour pouvoir avoir le marché et puis qu’on était plusieurs impliqués làdedans parce qu’il y avait les opérateurs sur machines qu’il fallait qu’ils soient là avec
leur savoir. Et puis, qu’à la fin on, vous aviez le marché parce que... ben y’a de quoi être
fier ! » (Thierry et Sylvie, E. n°41 et n° 47)
La carrière professionnelle et le statut des personnes interviewées incarne donc le
parcours typique d’ouvriers protégés par le contrat salarial tel qu’il s’est constitué en norme
après la Seconde Guerre Mondiale (Castel, 1995). Le développement de l’entreprise, sa
politique de formation (polyvalence des ouvriers) et sa politique salariale leur ont permis de
bénéficier du dépassement du système “fordiste” et de construire, en outre, une identité
professionnelle revendiquée et valorisée. Cette identité professionnelle peut être qualifiée de
locale du fait de l’ancienneté dans l’entreprise et de la stabilité géographique du lieu de
travail.
4. Tensions face à la fermeture et à la délocalisation de l’usine
A l’aune de ces parcours professionnels, on comprend pourquoi le processus de
fermeture du site de Laon a généré un conflit social et a rompu la confiance établie entre les
salariés et la direction de l’établissement. Cette crise s’exprime avant tout par une défiance à
l’encontre de la direction et des salariés de l’établissement de Sens (4.1), et par l’éclatement
de la cohésion des salariés du site de Laon (4.2). La fermeture de l’usine provoque, pour une
majorité de personnes interviewées, la rupture de leur intégration professionnelle locale.
4.1. Les perceptions de la fermeture de l’usine
L’annonce de la fermeture crée une rupture, un choc dans des carrières stables : « Oui,
parce que jusque maintenant c’était sur un tapis roulant là. » (Jeanne, E. n°16). Cet évènement
touche un groupe d’ouvriers que la stabilité de l’emploi avait prémuni contre l’imprévisibilité
de l’avenir.
186
La fermeture est avant tout ressentie par l’ensemble des salariés comme la nonreconnaissance, par la direction nationale du groupe, de la qualité du travail des salariés de
Laon. Au milieu des années 1990, après une précédente restructuration du site, la direction
valorisait « l’usine phare du groupe » et tentait d’assurer sa pérennité grâce à sa modernisation
et à l’augmentation de sa productivité. Les efforts collectifs des salariés n’empêcheront pas la
décision de fermeture et de délocalisation. La déception des ouvriers et techniciens est donc à
la hauteur de leur investissement au travail et de leur implication dans le devenir de
l’entreprise. La fermeture de l’usine provoque un évident sentiment d’injustice :
« (...) Après les efforts qu’on faisait euh, on faisait beaucoup d’efforts et on n’était
jamais récompensés, comment dirais-je ? récompensés… pas question d’argent mais
dire : “ L’usine va bien ”. Ça, ça nous aurait fait plaisir : “L’usine va très bien, vous
avez fait des efforts, ça va très bien”… Mais non, ça n’allait jamais, donc on se
demandait… c’était surtout là-dessus. Nous on avait fait le maximum » (Nicolas, E.
n°25)
Jean-Claude, par exemple, est entré dans l’usine de câbles en 1984 grâce à son frère qui
y était électricien. A l’époque, travailler en usine signifiait avoir de meilleures conditions de
travail et de rémunération. Deux de ces beaux-frères y ont également été employés. Au fil des
ans, Jean-Claude a pu se former et devenir polyvalent. La fermeture provoque un grand
étonnement et une forte déception au regard de l’investissement collectif et des efforts
personnels réalisés depuis de nombreuses années :
« Ils appelaient ça “l’usine réactive” [rires]. C’est même pour ça qu’on a été vachement
étonné d’apprendre la fermeture, parce qu’on avait fait des efforts, et ça marchait bien,
ça marchait vraiment bien. C’est bien la preuve que c’est pas toujours quand ça tourne
bien que [silence]... (...) On nous disait carrément que c’était l’usine phare du groupe,
parce que sur trois ans, on avait remonté la pente, et tout, on avait vraiment évolué dans
le bon sens. Et puis un jour, on vous dit : “ Tiens, y en a un qu’a décidé en haut lieu de
dire que Laon on ramène à Sens et les deux, on n’en fait plus qu’un”. C’était quand
même une solution pour faire des économies. » (Jean-Claude, E. n°39)
Le conflit social qui éclate en septembre 1999, sous forme de grèves et de
manifestations, exprime certes le refus de la fermeture mais revendique, au-delà, la place de
l’ouvrier dans le système de production.
« Ensuite, on a commencé à faire des grèves parce qu’on voulait pas la fermeture
d’une... et au niveau plan social, euh... pendant dix ans on s’est battu pour avoir les
qualifications, par rapport à certains, si nous on tourne pas, l’usine elle marche pas. Si
l’opérateur marche pas, y a pas d’usine. » (Philippe, E. n°10)
La grande majorité des salariés, y compris ceux qui acceptent la mutation, ont perdu
confiance dans la direction. Et la suspicion se généralise à tous les acteurs de cette fermeture :
à l’encontre de l’entreprise et des promesses formulées, à l’encontre du cabinet chargé du
187
reclassement des conjoints des salariés ou de l’accompagnement au relogement. Les discours,
encouragements ou promesses extrêmement optimistes de la part de la direction contrastent
avec la perception des salariés, plus méfiante. Ils utilisent le registre du mensonge et des
promesses non tenues pour qualifier la politique de la direction.
« Oui, oui, le directeur nous a dit ça : “Vous arrivez là-bas, c’est tapis rouge”. Vous
connaissez l’entreprise, c’est une des plus grosses usines. (…) Oui au départ c’était
gros discours, grandes paroles et plus on avançait et plus on voyait que c’était du baratin
à droite, du baratin à gauche quoi. » (Philippe, E. n°10)
L’espace social de la reconnaissance (Dubar, 1998), nécessaire à l’identité de métier
orientée par un modèle d’adaptation du salarié aux flexibilités industrielles, est alors cassé.
Pour les ouvriers, la logique industrielle et financière du groupe est claire : les fermetures et
fusions de sites depuis dix ans tendent à concentrer l’activité du groupe sur les types de câbles
les plus rentables. Cette politique est d’ailleurs replacée dans le cadre plus global de la
mondialisation des échanges et du déclin progressif de l’industrie en Europe. Plusieurs
ouvriers syndiqués ont développé ce type d’analyse :
« C’est.... C’est pas, en fait, on n’est pas tributaire du marché, en fait, on est tributaire de
la finance... Euh, c’est les actionnaires qui décident, le côté humain, le côté social
n’existe pas... Encore une fois il n’y a pas que dans cette entreprise, c’est la société,
c’est un phénomène de société... Pour ça donc j’ai pas décidé de partir... Donc encore
une fois je pense que... Pour moi [la mutation] c’est reculer pour mieux sauter. »
(Hervé, E. n°53)
« De toute façon, l’industrie est appelée à disparaître, y a des emplois en France ils nous
coûtent, les sociologues disent que... actuellement y a à peu près, enfin, c’est ce qu’ils
disent, y aurait 25 % de travailleurs en usine, sur la population active, et ils estiment que
d’ici une dizaine d’années elle sera de 10 %. Donc c’est le moment ou jamais de
changer d’activité peut-être. » (Maurice, E. n°20)
Beaucoup de salariés craignent que cette logique se poursuive après leur mutation.
Certains remettent en cause les déclarations d’intentions de la direction de muter deux cents
ouvriers, alors que 30 % des plus qualifiés et polyvalents suffiraient à redémarrer la
production sur le nouveau site. La plupart justifient leur refus de la mutation par l’absence
d’assurance de la pérennité de l’emploi à Sens :
« Maintenant, il n'y a plus une usine qui peut assurer la pérennité. Euh, bon nous on
avait déjà eu des problèmes avec les collègues de Fère-en-Tardennois qui avaient été il
y a sept ou huit ans mutés à Laon. (...) Mais ce qui m'a fait vraiment hésiter pour partir
c'est qu'ils n'assurent pas la pérennité. Si c'est pour partir cinq ans et dans cinq ans c'est
pareil, vu notre âge pour retrouver du travail, c'est dur. » (Georges, E. n°11)
« En plus, ils nous proposaient un truc qui, à mon avis, tenait pas la route. Ils savent pas
nous dire... Déjà, ils nous faisaient déménager, ils nous assuraient rien, ils nous disaient
pas si on y allait pour que ça dure. » (Jean-Claude, E. n°39)
188
Le licenciement crée donc une rupture de confiance envers l’entreprise mais aussi une
rupture dans le rapport à l’avenir des ouvriers et techniciens. L’incertitude devient la norme
(Palmade, 2003) et rompt avec la stabilisation de l’emploi de l’après-guerre et les garanties
collectives (retraite, indemnités chômage, conventions collectives...) qui tendaient « à faire
reculer l’incertitude de l’existence et à favoriser un espace d’organisation du devenir
familial. » (Terrail, 1990, p. 100).
4.2. L’exacerbation des tensions entre salariés
La fermeture de l’usine est annoncée en juin 1999. Il s’écoulera dix à quinze mois avant
que les salariés ne soient mutés ou licenciés. Entre temps, le conflit social et l’ambiance de
travail se détériorent et génèrent une attente jugée parfois insupportable :
« Moi je trouve que un an comme ça, c’est trop long, trop long et il vaut mieux donner
une date, bon vous êtes licencié à telle date… Bon, on est quand même euh, on peut
faire des projets, que là ben non... On est sortis de là-dedans on était anéantis. (...) Non,
là c’était affreux hein, même l’avant vieille du licenciement, on savait pas hein. »
(Jeanne, E. n°16)
Le schisme crée par le choix de mutation d’une partie des salariés provoque la
dégradation des relations entre collègues. Au cours du mouvement social contre la fermeture,
des tensions ont émergé entre ouvriers, confrontant ceux qui refusent la mutation et luttent
contre la fermeture de l’usine et ceux qui acceptent de partir à Sens. Des heurts verbaux, des
mises à l’écart (volontaires ou subies selon les points de vue) et des mises à l’arrêt des
machines de production marqueront cette période. Même si chaque décision est personnelle,
elle intéresse tous les salariés et, finalement, fait l’objet d’un jugement de la part des
collègues, de la part du groupe. Certains ressentiront ces tensions comme une telle
stigmatisation à l’encontre de ceux qui acceptent de partir à Sens qu’ils finiront par cacher
leur décision aux autres salariés.
« Il y a des gens qui étaient méchants et qui n'avaient pas à être méchants parce que je
voyais une femme, faut pas dire son nom, son mari était prof à Laon, elle a insulté
carrément les gens qui s'en allaient. Ce n'est pas facile pour ceux qui s'en vont, parce
qu'on est incertain, c'est pas facile pour ceux qui vont rester. » (Gérard, E. n°23)
« Mais enfin c’est ce qui a pu, je dirais aussi, perturber les choses parce que les
discours de l’un et de l’autre... Moi je lui ai toujours dit de n’écouter que sa conscience
et puis de, d’éviter de, de… mais c’est terrible quoi c’est... (...) Tout le monde parle et
tout le monde dit des choses et puis c’est, c’est un peu n’importe quoi… » (conjointe de
Joël, E. n°56)
Certains salariés adoptent une position de principe fondée sur le refus des exigences
patronales au nom d’une « logique de l’honneur » dont Philippe d’Iribarne a révélé combien
189
elle caractérisait le rapport au travail des salariés français (d’Iribarne, 1989). L’appartenance à
un corps d’ouvriers longuement constitué légitime cette opposition à la mutation dont ils
craignent qu’elle porte atteinte aux acquis professionnels du groupe. De nombreux ouvriers
tentent ainsi de défendre leur position et de discréditer le choix des autres. La direction jouera
aussi de ces divisions en valorisant les mutés ou ceux qui hésitent au détriment des futurs
licenciés.
La fermeture de l’usine crée donc un climat de tensions, opposant non seulement les
salariés à la direction, mais également les ouvriers entre eux. L’acceptation de la mutation
géographique de son emploi se joue donc bien sur le plan de l’identité. Certains, ayant acquis
un poste qui n’est guère délocalisable, craignent de voir son contenu modifié après la
mutation à Sens. Les salariés qui s’estiment déjà vaincus réagissent par une réaction
identitaire de rejet et de défense. Car l’usine, en tant qu’« espace d’inscription des pratiques »
professionnelles et sociales (Sellenet, 1996, p. 122), génère un sentiment d’appartenance qui
se double d’une relation de dépendance : « C’est l’entreprise qui donne et garantit l’emploi
qu’on ne trouve pas ailleurs et la qualification acquise n’a pas d’emploi en dehors d’elle »
(Terrail, 1990, p. 106).
5. Conclusion du chapitre 6 : rapport au lieu et rapport aux
liens
Les configurations résidentielles et familiales des salariés révèlent une forte inscription
territoriale de leurs familles élargies. Le renouvellement de l’ancrage territorial de ces groupes
ouvriers repose non seulement sur des trajectoires professionnelles stables générées par la
longue présence dans l’usine, mais également, pour une majorité de salariés, sur l’entretien
d’affinités familiales et sur la transmission d’un système de valeurs et d’habitudes propices à
l’attachement au territoire. Dès lors, une grande majorité d’ouvriers appartiennent à une
famille-entourage et sont particulièrement attachés à leur logement, bref ont accumulé des
ressources économiques et sociales locales.
Certaines trajectoires diffèrent cependant. Les catégories de salariés plus diplômés et
qualifiés tels que les techniciens, ceux pour qui la présence familiale dans le département est
faible ou bien encore ceux qui ne sont pas originaires de l’Aisne présentent des configurations
distinctes dans lesquelles les routines spatiales et l’ancrage sont moins valorisés. Leurs
expériences de déménagement ou de changement de région créent des habitudes de
190
déplacements qui s’opposent aux trajectoires enracinées dans un territoire restreint de la
plupart des ouvriers interviewés.
En 2000, la fermeture de l’entreprise constitue pour tous un événement marquant par sa
soudaineté et son ampleur. L’ancienneté dans l’entreprise et la participation à sa
modernisation accentue cet effet de rupture. L’alternative entre une migration et le risque
d’être au chômage en restant sur place tranche donc avec ce qu’ont connu jusqu’ici la plupart
des salariés : des étapes résidentielles localisées, une géographie familiale souvent de
proximité, un espace de loisirs et d’achats circonscrit dans un rayon de cinquante kilomètres,
une stabilité importante dans l’entreprise.
Finalement, cette délocalisation-fermeture va mettre en jeu le rapport au territoire des
personnes dont une partie s’y sent attachée. Mais cet attachement territorial n’est-il pas
davantage un lien relationnel ? Dans le discours des salariés, le rapport au lieu est mêlé au
rapport aux liens. Mais le territoire ne se réduit pas aux relations familiales et amicales. Les
liens sociaux sont une des dimensions de l’appréciation d’un espace. Certains évoquent
d’autres formes de relations au territoire : l’attrait pour un cadre de vie familier (village,
forêts, ville moyenne), le logement, la vie associative, les fêtes locales, etc. Toutefois, nous ne
pouvons exclure a priori du rapport à l’espace les liens sociaux dont il est le support. En
d’autres termes, certaines relations sociales ou affectives peuvent être perçues « comme
inséparables de l’espace où elles se sont tissées » (Lefeuvre, 1993, p. 275). Le prisme familial
nous sera utile pour comprendre en quoi l’attachement au territoire et au territoire relationnel
sont liés dans les arbitrages de mobilité résidentielle pour l’emploi. La façon dont les salariés
vont maintenir ou transformer leurs liens sociaux sera un indicateur des contraintes que
subissent ces personnes dans un contexte professionnel incertain.
191
CHAPITRE 7
–
LICENCIEMENT-ANCRAGE OU
MUTATION-MIGRATION : DES ARBITRAGES
ENTRE CONTRAINTES ET RESSOURCES
« Entre leur besoin matériel, celui de recouvrer
une dignité sociale, et les contraintes de l’entourage
familial élargi, certaine femmes éprouvent de réelles
difficultés à opter pour l’une ou l’autre solution :
conserver leur emploi et partir, ou rester mais sans
emploi immédiat.“Cette dame dont je parle” indique
une des conseillères de l’antenne, “il lui a fallu huit
mois pour prendre une décision : je demande ma
mutation, je ne la demande pas, méli-mélo
familial” ».
Sylvie Malsan, 2001, Les Filles d’Alcatel. Histoire d’une
reconversion industrielle, Paris, Octares Editions, p. 276.
Dans ce chapitre 7, nous souhaitons expliquer le refus ou l’acceptation de la mutation
professionnelle et géographique. Tout d’abord, à partir de quelques statistiques descriptives
du corpus, les dimensions déterminantes des décisions de mutation, de mutation à l’essai ou
de licenciement vont être identifiées (1). Ces variables ne fournissent cependant pas la genèse
des arbitrages, et notamment ce qui procède des représentations de l’univers des possibles, des
interactions au sein du ménage ou de la famille. Les récits des processus de décision ouvrent
l’analyse sur les tensions entre sphère domestique et professionnelle, les hésitations et le sens
donné par les individus à leurs arbitrages. Les trois points suivants ont donc pour objet de
rendre compte du vécu des processus de choix des salariés et de repérer, dans les entretiens,
les articulations à l’œuvre entre des dimensions des trajectoires personnelles et le
licenciement (2), la mutation (3) et la mutation à l’essai dite “période probatoire” (4).
1. Les déterminants des décisions des salariés
Rappelons quels ont été les choix réalisés. D’après les informations de L’Yonne
Républicaine (Blanck, 2002), cent vingt salariés sur les trois cents concernés par la fermeture
de l’usine de câbles électriques de Laon acceptèrent la proposition de mutation ou la mutation
192
à l’essai dite “période probatoire”. Seuls quatre-vingt d’entre eux seront toujours salariés de
l’entreprise un an plus tard. Nous n’avons pas pu obtenir d’informations plus précises sur le
plan social de la part de la direction de l’entreprise. Cependant ces indications publiées dans
la presse en 2002 corroborent les résultats de notre enquête. Le tableau 12 permet de
visualiser les choix des salariés enquêtés par entretiens en 2001 (n = 56) et questionnaires en
2002 (n = 98 soit 56 + 98 = 154 personnes)165 : 60 % ont opté pour le licenciement d’emblée,
20 % pour la mutation d’emblée et 20 % pour une mutation en période probatoire. Près des
deux-tiers des salariés en période probatoire refuseront finalement de rester à Sens et seront
licenciés. La proportion finale est donc de 73 % de salariés licenciés et 27 % de salariés mutés
(Tableau 13). Ces tableaux confirment la représentativité de notre échantillon.
Tableau 12 - Choix, en 2000, des salariés de l’usine de câbles délocalisée selon
l’échantillon
Licenciement
d’emblée
Mutation
d’emblée
Mutation à
l’essai dite
« période
probatoire »
N
%
Ensemble
N
%
N
%
N %
Ensemble des salariés de l’entreprise
180
60
65
22
55
18
300 100
Salariés enquêtés par questionnaires
et entretiens (2001-2002)
93
60,5
31
20
30
19,5
154 100
Salariés interviewés en 2000
34
58
12
20
13
22
59 100
Source : Données publiées par J.-S. Blanck (2001) et enquête de l’auteur sur la fermeture d’une usine de câbles
de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne).
Tableau 13 - Choix définitifs, en 2001, des salariés de l’usine de câbles délocalisée selon
l’échantillon
Licenciement
Mutation
Ensemble
N
%
N
%
N
%
Ensemble des salariés de l’entreprise
220
73
80
27
300
100
Salariés enquêtés par questionnaires et
entretiens (2001-2002)
112
73
42
27
154
100
Salariés interviewés en 2000 et en 2001
39
70
17
30
56
100
Source : Données publiées par J.-S. Blanck (2001) et enquête de l’auteur sur la fermeture d’une usine de câbles
de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne).
165
Dans ce chapitre, nous exploitons principalement les données des personnes interviewées aux deux vagues
d’enquête (n=56) associées à celles obtenues par questionnaire (n= 98) ce qui constitue un corpus de 154
personnes. Rappelons que les données obtenues par entretiens lors de la première vague en 2000 concernent un
corpus de 59 personnes (trois personnes ont refusé la deuxième rencontre un an plus tard).
193
Dans un groupe de salariés issus de la même entreprise, qu’est-ce qui conduit les uns à
choisir la mutation et les autres à la refuser et à être licenciés ?
Nous avons extrait des deux vagues d’entretiens des données quantitatives qui
permettent d’identifier des variables structurantes lisibles au niveau collectif. Il s’agit ici
d’analyser les indicateurs les plus discriminants des arbitrages définitifs de 2001 et des choix
effectués en 2000 (s’agissant des salariés ayant opté pour une période probatoire). Nous allons
donc identifier des indicateurs socio-démographiques (âge, type de ménage, statut
matrimonial, nombre d’actifs dans le ménage) et résidentiel (statut d’occupation du
logement), des indicateurs purement professionnels (qualification, niveau de salaire et nombre
d’emplois occupés dans la carrière), et des indicateurs concernant l’inscription dans une
famille élargie (proximité spatiale de la famille élargie, sociabilité familiale, appartenance à
une famille-entourage). Le tableau synthétique 15 regroupera l’ensemble des résultats que
nous allons détailler dans leur ordre d’importance. Quant au tableau 16, il mettra en exergue
les relations entre variables les plus significatives.
1.1. Etre accédant à la propriété et avoir des enfants, sources du refus
de la mutation
Certains facteurs socio-démographiques et résidentiels discriminent nettement les
arbitrages des salariés. Le statut d’occupation du logement est un facteur de refus de la
mutation. Parmi les cent cinquante-quatre personnes enquêtées, les accédants à la propriété
sont de loin les moins mobiles (cf. Tableau 15) : 80 % choisissent le licenciement d’emblée,
85 % sont licenciés en 2001. Les plus mobiles sont les locataires du privé (40% choisissent la
mutation d’emblée, 45 % auront été mutés au total) et les personnes hébergées. Les
propriétaires et les locataires HLM ont eu des comportements similaires en choisissant
davantage la mutation à l’essai en période probatoire (respectivement 27% et 23 %) que la
mutation d’emblée. Après cet essai, ce sont surtout les propriétaires qui accepteront une
mutation définitive (29 % contre 23 % des locataires HLM). Nous verrons dans le chapitre 8
en quoi la propriété du logement peut offrir une marge de manœuvre dans l’organisation
familiale.
Notons que l’ancienneté de résidence favorise l’ancrage résidentiel et le choix du
licenciement : la moitié des personnes résidant dans leur logement depuis moins de cinq ans
ont accepté la mutation alors qu’ils ne sont qu’un quart parmi ceux qui vivent dans leur
logement depuis quinze à vingt ans.
194
Y a-t-il une relation entre la situation familiale et la réaction à la fermeturedélocalisation de l’usine ? Vivre en famille, avec des enfants, caractérise davantage la position
des salariés se faisant licencier. Alors que la mutation est plus fortement acceptée par les
personnes hébergées par leurs parents (67 %), par les couples sans enfants (42 %) et les
personnes seules (36 %), 79 % des couples avec enfants et 75 % des familles monoparentales
l’ont refusée (cf. Tableau 15)166. On peut estimer que les familles sans enfants à charge
acceptent plus fréquemment la mutation et la mutation à l’essai parce qu’ils ont plus de
souplesse dans leurs pratiques résidentielles et spatiales pour tenter d’éviter le risque de
chômage. Ainsi, les deux personnes n’ayant pas encore réalisé leur décohabitation du foyer
parental choisissent l’option de la mutation directe.
Il est possible d’inclure l’activité professionnelle des conjoint(e)s167 dans l’analyse. On
constate un effet du nombre d’emplois dans le ménage sur le choix de mutation (cf. Tableau
15). Celle-ci est moins facilement refusée (68 %) lorsque la conjointe est inactive. Ainsi, les
couples bi-actifs dont le (la) conjoint(e) est employé(e) refusent plus souvent la mutation
(74 %) bien que l’écart reste faible avec les couples mono-actifs ou ceux dont le conjoint est
au chômage (71 %). En revanche, la période probatoire aura été plus souvent choisie par les
couples dont la conjointe travaille (24 %), mais la mutation sera finalement refusée dans la
plupart des cas. Le choix de la période probatoire traduit bien dans ce cas les difficultés à
choisir et à abandonner l’emploi du (de la) conjoint(e) ou à organiser une vie familiale entre
deux domiciles. Si cet emploi justifie souvent l’ancrage, il n’est toutefois pas le seul frein à la
migration.
Accepter de quitter son environnement pour suivre son emploi est aussi une affaire
d’âge en ce que cette variable est liée à la charge de famille qu’assume l’individu. La
mutation est plus facilement acceptée par les salariés les plus jeunes: 33 % des moins de
trente-cinq ans et 31 % des 36- 40 ans ont accepté la mutation contre seulement 23 % des 4145 ans (cf. Tableau 15). Toutefois, les écarts de pratiques entre classes d’âge ne sont pas très
élevés. On peut noter deux particularités révélées par notre échantillon : les comportements
des plus de cinquante ans et l’usage qu’ils font de l’option de la mutation à l’essai. Sur le
graphique n°1, on observe que les plus de cinquante ans acceptent un peu plus la mutation
166
En 2000, avant la fermeture de l’entreprise, 69 % des cent-cinquante-quatre salariés enquêtés vivaient en
couple avec un ou plusieurs enfants dans le logement, 16 % vivaient en couple sans enfant, moins de 9 % étaient
seuls, 7% vivaient chez leurs parents ou seul avec leur(s) enfant(s).
167
Si l’on considère l’échantillon des salariés enquêtés par questionnaire et entretien, parmi les cent-quatorze
conjoint(e)s actifs(ves), 23 % sont ouvriers(ères), 45 % employé(e)s et 19 % professions intermédiaires. Seuls 5
% sont cadres, artisans ou commerçants.
195
(25%) que les 41-46 ans. En fait, les techniciens et responsables de production sont
sureprésentés dans cette classe d’âge. Nous verrons, dans l’analyse des entretiens, que la
mutation peut être un moyen pour eux d’assurer le niveau de leur retraite. Il faut également
remarquer que les personnes âgées de plus de cinquante ans ont plus souvent opté pour un
passage par une mutation en période probatoire (29 % d’entre eux). Nous développerons le
sens donné à cette option dans le point 4 de ce chapitre. On peut, dès à présent, faire
l’hypothèse que la position dans le cycle de vie rend les charges et responsabilités plus
sensibles à l’emploi et conduit à ne pas refuser d’emblée la proposition de mutation à Sens.
Graphique 3 - Acceptation ou refus de la mutation professionnelle et de la mutation en
période probatoire en 2000 selon l’âge
100%
Salariés licenciés
en 2001
80%
60%
Salariés mutés en
2001
40%
Salariés ayant opté
pour une mutation
probatoire en 2000
20%
0%
moins 36 à 40 41 à 45 46 à 50 plus
ans
ans de 50
de 35 ans
ans
ans
Total
Source : enquête par entretiens et questionnaires sur la délocalisation d’une usine de Laon à Sens (n = 154
salariés).
1.2. Des qualifications plus élevées propices à la mutation
L’acceptation de la mutation à Sens augmente avec la qualification et le niveau d’étude
atteint par le salarié. Sur les cent cinquante-quatre personnes enquêtées, 38 % des cadres et
techniciens auront finalement accepté la mutation en 2001 contre 25 % des ouvriers (cf.
Tableau 15). Les salariés les plus qualifiés choisissent davantage la mutation en période
probatoire laquelle débouche fréquemment sur une mutation définitive : la moitié des dix
techniciens et cadres ayant opté pour une mutation en période probatoire en 2000 ont accepté
la mutation, alors que seuls cinq ouvriers sur les dix-neuf en mutation probatoire ont choisi de
rester à Sens.
Dans toutes les catégories professionnelles, l’option du licenciement est dominante.
Qualification, diplômes et salaires discriminent cependant les arbitrages des salariés. En effet,
196
la mutation est peu attractive pour les ouvriers non qualifiés qui vont choisir très massivement
le licenciement. En revanche, la position d’Opérateur Assistant de Production (OAP), ouvrier
qualifié ayant la responsabilité d’une petite équipe, renforce l’intérêt pour un départ à Sens.
Ce n’est pas tant la différence de salaire qui est ici discriminante (les OAP n’ont pas à notre
connaissance de rétribution supplémentaire), mais la qualité du poste qu’ils occupent
(responsabilités, fonction d’encadrement, tâches variées, liens directs avec les chefs d’ateliers,
etc.).
La modulation des choix selon la qualification du poste occupé dans l’entreprise recoupe
en partie le niveau scolaire initial mais aussi les formations professionnelles acquises par les
salariés : 78 % des ouvriers ayant un CAP ou un niveau inférieur ont été licenciés contre 60 %
de ceux qui ont un niveau secondaire ou post-Bac168. De même, le refus de la mutation diminue
à mesure que le salaire augmente. La relation est nette pour les plus bas salaires, de 915 euros
à 1067 euros nets (soit de 6000 à 7000 francs), dont le montant motive, en effet, très
faiblement l’acceptation de la mutation alors que de tels niveaux de rémunération pourraient
être retrouvés dans une entreprise de la région de Laon.
Les parcours des techniciens et responsables d’ateliers, que nous avons décrits dans le
chapitre 6, expliquent leur décision de mutation plus fréquente. Entrés dans l’entreprise en
tant qu’ouvriers ou agents de maîtrise, ces salariés ont bénéficié des formations internes et ont
évolué dans leurs fonctions169. La dispersion de leurs salaires est plus large que celle des
ouvriers enquêtés : de 1448 euros (9500 francs) à plus de 2286 euros (15000 francs) nets par
mois. Nous reviendrons en détail, dans le troisième point de ce chapitre, sur le rapport à
l’emploi des salariés acceptant la mutation, mais notons dès à présent que l’ambition
professionnelle et le niveau de responsabilités et de salaire atteints créent un attachement au
poste de travail et un intérêt financier à l’acceptation de la mutation à Sens. En outre, les
chances de retrouver un tel poste, obtenu par ancienneté et promotion interne et non par
formation initiale et diplôme, sont faibles, notamment pour les plus âgés. En choisissant la
période probatoire, les techniciens et responsables de production mettent en jeu leur capacité
de négociation salariale dans l’entreprise et espèrent obtenir des avantages supplémentaires,
ce qui n’est pas le cas pour les ouvriers.
168
Corpus de 154 enquêtés par entretiens et questionnaires.
Chef d’équipe, dessinateur en bureau d’étude, agent de maîtrise, technicien de contrôle, technicien de
planning, responsable d’unité de production, des stocks, etc.
169
197
1.3. Les proximités du réseau de parenté, facteurs supplémentaires
d’ancrage
L’acceptation de la mutation professionnelle à Sens semble corrélée au type de
géographie familiale : plus les lieux de résidence des familles élargies sont concentrées dans
le département de l’Aisne, plus le taux de licenciement des salariés est élevé. A l’inverse, une
géographie familiale éclatée et extérieure au département favorise le choix de la mutation. Sur
les cent cinquante-quatre salariés enquêtés, 30 % de ceux ayant un réseau de parenté dont une
partie ou l’ensemble réside en dehors de l’Aisne ont accepté la mutation contre seulement 23
% des salariés dont la famille se situe exclusivement dans l’Aisne (cf. Tableau 15)170.
Les deux vagues d’enquête par entretiens (n=56) nous permettent d’affiner le rôle joué
par les relations familiales171. Les salariés qui acceptent de partir à Sens sont caractérisés par
une sociabilité familiale moins forte : onze personnes parmi les vingt-quatre ne rencontrant
leurs parents qu’une fois par mois ou moins ou n’ayant plus de parents (père et mère) ont
accepté la mutation professionnelle, souvent en passant par une période probatoire (cf.
Tableau 14).
L’appartenance à une famille-entourage renforce le refus de migrer pour l’emploi, en
particulier lorsque celle-ci est dispersée (cf. Tableau 14). Cependant, il ne faudrait pas isoler
trop hâtivement cet indicateur : l’effet de la géographie familiale est ici, en partie, un effet de
catégorie sociale et de niveau de revenu, puisque les salariés mobiles dont la famille est
exclusivement originaire de l’Aisne sont plus souvent locataires et d’un niveau d’étude moins
élevé.
170
De même, concernant l’échantillon des cinquante-six salariés interviewés en 2000 et 2001, on peut noter que
ceux dont le réseau de parenté est peu nombreux (une à cinq personnes) ont davantage accepté la mutation à
Sens (la moitié des quinze personnes dans ce cas) que l’ensemble de la population (30 %).
171
Le questionnaire n’interrogeait pas les personnes sur leur sociabilité familiale.
198
Tableau 14 - Acceptation ou refus de la mutation selon la sociabilité familiale et
l’appartenance à une famille-entourage
Salariés licenciés en Salariés mutés
2001(a)
en 2001(a)
Ensemble
N
%
N
%
N
%
SOCIABILITE FAMILIALE
Tous les jours
Une fois par semaine ou plus
Une fois par mois ou moins
8
18
13
73
86
54
3
3
11
27
14
46
11
21
24
100
100
100
TYPE DE FAMILLE
Appartenance à une famille-entourage locale
18
69
8
31
26
100
9
82
2
18
11
100
Pas d’appartenance à une famille-entourage
12
63
7
37
19
100
ENSEMBLE
39
70
17
30
56
100
(b)
Appartenance à une famille-entourage dispersée
Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens
(Yonne). Champ de 56 personnes interviewées lors des deux vagues d’entretiens en 2000 et 2001.
(a) Les colonnes concernant les salariés licenciés ou mutés en 2001 incluent les salariés passés par une période
probatoire en 2000-2001 qui auront ensuite opté, soit pour le licenciement, soit pour la mutation.
(b) fréquence des rencontres avec les parents (père, mère) et/ou les enfants
1.4. Bilan
En définitive, avoir une qualification élevée, ne pas avoir d’enfants à charge et être
locataire sont les caractères discriminants des salariés acceptant la mutation d’emblée. Ces
caractéristiques sont sureprésentées dans la population de salariés mutés par rapport à la
structure de la population totale : 26 % de ceux qui acceptent la mutation sont techniciens ou
cadres contre 20 % dans l’ensemble de la population ; 21 % des mutés sont locataires du
secteur privé contre 13 % en moyenne ; 24 % des mutés sont en couple sans enfants contre 16
% en moyenne. A l’inverse, les salariés refusant la mutation à Sens et se faisant licencier sont
en moyenne plus âgés, ont une conjointe pourvue d’un emploi, ont des enfants et sont
accédants à la propriété ou locataires d’une maison du parc HLM (cf. Tableau 15 de
synthèse).
199
Tableau 15 - Synthèse des déterminants de l’acceptation ou du refus de la mutation
Salariés
Salariés mutés
licenciés en
en 2001(a)
(a)
2001
Ensemble
Salariés ayant
opté pour une
mutation
probatoire(b)
en 2000
N
%
30
19
N
112
%
73
N
42
%
27
N
154
%
100
35
23
39
11
4
85
77
71
55
50
6
7
16
9
4
15
23
29
45
50
41
30
55
20
8
100
100
100
100
100
4
7
15
2
2
10
23
27
10
25
84
79
22
21
106
100
20
19
28
58
20
42
48
100
10
21
9
64
5
36
14
100
2
14
3
75
1
25
4
100
1
25
14
58
10
42
24
100
7
29
2
33
4
67
6
100
0
0
QUALIFICATION
Ouvriers
Techniciens et cadres
92
20
75
63
30
12
25
38
122
32
100
100
19
11
16
34
AGE
De 41ans à 50 ans
Moins de 40 ans
70
42
76
68
22
20
24
32
92
62
100
100
21
9
23
15
48
77
14
23
62
100
8
13
64
70
28
30
92
100
22
24
74
76
24
24
98
100
24
24
25
71
10
29
35
100
3
9
ENSEMBLE
STATUT D’OCCUPATION
Accédant à la propriété
Locataire HLM
Propriétaire
Locataire secteur privé
Autres
TYPE DE MENAGE
Couple avec enfant(s) à charge,
présent(s) dans le logement
Ensemble des autres types de
ménage
Seul(e)
Seul(e) avec enfant(s) à charge,
présent(s) dans le logement
En couple sans enfants dans le
logement
Autres (avec de la famille, des amis)
LOCALISATION DU RESEAU DE
PARENTE
Réside dans l’Aisne uniquement
Une partie ou l’ensemble réside en
dehors de l’Aisne
ACTIVITE PROFESSIONNELLE DU
COUPLE
Couple bi-actif dont conjoint(e)
occupe un emploi
Couple mono-actif ou conjoint(e)
recherche un emploi
Source : enquête par entretiens et questionnaires (n = 154) sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon
(Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne).
(a) Les colonnes concernant les salariés licenciés ou mutés en 2001 incluent les salariés passés par une période
probatoire en 2000-2001 qui auront ensuite opté, soit pour le licenciement, soit pour la mutation.
Lecture : En 2001, 73 % des 154 salariés enquêtés ont été licenciés.
(b) Les pourcentages de cette colonne concernent les choix réalisés en 2000 uniquement.
Lecture : En 2000, 19 % des 154 ouvriers ont opté pour une mutation en période probatoire avant de faire leur choix
définitif.
200
Nous avons cherché à savoir quelles étaient les variables les plus discriminantes du
choix de mutation ou de licenciement. Nous avons eu recours au test du Khi-deux afin de
déterminer les relations les plus fortes entre, d’une part, la variable « choix de licenciement ou
de mutation » et les modalités de l’ensemble des autres variables qualitatives que nous venons
de présenter. Le logiciel Modalisa permet de sélectionner les modalités croisées pour
lesquelles l’écart à l’indépendance est au moins égal à quatre et le Khi-deux par case est au
moins égal à 1. Nous avons classé le tableau 16 en fonction du Pourcentage à l'Ecart
Maximum (PEM), qui donne l’intensité de la liaison, en vérifiant que la corrélation était
significative, c’est-à-dire en vérifiant le fait que le Khi-Deux est élevé et donc que la liaison
observée n’est pas le fruit d'un hasard d'échantillonnage (Cibois, 1993). Il ressort de cette
analyse le rôle de l’âge et du statut d’occupation dans le choix de licenciement. L’accession à
la propriété est significativement discriminante du licenciement d’emblée ; être âgé de plus de
quarante-huit ans est particulièrement déterminant dans les situations de licenciement après
avoir effectué une période probatoire ; enfin, le fait de ne pas avoir d’enfant et d’être âgé de
moins de quarante ans est plus spécifique à l’option pour la mutation d’emblée.
Tableau 16 – Modalités discriminantes de l’acceptation ou du refus de la mutation
Modalités de la
question : « Choix de
licenciement ou de
mutation »
Le licenciement
d’emblée
Question
Statut
Accédant à
d'occupation la propriété
du logement
Le licenciement après
Age en 2001
une période
probatoire
La mutation d’emblée
Modalité
Nombre
d'enfants
La mutation d’emblée Age en 2001
Effectifs
Ecarts Khi2
PEM(a)
Test Khi2(b)
33
8
2,742
51
•••
48 ans et
plus
12
5
4,445
47
•••
Pas
d’enfants
8
4
4,691
31
•••
Moins de
39 ans
14
4
1,67
19
corrélation
significative
à 85 %
Source : enquête par entretiens et questionnaires (n = 154) sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon
(Aisne) et sa délocalisation à Sens (Yonne).
(a) PEM : Pourcentage à l'Ecart Maximum. Il représente le rapport entre le khi-deux par case observé et un Khideux par case maximum qu'on aurait pu avoir compte tenu des effectifs des variables.
(b) ••• : test du Khi2 significatif à 99 %.
Ces résultats confirment l’importance des caractéristiques socio-démographiques et des
particularités du logement dans les refus d’une migration professionnelle. Hormis le statut
d’occupation du logement, l’âge et le fait d’avoir des enfants, la relative faiblesse des écarts
suggère que c’est davantage dans la conjonction des positions sociales et professionnelles, de
201
logiques personnelles et familiales et de contraintes extérieures que peuvent être compris ces
comportements. Dès lors, nous poursuivrons l’investigation sur un mode plus compréhensif.
Nous considérerons ces arbitrages spatiaux comme des processus décisionnels dans lesquels
les représentations des salariés doivent être prises en compte. Comment la proposition de
mutation est-elle perçue par les salariés ? En quoi génère-t-elle des choix tranchés ou bien des
hésitations ? Quels sont les acteurs en jeu dans le processus de décision ?
2. Le choix contraint du licenciement : entre protection et
projet
Les salariés qui “choisissent” le licenciement d’emblée (60 % des enquêtés) expriment
dans leurs discours la difficulté d’assumer des injonctions contradictoires. Ce processus de
décision aboutissant au refus de la mutation mobilise des arguments autres que purement
professionnels. Il génère une tension souvent inédite entre la sphère domestique et la sphère
professionnelle. Sont ainsi mis en balance l’emploi du conjoint, le logement, l’attachement au
territoire et au groupe familial.
L’éventualité d’un déménagement pour l’emploi est généralement perçue comme une
« remise à zéro » qui provoque des tensions au sein du ménage et, parfois, la révélation d’un
attachement au territoire (2.1). Aussi l’emploi de la conjointe et le logement deviennent-ils
tout à la fois le moyen et la fin du refus de la mutation-migration (2.2). L’engagement dans la
recherche d’emploi révèle, enfin, des stratégies différenciées, des inégalités de ressources
économiques, professionnelles et familiales entre les salariés licenciés (2.3).
2.1. La perception de la mutation comme menace pour le projet
domestique et professionnel
2.1.1.
Une « remise à zéro » du projet domestique ?
La délocalisation de l’emploi et la proposition de mobilité résidentielle engagent un
processus cognitif individuel et familial d’évaluation des incertitudes et des risques. Les
individus se posent la question suivante : la mutation vaut-elle la peine que j’engage le
déménagement de ma famille, vaut-elle, de quitter mon logement ou de faire de longs
déplacements hebdomadaires ?
Alors que la plupart des salariés qui optent pour la mutation jugent leur emploi stable, la
majorité des licenciés craignent un licenciement “d’ajustement ” d’ici deux à trois années.
Cette hypothèse d’une restructuration à venir est certes une manière de légitimer, dans le
cadre de l’entretien face à un interlocuteur extérieur, la décision du licenciement. Néanmoins
202
leurs discours ne sont pas dénués de fondements. D’une part, la direction de l’entreprise a
refusé de garantir au groupe de salariés la pérennité de leur emploi à moyen terme. Or
quelques ouvriers, polyvalents, ont bénéficié d’une attention particulière et de relances
personnalisées du directeur des ressources humaines. Cette différence d’attention portée par la
direction aux salariés selon leur qualification et leur poste de travail renforce l’anxiété des
ouvriers. Certains se représentent le travail à Sens comme un univers où ils ne seront plus
reconnus et dans lequel ils perdront leurs habitudes dans l’organisation de leur travail. D’autre
part, le déficit d’informations a pu nuire à la perception de la mutation. Les conditions de
travail (organisation des ateliers, type d’équipe et horaires de travail, niveau de salaire après
négociation des trente-cinq heures) n’ont pas été précisément décrites, d’où la sensibilité des
salariés aux rumeurs et aux impressions ressenties lors du voyage de visite du site de Sens
organisé par la direction. La très grande majorité des enquêtés souligne, par exemple, la
vétusté des nouveaux locaux comparés à la taille, la luminosité et la relative propreté du
bâtiment de Laon. Si ces détails peuvent sembler anecdotiques, ils sont pour les ouvriers une
démonstration de l’incohérence de la stratégie industrielle et de la mauvaise organisation de
cette délocalisation. Etre mobile et flexible implique donc que les contours de cette mobilité
soient nets et valorisés.
En outre, la proposition de mutation et la fermeture de l’usine créent un rapport tendu et
contradictoire avec le projet familial et résidentiel. La mutation est souvent perçue, par les
salariés qui la refusent, comme une remise à zéro de leur situation résidentielle et
professionnelle:
« Mais bon, je vais avoir 49 ans le mois prochain, bon ben ... il [mon mari] va sur 55
ans... c’est difficile de tout vendre et de tout commencer... et puis pas au même prix non
plus, parce que Paron [commune de l’agglomération de Sens] à côté c’est quand même
plus cher que par ici... Alors s’il faut refaire des emprunts et tout ça, c’est pas évident
hein... Pis, y’a le changement de région, y a beaucoup, y a plus les amis, bon ma mère
c’est quand même important.» (Jeanne, E. n°16)
« ‘fin moi, j’ai franchement plus envie d’y aller quoi. Dans ma tête, c’est vrai que j’ai
pas envie de partir, j’ai pas envie de… En fait, c’est pour moi recommencer à zéro, visà-vis d’un employeur, faire mes preuves, c’est recommencer tout, c’est retrouver des
jeunes qui démarrent et être, je dirais, être chapeauté par des gens qui sont là mais qui
ne connaissent pas forcément le travail… Donc si vous voulez, j’ai pas trop envie de
redémarrer à zéro. » (Joël, E. n°56)
Pourtant cette rupture professionnelle que représente la fermeture de l’usine devient
parfois « une opportunité pour changer » de métier et quitter l’industrie pour l’artisanat, pour
changer de mode de vie. Par exemple, après une année difficile suite au décès de sa mère et à
203
l’annonce de son licenciement, Michel vit sa situation comme un nouveau départ : « Mais bon
là, c’est une remise à zéro sur tout, on repart à zéro. » (Michel, E. n°4).
2.1.2.
Tensions au sein du ménage
En premier lieu, la proposition de mutation est discutée au sein du ménage. Les salariés
composent avec les attentes de leurs conjointes : préserver l’équilibre d’un couple en
construction (n°4, n°30), continuer à jouer pleinement le rôle de mère ou de père (n°37, n°28).
Certains craignent en effet que l’option de la mutation en période probatoire, qui implique une
séparation de la famille durant la semaine de travail, ne se traduise par la séparation du
couple :
« Déjà, le fait d'être séparés, peut-être ça m'arrivera. C'est un danger aussi ça. On s'en va
six mois de chez sa femme, par exemple. Qu'est-ce qui se passe ? Si c'est pour toutes les
semaines dire mais “qu'est-ce qu'elle fait ?”, le jour où vous téléphonez elle n'est pas là,
vous dites, mais “où elle était ?” » (Gérard, E. n°23)
La conjointe de Frédéric raconte comment elle a dissuadé son mari de partir à Sens et
révèle le principe d’autonomie qui fonde leur relation :
« Lui, il pouvait partir. Je lui avais dit : “Si tu veux y aller, t’y vas ”. Bon après… je garantis
pas de ce qui se passe dans la vie. Donc je voulais pas non plus qu’après il me dise : “Oui tu
m’as empêché de partir”, etc. Donc chacun sa… Bon, on vit ensemble, mais… moi je dis que
chacun a à mener son choix. » (conjointe de Frédéric, E. n°28)
L’éventualité du déménagement provoque des manifestations de stress. Plusieurs
salariés disent avoir connu des troubles du sommeil, des périodes de déprime, voire de réelle
dépression, des moments d’irritabilité ou de tensions avec les collègues ou les proches.
Prendre en compte les souhaits des membres de la famille implique évidemment aussi
d’être attentif aux réactions des enfants qui vivent parfois difficilement les hésitations de leurs
parents. Des adolescents, très réticents au déménagement, ont pu envisager de vivre chez leurs
grands-parents. Gilbert, par exemple, était d’accord pour déménager et accepter l’emploi à
Sens. Sa conjointe l’était également et avait commencé à faire des démarches pour trouver un
emploi sur place. Mais, l’inquiétude de cette dernière au sujet des implications du
déménagement s’est manifesté par son refus de partir et, finalement, le licenciement de
Gilbert :
« Conjointe : J’ai eu un déclic...
Gilbert : Elle s’est bloquée. Elle s’est bloquée...
Enq. : Alors qu’est-ce qui ne vous plaisait pas dans cette idée de déménager ?
Conjointe : Ben moi surtout ce que j’ai eu peur, c’est pour mes enfants... ça c’est... c’est
clair que... j’ai un blocage au niveau de ma fille pendant un mois. Complètement
bloquée.
204
Gilbert : En fait, on a toujours fait tout pour que ça aille (...) c’est les enfants qui font
qu’ils nous motivent ... à fond... On fait tout pour les enfants. » (Gilbert, E. n°33)
Finalement ces ouvriers ancrent leur refus sur l’idée qu’il ne « faut pas non plus tout
bousculer par [leur] faute, alors que c’était même pas sûr. » (Jean-Claude, n°39), ou bien que
« si on doit faire un sacrifice, c’est pas là. » (Laurent, n°30). Ces extraits nous donnent à voir
l’arbitrage de la plupart des salariés licenciés : préserver l’équilibre familial, la stabilité
résidentielle en assumant le chômage et des difficultés économiques. S’il faut prendre du
recul avec les discours que les enquêtés produisent « pour rendre raison de leur pratique »
(Authier et Grafmeyer, 2001, p. 186), si ces propos relèvent d’un registre de justification
élaboré dans le cadre d’un entretien, ils nous permettent de recueillir des paroles sur ce qui est
subjectivement assumé. Ils alimentent notre hypothèse centrale du rôle joué par la famille
dans le processus de décision de migration ou de refus de la migration pour l’emploi.
Outre ce registre de l’équilibre du ménage, les salariés développent, à différents
moments des entretiens, le motif de la protection offerte par les ressources locales.
2.1.3.
Attachement au territoire, attachement au groupe de parenté
Nous avions montré à la fin du chapitre 6 combien le rapport au lieu et aux liens étaient
intimement liés. Les discours fournissent souvent des indices d’un attachement au territoire
familial. Les plus sédentaires, c’est-à-dire ceux qui fréquentent régulièrement le réseau
familial ou amical de leur région d’origine, peuvent se sentir menacés, dans leur identité et
leur mode de vie, par l’idée même de mobilité. Le réseau de parenté est alors évoqué comme
un filet de sécurité. Ainsi, la belle-mère d’une ouvrière l’incite à refuser la mutation en lui
promettant l’aide financière de la famille si jamais elle venait à avoir des difficultés (Nadège,
n°44). L’aide apportée à des parents âgés (Fernand, n°38) ou la naissance d’un petit-fils
(Nathalie, n°55) poussent également au refus de la mutation :
« Oui, surtout en ce moment, bon mon fils vient d’avoir un p’tit garçon, donc ça m’a
encore raccrochée davantage, je dis et je redis lorsque... ça se serait passé y’a deux ans
ou trois ans là je (...) Oui, je serais p’être plus partie... parce que... couper tout quoi en
fait... mais là, je me suis fait d’autres racines, donc je ne me vois pas partir. J’ai fait une
super dépression donc je ne tiens pas à tomber dans une deuxième. Je ne tiens pas.... une
fois ça me suffit... » (Nathalie, E. n°55)
De même, cet ouvrier qualifié qui avait pourtant fait une demande de mutation quelques
années auparavant refuse aujourd’hui celle qu’on lui propose. A l’époque, la mutation lui
semblait moins risquée puisqu’il pouvait toujours revenir travailler et vivre dans sa commune
d’origine. Aujourd’hui la fermeture du site ne lui permet plus d’avoir cette sécurité :
205
« Oui, on voulait changer... Mais c’est pareil, j’voulais changer tout en sachant que
comme y’avait déjà une usine de câbles du groupe là [il désigne le site de sa commune],
si des fois ça n’allait pas là-bas, je pouvais revenir ici...» (Raymond, E. n°27)
Lors des entretiens, ce lien au territoire paraît d’autant plus profond que la personne
explique pourquoi rester est une évidence, pourquoi son ancrage territorial repose sur une
dimension primordiale à ses yeux : rester proche de sa famille. Ainsi Franck explique-t-il
simplement combien la mutation aurait été une parenthèse inutile, puisqu’il aurait de toute
façon cherché à revenir dans sa région d’origine avant la retraite :
« Admettons qu’on aurait suivi, on se serait retrouvé sur le tas là-bas, on se serait
retrouvé seuls... il aurait fallu encore redéménager pour se rapprocher de la famille,
alors... tout compte fait autant, autant rester dans la région, autant essayer de trouver
quelque chose dans la région... » (Franck, E. n°34)
Le cadre de l’entretien auquel les personnes sont soumises les pousse à rendre compte
d’un travail de réflexion d’ordre professionnel, familial et résidentiel qui suscite finalement
l’expression voire la révélation d’un attachement au territoire essentiellement formulé dans
son aspect relationnel. On rejoint ici les réflexions de Florence Weber sur l’expression de
l’attachement au lieu de résidence vécu par des ouvriers en Côte-d’Or dans les années 1980 :
« Cet attachement est assez rarement manifesté dans le cas où il va de soi, où il ne rencontre
pas d’obstacles ; il s’exacerbe et devient visible dans les cas d’émigration subie » (Weber,
2001, p. 183). L’attachement à la localité, à l’espace rural tout proche et aux rapports de
proximité (familles, voisins…) rend, dans ce milieu social, le déracinement plus difficile. On
sait d’ailleurs que la reconstitution d’un noyau familial et social local s’opère lors d’un cycle
long, alors que la sociabilité des catégories populaires laisse une place importante à « une
routine des contacts informels » (Bozon, 1984, p. 62).
2.2. L’emploi du (de la) conjoint(e) et le logement : raisons et
ressources de l’ancrage
L’option
du
licenciement,
qui
peut
apparemment
sembler
peu
rationnelle
économiquement au regard des risques de chômage, est parfois justifiée par un calcul coûtavantage qui mêle différentes dimensions de l’existence. L’emploi de la conjointe et le
logement sont à la fois les raisons du refus de la mutation (le registre de la protection de
l’activité de la conjointe et du logement est alors déployé) et les ressources de l’ancrage qui
permettront de rester (le registre du filet de sécurité permettant de faire face aux difficultés
économique et professionnelle qu’augure la recherche d’emploi est alors utilisé).
Refuser de partir pour préserver, entre autres, l’emploi principal du ménage ou garantir
au moins celui qui demeurera stable est un discours récurrent. Ainsi, malgré une première
206
demande de mutation dans le passé, un salarié refusera-t-il de partir à Sens pour permettre à sa
femme de garder son emploi, pour l’instant précaire, mais qui doit aboutir à un CDI (n°20,
n°38). De même, les conditions de travail et l’appartenance à la fonction publique territoriale
de la conjointe de Jean-Claude doivent être préservés, tout comme l’équilibre de leurs
enfants :
« Bon, mais il y avait le boulot de ma femme aussi. Elle est fonctionnaire, elle aurait pu
se faire muter, mais des conditions de travail... Là, elle travaille aux écoles à Aulnoy, on
a les enfants, et tout. Mais est-ce qu’on retrouverait ça là-bas ? C’est pas évident. Elle,
elle est vraiment bien, faut pas non plus tout bousculer par ma faute, alors que c’était
même pas sûr. » (Jean-Claude, E. n°39)
L’emploi du (de la) conjoint(e) est central en cas de licenciement car il constitue, dans
les discours, le principal filet de sécurité économique voire une assurance contre la précarité.
C’est notamment le cas lorsque le ou la conjoint(e) est fonctionnaire (n°44, n°39 et n°35)
mais ces discours apparaissent aussi lorsqu’il (elle) est employée chez des particuliers, dans
une petite commune ou une maison de retraite. Une conjointe inactive pourra également
reprendre une activité à l’occasion du licenciement et pallier en partie le manque à gagner du
ménage (n°9, n°33).
Le second emploi du ménage n’est toutefois pas le seul argument mobilisé. Nous avons
montré dans le point 1 que la moitié des salariés en couple dont la conjointe était inactive ou à
la recherche d’un emploi avaient également refusé la mutation. En fait, le logement est la
dimension la plus développée lors des entretiens réalisés avec des salariés licenciés.
L’éventualité d’un déménagement suscite des représentations négatives et répulsives à
l’égard de l’habitat à Sens et, à l’inverse, positives et valorisées vis-à-vis du logement actuel à
Laon. La qualité des logements HLM de Sens est difficilement évaluée, les rumeurs sur des
quartiers difficiles renforcent chez certains le sentiment qu’il faut préserver leur habitation
actuelle. En outre, les prix immobiliers dans l’Yonne sont plus élevés que dans l’Aisne. Les
salariés peuvent ainsi craindre des difficultés de paiement du loyer une fois les aides du plan
social terminées. En revanche, comme nous l’avons expliqué dans le chapitre 6, la maison
dans la région de Laon est la plupart du temps l’objet d’efforts financiers, de travaux réalisés
par les salariés eux-mêmes et d’investissements symboliques importants. Ainsi les
interviewés rendent-ils compte d’un attachement au logement qu’ils estiment peu
délocalisable. On retrouve ici le registre de la résistance (tenir le bien que l’on possède) qui
s’est progressivement diffusé dans les discours des propriétaires et accédants à mesure que le
contexte économique des ménages s’est dégradé depuis les années 1980 (Cuturello, 1997).
« Je ne serai pas parti parce que j’ai assez trimé pour avoir ma maison. » (Bernard, E. n°12)
207
« On a acheté, déjà c’est pas pour revendre et puis repartir, on a fait des travaux, on va
pas faire que ça, on n’a plus 20 ans ! » (Catherine, E. n°24)
« C’est clair et net, je veux pas vendre ma maison pour recommencer dans quatre ans.
J’ai trop donné maintenant, ces gens là ne se rendent pas compte, c’est facile pour eux.
Moi, depuis dix ans, je suis dans ma maison, toutes mes économies elles passent dans
les travaux et tout ça. Puis faudrait tout vendre... Non, je suis encore jeune, je désespère
pas. C’est sûr qu’au niveau salaire, tout ça, j’y perds des plumes, c’est sûr. Mais bon,
c’est un choix. ». (Jean-Claude, E. n°39)
Face à l’instabilité professionnelle, le logement matérialise les autres dimensions stables
de la vie des salariés. Une dimension économique, tout d’abord, par le capital financier
accumulé dans l’accession à la propriété ; une dimension symbolique, ensuite, car la
construction de la maison est un support à la fondation de la famille, au maintien des liens
intergénérationnels et des relations d’amitié. L’espace résidentiel apparaît clairement, chez
certains, comme un espace de sûreté, de maîtrise, alors qu’ils se sentent contraints voire
manipulés d’un point de vue professionnel.
Enfin, devant le risque de chômage, la propriété peut se voir attribuer un statut
protecteur en cas de difficultés professionnelles et économiques chroniques (peu de frais de
logement, vente possible, etc.). Ainsi, pour les personnes licenciées, rester sur place permet le
maintien dans un logement qui représente une sorte de « poire pour la soif » (Christian, n°22),
une assurance contre la précarité. C’est notamment le sentiment d’un ménage, dont la femme
ne travaille pas, qui vient d’hériter et de rénover une maison familiale (n°2). C’est également
l’opinion d’Henri :
« Ça, c’était négatif la maison, j’avais dit qu’on vendrait pas... parce que on a toujours
ça pour se retourner, parce que comme elle est bientôt finie de payer, j’ai dit : “Non, on
vend pas la maison”... Et puis moi j’ai fait le calcul, question déplacements, questions
fatigue (…)
On part là-bas... les filles tout ça obligé de louer un appartement .... dans deux ans là-bas
ça va plus... trois ans... puis... j’ai dit non j’reste ici. J’ai fait mes calculs avantages... »
(Henri, E. n°9)
Il faut noter que ce discours sur le “logement-assurance” n’est pas systématique et
caractérise principalement les ouvriers licenciés qui savent leur chance de retour à l’emploi
faibles au regard de leurs qualifications, de leurs critères de déplacement ou de l’absence de
projet professionnel précis. L’hypothèse n°2 (cf. chapitre 3) selon laquelle les solidarités
familiales pouvaient constituer un filet protecteur facilitant le choix du licenciement n’est pas,
en tant que telle, vérifiée car ce sont davantage les ressources résidentielles et professionnelles
du ménage qui sont mises en avant comme protection. En revanche, la proximité
géographique du groupe de parenté et les relations entretenues sur le territoire local se
révèlent être des motifs récurrents de l’ancrage mais sur un mode affectif.
208
2.3. Des projets de reconversion ou des choix par défaut
Finalement, malgré des variations dans l’expression de l’attachement à la région, au
logement ou à l’emploi du conjoint, l’ensemble des entretiens des ouvriers et des quelques
techniciens ayant opté pour le licenciement repose sur un registre commun : protéger les
acquis dans un contexte incertain. C’est davantage le rapport à l’emploi et à la recherche
d’emploi qui différencie les individus.
Un tiers des ouvriers licenciés172, la plupart âgés de moins de quarante ans, oppose aux
contraintes de délocalisation du lieu de travail une réponse active de recherche d’emploi qui
prend souvent la forme de projets de reconversion professionnelle : souhait de création
d’entreprise dans le commerce ou les services, projet de reconversion dans un secteur choisi
tel que le bâtiment ou l’horticulture. Leur conception de la recherche d’emploi repose sur une
bonne connaissance de la région et une certaine adaptabilité notamment en terme de
déplacements.
« Ben, disons qu’ici, j’connais bien la région, j’connais bien les entreprises qu’il y a... Je
vois encore, j’y étais encore avant-hier... Bon... on m’a posé des questions sur la région,
sur ce que je connaissais de l’entreprise, ben je pouvais y répondre, je connaissais quand
même. » (Raymond, E. n°27)
Mais les deux-tiers des licenciés interviewés173 ont un discours plus pessimiste sur leur
recherche d’emploi. Le licenciement est vécu par ces salariés en majorité âgé de plus de
quarante ans comme un choix contraint, un choix par défaut. Ils restent défaitistes quant à
leurs chances de trouver un emploi local correspondant à leurs critères. Pour certaines
ouvrières, la simple projection dans l’avenir est difficile :
« Non, je n’ai pas du tout anticipé parce que moi, personnellement, je n’étais pas en état
de reprendre le travail aussitôt. Je ne m’en sentais pas en état, j’étais trop énervée, trop
fatiguée, trop… En fait le cerveau n’était pas net. En fait, moi je vous dis, mon mari est
décédé il y a 8 ans, j’ai du mal à m’en remettre, je m’en remets et paf !» (Nathalie, E.
n°55)
« Et c’est vrai qu’on n’a plus la tête au travail. On sait que, un jour ou l’autre, on sera
dehors. Et c’est vrai qu’on travaille mais on pense surtout à l’avenir, on se dit : “Mais
qu’est-ce qu’on va faire, qu’est-ce qu’on va devenir ?” On est un peu perdu...
Enq. : Vous avez réussi à faire des projets rapidement ou vous étiez vraiment
incertaine ?
- Non on n’arrive pas à faire de projets... Tant qu’on est dans le, le système, on n’y
arrive pas. Et c’est vrai que quand on est licencié comme ça, après, on a le soulagement
172
173
Entretiens n°7, 10, 20, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 52, 53.
Entretiens n°2, 4, 9, 11, 12, 14, 19, 22, 24, 25, 33, 34, 35, 37, 38, 39, 44, 46, 49, 55, 57, 59.
209
parce qu’on a dit : “Bon ben, ça y est c’est fini”. Après on redémarrera, en septembre si
il faut... Tant qu’il n’y aura pas eu la cassure, on n’arrivera pas à démarrer... » (Jeanne,
E. n°16)
La proximité de l’âge de la retraite, ou des quarante ans de cotisations, a pu inciter
certains à refuser la mutation et à glisser dans une logique de défection - ou d’ « exit » pour
reprendre le terme d’A. O. Hirschman (1972) - du marché du travail, alors que les salariés
mutés suivraient une logique de loyauté (« loyaulty »), ou de prise de parole et de négociation
(« voice ») en suivant la délocalisation de l’entreprise174. Acceptant d’être licenciés, ils
rechercheront plus ou moins activement un emploi trait d’union entre leur emploi précédent et
la retraite. Certains envisagent même de ne plus travailler, à moins que les nouvelles
conditions de l’assurance chômage ne les y contraignent.
« Mais comme je dis, moi, j’ai rien demandé à personne... J’ai jamais profité du
chômage, j’ai travaillé quarante ans mais j’ai jamais profité du chômage, j’ai presque
toujours travaillé, mais là j’en ai marre, j’en profite un peu pour... (…) Faut pas se lancer
dans n’importe quoi, parce que pour vous donner du travail, vous faites quinze jours
d’essai et puis au moment de l’embauche : “Madame, monsieur, on n’a plus besoin de
vous hein...” alors moi je ne veux plus être un pion, c’est fini. » (Henri, E. n°9)
2.4. Conclusion : les ressources (inégales) de l’ancrage
Les configurations résidentielles et familiales pèsent donc largement dans la décision
des salariés refusant d’emblée la mutation à Sens. La délocalisation de l’emploi est perçue
comme professionnellement incertaine à long terme et, surtout, elle précipite la crainte de
quitter un logement valorisé et/ou de voir se disloquer l’ancrage territorial et familial. La
proposition de mutation est majoritairement vécue comme une négation de tout ce qui est
acquis dans le domaine résidentiel, affectif et professionnel. Ces représentations renvoient aux
trajectoires individuelles et familiales qui offrent des ressources et des sociabilités locales
difficilement transposables. La propriété du logement et l’emploi du conjoint sont ainsi
identifiés à la fois comme raisons et comme moyens autorisant ce choix du licenciement. Les
ressources économiques et sociales de ces salariés généralement moins qualifiés et moins
diplômés que les salariés mutés jouent également dans leur rapport à l’emploi et aux
174
Postulant que les acteurs ont une marge de manœuvre dans leurs décisions, A.O. Hirschman (1972) tente de
comprendre le changement social dans les entreprises et les institutions à partir d’un modèle binaire : la défection
(exit) qui permet de se retirer d’une relation marchande ou de quitter un groupe social, une entreprise ou un
pays ; et la prise de parole (voice) qui repose sur l’engagement personnel et collectif (pétition, mobilisation de
l’opinion ou de la justice...) pour opérer un changement « de l’intérieur ». Dans la réalité, les individus peuvent
également agir selon une logique intermédiaire, celle de la loyauté (loyaulty), lorsqu’ils ressentent des réticences
à quitter une organisation.
210
perspectives de recherche d’emploi. Le pari professionnel, suite au licenciement, peut sembler
hasardeux pour des ouvriers parfois âgés, sans projet précis, ni de reconversion, ni de mobilité
spatiale pour rechercher un travail. Une minorité exprime un certain désarroi face aux
difficultés probables de la recherche d’emploi. Les motivations et les ressources de ce
licenciement-ancrage semblent inégales selon les personnes et risquent de renforcer les
situations initiales des ménages.
Néanmoins, il serait réducteur de considérer ces licenciements-ancrage comme le signe
d’un immobilisme, d’une passivité voire d’un repli immédiat. A l’instar d’ouvriers des
Ardennes confrontés au chômage local et pour qui « être attaché à sa région, c’est faire de
nécessité vertu » (Pinçon, 1987, p. 100), les ouvriers de l’entreprise de câbles de Laon
préfèrent choisir (sous la contrainte) de rester pour maîtriser cet enracinement et le rendre
acceptable plutôt que subir la migration. Les entretiens réalisés en 2000 permettent déjà de
comprendre en quoi cette décision produira une activité de recherche d’emploi, certes
différenciée, mais dans laquelle les rapports à l’espace et à la sphère domestique seront remis
en jeu, notamment par le biais des mobilités quotidiennes.
Examinons, à présent, les ressources, les dispositions et les motivations des salariés
acceptant d’emblée la mutation professionnelle et géographique.
3. L’acceptation de la mutation : entre opportunités offertes
par une migration et stratégie d’assurance
20 % des salariés ont opté pour une mutation d’emblée à Sens. A l’opposé des licenciés,
la mutation est ici appropriée et revendiquée comme une nouvelle étape favorable dans la
trajectoire résidentielle et familiale. Deux types de discours rendent compte des motivations
qui ont pesé en faveur de l’acceptation de la mutation : d’une part, celui où elle apparaît
comme une opportunité pour poursuivre un projet de carrière ascendante et un projet
résidentiel d’accession à la propriété (3.1.1) ; d’autre part, celui où la mutation est plutôt
choisie par défaut afin d’éviter le chômage (3.1.2). Ces deux conceptions sont également liées
à différents rapports au territoire et à la famille élargie (3.2).
211
3.1. Motivations professionnelles et stratégies résidentielles des
salariés mutés
3.1.1.
L’“opportunité” de la mutation professionnelle
Sept salariés interviewés sur douze optant pour la mutation d’emblée la considèrent
comme une étape, voire une opportunité professionnelle et/ou résidentielle175. Leur profil se
distingue de celui de l’ensemble du groupe : plus jeunes, d’une ancienneté moins longue dans
l’entreprise, locataires ou parfois vivant encore au domicile parental, leur situation familiale
(divorcé, famille monoparentale, jeune couple) est aussi plus atypique.
La mutation à Sens est valorisée par ces salariés caractérisés par leur ambition
professionnelle et leur investissement dans la vie de l’entreprise. Plus diplômés ou ayant
simplement fait preuve d’un dynamisme et d’une polyvalence particulière, ces ouvriers
perçoivent la mutation comme la continuité d’une carrière qu’ils ne voudraient pas avoir à
redémarrer dans une autre entreprise (perte d’avantages salariaux, de responsabilités) ou
même à perdre en cas de chômage.
La mutation est en phase avec un projet domestique qui était souvent déjà formulé
(démarches ou premières tentatives d’accession pas encore abouties, volonté de
décohabitation). C’est donc au cours d’un processus itératif d’allers et retours entre les
contraintes professionnelles et l’adaptation du projet domestique que la mutation vient à être
considérée comme une opportunité : opportunité d’accession à la propriété à moindre frais (du
fait des aides) et en bénéficiant d’un soutien logistique, opportunité de changer de type de
commune de résidence et d’accéder à un logement en ville plus près des services et
équipements scolaires, opportunité pour un nouveau départ social et familial après un divorce
ou une séparation. Les aides au logement et à l’accession proposées par l’entreprise
permettent ainsi d’acheter une habitation plus vite et plus facilement que prévu.
Par exemple, au regard de la trajectoire résidentielle de Véronique, ouvrière qualifiée,
l’offre de mutation et d’aide à l’accession à la propriété est une chance. Des ruptures
(séparations, divorce) l’ont conduite à connaître plusieurs fois une même position résidentielle
(deux accessions à la propriété) et à ne pas suivre un cheminement ascendant et stabilisant
(plusieurs passages par le logement HLM et la location en secteur libre). Si pour Véronique
175
Entretiens n°3, 5, 18, 40, 42, 43 et 58.
212
cette mutation est une opportunité, c’est qu’elle fait écho à ses attentes de changements et à
son espoir d’évolution professionnelle :
« C’est-à-dire que quand on fait un travail qu’on commence à stagner, au bout de trois,
quatre ans on connaît par cœur, et je trouve que quelque part la mutation m’arrange
(…). » (Véronique, E. n°58)
De même pour André, le déménagement à Sens devient une étape professionnelle et
résidentielle valorisée. Sa conjointe, éducatrice spécialisée, a déjà retrouvé du travail dans
l’Yonne, grâce à l’aide de la cellule de reclassement des conjoints, avant même d’avoir
déménagé. En outre, l’aide financière pour acheter un logement vient faciliter un projet qui
devait se concrétiser l’année suivante.
3.1.2.
Stratégies de protection contre le chômage et d’assurance retraite
Les cinq autres salariés interviewés176 qui choisissent la mutation dès 2000 mobilisent
davantage le registre de la contrainte. La mutation à Sens est pour eux une réponse au risque
de chômage et au sentiment que tout peut être perdu après le licenciement. Ces craintes les
poussent à dépasser leur ancrage local. Ils intériorisent les contraintes liées à la conjoncture et
au marché du travail, et suivent un principe de réalité selon lequel on se doit de déménager.
Malgré le niveau de confort du logement actuel et parfois leur statut de propriétaire, ces
salariés estiment que le mode de vie familial peut se délocaliser, d’autant qu’ils ne se
distinguent pas par une forte entraide familiale.
Le risque de précarité en cas de licenciement est élevé pour ces ménages dont la
conjointe ne travaille généralement pas. Moyennement diplômés (BEPC ou CAP), ces salariés
ont néanmoins acquis leur niveau de salaire par une longue ancienneté et par promotion
interne.
« En pesant, il y a mon âge, bon, 54 ans. Vous pesez le pour et le contre. Moi à 54 ans, je
retrouverai plus jamais une situation comme j’ai là. Dans le milieu professionnel, je parle.
Et au niveau salaire non plus. Donc, c’est un choix à faire. Je me suis dit : “Bon, si je quitte
l’entreprise, qu’est-ce que je vais faire ?” 54 ans, je m’étais déjà renseigné à l’ANPE, à
l’ANPE, les gens de 54 ans, vous savez... Ils préfèrent les gens qu’ont moins d’expérience,
mais qui ont vingt ans de moins. Donc, c’était un choix à faire.» (Bruno, E. n°15)
Le projet professionnel des salariés de plus de cinquante ans est bien alors de préserver
leur retraite. Le déménagement à Sens est d’ores et déjà envisagé comme provisoire :
« Il me reste trois années, à la limite, pour avoir mes quarante années de cotisations.
J’espère bien qu’ils vont me dire avant 60 ans “Bon, on a plus besoin de vous”.
J’espère. S’il faut aller jusqu’à 60 ans, j’irai jusqu’à 60 ans. Mais j’espère bien que dans
trois ans, ils vont me dire : “Vous pouvez rentrer chez vous”. » (Bruno, E. n°15)
176
Entretiens n°1, 8, 15, 45, 48.
213
3.2. De la prise de distance à l’organisation d’une double territorialité
Les motivations des salariés mutés sont majoritairement d’ordre professionnel. Leur
décision s’appuie toutefois sur une valorisation résidentielle et familiale de la migration qui
nous démontre l’importance, à leurs yeux, des aides financières et de l’accompagnement au
reclassement du conjoint prévus par le plan social. Ces salariés se distinguent-ils également
par leur rapport au territoire et à la famille élargie ? Ont-ils des dispositions particulières à la
mobilité ?
3.2.1.
Un rapport plus distant au réseau de parenté
Les salariés optant d’emblée, en 2000, pour un déménagement à Sens se distinguent par
la géographie de leur réseau de parenté et par le sens qu’ils donnent à leur ancrage résidentiel.
Pour ceux qui sont nés dans l’Aisne, le fait d’être resté dans le département et à proximité de
leurs parents n’a pas forcément été le fruit d’une stratégie active : « Ça s’est présenté comme
ça », « On habite là par hasard ». En réalité, les personnes ont bien souvent suivi les
opportunités ouvertes par les relations familiales (cf. chapitre 6). Pour autant, les individus ne
définissent pas nécessairement cette configuration familiale comme un besoin de proximité,
mais plutôt comme une situation “évidente ”. Ceux dont la stabilité résidentielle était vécue
comme une affiliation contrainte, ceux pour qui la proximité familiale n’est pas choisie
n’opposeront pas de résistances particulières à la mutation (n°41, n°13). Celle-ci est parfois
même l’occasion de quitter la région à laquelle ils étaient peu attachés (n°3, n°18), de quitter
le foyer parental ou de commencer une nouvelle vie familiale et sociale (n°5, 43, 58).
Véronique (E. n°58), par exemple, vit seule à Laon suite à deux séparations. Elle n’est
pas isolée puisqu’elle fait partie d’une famille-entourage locale et se sent en particulier très
proche de sa fille et de sa mère. Si elle exprime une grande affection pour son entourage, la
mutation professionnelle représente pour elle une ouverture qu’elle espère être une nouvelle
étape dans sa vie. Elle estime aujourd’hui qu’il n’est pas nécessaire d’être géographiquement
proche pour maintenir des liens. Véronique cherche finalement à trouver la bonne distance
avec sa famille :
« - Ben écoutez, jusqu'à présent, c’était important d’être près de ma famille. Mais là...
Depuis quelque temps, quand même, depuis que bon j’étais pas bien euh... Je ressentais
le besoin de partir. Parce qu’en fait... La région, malgré qu’il y a ma famille, il y a
quand même de mauvais souvenirs et quelque part, j’avais, ça fait quelques années
j’avais envie de partir.
Enq. : Vous aviez fait le projet de, de changer...
214
- C’est parce que je disais toujours : “C’est mon travail qui me retient là”, parce que j’ai
une place sûre. Mais si j’ai l’occasion je m’en vais, ça je l’avais dit à personne, c’est
moi qui le disait hein, j’avais vraiment envie de partir. Donc en fait, quand ça s’est
produit euh... pour moi c’était... Mais maintenant le plus important c’est pas d’être près
de ma famille parce qu’en fait... Malgré qu’on... moi je me sens proche de ma famille.
(…) Pour moi c’est... Euh... C’était se sentir proche mais c’est pas une question de
distance, mais c’est pour ça que... que je m’en vais. Mais vraiment je m’en vais le cœur
léger parce que c’est ....bon, ma fille reste sur Reims, mais voyez quelque part je me
dis : “Non c’est bien”. » (Véronique, E. n°58)
Cet extrait montre bien que la logique de ces salariés mutés, au-delà des motivations
professionnelles, s’inscrit dans un rapport particulier au territoire et à la famille. Ces logiques
relèvent d’un principe d’émancipation vis-à-vis de la famille qui se traduit ici dans les choix
résidentiels.
3.2.2.
Vers une double territorialité ?
Cependant, dès la première vague d’entretiens, une partie des salariés mutés n’envisage
pas leur mobilité résidentielle comme une migration définitive. Certains expliquent qu’ils
choisissent de ne pas vendre la maison dont ils sont propriétaires ou accédants dans la région
de Laon et qu’ils souhaitent la conserver comme une résidence secondaire. Ces salariés,
craignant une perte d’emploi à moyen terme, gardent leur logement comme un lieu de repli
potentiel, une « roue de secours » (Yves, n°45). Ils traduisent par là l’idée qu’en cas de
licenciements ultérieurs, ils ne rechercheront pas d’emploi dans la région d’accueil, mais bien
dans leur région d’origine où leur connaissance des hommes, des lieux et des entreprises
faciliteront leur démarche.
Mais le logement ne joue pas seulement un rôle d’assurance contre les difficultés
économiques, il est aussi une stratégie contre le déracinement. Le lien résidentiel permettrait
ainsi de maintenir les liens familiaux. Garder sa maison c’est se donner une promesse de
retours fréquents dans le Laonnois, voire un jour de retour définitif : « Moi j’espère toujours
revenir à Chevregny plus tard » (Conjointe de Loïc, n°48).
La perspective d’un dédoublement du lieu de résidence interroge la manière dont les
salariés conçoivent leurs relations avec leur famille élargie restée sur place. Cette prise de
distance géographique fait écho à « l’irrésistible montée de l’autonomie » (Attias-Donfut et
alii., 2002, p. 42) des individus dans leur rapport à la parenté (de Singly, 1993). Le primat de
l’épanouissement de soi et de l’indépendance dans les rapports intergénérationnels
contribuent à généraliser les mobilités résidentielles et plus généralement, comme l’a montré
Georg Simmel, à élargir les échelles territoriales de la vie quotidienne et les cercles sociaux
des individus (Simmel, 1989). Toutefois il ne faudrait pas conclure à un repli sur la famille
215
conjugale (Déchaux, 1995). La permanence d’une certaine proximité géographique des
réseaux de parenté et les pratiques d’échanges et de sociabilité entre parents témoignent d’une
parenté qui n’est pas nécessairement appelée à s’effacer comme le suggèrent les extraits
d’entretiens suivants. Déjà, on y voit se profiler l’enjeu des prochains mois : le
réaménagement des territoires familiaux par les mobilités spatiales.
« Conjointe d’André : Et puis, par contre, si ta mère elle le dit pas mais à mon avis euh,
ça l’enquiquine bien parce que ici [dans l’Aisne] elle était à deux heures de route. Là
elle va avoir bien trois heures et demi, quatre heures de route.
André : Quatre bonnes heures sur la route.
Conjointe d’André : Donc… et puis ton père ben, si quand on lui a dit, il a dit, si ça fait
loin…
André : Ça fait loin, mais bon on verra. Il viendra p’être un peu plus longtemps, il
restera un peu plus longtemps.» (André, E. n°3)
« [Ma mère] elle me dit, “ça vous gêne pas de temps en temps si je viens ?”. “Non, non
pas du tout”. Même mon frère le plus jeune, oui... on en a parlé tous les deux, mes deux
frères, mais en fait, “On pourra venir de temps en temps ?” “Ben ouais !”... »
(Véronique, E. n°58)
De la mutation professionnelle et de la migration inter-régionale émerge donc la
question des distances et des proximités familiales. Si les salariés expriment largement une
autonomisation dans leurs choix résidentiels et professionnels par rapport au territoire
familial, une partie d’entre eux suggèrent qu’une conciliation est nécessaire entre le « besoin
d’autonomie » et le « besoin de famille » (Bonvalet, 2003, p. 40).
3.3. Conclusion : la primauté de l’emploi sur le lieu de résidence
Les motivations des salariés mutés sont principalement d’ordre professionnel mais elles
s’inscrivent également dans une valorisation du déménagement. Celui-ci devient l’occasion
d’une accession à la propriété, voire d’une prise de distance avec le réseau de parenté. Plus
qualifiés et / ou plus diplômés que la moyenne, ces salariés ont une expérience de mobilité
résidentielle plus forte et appartiennent moins fréquemment à une famille-entourage. A ce
stade, il semble que l’autonomie de ces personnes vis-à-vis de leur réseau de parenté facilite
leur migration. Toutefois, une partie des salariés mutés expriment la volonté de maîtriser les
incertitudes professionnelles en maintenant des liens avec le territoire de la parenté.
216
4. L’option de la mutation à l’essai : entre incertitudes et
négociations
La mutation en période probatoire est une option, prévue par le plan social, de mutation
à l’essai pendant six à huit mois à l’issue de laquelle le salarié peut opter pour une mutation
définitive ou pour le licenciement et alors bénéficier des mêmes dispositifs que les salariés
s’étant prononcés dès le départ pour le licenciement. Moins de 20 % des salariés de
l’entreprise de câbles ont opté pour cet essai.
Alors que les salariés licenciés et mutés rendent compte de processus d’arbitrage parfois
tendus mais rapidement conclus, les salariés optant pour la période probatoire racontent
davantage leurs hésitations et les bricolages temporaires qu’a induit le report de la décision
finale.
Lors de la première vague, les entretiens des salariés ayant pris cette option de la
probatoire ont révélé une incertitude partagée quant au devenir de l’emploi une fois à Sens
(4.1). Les enquêtés se partagent cependant entre ceux qui s’acheminent vers une mutation
professionnelle définitive (4.2) et ceux qui restent dans l’incertitude et ne sont pas convaincus
de vouloir s’installer à Sens (4.3).
4.1. Une position professionnelle perçue comme menacée
La majorité des salariés qui vont choisir la mutation à l’essai s’interrogent sur la
pérennité et la nature de leur poste de travail dans le nouvel établissement. Certains pensent
que leurs conditions actuelles de travail ne sont pas transférables. Nombre d’entre eux avaient
atteint leur niveau de responsabilité grâce à une longue connaissance de l’organisation et de la
production. En outre, grâce à la bonne entente avec les supérieurs hiérarchiques, les ouvriers
avaient pu négocier la manière de travailler (par exemple faire des pauses café, avoir le droit
de parler en travaillant). Les hésitations reposent sur un ensemble de rumeurs et de
représentations plus ou moins fondées et se cristallisent justement sur le sujet des modalités
de travail et d’organisation des salariés sénonais. Par exemple, les ouvriers de Laon ont pour
mission de transmettre leur savoir-faire aux salariés hôtes des sites de Sens. Certains opposent
d’emblée leur réticence à cette mission, jugeant parfois avec mépris leurs futurs collègues. Il y
a, derrière ces résistances, la crainte de se voir dépossédé du savoir qui peut leur assurer
légitimité et stabilité dans l’établissement de Sens :
« Ben déjà, c’est des gens qui n’avaient jamais fait grève. Ils ont fait grève y a pas
longtemps pour… je sais même plus pourquoi… je l’ai su… (...) Ils ont accepté [de
travailler certains jours fériés] pour les intérimaires là-bas, on aura les mêmes [jours]
qu’eux. Nous, on n’a pas compris qu’ils n’ont pas intervenu, qu’ils n’ont pas… non. On
est en train de négocier les 35 heures et vous vous apercevez que eux, ils acceptent que
217
les gens ils vont travailler dans n’importe quelle condition. Ah … vous vous dites y a un
malaise quand même. (...) Je pense, hein, je peux me tromper mais là, euh…Paron,
enfin Sens, ils vont se servir des gens de Laon, nous on nous l’a carrément dit, t’façons,
on va être la vitrine de Sens. On va arriver là-bas avec notre savoir… » (Sylvie, E. n°47)
4.2. Du temps pour s’organiser et négocier
La sphère professionnelle domine le discours des salariés qui considèrent la période
probatoire comme un cheminement vers une mutation définitive à Sens. Ce groupe (sept
personnes177) est largement plus qualifié et/ou diplômé que la moyenne des enquêtés (trois
techniciens sur sept personnes). L’entraide et, plus largement, les liens familiaux ou amicaux
avec la région de Laon sont relativement moins développés.
« Moi de mon côté, c'est plus du côté de sa famille en fait. Hein, c'est... rester... on va
dire "groupir" [accent allemand, rires]. Moi je suis plus... Comme je suis déjà fils
d'immigré quelque part, donc en fait tu as quand même la famille, la vie de famille. Ma
mère est au Portugal, ma sœur est au Portugal, j'ai deux frères là. De mon côté, ça ne
pose pas de problème. » (Daniel, E. n°21).
Ces salariés souhaitent préserver leur niveau de vie mais aussi s’assurer que les
conditions d’emploi à Sens seront valables. C’est pourquoi ils prennent l’option de la
mutation à l’essai afin de se donner du temps pour prendre leurs marques, voire pour négocier
avec la nouvelle direction les conditions salariales de cette mutation.
« Ben le choix... C’est-à-dire qu’il y a beaucoup trop d’imprévus, je sais pas vraiment
où je vais tomber. Est-ce que je fais pas une bêtise en vendant ma maison et suivre
bêtement les beaux yeux du patron [rires] ? Je sais pas. C’est pour ça que j’ai choisi la
période probatoire, la période d’essai. Pour quand même essayer, parce que au moins, si
ça ne me convient vraiment pas, j’aurais pas eu de regrets. Tout en sachant que par ici,
évidemment, la recherche d’emploi est compliquée. » (François, E. n°17)
« Je suis bien dans mon boulot, mais moi je n'ai jamais été pour rester vingt ans à faire
la même chose. C'est le seul moyen qui m'ait sauvé depuis... Je veux dire, je ne suis pas
diplômé mais justement de bouger, bouger dans le cœur de l'usine, ne pas rester à la
même place tout le temps. D'ailleurs là-bas ils m'avaient proposé une autre place, mais
pour l'instant ils ne peuvent pas me la donner parce qu'ils ont besoin de moi au niveau
de l'ordonnancement ou quoi, mais demain et il m'a dit que, ça peut-être demain, on te
donnera autre chose à faire. » (Daniel, E. n°21).
C’est parfois davantage contraint par « la peur du chômage » (Thierry, n°41) que
certains salariés s’engagent dans la préparation de leur mutation. Gérard, par exemple, accepte
de partir en probatoire pour s’assurer qu’il retrouvera un intérêt professionnel dans son
nouveau poste de travail. Mais la décision de rester à Sens après la période d’essai semble
déjà pratiquement prise. Gérard ne veut pas prendre le risque d’être au chômage car il veut
garder des moyens financiers pour assurer le confort et les études de ses enfants :
177
Entretiens, n°6, 17, 21, 23, 26, 41, 51.
218
« Je reste là : je serai chômeur. Je m'en vais : j'ai encore une chance, parce que comme
je vous ai dit, j'ai un enfant qui rentre dans les grandes écoles, donc il faut de l’argent
pour lui. Et on se bat, c’est ça la motivation, c'est de se bagarrer pour ce qu'on a mis au
monde » (Gérard, E. n°23)
La mutation en période probatoire est aussi un moyen d’organiser le déménagement des
familles, de régler des problèmes émergents soit au niveau de l’emploi de la conjointe, soit au
niveau du statut d’occupation (vendre ou garder la maison). Lucien, par exemple, choisit une
mutation à l’essai pour attendre le départ de sa fille, l’année prochaine, en école d’infirmière à
Amiens et alors décider d’un éventuel déménagement définitif à Sens :
« Ben, disons que là moi je suis coincé parce que là je pourrais partir mais je ne peux
pas : ma fille elle est en plein examen… Et puis moi je ne peux pas payer un loyer ici et
un loyer là-bas hein... Alors pour l’instant je suis en probatoire ça va m’amener jusqu’au
mois de février et puis on verra... Je vais prendre ma décision, oui ou non… si on reste
ou quoi... c’est pas facile hein… » (Lucien, E. n°54)
La période probatoire représente le besoin de temps nécessaire à la mise en oeuvre
familiale d’une migration. La situation de François et de sa femme est emblématique de ce cas
de figure. Le couple n’avait pas de réticences de principe contre l’idée de déménager.
Toutefois « il y a une vingtaine d’années, il n’y aurait pas eu de problèmes. Dans la tête,
c’était pas du tout pareil, quoi » (François, n°17). Aujourd’hui, bien qu’ils viennent de réaliser
un an plus tôt une deuxième accession à la propriété (ils recherchaient plus de confort et de
calme) et la mutation de l’emploi de la conjointe (pour se rapprocher de son domicile), le
couple accepte une nouvelle fois d’agencer mobilité résidentielle et mobilité professionnelle à
l’occasion de la mutation :
« - Ben non, c’est toujours pas vraiment pris, ça se fait sans vraiment de conviction,
quoi. J’y vais la semaine prochaine, on va se mettre bientôt les idées en place [petit
rire]. Sinon, j’ai fait une petite déprime, après, c’est pas un plaisir.
Conjointe : Ben oui, il y en a qui dépriment.
- L’année d’avant, on avait déménagé, si on avait su... Alors que eux, ils savaient, la
direction, l’année dernière, que l’usine allait fermer. Si on avait su, on n’aurait pas
acheté, on aurait patienté un peu encore, on n’était plus à un an après, il n’y avait pas
urgence. Et en plus, [à sa femme], toi t’avais fait une demande de mutation en tant que
fonctionnaire, c’est pas toujours facile. » (François, E. n°17)
219
4.3. Un essai pour ne pas regretter
L’autre moitié des salariés acceptant la mutation pour une période probatoire est
beaucoup plus incertaine178. Ils partent faire un essai, pour ne pas avoir à regretter au cas où
les conditions d’emploi vaudraient finalement la peine de déménager, mais nombre d’entre
eux y vont sans enthousiasme.
Parfois ces salariés ont d’abord refusé de partir puis on été convaincus par les relances
du directeur des ressources humaines et la peur de ne pas retrouver d’emploi stable : « Au
départ, j’ai écrit non. C’est l’effet de masse et puis de colère. » (Gilles, n°36). Après réflexion,
Gilles juge le risque de chômage trop élevé à son âge (il a quarante-sept ans). S’il tente la
mutation probatoire, ce n’est que pour évaluer si l’emploi à Sens vaut la peine de faire des
allers et retours toutes les semaines car sa famille ne déménagera pas. De même, Lucien a
longuement hésité, refusé une première fois puis a accepté finalement un essai à Sens après
avoir négocié avec l’entreprise des conditions particulières :
« Comme moi j’ai ma voiture qui a plus de dix ans, il y a des travaux à faire dessus il y
a la route hein. Ça fait presque trois cents kilomètres... Alors euh, j’ai posé mes
conditions... On m’a dit : “On verra ça, on verra ça”. Mais moi, qu’est-ce qu’ils me
disent, vous me répondez ça, moi c’est non. Et ça a un p’tit peu mijoté... parce que c’est
comme ça qu’il faut marcher maintenant... Alors il est revenu me voir, il comprenait pas
pourquoi je n’allais pas là-bas... Alors je lui ai expliqué. Bon alors il dit : “Y’a un
malentendu”. Alors il m’a prêté une voiture, on me paye le restaurant, on paye l’hôtel,
les frais d’autoroute tout l’essence... Alors d'accord, je veux bien faire ça, mais les six
mois, après on verra... » (Lucien, E. n°54)
Faire le choix de la mutation pour une période d’essai correspond donc ici à une
stratégie d’assurance globale. Cette option permet de jouer sur plusieurs tableaux : faire un
essai dans la nouvelle usine, négocier au sein de l’entreprise son poste de travail voire sa
rémunération, organiser la mutation du conjoint, ou bien au contraire commencer à rechercher
un travail dans l’Aisne en vue d’un retour. Pour Didier et sa femme, la démarche est double.
Pendant la période d’essai de la mutation, Didier veut amorcer une recherche d’emploi dans la
région de Laon, alors que de son côté sa femme, fonctionnaire, essaiera de trouver un poste
qui lui convienne pour se faire muter dans la région de Sens.
« Le premier choix c’était on, on n’y allait pas... Parce que nous, on s’était renseigné,
ma femme ne peut pas avoir une mutation comme ça, donc euh, les fonctionnaires n’ont
pas une mutation comme ça. Les enfants, pas d’école là-bas à Sens qui correspond à,
aux études de ma famille. Donc on a fait le choix de dire : “Non on n’y va pas” (…).
Bon on est revenu sur notre décision un peu parce que bon... Bon après avoir cherché un
peu de travail ici… » (Didier, E. n°50)
178
Entretiens n°13, 36, 47, 50, 54, 56.
220
En fait, les injonctions contradictoires entre la sphère professionnelle et l’ancrage
résidentiel et familial dominent les propos de ces enquêtés. Ils rejettent finalement l’idée que
la mutation de leur emploi à Sens puisse impliquer une migration définitive. Sylvie et Thierry,
mariés, tous deux ouvriers qualifiés dans l’usine de câbles électriques, ont accepté la mutation
en période probatoire. Thierry était plutôt enthousiaste et aurait accepté directement la
mutation définitive si sa femme n’avait pas de fortes réticences : elle craint de mal vivre la
séparation d’avec ses enfants et ses proches parents. Sylvie exprime déjà son souhait de
refuser, à terme, de rester à Sens.
« Et c’est pour ça moi, c’est ce que j’ai dit à mon mari, si c’est pour y aller et puis…
faire une déprime ou être au bord du suicide parce que je me plais pas… euh, je (…)
Oui, on revient le week-end c’est certain. Mais c’est vrai aussi que… moi j’vous dis, je
côtoie… on est tous là dans le même village, c’est vrai qu’on n’est pas tout le temps
chez les uns chez les autres mais on sait qu’on est là. Et… et c’est vrai que bon, puis en
plus on laisse nos deux enfants quand même. Nous on a deux enfants, ils vont rester là.
Donc vous partez, y a plus personne. » (Sylvie, E. n° 47)
Les impératifs professionnels de mobilité ne sont pas occultés par ces salariés
conscients du risque de chômage après le licenciement. Mais l’emploi et la vie professionnelle
n’ont pour eux de valeur qu’au regard du confort, du niveau de vie et de la stabilité qu’il
procure à la famille. Les responsabilités familiales demandent donc d’agir avec prudence et
sans précipitation, en assurant les conditions de recherche d’emploi ou de déménagement
selon l’option finalement choisie. Alain veut éviter à tout prix d’être au chômage à cinquantequatre ans. Bien qu’il ne souhaite pas quitter sa région, bien que sa conjointe n’envisage pas
de le suivre à Sens, il accepte la mutation en période probatoire en vue de se rendre compte de
la faisabilité d’une mutation définitive :
« Oui, c'était une période difficile du fait que je ne savais pas ce que l'on allait devenir.
[Silence]. Bon, quand il... Quand mon chef de service, il m'a convoqué et puis il m'a
demandé si j'acceptais la, la mutation, bon, et j'ai accepté, parce que j'ai cinquante-trois
ans, je, pour retrouver déjà du travail dans la région, déjà pour un jeune c'est déjà
difficile alors au-dessus de cinquante ans c'était, c'est presque mission impossible. Alors
pour l'instant je m'en vais, je pars huit mois, en probatoire. Et certainement, dans
l'avenir, on partira, on déménagera. » (Alain, E. n°13)
4.4. Conclusion : les moyens de l’essai
Ces réactions, ces hésitations font écho à celles d’ouvriers de Nouzonville dans les
Ardennes qui, pris entre la fermeture d’usines et le chômage de la région, se trouvent dans
« une contradiction insoluble entre deux nécessités, celle de rester et celle de partir » (Pinçon,
1987, p. 100). Les moyens octroyés par le plan social que nous étudions rendent la mutation
221
probatoire accessible financièrement puisque tous les frais sont pris en charge. Elle permet à
nombre d’ouvriers qui ressentent vivement le risque de chômage de dépasser les nécessités
familiales et résidentielles et de tenter, voire d’organiser, une migration. Ici encore, les
ressources socio-économiques et les pratiques familiales et territoriales antérieures
discriminent les discours et les comportements.
5. Conclusion du chapitre 7 : la famille, une condition des
comportements ?
Les trajectoires professionnelles des salariés, leur qualification et la marge de manœuvre
économique du ménage influencent largement l’acceptation ou le refus de la mutation à Sens.
Les caractéristiques des salariés les plus rétifs corroborent les résultats obtenus dans le
chapitre 4 par l’exploitation de l’enquête du Ministère de l’Emploi « Trajectoires des
adhérents à une convention de conversion ». Nous avons mis en exergue l’importance des
indicateurs socio-démographiques et des particularités du logement dans les refus d’une
migration professionnelle : être propriétaire ou accédant à la propriété de son logement,
appartenir à un ménage composé d’une famille avec enfants, être âgé de plus de quarante ans.
Mais les dimensions socioprofessionnelles, comme le fait de disposer d’une faible
qualification ou d’appartenir à un couple bi-actif, se conjuguent souvent chez les salariés qui
refusent la mutation à Sens. Enfin, le fait d’avoir un réseau de parenté ancré dans l’Aisne et
d’avoir été aidé par sa famille développent le refus de déménager pour l’emploi.
Ces caractéristiques prises isolément ne peuvent suffire à comprendre la genèse du refus
de cette mutation professionnelle et géographique. L’attachement à un logement,
l’appartenance à une famille-entourage, voire le sentiment d’appartenance au territoire local
jouent un rôle indéniable dans l’arbitrage rendu par les salariés licenciés. A l’inverse, une
perception plus favorable du déménagement, la possibilité d’en tirer parti d’un point de vue
professionnel et résidentiel ou encore le fait d’accepter (ou de vouloir prendre) une certaine
distance avec un territoire et/ou des liens familiaux génèrent l’acceptation de la mutation à
Sens. C’est donc bien dans la conjonction des trajectoires, des contraintes extérieures et des
représentations que se comprennent les motivations.
Les salariés mutés s’inscrivent dans une logique de continuité professionnelle voire
d’ambition personnelle, ou bien acceptent la mutation par contrainte et réalisme. Les salariés
licenciés se positionnent davantage dans un registre de protection de la sphère domestique et
semblent engager en 2000, ou bien une démarche constructive de reconversion
professionnelle, ou bien une démarche de recherche d’emploi plus fataliste et plus limitée par
222
leurs ressources sociales et économiques. Enfin, l’analyse des entretiens des salariés optant
pour une mutation probatoire révèle un rapport tendu entre le pari professionnel sur la stabilité
de l’emploi à Sens et les oppositions familiales à la migration définitive.
Des facteurs d’ordre socioprofessionnel se combinent aux dimensions familiales et
résidentielles et orientent le salarié dans ces choix. Ces résultats permettent d’alimenter
l’hypothèse centrale selon laquelle la famille peut influencer et donner sens à des choix
d’ordre résidentiels, spatiaux et économiques. Les contraintes professionnelles n’exercent pas
un effet mécanique sur la mobilité alors que les stratégies résidentielles et familiales semblent
pouvoir modifier le rapport à l’emploi. Ces décisions dévoilent donc le rôle ambivalent de la
famille (enfants, conjoints, voire parents proches), à la fois raison du refus de partir et
ressource mobilisable pour rester. Mais l’individualisme peut aussi être une ressource : on a
souligné comment la recherche d’autonomie des individus vis-à-vis de leur réseau de parenté
pouvait permettre (et se matérialiser par) une prise de distance géographique et l’acceptation
de la mutation à Sens.
Les routines et expériences de déplacement et de déménagement créent des dispositions
à la mobilité ou à la non mobilité, en favorisant l’intériorisation de pratiques et de
représentations spatiales, en fixant des modes de vie et des sociabilités dans un espace local.
Mais loin de promouvoir l’hypothèse d’un déterminisme des trajectoires résidentielles et
familiales sur les décisions de mobilité pour l’emploi, nous cherchons davantage à avancer
l’idée que ces trajectoires favorisent des types d’adaptations, et non de simples oppositions ou
accords de principe, qu’elles permettent d’inventer de nouvelles compétences notamment en
matière de mobilité. Les trajectoires ou les héritages culturels et familiaux sont donc bien une
« condition de l’expérience et non une cause des comportements » (Terrail, 1990, p. 192).
L’analyse de la seconde vague d’enquête devra permettre de préciser l’étendue des
(ré)aménagements des configurations résidentielles et des relations affectives suite à la
migration.
223
CHAPITRE 8
–
MIGRATIONS DEFINITIVES ET
MIGRATIONS TEMPORAIRES : L’INVENTION DE
CONFIGURATIONS RESIDENTIELLES NOUVELLES
« Et l’attache rurale commandera chez lui la
dialectique complexe de la mutation et de la
migration. Mutation professionnelle sans migration
résidentielle, migration résidentielle provisoire ;
itinéraire professionnel finalisé sur le rapprochement
du village ; l’ouvrier rural cherche à comptabiliser,
sinon cumuler, les avantages de l’emploi et du
salaire urbains avec ceux de la résidence rurale. »
Michel Verret, 1979, L’Espace ouvrier, Paris, Armand
Colin, p. 95.
« C’est la nouvelle vie paraît-il que de vivre
célibataire géographique » (Réponse d’un salarié
muté à la question n° 20 du questionnaire postal).
Un an après les premières mutations, le rapport à l’emploi et le système résidentiel des
salariés mutés se reconfigurent. Certes l’emploi a motivé le changement du lieu de résidence,
mais les membres du ménage ou les liens noués sur un lieu de résidence peuvent agir sur les
manières de vivre cette mutation professionnelle. On ne peut donc pas considérer les
personnes isolément sur la seule scène professionnelle pour comprendre l’évolution de leur
migration. Il s’agit de prendre en considération des individus aux identités et aux sphères
d’action plurielles (Lahire, 1998). Les aménagements professionnels, résidentiels et familiaux
que nous allons étudier reposent en fait sur la manière dont vont s’articuler intégration
professionnelle et intégration domestique. Dès lors, nous discuterons de l’hypothèse n°3 (cf.
chapitre 3) selon laquelle les contraintes de délocalisation engageraient une tension entre des
sphères d’affiliation professionnelle, résidentielle et familiale jusqu’alors géographiquement
proches.
Un des facteurs d’ajustement de ces tensions que nous allons analyser en filigrane de ce
chapitre est l’ensemble des déplacements des salariés. Si les migrations ne sont plus
aujourd’hui synonymes de rupture au sens où elles n’impliquent pas nécessairement un
changement définitif du lieu de résidence, c’est par l’existence de phénomènes de multi224
résidence et par la multiplication des formes de circulations facilitées par l’automobile et les
infrastructures routières. Un des modes d’adaptation des migrations professionnelles au projet
familial peut donc être l’ « automobilité » (Dupuy, 2000) en ce qu’elle permet de créer de la
co-présence nécessaire aux relations sociales (Urry, 2001), voire d’organiser une vie entre
deux territoires. Ainsi, ces « “automobilités” ne sont pas tant marquées par l’individualisme
que par l’existence de ces liens » (Dupuy, 2000, p. 49).
Il s’agit, dans ce chapitre 8, d’analyser la mise en œuvre de cette mutation
professionnelle. Le déménagement à Sens implique-t-il nécessairement un déracinement, une
rupture dans les relations familiales ? Comment évolue le rapport à l’emploi selon les formes
de migration ? La mutation des salariés, quelle soit définitive ou pour une période d’essai, met
en jeu de nouvelles conditions de travail et éventuellement de nouvelles formes d’intégration
professionnelle. Après avoir analysé la perception du travail à Sens ainsi que les raisons
avancées par les salariés en période probatoire pour justifier leurs choix définitifs de mutation
ou de licenciement (1), nous pourrons approfondir l’évolution du rapport à l’emploi des
salariés mutés en nous interrogeant sur les aménagements résidentiels et les mobilités qui
permettent d’organiser les relations avec l’entourage resté sur place (2).
1. Le rapport au travail dans la nouvelle usine
Il ne s’agit pas ici d’analyser les conditions de travail en elles-mêmes, mais d’utiliser
cette dimension pour comprendre quelles en ont été les conséquences sur le rapport au travail
et sur la pérennité de la migration des salariés. Qu’est-ce que les salariés attendent d’un travail
pour lequel ils ont migré ? Nous analyserons, tout d’abord, la perception qu’ont les ouvriers et
techniciens de l’organisation de leur travail et de leur position au sein de la nouvelle usine
(1.1). Ensuite, nous étudierons précisément les décisions finales des salariés venus à Sens
pour une mutation à l’essai du point de vue de leur insertion dans la nouvelle usine et des
manières de vivre et d’organiser cette délocalisation (1.2).
225
1.1. Organisation et vécu de la mutation professionnelle
L’intégration professionnelle « assurée » ou « laborieuse » (Paugam, 2000)179 dont
jouissaient les salariés avant la fermeture-délocalisation de l’usine de câbles a permis la
construction d’identités professionnelles fortes notamment pour les ouvriers devenus
progressivement techniciens ou responsables d’atelier. Aussi, les nouvelles conditions de
travail vont générer chez certains un sentiment d’insatisfaction (1.1.1) et des tensions entre
salariés (1.1.2) suscités par la crainte de perdre sa position dans l’usine et l’intérêt pour son
travail.
1.1.1.
L’adaptation à la (dés)organisation du travail
Les premières impressions des salariés mutés sur leur nouveau lieu de travail sont plutôt
négatives. L’accueil des nouveaux arrivants sur le site de Sens n’a pas toujours été à la
hauteur de leurs attentes, ou bien a confirmé leurs anticipations négatives. L’attitude de
l’encadrement dans les premiers jours a pu ainsi être interprétée comme méprisante :
« En plus on a été très mal accueillis, c’est vrai (…). On a dit, on va se présenter à notre
chef, c’était la logique même. Il nous a dit bonjour et : “J’peux pas vous recevoir je suis
occupé, bon promenez vous, faites ce que vous voulez ”… Déjà là, ça fait un peu
bizarre. Vous vous dites : “J’suis arrivée où ?” Bon pendant trois jours, il m’a fait
poireauter. » (Sylvie, E. n°47)
L’accompagnement de la mutation n’a pas su gommer l’impression de déracinement.
Les salariés vivent un certain isolement lorsqu’ils sont partis seuls, sans leurs familles,
notamment ceux ayant accepté une mutation à l’essai. Alors que l’entreprise devient le
principal, voire l’unique lieu d’activité et de sociabilité locale, elle peine à remplir sa fonction
d’intégration :
« (…) On a récupéré le R.H. de Laon qui gère trois usines donc il n'est pas possible de
le voir. On a l'impression qu'il fait tout pour ne pas nous voir. Nous, on le ressent
comme ça parce que on a été quand même déraciné. On est à deux cents kilomètres sans
la famille, sans tout. On n’a rien fait. » (Daniel, E. n°21)
L’espace de travail mobilise également l’attention. Les Laonnois ont majoritairement
été mutés dans l’ancienne usine de Paron près de Sens où la vétusté, la faible luminosité et la
saleté des bâtiments rendent la réalisation des tâches plus difficile et grèvent la satisfaction au
179
« Le type idéal [de l’intégration professionnelle assurée] serait constitué par une satisfaction dans le travail et
une certaine stabilité de l'emploi. En prenant en compte les déviations par rapport à ces deux critères, on peut
définir une précarité de l'intégration professionnelle qui ne serait pas uniquement la précarité du travail ou de
l'emploi. L'intégration incertaine mêlerait, selon cette approche, la satisfaction dans le travail et l'instabilité de
l'emploi ; l'intégration laborieuse serait composée d'insatisfaction dans le travail et de stabilité de l'emploi ;
l'intégration disqualifiante lorsque l'insatisfaction est corrélée avec l'instabilité de l'emploi. » (Paugam, 2001, p. 3).
226
travail des salariés. Sur le site de Laon, l’exigence de propreté et de rangement reflétait, à
leurs yeux, l’efficacité et la sécurité du travail. De plus, à Paron la disposition des bureaux des
responsables d’ateliers, sur une mezzanine au dessus des ateliers, accentue l’impression de
domination des techniciens et des responsables de production sur les ouvriers.
Au-delà des premières impressions, c’est l’organisation même du travail au sein de
nouvelles équipes qui pose problème. Le transfert des sites de Laon et de Saint-Maurice à
Sens a demandé le déménagement, en neuf mois durant l’année 2000, de près de deux cent
vingt-trois machines dont cent quinze provenant de Laon (Blanck, 2001). Les retards dans
l’organisation du transfert, du remontage des machines et dans la reprise de l’activité de
production ont créé une période de flottement et de démobilisation. Certains salariés se voient
proposer des formations pendant plusieurs semaines, afin de combler l’attente de la reprise de
l’activité. Un autre salarié, dont la conjointe et les enfants ont déménagé avec lui, doit revenir
travailler dans l’ancienne usine de Laon, sur une machine qui n’a pas encore pu être
transférée. Cette situation inverse et contradictoire à la logique de la mutation, exacerbe
l’impression de ce salarié d’être déplacé à la guise de l’entreprise et non de maîtriser sa
mobilité.
L’embauche de nombreux intérimaires ou débutants pour occuper les postes de travail
libérés par le licenciement des deux-tiers des salariés de Laon a créé un déséquilibre dans
certains ateliers et contribué à la désorganisation de l’activité de production. L’inexpérience
des jeunes ouvriers alimente le sentiment d’inefficacité et la surcharge de travail. Certains
salariés voient alors leur motivation au travail diminuer. Un ensemble de phrases traduit
l’écart entre la position professionnelle initiale et l’image que les salariés se font de leur
nouvelle usine : « On est retombés quinze ans en arrière » (François, n°17) ; « J’ai eu
l’impression de régresser de vingt ans en arrière » (Thierry, n°41). La récurrence de ces
énoncés dans les entretiens nous permet de les comprendre comme des indicateurs plus
généraux du vécu de la mobilité professionnelle et géographique. Les conditions de cette
mobilité suscitent la crainte d’être exposé à un déclassement.
« Et puis là, revenir au point de départ… alors là ça été, ça été dur à … C’est vrai que moi
j’arrivais pas à comprendre. Et puis, je vous dis c’était une usine... Ah ! j’espère pour eux
qu’il va y avoir une grosse amélioration mais euh… J’comprends même pas qu’on ait fait
venir des gens dans des conditions pareilles. » (Sylvie, E. n°47)
« Disons que là-bas, ils étaient en retard d'au moins dix années. (…) Là-bas c'est la
pagaille complète. Il n'y a eu aucune organisation. Ensuite je vous dis, les personnels
étaient nouveaux et ils n'avaient pas l'air de vouloir... s'investir. » (Alain, E. n°13)
La fermeture-délocalisation de l’usine met en porte-à-faux les salariés : le fait que le site
de l’Aisne n’ait pas été préservé résonne comme une sanction, alors que, dans le même temps,
227
un des objectifs de la fusion des établissements est d’accélérer la modernisation des méthodes
de production des sites de Sens par la venue des salariés de Laon. En transmettant leur savoirfaire, certains salariés craignent pour leur avenir dans l’entreprise. En quelque sorte, ils
attendent que le contrat implicite qu’ils estiment avoir passé avec l’entreprise soit rempli :
s’ils acceptent d’être flexibles, ils réclament en contre-partie une reconnaissance et des
garanties. Or l’attention dont ils avaient pu faire l’objet à Laon retombe et se dilue dans le
nouveau collectif de travail où leur position professionnelle n’est pas encore reconnue. Le
sentiment d’être déracinés et d’accepter une grande flexibilité n’est pas compensé.
La majorité des salariés mutés a donc perçu une dégradation des conditions de travail.
Certains l’interprètent comme le signe d’une inefficacité de la direction ou d’un
désinvestissement des salariés de Sens. Finalement, une majorité des salariés mutés,
définitivement ou en période probatoire, perçoit son intégration professionnelle comme moins
assurée, parce que l’emploi peut sembler moins stable et le travail jugé dans les premiers mois
moins satisfaisant.
1.1.2.
La confrontation d’identités professionnelles et les stratégies de
différenciation
Lors de la première vague d’entretiens, la revendication d’une identité professionnelle
des ouvriers de Laon était déjà perceptible à travers le récit de leurs trajectoires
professionnelles depuis leur premier emploi ; elle se renforce au contact d’autres groupes et
d’autres méthodes de travail. Appartenir à la même entreprise ne signifie pas appartenir à une
même communauté de pratiques professionnelles. L’arrivée des ouvriers de Laon à Sens a
donc engagé un processus d’interaction entre les groupes selon leur appartenance locale. Des
comportements de stigmatisation d’une part et de distinction d’autre part ont suscité certaines
tensions.
Les récits témoignent d’un sentiment de mise à l’écart des salariés mutés par les
“autochtones”. Si l’on change de point de vue, on comprend que la mutation est aussi un
événement pour les salariés de Sens. Lorsqu’ils sont appelés à s’adapter à de nouveaux types
de production et à se fondre dans des méthodes de travail plus poussées, les ouvriers sénonais
ne peuvent ignorer l’importance des salariés de Laon dans l’évolution stratégique et technique
de leur entreprise. L’arrivée des Laonnois, dans un contexte de fermeture et de fusion de
différents sites de production, a donc provoqué une mise en concurrence entre groupes de
salariés, une réaction de mise à l’écart voire, certaines tensions verbales dont rendent compte
les personnes interviewées :
228
« Même si au bout d'un an les gens sont quand même intégrés. Les gens... on a
toujours... un petit air de : “Vous êtes venus ici pour nous prendre nos emplois, notre
travail”. » (Bruno, E. n°15)
« Mais par contre c'est eux qui, au départ, voulaient nous dévaloriser par rapport à ce
que l'on faisait avant parce que on avait fermé. » (Alain, E. n°13)
« J’m’étais dit : “Bon, ben c’est plus Laon, c’est Sens”. Mais eux là-bas ils avaient pas
encore fait la différence, ils nous renvoyaient souvent : “Vos câbles de Laon : c’est d’la
merde”… » (Sylvie, E. n°47)
« Peut-être qu'ils ne nous considèrent pas comme des anciens, peut-être qu'ils nous
considèrent pas dans la même mentalité. » (François, E. n°17).
Dans ce processus de stigmatisation dont se sentent victimes nombre de salariés de
Laon (une ouvrière parlera d’attribution d’étiquettes) ce sont les qualités de savoir-faire ou de
compétence qui leurs sont déniées par les salariés sénonais, celles-là mêmes qui ont construit
leur identité d’ouvrier. En retour, les discours des personnes interviewées se placent sur un
registre de distinction qui semble leur permettre de reconstruire leur identité professionnelle et
de légitimer leur position dans l’usine.
Se différencier, c’est en fait défendre sa place dans l’entreprise, assurer son avenir. Les
interviewés n’ont de cesse de retourner le stigmate qui leur serait attribué, de valoriser leur
expérience et leurs compétences professionnelles. Les salariés de Laon disent avoir, dès le
départ, resserré la cohésion du groupe. L’expérience commune de migration a rapproché les
salariés indépendamment de leur position hiérarchique et de leur qualification. Dans la région
d’origine, les relations familiales, amicales et sociales pouvaient favoriser une indifférence
entre salariés. Après la mutation, les ouvriers, techniciens ou responsables d’atelier cherchent
au contraire à casser l’isolement et à provoquer la rencontre.
« Ah, par contre avec les collègues de Laon, ça s'est resserré. C'est même marrant, c'est
même bizarre. Parce que à Laon, ceux qui travaillaient dans les bureaux, les secrétaires
et les gens de la fabrication, c'est pas qu'on s'aimait pas, mais on avait pas grand chose à
faire ensemble. Tandis qu'ici, du fait déjà que tous ceux qui sont en probatoire, ils
dorment tout le monde dans le même hôtel, donc ça crée des liens, et dans l'usine
quelqu'un des bureaux il vient dire bonjour, à Laon jamais il ne l'aurait fait. Donc ça fait
un noyau dur. » (Paul, E. n°18)
« Nos relations se sont même plus... bien, on s'est tous rapprochés, à tous les niveaux qu'on
était alors qu'on ne se parlait pratiquement pas. Il y a des gens à qui je ne parlais pas, que je
ne côtoyais pas. Et là tout le monde se connaît, on se repère de loin. Si quelqu'un de Laon
voit quelqu'un de Laon il va lui dire bonjour, on discute. » (André, E. n°3)
Le regroupement des salariés par type de production est propice à la création d’ateliers
où les salariés mutés sont majoritaires. Dans ce contexte d’incertitude, l’invention d’une
communauté passe par l’expression d’une appartenance à un groupe à part, constitué
localement. Elle contribue à construire une image positive de soi et de son travail, alors que la
229
délocalisation de l’usine risque de disloquer ce groupe ou de le dissoudre. C’est la logique du
métier qui est revendiquée. La distinction porte sur les capacités techniques des salariés mutés
dont les compétences, les exigences de qualité sont fièrement décrites et valorisées : « A Laon
on était trois cents professionnels, ici, on n'est plus que trente professionnels » (Paul, n°18).
Pour décrire cette situation, c’est le nom de la ville qui est utilisé ; tel atelier est « le nouveau
Laon » :
« D'ailleurs il va falloir qu'on arrête de parler de Laon, malheureusement pendant des
années on en parlera encore, mais on dit toujours “Les gens de Laon” et ça reste. »
(Daniel, E. n°21)
La complexité des productions transférées par la fusion des sites permet de se
différencier : « Ils n’ont pas été préparés pour ça, nous c'est beaucoup de diversifiés, des
spéciaux, sur un câble vous avez... c'est des câbles composites. » (Thierry, n°41). D’après
René, le niveau de qualité, l’organisation rodée permettent aux salariés mutés de « trouver une
solution rapide au problème, bricoler, se débrouiller mais au moins on arrive à un résultat »
(René, n°5), alors que des méthodes plus anciennes ont perduré sur le site de Sens.
« On essaye, alors que les gens de l'Yonne, c'est... on a le temps, on verra plus tard. Ils
n'ont pas vécu dans cette obligation de devoir trouver des solutions rapidement . »
(René, E. n°5).
Les discours de ces salariés se rattachent donc à un registre de « lutte de conservation »
(Maroy et Fusulier, 1996). Car garder son rang, c’est défendre la reconnaissance de ses
qualités, de sa qualification, et vouloir l’amélioration des conditions de travail. En ce sens, ces
salariés luttent contre les déclassements qui les menacent.
Enfin, les salariés mobiles revendiquent leur adhésion à des valeurs de solidarité et à des
modes d’action collective. Ils dénoncent les comportements individualistes des salariés de
Sens et la faiblesse des syndicats. Ces derniers sont perçus comme inexistants tandis que les
représentants syndicaux affirmaient visiblement leur action et leur présence à Laon. Alors que
la promotion et la qualification des ouvriers étaient l’objet de négociations collectives à Laon,
la notion de carrière tend à Sens à s’individualiser. Les salariés passent donc d’une
organisation qui ne nécessitait pas de réelle mise en concurrence entre individus à une
organisation où les carrières sont individualisées :
« On a plus le sentiment que les gens évoluent individuellement sur des motivations
personnelles uniquement.(…) L'évolution en fait, y a très peu d'évolution interne...
Maintenant ça peut encore se faire mais il va falloir bagarrer, mais c'est plus un combat
politique mais un combat individuel. » (René, E. n°5).
Ce schéma met fin à la cohésion d’un groupe et à un « esprit plus familial » :
« On ne s'en rendait pas compte d'ailleurs, on croyait que c'était le patron celui qui...
mais là, en fin de compte, on a toujours un patron mais seulement on n'a plus de
230
cohésion dans les groupes. Tout le monde essaye de tirer la couverture à soi... bien
souvent c'est en aplatissant un autre, bon c'est tout... Moi je prends ma décision de pas
rester dans un groupe comme ça, c'est un peu le groupe, à 70 % c'est l'ensemble de
l'usine qui me dégoûte un peu quoi. » (Gérard, E. n°23).
Finalement, ce procès fait d’accusations et de jugements mutuels est similaire à nombre
de rapports sociaux dans un espace commun de travail ou de résidence (Althabe, 1978)180.
Ces discours, s’ils sont les indices de réelles dégradations des conditions de travail et de
l’intégration professionnelle, relèvent également de perceptions rendues négatives par la
difficulté d’une mutation professionnelle imposant une migration. Ils rendent compte des
transformations principales qui touchent le groupe des Laonnois. Ces discours sont partagés
par une majorité de salariés qu’ils soient mutés directement ou passés par une mutation à
l’essai. Il faut toutefois signaler que tous les salariés mutés ne faisaient pas état de l’ensemble
de ces perceptions négatives que nous venons d’analyser. En revanche, ces sentiments de
déceptions et de crainte d’un déclassement sont particulièrement ceux des salariés ayant opté
pour une mutation à l’essai. Certains cherchaient peut-être, dans la situation de l’entretien, à
justifier ou à rendre acceptable, aux yeux d’un interlocuteur extérieur, le refus de leur
mutation à Sens.
1.2. Les choix définitifs des salariés ayant tenté une mutation à
l’essai
Quelles sont les dimensions mobilisées dans les décisions finales des salariés ayant opté
pour une mutation probatoire ?
Lors des entretiens réalisés en 2000, ces salariés oscillaient entre deux attitudes : d’une
part, une démarche de négociation qui présageait l’acceptation définitive de l’emploi à Sens
et, d’autre part, une approche beaucoup plus incertaine qui annonçait davantage l’expression
d’un refus. Les entretiens réalisés en 2001 permettent d’analyser les conditions et les
motivations de cette décision finale. Parmi les trente salariés en période probatoire enquêtés
par entretien ou questionnaire, dix-neuf choisissent après six à neuf mois d’activité
professionnelle à Sens d’être licenciés et de retourner dans leur région d’origine.
180
Au sujet des relations interpersonnelles dans l’espace commun d’immeubles d’une Z.U.P. de la banlieue
nantaise, Gérard Althabe fait une analyse du processus de repli sur la cellule familiale qui fait écho à notre
analyse : « L’accusation a pour but de disqualifier l’autre à occuper la place de juge ; (…) ce faisant le sujet
apparaît occuper cette même place de juge ; il se retrouve donc emprisonné dans une réponse identique à la
sienne, il met alors en jeu sa propre disqualification » (Althabe, 1978, p. 339). Cette citation fait écho aux propos
de Thierry : « Comme je dis, certains disent on a été mal acceptés. Mais c'est comme tout, c'est comme un
voisinage. Si vous restez buté dans votre machine ou entre Laonnois, vous allez avoir l'impression d'être
refoulé. » (Thierry, E. n°41).
231
Les salariés acceptant finalement de rester à Sens s’apparentent dans leurs motivations
et leurs stratégies résidentielles aux salariés mutés : ils seront donc intégrés au point 2 de ce
chapitre. En revanche, ici, nous nous intéresserons plus particulièrement aux salariés ayant
refusé finalement la proposition de mutation à Sens (sept personnes interviewées)181. De quel
rapport tendu entre sphère professionnelle (1.2.1) et sphère domestique (1.2.2) leur décision
est-elle le produit ?
1.2.1.
Les déceptions et les difficultés d’intégration professionnelle
L’évolution du rapport à l’emploi des salariés ayant effectué une période probatoire joue
un rôle dans la pérennité de leur migration. Comme nous l’avons montré précédemment, la
majorité des salariés en période probatoire ont été déçus ou se sont sentis menacés dans leur
position professionnelle au sein de la nouvelle usine. Ouvriers, qualifiés ou non, ayant fait la
quasi totalité de leur carrière dans la même entreprise, ces salariés se vivaient comme porteurs
des valeurs traditionnelles du métier et de la solidarité ouvrière. Ainsi sentent-ils
particulièrement
mise
en
danger
leur
position
professionnelle
dans
l’entreprise.
Progressivement ils se désinvestissent de leur travail et adoptent une posture de retrait avant
tout réactionnelle face à des changements vécus comme une rupture. Ce sentiment
ambivalent, mêlant déception et attachement au travail, est parfaitement résumé par Sylvie qui
a finalement refusé la mutation à l’issue de la période probatoire :
« Donc, c’est vrai que c’est très dur à vivre parce que quand vous, pendant vingt-trois
ans d’entreprise, vous avez progressé avec l’entreprise, parce que même si on est que
des ouvriers, on progresse avec le métier et tout, on évolue on change ses méthodes de
travail, c’est vrai qu’on se remet en question aussi dans notre travail même si c’est
qu’un travail d’ouvrier. Et puis là revenir au point de départ euh… alors là ça a été, ça a
été dur… » (Sylvie, E. n°47).
Si la crainte du chômage a pu motiver l’acceptation d’une mutation à l’essai, elle ne
suffit pas à valider et à pérenniser ce choix. Les salariés souhaitent également préserver un
statut, une position, bref une intégration professionnelle dans un collectif de travail qui est
aujourd’hui ébranlée. Les annonces de rachat de l’entreprise par un autre groupe – qui n’aura
finalement pas lieu – alimentent la crainte d’une nouvelle restructuration :
« Elle va tomber, déjà l’entreprise commence à lâcher les rennes là-bas, ils vendent...
vous y comprenez quelque chose ? Y a Gron qui est à sept kilomètres de Sens, c'était le
motif de ne pas venir à Laon, c'était parce qu'il y avait Gron. Et là, la première usine qui
va être vendue c'est nous. Aux Japonais je crois. Et là, c'est en vente. Mais la nôtre
d'usine franchement elle tourne pas. A Laon franchement, si ils gagnent de l'argent [à
Sens], à Laon on devait gagner de l'or.» (Gérard, E. n°23)
181
Entretiens n°13, 23, 36, 47, 50, 54, 56.
232
Les sociabilités entre salariés de Laon ne comblent pas le manque de relations amicales
ou familiales. Ainsi, certains regrettent l’absence de démarches des salariés de Sens, et surtout
des Laonnois mutés et installés avec leurs familles, envers les salariés installés à l’hôtel.
« C'était leur rôle à eux, vu qu'ils étaient implantés là-bas, de me dire : “Viens boire un
café cet après-midi, j'ai besoin d'un coup de main, je veux déplacer une armoire”. Moi le
premier, en étant à l'hôtel, j'aurais dit : “Tiens je vais servir à quelque chose”, parce que
là vous allez faire quelque chose, vous allez faire un tour en ville, y'a une rue centrale
une rue piétonne, terminé et puis c'est tout y a rien à voir. Y a rien à voir !» (Gérard, E.
n°23)
La direction de l’entreprise proposa à quelques salariés en période probatoire de
prolonger de quatre à six mois supplémentaires cette période d’essai (n°17, n°21, n°23, n°6).
Cette mesure a permis à quelques indécis d’être rassurés par l’évolution positive des
conditions de travail et de préférer la mutation au licenciement (n°17, n°21 et n°6). A
l’inverse, un ouvrier et un responsable de production ont refusé la mutation alors qu’ils
partaient avec l’idée d’accepter de changer de lieu de travail et d’organiser leur migration.
1.2.2.
L’expérience d’une vie familiale à distance
Mais l’échec de ces mutations n’est pas uniquement d’ordre professionnel. Le processus
de décision repose sur une tension permanente entre cette sphère et la sphère domestique.
Un logement temporaire était proposé aux salariés en mutation à l’essai. L’entreprise
payait une chambre d’hôtel ou de gîte cinq nuits par semaine ainsi que les repas du soir pris
au restaurant de l’hôtel182. Cette étape n’est pas sans conséquence. Vivre seul sur le lieu de
l’emploi signifie pour beaucoup vivre toute la semaine dans un contexte de travail. Alors que
personne ne les attend chez eux, qu’il n’y a pas d’activités de loisirs auxquelles se rattacher,
certains salariés préfèrent réaliser des heures supplémentaires requises notamment par les
difficultés d’organisation et de reprise de la production. Le sentiment que le rythme et le
contenu de la vie hors-travail sont entièrement encadrés par l’activité professionnelle domine
les propos des salariés relatant cette expérience :
« C'est vrai que depuis le quatre septembre, usine-hôtel, usine-hôtel, usine-hôtel, tu
n'arrives pas à te libérer en fait de la boutique. T'es toujours dans la boutique, parce que,
quand tu es chez toi, tu as des choses à faire, des occupations. Tu arrives à oublier un
peu la semaine. » (Daniel, E. n°21)
Un déséquilibre dans le couple s’installe alors. La conjointe, restée sur place, supporte
aussi les désagréments de la séparation hebdomadaire et doit être plus disponible pour gérer,
182
Les hôtels étaient de classe deux étoiles et regroupaient généralement les salariés mutés. Le coût de transport
hebdomadaire, du lieu de travail au domicile dans l’Aisne, était également supporté par l’entreprise, par le
remboursement des frais de péage d’autoroute et du carburant. Ce système assurait une véritable mutation
réversible, c’est-à-dire qu’il limitait l’engagement financier et immobilier du salarié.
233
seule, le quotidien des enfants. L’absence du père a pu créer une rupture dans le noyau
familial et faire reposer sur la conjointe la responsabilité de l’éducation des enfants. De plus,
la construction d’une intimité à distance n’est pas évidente pour ces couples :
« Non, je pense qu'à long terme, ça ne peut arriver qu'à une chose, c'est la dissolution du
ménage, je pense. D'un côté ou de l'autre, on a 50 % de chance de se dissocier dans
quatre ou cinq ans. » (Gérard, E. n°23)
Gérard se sent pris dans un dilemme entre son envie de conserver son emploi, sa
déception relative à l’organisation du travail et les difficultés familiales provoquées par une
vie entre deux villes.
« Et puis après il y a le pays et puis l’âge, je pense que c’est bien pour les jeunes, mais
nous, on a tous nos amis, refaire notre vie dans une autre région… On a tout ici [à Laon].
Mes enfants ne sont pas d’accord. Ma femme travaille ici. Les promesses, “Votre femme on
lui retrouvera du travail”, y en a pas eu pour l’instant qui travaillent … à part ceux qui ont
trouvé du travail par eux-mêmes » (Gérard, E. n°23)
Souvent, le renoncement des conjointes à déménager parce que la mutation de leur
propre emploi est trop difficile ou parce que les enfants sont réticents (n°50, n°56) renforce
l’idée qu’il est urgent d’en finir et d’engager une recherche d’emploi à Laon.
En outre, la distance géographique vis-à-vis de l’entourage est parfois difficilement
vécue. Quelques mois après le début de cette mutation provisoire, les relations amicales
commencent à se distendre et perdent leur spontanéité. La maladie d’un proche peut faire
naître un sentiment de culpabilité. Etre absente de cet espace de relations et de solidarités
familiales dans ces moments difficiles est ressenti par Sylvie comme une faute, comme un
manquement à ses devoirs envers ses parents. Il aurait alors fallu trouver une position idéale,
un équilibre entre distance géographique et proximité affective.
« C’est très dur à supporter vous savez... La distance quand vous avez une mère qu’est
malade, qui s'est faite opérer d’un cancer, qui…Vous, vous êtes loin. (...) Vous vous
faites des reproches » (Sylvie, E. n°47)
Finalement, le stress accumulé par l’éloignement de la famille, les allers-retours
hebdomadaires et les tensions au travail rendent nécessaires le choix du licenciement et le
retour dans la région d’origine :
« [je veux] positiver dans l’Aisne et arrêter de galérer dans l’Yonne, c’est tout. (…)
Peut-être que je vais me dire dans six mois que j'ai fait une erreur. Mais l'erreur à l'heure
actuelle c'est il faut que j'arrête à Sens, pour moi... pour tout le monde, pour la famille. »
(Gilles, E. n°36).
« Oui, y'a un moment où il faut la prendre, bonne ou mauvaise. Bonne d'un côté, je rejoins
ma famille, et mauvaise, c'est parce qu'on n'a plus de salaire. » (Gérard, E. n°23)
234
En revanche, les motivations des salariés qui acceptent la mutation définitivement sont
avant tout d’ordre professionnel. Autrement dit, leurs contre-motivations domestiques ne
l’emportent pas sur leur décision. Comme nous l’avons déjà signalé, la crainte du chômage,
des possibilités d’évolution professionnelle et un intérêt pour le travail réalisé contribuent à
faciliter cette mutation. Leur justification du choix de mutation-migration rejoint celle des
salariés mutés d’emblée. Beaucoup sont portés par un dynamisme professionnel qui dépasse
leurs réticences. Le processus d’intégration dans la nouvelle usine est donc largement
construit sur le sentiment d’être ou non dans une position professionnelle valorisée propice à
la poursuite de la carrière. La question de la mutation d’un point de vue professionnel repose
donc davantage, dans les discours, sur les circonstances qui permettent de trouver de la
satisfaction dans son travail.
2. Les migrants : l’articulation entre logiques professionnelles
et logiques résidentielles
Un an après l’installation à Sens, la seconde vague d’entretiens permet d’appréhender,
avec le recul nécessaire, l’ensemble des stratégies familiales et résidentielles liées à la
délocalisation du lieu de travail. En effet, il est remarquable d’observer que les salariés ayant
accepté la mutation d’emblée ou après une période d’essai n’envisagent pas tous la migration
de la même façon.
Les configurations résidentielles des ménages ont subi des transformations majeures en
termes de statut d’occupation dans l’Yonne, de nombre de logements habités par le salarié ou
le ménage, de séparation de la famille durant la semaine ou encore de déplacements réalisés
vers la région d’origine et l’entourage resté sur place. Tous ces éléments nous permettent de
révéler deux grands types de logiques migratoires : une logique de migration définitive
développée par les ménages n’occupant qu’un seul logement et une logique de migration
temporaire dans laquelle s’inscrivent les ménages ou les salariés en situation de double
résidence et dont l’intégration à Sens restera a priori temporaire ou n’impliquera pas toute la
famille (45 % des quarante-deux salariés enquêtés). En effet, sur les quarante-deux salariés
mutés interrogés (par entretiens ou questionnaire postal), près de la moitié, soit dix-neuf
personnes, a opté pour une double résidence (cf. Tableau 17). Par ailleurs, vingt-cinq
235
personnes sur quarante-deux sont accédantes à la propriété ou propriétaires, alors qu’ils
n’étaient que vingt-deux à avoir ces statuts avant la mutation183.
Tableau 17 - Modalités de la migration suite à l’acceptation de la mutation
professionnelle
Migration
« définitive »
Migration
« temporaire »
Nombre de logements
du ménage
Configurations familiales
Mono résidence
(Yonne)
23 salariés mutés
Migration en famille,
ou seul si célibataire
Double résidence
(Aisne et Yonne)
Migration en famille,
ou seul si célibataire
(10 cas )
19 salariés mutés en migration
« temporaire »
Migration sans la conjointe
ou les enfants
(9 cas)
Source : enquête par entretiens et questionnaires sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa
délocalisation à Sens (Yonne).
Champ de 42 salariés mutés sur les 154 salariés enquêtés.
Nous employons le terme de “double résidence” pour désigner le dédoublement du lieu
de vie du salarié et éventuellement de sa famille entre une sorte de résidence de fonction,
prolongement de l’emploi dans l’Yonne, et le logement familial dans l’Aisne. Le terme de
double résidence, de bi-résidence ou de « résidences alternantes » (Perrot, 1998) sont
habituellement employés pour qualifier les modes d’habiter des personnes ayant une résidence
dite secondaire184. Ici, si le dédoublement de la résidence n’est pas choisi mais lié à une
contrainte professionnelle, les questions d’identification ou d’appartenance vont se poser à
l’instar de ce qui se passe pour les autres types de bi-résidents (Bonnin et de Villanova, 2003).
Ces configurations résidentielles sont en fait le résultat de logiques professionnelles et
migratoires différenciées. Il s’agit donc ici de saisir comment évolue le rapport à l’emploi et à
183
Les 12 197 euros (soit 80 000 francs) d’aide à l’accession à la propriété octroyés par le plan social aux
salariés mutés créent une véritable opportunité. D’après notre enquête, sur quarante-deux salariés mutés, vingtcinq sont accédants ou propriétaires de leur logement sur le lieu de mutation. Huit d’entre eux ont accédé à la
propriété pour la première fois à cette occasion, vingt-deux ont effectué une deuxième accession. Neuf sont à
présent propriétaires ou accédants de deux logements.
184
De manière générale, d’après l’Enquête Logement 1996, 2,2% des personnes vivent régulièrement dans un
autre logement que leur résidence principale. Toutefois « un événement ou un état peut être très marginal à un
instant donné mais concerner cependant de nombreux individus au cours de leur vie. (…) Le plus gros
contingent provient de ceux qui logent aussi en collectivité (577 000), suivi de ceux qui sont aussi hébergés chez
quelqu’un (376 000) ; ceux qui se déplacent pour leur travail (153 000) ou qui vivent aussi en résidence
occasionnelle sont moins nombreux (147 000). » (Bessière et Lafferrère, 2002, p. 1).
236
la sphère domestique selon ces deux types de migration : alors que la migration est vécue
comme définitive lorsqu’elle est associée à une stratégie de carrière professionnelle (2.1),
certains salariés organisent une migration plus temporaire et aménagée pour satisfaire à la fois
l’intégration professionnelle et l’intégration familiale (2.2).
2.1. La logique de migration “ définitive” et l’autonomie familiale
La contrainte de la migration imposée par l’emploi peut être adaptée et intégrée au
projet familial (Bertaux-Wiame, 1987). Les vingt-trois salariés dont la migration apparaît
comme définitive185 ont déménagé avec leur conjoint et leurs enfants, à moins qu’ils n’aient
vécu seuls, au moment du plan social (quatre personnes interviewées sont dans ce cas). La
migration constitue ici une voie de promotion sociale, une nouvelle étape dans le parcours
professionnel (2.1.1) et résidentiel (2.1.2). Elle est associée à un nouveau mode de
fonctionnement des relations familiales et à de nouvelles mobilités qui traduisent un processus
d’autonomisation (2.1.3).
2.1.1.
Le rapport à l’emploi : poursuivre la carrière
D’un point de vue professionnel, ces salariés acceptent la mutation afin de préserver la
continuité de leur carrière et d’éviter d’être au chômage, de subir une diminution de salaire ou
un déclassement. Comme on l’a vu, la mutation est d’autant plus valorisée qu’elle concrétise
une ambition professionnelle et un investissement dans la vie de l’entreprise. Ce registre
concerne des ouvriers en majorité plus qualifiés ou des techniciens ayant un niveau d’étude
plus élevé que la moyenne des personnes rencontrées. Leur expérience professionnelle leur a
permis de gravir quelques échelons et de prendre de l’assurance dans une entreprise dont ils
maîtrisent parfaitement les règles de fonctionnement. Une majorité de ces salariés a été mutée
d’emblée (n°43, n°58, n°42, n°18, n°3), ou à l’issue d’une période probatoire (n°21, n°26). Ils
lisent rétrospectivement leur trajectoire dans l’entreprise en terme de progression,
d’autonomie et de compétences qu’ils ont souhaité acquérir.
« - Quand j'ai démarré en 1972, j'étais en bas de l'échelon. Aujourd'hui il m’est très
difficile de tout recommencer à zéro. Parce que j'ai trouvé un truc ici [un emploi, dans
l’Aisne] mais c'était la base, la base.
Enq. : Vous aviez trouvé quelque chose ?
- Oui mais un truc raz les pâquerettes, rien du tout, c'était une opportunité. Mais ça m'est
difficile aujourd'hui, aussi bien au niveau argent, salaire, que l'emploi par lui-même.
Quand vous avez travaillé depuis l'origine en grimpant l'échelon, c'est difficile de
recommencer à la base. » (Daniel, E. n°21)
185
Parmi ces vingt-trois personnes enquêtées, huit ont été interviewées : E. n° 1, 3, 5, 17, 18, 42, 43, 58.
237
Malgré les difficultés du début, la mutation est définie positivement. Certains ont
bénéficié d’une augmentation de salaire ou d’une promotion inattendue et sont passés d’un
poste d’opérateur qualifié à celui de technicien. Ces salariés sont alors en phase avec le
modèle d’employé valorisé par la direction. Les autres se sentent dans une position favorable
dans l’espace social de la nouvelle usine. Leurs discours mettent l’accent sur leur autonomie
et leurs compétences en tant que formateurs par exemple.
« Moi je dis que c'est une opportunité parce que si on était restés dans l'Aisne, ben moi
je continuerai à travailler à Laon. La promotion à Laon, c'est même pas la peine d'y
penser, y en a jamais eu. Les gens en place, ils étaient assez jeunes, donc mon plan de
carrière était tout tracé. Ma femme aurait gardé son emploi, donc on aurait eu une vie
tranquille je dirais, même monotone. Alors que là ça a mis un peu de piment, une remise
en question... de prendre un nouveau départ. » (Paul, E. n°18)
La mutation n’est pas perçue comme une menace pour leur identité professionnelle.
Cette sensibilité positive oriente la tonalité générale de ces entretiens vers le registre de
l’investissement au travail. Par exemple, les salariés acceptant la mutation suite à une période
probatoire s’investissent bien au-delà des exigences contractuelles de leur emploi. Certains
techniciens font jusqu’à dix heures supplémentaires de travail par semaine, bien qu’elles ne
soient pas imposées par l’employeur, mais suscitées par les difficultés de remise en route de
l’usine :
« (…) Pour l'instant, j’ai vécu à l'usine. Au lieu d'être à l'hôtel à tourner en rond, je
travaille plus. Je fais 5 heures-19 heures ! je vais dire que j'ai aidé l’entreprise, pour
l'instant je vais dire que je les aide. Donc c'est comme ça, ça ne se discute même pas,
c'est là-dedans [il montre sa tête]. » (Daniel, E. n°21).
En s’investissant dans leur travail, certains salariés tentent ainsi d’assurer la stabilité de
leur emploi et de valoriser leur qualification et leur compétence. Mais s’ils font un pari sur la
stabilité de leur emploi, ils prennent également du recul par rapport à leur engagement et leur
investissement dans l’entreprise. Ils ne se reposent plus sur une relation exclusive avec
l’entreprise, avec « leur usine », et envisagent d’autres emplois, d’autres sociétés :
« Mais à un moment donné, on n'a plus de compte à rendre dans l'entreprise et on peut
partir, on est quitte. J'estime qu'en ayant accepté le transfert, on leur a rendu service.
Eux nous ont... dédommagés de ce service. On est quitte. (...) Moi je pense qu'il y a
encore deux ou trois années où je peux encore réorienter ma vie professionnelle. Après
il sera trop tard. Et après il faudra qu'il dure encore vingt ans donc il ne faut pas se
planter dans le choix... Ça peut aussi déboucher vers le tertiaire, si on cherche la
stabilité, c'est par-là qu'il faut aller. » (René, E. n°5)
Ces salariés s’inscrivent dans un modèle de carrière, initié dans les années 1980, dans
lequel l’évolution ne se fait pas dans un métier mais dans l’ensemble de l’entreprise (Dubar,
1998). Les salariés doivent être polyvalents, travailler en équipe, résoudre des problèmes par
238
comparaison et expérience et « doivent “franchir les frontières de leur poste” et celle de leur
organisation » (Bagla-Gökalp, 1998, p. 103). Ce modèle prône l’engagement personnel du
salarié qui doit, lui, assurer la progression de sa carrière dans l’entreprise, et, à défaut, la
flexibilité professionnelle et géographique.
2.1.2.
Les stratégies résidentielles : tirer bénéfice de la mutation
Les ménages qui en ont la possibilité vont acheter un logement sur place : quinze
personnes sur vingt-trois le font et seuls huit salariés mutés “définitivement” louent un
logement dans le parc HLM de la ville186.
La mutation est l’occasion, l’opportunité diront certains, de concrétiser un projet latent
d’accession à la propriété. Les aides prévues par le plan social de 12 197 euros (soit 80 000
francs) viennent augmenter l’apport initial et permettent d’accéder à un crédit à taux faible. La
recherche est par ailleurs facilitée grâce à l’intervention d’un cabinet spécialisé dans le
logement des salariés mobiles. Ces aides financières ont eu un effet de levier évident sur des
familles, souvent plus jeunes que la moyenne (moins de quarante ans), sensibles à l’argument
de la propriété. Cette accession constitue une étape valorisée, un premier pas dans un parcours
résidentiel ascendant.
« - Dans l'Aisne, c'était différent parce que... on devait avoir une donation. Donc on
aurait dû avoir une maison avec des travaux à faire.
Enq. : Une maison de votre famille ?
- Voilà, mais c'est tombé à l'eau du fait que on est partis. Donc on avait le projet d'avoir
une maison à nous... une maison de mes parents. Donc c'était une situation différente,
mais de toute façon, même si il n'y avait pas eu ça, c'était le projet d'avoir une maison,
parce que en location on peut rien faire, non, et puis on paye pour rien c'est jamais à
nous. » (Paul, E. n°18)
Au regard de la trajectoire résidentielle de Véronique (n°58), l’offre est une chance.
Comme nous l’avons déjà vu, un certain nombre d’événements (séparations, divorce) l’ont
conduite à connaître plusieurs fois une même position résidentielle (deux accessions à la
propriété) et à ne pas suivre un cheminement résidentiel ascendant (plusieurs passages par un
logement HLM et par la location en secteur libre) :
« Ben, je préfère la maison quand même. Vous savez quand on était enfant, on a
toujours vécu en maison, on savait pas ce que c'était l'HLM. Je me suis retrouvée en
HLM à mon divorce. Bon c'était dur parce que j'avais toujours connu que des maisons.
Donc... avec des cours, voilà, de l'espace... c'était un peu dur mais c'était la situation qui
voulait ça, mais c'est vrai que dès que j'ai eu l'occasion de retourner en maison je l'ai
186
Nous n’avons pas rencontré de personnes dans cette dernière situation lors des entretiens.
239
fait, après je suis retournée en appartement pour raison de santé parce que j'étais très
fatiguée... » (Véronique, E. n°58)
Le discours de valorisation du déménagement passe par la qualification du cadre de vie
recherché. Celui-ci doit remplir certaines conditions liées, d’une part, aux particularités
horaires de l’activité professionnelle et, d’autre part, aux représentations négatives que se font
ces ouvriers d’une vie urbaine dans un habitat collectif. Leur travail en trois-huit impose des
plages horaires de sommeil particulières187. Un environnement calme ou isolé est donc
particulièrement souhaité.
« Oui parce que je suis... en tant que fabricant, on sait que l'essentiel du travail se fait en
équipe, donc une maison en ville ne convient pas parce qu'avec les horaires décalés c'est
pas pratique, on a besoin de dormir le jour, de rentrer, sortir à n'importe quelle heure,
donc quelque chose de bien isolé. » (René, E. n°5)
A l’image des discours tenus lors de la première vague d’entretiens (cf. chapitre 6), le
rejet de l’habitat collectif glisse parfois vers un rejet de l’urbain au bénéfice de la campagne et
des petites villes périphériques de l’agglomération. L’habitat collectif est souvent assimilé aux
logements du parc social, aux espaces publics et aux immeubles dégradés que les salariés ont
pu connaître au cours de leurs parcours. Le marché immobilier local, plus tendu et coûteux
que celui de Laon, a aussi fortement orienté les choix. Souvent, l’achat d’un logement à
rénover permettra aux salariés de trouver une maison accessible à leur niveau de revenus. Les
logements choisis se situent donc tous dans les bourgs situés entre Sens et Joigny (jusqu’à
trente kilomètres de Sens), à l’exception d’une maison dans un village à cinquante kilomètres
à l’Est de la région.
Au fil des discours, on comprend que le système de valeurs qui sous-tend cette
démarche d’accession fait écho aux flexibilités imposées par l’emploi. Les salariés mobiles
semblent faire le raisonnement suivant : si l’on ne peut pas maîtriser la localisation de son
emploi et de son lieu de vie, il faut pouvoir préserver le niveau de confort et le capital de la
famille. Ils favorisent donc, dans un premier temps, une logique patrimoniale
d’investissement dans le logement, lequel n’est plus considéré comme un point d’ancrage
définitif, mais bien, à l’image de l’instabilité de l’emploi, comme une étape. Il doit permettre
un confort et un usage immédiat tout en ayant la possibilité d’être valorisé en cas de revente.
« Surtout que l'aide courrait pendant deux ans parce que ceux qui sont en location,
l’entreprise les aide pendant deux ans, comme ceux qui sont propriétaires, mais au bout des
deux ans, ils paieront leur loyer. Tandis que nous, on est propriétaire. » (Paul, E. n°18)
187
Lorsque le poste de travail est occupé la nuit jusque cinq ou six heures du matin, ou très tôt le matin à partir
de cinq heures, la période de sommeil doit pouvoir être assurée durant une partie de la journée (jusque 13 heures
ou 14 heures) ou très tôt dans la soirée.
240
« Mais l'investissement c'est un rapport entre le prix de la maison, la valeur qu'elle a, la
valeur qu'elle aura dans dix ans et la distance par rapport au lieu de travail.(…) Alors j'ai
essayé de sentir aussi cet aspect là, de savoir qu'on peut acheter une maison mais si on
se trouve à côté d'une zone qui peut devenir à côté d'une zone industrielle, c'est pas
forcément un bon calcul. » (René, E. n°5)
Dans ce rapport à la propriété du logement, la mobilité résidentielle a sa place. C’est
donc moins l’objectif d’une transmission aux enfants que le souhait d’accumuler une épargne
et de disposer d’une souplesse permettant l’adaptation du logement à la taille de la famille, au
lieu ou au type d’emploi qui prévaut.
« (...) C'est pas sûr qu'on reste tout le temps là. Je ne me vois pas finir mes jours...
peut-être par rapport à la grandeur, on se dit que un jour ou l'autre… au niveau ménage
et tout ça, y a de l'entretien quand même. Et quand il n'y aura plus les enfants, je ne vois
pas pourquoi on garderait cette maison. On fera comme les anciens propriétaires, on
prendra une maison à côté, plus petite, c'est ce qu'ils ont fait.
Enq. : C'était leur maison de famille ?
- Oui... C'est un capital, pour moi c'est un capital, c'est de l'argent qu'on met de côté.
Voilà. » (André, E. n°3)
Les conditions de vie de la famille apparaissent comme primordiales dans la
valorisation d’une mobilité géographique suscitée par l’emploi :
« Ici, finalement, je suis bien ici. Si dans cinq ans on me disait : “Il faut repartir”, je
dirai “non attention”... C'est pas ce que je souhaite parce qu'il faut penser à tout, y a la
famille, les enfants ça grandit, y a les études, c'est une année qui peut être un peu
perturbante. Mais c'est... se retrouver dans les mêmes conditions ailleurs, pourquoi
pas ? » (Alexandre, E. n°42).
2.1.3.
L’aménagement des relations familiales : le principe d’autonomie
Les familles et salariés positionnés dans une migration définitive semblent, plus que les
autres, envisager la migration en rupture avec leurs habitudes et repères précédents. Ils
s’engagent dans une véritable démarche d’intégration dans la nouvelle région.
L’appropriation, souvent très rapide, de l’idée de la migration est facilitée par le type de
rapport au territoire et de relations avec le réseau de parenté.
En effet, ces ménages ont parfois connu plus de déménagements que la moyenne et,
contrairement à l’ensemble des salariés enquêtés, ont plus rarement l’Aisne et le territoire de
Laon pour seul point d’ancrage familial. Certains n’ont même aucune personne de leur famille
et belle-famille dans l’Aisne. Ceux-ci ont pu s’établir dans d’autres départements : dans le
Nord-Est de la France ou dans le Bassin parisien, voire partout en France.
De plus, la distance géographique qui sépare les couples de leurs familles respectives
n’est pas sans signifier une prise de distance volontaire. Dès la première vague d’entretien, en
2000 (cf. chapitre 6), ces familles exprimaient leur faible attachement à la région de Laon.
241
Pour certains, le rapport affectif plus distancié à la famille (n°42, n°18, n°3, n°1) a
grandement facilité l’acceptation du déménagement. C’est parfois même l’occasion de
s’éloigner d’un entourage dont ils se sentent proches affectivement mais qui tendait à être trop
étouffant (cf. chapitre 7). Les autres salariés mutés ont en commun de se sentir en affinité
avec leurs familles élargies (parents, fratrie) sans ressentir le besoin d’en être proches
géographiquement.
Certains ont pu, à cette occasion, substituer des rencontres épisodiques mais plus
intenses et attendues à des relations quasi quotidiennes. Les visites de “voisinage”
hebdomadaires vers la famille élargie se transforment donc en une mobilité occasionnelle de
longue distance, en moyenne moins d’une fois par mois. Ainsi, Paul, ouvrier devenu
technicien après la mutation à Sens, qui vivait dans le village de ses beaux-parents, à
proximité de la grand-mère de sa femme, semble trouver dans le déménagement l’occasion de
mettre à bonne distance l’entourage familial :
« - Parce que avant, on montait boire le café, on montait tous les jours, tous les deux
jours. C'était une routine quoi, on va boire le café. Que maintenant on va passer un
week-end chez eux, c'est pareil, ils viennent passer un week-end. On change de région.
(…) On téléphone plus souvent. Alors qu'avant on habitait à trois kilomètres pendant six
mois j'avais pas de nouvelles de mon frère. Là, ben il a voulu venir passer un week-end,
il téléphone souvent, il est complètement...
Enq. : Vous préférez organiser vos relations à distance ?
- Oui, en plus on est plus indépendants, ça nous permet... Je vois avec le gamin, ma
mère aurait été là tous les jours, c'est sûr. Tandis que là, quand elle dit, elle vient nous
voir, elle vient nous voir mais c'est son petit-fils qu'elle voit pas souvent donc ça lui
manque. » (Paul, E. n°18)
Mais ces ménages ont également suscité la visite de leurs familles dans leur nouvelle
région. La recherche du logement, le déménagement et l’installation dans une nouvelle
maison, les travaux de rénovation sont autant d’occasions de rencontres et d’aides. En effet, si
la distance est appréciée, ces opportunités de rencontres ne sont pas ignorées et contribuent à
réinventer la nature des nouvelles relations avec les proches.
« - (...) En plus comme ma femme était enceinte, elle était à la maternité. Mon père est
venu me donner un coup de main pour déménager. On est venu, on est revenus là encore
pour installer des meubles, mon père est venu...
Enq. : Il est venu longtemps pour réparer votre toiture ?
- Ben ils sont venus en renfort en plus, mon oncle et mon père ils sont venus pendant
quinze jours, pis en plus c'est pas vieux, c'est du mois d'avril. » (Paul, n°18)
La recherche d’autonomie vis-à-vis du réseau de parenté, largement présente dans les
discours de la première vague d’entretiens, n’a donc pas coupé court aux liens affectifs avec
les proches, du moins à ce stade, près d’un an après le déménagement.
242
La migration se traduit également par une démarche d’intégration dans la région. Les
familles expérimentent de nouvelles activités et mettent en œuvre des mobilités quotidiennes
inédites qui consacrent l’autonomie croissante des membres du ménage. Trois situations
illustrent cette évolution : (i) La migration s’accompagne, par exemple, de la mutation
professionnelle des conjointes ou, pour l’une d’entre elles, d’une reprise d’activité
professionnelle qui avait été interrompue pour élever les enfants. Cela suscite de nouvelles
mobilités quotidiennes effectuées notamment grâce aux transports en commun. (ii)
L’autonomie des déplacements d’adolescents se voit également facilitée par la localisation du
domicile dans l’agglomération et non plus, comme auparavant, en village périurbain (trois
cas). (iii) Pour d’autres, la localisation du logement, éloigné du centre urbain, modifie les
rythmes quotidiens : une conjointe ne rentre plus à la maison pour le déjeuner de midi comme
elle le faisait auparavant parce que le temps et/ou le coût du trajet domicile-travail est trop
élevé.
Dans le chapitre 7, nous avions souligné l’influence de l’autonomisation des individus
vis-à-vis de leur réseau de parenté sur leurs arbitrages résidentiels. Ce principe a
effectivement facilité la prise de distance géographique des salariés dont l’emploi était muté
sans toutefois nuire à la relation avec les proches. Mais on voit ici comment se met en oeuvre
concrètement ce processus, parfois ambigu, d’autonomie et d’entretien des liens familiaux :
d’une part, les choix professionnels et résidentiels contraints par l’entreprise ne sont pas
freinés par le réseau de parenté ou l’attachement à un territoire familial. Au contraire, ils
reposent sur un projet professionnel, un rapport au logement plus mobile autorisé par l’aide
financière de l’entreprise et parfois sur un besoin d’autonomie vis-à-vis de la famille. D’autre
part, les déplacements vers l’espace familial, les visites rendues par les proches entretiennent
des relations affinitaires et révèlent le « besoin de famille » au-delà de la distance des lieux de
résidence.
Le processus de mutation-migration suscité par la délocalisation de l’emploi permet
donc la poursuite de la carrière professionnelle d’une partie des salariés. Il consacre aussi une
recherche d’autonomie, tant des membres de la famille dans leurs activités et déplacements
quotidiens que du ménage dans son ensemble vis-à-vis de son réseau de parenté. Logiques
familiales et professionnelles sont ici convergentes et évoluent de concert.
243
2.2. La logique de migration “temporaire” et les recompositions des
territoires familiaux
Migrer, dans le cas qui nous occupe, ne signifie pas nécessairement quitter définitivement
son cadre de vie d’origine. L’invention d’un dispositif original permet de satisfaire à la fois le
projet familial et les conditions d’emploi. Sur les quarante-deux salariés mutés de l’enquête,
dix-neuf ont opté pour un système de double résidence divisé entre un logement “professionnel”
et un logement “familial” dans la région d’origine188. Une logique de migration que nous
qualifions de “temporaire” se développe alors dans les discours des salariés révélant ainsi leur
souci de ne pas quitter leur maison, leur territoire familial, l’inscription locale et l’« espace
relationnel » (Brun, 1992, p. 16) des enfants ou des conjointes. Ici la mutation professionnelle
est considérée comme temporaire ou de moyen terme et n’entraîne pas une coupure « entre un
espace d’origine et un espace d’insertion » (Ibidem). Cette stratégie permet de lier un rapport à
l’emploi fondé sur la protection (2.2.1) et un rapport à la sphère familiale et résidentielle fondé
sur la stabilité (2.2.2). Dès lors, l’aménagement des relations familiales repose sur l’organisation
de mobilités nouvelles (2.2.3).
2.2.1.
Le rapport à l’emploi : se protéger
La moitié de ces salariés en migration temporaire sont ouvriers, les autres sont
techniciens ou responsables d’atelier. Socialisés dans l’ancien système organisationnel, ils
gardent ce passé pour référence. Les entretiens véhiculent une éthique du métier et valorisent
les comportements de lutte collective.
Ces ouvriers et techniciens ont accepté la mutation en partie par crainte du chômage.
Les contraintes d’âge et les charges familiales imposent l’acceptation résignée de la mobilité.
Les salariés âgés de plus de quarante-cinq ans souhaitent éviter, certes, le risque de chômage,
mais aussi le changement d’emploi et la remise en cause des façons de travailler. De plus, à
quelques années de la retraite, accepter la mutation semble être la solution la moins
dangereuse pour maintenir le niveau de vie familial.
« Donc, c'est vrai que j'aurai peut-être pu envisager autre chose, mais je n'ai pas
vraiment cherché. Je n'ai pas vraiment cherché mais, honnêtement, il faut dire ce qui
est : j'étais bien dans l'entreprise, j'avais des responsabilités, j'étais bien aussi bien avec
les gens avec qui je travaillais que la hiérarchie. C'est vrai que j'ai pas vraiment tout fait
pour... Pour chercher autre chose ici [dans l’Aisne]. » (Bruno, E. n°15)
188
Parmi ces dix-neuf personnes, neuf ont été interviewées : entretiens n° 6, 8, 15, 21, 26, 41, 45, 48, 51.
244
Monique, divorcée en charge de deux enfants, ne peut refuser la mutation de son emploi
alors que le risque de chômage est grand. Ses craintes révèlent, en plus des contingences
économiques, son attachement à l’intégration sociale que permet l’emploi :
« Disons qu'il ne faut quand même pas aller travailler et se dégoûter au travail. Non j'aime
bien mon travail quand même. Ça fait des années que je le fais... une contrainte non, on
peut pas dire. Mais de toutes façons, pour moi, le salaire c'est important, j'ai des enfants,
je suis toute seule depuis 1992, ça a toujours été vachement important. Il fallait un salaire
tous les mois. Je ne voulais pas me retrouver au chômage... » (Monique, E. n°6)
Leur rapport à l’emploi évolue-t-il vers une mobilisation plus forte ou au contraire vers
un désinvestissement progressif ? La leçon tirée de ces évènements pousse les salariés à
adopter une posture plus distanciée par rapport à leur emploi et à leur entreprise. Certains
s’investissent moins dans la sphère professionnelle mais accomplissent le travail nécessaire
pour assurer leur position et ne pas risquer d’être licenciés. Mais tous perçoivent le sens du
changement professionnel imposé par l’entreprise : la sécurité de l’emploi à long terme n’est
plus assurée, l’affaiblissement des solidarités favorise la compétition et les stratégies
individuelles. Dès lors, c’est un principe de réalisme face aux transformations de l’emploi et à
la déconnexion du lieu de travail et du lieu de résidence qui motive la mobilité géographique
de ces salariés.
« (…) Aujourd'hui tu t'aperçois qu'il y a plein de gens qui fonctionnent, qui bougent. La
vie d'avant... je parle comme un vieux, mais la vie d'avant c'est fini, l'usine à côté, tu
rentres à la maison, c'est terminé. Quand je vois le matin, je m'en vais le lundi tu vois
plein de 02 [Aisne] jusqu'à Marne-la-Vallée... » (Daniel, E. n°21)
« Donc vous savez, quatre cents kilomètres par mois, par les temps qui courent... J'ai des
copains qui ont trouvé des CDD, mais c'est du boulot quand même, à Saint-Quentin si vous
faites le compte à la limite ils roulent peut-être plus que moi. » (Thierry, E. n°41).
Certains salariés mutés, qui témoignaient lors des premiers entretiens de leur
implication dans l’entreprise, incorporent à présent une attitude défensive et une stratégie de
carrière indépendante de l’allégeance à une société particulière. Pour ceux, plus jeunes, qui ne
souhaitent pas finir leur carrière dans cette entreprise, le retour dans l’Aisne est parfois
programmé par un projet d’obtention d’un concours de la Fonction Publique (n°43) ou par la
reprise d’activité d’une conjointe inactive :
« Yves : On est prêt à repartir pour dire... Je suis prêt à regagner le SMIC j'en ai rien à
foutre d'être en bas de l'échelle.
Conjointe d’Yves : En repartant avec nos deux petits [salaires], à ce moment là on
travaillerait tous les deux, avec nos deux petits salaires on y arrivera aussi bien que là.
On sera peut-être même mieux à la longue qu'ici. » (Yves et sa conjointe, E. n°45)
245
Cette évolution du rapport au travail et à l’emploi conduit ces salariés à valoriser
d’autres supports d’investissements, notamment la maison familiale et les activités dans la
région d’origine.
2.2.2.
La double résidence : une stratégie résidentielle et familiale
La stratégie de double résidence est le fruit de l’acceptation de la délocalisation du lieu
de travail et de l’aménagement de liens résidentiels permanents avec la région d’origine.
Profitant du remboursement des frais de déplacements hebdomadaires entre Laon et Sens
ainsi que des aides à l’accession à la propriété ou au paiement d’un loyer prévus par le plan
social, certains salariés dédoublent leur lieu de résidence. On constate deux cas de figure :
celui où le salarié muté s’installe seul à Sens et revient chaque fin de semaine (1) et le cas où
toute la famille déménage à Sens et conserve un logement dans l’Aisne (2).
(1) Partir seul
Neuf enquêtés ont déménagé seuls sans leur famille (cf. Tableau 17). Ce sont surtout
des salariés de qualification supérieure (techniciens, responsables d’unités de production,
ouvriers qualifiés) qui, par leur niveau de revenu, ont le plus facilement envisagé ce type de
stratégie et organisé très tôt des mobilités hebdomadaires entre l’emploi et le domicile
familial. Les familles restent alors dans l’Aisne afin de préserver l’activité professionnelle des
conjointes, l’intégration des enfants et les relations avec l’entourage. Une division sexuelle
s’opère entre un lieu de travail éloigné pour l’homme et un espace professionnel et familial
stable pour la femme. La permanence du lieu de vie familial est alors privilégiée au détriment
de la cohabitation du couple :
« - Le choix est familial : ma femme garde son travail et moi je me déplace pour le
travail (…)
Enq. : Qu'est-ce qui était gênant pour vous ?
- Sa famille, l'emploi aussi... enfin. [s’adresse à sa femme] Tu aurais peut-être pu
demander une mutation, elle aurait été acceptée ou non, on aurait peut-être pu. Mais non
la vie familiale, je dirais locale... C'est moi qui migre. » (Daniel, E. n°21).
« Se retrouver là-bas tout seuls, on connaît personne. C'est pas en quatre ans qu'on va se
faire des amis. Moi ma famille est plutôt par ici, ma femme elle en a aussi, et puis elle
en a plus bas. » (Jacques, E. n°8).
Le statut d’occupation de ces salariés partis seuls à Sens se partage entre l’achat et la
location d’un logement. Quatre personnes sur neuf sont dans ce dernier cas de figure. Grâce
aux aides au paiement du loyer (équivalent à 12197 euros soit 80 000 francs sur deux ans), les
familles modestes qui n’étaient pas prêtes à déménager peuvent envisager ce système de
double résidence. Ces salariés recherchent des habitations de petites surface, parfois des
246
studios, pour en minimiser le coût. La localisation de ce logement est importante. Elle doit
permettre d’être proche de l’usine pour réduire le coût du déplacement domicile-travail durant
la semaine, tout en restant à proximité des équipements et services urbains.
Le rapport entre contraintes professionnelles et espace de vie peut être difficile à
assumer financièrement. Monique par exemple, ouvrière divorcée ayant deux enfants à
charge, accepte la mutation au prix d’une organisation familiale compliquée. Alors que sa
période d’essai de la mutation a été prolongée, elle renoncera vraisemblablement à acheter un
studio face à des contraintes financières trop fortes. Aussi nous explique-t-elle que ce système
de double résidence risque de se modifier d’ici une à deux années, lorsque son dernier fils sera
plus autonome et que les aides du plan social concernant le logement seront terminées.
Enfin, cinq salariés choisissent ou prévoient d’acheter un logement. Espérant garder leur
emploi le plus longtemps possible, jusqu’à la retraite éventuellement, ils recherchent une
habitation adaptée à leur situation : des appartements d’une pièce, dans le centre de la ville
proche de l’usine, afin de limiter les déplacements en voiture au cours de la semaine et de
s’assurer de la revente du logement à terme. Ici encore, c’est une logique d’investissement qui
préside, une volonté de tirer profit de la mutation en contre-partie des efforts consentis.
« Non plutôt un achat, investir la somme qu'ils vont nous donner. Si dans deux ans, je
décide de partir pour une raison quelconque, moi j'aurai toujours cette valeur. Parce que
la valeur de l'appartement là-bas, c'est la région parisienne. Sens c'est Paris, le TGV en
une heure. Les prix c'est dingue, même pour un studio. Même en valeur ça fait pas la
moitié ce qu'ils vous donnent, il faut bien aussi investir l'autre partie. Un peu forcé ! »
(Daniel, E. n°21)
Par exemple, pour Jacques, responsable d’une unité de production, la mutation aurait dû
s’accompagner d’une migration de l’ensemble de la famille et de l’achat d’une maison
familiale. Le coût élevé des logements ainsi que les incertitudes professionnelles ont
finalement mis fin à ce projet. Pour l’instant, l’achat du logement de fonction doit permettre la
réalisation ultérieure d’un projet plus important mais toujours dans le département de l’Aisne.
(2) Partir en famille
Dix salariés enquêtés par questionnaire et entretiens ont déménagé à Sens avec leur
conjoint(e) et enfants, ou seuls s’ils sont célibataires, tout en conservant leur maison familiale
dans l’Aisne. Ces familles sont tous propriétaires ou accédants à la propriété de leur résidence
dans l’Aisne (à l’exception d’une personne hébergée par ses parents). Dans cette
configuration, on aurait pu s’attendre à ce que la majorité des familles loue simplement leur
logement à Sens. Or la moitié d’entre elles (cinq cas) ont décidé de réaliser une deuxième
accession à la propriété dans la région.
247
Le déménagement de toute la famille n’est pas envisagé comme une migration
définitive. Au contraire, il est plutôt appréhendé comme une transition vers la retraite ou
jusqu’à ce qu’une nouvelle restructuration vienne mettre un terme définitif au lien avec cette
entreprise. Ces salariés ont perdu confiance en la stabilité de leur emploi. Alors que beaucoup
redoutent une nouvelle restructuration à moyen terme, garder la propriété de son logement
initial devient une “sécurité-logement”, une assurance de pouvoir retourner dans la région
d’origine : « Et si je la revendais, il fallait que je reste là-bas, je ne pouvais plus revenir. »
(Thierry, n°41) ; « C'est une roue de secours la maison. » (Yves, n°45). Comme ils le
laissaient entendre un an plus tôt, ces salariés énoncent leur préférence pour une recherche
d’emploi sur un territoire qu’ils connaissent et qu’ils maîtrisent. Revenir chez soi, c’est aussi
préserver un acquis, un confort familial et l’assurance de pouvoir disposer de l’entraide
familiale en cas de difficultés. Les pratiques de double résidence sont donc étayées par une
stratégie d’assurance qui repose sur les garanties attribuées au statut de propriétaire.
Mais au-delà de cette fonction de filet de sécurité attribuée au logement face aux
incertitudes économiques et professionnelles, les salariés développent l’expression d’un
attachement plus sentimental à leur maison, résultat matériel des efforts financiers et du
travail manuel dont elle a fait l’objet. Nous avions montré dans le chapitre 6 combien la
position résidentielle atteinte était considérée comme un véritable aboutissement d’un projet
domestique qui ne pouvait pas être impunément délocalisé. La quasi totalité des ouvriers
propriétaires ou accédants à la propriété a littéralement construit la valeur de son bien
immobilier par quantité de travaux d’agrandissements, de rénovations ou de finitions réalisées
par eux-même.
Conserver son logement, préférer, en cas d’un éventuel licenciement, la recherche d’un
emploi dans sa région, c’est bien en définitive affirmer un attachement au territoire d’origine.
Conserver un point d’ancrage, c’est s’assurer d’un retour « chez soi ». C’est dans cet objectif
que deux familles louent ou prêtent leur bien dans l’Aisne à un membre de leur famille pour
quelques années. Le coût d’une double résidence est alors réduit et l’entretien des liens avec
le groupe de parenté trouve un nouveau support.
« [Je la prête] à ma sœur, à titre gracieux. Elle s'est installée tout de suite. Elle a pas de
loyer, elle est sous contrat [à la communauté de communes du] Pays de la Serre. Donc
un CES. Elle paye juste les charges.» (Yves, E. n°45)
« Ben j’ai ma belle-sœur qui vient, qui me paye le loyer d’ici. Donc c’est pour ça
qu’elle vient ici, j’ai demandé si elle voulait la maison, elle va me payer le loyer. Moi je
le reverse à ma maison de crédit. Comme ça la maison sera vite payée et on arrivera
toujours euh… ben autrement j’aurais pas pu partir hein. J’aurais pas eu ma belle-sœur,
j’partais pas non plus. De toutes manières fallait que … (...) Oh t’m’anières, si je vois
248
que… j’m’y fais pas… deux ans après même pas je reviens ici hein. Ma belle-sœur, je
l’ai prévenue déjà. Ah oui, si ça va pas, je reprend ma maison aussi vite hein. »
(conjointe de Loïc, E. n°48)
2.2.3.
L’aménagement des ancrages et des liens familiaux : les pratiques de
déplacements
Le maintien de cette inscription résidentielle dans la région d’origine est le signe d’une
appartenance (que l’on souhaite voir perdurer) au groupe de parenté dont nous avons vu qu’il
était relativement concentré dans l’Aisne. En aucun cas, ces salariés et ces familles ne
souhaitent rompre avec leurs repères familiaux et résidentiels. Par exemple, la plupart d’entre
eux disent vouloir passer leurs vacances dans leur maison d’origine. C’est donc par les
différents types de mobilité en direction des espaces familiaux que l’on perçoit cette logique.
(a) Dans le cas où la famille est restée sur place, les retours dans l’Aisne chaque fin de
semaine sont systématiques pour les salariés mutés. Ces derniers expriment d’ailleurs pour la
ville de Sens une certaine indifférence. Leur pratique de l’espace urbain se restreint bien
souvent aux espaces fonctionnels nécessaires à la vie quotidienne (lieux de consommation et
services publics), alors que les activités sportives ou associatives restent réservées aux
Laonnois. Ces salariés isolés recherchent donc avant tout la fonctionnalité du logement,
l’insertion dans un espace urbain dense offrant la proximité des services, des commerces et du
lieu de travail.
Le choix d’une séparation entre les lieux de vie du salarié et ceux de sa famille pèse sur
l’organisation quotidienne. Lorsque le ménage n’a qu’un véhicule, utilisé pour les
déplacements vers Sens, l’autonomie des conjointes et des enfants restés dans l’Aisne est
alors réduite durant la semaine, ce qui concentre une partie des activités d’achats sur le weekend.
En revanche, la prise d’indépendance des enfants de la famille peut être accélérée par
l’absence d’un ou des parents. C’est le cas d’une ouvrière divorcée, ayant deux enfants à
charge, qui fait le choix de la mutation à Sens au prix d’une autonomie prématurée de son
dernier fils encore au lycée. De même, la mutation de Thierry permet à son dernier fils de
vingt-et-un ans de résider seul dans la maison familiale. Pour Thierry, qui vient de divorcer, le
déménagement n’est pas définitif, puisque là-bas, à Sens, il n’a que son emploi mais à Laon il
a toujours ses enfants et ses proches. Il rentre donc toutes les fins de semaine dans la maison
familiale.
249
« J’ai ma fille. Au début elle ne l’a pas trop bien vécue. Toutes les semaines, elle vient, elle
passe par-là. En plus là, elle vient d’avoir son diplôme d’éducatrice, alors demain c’est
Champagne. Alors tout ça, c’est des trucs, il faut que je reste là. » (Thierry, E. n°41)
Divorce et mutation à Sens ont eu pour effet de resserrer ses liens avec ses enfants, sa
mère et ses quatre amis de Laon. En revanche, les rencontres avec le réseau de parenté,
pourtant géographiquement proche de Laon, se font moins fréquentes. Thierry estime être
plus isolé qu’auparavant et ne pas avoir été soutenu au moment du divorce.
« Ici [à Laon] j'ai... trois ou quatre copains, mais moi j'appelle copain un mec qui, si je
suis dans la merde, je lui demande cinq mille francs, ils me les prêteront. J'en ai quatre
ou cinq ici. J'ai des bons copains oui. Dans ces situations, vous voyez vraiment sur qui
vous pouvez compter. La famille... pis c'est normal, vous pouvez pas vous arrêter sur
chaque... non la famille faut pas trop compter dessus. » (Thierry, E. n°41)
La plupart de ces salariés disent toutefois rencontrer moins souvent le reste de leur
réseau de parenté. Ce sont essentiellement les rencontres informelles, insérées dans la vie
quotidienne (aller boire le café, dépanner quelqu’un), qui sont les plus touchées. Une somme
de petits déplacements au sein du territoire familial est donc, de fait, abandonnée faute de
temps.
(b) Lorsque toute la famille déménage (ou le salarié seul s’il est célibataire), les retours
dans la région d’origine sont moins fréquents mais réguliers : hebdomadaires lorsqu’il s’agit
de revoir les enfants indépendants restés sur place, bi-mensuels pour ceux qui rendent visite à
leurs proches et s’occupent de leur maison, une fois par mois ou moins pour les autres. Ces
familles et ces salariés tentent souvent d’organiser la continuité des relations familiales et
locales fondées sur des affinités. Par exemple, les retours à Laon une fois tous les quinze jours
l’hiver ou tous les week-ends l’été, sont l’occasion pour la conjointe de Loïc d’affirmer son
attachement à son entourage amical : « Quand j’arrive le matin dans l’Aisne, je fais le tour des
maisons de mes copines en arrivant le matin…» (conjointe de Loïc, n°48). Elle relate
également comment son mari vit difficilement la distance avec son père, malade :
« Parce que mon beau-père est tombé malade du jour où on est partis... il a eu une
ch’tiote opération et ça s'est empiré. Donc mon mari il croit que c'est de sa faute si son
père est tombé malade... il a un peu de remords sur ça parce que dans sa tête, je le pense
parce que je le vois... dans sa tête, il se dit : “Si j'avais su, j'aurais jamais venu”. Il a des
remords pour son père. » (conjointe de Loïc, E. n°48)
Pour Yves, la vie à Sens devient, au fil des mois, moins satisfaisante car constamment
comparée à celle qu’il menait dans la région de Laon. Toutes les occasions sont alors saisies
pour justifier un retour : anniversaires, fêtes de village, professions de foi des enfants
marquent le maintien de son appartenance territoriale.
250
« Si l'on n'avait pas la maison dans l'Aisne ça serait pas pareil, on couperait le cordon.
Le cordon serait coupé. Tandis que là on y a été ce week-end, j'y retourne ce week-end,
parce que mon gamin fait sa communion ce week-end à Athies. » (Yves, E. n°45)
Au sujet des modes de vie des différents groupes sociaux d’une petite ville
bourguignonne, Michel Bozon avait pu constater que l’enracinement local d’ouvriers
matérialisé par l’achat d’une maison, se transcrivait également dans les sociabilités liées aux
fêtes locales : par exemple la Fête annuelle des Conscrits, dans laquelle les résidents anciens
ont « une occasion d’affirmer avec éclat leur enracinement et les privilèges symboliques et
sociaux qui en découlent » (Bozon, 1984, p. 54). Par leur participation aux évènements
sociaux et familiaux dans l’Aisne, les ouvriers mutés revendiquent bien leur appartenance à
leur région d’origine.
Leur position à cheval entre deux territoires, dont l’un semble rester fonctionnel et
l’autre affectif, pose question : ce système de double résidence autorise-t-il une intégration
sociale dans la nouvelle ville qui permettrait de pérenniser cette migration pour l’emploi ? En
pratique, le choix de garder la maison ou de la louer temporairement à un tiers de la famille
rend les retours sur place fréquents et limite l’investissement dans le nouveau logement et
dans la nouvelle région. Si les salariés s’intègrent en premier lieu grâce à leurs relations
professionnelles, les autres membres de la famille ne disposent pas de ce moyen minimal
d’intégration. Bien que certaines familles aient été regroupées dans un même lotissement de
maisons individuelles HLM, les sociabilités de voisinage ne peuvent à elles seules pallier le
sentiment d’isolement et la perte de repères.
Par exemple, les conjointes d’Yves et de Loïc expriment leur grande difficulté à
s’insérer dans leur nouveau village de résidence alors qu’elles sont inactives. Un an après le
déménagement, les difficultés d’intégration à l’école, dans le club de sport, dans le village
augmentent la perception de chaque membre de la famille de ne pas être à sa place : les
enfants sont stigmatisés pour leur accent et leur vocabulaire ; les femmes, sans voiture,
choisissent de ne pas reprendre d’activité professionnelle pour rester proches de leurs enfants,
mais se sentent isolées dans ce village.
« Le langage, on nous parle pas... les enfants ils ne parlent pas comme là-bas… Et puis ici,
on n’est pas... dès qu’on dit qu’on est de l’Aisne, on est mal vus… Ici les gens ne sont pas
aimables. Dans notre village, les gens sont bizarres. » (conjointe de Loïc, E. n°48)
A travers les entretiens, on a le sentiment que les difficultés s’auto-entretiennent, par les
choix résidentiels mais aussi par les interactions entre les membres du ménage. L’inadaptation
des enfants reflète souvent les difficultés des parents. Ainsi les enfants de Loïc ne souhaitent
251
pas rester dans l’Yonne, alors que leur mère ne cesse de rappeler durant l’entretien qu’elle
désire revenir habiter dans l’Aisne, au prix d’une séparation de la famille durant la semaine :
« (...) [le fils] Il ne restera pas ici, il retournera dans l’Aisne, il a sa copine qui est là-bas… il
n’a pas trop changé d’avis sur ça… J’en ai un dernier [fils] qui se plaît pas bien ici, il ne se
plaît pas il a tous ses amis dans l’Aisne aussi… On a déprimé en arrivant ici. J’ai même cru
qu’on allait repartir quinze jours après qu’on est arrivé là. » (conjointe de Loïc, E. n°48)
Les déplacements de loisirs dans la région de Sens sont rares pour les familles qui ne se
résolvent pas à cette migration. Certaines vont même encore faire leurs achats de vêtements
dans la région de Laon ou de Reims comme auparavant. Les retours en fin de semaine dans
l’Aisne sont, de plus, décrits comme riches d’activités et de chaleur de l’entourage. Les
extraits suivants illustrent combien les salariés ne souhaitant pas rester dans la région sont
amenés à valoriser dans leurs discours les points jugés positifs d’un éventuel retour chez soi.
« On avait tenté parce que je faisais du rugby à Laon. C'était un bon club. Je suis toujours
au club d'ailleurs. Et ici j'ai dit : “Je vais essayer”. Mais ce n'est pas la même ambiance.
C'est pas le même niveau. Ce n'est pas la même ambiance. » (Yves, E. n°45)
« Mon mari pensait acheter une maison, acheter une maison et garder celle de l’Aisne…
parce que lui c’est pareil, il s’embête le week-end…. Il n’a rien à faire, et dans l’Aisne il
a toujours quelque chose à faire… » (conjointe de Loïc, E. n°48)
En outre, ces familles occupaient des maisons individuelles avec jardin, en milieu
périurbain ou rural. Elles doivent ici s’adapter à des lotissements, à des maisons mitoyennes
du parc social. Malgré l’aide d’un cabinet spécialisé dans le logement des salariés mobiles, les
déceptions sont grandes et viennent renforcer l’idée qu’il est bon de garder la maison
d’origine.
« Yves : (...) Parce que ce que l'on a eu c'est vraiment un peu un HLM. C'est une maison
collée, on le savait déjà parce qu'on est venu la visiter. Donc on s'y attendait mais on ne
pensait pas que cela aurait été comme ça.(…)
Conjointe d’Yves : Cela fait un sacré changement. On appelle cela des logements
sociaux.
Yves : (…) On entend les voisins on entend tout, cela fait HLM, nous n'y étions pas
habitués. (…) Et puis au niveau fonction, ici on a un séjour de 19 m2 alors que à Athiessous-Laon on avait comme un salon et salle à manger qui faisaient un ensemble. Les
deux réunis nous avions plus que cela. » (Yves, E. n°45)
Ce système de double résidence repose sur la dissociation entre l’espace professionnel,
ici l’espace du quotidien, et l’espace de la « domus », celui du groupe domestique, de l’espace
matériel de la maison et des ressources (Bonnin et deVillanova, 1999, p. 11). Etre d’“ici” (de
l’Aisne) et sentir que l’on n’est pas (ou que l’on ne veut pas être) de “là-bas” (de Sens) : les
propos témoignent à la fois des difficultés et des réticences à construire une appartenance
multiple au territoire. Les interviewés perçoivent leur intégration professionnelle et leur
252
identité de groupe comme moins assurée ; ils expriment leur faible appropriation du territoire
et leur sentiment de ne pas y être chez eux. Alors que c’est l’échelle de la proximité
géographique et sociale qui a constitué leurs réseaux de connaissances (Piolle, 1991) et qui,
au fil du temps, a fondé leur identité sociale, ils se trouvent aujourd’hui confrontés à l’absence
des liens familiaux et amicaux préexistants et à la faiblesse des sociabilités professionnelle et
de voisinage. Ils ne mènent pas une double vie mais une vie entre deux espaces. On ne peut
donc parler, dix à douze mois après le déménagement de ces salariés occupant deux lieux de
résidence, de double appartenance territoriale mais davantage de multi-localité définie comme
la « disjonction entre la localisation des ressources, lesquelles peuvent être dispersés en
plusieurs lieux, voire sur un territoire très vaste, et d’autre part un lieu d’identité, pôle
symbolique » (Bonnin, 1999, p. 28)189.
La migration est donc envisagée par ces ouvriers et techniciens comme une étape
temporaire. L’intégration professionnelle peut y être satisfaisante mais tend à être perçue
comme « incertaine » (Paugam, 2000). Les mobilités de longue distance sont multipliées et
organisées dans le but de recréer de la co-présence et d’entretenir des relations sociales et
familiales dans la région d’origine. Un compromis se dessine donc entre le « rester sur place »
et le « migrer en famille » (avec sa famille élargie) décrits par Anne Gotman (1999). Les
ménages tendent ici à adopter un rapport plus stratégique à l’espace alors même que la sphère
professionnelle est vécue comme moins satisfaisante et moins stable qu’auparavant.
3. Conclusion du chapitre 8 : migration professionnelle et
circulations entre espaces résidentiels et familiaux
Les deux principaux types de migration professionnelle, la migration définitive et la
migration temporaire, révèlent l’imbrication du rapport à l’emploi dans le système de
pratiques résidentielles et familiales.
Les migrations “définitives” sont associées à une démarche de carrière et au maintien de
l’intégration professionnelle. La qualification de ces ouvriers et techniciens les place dans une
189
Alain Tarrius (2000) a identifié, à une autre échelle temporelle, la permanence des liens familiaux et
identitaires avec la région d’origine d’ouvriers sidérurgistes de Lorraine ayant été mutés, en 1973, à Fos-sur-mer
en Provence. Quinze années après leur migration, l’auteur étudie le devenir de la diaspora professionnelle de ces
ouvriers Lorrains. Ainsi, dix-neuf enfants des cents quatre-vingts couples enquêtés sont retournés en Lorraine
dès leur majorité. A l’inverse, douze couples de parents de Lorrains ont rejoint leurs enfants dans la région pour
y passer leur retraite. En outre, « une étude sociologique sur Lançon-de-Provence, village périurbain de Salon, a
montré qu’une des motivations d’achat d’une grosse voiture par des familles originaires du nord et de l’est de la
France et déplacées lors de la restructuration de la sidérurgie était le retour annuel dans la région d’origine »
(Dupuy, 2000, p. 43).
253
position favorable. Certains salariés s’investissent d’autant plus dans leur travail que leur
démarche est adaptée aux choix de migration familiale et d’investissement immobilier. Ici la
mobilité semble aussi bien géographique que sociale. En outre, la prise de distance
géographique avec le réseau de parenté montre que l’on peut concilier autonomie individuelle
ou autonomie du ménage tout en entretenant, si on le souhaite, des relations familiales à
distance. Les familles ne conservant qu’un seul logement ont des pratiques spatiales
hétérogènes, la majorité passant toutefois un week-end par mois dans la région de Laon.
Dans le cas des migrations “temporaires”, l’intégration professionnelle est davantage
perçue comme incertaine voire disqualifiante. Ces salariés se sentent menacés par une
organisation du travail peu satisfaisante et par le risque de restructurations à venir. Ce
sentiment d’instabilité légitime le choix de ne pas engager la migration totale ou définitive de
la famille. Ce relatif désinvestissement de la sphère professionnelle les conduit alors à opter
pour une stratégie de double résidence. Le dédoublement du lieu de vie est précipité par le
choix des familles de garder l’activité professionnelle de la conjointe et la stabilité des
enfants. Cependant cette configuration apparaît également lorsque l’ensemble de la famille
déménage tout en gardant la propriété de leur logement initial. Celui-ci devient alors un filet
de sécurité en cas de licenciement et assure le retour éventuel dans la région d’origine. Les
salariés et leurs familles inventent ainsi une vie multi-locale tendue entre deux espaces, l’un
défini par le lieu de travail, l’autre par l’appartenance familiale ou par un ancrage résidentiel.
Les déplacements hebdomadaires ou pluri-mensuels vers la région d’origine tentent d’éviter la
rupture avec la conjointe, les enfants ou la famille élargie et même parfois avec un logement
conservé en tant qu’espace d’ancrage identitaire.
Ces nouvelles configurations résidentielles mettent en lumière l’inventivité dont font
preuve les familles pour organiser une double résidence ou réaliser des mobilités en direction
des territoires de la famille élargie. C’est donc bien au niveau de l’ensemble du système de
mobilité des individus, que ce soit le déplacement automobile ou la mobilité résidentielle,
qu’il s’agit de penser les comportements de migrations professionnelles. Cette migration
entraîne une augmentation des circulations en direction des espaces résidentiels et familiaux
d’origine.
Ces comportements illustrent également l’idée d’une complémentarité des logiques
individualistes et des logiques de parenté (tournées vers la famille élargie) qui font la dualité
de la famille contemporaine : « autonomie croissante et recomposition des appartenances
familiales » (Déchaux, 1999, p. 11). On retrouve d’ailleurs le clivage qui segmente les
familles-entourage dispersées autour du rapport à la distance géographique des proches :
254
certains « revendiquent, pourrait-on dire, ce mode de vie dans la mesure où l’éloignement ne
change rien à l’intensité des relations ». Tandis que d’autres « vivent cette cohabitation à
distance comme transitoire, leur désir étant de revenir vivre à proximité de leurs parents ou de
leurs enfants pour constituer une famille-entourage locale » (Bonvalet, 2003, p. 40).
Ces salariés montrent également combien l’adaptation géographique demandée par la
délocalisation de l’emploi repose sur la mobilisation de ressources économiques,
résidentielles et culturelles nécessaires au déplacement : la mobilisation d’un « capital
spatial »190 (Lévy, 2000) des individus, mais aussi l’invention d’une compétence pratique
permettant de construire un rapport au territoire plus labile et d’organiser des relations
familiales à distance. Ces résultats nous amènent à penser que les migrations professionnelles
cristallisent voire accroissent les inégalités sociales, ici en l’occurrence, entre ouvriers et
techniciens. Mais ce phénomène peut être amoindri par une politique volontariste de
l’entreprise notamment d’aide financière aux déplacements.
190
« Ensemble des ressources, accumulées par un acteur, lui permettant de tirer avantage, en fonction de sa
stratégie, de l’usage de la dimension spatiale de la société » (Lévy, 2003, p. 124).
255
CHAPITRE 9
–
TERRITOIRES DE LA RECHERCHE D’EMPLOI ET
EVOLUTION DES FORMES D’INTEGRATION SOCIALE
Près d’un an après le refus de la mutation et du déménagement, la seconde vague
d’entretiens permet d’identifier les ressources et les risques de l’ancrage dans un territoire
dévitalisé. Le choix des salariés licenciés, en majorité ouvriers, soulève deux axes de
réflexion : il interroge, d’une part, (i) le rapport au territoire et à la mobilité nécessaire à la
recherche d’emploi et, d’autre part, (ii) le rapport à la sphère domestique et, en particulier, au
logement comme sphère d’intégration valorisée dans un contexte de chômage.
(i) La recherche d’un emploi ou les processus de précarisation modifient l’appréhension
du territoire. D’après François Lautier, « le passage d’un espace bipolaire à un espace à pôle
unique pourrait tendre à affaiblir la capacité à se déplacer, qui n’est évidemment pas
seulement une question de moyens de transport » (Lautier, 2000, p. 81). Les demandeurs
d’emploi déploient des logiques d’action (cf. point 1.2 du chapitre 5) au cours desquelles ils
tentent de rendre compatibles leur situation professionnelle avec les dimensions familiales et
résidentielles de leur existence. Il s’agit ici de savoir si, après avoir formulé un refus de
changer de logement et de région, les salariés licenciés sont à nouveau hétérogènes dans leurs
pratiques de déplacement en vue d’une recherche d’emploi. Les membres du ménage et la
famille élargie interviennent-ils encore à ce stade dans l’organisation de la recherche
d’emploi ? La dichotomie mobilité / non-mobilité, centrale lors de la première interview, estelle toujours perceptible dans les discours autour de la recherche d’emploi ?
(ii) On sait que les appartenances professionnelles sont aujourd’hui plus fréquemment
remises en cause, « soit de manière contrainte, par les mouvements du capital, soit de manière
volontaire, par la mise en œuvre d’un projet de mobilité, souvent par une transaction entre les
deux » (Dubar, 2001, p. 201). Des travaux ont montré que le chômage déstabilise l’identité
sociale des individus et conduit parfois à inhiber leurs capacités d’action (Schnapper, 1994 ;
Demazière et Dubar, 2001) et à diminuer l’estime de soi des personnes (Linhart et alii., 2002).
Il nous importe ici, comme dans le chapitre 8, d’analyser ces entretiens en mobilisant
l’hypothèse n°3 (cf. chapitre 3) selon laquelle la délocalisation et la perte d’emploi
susciteraient des tensions entre les différentes sphères d’intégration de l’existence. Cette
hypothèse invite à s’interroger sur l’évolution des formes d’appropriation et d’investissement
256
dans le logement des individus face aux transformations de la vie professionnelle. Une fois le
déménagement refusé, le logement est-il perçu comme un bien protecteur contre la précarité
ou, au contraire, est-il finalement délaissé au profit de la recherche d’emploi ?
Nous montrerons tout d’abord, au cours du processus de recherche d’emploi, comment
se construisent les pratiques de déplacements (1) puis, comment évolue la relation entre la
sphère
professionnelle
et
la
sphère
domestique
en
fonction
des
expériences
socioprofessionnelles de salariés licenciés (2).
1. Critères et espace de recherche d’emploi : la construction
sociale et spatiale d’une trajectoire
Refuser la migration préserve-t-il de tout changement dans l’organisation quotidienne
du salarié et de sa famille, notamment en termes de déplacements ? En “choisissant” le
licenciement, les ouvriers préservent la stabilité géographique de la famille, l’activité
professionnelle des conjoint(e)s et l’environnement des enfants. Les mobilités quotidiennes
des membres du ménage sont donc en général inchangées. En revanche, la recherche
d’emploi, dans un département peu urbanisé, où les marchés locaux de l’emploi sont peu
diversifiés et marqués durablement par le chômage191, va fréquemment inciter les chômeurs à
se déplacer plus loin qu’ils ne le faisaient jusqu’alors. Dix des vingt-cinq emplois retrouvés
par les personnes interviewées sont plus éloignés du domicile que ne l’était leur travail
précédent. Mais tous les salariés licenciés n’ont pas les mêmes marges de manœuvre et
nombre d’entre eux vont refuser ou éviter une mobilité quotidienne trop grande. En fait, les
critères de recherche d’emploi et notamment le critère spatial (le trajet entre le domicile et le
travail) sont le produit d’une construction entre le rapport à l’emploi de l’individu, les
incitations des institutions d’accompagnement des chômeurs et les contraintes économiques,
matérielles et culturelles des ménages.
Après avoir décrit les positions professionnelles des salariés suite à leur licenciement,
nous explorerons la construction sociale et familiale des critères de recherche d’emploi des
individus (1.1). Nous expliquerons, en particulier, en quoi les contraintes économiques (1.2)
191
En décembre 2000, soit l’année du plan social de l’entreprise, l’Aisne connaissait un taux de chômage de 11,9
%, contre 9,2 % en moyenne en France (MES-DRTEF Picardie, 2001).
257
et les dispositions sociales et familiales (1.3) peuvent orienter la définition des critères
spatiaux de recherche d’emploi.
1.1. Trajectoires professionnelles et critères de recherche d’emploi
La situation professionnelle des salariés licenciés (1.1.1) résulte de moyens et de critères
de recherche définis, d’une part, par les exigences personnelles et familiales (1.1.2) et, d’autre
part, par les incitations des institutions encadrant la recherche d’emploi (1.1.3).
1.1.1.
Des trajectoires marquées par le chômage
Le reclassement de salariés issus de plans sociaux industriels produit des résultats
inégaux selon les qualifications des salariés, la taille de l’entreprise et la région. Ainsi, seuls
un tiers des salariés des sites normands de Moulinex ont retrouvé un emploi près de deux ans
après la fermeture, alors que 90 % des salariés d’un établissement Philips du Mans ont été
reclassés un an après le licenciement (Delberghe, 2003). A Laon, les difficultés sont
importantes. Sur trente-huit personnes licenciées interviewées192, seules neuf avaient retrouvé
un emploi en CDI, neuf occupaient un emploi à durée déterminée ou une mission d’intérim,
six une formation et quatorze étaient encore au chômage.
Le retour à l’emploi s’engage pour un tiers dans l’industrie (onze personnes sur trentedeux) bien qu’un certain nombre change de métier ou de secteur d’activité (artisanat du
bâtiment, des services ou du commerce). Globalement, les emplois retrouvés après le
licenciement témoignent de l’atonie du marché du travail local. On peut estimer que dix
personnes ont subi une déqualification et occupent principalement des emplois d’ouvriers non
qualifiés ou d’employés non qualifiés. A ce déclassement, s’ajoute la perte de salaire. Parmi
ceux qui occupent un emploi au moment de l’entretien (seize personnes), huit reçoivent un
salaire de 914 à 1067 euros nets par mois, cinq un salaire allant jusqu’à 1220 euros nets et
trois personnes un salaire inférieur au SMIC193 mais complété par les ASSEDIC (temps
192
Il faut noter l’hétérogénéité des durées de chômage de notre échantillon. En effet, les dates de licenciement
s’échelonnent de l’été 2000 pour les salariés ayant refusé d’emblée la mutation (trente-deux personnes
interrogées) à juillet 2001 pour les salariés en période probatoire qui ne souhaitaient pas poursuivre leur activité
dans l’entreprise (six personnes interrogées). Les entretiens de la seconde vague se sont déroulés de juin à
septembre 2001, soit dix à douze mois après la première interview pour les trente-deux personnes licenciées, et
jusqu’à seulement un mois après le licenciement pour les six salariés issus d’une mutation probatoire.
Dix à douze mois après le licenciement des trente-deux salariés interviewés qui avaient refusé la mutation
d’emblée, seules huit personnes occupent un emploi en CDI, huit sont en CDD ou en mission d’intérim, cinq
sont en formation et onze personnes sont au chômage.
193
Le niveau du SMIC mensuel est au printemps 2001 de 1082,7 euros bruts soit 7101, 38 francs bruts.
258
partiel, intérim). 72 % des salariés licenciés interrogés ont ainsi vu leurs revenus (salaires,
indemnités de chômage et prime de différentiel de salaire) diminuer depuis un an : jusqu’à
150 euros environ par mois (six personnes), 300 euros (treize personnes), voire 760 euros
(quatre personnes).
La majorité des licenciés interviewés se caractérisent donc en 2001 par une longue
expérience de chômage, des conditions d’emplois instables (CDD ou intérim), des salaires
bas. L’alternance entre des formes d’emplois temporaires, des temps partiels, des
remplacements et le chômage marque leurs trajectoires qui progressivement s’éloignent du
marché du travail. Parmi les onze licenciés toujours au chômage, huit n’ont occupé aucun
emploi depuis leur licenciement.
L’enquête par questionnaire réalisée entre février et avril 2002 nous livre des
informations sur soixante-treize personnes licenciées supplémentaires (cf. tableau 18). La
répartition des situations professionnelles un an et demi après le licenciement est meilleure
que celle des salariés interviewés : ils sont plus nombreux à occuper un emploi en CDI ou à
avoir créé une entreprise (37% contre 27% pour les personnes interviewées huit mois plus
tôt) ; le taux de chômage est plus faible mais reste à un niveau très élevé (36 % contre 44 %
des salariés interviewés) ; enfin la part des salariés ayant bénéficié d’une mesure sociale telle
que la préretraite est importante (8 % contre 1% huit mois plus tôt). Ces résultats peuvent être
expliqués par le temps supplémentaire passé entre l’interview (été 2001) et le questionnaire
(février-mars 2002) qui a sans doute permis à certains salariés de voir leur situation
professionnelle s’améliorer. On peut également faire l’hypothèse que les résultats de l’enquête
postale minimisent les situations de chômage ou d’inactivité (aucune personne inactive n’a
répondu). Le questionnaire a pu être plus favorablement renvoyé par des personnes dont la
situation professionnelle s’est stabilisée.
Tableau 18 - Comparaison des situations professionnelles des salariés licenciés
interviewés en 2001 et des salariés enquêtés par questionnaire en 2002
En %
Licenciés interviewés en
2001 (38 personnes)
Non réponse
Emploi en CDI, création ou reprise d'entreprise
Emploi en CDD, contrats saisonniers, CES
Mission intérim, employé(e) par un particulier
Formation
Chômage
Préretraite
Ensemble
0
27
8
12
8
44
1
100
Licenciés enquêtés par
questionnaire en 2002
(73 personnes)
3
37
4
8
4
36
8
100
Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens
(Yonne).
259
1.1.2.
Des critères de recherche d’emploi révélateurs de résistances à la
précarité ?
Si les salariés estiment parfois avoir pris un risque en refusant de suivre la
délocalisation de leur entreprise, ils n’ont pas abandonné toute exigence et gardent pour
référent leur ancien emploi, stable, à proximité du domicile et relativement bien rémunéré.
Les droits spécifiques de reconversion des licenciés issus d’un plan social (dans le cadre
d’une convention de conversion) légitiment d’ailleurs cette référence à l’emploi antérieur : le
salaire, la qualification et la localisation de l’emploi recherché doivent correspondre aux
caractéristiques de l’emploi occupé avant le licenciement. La plupart engagent donc des
stratégies qui visent à limiter les conséquences du licenciement (diminution du revenu,
déqualification, déplacements, désorganisation du ménage). Leurs aspirations et réticences
concernent principalement les formes précaires de l’emploi (i), le type de métier et de secteur
d’activité (ii) ou l’espace de la recherche d’emploi (iii). Elles peuvent parfois les conduire à
refuser une proposition d’embauche (iiii).
(i) Les entretiens révèlent une acceptation relative (plus de la moitié des licenciés
interviewés) des contrats temporaires, CDD et missions d’intérim. En fait, après plusieurs
mois de recherche d’emploi, certains licenciés révisent à la baisse leurs aspirations et se
tournent vers les emplois au SMIC, les missions d’intérim et les CDD. Dans une version
optimiste, ces contrats sont envisagés comme un préalable à l’embauche en CDI. Pour
d’autres, accepter ce système est un moindre mal imposé par la nécessité de reprendre une
activité. Certaines entreprises industrielles et agroalimentaires de la région, caractérisées par
un rythme de production saisonnier, emploient massivement des ouvriers en CDD pour des
périodes allant jusqu’à six mois. Pour ces salariés, l’espoir d’une embauche définitive en
contrat à durée indéterminée est très faible.
Une part significative des licenciés interrogés résistent au travail en intérim : 16 % le
refusent et 19 % l’envisagent en dernier recours après une période plus ou moins longue de
chômage. Car si les horaires réduits et fluctuants offrent une certaine disponibilité pour
d’autres activités, l’organisation familiale s’en trouve perturbée. L’intérim, forme de salariat
intermittent, génère souvent un sentiment de dépendance, de mise à la disposition de
l’employeur et une incertitude qui empêche de raisonner dans la durée (Faure-Guichard,
2000).
« Le travail intérimaire, on vous appelle à neuf heures du matin pour travailler à dix
heures... Je veux bien bosser mais... Ils s'occupent pas de savoir si... en plus c'est dix
260
heures / dix-huit heures… Si vous n’avez pas mangé tant pis pour vous, même pas le
temps de préparer un casse dalle. Non, l'intérim non. Je ne suis pas quelqu'un à rester au
téléphone qu'on m'appelle... non, non. » (Bernard, E. n°12)
« Lorsque je m'absente de la maison, il faut toujours que j'ai mon portable sur moi. Il
faut toujours que je sois en attente. Parfois on vous appelle à dix heures du matin parce
que l'après-midi on a besoin de vous. C'est ça le problème, alors moi il faut que je me
débrouille de l'autre côté pour faire garder ma fille. Il faut que je trouve la nourrice pour
l’amener à l'école. » (Frédéric, E. n°28)
Si les questions de rythmes et d’organisation familiale sont avancées, l’argumentation
des licenciés s’inscrit également dans un registre plus collectif : celui de l’évolution des
formes d’emploi, notamment des emplois peu qualifiés. Alors qu’ils avaient été préservés des
formes “atypiques” de l’emploi, certains expriment, par leur refus de l’intérim, leur résistance
à ce système.
« Mais, l'intérim, c'est bien pour le patron pas pour celui qui est en intérim. Le jour où le
patron n'est pas content d'un intérimaire, qu'il ne produit pas assez, on change. C'est
pour ça que l'on ne trouve pas de boulot. Il y a trop d'intérimaires maintenant. Ils
investissent trop dans l'intérim. Celui qui est au chômage ça l'aide mais après pour
trouver du boulot il n'y en a pas. » (Frédéric, E. n°28)
(ii) Outre la question des types de contrats proposés, les licenciés formulent des
stratégies autour du choix du secteur d’activité et du métier recherché. Près d’un tiers d’entre
eux veulent éviter les emplois ouvriers dans l’industrie. Le risque de déqualification, le faible
niveau de salaire, mais surtout les conditions de travail difficiles font l’objet d’un rejet des
salariés ayant déjà exercé pendant quinze à vingt-cinq ans ces métiers. Le licenciement donne
finalement l’occasion ou l’espoir de changer d’activité ou de revenir à des aspirations
professionnelles qui n’avaient pu se réaliser au début de la carrière :
« Enq. : Vous vouliez quitter l'industrie en fait ?
- J'aurai jamais voulu entrer dedans en fait [rires]. (…) Et puis je me suis retrouvée
contrainte et pratiquement forcée à aller travailler, parce que le commerce pour une
jeune personne, c'est pas facile non plus. Ça je l'ai fait quand mon fils était petit. Et à
l'époque les usines payaient bien aussi... maintenant c'est le contraire... la vie était
comme ça. Mais je suis très contente d'être vendeur... à la limite, je me sens plus vivre
maintenant que je n'ai vécu dans cette entreprise. » (Nathalie, E. n°55)
(iii) La localisation des offres d’emploi va inciter les chômeurs à se déplacer un peu
plus loin qu’ils ne le faisaient jusqu’alors. Une partie des licenciés va en effet allonger ses
déplacements domicile-travail afin d’atteindre des emplois mieux rémunérés, de changer de
métier, de commencer une nouvelle carrière professionnelle, voire de créer une entreprise.
Avant le licenciement, près des deux-tiers des trente-huit salariés interviewés résidaient à
moins de dix kilomètres de leur emploi, pour un trajet de quinze minutes en moyenne. Un an
261
après le licenciement, vingt-cinq personnes ont retrouvé un emploi. Pour dix d’entre elles,
celui-ci se situe à une distance plus éloignée de leur domicile qu’auparavant, souvent à plus
de quinze kilomètres. En effet, le marché local du travail polarise l’espace de la recherche
d’emploi. Des pôles clairement identifiés forment des cercles successifs à atteindre : un
maillage de petites industries dans un rayon de vingt kilomètres, les villes de Soissons,
Chauny-La Fère-Tergnier à trente-cinq kilomètres environ, les pôles de Saint-Quentin et
Reims à près de cinquante kilomètres de Laon. Ces espaces urbains sont souvent des
territoires connus et fréquentés plusieurs fois par an pour les achats en équipement de la
maison ou en vêtements. L’élargissement de l’espace de recherche d’emploi est donc ici
envisagé comme une évolution nécessaire qui se déploie sur des territoires régulièrement
visités et n’entre pas en conflit avec les choix domestiques.
Toutefois, tous les salariés licenciés n’ont pas les mêmes critères en termes de coût, de
distance et de temps de déplacement entre le domicile et le lieu de travail. Ces critères
spatiaux de recherche d’emploi sont fréquemment associés aux conditions de travail et de type
de contrat de travail. Se pose donc à nouveau la question de la mobilité que les salariés
licenciés sont prêts à assumer. Cette question sera plus amplement développée dans les points
1.2 et 1.3 de ce chapitre.
(iiii) Enfin, le niveau d’exigence peut conduire aux refus de certaines offres
d’embauche. Ce type de comportement peut sembler inattendu chez des salariés ayant déjà
refusé de suivre la délocalisation de l’emploi. Mais il ne fait que confirmer l’existence de
stratégies non seulement professionnelles mais aussi familiales et domestiques. 60 % des
licenciés interviewés (vingt-trois personnes sur trente-huit) ont refusé, depuis leur
licenciement, une ou plusieurs offres d’emploi quel qu’en soit le type (de la mission d’intérim
de quelques jours à l’emploi en CDI). La plupart n’en ont refusé qu’une seule (40 %), mais
16 % ont formulé deux refus et 5 % trois refus. Les raisons principales invoquées sont le bas
niveau de salaire au regard du déplacement domicile-travail nécessaire (21 %), les conditions
de travail (16 %), la rémunération jugée en elle-même insuffisante (11 %) et l’éloignement du
domicile (8 %).
L’insatisfaction au travail est un thème particulièrement développé chez les licenciés
ayant refusé des offres d’embauche ou ayant démissionné. Les difficultés d’intégration dans
un nouveau métier, dans une organisation d’atelier inconnue, dans une usine où le niveau de
productivité demandée est élevé ont ainsi pu déstabiliser nombre de licenciés.
« Ben j'ai travaillé quatre mois chez Valéo à Sissone en tant qu'opérateur de fabrication,
ça n'était pas vraiment dans ma spécialité, j'étais technicien laboratoire essais. Donc j'ai
pris ce boulot là quand même. A la suite de ça, je pouvais avoir un CDI, je pouvais
262
rester mais c'est moi qui ai demandé à arrêter parce que au bout de quatre mois euh... y
avait rien derrière, en fait je ne pouvais rien espérer derrière (…). Au bout de quatre
mois j'étais satisfait mais je peux vous avouer que j'étais complètement crevé, quoi,
parce que je courrais tout le temps. » (Gilbert, E. n °33)
Ces critères de recherche d’emploi sont également définis par les dispositifs
d’accompagnement de la recherche d’emploi qui orientent en partie les trajectoires des
salariés licenciés.
1.1.3.
Le rôle des institutions d’aide à la recherche d’emploi
Divers travaux ont décrit le processus de construction de la recherche d’emploi, dans
lequel les professionnels de l’insertion jouent un rôle actif par leurs incitations et leurs
conseils, par la sélection des personnes à qui ils font part d’offres spécifiques, par leur
contrôle de l’intensité des efforts fournis (Gélot et Nivolle, 2000 ; Divay, 2000) . En effet, la
codification juridique des devoirs du chômeur ouvrant droit à son indemnisation repose sur la
notion « d’actes positifs de recherche d’emploi » (Code du Travail, art. R351-1 cité par
Demazière, 2003, p. 73). Le jugement d’une démarche effective de recherche d’emploi et de
la légitimité à refuser une proposition d’embauche est laissé à l’appréciation (en partie
subjective) des services publics de l’emploi. Il existe donc bien une interaction entre les
normes énoncées par les institutions de l’aide à la recherche d’emploi et les projets et critères
individuels (Demazière, 2003)194. Il s’agit pour nous de décrire l’appréciation, par les salariés
licenciés de l’usine de câbles de Laon, de l’influence de ces acteurs.
La plupart des licenciés ont opté pour une “convention de conversion” (cf. chapitre 2)
qui leur permet d’être encadrés par une Unité Technique de Reclassement de l’ANPE, un
centre de bilans de compétence mais surtout par l’“antenne emploi” (ou “cellule de
reclassement”) mise en place par le plan social et animée par un des consultants extérieurs195.
L’objectif de ces structures est d’accompagner les licenciés dans leur démarche de
reclassement et de faciliter une reprise d’emploi rapide. Elles jouent un rôle actif dans la
définition des critères de recherche d’emploi du salarié.
194
« L’institutionnalisation du chômage ouvre donc un espace réglé dans lequel se nouent des interactions avec
des agents spécialisés, qui ont une expérience en matière de gestion des chômeurs inscrits à l’ANPE et qui ont le
mandat de catégoriser ces usagers. » (Demazière, 2003, p. 75).
195
Sur les trente-huit licenciés interrogés, sept personnes ont refusé d’adhérer à la convention de conversion soit
parce qu’elles avaient engagé une démarche de formation longue qui ne pouvait s’effectuer dans ce cadre, soit
parce qu’elles avaient déjà retrouvé un emploi. Néanmoins, sans adhérer à la convention de conversion, tous les
licenciés pouvaient être suivis et aidés par l’“antenne emploi” pendant les deux ans de son exercice.
263
Les candidatures spontanées et les offres proposées par l’ANPE et l’“antenne emploi”
sont, de loin, les moyens de recherche principaux des licenciés. La moitié d’entre eux jugent
cette cellule de reclassement utile. L’apprentissage des techniques de recherche d’emploi, la
formulation personnalisée d’un projet et l’appui matériel dont les ouvriers et techniciens ont
pu bénéficier, a constitué un système de soutien et d’encadrement souvent apprécié. Le local
de l’“antenne emploi” est parfois le seul espace de rencontres et de discussions en dehors de
la famille. L’appui moral, tant des consultants que des anciens collègues qui y sont rencontrés,
est donc perçu positivement par les personnes qui disent se sentir par ailleurs progressivement
isolées. En outre, les licenciés ayant le mieux intériorisé les normes de comportement du
demandeur d’emploi semblent plus satisfaits de l’appui de la cellule de reclassement. D’autres
sont plus critiques envers les catégorisations et les normes institutionnelles attribuées aux
chômeurs :
« Cela fera huit mois. Je suis donc, on dit pas chômeur mais “rechercher un emploi”, je
vois pas où est la différence mais on ne dit plus chômeur. Mais voilà je cherche un
emploi. » (Michel, E. n°7)
Certains acceptent mal les méthodes de la cellule de reclassement. Treize licenciés s’en
déclarent insatisfaits ; quatre d’entre eux jugent cette cellule inutile à mesure que leur
recherche d’emploi se révèle infructueuse par cet intermédiaire. « Disons qu'ils n'ont rien
trouvé du tout. On s'est débrouillé tout seul. » (Bernard, E. n°12), « Qu'ils nous trouvent des
postes à pourvoir ! » (Pierre, E. n°2). Ces ouvriers ont engagé une négociation, parfois tendue,
avec les consultants de la cellule de reclassement autour de la définition des méthodes et des
critères de recherche d’emploi.
Sept personnes (20 % des licenciés de notre corpus) rejettent les méthodes proposées
par cette structure, au profit d’une démarche plus autonome, au cours de laquelle ils
définissent leurs propres techniques de recherche d’emploi. Par exemple, alors que les
procédures de recherche de la cellule de reclassement sont homogénéisées et codifiées
(réponse aux annonces, envois de lettres de candidatures dactylographiées, relances
téléphoniques, acceptation de l’intérim, etc.), ces licenciés revendiquent une méthode
appropriée à leur cas : se présenter physiquement à l’employeur au lieu d’envoyer des lettres
de candidature, faire jouer un réseau de connaissances pour être aidé, insister et envoyer
plusieurs candidatures dans la même entreprise au lieu d’abandonner la recherche, écrire sa
lettre de motivation à la main, etc. Cette réappropriation de la recherche est d’ailleurs rendue
possible par leur connaissance du territoire local et la mobilisation de leurs amis et familles.
« Vous savez que quand vous êtes manuel, vous avez plus de chance de trouver du
boulot que quand vous... vous avez envie de bosser, que celui qui a envie de rien foutre.
Hein, c'est tout. C'est pas d'aller faire des papiers, c'est de se déplacer et d'aller
carrément sur le tas. Si vous faites des lettres et que vous attendez les réponses, des
264
moments, c'est bien mais des moments, vous n'en avez pas, vous allez prendre rendezvous, vous allez au contact de la personne : “Ecoutez je vais faire un essai une semaine
et vous verrez bien”. C'est une chance... » (Michel, E. n°4)
S’agissant de la définition des critères d’emplois recherchés, les secteurs d’activité, les
horaires de travail, la localisation du travail, le type de contrat et le niveau de salaire peuvent
être objets de discorde. Certains salariés veulent quitter l’industrie, le travail en trois-huit et
souhaitent parfois se reconvertir dans un métier du bâtiment, de l’environnement ou de l’aide
sociale. Les démarches interrompues de Nicolas, aujourd’hui ouvrier dans une usine
agroalimentaire, illustrent le principe de réalisme et de reclassement rapide qu’impose la
cellule de reclassement :
« J’ai pris beaucoup d’adresses au départ avant d’être licencié, pour faire des formations
Bac ou BTS en horticulture. Justement ce jour-là, à mon premier rendez-vous à la
cellule de reclassement, je lui ai montré regardez les adresses. Elle a téléphoné et ça ne
répondait pas et de là elle m’a envoyé… chez Panzani. Mais sinon ce n’est pas ça que je
voulais faire. (...) Je voulais me diriger dans les métiers de l’environnement. Le
lendemain, je vais à la cellule de reclassement je leur dis : “C’est pareil, l’usine ça ne
m’intéresse pas”, mais elle me dit : “Ils demandent du monde à Panzani, vous ne voulez
pas qu’on vous envoie, on vous sent bien. Vous ferez l’affaire”. » (Nicolas, E. n°25)
La connaissance limitée de la région par les consultants tend à cibler la recherche sur les
grandes unités industrielles, commerciales ou tertiaires, au détriment des PME-PMI et de
l’artisanat. De nombreux ouvriers ont l’impression d’être “poussés” au reclassement rapide
alors qu’ils veulent éviter des CDD sans perspective d’embauche. Mais la critique de
l’“antenne emploi” se confond parfois avec la pénurie d’emplois dans la région laquelle met
en relief la faiblesse des salaires, la distance des lieux de travail et la précarité des contrats
proposés.
« Non j'y suis pas allé beaucoup [à l’antenne emploi] et puis... on dirait que c'est
vraiment, c'est sûr qu'ils cherchent pour nous, mais c'est vraiment placer les gens vite fait
pour leur retrouver quelque chose. Ils ont un quota à respecter mais... beaucoup de
copains ont été faire un CDD d'un mois à Reims, pour même pas six mille francs et pas de
frais de déplacements, ou un CDD à La Capelle, je trouve ça ridicule... Faire courir les
gens pour un mois... pour des CDD de six mois minimum, bon je veux bien. (...) C'est pas
normal. Il y en a qui n'ont jamais rien fait, on peut leur apprendre, mais celui qui a
travaillé pendant trente ans, on pourrait lui proposer autre chose. » (Fernand, E. n°38)
Enfin, près de la moitié des licenciés disent avoir pratiqué une recherche d’emploi
jusqu’à une cinquantaine de kilomètres du domicile. En fait, ils font, pour la plupart, référence
au rayon de recherche d’emploi prôné par l’UNEDIC, soit cinquante kilomètres ou une heure
de trajet. Nous allons décrypter dans les points suivants (1.2 et 1.3) combien ce périmètre est,
dans la pratique, réduit.
Une partie des salariés licenciés tente de faire reconnaître auprès des services publics et
privés d’aide à la recherche d’emploi la légitimité de leurs aspirations. Les critères de
265
recherche d’emploi, que nous avons décrits, procèdent donc d’un ajustement des normes des
structures d’aide à la recherche d’emploi et des attentes (et marges de manœuvre) des salariés
licenciés.
1.2. L’espace économiquement accessible de la recherche d’emploi
Bien que la majorité des personnes licenciées dit s’être engagée dans une recherche
d’emploi sur un périmètre large, parfois jusqu’à cinquante kilomètres autour du domicile, le
territoire dans lequel les offres seront effectivement acceptées est plus restreint. L’espace
d’action des chômeurs évolue dans le temps, parfois par cercles concentriques autour du
domicile, du plus proche au plus lointain à mesure que les refus d’embauche ou l’absence de
postes disponibles se multiplient. Le périmètre de recherche d’emploi est un premier niveau
d’analyse mais ne constitue pas pour autant le périmètre des propositions qui seront
effectivement acceptées par les personnes. En effet, le niveau de salaire proposé est un des
éléments qui réduit l’aire de recherche d’emploi défini a priori196.
Le premier type d’argument, qui s’impose comme légitime aux yeux des licenciés est
d’ordre économique, c’est celui du coût de transport domicile - travail. Même si la ville de
Laon concentre nombre d’emplois tertiaires et industriels, le marché local du travail est
caractérisé pas une dissémination des PME et PMI dans les petites villes et villages répartis
jusque dans le nord de l’Aisne et par l’attraction des zones de Saint-Quentin, ChaunyTergnier-La Fère, Soissons et Reims. Or, les niveaux de rémunération proposés sont
généralement inférieurs à ceux perçus avant le licenciement : les licenciés perdent l’avantage
de l’ancienneté et se voient proposer de bas salaires d’embauche notamment dans les PMEPMI qui offrent moins de primes qu’une grande entreprise.
« Enq. : Est-ce que vous avez été du côté de Reims ?
- Non, si une fois on [la cellule de reclassement] m'a proposé une place à Guignicourt...
cent cinquante kilomètres aller et retour... payé au SMIC et à la journée. Je leur ai
demandé si ils ne se foutaient pas de moi. J'avais envoyé un courrier là-bas... »
(Bernard, E. n°12)
« D'abord pas des coins où t'es obligé de passer à travers la Thiérache, là où y a des
grands axes, où y a du boulot, Saint-Quentin, Laon... mais pas trop loin quand même...
196
Nous avons voulu approfondir cette question de la mobilité spatiale dans la recherche d’emploi. Si
l’interviewé n’avait pas de lui-même abordé ce thème, nous lui avons proposé, par une série de questions ou de
relances, d’énoncer quelles conditions de mobilité leur étaient acceptables. Les réponses sur le périmètre de
recherche d’emploi synthétisent les préoccupations de distance, de disponibilité (en termes de temps et de
contraintes familiales), de coût de déplacement et de niveau de salaire.
266
Si c'est pour accepter de descendre de salaire et puis mettre encore 25 % dans les frais
d'essence, c'est pas la peine non plus... Vaut mieux rester à la maison et être balayeur
dans la commune. C'est un calcul, j'ai pas encore fait le calcul. » (Gilles, E. n°36)
Nous allons maintenant détailler ces résultats. Si la question de la localisation des emplois
et du niveau de salaire n’était pas abordée spontanément, une première question (ou relance)
proposait une hypothèse basse en terme de salaire et laissait l’interviewé libre de fixer la distance
domicile-travail : « A quel distance de votre domicile accepteriez-vous un emploi au SMIC ? »
(1.2.1). Une deuxième question fixait une hypothèse haute en termes de distance domicile-travail
pour laisser l’interviewé formuler le niveau de salaire acceptable correspondant : « Pour quel
salaire accepteriez-vous de faire cinquante kilomètres environ ? » (1.2.2).
1.2.1.
La distance domicile-travail acceptable pour un emploi au SMIC
L’hypothèse basse - une offre d’emploi au SMIC - a été, en général, abordée
spontanément au cours de l’entretien. L’analyse transversale du corpus montre que lorsque les
personnes envisagent d’accepter un emploi au SMIC, ils souhaitent que la distance domiciletravail soit limitée : 72 % des licenciés interviewés accepteraient un emploi au SMIC à dix
kilomètres de leur domicile, 58 % à vingt kilomètres, mais seulement 27 % accepteraient
d’aller jusqu’à trente kilomètres.
« Enq. : A partir de combien de kilomètres passe-t-on à un emploi lointain ?
- Disons jusque trente kilomètres ça reste dans le raisonnable. Après au-delà, il faut
quand même se faire payer les déplacements, surtout si c'est une place au SMIC... Le
problème c'est que le SMIC brut est à 6800, si j'ai 1500 francs d'essence. 5000 net
moins 1500. » (Gilbert, E. n°33)
« - Ah non au SMIC non, parce que là il ne reste rien !
Enq. : A partir de combien vous pourriez ... ?
- Moi la base c'est 8000 net et encore c'est pas excessif. Mais c'est dur à avoir, parce que
les entreprises... » (Georges, E. n°11)
Le graphique 4 réunit deux types d’informations : le périmètre de recherche d’emploi et
la distance domicile-travail acceptable pour une rémunération au niveau du SMIC. Il illustre
bien les tensions perceptibles dans le discours des salariés. Les rayons d’action sont différents
selon que l’on s’intéresse à la recherche ou à l’acceptation d’un emploi. Alors que plus des
trois-quart des personnes interrogées disent étendre leur recherche jusqu’à trente kilomètres,
et la moitié jusqu’à cinquante kilomètres autour du domicile, un salaire minimum ne peut
généralement être accepté que dans un rayon plus restreint, inférieur à vingt kilomètres.
267
Graphique 4 - Rayon de recherche d’emploi et taux d’acceptation d’un emploi au SMIC
selon la distance domicile-travail
100%
Distance domiciletravail pour laquelle
un emploi au SMIC
serait accepté
80%
40%
Rayon de recherche
d'emploi
20%
u
do
em
mi
pl
cil
oi
e
SM
IC
/n
sp
10
km
re
fu
s
co
Distance domicile-travail
mm
un
ed
20
km
30
km
et
50
km
40
km
0%
+
% cumulés
60%
Source : enquête par entretiens sur la délocalisation d’une usine de câbles de Laon dans l’Aisne (Picardie) à Sens
dans l’Yonne (Bourgogne). Champ de trente-huit personnes licenciées interviewées en 2000 et 2001.
1.2.2.
Le salaire acceptable pour une mobilité de longue distance
En proposant une hypothèse haute en terme de mobilité - un emploi à cinquante
kilomètres environ du domicile -, nous laissions les personnes interviewées fixer librement le
niveau de salaire acceptable (cf. graphique 5). Ainsi, 38 % des enquêtés accepteraient un
emploi à cinquante kilomètres pour un salaire d’au moins 1220 euros nets, 16 % pour un
salaire de 1067 euros nets. En tenant compte du coût de déplacement, ce dernier niveau de
salaire conduirait à une baisse du niveau de vie : il traduit donc l’acceptation des contraintes
du marché local de l’emploi. Néanmoins, 11 % des licenciés ont rejeté l’hypothèse d’un
emploi à une cinquantaine de kilomètres de leur domicile et 8% l’accepteraient, mais pour un
salaire élevé : plus de 1524 euros nets. Or les salaires d’embauche d’un ouvrier qualifié ou
d’un technicien atteignent rarement ce niveau de rémunération dans la région. Le caractère
très hypothétique de ces réponses témoigne de la volonté de maîtrise de ces salariés sur leur
devenir professionnel.
« - Si on me donne 13 000 ou 14 000 balles par mois, je veux bien. Mais si on me donne 6500
francs par mois c'est pas la peine de faire cinquante kilomètres par jour, à quoi ça sert ?
Enq. : A partir de quel salaire vous pourriez faire cinquante kilomètres ?
- 13 000 ou 14 000 francs mais le problème c'est qu'il n'y en a pas. C'est un salaire
élevé par rapport au marché... Oui mais bon pour faire cinquante kilomètres, il faut un
bon salaire sinon si vous bouffez toute votre paye dans l'essence, c'est pas la peine. »
(Bernard, E. n°12)
Les réponses montrent également que le salaire reçu avant le licenciement et les
contraintes d’endettement immobilier des ménages constituent des référents.
268
« Je voudrais pas en dessous du salaire de mon plan de financement pour la maison, je
me base là-dessus. On a eu un plan de financement, j'étais dans les 7000 francs donc je
ne voudrais pas... sinon on serait dans les 7000. Je parle en net. » (Nicolas, E. n°25)
En revanche, pour d’autres salariés, la mobilité domicile-travail devient en quelque
sorte la contrepartie du refus de mobilité résidentielle. Certains justifiaient, dès le premier
entretien, leur choix de licenciement par leur capacité à engager en retour une recherche
d’emploi sur un périmètre large. Mais paradoxalement, certains salariés “mobiles” doivent
faire face aux réticences des employeurs à embaucher un salarié résidant à une cinquantaine
de kilomètres de l’entreprise.
« J'ai passé un entretien chez Veuve-Cliquot à Reims. Eux, ce qui leur a fait peur, et je
l'ai su après parce que j'ai une cousine justement qui connaissait la dame avec qui j'ai
fait l'entretien, je l'ai su qu'après c'est dommage, eux ce qui leur a fait peur c'est le
déplacement parce que j'avais quand même cinquante-cinq kilomètres, ça faisait un peu
long une bonne heure. C'est ça qui les a un peu bloqué. » (Jean-Pierre, E. n°31)
« Moi j'ai dit, cinquante kilomètres à la ronde, j'avais été à un entretien à Reims ils me
prenaient mais je devais déménager sur Reims. » (Franck, E. n°34)
Les conclusions de cette analyse restent locales. Le rapport entre salaire et mobilité qui
vient d’être formulé doit être envisagé dans un contexte social et territorial particulier : un
licenciement collectif d’ouvriers et de techniciens ayant une longue ancienneté dans
l’entreprise ; un taux de chômage départemental supérieur à la moyenne nationale dans une
région, la Picardie, comprenant entre 1990 et 1999 la plus forte proportion d’emplois ouvriers
en France (Hecquet, 2001). De plus, des biais inhérents à notre échantillon et au mode
d’interrogation limitent l’analyse. En effet, les personnes ont été interrogées sur leur mobilité
dans la recherche d’emploi à des moments différents de leur parcours : certains occupaient un
CDI depuis plusieurs mois, d’autres une formation de longue durée ou bien étaient toujours au
chômage. Même si nos questions invitaient les enquêtés à se replacer dans le contexte de leur
recherche, les propos des salariés ayant retrouvé un emploi ont sans doute été orientés par les
possibilités concrètes d’embauche qu’ils ont obtenues.
269
Graphique 5 - Salaire demandé pour un emploi à cinquante kilomètres environ du
domicile
40%
35%
30%
25%
20%
15%
10%
5%
0%
au moins
1067euros
nets
au moins
1220 euros
nets
au moins
1372 euros
nets
au moins > 1677 euros refus d'un
nets
emploi à 50
1524 euros
km
nets
Source : enquête par entretiens sur la délocalisation d’une usine de câbles de Laon dans l’Aisne (Picardie) à Sens
dans l’Yonne (Bourgogne). Champ de trente-huit personnes licenciées interviewées en 2000 et 2001.
En définitive, la « monétarisation » des résistances aux longs trajets domicile-travail
nous permet d’apprécier les écarts entre l’acceptabilité de la mobilité en elle-même et la
mobilité en relation avec un niveau de salaire. Certains observateurs ont constaté que les
réticences révèlent « des difficultés plus profondes pour se projeter dans une dynamique
d’insertion » (Guillemot, 2001). Ici, un bas niveau de salaire, parfois associé à la nature
précaire du contrat proposé, conduit au refus de postuler à un emploi trop éloigné. Ces
réticences témoignent de la place centrale du salaire et des contraintes économiques chez ces
ouvriers licenciés, même si d’autres facteurs sont liés à la définition de l’espace de la
recherche d’emploi et constituent parfois les principales motivations des refus.
1.3. L’espace socialement accessible de la recherche d’emploi
Au-delà du coût de déplacement et du niveau de salaire, le périmètre de recherche
d’emploi synthétise les préoccupations de distance et de disponibilité (en termes de temps et
de contraintes familiales). Ces attentes reposent sur un système de représentations parfois
éloigné des principes de mobilité quotidienne pour l’emploi (1.3.1). La mobilisation de
réseaux de connaissance dans la recherche d’emploi a également tendance à localiser dans un
rayon de proximité les possibilités d’aide (1.3.2).
270
1.3.1.
Représentations et rôles sociaux au sein du ménage
Les pratiques de mobilité au cours de la recherche d’emploi sont limitées, ou du moins
différenciées, (i) par des problèmes d’accès et de représentation de l’ « automobilité »
(Dupuy, 2000), (ii) et par les perturbations qu’elles peuvent créer dans l’organisation
familiale.
(i) Les problèmes d’accès à l’« automobilité » sont manifestes dans la mesure où la
moitié des ménages interviewés n’ont qu’une seule voiture. Quelques personnes n’ont même
pas le permis de conduire. Certes, les difficultés financières des ouvriers et la proximité entre
le domicile et l’ancien emploi expliquent ces situations. Mais les représentations et pratiques
familiales créent également des réticences au déplacement automobile, alors que ce mode de
transport est indispensable lorsqu’on habite une ville moyenne ou une commune périurbaine
voire rurale.
Si des familles ont choisi d’utiliser la prime de licenciement pour racheter un véhicule,
d’autres posent pour principe d’être embauchés au préalable, pour une période supérieure à
trois mois.
« Et puis, il faut racheter un véhicule. J'en ai une, mais pour faire des kilomètres, je
ferais pas cent kilomètres par jour avec ma voiture qui a plus de douze ans. Même à
trente kilomètres, il faut que j'envisage de racheter une voiture. » (Denis, E. n°57)
« - L'ANPE m'a proposé trois, quatre postes déjà. Mais c'est pareil, c'est à quarante
kilomètres, cinquante kilomètres. Je me vois mal... en trottinette !
Enq. : Est-ce que vous avez pensé à passer le permis ?
- Je pense, j'ai dit que j'allais m'en occuper, fin août je m'en occupe. Il faut que j'y
passe, autrement je vais planer comme ça ... » (Roland, E. n°49)
Souvent les licenciés interrogés expliquent leurs réticences par leur propre expérience
des déplacements dans la région. La connaissance fine du territoire du bassin d’emploi leur
permet d’évaluer la faisabilité des déplacements. Les conditions climatiques hivernales, l’état
de certaines routes de campagne, la fatigue liée aux horaires de travail en trois-huit sont autant
de modalités concrètes liées aux déplacements qui viennent inhiber leur mobilité potentielle.
« Oui c'est dur, mais quand c'est proche de chez vous, c'est rien... Mais faire les troishuit à cinquante kilomètres c'est pas possible. Vous finissez à minuit, vous avez encore
cinquante kilomètres à faire, c'est même dangereux. » (Denis, E. n°57)
« Non, l'environnement je m'y fais mais ce que je vais voir, c'est le trajet surtout, parce
que bon commencer à cinq heures il faut partir d'ici à quatre heures, ça fait lever à trois
heures ça fait de bonne heure quand même. (…) Ça me fait quarante-cinq kilomètres
donc ça fait quatre vingt-dix kilomètres par jour. Je mets entre une demi-heure et trois
quarts d'heure, ça dépend de la circulation dans Reims. » (Georges, E. n°11)
271
Les silences et les réponses courtes formulés au cours des entretiens nous indiquent que
certains licenciés n’avaient pas besoin a priori d’expliciter et de légitimer leurs choix. La
recherche d’un emploi proche pour un salaire correct a-t-elle besoin d’être justifiée ? Ces
refus ne vont-ils pas de soi au regard des trajectoires et des référents territoriaux de ces
ouvriers ? Une étude sur la réinsertion professionnelle des allocataires du RMI dans l’Aisne
met en avant les dimensions culturelles et sociales de la faible mobilité de ces personnes : « Il
apparaît que cet enracinement dans le local et son attachement à un territoire limité - qui peut
être rencontré dans d’autres départements ruraux - semble ici davantage exacerbé. Outre les
raisons matérielles évoquées, l’histoire des lieux constitue aussi une explication avancée. »
(Boucasse et alii, 2002, p. 53).
(ii) Parce qu’il touche à l’organisation quotidienne et à la distribution des rôles au sein
du ménage, l’espace de la recherche d’emploi est l’objet de tensions. Aux contraintes locales
du marché du travail s’ajoutent les attentes familiales. Ces dernières peuvent être intériorisées
ou se manifester au fur et à mesure des expériences d’emplois précaires ou lointains. Les
nouvelles conditions d’embauche créent des mobilités incertaines difficilement compatibles
avec les rythmes familiaux. Par exemple, les déplacements inopinés suscités par l’intérim ne
permettent pas d’organiser à long terme la garde des enfants :
« J’ai de la famille dans mon village, la grand-mère, mais elle travaille, tout dépend
quand elle travaille. La nourrice, c'est pareil, elle travaille aussi [elle occupe un autre
emploi à mi-temps]. C'est la galère, il faut prévoir deux ou trois jours avant, parce que
du jour au lendemain, ce n'est pas évident. Ou alors il faut que ma femme prenne une
journée. Je préfère avoir un contrat de trois mois, comme ça je sais quand je travaille.
Parce qu’en intérim ce n'est pas vivable. » (Frédéric, E. n°28).
Les déplacements trop longs peuvent également être refusés en fonction du temps
d’absence qu’ils impliquent en dehors du domicile familial. Certaines femmes expriment leurs
difficultés à envisager des déplacements pendulaires dont la durée viendrait remettre en cause
leur rôle au sein du ménage et l’aide qu’elles apportent quotidiennement à un proche. Un chef
de famille refuse, de même, de passer plus de neuf heures par jour en dehors de chez lui :
« Parce que je ne voulais pas passer plus de... je vais dire neuf heures en dehors de chez
moi, je n'ai plus de vie de famille sinon. J'avais possibilité du côté de Soissons, une
heure de route. Une heure pour l'aller une heure pour le retour... plus les huit heures. Et
si je travaille le matin, levé une heure avant... il vaut mieux que je sois célibataire. Que
je prenne un camping-car et que je reste là-bas quoi. Il y en a beaucoup qui le font. S’ils
n’ont pas de vie de famille à côté, c’est leur problème. » (Philippe, E. n°10).
272
1.3.2.
Réseau social et géographie de l’aide à la recherche d’emploi
Au cours de la première vague d’entretien, l’ancrage dans le territoire d’appartenance
était présenté comme un point d’appui rassurant par le logement, les solidarités et les routines
familiales qu’il garantit. Un an plus tard, la mobilisation de l’entourage détermine en partie
les stratégies de recherche d’emploi (i), et notamment les stratégies spatiales (ii).
(i) La mobilisation de l’entourage dans la recherche d’emploi
La moitié des salariés licenciés enquêtés par interview et questionnaire (n = 112) ont
mobilisé leur réseau social au cours de la recherche d’emploi. Vingt-six licenciés sur trentehuit interviewés l’évoquent en effet dans les entretiens. Les relations familiales sont les
premières suscitées (citées par treize licenciés), devant les relations professionnelles (citées
par dix personnes) et les relations personnelles (citées par sept personnes). Mais ce réseau estil efficace ? La moitié des cent douze licenciés enquêtés ont pu accéder à un emploi par ce
biais. En outre, les licenciés interviewés ayant fait appel à des relations familiales ou
personnelles sont moins nombreux à n’avoir eu aucun emploi depuis le licenciement. On
constate que seules 20 % des personnes ayant mobilisé leur entourage ou des connaissances
sont dans cette situation. Dans le même temps, environ 40 % des personnes n’ayant pas
mobilisé des relations se trouvaient sans emploi un an après la première interview197.
Toutefois, on peut faire l’hypothèse que cette corrélation statistique (entre la mobilisation de
l’entourage et la situation professionnelle) traduit d’autres dispositions favorisant la reprise du
travail (engagement actif dans la recherche d’emploi, contacts sociaux et professionnels
élargis, etc.) que nous développerons dans le point 2.
Les entretiens montrent que le réseau social des demandeurs d’emplois permet surtout
d’être informé rapidement des postes libérés ou de se créer des opportunités en dehors du
circuit officiel du marché du travail. L’entourage formule une recommandation auprès de
l’employeur ou facilite la prise de contact avec d’autres personnes permettant l’obtention d’un
entretien. C’est ce que les ouvriers interviewés désignent par le terme de « bouche à oreille » :
« - Le bouche à oreille... oui si je suis entré chez Bayer c'est le bouche à oreille.
Enq. : Quelqu'un vous a aidé à entrer ?
197
Aussi, sur les vingt-quatre personnes ayant occupé au moins un emploi depuis le licenciement, dix personnes
ont obtenu cet emploi par l’intermédiaire d’une personne de leur réseau social (six par un membre de la famille,
trois par relations personnelles et une par relation professionnelle) et quatorze personnes l’ont trouvé par
candidature spontanée, par l’intermédiaire de l’ANPE, de la cellule de reclassement ou par une annonce.
273
- Non, non on m'a dit de postuler, c'est tout, il faut voir quelle réponse il y allait
avoir... » (Bernard, E. n°12)
« Bien sûr tout le monde recherchait pour moi, c'était le top ! Tout le monde me disait
“ Tiens là-bas tu peux écrire ”... mes amis et tout, même mes anciens collègues de
travail, on arrivait à se refiler les adresses, on ne sait jamais. » (Philippe, E. n°10)
« - Les amis, parce que moi je voulais retourner dans le bâtiment, je suis président d'un
club de foot et je connais beaucoup de gens qui travaillent dans le bâtiment. Aussi bien
des électriciens, tout ça. Je leur en avais parlé. De temps en temps.
Enq. : Ami à vous qui vous avait indiqué ....
- Oui, un joueur de foot. Oui, il m'a dit : “Tiens je connais une boîte qui cherche un gars,
envoie leur un courrier”. » (Jean-Claude, E. n°39)
La capacité à mobiliser son entourage ou des connaissances est inégalement partagée.
Pour certains, l’entourage permettra de multiplier les chances d’embauche tout en satisfaisant
une recherche d’autonomie vis-à-vis des institutions de la recherche d’emploi :
« Ah oui, parce que je ne compte pas uniquement sur la cellule de reclassement et
l'ANPE, je compte aussi sur moi-même, sinon vous pouvez languir longtemps, rester
dormir sur vos lauriers. J'ai eu pas mal de réponses. » (Michel, E. n°7)
Pour d’autres, la mobilisation de l’entourage est impossible ou n’est pas souhaitée. Huit
licenciés sont dans ce cas, soit parce que leurs relations familiales et amicales sont peu
insérées sur le marché du travail ou occupent des emplois peu qualifiés, soit parce que le
chômage tend à les mettre à l’écart de leurs proches. Certains choisissent délibérément de
prendre une certaine distance avec leur famille pendant la recherche d’emploi. D’autres
subissent un désintérêt ou un manque de solidarité.
« Enq. : Personne ne pouvait vous aider ou vous informer … ?
- J’ai pas… j’ai pas demandé non plus parce que je voulais vraiment y arriver de moimême… Je savais ce que je voulais donc… » (Joël, E. n°56)
« En gros ils [Les membres de sa famille élargie] auraient peut-être aimé qu'on leur
demande quelque chose. Mais on leur a rien demandé. Donc c'est ça que ça a fait... un
écart. » (Pierre, E. n°2)
(ii) Espace relationnel et géographie de l’aide
L’analyse de la première vague d’entretiens nous a montré que la géographie familiale
des licenciés dessine un espace de proximité. La plupart des membres de la famille résident
dans un rayon de vingt kilomètres autour du domicile. La famille élargie peut s’étendre audelà de ce périmètre restreint mais se limite souvent à des régions contiguës. De même, le
parcours résidentiel des licenciés avant et après la décohabitation parentale montre combien
l’espace de résidence est resté circonscrit. La localisation des relations amicales et
professionnelles, fondées sur la proximité géographique ou l’appartenance à une même
entreprise, résulte donc de cette sphère résidentielle compacte. Seules trois personnes ont
mobilisé dans leur recherche d’emploi des membres de leur famille extérieurs au département
274
de l’Aisne (Région parisienne, départements du Sud-ouest et Marne). L’essentiel des aides
apportées par la famille concerne donc des emplois dans le bassin de Laon et parfois dans
d’autres zones du département. De même, la mobilisation des voisins, du personnel
communal ou des maires de village restreint logiquement la recherche d’emploi. Ainsi,
l’ensemble des treize emplois trouvés par l’intermédiaire de relations se situaient dans un
rayon de vingt-cinq kilomètres autour du domicile.
Si le recrutement familial des ouvriers a perdu de son importance avec le déclin de
l’industrie, l’aide familiale demeure un moyen de recherche d’emploi et acquiert peut-être
aujourd’hui une dimension particulière. Elle s’inscrit dans un schéma plus global d’accès et
de transmission du salariat comme forme ultime de patrimoine (Desveaux, 1991).
L’hypothèse 2 (cf. chapitre 3) d’un rôle “assurantiel” de la famille est donc pour certaines
personnes vérifiée.
La participation de réseaux de connaissance dans la recherche d’emploi a donc pour
effet de localiser dans un rayon limité les possibilités d’accès à l’emploi. Mais c’est aussi la
volonté de rester proche qui suscite la mobilisation du réseau familial.
1.4. Conclusion : des mobilités spatiales dans la recherche d’emploi
fortement différenciées
L’espace et les critères de la recherche d’emploi ne sont pas simplement définis a
priori par les licenciés mais résultent bien d’une interaction entre les normes des structures
d’accompagnement de la recherche d’emploi, la spécificité géographique et économique du
bassin d’emploi et des choix personnels plus ou moins déterminés. La mobilité vers l’emploi
résulte de la définition itérative d’un espace accessible économiquement mais aussi
socialement, au croisement des trajectoires professionnelles et familiales et de
l’accompagnement institutionnel de la recherche d’emploi.
Les demandeurs d’emploi s’inscrivent pour la plupart dans une démarche localisée de
recherche. Selon les contraintes et les ressources de chacun, les licenciés tentent de faire
correspondre au mieux leur rapport au territoire et la nécessité d’une embauche. Ceux dont le
réseau social, les qualifications et la capacité à être mobile sont plus élevés peuvent mieux
maîtriser cette démarche de reconversion et ont davantage le loisir de s’inscrire dans un
espace choisi plutôt que dans un espace prescrit. Mais être mobile ne peut se réduire à
l’intention d’étendre son territoire de proximité. Les réticences à la mobilité exprimées
peuvent cacher l’évitement de propositions d’emploi jugées insatisfaisantes (conditions de
275
travail, contrats précaires). C’est pourquoi, le niveau de salaire, le type de contrat proposé
associé à la localisation de l’emploi par rapport au domicile sont des contraintes inégalement
acceptées par les salariés, comme en témoigne l’importance de refus d’offres d’embauche.
Enfin, la famille a pu intervenir à la fois dans le choix d’ancrage et ensuite dans la recherche
d’emploi en définissant des critères de prospection, notamment spatiaux. Un an après le
licenciement, une partie des chômeurs cherche donc à sauvegarder une organisation de leurs
déplacements proche de celle qu’ils avaient dans le cadre de leur emploi antérieur. Cette
stratégie reste cependant fortement contrainte par le marché local du travail.
Plus généralement, nous allons voir comment le rapport à l’emploi se modifie en
relation avec l’évolution de l’investissement dans la sphère domestique et les difficultés de la
réinsertion professionnelle.
2. Intégration professionnelle, intégration
renouvellement et repli après le licenciement
résidentielle :
Le refus de la mutation professionnelle préserve l’ancrage résidentiel et la stabilité
géographique de la famille, mais ce choix s’accompagne d’une recherche d’un nouvel
équilibre entre l’intégration professionnelle et l’intégration domestique. Ainsi, les salariés
licenciés construisent des logiques d’action hétérogènes en matière de recherche d’emploi et
investissent plus ou moins la sphère domestique. Pour comprendre cette articulation, nous
avons réalisé deux classements des salariés licenciés (l’un sur le rapport à la recherche
d’emploi, l’autre sur le rapport au logement) que nous avons ensuite croisés afin de dégager
les logiques qui s’associent le plus fréquemment.
Le premier classement porte sur le rapport à la recherche d’emploi. Dans le point 1. de
ce chapitre, nous avons montré en quoi les critères de recherche sont le produit des contraintes
du marché du travail et des attentes familiales et individuelles. Nous allons les utiliser comme
indicateurs. Afin de différencier les niveaux d’exigence des demandeurs d’emploi, nous avons
identifié les individus ayant formulé un à plusieurs critères “élevés” de recherche d’emploi
concernant :
- le périmètre de recherche d’emploi et le salaire : rayon de recherche d’emploi inférieur à vingtcinq kilomètres ; refus d’un emploi situé à cinquante kilomètres du domicile ; acceptation d’un
emploi au SMIC situé à une dizaine de kilomètres du domicile ; acceptation d’un emploi à
cinquante kilomètres pour un salaire d’au moins 1525 euros nets par mois ; refus d’un emploi au
SMIC.
- le secteur d’activité recherché : volonté d’éviter les emplois dans l’industrie.
- le type de contrat : refus des emplois en CDD et en intérim ; refus d’un emploi en intérim.
276
Ces indicateurs sont des indices du rapport à l’emploi et de l’engagement des personnes
dans la recherche d’une embauche. Ils nous ont permis ensuite, par l’analyse des
représentations qui qualifient les discours, de dégager quatre logiques pratiques chez les
trente-huit licenciés : la “logique de reconversion” (douze personnes), la “logique
d’adaptation complète” (sept personnes), la “logique d’adaptation partielle” (quatorze
personnes) et la “logique du retrait” (cinq personnes)198.
Le second classement s’intéresse à l’évolution du rapport au logement des licenciés
selon les positions professionnelles atteintes près d’un an après le licenciement. Il est frappant
de constater le degré d’investissement dans les logements respectifs suite à la fermeture de
l’usine : les deux tiers des licenciés ont réalisé des travaux allant de la construction d’une
pièce supplémentaire aux travaux de tapisserie et de décoration. Il semble que la relation
habitat-emploi ne s’exprime plus, à ce niveau, en termes de mobilité ou d’immobilité, mais de
mobilisations ou de démobilisations dans le logement en fonction du vécu de la recherche
d’emploi. Selon les degrés d’investissement résidentiel depuis la fermeture de l’usine
(absence de travaux dans le logement, réalisation de simples bricolages, réalisation de travaux
importants, activité de jardinage, projets de déménagement, etc.) et d’évolution des relations
sociales et familiales (repli sur la famille nucléaire, investissement dans le rôle de mère,
entretien ou délitement des relations amicales, etc.), nous avons pu identifier des formes de
représentations de la sphère résidentielle plus ou moins valorisée selon la situation
professionnelle (chômage, emplois précaires, CDI ou formation). Quatre types de rapport au
logement ont émergé de l’analyse individuelle des entretiens : le “projet d’une mobilité
résidentielle” (cinq personnes), des “investissements résidentiels de transition” (huit
personnes), le “maintien d’une stabilité résidentielle” (quatorze personnes) et des
“investissements résidentiels de repli” (onze personnes).
L’évolution du rapport à la sphère domestique n’est pas sans lien avec celle du rapport
à l’emploi. Le “croisement” de ces deux classements permet d’identifier des affinités et des
interdépendances entre ces dimensions de l’existence des personnes. Toutefois il n’y a pas de
relation, mécanique, de causalité entre ces deux classements. Si le rapport à l’emploi et
198
Cette typologie recoupe partiellement d’autres analyses. C. Faure-Guichard (2000) décrit les formes
différenciées de rapports à l'intérim (l'intérim d'insertion, l'intérim de transition et l'intérim de profession) ; au
sujet du rapport au travail d’ouvriers de l’industrie, C. Maroy et B. Fusulier (1996) distinguent quatre
logiques : logique d’insertion, de progression, de lutte contre le déclassement et de retrait.
277
l’évolution de la position professionnelle déterminent la place donnée à la sphère domestique
dans les projets et dans la vie quotidienne, certaines personnes développent des logiques plus
complexes. C’est pourquoi nous travaillerons sur les logiques les plus fréquemment associées
(cases grisées du tableau 19) qui concernent les trois-quart des personnes (vingt-neuf sur
trente-huit individus).
Le tableau 19 révèle une gradation dans la relation entre le rapport à l’emploi et le
rapport au logement. On passe d’une recherche d’intégration professionnelle active ou sans
conditions, qui doit permettre de perpétuer l’intégration résidentielle et familiale, à un retrait
progressif et contraint du marché du travail associé à un repli sur la sphère résidentielle.
Le point 2.1 décrira donc l’interdépendance entre un engagement actif de la recherche
d’emploi (“logique de reconversion”) et un rapport au logement fondé sur un projet de
déménagement ou la rénovation du logement (deux premières cases grisées). Ensuite, le point
2.2 traitera du lien entre une “adaptation complète” ou une “adaptation partielle” aux
contraintes du marché de l’emploi et un rapport au logement principalement fondé sur un
“projet de stabilité résidentielle” (troisième et quatrième cases grisées du tableau). Enfin, le
point 2.3 montrera le glissement de la moitié des salariés inscrits dans une logique
d’“adaptation partielle” dans un “repli résidentiel” à l’image de l’ensemble des salariés
contraints progressivement à une “logique du retrait” du marché du travail (deux dernières
cases grisées).
Tableau 19 - Rapport au logement selon l’évolution du rapport à l’emploi au cours de la
recherche d’emploi
Effectifs
Peu
Peu
d’investissements Investissements d’investissements Investissements
/ maintien de la
résidentiels de Ensemble
/ Projet de
résidentiels de
repli
transition
stabilité
mobilité
résidentielle
résidentielle
Logique de
reconversion
4
4
3
1
12
1
1
5
0
7
0
3
6
5
14
Logique du
retrait
0
0
0
5
5
Ensemble
5
8
14
11
38
Logique
d’adaptation
complète
Logique
d’adaptation
partielle
Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens
(Yonne).
278
2.1. La “Logique de reconversion” et la formulation de projets
résidentiels
L’ancrage résidentiel est une option potentiellement valorisante pour ceux qui acceptent
un changement de vie professionnelle et envisagent le licenciement comme une étape ouvrant
la voie d’un changement de métier. C’est le cas de ceux qui s’inscrivent dans une “logique de
reconversion” (2.1.1) dont le rapport au logement est associé à un projet de déménagement
(2.1.2) ou se matérialise par des investissements dans le logement en attendant de retrouver un
emploi (2.1.3).
2.1.1.
La “logique de reconversion”
Les salariés ici concernés par la “logique de reconversion” ont refusé la mutation en
envisageant ce refus comme un choix positif ouvrant la voie à un changement de métier.
« Si je ressors avec quelque chose, je serai plus heureux j'aurai un métier. Je commençais
à en avoir marre de l'usine. (...) Si j'avais su, j'aurai fait ça vingt ans plus tôt. » (Fernand,
E. n°38)
La formulation d’un projet de reconversion professionnelle est caractérisée par une
adaptation maîtrisée au marché du travail. Ces licenciés balisent leur recherche en s’engageant
dans une formation diplômante, en adoptant des critères d’emploi précis concernant les
conditions de travail dans l’entreprise, la localisation de l’emploi et surtout le métier exercé.
Ce rapport à l’emploi est donc ici sous-tendu par un projet exigeant dans ses modalités
pratiques qui a parfois même motivé des refus d’offres d’embauche.
La fermeture de l’usine, alors qu’il reste encore dix à quinze années en moyenne
d’activité à effectuer avant la retraite, joue souvent un rôle de rappel du métier que l’on aurait
aimé exercer. Le licenciement est saisi comme une opportunité pour quitter l’industrie, pour
recommencer une nouvelle carrière dans un emploi choisi. Les projets sont fréquemment
tournés vers le secteur du bâtiment (peintre, chauffagiste, carreleur, etc.) ou vers l’ouverture
d’un commerce (tabac-presse, magasin de vidéo).
« J'avais demandé pour une autre formation parce que j'ai des connaissances dans le
bâtiment. Vu que j'ai fait ma maison complètement » (Frédéric, E. n°28)
« C'est tabac-presse, ça s'appelle une civette [rires], c'est vrai que ça c'est un truc qui
me plaisait énormément mais y a longtemps que j'aurais voulu faire ça. » (Sylvie, E.
n°47)
D’autres ont repris un emploi relativement bien rémunéré d’ouvrier qualifié mais dans
une autre branche d’activité. Ces salariés étaient, lors de l’interview, en formation, en CDI ou
à leur compte. Néanmoins, un tiers des personnes en “logique de reconversion” étaient
toujours au chômage.
279
Si ces salariés, auparavant ouvriers qualifiés polyvalents, peuvent formuler des projets
de reconversion c’est qu’ils disposent de compétences et de ressources acquises par des
diplômes lors de leur formation initiale (CAP, Baccalauréat) ou lors d’activités liées au
secteur du bâtiment fréquemment pratiquées pendant leur temps libre ou comme « travail àcôté » (Weber, 2001). L’histoire professionnelle de la famille oriente également cette
reconversion qui s’assimile parfois à la quête d’une identité professionnelle reconnue
socialement et au sein du groupe familial. Deux entretiens nous ont permis de comprendre
cette genèse des projets de reconversion. Jean-Claude exprime clairement tout d’abord sa
satisfaction de retrouver son métier d’origine et de pouvoir travailler dans le secteur du
bâtiment. Il a acquis ses compétences par un CAP de carreleur, obtenu il y a vingt ans, puis
par les travaux payés “de la main à la main” qu’il a réalisés depuis pour sa famille ou des
relations.
« Le carrelage, j'en faisais souvent, j'en faisais au noir, enfin au noir, pour des
amis.(...) Moi, je rends service à beaucoup de monde, vous savez [rires]. Surtout par
tout ce que je sais faire. Dans la famille, pour la maison, c’est moi qui organise les
travaux, c’est moi qui fait tout, quoi. Je suis le seul à bricoler dans la famille [rires].
Enfin les autres, ils sont bricoleurs, mais ils font des petites bricoles, le carrelage, tout
ça, ils connaissent pas. Tout ce qui est gros travaux. » (Jean-Claude, E. n°39)
De même, après son licenciement, Patrice a obtenu deux permis de conduire poids
lourds ainsi qu’une promesse d’embauche dans une importante société de transport. Ce choix
de devenir conducteur routier s’inscrit en fait dans la lignée familiale :
« Depuis longtemps, j'ai un papa qui était routier, donc ça faisait longtemps que ça me
tapait dans l'esprit, ce qui fait que je suis parti là-dedans. » (Patrice, E. n°52)
Ce rapport à l’emploi est fréquemment associé à des projets de déménagement qui
témoignent alors d’un lien plus lâche avec la résidence, voire avec la région de Laon (2.1.2).
D’autres n’ont pas ce rapport fonctionnel au lieu de vie et réalisent des investissements dans
leur maison, notamment au début de la recherche d’emploi, qui révèlent la poursuite voire le
renforcement de l’enracinement résidentiel (2.1.3).
2.1.2.
Une “mobilité résidentielle en projet”
Alors que l’investissement dans la reconversion professionnelle est fort, quelques
salariés témoignent d’un rapport fonctionnel au logement et n’y réalisent pas d’investissements
particuliers. Des projets de déménagements sont parfois formulés dans l’objectif d’améliorer le
confort du logement ou de changer de région si l’emploi le demande. La mutation n’a pas été
refusée du fait de choix familiaux particuliers tels que l’emploi de la conjointe ou l’attachement
280
familial au territoire, mais davantage pour des raisons d’ordre professionnel qui motivent
aujourd’hui ces projets de reconversion. De plus, ces quelques salariés, ouvriers qualifiés ou
techniciens ayant le Bac ou un CAP, originaires d’autres régions pour certains, disposent des
ressources sociales qui facilitent ou rendent pensable ce genre de plans professionnels et
résidentiels. Finalement, c’est peut-être un nouveau départ pour la famille qui est envisagé en
filigrane.
« De partir... non on va dire, non parce qu'on a la maison ou à moins qu'il y ait
vraiment, ma femme n'ait pas de boulot, oui là, on s'en va de l'Aisne sans problème
parce qu'ils sont bien gentils mais (...). Ah ça a été dur oui ... enfin moi j'habitais Paris
donc habiter ici c'était déjà... mais après les gens sont assez froids quand même. Y a
d'autres choses, quand vous êtes bien avec quelqu'un, vous êtes bien accueilli. Mais ça a
été dur. Ça va faire dix ans on n’a pas beaucoup d'amis. » (Patrice, E. n°52)
C’est finalement davantage le noyau familial qui importe que le lieu de résidence en luimême. Ces salariés relatent d’ailleurs comment leurs relations familiales, au sein du couple et
avec les enfants, se sont renouvelées au cours de cette année.
« - Non, la famille je n'en ai pas ici, donc je n'en ai pas ici, mais pour les copains ça n'a
rien changé du tout.
Enq. : Est-ce que vous avez plus de temps pour votre famille ici ?
- Oui j'ai plus de temps. C'est la fille qui est contente, je vais la chercher à l'école le
midi, le soir, le matin je l'emmène... elle est contente, le jour où ça va s'arrêter... on
verra bien.... » (Patrice, E. n°52).
2.1.3.
Un investissement résidentiel de transition
D’autres salariés ont au contraire intégré dans leur démarche de recherche d’emploi
l’enracinement qui avait contribué au refus de la mutation à Sens. Il s’agit pour eux de profiter
du temps libéré par les premiers mois après le licenciement pour réaliser de nombreux
investissements dans leur maison. Ces premières semaines sont souvent explicitement
envisagées comme un temps pour soi, un moment de transition facilitant le deuil de l’emploi,
et qui offre une certaine satisfaction. Les travaux engagés à cette occasion (tapisserie,
peintures, construction d’une pièce supplémentaire, terrasse, chauffage, toiture, fenêtre, etc.)
sont souvent des projets longtemps repoussés par manque de temps ou d’argent. Ces travaux
s’inscrivent donc dans la continuité. La prime de licenciement a été parfois entièrement
investie dans la rénovation ou l’agrandissement des maisons. Ainsi, certains confirment leur
refus de la migration et revendiquent leur attachement au statut de propriétaire, voire à leur
maison dans le parc social et à l’environnement du logement.
« - Déjà, finir ma maison. Déjà c'est pas mal. Parce que si je trouve du boulot après je
n'aurais plus le temps de la finir. J'ai fait les finitions, c'est ce qui est le plus long en fin
281
de compte, et maintenant j'ai encore le projet de faire une pièce. Il n'y a plus grand
chose à faire, mais c'est toujours aussi long.
Enq. : Est-ce que vous avez utilisé votre prime de licenciement?
- Je l'ai utilisée en partie pour le chauffage central. Depuis des années j'ai dit, il faut que
j'achète un chauffage central. Et puis j'avais un crédit voiture à terminer. » (Frédéric,
n°28)
« Enq. : Vous avez surtout réalisé des travaux ... ?
- Peinture, j'ai isolé mon sous-sol, j'ai refait mon escalier qui descend dans le sous-sol,
j'ai refait toute la façade de ma maison... voilà j'ai fait que ça. D'ailleurs je me faisais
rouspéter de temps en temps à la cellule parce que... ils ne m'ont pas remonté les
bretelles mais au bout des deux ou trois premiers mois, ils laissent passer, mais arrivé à
un moment il faut chercher. » (Jean-Pierre, E. n°31)
Pour ces ouvriers dans un “investissement résidentiel de transition”, le logement a
constitué un support d’activités et d’investissements symboliques et matériels importants, sans
toutefois se substituer totalement à l’intégration professionnelle progressivement retrouvée par
chacun.
2.2. Les logiques “d’adaptation” et la poursuite de l’intégration
résidentielle et familiale
Une partie des salariés s’adapte aux conditions d’emploi locales en acceptant des
contrats précaires et se place dans une “logique d’adaptation complète” (2.2.1), alors que
d’autres formulent des critères de recherche d’emploi plus restrictifs et n’acceptent qu’une
“adaptation partielle” au marché du travail (2.2.2). Ces personnes qui vivent dans l’incertitude
et occupent souvent des emplois précaires se placent dans une optique de protection de
l’acquis et s’inscrivent dans un rapport au logement fondé sur le simple projet d’une stabilité
résidentielle (2.2.3).
2.2.1.
La “logique d’adaptation complète”
Ces licenciés dont le refus de mutation avait été motivé par le souhait de préserver
l’ancrage résidentiel et familial ont choisi en contrepartie d’accepter toutes les conditions du
marché du travail local. Titulaires en général d’un CAP et relativement âgés, ils n’ont pas
formulé de projets ou de critères professionnels stricts et s’adaptent largement (et plus que
tous les autres groupes que nous avons identifiés) aux conditions du marché local du travail.
Ils se plient aux emplois faiblement rémunérés, à mi-temps ou à durée déterminée. Certains
acceptent de réaliser des déplacements de moyenne distance. Il s’agit ici de retrouver
rapidement un emploi quel qu’il soit. De fait, une seule personne est au chômage, les autres
ont fini par obtenir un CDI ou des contrats à durée déterminée.
282
« Disons que ma manière d'avoir trouvé un emploi, c'est que je me suis dit que je vais
prendre le premier emploi que je vais trouver et puis après ça va me permettre d'avoir
un salaire quand même, une activité et je pourrai rechercher à côté. C'est un peu ce que
j'ai fait. Et puis là j'ai trouvé du boulot. Ça veut pas dire que si dans un an on me
propose quelque chose d'avantageux je referais pareil... » (José, E. n°27).
Dans ces conditions, l’investissement au travail est moins fort qu’avant le licenciement.
Ces salariés licenciés subissent une précarité de l’emploi, mais voient également s’effriter leur
intérêt pour le métier d’ouvrier. La dégradation du rapport à l’emploi touche donc également
le rapport au travail.
« Oui je m'étais beaucoup investi et par la suite j'étais découragé quand je voyais que ça
n'aboutissait pas, les efforts qu'on faisait, savoir que ça allait être transféré. Mais c'est
pour ça maintenant je suis vacciné là, maintenant. Je ne me casserai plus la tête comme
avant. Non, c'est le travail, c'est tout. » (Nicolas, E. n°25)
2.2.2.
La “logique d’adaptation partielle”
Ces ouvriers qui s’inscrivent dans une “logique d’adaptation partielle” se plient, mais en
partie seulement, aux conditions des emplois disponibles. Ce qui les différencie des salariés
dans une “logique d’adaptation complète” c’est l’exigence plus élevée de leurs critères de
recherche d’emploi. S’ils acceptent des emplois à durée déterminée, il ne s’agit pas pour ces
licenciés de s’engager dans une soumission totale aux conditions d’emploi. Par le refus de
candidater à certaines offres ou d’accepter des embauches dont les modalités touchent la
sphère domestique (notamment une localisation du travail trop éloignée du domicile) ou pour
lesquelles le revenu du travail est trop faible, ces personnes exercent leur capacité de
résistance.
Toutefois, elles subissent pleinement les difficultés locales d’insertion professionnelle :
les trois-quarts travaillent en intérim ou sont au chômage. Quelques unes sont en CDD, en
CDI ou suivent une formation. En fait, la plupart acceptent des contrats saisonniers dans les
industries agroalimentaires locales. Ces contrats emploient des centaines de personnes dans
l’industrie sucrière, agricole et chimique pendant quatre à huit mois de l’année. Mais bien
qu’ils soient prorogés d’année en année, ces emplois n’offrent pas la garantie d’un CDI à
temps complet. Comment ces ouvriers se définissent-ils dans ces conditions précaires de
travail ? En fait, ces situations professionnelles n’ont jamais été choisies mais sont préférées à
un état de chômage ou d’inactivité. Ces emplois saisonniers contribuent à maintenir une
activité, certes faiblement rémunératrice, mais qui inscrit les personnes dans un statut et un
système de droit. Ils balisent et rythment l’année de travail en réduisant la crainte de rester
totalement inactif pendant une longue période.
283
« Et maintenant, je commence à revivre. Je dirais revivre parce que j'avais besoin de
revoir du monde et travailler en mains propres, c'est le manque de relations... Et puis
m'occuper... C'est vrai qu'à force, parce que vous êtes chez vous, même si vous avez du
boulot... Vous tournez en rond... À force, vous en avez marre. » (Frédéric, E. n°28)
Travailler, c’est tenter de garantir les ressources économiques de la famille, satisfaire le
besoin personnel d’activité, assurer une position sociale au sein de la vie familiale et de la
relation de couple. Pour les hommes au chômage, l’inactivité est plus ou moins bien assumée
car elle modifie la répartition sexuelle des rôles dans le couple. Ils se trouvent alors parfois
investis des « fonctions d’entretien » (de Singly, 1996) du foyer.
« Quand on travaille, c'est vrai qu'on ne pense pas à tous les petits problèmes qu'on peut
avoir, disons que pour un homme, c'est bien de travailler. Quoique ça ne me dérange
pas, je fais le repassage, je lave, mon épouse est contente mais c'est vrai que pour un
homme rester à la maison c'est pas... mais moi ça ne me dérangerait pas, dans la mesure
où je trouve huit mois de travail, ça ne me dérange pas de rester à la maison parce que
j'ai le jardin à faire, j'ai toujours une occupation quoi... j'ai la tapisserie, le garage à
faire... mais il faut au moins huit mois de travail pour ne pas perdre sur les ASSEDIC
tout ça... » (Joseph, n°14)
Face à ces difficultés de recherche d’emploi, une partie des ouvriers et techniciens
vont chercher avant tout à protéger leurs acquis. Cela se traduit pour la moitié des salariés en
position d’“adaptation partielle” et ceux positionnés dans une “logique d’adaptation
complète” par une volonté de maintien de la “stabilité résidentielle” (point 2.2.3). Notons que
la “logique d’adaptation partielle” aux conditions d’emploi fait charnière en ce qu’elle relève
d’un rapport au logement fondé sur le maintien et la stabilité (“projet de stabilité
résidentielle”), mais est également en partie associée à des “investissements résidentiel de
repli”, semblables à ceux des personnes dans une “logique du retrait” (point 2.3) du marché
du travail (cf. tableau 19).
2.2.3.
Un “projet résidentiel de stabilité”
La précarité de l’emploi et la perte substantielle de revenus du ménage ont pu ébranler
le socle de l’économie familiale. Les discours recueillis évoquent précisément cette
incertitude pour justifier, à nouveau, l’ancrage dans un logement considéré comme un acquis
et l’attachement à un réseau social et familial considéré comme un espace, sinon protecteur,
du moins mobilisable.
Ici les personnes n’ont pas réalisé de travaux ou de bricolages particuliers. Leur
situation économique a pu les empêcher d’engager ce type d’investissements. Par ailleurs, ils
n’ont pas ressenti le besoin de s’investir davantage dans des activités domestiques (jardinage
par exemple) mais ils tentent de poursuivre à l’identique le mode de vie qu’ils avaient avant le
284
licenciement. Ces ouvriers expriment alors une logique de maintien et de “stabilité
résidentielle”.
L’entretien réalisé avec Henri (n°9) illustre combien le logement peut-être une ressource
financière et symbolique forte. Son épouse est inactive, leur unique fille qui vit avec eux est
en emploi-jeune. Loin d’inciter au déménagement pour l’emploi, cette situation a renforcé
l’acuité de l’ancrage territorial. Le remboursement des emprunts liés à l’accession à la
propriété est terminé, le coût du logement devient donc faible pour les trois membres de la
famille. En outre, l’épouse a hérité de sa mère d’un bien immobilier dans leur village de
résidence, dont elle tire un revenu par sa mise en location. Finalement, le logement est bien la
raison et le moyen de l’ancrage.
«Henri : Je préfère ne pas être parti là-bas et ne plus payer. Parce qu’il y en a qui ont
vendu leur maison, racheté là-bas et ils se mordent les doigts… (…)
Conjointe d’Henri : Et moi aussi ma mère est décédée au mois de février et… bon je
suis fille unique, elle avait une maison au village que j’avais déjà loué parce qu’elle est
en maison de retraite, pour payer un complément parce que c’est pas… et moi je suis
toute seule, je continue à la louer, donc ça me fait un apport.
Henri : Elle se fait son salaire avec la maison…
Conjointe d’Henri : Oui, j’ai placé de l’argent et, tous les trois mois, j’ai un petit revenu
aussi donc on se débrouille comme ça… » (Henri, E. n°9)
L’épreuve du licenciement et du chômage tend, pour certains, à resserrer les liens
familiaux préexistants. Ceux qui se disaient insérés dans un système d’entraide familiale avant
le licenciement bénéficient donc d’un soutien moral ; des femmes se sont investies davantage
dans leur rôle de mère.
« - J'ai été très appuyé, j'étais un peu perdu d'être au chômage. On se voyait
régulièrement on était tous en famille.
Enq. : D'accord, est-ce que ça aurait renforcé vos liens avec eux ?
- Oui renforcé, oui je pense... ouais, le fait de ne pas être parti. Et en plus avec le recul je
prends des nouvelles avec ceux qui sont partis et je ne regrette pas ma décision du
tout. » (Nicolas, E. n°25)
« Et puis le lundi j'emmène ma fille à Bohain, je reviens à 9 heures 30, c'est le ménage.
Le mardi bien souvent c'est l’antenne emploi. Là il y a un pont donc on part, on en
profite un peu aussi. Et puis la semaine passe très vite. » (Nicole, E. n°37)
L’intégration professionnelle prime mais doit aussi servir à maintenir à la fois
l’intégration résidentielle et l’intégration familiale.
2.3. Le renforcement de l’intégration domestique face au chômage
Face
aux
difficultés
de
recherche
d’emploi,
l’équilibre
entre
intégration
professionnelle et intégration domestique peut être déstabilisé. Deux rapports à l’emploi
conduisent, tout ou partie des salariés, à un repli sur la sphère domestique : la “logique
285
d’adaptation partielle” (que nous venons d’analyser) et la “logique du retrait” progressif et
contraint du marché du travail (2.3.1) qui tendent à être davantage associées à des
investissements résidentiels de repli (2.3.2).
2.3.1.
La “logique du retrait”
Cinq personnes adoptent une “logique du retrait” : majoritairement sans diplôme, ils
occupaient des postes d’ouvriers non qualifiés ou qualifiés (à l’exception d’un technicien).
Depuis leur licenciement, ils n’ont pas retrouvé de travail, sauf une personne ayant effectué
un CDD d’un mois.
Les propositions d’emplois en mission intérim ou à mi-temps au SMIC traduisent, à
leurs yeux, l’absence de reconnaissance de leurs compétences. Ils sont alors touchés dans leur
identité sociale et professionnelle et adoptent en retour une posture de recherche d’emploi
exigeante qui ne se plie pas à toutes les propositions d’embauche. Certains se mettent
progressivement à distance du marché du travail (notamment les personnes de plus de
cinquante-cinq ans), gardent des critères plutôt restrictifs, et témoignent ainsi de leur
résistance face aux formes d’emplois précaires. Par ailleurs, leurs contraintes de déplacements
sont fortes (deux n’ont pas de véhicule, un n’a pas le permis) ce qui limite le nombre de
candidatures. La maladie peut également interdire le retour à l’emploi, lorsqu’au revenu du
travail se substitue une pension versée au titre d’une incapacité de travail de 100 %.
« Moi je me dis, non, je ne suis pas foutu. Je veux bien faire n'importe quoi mais
quelque chose qui m'occupe, mais je ne veux pas non plus travailler X heures par jours
pour gagner quelques francs. Je suis pas d'accord non plus. » (Michel, E. n°7)
« Disons que j'ai mes quarante ans de cotisations... j'ai 54 ans... je sais pas là c'est récent
peut-être que dans un an ou deux je voudrais retravailler, je sais pas... » (Marc, E. n°46)
La situation de Roland illustre une logique encore plus nette de retrait du marché du
travail. Contrairement à la très grande majorité de ses collègues, Roland n’a pas souhaité
adhérer à la convention de conversion et a tardé à s’inscrire à l’ANPE :
« C’est le principe et, à la limite, moi j’appelais ça un peu le chômage planqué,
politiquement… tant qu’on les met là-dedans, ils ne sont pas recensés chômeurs, ça
casse un peu les statistiques pour moi. » (Roland, E. n°49).
Alors que sa conjointe travaille et que le couple est propriétaire d’une maison dans le
village d’Athies-sous-Laon, Roland ne voulait pas précipiter la recherche d’emploi et a
préféré se réinvestir dans sa maison et y construire une terrasse.
« Enq. : Vous ne vouliez pas retravailler ?
- Non pas dans l'immédiat. Je m'étais dit je prends un peu... ils m'ont foutu dehors je
prends un peu de vacances. (…) Oui l’occasion a fait que j’avais le temps, donc j’ai pu
286
bricoler un peu chez moi… occuper mon temps… j’ai fait mes extérieurs, les
terrasses…. Ce qui était en prévision. » (Roland, E. n°49).
Mais ce repli, au départ volontaire, devient contraint et de plus en plus mal vécu à
mesure que le temps d’inactivité professionnelle augmente et que la recherche d’emploi
échoue, notamment par un manque de mobilité, puisqu’il ne possède pas le permis de
conduire.
L’absence d’activité et de perspectives de reclassement valable produisent un certain
découragement et sont difficilement assumées. Les hommes peuvent connaître, en outre, un
affaiblissement de leur rôle social au sein du ménage. Ils se sentent encore plus en retrait à la
maison, lorsque leur femme travaille et que les enfants ont leurs activités.
« Malgré qu'elle me dise que non, mais si, si, je me sens dévalorisé par rapport à ma
femme. Tous les matins je l'emmène au boulot, c'est elle qui bosse, et à la maison je fais
rien. Je fais rien parce que à la maison, je n'ai plus rien à faire... » (Michel, E. n°7).
Même si, pour ces personnes, les risques de chômage et de précarité avaient été
identifiés et assumés au nom du projet domestique, ce retrait du marché du travail reste
dévalorisant.
2.3.2.
L’“investissement résidentiel de repli”
Ces glissements vers une intégration professionnelle plus précaire modifient le rapport à
la sphère domestique. On sait que le licenciement rompt avec ce qui permet l’inscription des
individus dans un rythme et un espace social qui fondent leur identité : horaires, espaces,
activité et personnes connues (Sellenet, 1996). L’affiliation familiale et domestique tend à être
privilégiée, alors que l’intégration professionnelle devient très incertaine. L’“investissement
résidentiel de repli” recouvre donc une logique de « compensation » (Castel, 1995).
Sous l’effet d’un chômage qui se prolonge, le bricolage, l’amélioration du logement,
l’entretien de relations familiales ou amicales deviennent une sphère de refuge. Les emplois
précaires en CDD ou en mission d’intérim fragmentent le temps d’activité professionnelle.
L’investissement dans le logement a donc pu prendre une place croissante dans l’activité
quotidienne. Certains disent avoir préféré dans un premier temps développer leur activité
domestique et ne pas rechercher trop rapidement un emploi (notamment E. n°49). Pour les
salariés les plus âgés, ayant déjà effectué quarante années d’activité professionnelle, la
mobilisation résidentielle est une activité de substitution à l’emploi :
« Enq. : Aujourd'hui vous occupez comment votre temps ?
- Actuellement le jardin le jardin... pour l'instant après les travaux. Y a deux mois où j'ai
pas fait grand chose, normalement j'avais des choses à faire, je ne les ai pas faites ...
287
Enq. :Vous avez des projets ?
- Oui, y a des travaux d'aménagement, de décoration de... au bout de vingt ans, il y a des
choses qui sont bonnes à refaire... J'ai au moins trois ou quatre ans de travail. » (Marc, E.
n°46)
Mais cet investissement dans le logement est en général subi, contraint, sans être porteur
de l’intégration sociale et économique que l’emploi autorise. Il fait écho à la position sociale
de chômeur. Cette position est exprimée, dans les entretiens, par le registre de la
dévalorisation et du désarroi face aux difficultés d’insertion professionnelle. Certains relatent
comment le manque de relations sociales, le sentiment de devenir inutile se manifeste par des
troubles du sommeil, par un stress qui touche également les autres membres de la famille199.
Le choix de la non-mobilité et de l’ancrage résidentiel et familial se révèle être plus difficile à
tenir que prévu et ne peut être qu’un palliatif temporaire et insuffisant à l’emploi. Ainsi
certains propos expliquent comment l’envie de faire des travaux dans le logement est
“revenue” avec le retour à une activité professionnelle, même précaire.
Le soutien familial semble en outre inégal. La fréquence des rencontres avec la famille
n’a, en général, pas été modifiée par le licenciement. Mais certains ont pu bénéficier d’un
soutien moral particulier alors que d’autres se sentent plus isolés.
« - Non, non au niveau famille c'est toujours pareil quoi, pareil. Au contraire ils font
tout pour me remonter le moral.
Enq. : Ils vous ont soutenu ?
- Oui... énormément d'ailleurs, et heureusement parce que sans ça... déjà si de vousmême vous vous dites je suis foutu et que la famille derrière ne vous donne pas de coup
de main, vous êtes foutu. » (Michel, E. n°7)
« Oh plutôt moins, oui j'en ai eu moins. Ils nous ont un petit peu laissés quoi,
débrouillez-vous. Moi je l'ai ressenti un petit peu comme ça. Pas à 100 %, mais moi je
le sentais un peu comme ça. » (Pierre, E. n°2)
Serge Paugam a montré combien les formes précaires de l’intégration professionnelle
ont un effet sur les relations conjugales et parentales d’une part, et sur les relations au sein du
réseau de parenté d’autre part (Paugam, 2000). Ici, la rupture du contrat de travail et
l’expérience du chômage menacent le réseau social ou, du moins, renforce les relations
199
Le rapport du CERC en 1993 ou celui de J. Commaille en 1999 rendent compte des conséquences non
négligeables du chômage sur la santé des individus. Les études arrivent à des conclusions concordantes sur les
symptômes de mal-être et de dépressions ainsi que sur les troubles digestifs, dermatologiques ou
comportementaux (aggravation de l’alcoolisme et du tabagisme). Le lien entre suicide et crise économique (la
causalité avec le chômage proprement dit n’étant pas établie) est manifeste depuis la fin des années 1970. Cf.
pour une synthèse des connaissances, G. Nezosi (1999).
288
affectives les plus stables, alors que le réseau plus lâche de relations professionnelles, n’a pu,
la plupart du temps, se maintenir après le licenciement200.
Finalement, l’importance donnée à la maison individuelle, à l’accession à la propriété
ou à l’espace domestique rappellent que la déstructuration des collectifs ouvriers et des
identités de métier ont conduit à un investissement plus grand du pôle domestique et familial.
En effet, ces salariés sont aujourd’hui plus autonomes vis-à-vis de la sphère collective qui a,
jadis, marqué la constitution de la classe ouvrière. Ces évolutions participent d’un mouvement
d’« individuation » (Terrail, 1990) des modes de vie ouvriers. Mais on retrouve ici le
paradoxe soulevé par Florence Weber (1991) : l’investissement dans la sphère résidentielle et
familiale est lié à une amélioration des conditions de vie ouvrière mais s’est accentué, sous
une forme négative de repli, avec la crise et le chômage.
3. Conclusion du chapitre 9 : mobilité et rapport au logement,
le renforcement des disparités suite à un licenciement-ancrage
Dans cette ville moyenne de Laon, inscrite dans un espace rural, la non-mobilité
résidentielle de salariés licenciés repose sur des logiques d’ancrage résidentiel et familial. Le
territoire d’appartenance est vécu comme un point d’appui affectif, qui suscite des solidarités
familiales et offre un espace résidentiel sécurisant et maîtrisé. Cependant la mobilisation du
réseau social ne permet pas toujours de retrouver un emploi sur place, ce qui pousse certains à
élargir leur rayon de recherche d’emploi. Mobilité (i) et rapport à la sphère résidentielle et
domestique (ii) sont des dimensions centrales du licenciement-ancrage des salariés.
(i) L’atonie du marché du travail local met à l’épreuve des salariés habitués à une
proximité géographique entre le logement et l’emploi. On constate une différenciation des
pratiques de déplacements dans la recherche d’emploi selon les ressources des ouvriers et de
leurs familles. Ces ressources reposent largement sur des aspects économiques liés aux
revenus des ménages et aux offres d’emploi. Ainsi, ceux dont la qualification et les revenus
sont les plus bas, qui ont parfois un accès limité à l’automobile et pour lesquels le risque de
chômage est le plus vif n’acceptent pas toujours des mobilités quotidiennes plus importantes.
Les réticences à la mobilité reposent donc sur une rationalité économique évidente. Mais cette
200
Les relations avec les anciens collègues de l’usine, également licenciés, ont plutôt mal résisté. Si les plus
investis dans les sociabilités professionnelles ont pu maintenir les rencontres et les activités de loisirs (neuf
personnes sur trente-deux ont des rencontres régulières ou des activités avec leurs anciens collègues), la majorité
des licenciés voient leurs liens amicaux avec les collègues s’affaiblir.
289
dernière n’est pas isolée et se trouve fortement imbriquée dans des logiques d’ordre familial et
social. L’expérience familiale de la mobilité, l’organisation et les rythmes quotidiens du
ménage pèsent ici sur la définition de critères restrictifs de recherche d’emploi, notamment
spatiaux. Ces résultats révèlent certaines difficultés économiques et sociales à organiser une
« proximité temporelle » (Beaucire, 2000a, p. 6), fondée sur des déplacements quotidiens
rapides, entre le logement et l’emploi.
(ii) La fermeture de l’usine et le refus de mutation professionnelle ont modifié le rapport
à l’emploi précédemment structuré par une « intégration professionnelle assurée » (Paugam,
2000) des salariés. Un an après leur refus de la mutation professionnelle, lorsque l’intégration
professionnelle des salariés licenciés est rapidement assurée par l’accès à un CDI ou par une
reconversion réussie, le travail demeure une référence identitaire centrale. Certains
poursuivent alors l’investissement dans la sphère familiale et formulent des projets de
déménagements éventuels ou bien se réinvestissent dans leur logement et confirment ainsi
leur choix d’ancrage. En revanche, la prolongation du chômage ou l’occupation d’emplois
précaires successifs peuvent générer un désinvestissement contraint de la sphère du travail.
Certains glissent vers une « intégration disqualifiante » (Paugam, 2000) associant instabilité
de l’emploi et insatisfaction au travail, ou bien glissent vers un retrait du marché du travail. Ils
se replient alors sur le logement, support d’activités quotidiennes valorisées, lesquelles se
substituent (mal) à l’activité professionnelle.
Si les salariés précaires recherchent des compensations dans la sphère familiale,
l’ampleur de la disqualification sociale peut, à terme, rendre impossible ce repli et nuire aux
relations dans le ménage et aux relations dans la famille élargie (Paugam, 2000). Ici, nous
montrons que ce glissement dans l’intégration professionnelle peut renforcer, à court terme
(puisque nous nous situons dix à douze mois après le licenciement), l’investissement dans la
sphère domestique. Ces comportements d’investissements résidentiels sont propres aux
milieux ouvriers dont la pratique du bricolage et des travaux immobiliers est élevée. JeanClaude Kaufmann avait montré que le repli domestique était particulièrement développé dans
les milieux populaires qui y cherchent une source de satisfaction lorsque les attentes
professionnelles ne sont pas comblées (Kaufmann, 1988). Nos résultats confirment qu’en plus
des relations familiales, le logement peut constituer un appui qui accompagne une trajectoire
professionnelle renouvelée, qui modère le sentiment d’inactivité que peut susciter le chômage.
290
291
CHAPITRE 10
–
ANCRAGES ET MIGRATIONS : CONSTRUCTION D’UNE
TYPOLOGIE DES LIENS ENTRE LOGIQUES
PROFESSIONNELLES ET LOGIQUES FAMILIALES
Au terme de ces analyses se dessinent des trajectoires diverses de migration ou
d’ancrage résultant du même événement qu’est la fermeture-délocalisation d’une usine. Il est
à présent possible, par une démarche typologique de synthèse, de formaliser ensemble les
motivations et les aménagements de ces arbitrages territoriaux et professionnels si différents.
Notre démarche repose sur la confrontation des analyses des entretiens à notre
hypothèse centrale proposée en chapitre 3 plaçant la famille comme acteur des migrations ou
des choix d’ancrage. Nous avons pu montrer le rôle certain de l’entourage familial (ménage et
réseau de parenté) dans les décisions des salariés : les contraintes professionnelles n’exercent
pas un effet mécanique sur la mobilité car les configurations résidentielles et familiales ainsi
que l’attachement territorial ont un effet sur les décisions. Mais cette hypothèse centrale n’est
que partiellement validée. Les chapitres précédents ont montré que les arbitrages résultent
bien souvent d’une évaluation de l’intérêt, professionnel et économique, à déménager ou à
rester sur place. Ceci nous suggère que les personnes peuvent avoir de “bonnes raisons” d’agir
au profit de l’emploi ou bien au profit de l’équilibre familial. On commence ainsi à entrevoir
l’existence d’un mécanisme itératif entre les motivations professionnelles, les intérêts
économiques du ménage et les logiques familiales et résidentielles. En d’autres termes, on
s’interrogera sur les situations dans lesquelles la famille suscite des tensions, des
contradictions voire prend le dessus sur les impératifs d’ordre professionnel.
Nous proposons de formaliser ici les choix de mutation-migration ou de licenciementancrage selon la place prise par les logiques familiales par rapport aux logiques
professionnelles. La construction, à des fins de comparaison, de cette typologie (1) sera
ensuite confrontée aux récits des trajectoires de quelques salariés interviewés (2).
292
1. Ancrages et migrations : types de confrontations entre
logiques professionnelles et logiques familiales
Le rapport au territoire repose sur des habitudes spatiales, des liens sociaux, une
appartenance ou une distance sociale “objective” au groupe des habitants mais aussi sur
l’appréciation portée par la personne à son inscription territoriale. Les chapitres précédents
ont montré que le rapport au lieu ne détermine pas seul les arbitrages d’ordre spatiaux
lorsqu’ils sont suscités par des contraintes professionnelles. C’est pourquoi, afin
d’appréhender de façon globale les motivations mais aussi les aménagements de ce que nous
avons qualifié d’“ancrage” et de “migration”, nous cherchons à construire une typologie qui
mêle les dimensions géographiques, familiales et professionnelles.
Après avoir exposé la méthode (1.1), nous développerons l’explication des axes et des
types qui ordonnent ce classement (1.2). Il s’agira ensuite d’identifier la répartition des
personnes interviewées dans cette typologie (1.3).
1.1. Construction de la typologie
La méthode employée pour construire les types a consisté en une relecture transversale,
sans distinction des étapes de l’enquête (première et deuxième vague d’entretiens), des
différents processus de mutation-migration ou de refus de la mutation professionnelle. Nous
avons alors procédé à l’identification des traits caractéristiques qui donnent sens aux
arbitrages et aux aménagements de ces choix de migration ou d’ancrage. L’ « idéal-type »
(Weber, 1965) ainsi construit doit être entendu, comme le souligne Dominique Schnapper
(1999), comme la construction d’une idée ou d’un point de vue, comme la schématisation de
la réalité pour forcer la compréhension. Nous ne formulons donc pas un exposé du réel mais
nous utilisons des « moyens d’expression univoques » pour reconstruire une « idée » du réel
(Weber, 1965, p. 180) afin de former un tableau homogène qui permettra la comparaison
ultérieure des types. Dans cet objectif, nous nous attachons à identifier des logiques d’action
qui constituent les éléments de notre typologie. Par la formalisation de logiques d’action nous
ne nous limitons pas aux seules stratégies des individus, lesquelles supposent une
clairvoyance, une anticipation sur le chemin à parcourir. On cherche en fait à approcher des
comportements qui ne découlent pas nécessairement d’une intentionnalité et qui peuvent
résulter d’une adaptation ad hoc à une contrainte extérieure (cf. point 1.2 du chapitre 5).
293
Serge Moscovici a pu identifier dans les années 1950 et 1960 différents types
d’articulation entre mobilité géographique et mobilité professionnelle. Reprenons ici la
synthèse de ces travaux réalisée par Marie-Claire Villeval (1989) : S. Moscovici distingue,
d’une part, la mobilité « osmotique » qui se produit sans discontinuité géographique notable
de la mobilité « transférielle » qui suppose « une transformation radicale de l’univers
psychologique des individus » (Villeval, 1989, p. 114). Il différencie, d’autre part, la mobilité
« constitutive » de la dynamique et de la culture d’un groupe de migrants, de la mobilité
« fonctionnelle » (produite sous l’effet d’une contrainte conjoncturelle extérieure). Ce
classement nous met sur la voie de migrations professionnelles plus ou moins assumées ou
subies selon les groupes sociaux et la distance géographique. Ici, nous nous situons bien dans
un cas de « mobilité fonctionnelle » qui revêt pour certaines personnes une dimension
« transférielle », c’est-à-dire de rupture avec un espace de vie, avec des liens et des habitudes.
Mais ces travaux n’envisageaient pas à proprement parler l’analyse des logiques familiales et
les manières dont on peut aménager ce type de transfert.
Or, dans notre enquête, les tensions suscitées entre logiques professionnelles et logiques
familiales apparaissent clairement. Les entretiens nous livrent les hésitations ou la facilité
avec laquelle les choix ont été réalisés. Si la fermeture-délocalisation est un événement
évidemment subi par tous (chapitre 6 et 7), la différence principale se situe entre ceux qui
vont se l’approprier en tant que projet professionnel et ceux qui vont éprouver des difficultés à
l’accepter. D’une part, nous cherchons donc à distinguer les conditions dans lesquelles se
développent des comportements principalement inspirés par une logique professionnelle et
qui sont assumés sans contradiction avec l’équilibre familial. Dans ces situations les logiques
familiales s’intègrent aux exigences professionnelles de la mutation ou bien renforcent un
intérêt économique ou résidentiel à rester sur place. D’autre part, nous identifions des
situations dans lesquelles la décision et l’aménagement de cette décision provoquent une
tension, une contradiction entre les logiques familiales et les logiques d’ordre professionnel.
En schématisant, on peut donc opérer une distinction entre des choix “assumés” et des choix
“en tension”.
De manière plus générale, les recherches sur le fonctionnement du groupe conjugal ont
démontré l’établissement de logiques d’interaction entre hommes et femmes fondées sur la
conciliation ou le compromis (Nicole-Drancourt, 1989). D’autres parlent de modes
d’articulation des projets professionnels et des projets familiaux, modes fondés sur
l’ajustement ou la juxtaposition malgré des difficultés subsistantes de partage du travail
familial (Brais, 2000). C’est une distinction de cet ordre que nous souhaitons mettre en avant
ici. Nous ne réalisons donc pas une typologie sur les effets et les rôles de la famille mais un
294
travail sur les exigences d’ordre familial, en amont et en aval de la décision de mutation ou de
licenciement.
Deux éléments saillants structurent donc notre typologie : les logiques familiales et les
logiques professionnelles. Par la notion de logiques familiales nous désignons une séquence
de comportements essentiellement motivés par le souci de garantir l’équilibre familial.
Concrètement, les questions d’économie domestique, d’organisation et d’emploi au sein du
ménage, de rôle social que joue l’enquêté dans son foyer et dans son réseau de parenté mais
aussi les dimensions affectives et relatives à l’implantation territoriale de la famille sont
susceptibles d’exercer une influence sur les décisions prises.
Nous incluons donc les interactions familiales entre les membres du ménage ou au sein
du réseau de parenté dans cette analyse, mais aussi toutes les préoccupations qui ont trait à la
« scène » familiale (Weber, 2001). Cependant nous gardons bien évidemment à l’esprit que le
salarié peut ne pas se sentir proche de sa famille élargie, que le ménage peut ne pas avoir de
projet familial précis ou bien que la personne peut être célibataire ou isolée. Les efforts
d’autonomisation et de distanciation sont donc des dimensions de l’analyse.
Nous associons à ces logiques familiales l’expression d’un attachement au territoire ou
d’un rapport plus lâche au lieu de résidence. Bien sûr, nous ne réduisons pas le rapport au
territoire à des questions de liens familiaux mais nous prenons acte du fait que, dans ce corpus
d’entretiens, cette dimension est souvent mêlée à un discours sur la famille et sur le logement.
Nous donnons d’ailleurs un statut particulier à cette dimension résidentielle. Les chapitres
précédents montrent que le logement, et en particulier la propriété du logement, a une double
fonction : il justifie l’ancrage mais permet, comme l’expliquent certains salariés mutés,
d’organiser la mutation professionnelle sans migration définitive. Le logement doit donc être
compris à la fois comme un moyen et comme une raison potentielle de rester sur place ou de
dédoubler son lieu de résidence.
Enfin, par la notion de logiques professionnelles nous désignons un ensemble de
séquences de comportements essentiellement motivés par le souci d’acquérir les ressources
économiques et sociales offertes par le travail. Ces logiques peuvent relever de trajectoires
aux inclinaisons opposées : ce peut être pour les uns une logique d’accumulation, de mobilité
sociale et professionnelle ascendante qui se déploie alors que d’autres suivent une logique
professionnelle dans une perspective de lutte contre le déclassement, voire de survie
économique.
295
1.2. Description et comparaison des types
Le tableau 20 décrit les comportements les plus distincts autour de deux axes : d’une
part, en lignes, se situe le choix professionnel et territorial central : celui de la mutationmigration ou de licenciement-ancrage. D’autre part, en colonnes, se situent les aménagements
et les conditions de réalisation de ces choix selon la confrontation ou l’absence de
confrontation des logiques familiales avec les nécessités professionnelles.
Ainsi se distinguent des individus (première colonne) pour lesquels la recherche de
ressources professionnelles et économiques est dominante. L’événement qu’est la
délocalisation de l’usine est vécu comme un support à une évolution professionnelle et
personnelle. Le choix est alors assumé et n’est pas considéré comme contradictoire avec les
logiques familiales. L’absence de contradiction peut signifier soit une harmonie entre les
aspirations de la sphère professionnelle et familiale, soit l’absence de la prise en compte de la
sphère familiale (pour certains célibataires par exemple).
D’autres (deuxième colonne) vivent cet événement comme une remise en cause des
équilibres. Les choix de licenciement ou de mutation sont davantage subis et génèrent des
tensions, des contradictions entre logiques professionnelles et logiques familiales. L’objectif
est de maintenir les acquis et notamment la stabilité résidentielle. Ici on se place dans un
processus de compromis ou de sacrifices qui peut se traduire, par exemple, par une stratégie
de double résidence ou par une précarité et le délaissement de l’emploi au profit d’un mode de
vie familial et d’une intégration domestique.
Le croisement des deux axes dégage donc quatre types dont les dénominations révèlent
la place des logiques familiales dans les arbitrages professionnels et géographiques (cf.
tableau 20).
296
Tableau 20 - Mode de fonctionnement des logiques familiales dans les arbitrages de
licenciement-ancrage ou de mutation-migration
Les choix territoriaux
et professionnels
Aménagements des choix
MutationMigration
LicenciementAncrage
Absence de confrontation des
logiques familiales avec les
logiques professionnelles
Confrontation des logiques
familiales avec les logiques
professionnelles
Logiques professionnelles dominantes
Choix subi et/ou assumé
Pari professionnel
Logiques familiales actives
Choix subi qui génère des tensions
Maintien des acquis
Type 1
Migration de carrière
Type 3
Migration de compromis
familiaux
Type 2
Ancrage de projets
Type 4
Ancrage d’affiliation familiale
Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens
(Yonne).
Les types 1 et 2 rendent comptent des situations dans lesquelles les logiques familiales
s’accordent aux changements professionnels qui légitiment, à leurs yeux, une migration ou un
ancrage. La “migration de carrière” (1.2.1) est une adaptation totale aux conditions
géographiques de l’emploi. Dans l’“ancrage de projets” (1.2.2), la sphère familiale n’est pas
un obstacle au projet professionnel, elle s’adapte à la recherche d’emploi. Le mode
d’articulation entre projet professionnel et la sphère familiale est ici fondé sur l’ajustement, la
recherche d’un équilibre. L’intégration professionnelle prime dans les propos, alors que la
famille est décrite comme dépendante de la situation professionnelle voire résidentielle.
Les types 3 et 4 révèlent les situations dans lesquelles le choix et l’aménagement de ce
choix génèrent des tensions entre logiques familiales et changements professionnels. Dans la
“migration de compromis familiaux” (1.2.3) la mutation est soumise à condition et dans
l’“ancrage d’affiliation familiale” (1.2.4) l’intégration familiale prime en amont de la décision
et ensuite dans le processus de recherche d’emploi. Ici les logiques familiales apparaissent
comme dominantes et mettent parfois en relief l’expression d’un attachement, plus général, au
territoire.
1.2.1.
Type 1 : la migration de carrière
Ce type de migration se caractérise par une prévalence des impératifs d’ordre
professionnel dans les discours. Ces derniers légitiment une migration choisie sans trop de
297
tensions ou de contradictions avec le projet familial. La prise de distance avec le territoire
d’origine répond à ce projet d’ordre social et professionnel.
- Le rapport à l’emploi
Le discours sur le travail révèle la place centrale de la sphère professionnelle. Il s’agit
notamment des situations de salariés célibataires, locataires, jeunes ou souhaitant tout
simplement continuer leur carrière dans l’entreprise. Certains ouvriers ont bénéficié de
formation et de promotion interne, accédant au statut d’ouvrier qualifié, de chef d’équipe,
voire de technicien et de responsable de production. Ce niveau de responsabilité et de
rémunération obtenu sur un marché du travail interne à l’entreprise est vécu comme une
position qu’il serait difficile de retrouver sur le marché du travail externe.
- Le rapport au logement et à la mobilité résidentielle
Une des voies qui permet de satisfaire à la fois les besoins professionnels et les attentes
familiales et individuelles est l’accès à un logement valorisé. De l’effort de la migration
découle la satisfaction d’accéder à la propriété grâce aux aides prévues par le plan social.
Inscrits dans une logique patrimoniale, les salariés considèrent toutefois le logement, non plus
comme un point d’ancrage définitif, mais bien, à l’image de l’instabilité de l’emploi, comme
une étape. En outre, l’expérience de déménagements durant l’enfance, un parcours résidentiel
éclaté sur plusieurs départements ou une géographie familiale dispersée facilitent
l’acceptation d’une migration et l’expression d’un attachement au territoire plus lâche.
- L’ajustement des logiques familiales à la “migration de carrière”
La décision de mutation relève d’un intérêt professionnel et économique. Elle fait aussi
écho aux attentes ou simplement aux dispositions des membres du ménage en matière de
logement ou de lieu de vie. L’attrait de la famille pour une accession à la propriété est
manifeste et aide à valoriser la migration. Au-delà du logement, la conjointe peut s’approprier
ce changement de région en reprenant une activité professionnelle interrompue ou bien
simplement en trouvant un nouvel employeur sur place.
La démarche de migration peut aussi conforter un effort d’autonomisation vis-à-vis du
réseau de parenté, voire une prise de distance volontaire. Le rapport au territoire devient alors
plus nomade et labile. Cela ne signifie pas que les membres du ménage ou du réseau de
parenté n’ont pas eu de poids dans la décision mais simplement que les discours rendent
compte d’un ajustement entre les dimensions affectives, familiales et les arbitrages spatiaux.
298
Le type de la “migration de carrière” privilégie l’intégration professionnelle. Il consacre
également la construction du foyer par une accession à la propriété et par une recherche
d’autonomie, tant des membres du ménage dans leurs activités et déplacements quotidiens,
que du ménage dans son ensemble vis-à-vis de son réseau de parenté. L’emploi est le pivot de
ces logiques familiales et professionnelles qui fonctionnent sur le mode de l’ajustement.
1.2.2.
Type 2 : l’ancrage de projets
L’“ancrage de projet” se caractérise par le fait de justifier et de construire le refus d’une
mutation-migration par le calcul d’un intérêt professionnel et économique à rester sur place.
Si le licenciement peut être motivé par l’objectif de préserver son logement, une proximité
spatiale de la famille élargie ou l’emploi de la conjointe, ces dimensions sont en accord avec
l’élaboration d’un projet professionnel de reconversion. Ici le licenciement révèle un ancrage
territorial, une immobilité certes, mais une « immobilité calculée » (Gotman, 1999, p. 89).
- Le rapport à l’emploi
Ce qui caractérise cet “ancrage de projets” est avant tout la place du travail dans
l’identité sociale des personnes. Si de “bonnes raisons” légitiment le refus de la mutation
(incertitude sur la pérennité de l’emploi à Sens, coût économique et affectif du
déménagement, dimensions familiales et résidentielles ; cf. infra), on cherche à justifier et
préparer l’avenir après le licenciement par un engagement actif dans la recherche d’emploi.
On s’inscrit dans une logique de reconversion professionnelle afin de changer de métier
(conducteur de poids lourds, de bus) ou de se mettre à son compte (chauffagiste, peintre,
plombier). Sinon, lorsque l’on n’a pas formulé de projets ou de critères professionnels stricts,
c’est par l’acceptation (contrainte) des conditions d’emploi locales (que ce soit des contrats
précaires ou des déplacements plus longs vers les bassins d’emplois voisins) que l’on tente de
retrouver un emploi.
Si l’“ancrage de projets” repose sur un discours de légitimation du licenciement par les
projets professionnels que les salariés mettent en oeuvre, c’est que ces individus sont dans des
positions sociales et professionnelles qui le permettent. Leurs représentations positives du
champ des possibles professionnels s’appuient sur des qualifications et des ressources
culturelles (qualification, diplôme, trajectoires) plus importantes que dans l’“ancrage
d’affiliation familiale”.
299
- Le rapport au logement
Dans l’“ancrage de projets”, si l’on s’appuie sur des projets professionnels pour assurer
l’avenir après le licenciement, le logement est souvent au cœur de la décision. Une des
situations qui “impose” à nombre d’ouvriers de rester sur place est la propriété ou l’accession
à la propriété de la maison. Les représentations du logement véhiculent l’idée qu’il est à la
fois une des raisons du refus de la mutation et un des moyens qui permet d’assurer l’ancrage
et d’amortir les risques économiques du chômage. Le logement est à la fois moyen et raison,
filet de sécurité et bien à protéger. Ici l’attachement au logement est souvent le prolongement
d’un enracinement plus profond matérialisé par la proximité et l’entretien des liens familiaux
et amicaux.
- L’adéquation aux logiques familiales
Ce choix d’ancrage est en adéquation avec les attentes des membres du ménage voire du
réseau de parenté. Dans un premier temps, il permet de privilégier l’emploi du (de la)
conjoint(e) parce qu’il est jugé plus stable ou qu’il est plus rémunérateur, de maintenir les
contacts sociaux des enfants dans la région et de préserver une proximité spatiale avec la
famille élargie. Dans un second temps (un an après le licenciement), si la recherche d’emploi
n’occasionne pas de confrontations, de tensions avec les logiques familiales, c’est bien qu’ici
elle n’est pas perçue comme une menace pour la sphère domestique. On adapte même
l’organisation du ménage à la localisation parfois éloignée de l’emploi et aux statuts précaires
d’embauche car il est jugé indispensable d’éviter le chômage et la précarité201. A l’inverse,
chez ceux qui se reconvertissent vers un métier qui permet d’être à son compte, le projet
professionnel a entièrement intégré la recherche d’une sédentarisation résidentielle dans un
espace de sociabilité maîtrisé (Bertaux-Wiame, 1999)202.
L’“ancrage de projets” révèle donc la recherche d’un équilibre, d’une conciliation entre
l’intégration professionnelle et l’intégration résidentielle, l’attachement au territoire et au
mode de vie du ménage. Les salariés se démarquent par leur rapport à l’emploi : ils
s’engagent dans des projets de reconversion précis ou dans une recherche active et souvent
fructueuse. Contrairement à la “migration de carrière”, l’inscription territoriale n’est pas
neutre. Ici le choix de rester sur place recoupe ce qu’Anne Gotman nomme « l’immobilité
201
Ce type d’ajustement de la sphère familiale aux changements professionnels se matérialise « par une
diminution des exigences face au travail domestique, une réduction du temps de présence aux enfants, au
conjoint, aux amies, une réduction du temps de sommeil et de loisirs. » (Brais, 2000)
202
Ces analyses recoupent celles d’Isabelle Bertaux-Wiame qui, dans le cadre de l’enquête « Proches et parents »
de l’INED, s’intéresse aux configurations résidentielles des indépendants qui peuvent être orientées soit par des
logiques professionnelles, soit par des raisons familiales (Bertaux-Wiame, 1999).
300
calculée » : « être autonome et ménager l’avenir professionnellement, demeurer auprès d’une
parentèle dont il se sent proche et vis-à-vis de laquelle il se sent des devoirs. » (Gotman, 1999,
p. 89). On peut donc parler ici de rapport stratégique à l’ancrage, tant le choix du licenciement
est jugé et évalué comme préférable à l’équilibre économique et affectif du ménage.
Dans les deux types suivants (types 3 et 4), les logiques familiales sont plus saillantes.
L’ancrage ou la migration ne sont pas des choix “naturels”, “évidents” mais sont exprimés
dans les propos des enquêtés comme le résultat de tensions, d’hésitations voire de
renoncements. Le calcul coût / avantage de la mutation est plus déséquilibré, car les logiques
peuvent être antagonistes et générer des sacrifices. Dans ces deux types, les logiques
familiales pèsent davantage sur les arbitrages.
1.2.3.
Type 3 : la migration de compromis familiaux
Les hésitations, les tensions dans la prise de décision sont ici très fortes tant les
impératifs économiques du ménage sont confrontés aux dimensions affectives et familiales.
La “migration de compromis familiaux” tente de tenir ensemble le maintien de l’intégration
professionnelle et la préservation de l’intégration domestique et familiale.
- Le rapport à l’emploi
Le rapport à l’emploi et à la proposition de mutation professionnelle est proche de celui
exprimé dans le cadre d’une “migration de carrière” (type 1). Toutefois, ici, une posture plus
distante à la carrière professionnelle et une adhésion qui n’est que partielle à la politique de
l’entreprise est exprimée. Les ouvriers et techniciens acceptent la mutation en partie par
crainte du chômage tout en gardant à l’esprit le risque de déclassement et d’instabilité de leur
poste de travail.
- Les tensions et contradictions avec les logiques familiales, la mise en oeuvre de
stratégies résidentielles
Ici la survalorisation du lieu de résidence et de la région d’origine détermine les
logiques familiales. Les salariés sont tiraillés entre un comportement « raisonnable », prudent
et rationnel d’un point de vue professionnel qui incite à la mutation à Sens et l’attachement
affectif au territoire ou à la maison familiale. Ces tensions les conduisent à adopter un rapport
stratégique à l’espace et à la migration qui permet de satisfaire les contraintes professionnelles
et économiques du ménage tout en s’adaptant au projet familial d’ancrage.
301
La “migration de compromis familiaux” se caractérise principalement par une
configuration en double résidence divisée entre un logement “professionnel” et le logement
“familial” dans la région d’origine. Le salarié accepte la mutation et déménage seul ou avec
toute la famille dans la région de Sens. Plus que dans toute autre situation, le logement est ici
l’outil du compromis familial. Cette stratégie permet d’articuler un rapport à l’emploi fondé
sur la protection et un rapport à la sphère familiale et résidentielle fondé sur la stabilité. La
migration de toute la famille ou simplement du salarié muté est donc le résultat de stratégies
professionnelles (préserver l’emploi de la conjointe dans l’Aisne, suivre son emploi pour se
rapprocher de l’âge de la retraite) mais aussi de réactions affectives des membres du ménage
provoquant le refus de quitter son logement ou de se couper d’un espace relationnel.
Dès lors, la migration est vécue comme une étape temporaire qui ne modifie pas
l’appartenance à la région d’origine comme en témoignent les déplacements fréquents en
direction des espaces familiaux et amicaux. Migrer ne signifie plus quitter définitivement un
« espace fondateur » (espace de la formation de l’individu) ou son « espace de référence »
(espace de l’histoire familiale), (Gotman, 1999, p. 71). Notons qu’ici les logiques familiales et
l’attachement au territoire peuvent être pris en compte parce que les ressources économiques,
résidentielles et culturelles du ménage l’autorisent.
Une autre situation exemplaire de la “migration de compromis familiaux” est l’option
d’une mutation en période probatoire. Ici le choix d’une mutation à l’essai repose sur une
tension permanente entre sphère professionnelle et sphère domestique : ces salariés ne
peuvent se résoudre ni au licenciement ni à une migration qui s’apparente parfois dans les
discours à un déracinement. L’expérience d’une vie à distance provoque la (dés)organisation
du ménage, la déstabilisation des relations entre les deux conjoints, une prise de distance
parfois mal vécue avec le réseau de parenté du fait de rencontres moins fréquentes. Les
conjoint(e)s et les enfants, peuvent également exprimer leur désaccord et leur
mécontentement par des manifestations de stress, d’inquiétude et d’irritabilité.
En définitive, le type de la “migration de compromis familiaux” révèle l’orientation que
peuvent donner les logiques familiales aux choix spatiaux et professionnels. Au-delà des
intérêts économiques et résidentiels, les salariés et leurs familles tentent d’organiser des
conditions de vie acceptables. Le territoire familial est mis à l’épreuve d’une migration pour
raisons professionnelles. Se dégage alors un compromis entre, d’une part, « rester sur place »
et prendre un risque professionnel, d’autre part, « migrer en famille » et perdre la proximité
spatiale des proches (Gotman, 1999). Les logiques familiales tendent ici à favoriser un rapport
302
stratégique à l’espace et à la mutation, alors même que la sphère professionnelle est vécue
comme moins satisfaisante et moins stable qu’auparavant. On n’accorde pas suffisamment de
crédit à la situation professionnelle pour prendre le risque de perdre les bénéfices de l’ancrage
territorial. C’est donc une tension entre intégration familiale et intégration professionnelle qui
prévaut.
1.2.4.
Type 4 : l’ancrage d’affiliation familiale
Le type de l’“ancrage d’affiliation familiale” est le propre des situations où les salariés,
pris de cours et heurtés par la fermeture de l’usine, vivent une tension entre les impératifs de
la sphère familiale et résidentielle et les injonctions professionnelles. Ils fondent leur
licenciement-ancrage avant tout sur la protection des liens et des espaces familiaux.
- Le rapport à l’emploi
Une des différences entre “l’ancrage d’affiliation familiale” et “l’ancrage de projets ”
(ou encore la “migration de compromis familiaux”) est le rapport à l’emploi des personnes
qui, ici, ne domine pas dans la formulation du choix de licenciement. La recherche d’emploi
est vécue comme une fatalité. Sans projets de reconversion professionnelle précis, ces
ouvriers savent combien la région est fortement touchée par le chômage et qu’ils peuvent être
pris, au fil du temps, dans un engrenage de difficultés économiques. L’intégration
professionnelle passe au second plan, ou du moins est-elle rendue de plus en plus difficile par
un marché local du travail relativement peu favorable aux emplois stables de faibles
qualifications. D’un point de vue professionnel, l’avenir semble ici « entre parenthèse »
(Paugam, 2000, p. 180).
- La confrontation des logiques professionnelles avec les logiques familiales
Dans ce contexte d’incertitude professionnelle, le lien social et l’affiliation familiale
dominent. On refuse ici la flexibilité géographique imposée par l’entreprise pour préserver
son enracinement résidentiel et la proximité intergénérationnelle, quand bien même cela doit
se faire au prix d’un licenciement.
Dans un premier temps, l’annonce de la fermeture de l’entreprise et la proposition de
délocalisation du lieu de travail provoquent un dilemme. Bien que les risques de chômage et
de précarité économique du ménage soient tout à fait perçus, déménager semble ici à la fois
inenvisageable et hors de portée. Cette proposition de mutation vient se heurter aux attentes
du salarié lui-même, à celles des membres de son foyer, voire aux préférences émises par des
303
parents proches. Des arbitrages de licenciement qui peuvent sembler “atypiques” prennent
sens lorsqu’on analyse les processus familiaux qui ont joué sur la décision. Ainsi le refus de
partir alors que la conjointe est inactive voire au chômage ou bien lorsque le ménage est
locataire dans le parc social est justifié par un registre familial. Les personnes expliquent que,
sentant l’unité de leur couple, l’équilibre des enfants et l’organisation du ménage (dont un
membre ou un parent proche est malade) menacés, partir représente un acte trop lourd de
conséquences.
Dans un second temps, les modalités d’emploi et les injonctions émises par les services
publics et privés d’accompagnement de la recherche d’emploi entrent en conflit avec le mode
de vie et la démarche d’opposition à la flexibilité qui avait présidé au refus de la mutation un
an plus tôt. Pour certains ouvriers accepter un emploi précaire, ou bien éloigné et peu
rémunéré n’est pas envisageable, alors même qu’ils n’ont pas toujours les ressources
économiques (un deuxième revenu dans le ménage, une seconde automobile) et sociales
(habitudes de déplacements, possession du permis de conduire) nécessaires. Certains se voient
confrontés à des problèmes de désynchronisation des rythmes sociaux au sein du ménage : la
flexibilité des horaires de travail, l’instabilité de l’emploi en intérim ou le temps d’absence
qu’impliquent des déplacements domicile-travail plus longs font apparaître de nouveaux
problèmes de garde d’enfants, d’organisation quotidienne des familles, etc203.
L’“ancrage d’affiliation familiale” relève davantage de la survie professionnelle que
pour ceux qui s’inscrivent dans un “ancrage de projets”. Au fil du temps, la précarité devient
le mal nécessaire à la stabilité résidentielle et familiale. Les difficultés de recherche d’emploi
modifient le rapport à la sphère domestique. Par des travaux nombreux dans la résidence ou
par des activités de bricolage, l’ancrage résidentiel se trouve en quelque sorte confirmé et
renforcé. L’analyse des pratiques domestiques, après le licenciement, montre certaines
situations de repli sur le logement, lequel devient une sphère refuge.
Dans l’“ancrage d’affiliation familiale”, le choix du licenciement est le résultat de
tensions entre la protection de l’acquis, l’affiliation familiale et les risques économiques et
professionnels à venir qui nécessiteraient d’accepter une migration ou, du moins, d’être plus
souples dans la recherche d’emploi. Pourtant c’est l’intégration familiale et domestique qui est
203
Nicole Brais (2000) nous rappelle que ce type de tensions est fréquente : « Certaines situations
particulièrement conflictuelles, comme les horaires irréguliers et imprévisibles, génèrent un envahissement de la
sphère familiale par la sphère professionnelle : la gestion des conflits temporels (démarches auprès des
nombreuses ressources de garde et démarches pour la modification des horaires) empiète considérablement sur le
temps hors-travail ».
304
privilégiée et se trouve renforcée progressivement (mais aussi mise à mal), alors que
l’intégration professionnelle devient trop incertaine. A l’opposé de la forme “ancrage de
projets” dans laquelle se construit une adaptation des logiques familiales aux logiques
professionnelles, l’“ancrage d’affiliation familiale” est dominé par un rapport affectif au
territoire et à l’organisation de la vie quotidienne.
1.3. Recoupement de la typologie avec le corpus d’entretiens
Les quatre types que nous venons de définir doivent être appliqués à notre corpus
d’entretiens. On a donc recherché dans l’échantillon de personnes interrogées celles qui ont le
plus de traits communs avec un type et celles qui sont en situations « intermédiaires », soit
parce que leur position évolue, soit parce qu’elle est ambivalente (Lefeuvre, 1993, p. 309).
Le tableau 21 révèle que beaucoup d’histoires individuelles s’inscrivent nettement dans
un des types que nous avons construits. Sept personnes correspondent au type de la
“migration de carrière” (type 1), huit se rapprochent le plus de l’“ancrage de projet” (type 2),
cinq demeurent pleinement dans la “migration de compromis familiaux” (type 3) et treize
personnes se rapprochent de l’“ancrage d’affiliation familiale” (type 4). En revanche, près de
vingt-trois personnes se situent dans des positions intermédiaires, soit parce qu’elles évoluent
dans le temps (quatre personnes passent du type 3 vers le type 4 ; quatre personnes du type 3
vers le type 2), soit parce que leur logique est équivoque (neuf personnes sont entre le type 2
et le type 4).
Tableau 21 - Répartition des personnes interviewées selon les types d’ancrages et de
migrations
Types
“Migration de carrière” type 1
“Ancrage de projets” type 2
“Migration de compromis familiaux” type 3
“Ancrage d’affiliation familiale” type 4
Effectifs
7
8
5
13
Entre le type 2 et le type 4
Du type 3 vers le type 4
Du type 3 vers le type 2
Du type 4 vers le type 2
Du type 1 vers le type 3
Du type 1 vers le type 2
Du type 3 vers le type 1
Entre le type 1 et le type 3
9
4
4
2
1
1
1
1
Ensemble
56
Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens
(Yonne).
305
On constate donc qu’une majorité de personnes interviewées se rapprochent des types
d’ancrages et de migrations que nous avons dégagés, mais qu’un nombre important se situe
dans des logiques intermédiaires ou évolutives. C’est le cas notamment des personnes en
“migration de compromis familiaux” durant la période d’essai de la mutation (période
probatoire), qui ne vont pas valider ce choix et vont être licenciés par la suite. De même,
certaines dispositions et certaines ressources ont pu conduire des individus à amorcer une
“migration de carrière” qui, sous l’effet d’un événement ou du vécu de cette expérience, aura
glissé vers une “migration de compromis familiaux”.
Quelles sont les caractéristiques des personnes proches de chacun des quatre types ou
bien qui se situent entre deux types ?
Il apparaît dans le tableau 22 qu’une qualification plus élevée caractérise davantage les
personnes en “migration de compromis familiaux” (type 3), alors que la “migration de
carrière” (type 1) se caractérise par des ouvriers de moins de quarante ans, locataires du
secteur libre ou logés gratuitement, sans conjoint(e). L’“ancrage de projets” (type 2) ainsi que
les individus qui se situent entre le type 2 et le type 4 sont également âgés de moins de
quarante ans, plus fréquemment accédants à la propriété ou propriétaires et connaissent une
meilleure insertion ou reconversion professionnelle. Notons que la situation du (de la)
conjoint(e) (employé(e), profession intermédiaire, voire cadre) est plus favorable chez les
personnes situées dans le type intermédiaire (entre type 2 et type 4). En revanche, l’“ancrage
d’affiliation familiale” (type 4), concerne davantage des personnes au profil moins favorisé :
les personnes âgées de plus de quarante-cinq ans, les femmes, les accédants mais aussi les
locataires du parc social et les personnes en situation de chômage ou d’emplois précaires y
sont nettement plus représentées. L’appartenance à une famille-entourage est plus forte chez
les salariés licenciés, qu’ils soient dans une logique d’“ancrage de projet” ou d’“affiliation
familiale”.
On a donc bien une démarcation assez nette entre l’“ancrage d’affiliation familiale” et
les autres types. Le type 4 marque le lien entre déstabilisation de la sphère professionnelle et
les investissements dans la sphère résidentielle et familiale, laquelle entre en confrontation
avec les exigences professionnelles et fait l’objet d’investissements voire d’un repli contraint.
306
Tableau 22 - Caractéristiques des personnes interviewées selon les types d’ancrages et de
migrations
Effectifs
SITUATION PROFESSIONNELLE
SEXE
EN 2001
CDD ou
CDI ou
Chômage
Femme Homme
intérim
formation
x
x
x
1
6
1
0
7
0
8
x
x
x
1
4
7
5
1
4
9
1
3
5
1
8
QUALIFICATION EN 2000
TYPOLOGIE
Ouvriers
Type 1 n = 7
Type 2 n = 8
Type 3 n = 5
Type 4 n = 13
Entre type 2
et type 4 n = 9
7
7
2
12
9
Techniciens
cadres
0
1
3
1
0
STATUT D’OCCUPATION EN 2000
TYPOLOGIE
AGE EN 2000
Propriétaires Locataires Locataires sect.
41 à 45 46 à 50
< à 40 ans
> à 50 ans
et accédants HLM, CIL priv., logés grat.
ans
ans
Type 1 n = 7
Type 2 n = 8
Type 3 n = 5
Type 4 n = 13
Entre type 2
et type 4 n = 9
2
6
4
9
8
1
1
1
4
1
4
1
0
0
0
4
4
2
1
6
Type 1 n = 7
Type 2 n = 8
Type 3 n = 5
Type 4 n = 13
Entre type 2
et type 4 n = 9
Cadre
0
0
0
0
1
FamilleProfession
Sans
Employé Ouvrier
Interméd.
conjoint(e) entourage
3
0
0
1
4
0
6
2
6
4
0
1
2
6
0
2
0
2
6
2
0
0
0
3
0
APPARTENANCE A UNE
FAMILLE-ENTOURAGE
CATEGORIE SOCIOPROFESSIONNELLE
DU (DE LA) CONJOINT (E)
TYPOLOGIE
1
4
1
3
1
4
1
1
0
0
4
5
3
9
8
Pas de familleentourage
3
3
2
4
1
Source : enquête par entretiens sur la fermeture d’une usine de câbles de Laon (Aisne) et sa délocalisation à Sens
(Yonne).
2. Portraits
Ces quatre idéaux-types sont des points de repères nécessaires à la compréhension mais
ne sont pas figés et ne caractérisent pas les individus “réels” une fois pour toutes. Nous avons
donc choisi de confronter cette typologie à l’étude de portraits d’ouvriers. Cette démarche est
réalisée dans un souci de vérification du fonctionnement de notre classification. Nous venons
de montrer (tableau 21) que nombre de personnes prises dans un processus de délocalisation
et de fermeture de leur entreprise pouvaient passer d’un type à l’autre au fil du temps. Nous
avons donc réalisé six portraits d’ouvriers choisis soit pour leur adéquation au type, soit pour
307
leur logique intermédiaire ou mouvante entre deux types. Il s’agit donc d’illustrer les “idéauxtypes” mais aussi de remettre en scène la complexité et l’incertitude des individus.
Quatre cas (André, Maurice, Monique et Michel204) ont été choisis pour leur proximité
avec les type 1, 2, 3 et 4 de “migration de carrière”, d’“ancrage de projet”, de “migration de
compromis familiaux” et d’“ancrage d’affiliation familiale”. Deux autres cas (Laurent et
Yves) sont plus complexes : l’un se situe dans une position intermédiaire entre le type 4 de
l’“ancrage d’affiliation familiale”et le type 2 de l’“ancrage de projets” ; l’autre semble évoluer
d’une “migration de compromis familiaux” vers un “ancrage d’affiliation familiale”. Nous
présentons ces portraits selon un ordre décroissant d’importance des types dans le corpus
d’entretiens (cf. tableau 21).
Les entretiens à partir desquels nous avons construit ces portraits ont été réalisés, pour
deux d’entre eux, avec la conjointe de l’enquêté (André et Yves). En effet, comme nous
l’avons déjà dit, certaines personnes ne souhaitaient pas répondre seules à l’entretien.
L’interaction entre les deux conjoints peut être forte, notamment au moment où on aborde les
questions qui touchent le ménage, les enfants et la conjointe elle-même. Les femmes
complètent souvent les propos de leur conjoint et développent le sentiment des enfants ou les
difficultés concrètes du quotidien. Les entretiens dans lesquels une conjointe intervient
permettent en fait d’approfondir la compréhension du processus de décision et donnent à voir
le fonctionnement entre autonomie et dépendance des couples (de Singly, 1993).
2.1. Michel, enquêté n°7 : un ancrage d’affiliation familiale (type 4)
Issu d’une lignée d’ouvriers agricoles (ses grands-parents ont travaillé dans le Nord et
son père a travaillé dans plusieurs fermes de l’Aisne avant d’être employé par la Mairie de
Laon) Michel, quarante-six ans, est au cœur d’un réseau de parenté important et concentré sur
la ville de Laon. Parmi ses huit frères et sœurs, cinq habitent cette ville et trois des villages
alentour. Sa femme est elle aussi une Laonnoise d’origine : « Elle est de Laon. Elle est née à
Laon, dans la rue où j’habite [rires], où j’ai acheté. » et vient d’une famille ouvrière
défavorisée et très nombreuse :
« Ma femme, c’est la vingt-deuxième [enfant], mais il reste plus que neuf vivants. Donc
ma femme, c’est la vingt-deuxième enfant, vous voyez ce que je veux dire. Je me
rappellerai toujours, il fallait refaire le livret de famille, je suis allé à la mairie de Laon.
204
Il convient de rappeler que, dans l’ensemble de la thèse, les prénoms des personnes interviewées sont fictifs.
308
Quand elle a vu les pages, elle a dit : “Mon Dieu, vous reviendrez demain !” [rires]. Bon,
il en reste que neuf, ils sont tous mariés, avec des enfants, beaucoup. Je connais même pas
tout le monde ! Je connais pas tout le monde. » (première vague d’entretien : v1)
Alors qu’une partie des beaux-frères et belles-sœurs de Michel résident aujourd’hui en
région parisienne, sa maison est le point de ralliement de la famille qui s’y regroupe,
notamment à l’occasion des fêtes de fin d’année :
« Ah oui ! Moi j’aime bien avoir du monde à la maison. Même si c’est juste... Mais
quand je les reçois, ils arrivent, je vais pas les mettre dehors, c’est évident. Moi je fais
Noël tous les ans chez moi, avec du côté de ma femme... Et on se retrouve à trente-cinq
ou quarante dans la maison. Et le jour de l’An, c’est du côté de ma famille, chez moi.
Avec mes frères et sœurs, leurs enfants, et tout. Ça se fait depuis des années. » (v1)
Michel a toujours habité, durant son enfance, à Laon dans des maisons du parc social de
la ville. Lorsqu’il se marie, à vingt-quatre ans, il s’installe trois mois chez ses beaux-parents,
alors qu’une demande de HLM est en attente depuis près d’un an et demi. Une fois
l’appartement HLM obtenu, Michel est insatisfait du mode de vie induit par l’habitat collectif.
Alors que lui et sa femme ont « toujours vécu en maison », cette insatisfaction conduit le
couple à acheter un logement quatre ans plus tard :
« Et puis moi, je n’aime pas rester enfermé. J’aime bien rester à l’air libre. Même quand
il pleut, quand il neige, s’il fait froid, je m’en fous, je veux rester à l’air libre. Je suis un
petit peu un... Comment on appelle ça ? Un [inaudible – rires]. Ça j’y suis à fond. Et
puis un soir, ma femme était enceinte de mon gamin, on s’est promené dans la rue où
elle était née. Il y avait une maison à vendre, je me suis dit qu’on allait l’avoir. On est
allé voir le notaire le lendemain, on est allé chercher les clés, on a visité, et ça s’est fait
aussitôt, j’ai même pas cherché à comprendre. Je savais qu’il y avait des travaux à faire,
mais j’ai dit “on la prend”. Ça fait dix-huit ans. Et puis on a acheté. Ça s’est passé
comme ça. » (v1)
Le récit de Michel sur les travaux qu’il a réalisés donne toute la mesure de
l’investissement qu’il fournit à la construction du foyer et en définitive à la création de la
famille :
« Quand on y est entré, il y avait un grand salon, deux chambres, un escalier vraiment
comme dans le temps, en bois. J’ai tout supprimé. J’ai refait les chambres en haut. Une
grande salle à manger, un salon en bas. J’ai refait un couloir, j’ai fait les sanitaires parce
qu’il n’y en avait pas, j’ai fait la douche, j’ai tout refait du sol au plafond. J’ai ma
cuisine, j’ai cassé tous les murs, pour faire une grande salle à manger, 25-28 m². J’ai
refait un escalier. » (v1)
Pour Michel et sa femme, issus de familles nombreuses relativement défavorisées,
l’accès à la propriété, la construction d’une maison et la transmission d’un patrimoine sont le
signe d’une ascension sociale ou, du moins, d’une consolidation économique par rapport à la
génération précédente. Leur fils unique tient une grande place dans cette construction
symbolique et matérielle :
309
« Ben c’était mon projet, déjà, d’avoir ma maison à moi. Et puis de pouvoir dire à mon
fils plus tard : “c’est à toi. Fais ce que tu veux”. Voilà. “Ou tu le revendras, ou tu la
garderas”. Mais ça, c’est pour lui. » (v1)
Cette stabilité, Michel la doit également à la permanence de son emploi dans l’usine de
câbles de Laon. Il commence à travailler à quatorze ans comme ouvrier agricole dans une
ferme, puis comme ouvrier d’une petite usine rurale du Laonnois. Déçu du travail à l’usine, il
souhaite partir à l’armée et ne pas rester chez ses parents. Il s’engage à dix-sept ans et part en
Algérie, au Tchad, au Congo, au Cameroun et en Tunisie jusqu’en 1974. De retour à Laon, le
travail à l’usine s’impose et l’embauche dans l’entreprise de câbles, en pleine phase de
développement, est immédiate. Ainsi depuis vingt-six ans Michel travaille-t-il sur le même
site. Il y a occupé tous les postes de travail qui font de lui un ouvrier peu qualifié (il n’a pas de
diplômes, n’a pas suivi de nombreuses formations) mais polyvalent : il fut cantinier, jardinier,
ouvrier de production et conducteur de poids lourds :
« J’ai quand même été chauffeur pendant onze ans dans l’entreprise. J’ai fait toute la
France de long en large, l’Allemagne, la Belgique, la Suisse, l’Italie, l’Espagne.» (v1)
Alors que la stabilité de l’emploi corroborait depuis vingt ans l’ancrage résidentiel et
familial, Michel se trouve aujourd’hui déstabilisé par la fermeture de l’usine. Son refus de la
mutation est le produit d’une mise en tension entre une volonté de protéger ce qu’il a acquis et
les risques d’un chômage à venir. Ce “choix” du licenciement est un rejet à la fois de
l’éventualité de quitter sa maison mais aussi sa femme et son réseau de parenté. Michel
s’inscrit dans une stratégie spatiale d’ancrage qu’on peut qualifier d’“affiliation familiale” tant
cette dimension est présente dans son discours et influence sa perception des évènements. Un
ensemble d’éléments présents dans son discours montre que les logiques familiales vont
susciter des injonctions paradoxales. D’un côté, sa femme et son fils ne souhaitaient pas
déménager :
« Ben ma femme travaille chez N. depuis vingt-quatre ans. Elle veut pas quitter son
emploi, c’est sûr. Mon gamin, qui s’en va sur vingt-et-un ans, il veut pas aller là-bas,
quitter tous ses copains et tout, il veut pas aller là-bas. Non, mais... Et puis moi, j’ai dit
“non, je n’y vais pas” ». (v1)
Cependant, face aux risques de précarité économique du ménage, sa femme lui suggère
d’accepter une mutation en période probatoire et de vivre à l’hôtel durant la semaine. Mais
cette suggestion vient contredire sa propre perception de la situation. En réalité, dès le départ,
Michel dit avec vivacité avoir eu peur de mettre en danger son couple en acceptant les
contraintes spatiales de l’emploi :
« (…) et puis il y a tout qui joue, faut regarder le contexte, il y a tout qui joue. Il y a la
vie de famille, il y a tout, tout, tout, tout. Comme j’expliquais à ma femme, elle veut pas
comprendre, moi je sors du boulot, je vais prendre ma douche, et après je me barre, je
310
vais sortir, à droite à gauche... Parce que là-bas, qu’est-ce que je fais sinon ? Elle me
dit : “t’as qu’à téléphoner”. Mais après, elle va rien me dire. Vice-versa, hein. Elle et
moi.
Enq. : Vous avez peur que ça gêne votre vie de famille ?
- Evidemment, attendez. Puis il faudra qu’elle tonde la pelouse, et puis il y aura les
machines à laver... Moi, je lui téléphone, elle sera jamais là, quoi. Et puis pareil pour
elle, elle m’appelle je serai jamais rentré. Et puis je vais rentrer tous les quinze jours, et
après je vais rentrer toutes les trois semaines. Et puis après je vais rentrer tous les mois.
Et puis un jour, je rentrerai plus. Moi je vous dis sérieusement qu’au niveau couple, il y
en a qui vont avoir des surprises ! Moi j’ai pas voulu gâcher ça. Sinon, je ne reviens
plus à la maison, et puis... Non, non. Ma femme elle voulait pas comprendre, je lui dis,
hein : un jour, je vais arriver à la maison à l’improviste, sans prévenir, je vais dans ma
chambre, y a un type dans mes chaussons. Qu’est-ce que je dis ? » (v1)
Les opinions et conseils familiaux au sujet de la migration professionnelle sont
complexes. Par exemple, Michel va lui-même conseiller à sa sœur, ouvrière dans une usine de
Soissons en voie de fermeture en 2000, d’accepter la proposition de reclassement à ClermontFerrand. Il juge en fait la situation familiale de sa sœur plus propice à une migration que la
sienne.
« J’ai une sœur. Mais elle a travaillé à Wolber, à Soissons. Elle a deux ans de plus que
moi. Elle, elle vit seule. Elle a sa fille, maintenant, qui est mariée. Elle m’a dit : “ils
ferment, ils me proposent une mutation en Auvergne, qu’est-ce que t’en penses ?”. Je
lui ai dit : “tu vis toute seule, tu vis en HLM, ta fille a du boulot, son gars a son boulot.
Si jamais tu acceptes pas, il te reste quelques années à faire, tu vas être virée, tu vas te
retrouver toute seule en HLM”. Donc elle est partie. Et elle regrette pas. » (v1)
Michel n’est pas, par principe, réfractaire à l’idée de déplacements et de changements
de lieu de vie. Sa vie professionnelle et militaire l’a amené à voyager dans des pays étrangers
ou à travailler en tant que conducteur de poids lourds sur de longues distances. Mais son
espace de vie, sa « zone d’ancrage » (Sauvaître, 2003) semblent aujourd’hui beaucoup plus
restreints. L’enracinement géographique de ses relations familiales et sociales font de la ville
de Laon un espace non-substituable. L’insertion sociale de Michel dans la commune est, en
effet, très développée tant au niveau des sociabilités familiales et amicales qu’au niveau de ses
relations de voisinage. Il se dit tout d’abord proche de ses frères et sœurs mais peut-être
davantage de certains de ses beaux-frères. Sa femme rencontre quotidiennement sa mère et
deux de ses sœurs pour prendre le café en fin d’après-midi : « Tous les jours, jusqu’à cinq
heures et demi du soir, elles boivent le café avec leur mère. C’est comme ça. ». L’ancrage est
aussi d’ordre résidentiel puisque Michel rejette avec véhémence l’éventualité d’une vente de
sa maison dont il juge qu’elle engagerait une perte économique et symbolique trop
importante :
« Hors de question. Je vais vous dire un truc : maintenant, je vais être clair et franc. A
l’heure actuelle, dans l’Aisne, on a 10 % de chômeurs. Ma maison était estimée à 50
311
millions. Qui voulez-vous qu’achète ça ? Je vais pas la brader, quand même, ma
maison. Et avec les travaux que j’ai fait dedans, il est hors de question que je la vende,
c’est hors de question. Même la louer : hors de question ! Ou alors la louer dans ma
propre famille. Mais pas aux gens extérieurs. Non, non, ma maison a joué énormément,
de toutes façons. » (v1)
Son refus de partir à Sens repose également sur une grande déception vis-à-vis de
l’entreprise et de sa politique. L’attachement à une usine “moderne” dont la production suivait
des normes de productivité et de qualité très élevées est rompu. Son amertume provoque un
rejet de cette entreprise, une perte de confiance :
« Mais là c’est une foutaise. Parce qu’ils avaient promis monts et merveilles, tout était
prévu... Je pense qu’ils ont été trop vite. Donc il y a plein de nouvelles machines à
Sens, elles viennent de chez nous, mais pour les machines, il n’y a rien. Il y a rien de
fait, quoi. Pour implanter les machines, il n’y a rien de fait. Alors ils rappellent les
gens qui ont vendu leurs maisons chez nous. Ceux qui sont partis de Laon, ils sont
partis avec leur femme et leurs enfants. Ils les rappellent pour venir chez nous, pour
finir les commandes, parce que là-bas il n’y a rien. Alors les maris se débrouillent
pour pas revenir chaque semaine, et les femmes et les enfants, ils restent là. Non, je
dis... Vous voyez ça [il désigne des camions], ça vient de chez nous. Ils viennent de
charger chez nous. C’est quatre, cinq, six camions tous les jours. [silence] Ils
ballottent, alors là j’ai pas la peur de le dire. Ils nous ont pris pour des cons.
Franchement, ils nous ont pris pour des cons, ils nous ont menti, du début jusqu’à la
fin. Et tout ça je peux l’affirmer. » (v1)
Michel choisit donc de préserver l’essentiel, en l’occurrence son couple, sa vie familiale
et ses liens amicaux. En 2000, sa recherche d’emploi semble s’engager positivement car il
espère être employé dans un commerce. Son projet domestique serait alors préservé et
conforté. Pourtant, près d’un an plus tard, Michel n’a toujours pas d’emploi et révèle les
tensions que provoque le chômage sur la sphère domestique, laquelle est devenue le seul
espace préservé de son intégration sociale.
Le vécu du chômage est très difficile. L’absence de travail provoque des insomnies, un
sentiment de dévalorisation, notamment par rapport à sa femme, ouvrière dans une usine de la
ville, car elle déstabilise la répartition sexuelle des tâches au sein du ménage et dissocie les
rythmes de la journée des deux conjoints. Si Michel souligne l’importance économique de
l’emploi, il ressent aussi l’importance de l’activité qui lui permet de se sentir « bouger » et
d’être utile.
« Enq. : Est-ce que cela a de l'importance aussi... vous parliez du manque d'activité ...
- Ça c'est mortel pour moi, c'est mortel pour moi... j'aime bien bouger, rester dans le
canapé c'est mortel, c'est l'activité qu'il me faut. Je ne me sens pas rabaissé mais un peu
quand même rabaissé par rapport à ceux qui travaillent. Je me sens un peu rabaissé...je
me sens inutile, qu'est-ce que je fous là ?.... » (seconde vague d’entretiens : v2)
312
Au fil du temps, le repli sur le logement s’avère limité car Michel n’a plus de travaux à
réaliser chez lui. Il tente alors d’occuper ses journées par la multiplication des sociabilités :
rendre visite à ses amis, faire du bénévolat à la Croix-Rouge, travailler sur des brocantes. Il a
également des amis de longue date, rencontrés dans le club de football de la ville dans lequel
il arbitre toujours les matchs des vétérans. En outre, installé dans sa maison depuis dix-huit
ans, Michel connaît de nombreux voisins et apporte, avec sa femme, son aide régulière à une
de ses voisine âgée. Mais s’il peut compter sur le soutien moral et l’aide (relative) de sa
famille pour la recherche d’un emploi, il fait face à la désolidarisation de l’ancien groupe
d’ouvriers de l’entreprise. Il perçoit difficilement la concurrence et l’individualisme que fait
émerger la situation de pénurie d’emplois sur le marché local du travail :
« Non là c'est la loi de la jungle, celui qui a un boulot, il ne va pas s'occuper d'un
collègue qu'il a eu pendant vingt-sept ans, c'est la loi de la jungle c'est chacun pour soi...
c'est malheureux.... j'ai déjà demandé : “Dans ta boîte ils n'embauchent pas ?”, non... tu
te débrouilles quoi. Il ne faut pas compter sur les autres. » (v2)
Cet investissement dans les sphères résidentielle, familiale et amicale (celles-là mêmes
qui avaient motivé le refus de la mutation et révélé un besoin d’ancrage) devient peu à peu le
résultat contraint d’une insertion professionnelle devenue impossible. Le seul emploi que
Michel ait obtenu depuis son licenciement est un contrat d’un mois en tant qu’éboueur. Il
impute les multiples refus d’embauche qu’il a reçu à son âge (quarante-sept ans en 2001), qui
ne lui permet pas de prétendre aux métiers du bâtiment dont, pourtant, il détient les capacités.
Son absence de diplôme et de compétences en informatique, ou sa qualification de cariste, qui
est partagée par nombre de chômeurs, l’empêchent d’être embauché. En outre, l’adaptation
qui serait nécessaire à certaines conditions d’emploi lui semble hors de propos. Ainsi, si la
mutation avait été refusée pour préserver l’équilibre familial et la maison, la recherche
d’emploi obéit à ces mêmes critères. Même si Michel est inscrit dans toutes les agences
d’intérim de la ville et accepte de travailler en CDD, il rejette le travail posté en trois-huit et a
refusé un CDD payé au SMIC à Reims qui occasionnait des déplacements trop longs et trop
coûteux. La localisation revêt une importance centrale car elle révèle un mode de vie, une
insertion dans l’espace urbain. Ainsi Michel associe-t-il le travail en région parisienne à une
vie trop trépidante. Son périmètre de recherche d’emploi est limité à trente kilomètres, le
ménage n’ayant qu’une seule voiture pour deux actifs. Or l’achat d’un second véhicule n’est
pas envisagé comme un préalable à la recherche d’un emploi mais comme la conséquence
d’une embauche.
« Bon, j'ai eu des propositions, des propositions à quatre-vingt kilomètres par jour pour
un mois de remplacement sans frais de déplacement. Ça ne m'intéresse pas, pas du tout.
Quand vous faites la comptabilité de votre budget que vous allez gagner, ce que vous
313
dépensez, plus l'achat d'un véhicule, c'est pas intéressant. Pour un remplacement d'un
mois c'est ridicule. » (v2)
« Ça dépendra des embauches qu'on me propose... si c'est du sérieux, bien sûr je rachète
un véhicule, pas neuf, j'en n'ai pas les moyens, mais je rachète un véhicule. Si c'est un
CDD de six mois » (v2)
La proposition de mutation à Sens apparaît en totale opposition avec les attentes et le
projet familial de Michel. Moins qualifié et plus âgé que d’autres ouvriers dans sa situation,
Michel n’a pas construit de projet de reconversion professionnelle précis. Habitué à un emploi
peu satisfaisant à partir duquel il ne peut envisager de carrière, il s’est davantage investi dans
les relations sociales et familiales. Si cette forme d’intégration prime en amont de la décision
de licenciement, elle détermine également, en aval, le processus de recherche d’emploi, au
cours duquel Michel résiste aux conditions de flexibilité imposées par les offres d’emploi
disponibles. Mais aujourd’hui on peut craindre que son installation durable dans le chômage
menace aussi son intégration sociale et familiale.
2.2. Laurent, enquêté n°30 : entre l’ancrage d’affiliation familiale et
l’ancrage de projets (entre le type 4 et le type 2)
Laurent, ouvrier non qualifié de quarante-huit ans, n’a pas rejeté d’emblée la mutation.
Les hésitations ont avant tout été d’ordre familial mais très vite un projet de reconversion
professionnelle à Laon a permis de concilier les attentes de son entourage et ses ambitions
personnelles.
D’un point de vue professionnel, Laurent n’était pas réticent à l’idée d’une mutation et
d’un déménagement dans l’Yonne. Sa conjointe, cadre à l’hôpital de Laon, aurait pu
facilement obtenir un nouveau poste dans ce département. Laurent était même relativement
attaché à son emploi, constitutif de son identité professionnelle depuis vingt ans. Alors qu’il
quitte l’école à seize ans, sans avoir obtenu son CAP de comptabilité, il travaille comme
ouvrier dans une autre usine de la région de Laon. Très vite, il entre, en 1980, dans
l’entreprise de câbles électriques grâce à sa première femme qui y travaille. Embauché
comme manœuvre, il occupera tous les postes mais sera la victime d’un accident de travail
dont il garde aujourd’hui une main partiellement handicapée. Malgré les incitations
personnelles à la mutation, formulées par le DRH, trop d’incertitudes subsistent. Déjà,
Laurent se désinvestit dans son travail et prend plusieurs congés maladie avant le
licenciement. Sa perte de confiance dans l’entreprise et sa lassitude pour le travail posté en
trois-huit finiront par lui faire “préférer” le licenciement.
314
« Alors vu qu’ils nous promettaient beaucoup de choses et que en fin de compte y’a
rien, [ils nous promettaient] la piscine, le chien-chien euh... y’avait tout, mais c’est
rien !» (v1)
Mais la décision de se faire licencier sera surtout justifiée par l’opposition de ses enfants
et de sa conjointe. D’un point de vue familial, la situation de Laurent le pousse en effet à
rester dans la région de Laon. Après une période difficile liée à l’alcoolisme et à son divorce,
en 2000, Laurent amorce de nouvelles étapes dans sa vie personnelle. Il souhaite reconstruire
une stabilité avec sa nouvelle conjointe et rester à proximité de ses enfants de 18, 16 et 14 ans
dont il n’a pas la garde. Son amie, qu’il connaît depuis deux ans, est également en instance de
divorce et a un garçon de dix ans. Pour leurs enfants respectifs, réticents à cette éventualité du
déménagement à Sens, habiter la même région que leur père et leur mère doit faciliter le
maintien des relations familiales.
« Ce qui compte c’est l’avenir, je leur ai dit... et c’est pareil, si j’suis resté là c’est pour
eux, parce que j’ai bien senti que quand on leur a dit ça.... ouh là ça... donc c’est pour ça
qu’on a changé aussi, on a vu que ça passait pas, bon que ce soient les miens ou M. qui
a dix ans euh, être loin de leur mère et de leur père, pour nous voir c’était le train, on a
vu que...si on doit faire un sacrifice c’est pas là. On a dit on arrête là. » (v1)
Laurent estime, de plus, que l’organisation de la mutation se faisait trop tard dans
l’année au regard des délais nécessaires pour inscrire les enfants à l’école, leur permettre de
choisir les filières d’études, etc.
« Quand j’ai vu ça, c’est pas le tout mais c’est la rentrée des classes... j’ai une fille de 18
ans, le deuxième a 16 ans, le troisième a 14 ans...son gamin, [à sa conjointe] il a 11 ans.
C’est des stades à passer. (…) mais comme je dis si ils veulent changer, il faut que ça se
fasse minimum au moi d’Avril, alors qu’au moi d’avril on savait rien, ... » (v1)
C’est donc bien le rappel des liens et des responsabilités familiales qui a fait pencher la
balance vers l’option du licenciement. D’autres dimensions résidentielles et relationnelles
interviennent dans la décision. Laurent tente en effet de construire, au sens propre et figuré du
terme, un nouveau foyer. Depuis qu’il a acheté une nouvelle maison avec sa conjointe, il
prévoit de grands travaux de rénovation et d’agencement des pièces. Mais si Laurent est
attaché à la liberté d’action qu’offre la propriété, il ne se sent pas enraciné dans un logement,
ni dans sa région d’origine. Lui qui a déménagé cinq fois depuis sa naissance conçoit la
mobilité résidentielle non pas comme une contrainte mais comme un moyen d’adaptation aux
étapes professionnelles et familiales. Chaque nouveau logement permet de renouveler le
processus de rénovation et se fixer de nouveaux objectifs.
«Enq. : Et si on vous proposait un emploi intéressant pour vous mais qui nécessite de
déménager ?
- Ben pourquoi pas, pourquoi pas ? Il faut voir les… pourquoi pas ? On peut pas dire
non, maintenant il faut bouger, là on vient de racheter ici, si on arrive à la retraite et
qu’il faut vendre et puis racheter plus petit, c’est la vie comme ça… on n’est pas
315
vraiment ancré ici pour dire rester ici, tout dépend où on va et pour quoi faire c’est
pas… si on a besoin de nous pourquoi pas… ? » (v1)
En outre, Laurent semble avoir une relation ambivalente avec sa région d’origine et ses
relations sociales. S’il vit aujourd’hui à Crécy-sur-Serre, à quinze kilomètres de Laon, ses
grands-parents maternels étaient charpentiers à Chambry (commune limitrophe à Laon) et ses
grands-parents paternels agriculteurs dans un village à cinq kilomètres de Chambry. Ses
parents, ouvriers, ont toujours vécu à Chambry. Ses trois frères et sœurs ainsi que sa famille
élargie résident tous dans des villages alentours dans un rayon de dix à vingt kilomètres.
Malgré ce réseau familial dense, Laurent se dit surtout proche de sa mère (à qui il rend visite
tous les jours), de sa sœur et de son neveu, dont il est le parrain. En outre, son divorce, en
2000, a provoqué un tri parmi ses amis, ses connaissances et un resserrement de son réseau de
sociabilité.
La dynamique initiale de Laurent, lors de la prise de décision, se rapproche d’abord de
l’“ancrage d’affiliation familiale” sous l’influence des enfants. La confrontation entre ses
aspirations professionnelles et les attentes familiales pèse en faveur du licenciement. Pourtant
cette forme d’ancrage n’empêchera pas la formulation d’un projet de reconversion
professionnelle qui corrobore ses attentes personnelle et familiale. Il n’y aura pas, pour
Laurent, de contradiction entre sa recherche d’emploi et l’organisation domestique.
On sent bien lors du premier entretien que Laurent n’aborde pas la recherche d’emploi,
et plus largement sa recherche d’activité, avec fatalisme. Il parle, à l’époque, de créer une
structure d’accompagnement post-cure pour les personnes souffrant d’alcoolisme avec l’aide
de sa conjointe et de l’Hôpital de Laon. Mais surtout il dit vouloir se reconvertir dans le
bâtiment et quitter le travail posté en trois-huit.
Un an plus tard, Laurent explique comment il a mené à bien ses projets domestiques et
professionnels. Tout d’abord, il « profite » des premiers mois de chômage pour investir sa
prime de licenciement dans la réalisation de la cuisine, de la salle de bain, des couloirs et des
fenêtres de sa nouvelle maison.
« Je m'étais dit pendant un an, ça fait vingt-quatre ans que je bosse, j'ai jamais été au
chômage, pendant un an je me fais une petite année sympathique. Je vous l'ai dit l'année
dernière. Après j'aurai accepté autre chose, mais pendant un an il y avait le chômage il
faut bien dire on en a un peu profité. » (v2)
Mais suite à l’expérience décevante d’un CDD dans le bâtiment, Laurent est convaincu
de ne plus vouloir être salarié. Il refuse même de se faire embaucher définitivement et
s’inscrit dans un stage de création d’entreprise.
316
« C’était l’ambiance de chantier, je faisais le boulot mais c’était l’ambiance par ellemême, pas de considération, toujours des comptes, jamais rien. Ça commençait déjà
comme ça, j’ai dis au bout d’un mois, moi je ne travaille pas comme ça » ; « mais là on
n’a plus de reconnaissance, on n’a plus rien c’est de pire en pire. On a plus de
reconnaissance avec un patron, plus rien. » (v2)
« Moi je suis une personne qui a quand même pas mal d’objectifs... » (v1)
Avec un ami chômeur, lui aussi déçu du travail salarié, ils décident de monter leur
propre entreprise. Lors du deuxième entretien, Laurent est donc sur le point de déposer les
statuts d’une société de « rénovation d’habitat ». Car Laurent a toujours réalisé de gros
travaux, à commencer par ses propres maisons, que ce soit celle qu’il vient de vendre suite à
son divorce (dans laquelle il avait construit une piscine) ou celle qu’il occupe aujourd’hui.
Mais plus qu’une activité pour son compte personnel, les bricolages et travaux sont depuis
longtemps une activité semi-professionnelle, un « travail-à-côté » (Weber, 2001) qu’il réalise
pour des personnes de son entourage ou des connaissances. Laurent souhaite à présent faire de
son « rêve » un métier et transformer ses compétences acquises en un projet professionnel
qu’il pense viable.
« Je connaissais des gens oui, des artisans j'en connais pleins, ça fait vingt ans que je
bricole. (…) Moi j'étais dans l’entreprise de câbles, je faisais mon petit truc à côté... j'ai
quarante-trois ans, il me reste quatorze ou quinze ans à faire.... » (v2)
« Dans la famille, il y avait un maçon, un charpentier, un électricien. Donc ma première
maison que j'avais avant de divorcer je l'ai faite moi-même. J'avais acheté une baraque,
comme dans la Cité, en bois, et j'en ai fait une maison, en dur, piscine et tout. Quand je
suis parti y'a deux ans, et j'ai tout refait ici. Donc la compétence, c'est pas un
problème. » (v2)
En se mettant à son compte il s’extrait des contraintes de la hiérarchie, devient
autonome dans son activité et peut développer le contact avec les clients. Sortir du chômage
lui permet à la fois de retrouver une identité sociale valorisée qu’il perdait en restant à la
maison, mais aussi de trouver une satisfaction au travail.
« Ben celui qui travaille pas, maintenant, il n’a rien. Si il faut gagner le SMIC, six mille
balles par mois, tant de maison, de charge, il reste tant pour faire des travaux, loisirs,
vacances. Mais celui qui ne travaille pas ben… il faut avoir un objectif. Et puis même
socialement je ne me vois pas rester, ici. J’ai la pêche, mais je ne me vois pas rester ici à
rien faire. J’ai besoin de….besoin d'argent comme tout le monde. Mais un besoin de
contacts de personnes... je dirais même que ce serait plus important d'avoir des contacts
avec des personnes que l'argent. Il en faut... mais personnellement ça vient après. Parce
que si on est en contact avec les gens, l'argent vient après. Si on a de bons contacts, de
bonnes compétences... » (v2)
Ses nombreuses relations dans le secteur du bâtiment, les travaux qu’il a déjà réalisés
pour des particuliers, forment d’ailleurs un carnet d’adresses utile pour démarrer son
entreprise. Laurent pense accepter des chantiers dans un rayon de cinquante kilomètres voire
au-delà si le contrat en vaut la peine.
317
«- Ce matin j'ai été voir le maire de Crécy, qui est dans le métier en gros, il sait que je
m'installe, il m'appellera. Après y'a la communauté de communes de Crécy, j'ai déjà
rencontré deux, trois fois...je vais lancer une campagne de publicité.
Enq. : Oui, et du fait que vous avez déjà travaillé chez des gens ... ?
- Oui du fait qu'on avait travaillé en famille, chez pas mal de personnes, c'est vrai que les
personnes connaissent, tiens... c'est de fil en aiguille. (…) Bon je me donne six mois pour
galérer un peu, la gestion, préparation de chantier, c'est vrai que administrativement c'est
lourd. Disons un an on aura déjà un peu plus l'habitude, mais sinon question boulot, on
aura déjà l'habitude. On a déjà presque un an de boulot. Beaucoup de gens nous l'ont dit,...
et puis la rénovation c'est en pleine expansion.. » (v2)
L’aspect central du rapport à l’emploi dans les propos de Laurent et l’absence de
contradictions familiales dans la phase de recherche d’emploi constituent bien, in fine, une
logique d’“ancrage de projets”. Cette dernière est fondée sur un projet de reconversion
professionnelle qui lui permettra d’allier satisfaction d’un métier-hobby et autonomie du
travail indépendant. Ce pari professionnel est toutefois calculé et le risque limité à l’aune de la
stabilité de l’emploi et du niveau de rémunération de sa conjointe. Mais le refus de partir à
Sens repose aussi sur un projet familial et résidentiel de construction d’un foyer qui
s’apparente à un “ancrage d’affiliation familiale”. Rester dans la région de ses aïeux et de ses
enfants dont il n’a pas la garde lui semble à présent indispensable et évident.
2.3. Maurice, enquêté n°20 : un ancrage de projets (type 2)
Maurice, trente-huit ans, est agent de fabrication dans l’usine de câbles depuis quatorze
ans. Cet emploi lui a permis d’acheter une maison en 1990 à Crécy-sur-Serre, village situé à
dix-sept kilomètres au Nord de Laon, dans lequel il a toujours résidé depuis son enfance.
Maurice est père de deux enfants de quatorze et dix-huit ans. Sa femme travaille, depuis
plusieurs années, dans l’école primaire de leur village grâce à différents Contrats Emploi
Solidarité. Les parents de Maurice, ouvriers d’usine, et sa sœur, sans profession, habitent euxaussi Crécy-sur-Serre. L’ensemble de son réseau de parenté réside dans un rayon de cinquante
kilomètres dans la moitié nord de l’Aisne. Pourtant, Maurice et sa femme ont peu de
sociabilités familiales ou amicales. Alors que sa femme n’a pas connu son père et que sa mère
est décédée, le couple côtoie principalement les parents de Maurice, parfois sa sœur : « la
famille que je vois ça représente quoi … allez, trois familles [ménages] disons à peu près.».
Maurice dit ne pas faire beaucoup de « sorties » et se sent même « sédentaire » puisqu’il ne se
déplace que quelques fois par an en dehors du Laonnois, à Reims ou à Saint-Quentin, et ne
peut pas partir en vacances pour des raisons financières. Les relations entretenues avec la
318
famille reposent sur un principe d’indépendance. L’entraide familiale, par exemple, est
occasionnelle : « Non, non… non, je veux pas d’aide. C’est pas que je ne veux pas en donner
mais je ne veux pas en recevoir ». C’est en fait la maison, pour laquelle sacrifices financiers et
travaux de rénovations ont été réalisés depuis des années, qui concentre l’attention de
Maurice: « J’ai tout fait, tout fait, tout ! J’ai gardé les quatre murs extérieurs et le toit, c’est
tout ».
La fermeture de l’usine et la proposition de mutation à Sens viennent rompre cette
stabilité résidentielle. Ayant refusé de suivre la délocalisation de l’entreprise, Maurice
explique d’emblée que ce n’est pas l’ancrage dans la région qui l’a fait choisir le
licenciement. Il a hésité avant de prendre sa décision. La stratégie d’une double résidence a pu
être envisagée mais le coût du logement à Sens, et celui des déplacements hebdomadaires
rendait cette option économiquement inintéressante.
« Pour y accéder, il aurait fallu [se] séparer en fin de compte. Partir, mais partir en
déplacement, partir la semaine. Mais ça faisait trop tard... (…) si c’est pour aller là-bas
travailler revenir ici, et reste le RMI à la fin du mois c’est pas la peine ...[rires] autant
rester ici au RMI hein ! » (v1)
« Parce que pour acheter une maison, vu le coût de l’habitat là-bas, en travaillant tout
seul vu qu’on allait avoir une perte de salaire avec le passage aux trente-cinq heures,
c’était impossible de racheter une maison, à moins d’avoir, que ma femme trouve un
emploi avec un salaire conséquent, sinon c’était impossible. Les charges, les impôts pis
la région qui n’était pas belle, pas spécialement. » (v1)
La décision a été prise en fonction de l’emploi de sa femme, de la maison mais c’est
plus encore, la perte de confiance et l’incertitude sur l’avenir de l’entreprise et de l’industrie
en général qui ont pesé sur son arbitrage. Le risque de licenciement d’ici cinq années lui
semble élevé :
« Moi, j’avais demandé une augmentation de salaire pour suivre, parce que ça les
intéressait quand même qu’on suive, il faut des années d’expérience pour travailler leur
matière. Ils ont... Ils ont pris un chef du personnel qui s’est bloqué tout de suite : “non,
je veux rien savoir”. En fin de compte, c’est p’être pas un mal parce que si on y avait été
avec une augmentation de salaire conséquente, à la première occasion qu’ils auraient
eue de se débarrasser de nous, ils l’auraient fait... » (v1)
Le refus de partir de sa femme et la charge financière de sa famille (sa fille débute des
études universitaires et doit louer un logement étudiant) rendent le choix du licenciement à la
fois nécessaire et hasardeux. Aussi, Maurice décide de préserver l’ancrage résidentiel de sa
famille mais entend construire un véritable projet de reconversion. Le licenciement est ainsi
assumé et légitimé par la maîtrise de son avenir professionnel.
Face au constat du déclin de l’emploi industriel et la fatigue de quinze années de travail
en trois-huit comme agent de fabrication, Maurice décide de quitter l’industrie. Le
licenciement représente finalement un déclencheur - « un coup de pieds aux fesses comme on
319
dit [rires], ça me permettra peut-être de me bouger un peu ! » -, une étape charnière
permettant de changer de vie professionnelle, voire d’améliorer la situation financière de la
famille :
« Déjà, je voulais quitter l'industrie. Mon métier de base c'est mécanicien fraiseur, tout
ce qui est service mécanique. Ça n'existe plus dans les usines : avant ils prenaient des
services mécaniques, tout ça ; c'est fini maintenant, c'est la sous-traitance. En soustraitance, j'y ai travaillé et c'est le bagne. Les conditions de travail, c'est le bagne. Et
retravailler en usine à la chaîne... Moi j'avais un travail c'était relativement que de la
surveillance, on faisait ce qu'on voulait. J'y ai passé quinze ans là-bas. Je peux le
regretter en fin de compte. J'ai déjà travaillé à la chaîne, je ne veux pas le refaire. Je n'ai
pas dit que je ne le ferai pas, j'ai dit que je ne voulais pas le refaire.» (v2)
Maurice s’engage donc dans une reconversion professionnelle et souhaite se rapprocher
des métiers du bâtiment. Il cherche une formation qualifiante de longue durée (qui sera
financée par une allocation de formation équivalente aux indemnités chômage) afin de
devenir chauffagiste. Les possibilités locales d’emploi dans le secteur du bâtiment et le niveau
de rémunération à laquelle Maurice pourrait prétendre devraient lui permettre d’assurer son
avenir professionnel en tant que salarié ou, mieux, en s’installant à son compte :
« C’est un secteur, euh, qui est normalement porteur d’emplois et qui me permettrait de
m’installer à mon compte peut-être... peut-être, hein... C’est pas... J’ai essayé...
Normalement des emplois peut-être j’en trouverai. J’essaierai de travailler comme
employé, si vraiment que je trouve que ça ne me convient pas ou que je ne trouve pas
[d’emploi salarié], je verrai pour m’installer à mon compte... » (v1)
« Normalement, ça devrait aller hein… Moi, je connais une personne de Marle qui
recherche des gens en plomberie tout ça, de la maçonnerie et tout... Il proposait quand
même, en déplacements parce que c’est des métiers où je travaillerai en déplacement.
Y’a quand même des salaires qui montent de 15 à 16 000 francs en déplacements donc
ça me changera de l’usine... donc y’a déjà ça... Parce que retravailler dans l’industrie
actuellement avec un contrat de trente-cinq heures... Euh... c’est 6000 francs. Si vous
êtes en journée, c’est 5200. »(v1)
Le rapport à l’emploi, central dans le discours de Maurice, est fondé sur l’impératif
financier, le besoin d’activité et l’aspiration à bénéficier d’une position sociale plus favorable.
Mais l’objectif final de cette reconversion professionnelle est bien la consolidation du projet
résidentiel et familial. Il n’y a donc pas de contradictions dans le choix de licenciement et
dans celui de la reconversion : le projet professionnel de Maurice oeuvre pour sa famille. En
cela, Maurice se positionne bien dans un “ancrage de projet”.
« Pis, si ça avait attendu plus, j’aurais, p’être été trop vieux pour me relancer dans autre
chose, donc c’était p’être pas l’idéal non plus. Moi j’vois, chez nous, y’a beaucoup de
personnes qui ont quarante-sept ans à peu près, ils seront plus embêtés que moi à mon
avis. » (v2)
« Vous savez, si l'on me donne un salaire je reste ici [à la maison]. Si l'on me donne des
rentes demain je ne travaille plus. Ça ne me dérange pas de travailler, je suis de familles
qui ont toujours travaillé. Mais c'est une obligation, ce n'est pas un plaisir. » (v2)
320
Un an plus tard, Maurice est inscrit dans un plan de formation qui l’amène à suivre deux
stages successifs de onze mois chacun. Le premier stage, qu’il suit au moment du deuxième
entretien, est une formation de chauffagiste, équivalente au CAP, localisée à Laon. Maurice a
choisi cette formation car ce métier lui permettra de se mettre facilement à son compte. Le
travail indépendant, expérimenté par son père durant quelques années, est une sécurité
supplémentaire au cas où il ne trouverait pas d’emploi salarié :
«- Mon père l'a été pendant quatre ou cinq années. Je sais ce que c'est à peu près. Je
connais les artisans du coin.
Enq. : Cela vous attire comme métier ?
- Je ne sais pas vraiment, c'est relativement difficile quand même. Si vraiment il fallait
en venir là, je le ferai quand même. Cela dépend si je trouve un travail avec un salaire
intéressant. Je verrai bien, ce n'est pas encore défini. » (v2)
Maurice suivra ensuite une formation de spécialisation dans le réglage du gaz qui lui
permettra à terme d’être mieux rémunéré qu’en étant simplement monteur-dépanneur de
systèmes de chauffage. Pour ce stage de onze mois basé à Compiègne (Oise), un logement en
foyer de travailleur lui sera fourni. Le fait que Maurice accepte d’être absent du domicile
familial durant la semaine et d’effectuer une mobilité hebdomadaire (quatre-vingt-trois
kilomètres pour une heure trente de trajet) fait écho à sa détermination à réussir cet “ancrage
de projet”. Il sait, en outre, que ses futures conditions de travail l’obligeront à se déplacer sur
des distances relativement importantes, de trente à soixante kilomètres, plusieurs fois par
semaine. Si les déplacements et les absences durant la semaine peuvent être fréquents, ces
frais sont, dans ce métier, généralement pris en charge par l’employeur ou bien inclus dans
une rémunération élevée (dix à douze mille francs) à laquelle Maurice espère pouvoir
prétendre.
« Il faut savoir ce qu'on veut. Si je me mets dans mon fauteuil et que j'attends que ça se passe.
De toute façon, après, je serai dans un métier où je serai amené à me déplacer. De toute
façon. » (v2)
Enfin, Maurice cherchera à s’appuyer sur son réseau amical et familial auprès duquel il
peut véritablement compter pour une embauche. Une tante qui travaille dans une agence
d’intérim et des amis qui sont déjà dans le métier peuvent lui trouver une place :
« Oh oui, disons que cela représente trois personnes. Trois personnes sur qui je peux
compter et qui vraiment, si je leur demande, qu'il n'y aura pas de problème. » (v1)
Si ce projet de reconversion de long terme semble être garanti par différents filets de
sécurité et doit à terme favoriser l’équilibre économique de son foyer, la situation financière
de Maurice est, pour le moment, difficile. Son allocation de formation est inférieure de 380
euros (soit 2500 francs) par mois à son salaire précédent. Le ménage a déjà dû utiliser une
partie de sa prime de licenciement. En outre, le stage de formation, qui se déroule durant la
321
journée, semble avoir changé le rythme des activités de Maurice. Ne plus travailler en troishuit lui laisse en fait moins de temps durant la semaine pour travailler dans sa maison et
l’oblige à concentrer toutes ses activités sur le week-end. De fait, Maurice trouve encore
moins de temps pour rencontrer ses proches.
« La famille, je dirais que je la vois moins. Avant j'avais du temps de libre, maintenant
je n'en ai plus. Le soir, je rentre et voilà qu’il y a les devoirs [des enfants]. En fin de
compte, on n'a pas le temps de sortir. Avant, l'entretien de la maison je le faisais la
semaine comme j'finissais à quatorze heures. Maintenant je ne fais ça que le week-end,
automatiquement, ça change. On change l'horaire de travail, vous changez de manière
de vivre. » (v2)
C’est donc bien vers un changement de mode de vie, professionnelle et familiale, que
s’achemine Maurice. Sa logique d’“ancrage de projet” repose sur la centralité de son activité
professionnelle dans l’économie et le projet familial. Alors que les sociabilités de Maurice
sont restreintes, qu’il semble investir essentiellement l’espace de sa maison et l’éducation de
ses enfants, les attentes de la famille semblent entièrement dépendantes de la situation
professionnelle de Maurice. Celle-ci est le garant du niveau de vie et de la poursuite de
l’accession à la propriété. Le refus de suivre l’emploi à Sens participe de cette stratégie
d’assurance et de protection de la famille. En outre, il corrobore le souhait de sa femme de
rester sur place et de ne pas quitter la région. Plus qu’une immobilité de principe, c’est bien
une non-mobilité résidentielle calculée qui préside à cet “ancrage de projet”.
2.4. André, enquêté n°3 : une migration de carrière (type 1)
Ouvrier qualifié et polyvalent, André, a trente-quatre ans. Originaire d’Amiens, il
s’inscrit dans la filiation professionnelle de son père et de son grand-père, tous deux ouvriers
dans la branche du câble.
« Mon grand-père, il travaillait pour les... il posait les premières lignes téléphoniques.
Ma mère est couturière, mon père travaille chez France-Telecom, il répare les lignes
téléphoniques et moi je les fabrique. Sans le vouloir on est resté dans la branche. (…)
j’suis d’une famille de l’industrie. Mon arrière-grand-père était bonnetier. » ( v1).
Après son engagement dans l’armée en 1984 (il sera successivement basé en Moselle,
en Allemagne puis dans plusieurs pays africains), il entre deux ans plus tard, à l’occasion
d’une formation diplômante, dans une entreprise d’Argenteuil (Val-d’Oise) appartenant à une
multinationale italienne spécialisée dans la production de câbles. Dès lors, André ne quittera
plus cette entreprise et connaîtra une évolution ascendante de sa carrière, passant des secteurs
de l’isolation, puis du gainage vers celui de l’accélérateur de particules. Toutefois, cette
progression a nécessité de suivre plusieurs mutations professionnelles et géographiques. En
322
1990, d’Argenteuil, il part pour Epernay (Marne) où on lui propose un poste en usine. Il
devra quitter ce poste, en 1993, suite au transfert du site marnais à Laon (Aisne). Un an plus
tôt, il aura rencontré sa femme, éducatrice spécialisée, avec laquelle il aura trois enfants
aujourd’hui âgés de huit à trois ans. Alors qu’André accepte une troisième mutation
professionnelle et s’apprête à déménager à Sens, l’emploi fait bien figure de pivot du projet
domestique.
Accepter la mutation à Sens lui permet d’écarter une nouvelle fois le risque de chômage
et de satisfaire son ambition professionnelle. Toujours en recherche d’une nouvelle formation,
d’une nouvelle compétence, la mutation lui permet de perpétuer son parcours professionnel
qu’il espère mener jusqu’au poste de Technicien. Titulaire d’un CAP, il souhaite aujourd’hui
pouvoir passer un BEP en formation continue en vue d’obtenir un jour le baccalauréat.
L’emploi et l’identité professionnelle qui lui est associée occupent une place dominante tout
au long de l’entretien d’André.
« J’ai eu la chance de n’avoir fait qu’un travail. (…) c’est la pièce maîtresse de la
famille j’dirais, si on travaille pas…(…) j’me lève j’pense à ça, j’fais jamais la même
chose donc euh… En même temps j’aime bien être routinier à la maison, que les choses
soient à leur place, autant l’usine c’est l’inverse.
Enq. : Vous aimez que ça change …
- Que ça bouge. Dès qu’on me dit, tu vas là-bas, j’suis content. J’ai mes fiches, mon
classeur, pour telle machine y’a ça. On se remet tout le temps en question. Tout le
temps, tout le temps. On est jamais sûr à 100 % de réussir une commande, même si on
l’a déjà fait cent fois. Il peut se passer n’importe quoi. » (v1).
Cette disposition au changement, et notamment à la mobilité géographique, André l’a
acquise et mise en oeuvre à différentes étapes de son parcours : « Quatre ans dans l’armée où
j’ai beaucoup voyagé, où j’ai appris à bouger », « Moi, j’suis toujours prêt moi. C’est bien la
première fois qu’on reste toujours aussi longtemps dans un endroit ». La mobilité résidentielle
et professionnelle est tantôt voulue, tantôt subie mais toujours André parvient à en tirer profit.
Il témoigne d’ailleurs aujourd’hui d’une certaine confiance dans l’entreprise, espérant que son
emploi sera assuré pour les années à venir voire jusqu’à sa retraite.
Si la motivation professionnelle est la raison principale du choix de mutation à Sens,
André et sa femme (laquelle intervient pendant l’entretien) présentent un projet plus large
d’amélioration du confort, du niveau de vie et en définitive d’ascension sociale de la famille.
Le couple réalise un calcul coût-avantage très explicite et tire rapidement la conclusion
que la position professionnelle d’André sera plus difficile à retrouver que celle de sa femme,
éducatrice spécialisée. Les propos véhiculent donc l’idée que la mutation est un choix
rationnel pour le ménage. Mais au-delà, on comprend qu’il n’y a pas d’opposition entre les
323
aspirations professionnelles d’André et les attentes familiales mais bien adéquation entre les
deux. Ainsi, André et sa famille tirent pleinement parti de l’aide financière pour l’accession à
la propriété proposée par le plan social. André avait d’ailleurs quelques années plus tôt refusé
une mutation dans la Marne qui ne prévoyait pas d’aides financières et immobilières
significatives. Après avoir occupé trois maisons en location, le couple avait tenté d’accéder à
la propriété au cours de l’année 1999 mais leur projet fut refusé par la banque. Aujourd’hui,
les aides financières du plan social transforment la mutation professionnelle en une véritable
opportunité immobilière qui permet l’achat d’une maison de cent quatre-vingts mètres carrés,
dans une petite ville à dix-huit kilomètres de Sens, pour 84 000 euros (soit 550 000 francs).
Les 831 euros (5450 francs) de remboursement mensuel seront parfaitement assumés par le
ménage qui dispose d’un revenu d’environ 2900 euros (19 000 francs).
Cette “migration de carrière” qui se dessine pour André repose aussi sur un rapport
spécifique au territoire et aux liens de parenté. Dans ses propos et dans les remarques de sa
femme, on comprend combien le bien-être familial ne repose pas sur une fixation dans un
territoire particulier mais sur un espace domestique constitué par le noyau familial, la maison
et un cadre de vie à dominante rurale. Le couple n’est pas attaché à une région en particulier
mais davantage à l’environnement du lieu de résidence, à l’habitat rural (il s’agit d’éviter un
appartement en HLM et de fuir les grandes agglomérations). Le couple apprécie en outre
l’autonomie vis-à-vis du réseau de parenté qu’engendre la distance géographique, autonomie
qu’ils expérimentaient d’ailleurs déjà avant le déménagement : en effet, dix des onze
personnes identifiées parmi les membres de la famille et de la belle-famille d’André résident
en dehors du département de l’Aisne. André a pris, dès son entrée dans la vie active, une
distance géographique et en partie affective avec un milieu familial désorganisé par le divorce
de ses parents. Son autonomie est aussi rendue visible par le fait qu’il déclare ne pas avoir
bénéficié d’aide de son entourage familial ou amical. Toutefois, il se dit proche de sa sœur
(qui habite dans son village de Chéret) et de sa mère (résidant dans la Somme). Pour sa
conjointe, les relations avec sa propre famille sont plus fortes (notamment avec la sœur, les
parents et un oncle de sa femme dans la Marne), mais s’accommodent également d’une
certaine distance géographique.
Un an après la mutation, en 2001, André raconte comment il a eu à subir les difficultés
de réorganisation de la production sur le site de Sens. Les six premiers mois de sa mutation se
sont déroulés… à Laon, dans l’Aisne. Toutes les machines n’ayant pas été transférées, il
accepte cette contrainte supplémentaire qui le place dans une situation “ubuesque” : il vit à
Laon, à l’hôtel, durant la semaine et retourne le week-end dans sa nouvelle maison de l’Yonne
324
dans laquelle s’est installée sa famille. L’indemnisation relativement importante des trajets
hebdomadaires lui permet de payer largement les frais de nourrice supplémentaires.
Alors qu’André était optimiste un an plus tôt sur la stabilité de son emploi à Sens, son
discours témoigne, en 2001, d’une moins grande sérénité et d’un plus grand fatalisme suite
aux mutations successives que l’entreprise lui a imposées.
« - On a fait Argenteuil, Port A Binson, Laon, Sens... on espère bien fermer Sens
[rires] ! Quand je dis ça à des collègues, ils me disent c'est pas possible ça n'arrivera
jamais, mais on disait ça aussi à Laon. Ça jette un froid.
Enq. : Comment estimez-vous la sécurité de votre emploi ?
- Je ne sais pas.
Enq. : Vous êtes incertain... ?
- Non je suis vacciné, demain on me dit ça ferme... bon... on a été rodé, on a été un peu
habitués. » (v2)
En outre, si l’intégration sociale dans la nouvelle usine a été facilitée par le
rapprochement et la solidarité du groupe des salariés de Laon, sa demande de promotion sur
un poste de technicien lui a été refusée :
« - On m'a dit que j'étais a-social. En faisant le compte, on ne peut pas me prendre sur
une machine, si on me prend dans un secteur, les autres ne pourront plus… y'a plein de
facteurs et puis mon sale caractère. Ça, ça m’est resté en travers de la gorge ! je ne
désespère pas, on recommencera.
Enq. : Vous prévoyez de pouvoir mieux vous intégrer, d'être mieux reconnu dans
votre... ?
- On repart à zéro là. A chaque fois, ça fait quatre fois. On me demande à chaque fois de
faire mes preuves. » (v2)
Un des moyens de rationaliser cette incertitude est encore une fois de mobiliser le
registre de la sphère professionnelle et des projets d’avenir. Ainsi la localisation du logement,
dans un bassin d’emploi jugé dynamique, est qualifiée de point d’appui plus sécurisant que ne
l’était l’Aisne :
« Pour l'instant on est sur un point d'ancrage. Et il y a plus de chance de trouver du
travail ici en dehors de l’usine que dans l'Aisne. Y'a un avenir professionnel plus
important. On est bien placé entre Troyes et Auxerre. » (v2)
Les dimensions résidentielles et familiales de la mutation sont en revanche pleinement
satisfaisantes et légitiment parfaitement la démarche de migration. La satisfaction pour la
nouvelle maison est très forte car elle améliore le confort des trois enfants qui ont à présent
chacun leur chambre. Mais la propriété n’est pas envisagée comme un patrimoine facteur
d’enracinement. Au contraire, à l’image des expériences et des représentations véhiculées
autour de la mobilité et du changement, cette maison constitue davantage un capital appelé à
être valorisé, par les travaux envisagés, puis à être revendu.
325
La sociabilité familiale était organisée, jusqu’à la fermeture de l’usine, par des
rencontres quasi hebdomadaires, le week-end, pour rejoindre ou accueillir leurs familles et
amis. Un an plus tard, la fréquence des rencontres avec le réseau de parenté et les amis a
décru. Le réaménagement des relations familiales (visites ou accueil de la belle-famille une
fois par mois, une fois par trimestre pour la mère d’André) permet toutefois des rencontres,
certes plus espacées dans le temps, mais d’une durée plus longue notamment lorsque la mère
d’André vient passer plusieurs jours chez eux. Si le couple dit se sentir plus isolé, la
sociabilité locale commence à s’organiser notamment avec leurs voisins (les anciens
propriétaires de la maison achetée) et les collègues. Cette situation laisse présager une
intégration locale progressive qui s’amorce aussi par des balades ponctuelles dans les forêts et
villes de la région.
André se situe donc pleinement dans le type d’une “migration de carrière” au cours de
laquelle il tente de poursuivre voire de valoriser sa trajectoire professionnelle. Son intégration
professionnelle prime mais ne vient pas contredire le projet domestique car elle s’accompagne
d’une valorisation salariale, professionnelle mais aussi résidentielle pour le ménage. Sa
famille s’ajuste aux contraintes géographiques du travail, par l’accès de sa femme à un nouvel
emploi correspondant à son métier d’éducatrice, par l’accession à la propriété d’une vaste
maison qui améliore la situation résidentielle de toute la famille, par l’aménagement, semblet-il réussi, de relations à distance avec les deux familles élargies. L’équilibre entre satisfaction
domestique et intégration professionnelle est en construction notamment grâce à un rapport
plus distant au territoire et au réseau de parenté ainsi qu’à l’ajustement réussi des membres de
la famille à cette migration.
2.5. Monique, enquêtée n°6 : une migration de compromis familiaux
(type 3)
Le parcours résidentiel et familial de Monique est marqué par la filiation ouvrière mais
aussi par plusieurs ruptures qui ont suscité des difficultés économiques.
L’histoire de la famille de Monique est celle de nombreux ouvriers de la région
d’origine rurale. Ses grands-parents maternels ont quitté la Tchécoslovaquie après la première
guerre mondiale et furent ouvriers agricoles dans l’Aisne. Son grand-père paternel était
forgeron dans le village de Missy-les-Pierrepont où ses parents résidèrent et furent à leur tour
ouvriers agricoles. Le quart nord-est du Laonnois constitue donc l’espace de référence de sa
famille, ses trois frères résidant également dans des villages de cette zone.
326
Mariée en 1975, elle travaille à l’époque comme ouvrière dans une petite usine du
village de Saint-Erme et loue avec son mari une maison dans le village de ses parents. Dès
1976, elle entre dans l’usine de câbles de Laon grâce à une personne de son entourage. Après
avoir eu son premier fils et sa fille, Monique divorce en 1982 et loue un appartement à Laon,
dans le parc HLM. Elle rencontre son deuxième mari, lui aussi salarié à l’usine de câbles. Le
couple se marie trois ans plus tard et achète une maison à Gisy, village du territoire familial
où vit un de ses frères. Après la naissance de son dernier fils et la séparation d’avec son
deuxième mari en 1992, Monique déménage de nouveau et quitte l’espace rural pour revenir à
Laon dans un appartement géré par un CIL. Le coût du loyer étant trop élevé, Monique et ses
enfants déménagent à nouveau lorsqu’ils obtiennent, en 1996, l’appartement de l’office
d’HLM de Laon dans lequel ils vivent actuellement. Deux de ses trois enfants vivent une
partie du temps à Reims : l’aîné recherche un emploi et sa fille y est étudiante. Ses liens avec
eux sont très forts ainsi qu’avec sa propre mère à qui elle rend visite plusieurs fois par
semaine avec laquelle elle fait ses courses.
La prise de décision puis l’aménagement et le vécu des arbitrages professionnels et
spatiaux de Monique sont fortement marqués par les hésitations, les tensions entre sphère
professionnelle et responsabilités familiales.
Monique a travaillé vingt-quatre ans dans l’usine de câble, de l’atelier de production à
celui du contrôle de la qualité. Bien qu’elle ait formulé à plusieurs reprises des demandes de
changement de poste, celles-ci lui ont toujours été refusées. La fermeture de l’usine la trouble
car elle met un terme à un travail, une ambiance et des amitiés dans l’usine qu’elle appréciait
malgré tout.
« Au départ, on n’y croit pas parce que vraiment on se dit, p’être qu’on a toujours un
espoir que ça va s’arrêter quoi… et quand ils commencent à faire grève et que ça
continue et puis voilà… et puis après euh, on voit que la position de la direction ne
change pas, non, fermeture, transfert de l’activité. Mais bon c’est pas… c’est pas… ça
fait bizarre hein. On se sent bizarre oui... » (v1)
Aujourd’hui (en 2000), Monique a quarante-quatre ans et vit seule avec ses trois
enfants, âgés de seize à vingt-quatre ans. La fermeture de l’usine est donc une difficulté
supplémentaire dans son parcours. La proposition de mutation à Sens provoque une tension
forte entre des injonctions contradictoires. Le fait qu’elle soit responsable du ménage
l’empêche de refuser d’emblée la mutation. Elle sait le risque de précarité économique et de
chômage et ne veut pas avoir à regretter le choix d’un licenciement. Pourtant Monique ne peut
imposer une migration à ses enfants et souhaite rester proche d’eux. Ce dilemme a suscité
327
chez ses enfants des opinions et des conseils eux aussi contradictoires. Mais aucun d’entre eux
ne souhaite partir avec elle.
« Enq. : Alors comment ont réagi votre famille, vos enfants par rapport à cet … ?
Ah ! [rires] donc c’est le plus âgé, le week-end il m’a dit euh, maman je sais pas si ça
fait un grand changement pour toi, mais fais comme tu veux. Mais lui euh, lui il me
conseillait de ne pas y aller. Son conseil … c’est : “t’es trop près de… sa grand-mère
quoi … il me dit ta mère, t’as la famille dans le coin et tout”… pis bon lui il ne me
voyait pas partir. Ma fille elle, elle est un peu plus jeune elle a vingt ans, elle me dit :
“bon écoute maman euh si vraiment, va faire l’essai elle dit, essaye… moi je te
conseille…” elle m’approuvait, elle, pour partir. Enfin pour partir faire l’essai…pour
rester là-haut bon elle voulait pas décider à ma place, mais elle dit : “tu sais ça peut être
bien là-haut”… pis elle dit : “moi ça ne me dérange pas de changer de région”. Elle, ça
ne la dérange pas… Et le dernier, non absolument pas ! Lui, il a seize ans il veut pas
quitter la région, c’est un peu normal, un p’tit peu oui … » (v1)
Monique ne perçoit pas la mutation comme l’opportunité d’une nouvelle vie, mais bien
comme une nouvelle déstabilisation familiale. Aussi, ses choix professionnels sont largement
déterminés par ses enfants et par son besoin de stabilité, ce qui précipite la décision d’accepter
la mutation, mais dans un premier temps, pour une période probatoire.
« …la période probatoire euh, disons que je me suis dit, je vais faire l’essai euh…
comme ça je… je ne regretterai pas après, je n’aurai pas de remords après… j’aurai au
moins fait l’essai et bon ça ma plait ou ça ne me plait pas. Parce que si dès le départ,
j’avais dit je refuse, et puis… je refuse donc je reste ici, pis j’aurai p’être dit, j’aurai…
au fond de moi-même j’aurai dû essayer six mois. Voilà je… je me serai fait une idée,
j’aurai vu voilà. » (v1)
Cette mutation à l’essai nécessite de repenser l’organisation familiale puisqu’elle va
précipiter l’indépendance de son plus jeune fils qui sera placé en internat dans le lycée de la
ville de Laon.
« Là pour mon départ, les six mois d’essai. Là, j’ai mon grand il va, il cherche un
logement il va partir de la maison, bon il a vingt-cinq ans, il est temps je crois [rires]. Et
puis donc ma fille sera à Reims toute la semaine, donc elle reviendra le week-end, et
encore y’a des week-ends où elle reviendra pas. Bon elle, ça va. Donc le problème
c’était pour le plus petit. Et je lui ai dit, ben écoute je vais partir à l’essai, c’est soit que
tu vas habiter chez ta grand-mère, tu prendras le car pour venir au lycée tous les jours,
ou alors tu vas à l’internat. Il préfère aller à l’internat, donc il va à l’internat, à Claudel
oui. Donc il va entrer à l’internat. » (v1)
L’ensemble de l’entretien révèle l’incertitude dans laquelle Monique se trouve, hésitant
entre intégration professionnelle, contraintes économiques et intégration familiale. L’intérêt
qu’elle porte à son travail et les possibilités d’évolution qu’elle espère pouvoir saisir
pourraient l’inciter à accepter définitivement la mutation. Mais dans le même temps, quitter la
région parait trop difficile et contradictoire face à son désir de rester proche de ses enfants et
de sa région :
« Oh … Je prévois plutôt de revenir [rires]. Je ne m’imagine pas rester là-bas… à moins
que vraiment il y ait quelque chose qui me fasse vraiment changer d’avis, ou si on me
328
propose vraiment un travail euh, ou je ne sais pas intéressant, ou mieux rémunéré mais
sinon y’a pas trop… pas beaucoup de choses qui me retiennent... » (v1)
Son hésitation est telle que tout en évoquant sa mutation définitive, Monique envisage
quelle pourrait être sa stratégie de recherche d’emploi si elle choisissait finalement le
licenciement. Son projet de reconversion serait de passer l’examen d’équivalence au
Baccalauréat afin de tenter le concours d’assistante sociale, ou de se former dans le secrétariat
médico-social. Sinon, elle acceptera toutes les formes d’emploi et ira même jusqu’à Reims.
Près d’un an plus tard, Monique ne s’achemine plus vers l’option du licenciement et
tente toujours de tenir à la fois l’ancrage résidentiel de ses enfants à Laon et son intégration
professionnelle dans l’usine de câbles à Sens. Si Monique avait envisagé, lors du premier
entretien, de revenir définitivement à Laon, elle finit par changer d’avis face aux échos des
difficultés de ses anciens collègues licenciés aujourd’hui en intérim, en CDD ou au chômage.
« Ben, disons que je savais pas au début, je voulais pas rester. Quand j'ai donné ma
réponse début janvier, j'ai dit non. Et puis après j'ai réfléchi et tout. Je suis revenue sur
ma décision, sur pas mal de choses. J'ai dit bon le travail, je vais pas trouver un travail
facilement comme ça, et tout. Bon pour les enfants ce sera temporaire. Ici j'ai ma fille
qui est étudiante à Reims, Florian il passe en Terminale donc après ils vont partir. Ils ne
seront plus là bientôt alors je vais continuer là-haut. C'est surtout pour le travail aussi...
j'avais peur de ne pas... on se retrouve vite au chômage. » (v2)
« Encore quand y’a un salaire à côté ça va, mais moi je ne pouvais pas me le
permettre… non, moi mon choix il est financier, garder mon salaire et puis il faut que
j’assure mes arrières pour ma fille et mon fils qui va aller en études après, ça va me
coûter de l’argent. Ensuite euh…si il est à Paris je prendrai peut-être quelque chose de
plus grand à Sens, parce que de Paris y’a qu’une heure… ça dépend de l’avenir… » (v2)
Autour du logement se cristallisent toutes les contraintes financières et familiales. La
famille invente une nouvelle organisation par le biais d’une double résidence pour Monique
qui part chaque semaine à Sens. Son plus jeune fils de dix-sept ans vit maintenant seul une
partie de la semaine dans l’appartement familial de Laon et passe deux jours chez son père. Sa
fille suit des études à l’Université à Reims et vit dans une chambre universitaire du CROUS.
Boursière, elle a néanmoins besoin de l’aide financière de 153 euros (mille francs) par mois
que lui donne sa mère. Monique a demandé deux prolongations successives de sa mutation en
période probatoire. Ce statut lui permettait de bénéficier plus longtemps d’un hébergement et
de repas gratuits à l’hôtel comme le prévoyait le plan social. L’avenir sera malgré tout plus
complexe. Ses contraintes financières l’empêchent aujourd’hui de pouvoir accéder à la
propriété (malgré l’aide de 12197 euros offerte par le plan social) car sa capacité de
remboursement d’un prêt immobilier est trop faible. Seule à travailler dans le ménage, elle ne
touche que 1250 euros (soit 8200 francs).
329
« Disons que j'aurai plus d'avantages à acheter un studio, on a une prime de 80 000
francs pour l'achat. Mais ce qui me fait hésiter c'est ce qui rentre tous les mois et ce que
je dépense tous les mois, c'est ça qui va pas. Bon j'ai mon salaire, mais mon loyer ici et
le remboursement de l'emprunt. Même si c'est pas excessif, presque mille francs. En
contrepartie, j'aurai plus mes trajets de remboursés. En location, pendant les deux
premières années, j'ai pas de loyer et toujours mes frais de transport [remboursés]. Si
j'accède, j'ai plus les frais de trajet et j'ai tout de suite un loyer, un remboursement à
payer, plus mon loyer ici, plus tout l'argent que je dois dépenser, les courses pour les
enfants, ma fille en étude, tout ça... Non c'est, je peux pas, je peux pas, au point de vue
financier je ne peux pas. » (v2)
De fait, Monique s’achemine vers l’acceptation de la mutation en tentant de poursuivre
ce système de double résidence. Elle choisira vraisemblablement de louer un petit logement.
Comme le prévoit le plan social, l’aide au paiement du loyer et l’aide aux déplacements
hebdomadaires lui seront attribuées pendant dix-huit mois à compter de l’acceptation
définitive de la mutation. Si elle cherche un logement dans le parc HLM, elle reste attentive à
l’environnement de son logement. Monique préfère louer à Sens un studio pour 228 euros
(soit 1500 francs) par mois, proche de son lieu de travail afin de limiter les frais de
déplacements durant la semaine.
Dans près d’un an et demie, la famille devra donc faire face à une nouvelle étape. Sans
aides financières, Monique devra sans doute choisir de quitter définitivement Laon. Pourtant
sa réticence à se couper de la région est toujours forte. Cet espace permet les rencontres et les
relations affectives avec sa mère et son réseau de parenté. Même si la sociabilité
professionnelle à Sens est satisfaisante, ses véritables amis sont restés à Laon.
« Enq. : Ça a renforcé vos liens avec eux ?
- Oui peut-être, je les vois pratiquement tous les week-ends, ma famille oui et puis mes
amis aussi. » (v2)
Sa mère lui conseille toutefois de préserver son emploi et de ne pas quitter son travail,
alors que ses enfants quittent progressivement le foyer parental. Pour le moment, Monique
exprime une certaine satisfaction au travail, notamment grâce à des relations agréables avec
ses collègues qui lui permettent de se sentir soutenue et entourée. De plus, alors que
l’entreprise embauche de nombreux jeunes ouvriers et fait appel à des intérimaires, Monique
y voit le signe d’un bon niveau d’activité et se sent rassurée pour la stabilité de son emploi.
Elle espère par ailleurs changer de poste et pouvoir bénéficier d’une augmentation de salaire.
« - Non, mais je voudrais bien. Je voudrais changer de qualification parce que mon
collègue est plus haut que moi et je voudrais avoir sa qualification. J'en ai fait part à
mon chef...
Enq. : Ça vous permettra d'avoir une augmentation de salaire également ?
- Oui, oui ça serait pas mal. Je sais pas de combien, je sais que mon collègue gagne au
moins deux mille francs de plus que moi. Alors si je pouvais avoir, mille francs ça serait
peut-être un peu rêver mais même cinq cents francs ça serait pas mal.» (v2)
330
Monique se situe bien dans une “migration de compromis familiaux” à la fois parce
qu’elle opte pour une période probatoire puis parce qu’elle engage une configuration de
double résidence qui semble devoir durer quelques années, bien que les hésitations demeurent
toujours fortes. Les deux entretiens réalisés témoignent des contraintes qu’imposent cette
délocalisation de l’emploi sur l’organisation, le mode de vie mais aussi l’équilibre financier
d’une famille monoparentale. Au-delà, c’est aussi le rapport au territoire et aux liens
familiaux qui provoque les hésitations de Monique. Ce cas de “migration de compromis
familiaux“ est peut-être plus complexe que le type que nous avons construit. Ici, l’intégration
professionnelle prime en tant qu’accès à un revenu et à des sociabilités professionnelles mais
elle prime peut-être davantage par défaut, par crainte de la pauvreté, que par choix comme
c’est le cas pour d’autres salariés plus qualifiés.
2.6. Yves, enquêté n °45 : d’une migration de compromis familiaux
difficile vers un ancrage d’affiliation familiale ? (du type 3 vers le
type 4)
Le parcours d’Yves est marqué, jusqu’en 2000, par une grande stabilité tant résidentielle
que professionnelle. Résidant avec ses parents dans une maison en accession à la propriété à
Laon jusqu’à ses vingt-quatre ans, Yves s’est marié en 1983 et a emménagé à Athies-sousLaon, village de sa belle-famille, qu’il n’a pas quitté depuis. Yves n’a connu qu’une seule
entreprise au cours de sa carrière. Alors qu’il obtient un CAP de tourneur, il est embauché à
dix-huit ans (en 1977), au bout de six mois de chômage, comme ouvrier dans l’entreprise de
câbles grâce à l’aide de sa mère.
« J’avais déposé une enveloppe, et puis un jour ben par ma mère, ma mère connaissait
quelqu’un au recrutement, donc c’est, c’est comme ça que je suis rentré hein, sinon je
serais jamais rentré. » (v1)
Sa femme, Marie (présente lors de l’entretien), titulaire d’un BEP textile a été employée
en supermarché puis a arrêté de travailler en 1984 à la naissance de leur fille. Elle a depuis
choisi de rester au foyer. Le couple devient propriétaire rapidement (Yves avait vingt-quatre
ans) grâce à une donation-partage d’une maison de la famille de Marie. Ce logement a pour
elle une histoire et une valeur familiale particulière : la maison était auparavant séparée en
deux logements dont l’un était occupé par son arrière-grand-mère. En outre, la proximité de la
maison de ses parents (à cent mètres) permet la visite quotidienne de sa mère. L’attachement
du couple à ce logement est donc important comme en témoignent les investissements
successifs réalisés par Yves :
331
« Ben, c’était fait en … je ne sais pas parce que nous quand on est arrivé il n’y avait pas
d’isolation, la toiture elle était bonne à faire. Donc on a déjà commencé par refaire la
toiture, comme j’ai hérité, quand ma mère est décédée en 83 et que j’ai hérité une partie
de l’argent de la maison à Laon, donc moi ce que j’ai fait, j’ai réinvesti ici, j’avais vu
avec mes beaux-parents, bon ben voilà, la toiture c’est vrai qu’elle commençait à
faire… autant un jour on va commencer à prendre la toiture sur la tête… en même
temps… » (v1)
Yves reconnaît les sacrifices que la propriété d’une maison ancienne a occasionné. Il
estime avoir choisi la facilité en conservant ce logement « sans loyer » mais ne pas avoir
forcément fait le bon choix économique. Etre propriétaire implique de ne pas toucher d’aide
ce qu’Yves estime être un désavantage par rapport à ses collègues locataires. N’étant pas aux
normes du confort moderne, leur maison a fait l’objet de nombreux travaux d’isolation, de
toiture, de chauffage qui ont contraint financièrement le ménage. Yves et sa famille ne partent
d’ailleurs pratiquement jamais en vacances car les congés sont souvent consacrés aux
améliorations à réaliser dans la maison.
L’inscription territoriale d’Yves et de sa famille est donc très forte. Elle passe, par le
logement, mais aussi par des activités sportives (Yves, aujourd’hui arbitre, pratique le rugby
depuis son adolescence et emmène son fils tous les samedis faire des matchs) et par une
sociabilité familiale avec un réseau de parenté assez développé. Le père d’Yves, né en
Belgique, était ouvrier agricole et sa mère d’origine normande eut six enfants. Sa famille a
beaucoup déménagé selon la localisation des employeurs de son père. Après la Belgique puis
Caen, la famille arrive dans l’Aisne pour se fixer dans le village de Bruyères-et-Montbérault
au sud de Laon. Aujourd’hui, trois des quatre frères d’Yves résident dans l’Aisne, un seul vit
en dehors, à Clichy-sous-Bois. Sa femme Marie, dont le père était serrurier à Chambry près de
Laon, habite donc à cent mètres de la maison de ses parents. Elle se sent très proche de sa
mère, d’une de ses cousines qui habite à une dizaine de kilomètres, mais également de sa sœur
qui s’est installée dans l’Ain.
« Marie : ah ben moi j’ai ma mère que je vois tous les jours, parce qu’elle habite le pays
alors !
Yves : elle habite à cent mètres d’ici ! [rires] ça y’a pas d’problèmes, elle passe tous les
jours devant la maison. » (v1)
La fermeture de l’usine et sa délocalisation est donc une rupture forte dans une
organisation familiale et résidentielle bien rodée. Néanmoins cet évènement n’occasionne pas
de rejet de la mutation mais la construction, la négociation d’une solution alternative à la
migration définitive. Deux axes, qui s’articulent nettement dans l’entretien, permettent de
comprendre la nature et l’aménagement du choix de mutation : d’une part, Yves est attaché à
332
son emploi, d’autre part l’importance accordée au logement et à l’organisation familiale va
être l’objet d’une attention particulière.
L’intégration professionnelle d’Yves, qui dispose de l’unique emploi du ménage, est
donc primordiale. Or il est assez pessimiste quant à l’éventualité d’une recherche d’emploi
dans la région de Laon. Les échos de son entourage, les informations qu’ils obtient par les
média nationaux ou la presse locale l’ont très vite poussé à envisager de suivre la
délocalisation de son emploi. En outre, il exprime un attachement et une satisfaction pour son
travail. Entré dans l’entreprise à dix-huit ans comme manœuvre, il a pu suivre des formations
et occuper différents postes de travail en production et en contrôle de qualité. Il a ensuite
demandé à travailler en trois-huit afin de faire évoluer sa carrière :
« Ben déjà, déjà là quand il a fallu que je… je voulais un peu évoluer, je ne voulais pas
rester au même endroit, donc je savais très bien qu’il ne fallait pas rester au même endroit.
Donc je savais très bien qu’il fallait que j’aille sur la fabrication, sur machine.» (v1)
Yves a réalisé des missions ponctuelles dans d’autres établissements du groupe à
Marne-la-Vallée, Brest, Rungis et Perpignan. Ayant toujours accepté de changer de poste, de
se former et d’acquérir une grande polyvalence, il est aujourd’hui OAP (opérateur assistant de
production) et a la responsabilité d’une petite équipe. Son goût pour le changement et
l’évolution de sa carrière, son souhait de garder son niveau de responsabilité et de salaire
l’engagent donc dans le choix d’une mutation.
Toutefois, le processus de fermeture-délocalisation a détérioré l’ambiance « familiale »
de l’usine. Aussi, la fierté qu’il éprouvait pour son entreprise s’est effritée. Il fut d’ailleurs de
toutes les grèves pour améliorer le plan social.
« Mais moi j’ai toujours dit, c’est à Noël que j’ai pris ma décision hein, avant Noël. J’ai
fait les grèves, ah j’ai fait toutes les grèves j’me suis pas caché, mais quand j’ai fait, j’ai
dit, moi j’m’en vais. Et si je fais grève c’était pour ceux qui restaient. Parce que je fais
pas les grèves pour n’importe quoi. Parce que j’ai pensé sinon, là, on va avoir, ils vont
faire un plan social.... Donc le plan social, le prochain, si jamais ils font un plan social
là-bas, ils peuvent pas faire moins, que celui qu’ils ont fait à Laon ! Hein ? donc il vaut
mieux se battre pour un plan social assez costaud à Laon, comme ça si à Sens, à Sens on
refera la même chose si jamais un jour ça ferme. » (v1)
Pourtant Yves anticipe déjà, avant même de partir, le risque d’être licencié dans
quelques années et étudie les possibilités de reconversion dans le tissu industriel de l’Yonne.
Même s’il devait subir un licenciement à Sens, il estime que cette région est plus dynamique
économiquement que celle de Laon, et que , si cela s’avérait nécessaire, rien ne l’empêcherait
de déménager pour descendre dans la région Lyonnaise, près d’une de ses cousine.
« Quand on nous a donné un questionnaire, alors dire si on voulait muter ou … alors au
début j’étais pour, de toute façon c’est ce que j’ai dit, ici y’a rien. Ici, dans la région y’a
rien. Alors j’avais dit, si jamais je suis licencié... parce que je vais demander à être muté
mais ils veulent peut-être pas de moi. On sait pas, on sait jamais. J’dis bon… si ils me
333
licencient, ce que je voulais faire c’était descendre sur Lyon et puis retrouver du boulot
par-là. » (v1)
Si les logiques professionnelles motivent ce choix de mutation, la prise de décision est
hésitante et révèle le poids de la famille. Sa femme Marie n’est pas opposée à un
déménagement et ne souhaite pas rester seule avec les enfants dans l’Aisne. Le couple a
d’ailleurs fait un voyage de repérage dans la région et la ville de Sens. Mais les difficultés
sont plus fortes avec les enfants. Si le plus jeune fils de onze ans n’exprime pas trop
d’inquiétude, leur fille de quinze ans a passé une mauvaise année scolaire et redouble la classe
de troisième. Enfin, l’entourage d’Yves, ses frères, ses relations du rugby ou un ami ayant eu
l’expérience positive d’une mutation l’incitent à accepter le départ pour Sens.
Mais la condition sine qua non de cette migration familiale est le logement. Yves
demande à l’entreprise d’obtenir une maison en location de quatre pièces dans le parc HLM
de Sens. Il souhaite habiter en ville, à Sens ou dans une petite ville proche afin de bénéficier
des transports en commun pour les enfants, de la proximité du collège et de commerces.
« Alors on a regardé ça, on avait pris un peu la décision de partir, de déménager quoi....
Pis après ben, quand il a fallu remplir le papier, on l’a rempli, mais j’avais posé une
condition je veux une maison là-bas, j’veux pas d’appartement, j’veux même pas en
entendre parler d’appartement. J’avais marqué que je voulais une maison. » (v1)
Mais devant les doutes et les incertitudes qui entourent l’organisation de la mutation
(« on savait rien du tout », « on n’avait pas de réponse »), Yves décide de ne pas vendre sa
maison. Le couple s’achemine donc vers une configuration en double résidence. Le projet est
bien de garder la propriété de la maison familiale d’Athies-sous-Laon. L’aide au paiement du
loyer pendant deux ans doit rendre possible de tout tenir à la fois : accepter la mutation à
Sens, préserver le niveau de vie familial et conserver la maison familiale d’Athies. Yves prête
à sa sœur, qui cherchait un logement, une partie de la maison en échange du paiement des
charges. Une pièce sera réservée à la famille et permettra à Yves et sa famille de revenir
chaque mois. Cette solution satisfait ses beaux-parents pour qui cette maison représente le lien
filial avec leurs enfants.
« Donc euh... j’lui avais dit... Ben on pensait pas la louer n’importe comment parce
que... Euh... Comme les beaux-parents ils ont encore l’usufruit sur la maison. D’ailleurs
ta mère elle veut pas vendre... Et puis elle veut pas qu’on la loue hein. » (v1)
La famille s’assure ainsi des possibilités et des raisons de retours fréquents dans la
région. La maison devient, au-delà, un filet de sécurité et la certitude d’un retour possible en
cas d’échec professionnel à Sens.
« Comme j’ai dit bon, si il m’arrive quelque chose là-bas je peux toujours avoir ma roue
de secours, parce qu’il y en a ils ont tout vendu par ici.... Ils ont plus de roue de secours
si jamais il leur arrive quelque chose. » (v1)
334
Près d’un an plus tard, la mutation professionnelle et la migration de la famille ont
engagé des changements importants qui ont été difficilement vécus par les membres du
ménage. La “migration de compromis familiaux”, dans laquelle Yves s’engageait, n’apparaît
plus comme un choix de moyen ou long terme et tend à devenir une migration plus
temporaire.
« Le déménagement fin août, la préparation du déménagement, le déménagement...
La nouvelle vie. Ce n'est pas ce qu'on pensait. On pensait à autre chose mais pas à
cela. » (v2)
« Ben oui on était partis positifs. Moi j'étais parti positif, mais avant Noël j'étais négatif,
même très négatif... » (v2)
L’habitat et les difficultés d’intégration locale créent la déception de la famille. La vie
dans une maison individuelle de quatre pièces, dans un lotissement HLM qui vient d’être
construit sur les hauteurs d’un village de l’agglomération de Sens, suscite d’emblée la gêne et
la déception d’Yves et de sa conjointe :
« Marie : En fin de compte et nous on était dans la partie vieille du village et là cela fait
un peu pareil le cœur village et les nouvelles cités. Sur Athies il y avait aussi de
nouvelles cités. C'est comme si j'étais à Athies mais à l'autre bout. » (v2)
Le couple exprime une inquiétude sur le peuplement potentiel des HLM. De fait, ils ne
parviennent pas à nouer des liens avec les familles sénonaises et se rapprochent des autres
familles de l’Aisne elles aussi “mutées” qui habitent également ce lotissement :
« C’est un peu la cité de l’entreprise de câbles », « Il y a six personnes de Laon dans le
quartier. Sur les six, il y en a quatre qui ont gardé leur maison à Laon » (v2).
Yves traduit dans ses propos le sentiment de dégradation de son confort résidentiel par
l’installation dans une maison neuve, dans un lotissement HLM, à la périphérie du village.
Ainsi, lorsqu’on l’interroge sur son statut d’occupation, il revendique la propriété de sa
maison à Laon : « Enq : Vous êtes locataires ici ? Yves : Oui. Mais je suis encore propriétaire
à Athies-sous-laon. » (v2). En outre, le logement est plus petit que le précédent, ce qui
modifie le mode de vie et l’usage qu’en font les enfants.
« Nous n'étions pas habitués, donc les enfants vont à l'étage c'est surtout le gamin qui l'a
mal perçu parce que quand il allait jouer dans sa chambre, il se sentait tout seul. Il était à
l'étage mais il se sentait un peu tout seul. » (v2)
L’intégration des enfants, du fils notamment, est difficile. A l’école, le garçon est
stigmatisé pour son accent. Au rugby, il se sent mal à l’aise dans son nouveau club et finit par
abandonner le sport. Leur fille, quant à elle, s’intègre progressivement et accepte de faire son
année de seconde au lycée de Sens, même si elle envisage de repartir à Laon vivre chez sa
grand-mère.
«Yves : Ben y'a un moment où faudra qu'on prenne une décision.
335
Conjointe d’Yves : Il faudra qu'on choisisse rien que pour le moral de tout le monde
parce que bon ben la fille elle veut bien encore faire un effort pour un an, parce qu'elle
était partie pour un an, donc... là ça lui fait peur parce qu’au niveau du lycée, c'est un
lycée polyvalent qu'ils appellent. Ça fait comme s’ils regroupaient sur Laon, le Claudel,
le Méchain, et l'autre Julie Daubié. C'est comme si tout ça était sur le même site. Alors
ça fait un truc immense et puis c'est vieux en plus. » (v2)
Au fil de l’entretien, on comprend combien les difficultés des parents et des enfants ne
font que s’accroître mutuellement. Devant les problèmes d’adaptation de ses enfants, la
femme d’Yves abandonne l’idée de retravailler après le déménagement. Mais de fait, pour elle
aussi, la vie est plus difficile. Sans voiture, elle doit effectuer davantage de marche à pied
pour effectuer les courses quotidiennes. Le manque d’activité des enfants et des parents
durant le week-end alimente donc l’impression générale d’isolement :
« Conjointe d’Yves : La semaine était assez calme puisqu’c’était rythmé par les heures de
travail et les heures d'école tout ça. Mais les week-ends et les gamins faisaient du sport,
toi tu participais aussi ce qui fait que les week-ends étaient mouvementés. Il n'y avait
personne à la maison. Alors que là les week-ends se passent devant la télévision.» ( v2)
« On n’arrive pas à rentrer en contact avec les gens de la région. Tous les gens que l'on
connaît, nous sommes entourés de gens qui viennent de Laon. Et cela s'arrête là. » (v2 )
Tout au long de l’entretien, Yves compare la vie que lui et sa famille menaient à Laon et
celle qu’ils semblent davantage subir dans la région de Sens. Par exemple, les repères qu’il
avait acquis sur le fonctionnement administratif de la CAF, de la Mutuelle, des aides sociales
sont en partie inopérants à Sens. Le prix de l’alimentation est jugé plus élevé. Le logement de
Sens s’apparente à un logement de fonction, prolongement de la vie professionnelle, alors que
la maison d’Athies-sous-Laon demeure l’espace affectif, le lieu des relations familiales.
«Conjointe d’Yves : Oui parce que à la longue on est ici... ça me fait penser un peu aux
gens qui vont travailler sur Paris et qui reviennent le week-end. On est un peu là comme
ça en transit, on n'arrive pas du tout à... on est là pour le travail parce qu'il y a du travail,
parce que tu as ton boulot, et puis au début on avait peur du chômage c'est pour ça
aussi. » (v2)
Progressivement les liens se sont resserrés avec leurs proches restés dans l’Aisne. Les
appels téléphoniques se sont multipliés notamment en direction du beau-père d’Yves, lequel
est tombé malade durant l’hiver et vit mal cet éloignement. Les retours, tous les quinze jours,
voire plus fréquemment lorsqu’il s’agit de fêter un anniversaire, une communion ou d’assister
à la fête du village. Sur place, Yves rend visite à ses anciens collègues licenciés ou à ses amis
du rugby. Les week-ends passés dans le village et la maison d’Athies-sous-Laon sont donc
vécus comme des moments d’épanouissement, notamment pour les enfants.
« Yves : Donc on y va assez régulièrement, tous les quinze jours. Cet hiver on a essayé
d'espacer pour s'habituer ici. Mais ça ne va pas. (…)
Conjointe d’Yves : Et puis le gamin il n’en parle pas beaucoup, mais on voit bien que
dès qu’on retourne dans l’Aisne ce n’est plus le même. Rien que quand on fait la route il
voit la pancarte vous êtes dans l’Aisne euh, c’est ah ! On est arrivé, on est chez nous ! Il
336
n’arrive pas à…je vois ce week-end on a du mal à repartir, y’avait la fête du village,
alors il était parti sur la fête donc on ne le trouvait plus pour partir ! » (v2)
La maison, occupée par la sœur d’Yves, continue d’être entretenue (les trois semaines
de vacances d’été seront consacrées à l’installation d’un chauffage au fioul) ce qui confirme
dans l’esprit d’Yves sa fonction de protection. Cette maison représente, de plus en plus, un
bien à protéger et un bien qui les protégera en cas de besoin comme le ferait une assurance :
« Conjointe d’Yves : Si il arrive quelque chose, l'autre truc c'est une maison de famille.
On ne pouvait pas non plus vendre parce que j'ai hérité mais mes parents étant encore
vivants, ils ont leur mot à dire dessus. Même si je veux la louer ou la vendre il faut
encore qu'ils acceptent. Ils ont leur truc à dire dessus. » (v2) « C’est une roue de secours
la maison » (v2)
D’un point de vue professionnel, la déception d’Yves est forte : l’organisation du
travail, l’état des bâtiments, les relations difficiles avec certains salariés, les incertitudes sur le
niveau de son salaire dû à un mode de calcul des primes différent et à un travail ici posté en
deux-huit sont autant d’éléments qui s’accumulent tout au long de l’entretien et rendent
visible le stress et l’insatisfaction au travail, voire la déprime d’Yves.
« Ah non, non, non ça me dégoûte, franchement. Quand j'étais sur machine, je vois y'a
des machines y'a personne à mettre dessus. Alors ils mettent des intérims à fond les
bananes, y'a plus de deux cents intérimaires. Alors... il faut former un intérimaire en
quinze jours, on le laisse partir sur une machine alors qu'il n'est pas formé. » (v2)
« L'état de, l'ambiance, les ateliers....c'est vieux. Moi je suis dans la partie vieille, je suis
le seul de Laon à travailler dans l'ancienne usine. Donc je travaille au contact des gens
qui sont ici et qui ont vingt ans et trente ans de boîte. Alors bon ils aiment pas. » (v2)
Et puis, cette usine n’a pas l’histoire sociale et syndicale qu’avait l’usine de Laon et
dont Yves était fier. Le compromis social instauré permettait l’accès à des formations, l’accès
à différents avantages sociaux et salariaux, la défense de règles collectives de travail. Tandis
qu’à Sens, les syndicats acceptent, par exemple, le travail le week-end et les jours fériés.
« Ah c'est même pas la peine d'en parler ils sont inexistants, inexistants, CGT, CFDT, je
sais même pas ce qu'il y a là dedans, ils sont incapables de distribuer un tract. Les tracts
sont mis à l'intérieur des armoires. Il y avait une longue histoire des syndicats à Laon. A
Laon on connaissait les syndicats, on connaissait les représentants syndicaux, les
délégués, on les voyait tous les jours ici on voit personne. » (v2)
Progressivement, Yves semble glisser de cette “migration de compromis familiaux”
vers un “ancrage d’affiliation familiale”. Le mal être de la famille tient à un attachement
territorial, résidentiel, bref à un mode de vie et à des relations qu’ils peinent à retrouver à
Sens.
« Conjointe d’Yves : En fin de compte on s’est rendu compte qu’on était plus attachés à
notre région qu’on le croyait…
Yves : Oui on s’aperçoit de ça…c’est vrai. C’est vrai que je me plais plus par-là que par ici.
337
Conjointe d’Yves : Oui quand on y va on a l’impression de revivre on oublie carrément,
enfin moi personnellement, j’oublie carrément que j’ai une maison ici, je fais le vide
complet. » (v2)
« On avait plus l'habitude de voir la famille quand on était sur place. On sait très bien
quand on y retourne on ne peut faire qu'une maison à la fois. On ne peut pas se
permettre, n'importe comment j'en ai discuté avec ma famille, avec mes frères et mes
sœurs quand je suis là je ne peux pas aller chez untel. Si je fais untel, la prochaine fois
je ferais quelqu'un d'autre. Et puis on se téléphone, de temps en temps on se
téléphone. » (v2))
La migration qui avait été envisagée positivement au départ tend donc à devenir
temporaire. Le couple envisage un retour à Laon dans un an et demi lorsque l’aide du plan
social au paiement du loyer ne sera plus offerte. Car financièrement, les contraintes seront
plus fortes encore à l’avenir :
« Pour l'instant ça va. Parce que l’entreprise prend en charge. Comme j'ai une double
résidence, le loyer est remboursé entièrement. Parce que le loyer, comme mon loyer
était de zéro franc ils me payent donc tout le loyer. Donc pour l'instant on arrive à s'en
sortir. Mais j'ai fait mon calcul, parce que comme il a fallu changer de voiture, ce n'était
pas prévu ça hein. Donc j'ai déjà fait mon calcul quand t'auras le loyer, la voiture et tout
ça à payer... Ça va être un peu juste ! » (v2)
Yves justifie ce choix en invoquant le fait que ses anciens collègues licenciés arrivent à
« se débrouiller » avec des emplois en intérim ou en contrat à durée déterminée. Le couple
avoue finalement envisager un retour à Laon à condition que la femme d’Yves reprenne une
activité professionnelle afin de maintenir le niveau de revenus du ménage.
« Conjointe d’Yves : En repartant avec nos deux petits [salaires] à ce moment là on
travaillerait tous les deux, avec nos deux petits salaires on y arrivera aussi bien que là.
Yves : On sera peut-être même mieux à la longue qu’ici. » (v2)
Le cas d’Yves montre la convergence entre une intégration professionnelle moins
satisfaisante et perçue comme instable et une intégration locale dans la nouvelle région de
résidence difficile. Cette déstabilisation réveille le sentiment d’appartenance au territoire et au
logement d’origine, qui provoque certaines tensions et déceptions. Ces réactions mettent en
lumière « l’incertitude des périodes transitoires, où l’attrait du futur est sans cesse combattu
par la nostalgie du passé » (Coing, 1966, p. 121). Yves et sa famille semblent devoir passer,
dans un avenir proche, d’une “migration de compromis familiaux” à un “ancrage d’affiliation
familiale”. Toutefois, une autre issue n’est pas à exclure, car le temps et l’accoutumance
peuvent jouer en faveur du deuil de la vie d’avant.
338
3. Conclusion du chapitre 10
Malgré le risque de chômage pour des salariés peu qualifiés issus de bassins d’emplois
ruraux ou dévitalisés, accepter une mutation ou élargir le rayon de recherche d’emploi ne va
pas toujours de soi. Se faire licencier dans une région où le risque de chômage est élevé est un
comportement qui peut sembler incompréhensible au regard du marché du travail, mais qui
repose sur des motivations et des ressources pour autant qu’on considère les dimensions
familiales, résidentielles et géographiques et leurs interactions dans la prise de décision.
Les quatre types construits au terme de l’analyse d’entretiens distinguent les situations
dans lesquelles la décision et l’aménagement de cette décision suscitent une contradiction
entre les logiques familiales et les logiques d’ordre professionnel (la “migration de
compromis familiaux” et l’“ancrage d’affiliation familiale”) et d’autres situations où la
recherche de ressources professionnelles et économiques est dominante. Les choix relèvent
alors d’un intérêt partagé, où l’équilibre familial peut s’adapter aux impératifs professionnels
qui dominent dans les arbitrages (la “migration de carrière”, l’“ancrage de projet”).
Les quatre types dégagés donnent à voir le résultat de l’accumulation des situations
initiales : ce sont les plus précaires qui sont in fine les plus victimes de la flexibilité. Par
exemple, les personnes qui s’inscrivent dans un “ancrage d’affiliation familiale” (qui
expriment donc une confrontation de leurs logiques professionnelles et familiales) sont moins
qualifiées, moins diplômées, appartiennent à des ménages aux revenus plus faibles que les
salariés mutés et sont finalement plus touchées par le chômage. Leur capacité économique et
culturelle au déplacement automobile est d’ailleurs limitée par leurs ressources et leurs
habitudes familiales.
Ce résultat nous permet de faire l’hypothèse que les attentes familiales rentreraient
d’autant plus en contradiction avec les exigences de délocalisation de l’emploi ou de la
recherche d’emploi que les personnes sont moins qualifiées, moins diplômées ou que les
revenus du ménage sont faibles. En effet, la reprise du travail ou la mutation est, pour les plus
démunis, trop coûteuse en termes financiers (coût d’une double résidence et des déplacements
hebdomadaires) et affectifs (éloignement avec la famille élargie, voire séparation du couple)
par rapport aux bénéfices auxquelles ils pensent pouvoir prétendre. A l’inverse, l’équilibre
matériel et affectif du ménage est d’autant plus garanti que les ressources acquises par le
travail sont importantes.
339
CONCLUSION GENERALE
Les transformations du système productif et des formes d’emplois multiplient les
ruptures et les phases d’incertitude dans les trajectoires professionnelles des salariés. Ces
situations mettent en jeu leurs pratiques spatiales et contribuent à modifier leur rapport à la
mobilité et à l’ancrage territorial. Cette thèse a étudié, dans le contexte de délocalisationfermeture d’une usine, les choix entre ancrage et migration de salariés en majorité ouvriers,
puis, les aménagements résidentiels et familiaux qui en découlent. Elle interroge les relations
entre la sphère domestique, les déplacements dans l’espace et les mobilités professionnelles.
Le terrain d'étude que nous avons choisi renvoie au processus général d'exposition aux
risques sociaux et à l'insécurité professionnelle d'ouvriers, d'employés ou de techniciens
jusqu'alors parfaitement intégrés. Ces salariés sont aujourd'hui confrontées à l'incertitude et
prennent conscience des conséquences et des risques (Beck, 2001) qu'impliquent les
modifications du lien salarial et du lieu du travail. Ce rapport au risque et à l’insécurité sociale
(Castel, 2003) guidera le propos de cette conclusion générale.
Après avoir rappelé l’intérêt de notre approche et de la méthode d’enquête que nous avons
mises en œuvre (1), nous soulignerons en quoi cette thèse contribue, au sujet du contexte de
licenciement et de chômage, à identifier les déterminants sociaux des mobilités et non-mobilités
résidentielles (2), à explorer le rapport au logement (3), à éclairer les facettes de l’ancrage
résidentiel dans des territoires dévitalisés (4) et, enfin, à considérer les mobilités et
ancrages comme des modalités du rapport aux risques professionnels et familiaux (5).
(1) Retour sur la méthode adoptée
Nous avions souligné dans le chapitre 1 en quoi les enquêtes statistiques nationales sont
inadaptées à l’observation des mobilités résidentielles contraintes par l’emploi. La mise en
place d’instruments statistiques appropriés au suivi géographique des personnes (panels
d’individus par exemple) seraient nécessaires pour saisir l’articulation entre les mobilités
géographiques et les trajectoires sur le marché du travail (Gautié, 2003). En outre, pour
comprendre les refus de la mutation-migration, il faut pouvoir se donner les moyens
340
d’identifier les propositions de mobilité résidentielle, voire les injonctions liées à l’emploi, et
d’observer le rapport tendu entre logiques familiales et logiques professionnelles. Notre
recherche s’est employée à construire une méthode appropriée à l’analyse de ces phénomènes.
Tout d’abord, le choix d’enquêter sur la fermeture-délocalisation d’une usine de l’Aisne
proposant aux salariés une mutation, à deux cents kilomètres de leur domicile, a été fécond à
divers titres. L’homogénéité du groupe de salariés enquêtés (population d’ouvriers et de
techniciens résidant sur le même territoire, trajectoires professionnelles et résidentielles
proches) soumis, au même moment, à un événement professionnel identique (un plan social),
dans un contexte local commun, a rendu possible l’observation des arbitrages dans leur
diversité. L’étude d’un groupe de salariés nous a donc donné l’occasion de saisir les types de
réactions aux incitations à la mobilité qui se profilent d’une manière générale dans les
trajectoires professionnelles. La première vague d’entretiens, réalisée de deux à cinq mois
après la mise en place du plan social, a eu pour intérêt d’analyser des discours “en situation”
relatifs aux choix qui venaient d’être formulés et pour lesquels les enquêtés exprimaient dans
le détail leurs motivations, contraintes et représentations du moment. Puis, l’option d’une
approche longitudinale concrétisée par une seconde vague d’entretiens, avec les mêmes
personnes à un an d’intervalle, a autorisé une lecture dynamique des arbitrages en suivant
l’évolution des situations et les aménagements des choix initiaux.
De plus, les résultats de cette thèse mettent à jour l’intérêt d’une méthode de type
biographique et d’une analyse des discours qui permettent de saisir l’acceptation ou le refus
d’une migration professionnelle. L’individu est replacé dans l’histoire de sa trajectoire
socioprofessionnelle et dans celle des configurations résidentielles et familiales auxquelles il
appartient. Ainsi apparaît un modèle où les comportements de mobilité ou de non-mobilité
résidentielle sont certes le produit des contraintes professionnelles et économiques, mais
procèdent également de leur rapport avec les dimensions résidentielles et familiales.
L’entrée par la famille s’avère être un bon analyseur du concept d’ancrage territorial.
Nous avons montré l’impact que pouvait avoir l’existence de territoires relationnels. Cette
dimension du territoire trouve sa place dans le champ de l’urbanisme et complète les
perspectives économiques et politiques de l’espace. Mais le territoire n’est pas réductible aux
relations familiales. D’autres facteurs comportementaux qui se situent à la charnière entre ces
relations familiales et d’autres types de rapport au territoire se manifestent : le rapport au
logement, les routines, les habitudes, l'attrait pour les espaces familiers, les relations amicales,
les pratiques d’achat, la vie associative, l'école, etc.
341
Les choix de l’ancrage, de la migration ou de la bi-résidentialité sont liés aux types de
liens familiaux tissés dans le territoire d’origine et au statut d'occupation du logement. C’était
notre hypothèse centrale, elle se vérifie généralement, mais elle ne doit pas cacher le rôle joué
par la position socioprofessionnelle, le rapport à l’emploi, bref les logiques professionnelles
du salarié dont nous avons montré qu’elles pouvaient entrer en confrontation avec les logiques
familiales. Le choix de la migration ou de l’ancrage relève d’un système de ressourcescontraintes qui n’est pas simplement familial mais qui en procède en grande partie.
(2) L’identification des déterminants sociaux des mobilités et non-mobilités
résidentielles dans un contexte d’instabilité de l’emploi
Cette approche nous a permis d’appréhender (a) en quoi les mobilités résidentielles liées
à l’emploi pouvaient reproduire voire aggraver les inégalités sociales, (b) tout en incluant les
possibilités de stratégies ad hoc et de compétences résidentielles et spatiales nouvelles.
(a) Notre travail démontre l’existence de déterminants sociaux jouant en faveur d’un
“choix” de licenciement, pourtant peu évident au regard des risques de précarité : être
accédant à la propriété de son logement, avoir des enfants, appartenir à un couple bi-actif, être
âgé de plus de quarante ans, disposer d’une faible qualification, bénéficier d’un revenu
modeste. Au-delà de ces variables, les configurations familiales et résidentielles
(l’attachement au logement, l’appartenance à une famille-entourage et l’enracinement dans un
territoire local) jouent un rôle indéniable dans l’arbitrage rendu par les salariés licenciés.
Les ressources sont inégalement partagées. Une différenciation s’opère au sein du
groupe de salariés entre, d’une part, ceux qui optent pour une migration ou qui, licenciés,
s’inscrivent dans un projet de reconversion professionnelle (“ancrage de projet”) et, d’autre
part, les personnes licenciées inscrites dans le type de l’“ancrage d’affiliation familiale” qui,
pour certaines d’entre elles, évoluent progressivement vers une position de retrait du marché
du travail et de repli résidentiel.
Parmi les licenciés, l’écart est manifeste entre les personnes dans une position
d’“ancrage d’affiliation familiale” et ceux placés dans une position d’“ancrage de projets”
dont la capacité à maîtriser leur recherche d’emploi, à effectuer des déplacements de plus
longue distance ou à s’engager dans une reconversion est grande, et permet de conforter leur
vie familiale et leur choix résidentiel. L’engagement dans la recherche d’emploi est différent
selon le rapport au travail et à l’emploi. Ainsi, les écarts se creusent après le licenciement
entre les techniciens, les ouvriers les plus qualifiés (dans des compétences propres à
l’industrie mais aussi au secteur du bâtiment) et ceux dont les qualifications sont plus
342
communes ou plus faibles. Ces résultats suggèrent un effet aggravant des inégalités sociales
sous le coup des injonctions professionnelles à la mobilité résidentielle ou spatiale. Un suivi
sur une plus longue période de la population enquêtée permettrait de valider avec plus de
certitude ces pistes d’analyse.
Nos résultats rappellent, enfin, que les mobilités géographiques peuvent également être
des facteurs aggravant des inégalités homme/femme205. N’ayant interrogé que neuf femmes,
au cours des deux vagues d’entretiens, nous n’avons pas pu explorer précisément la
différenciation des comportements selon le genre, même s’il faut noter que sept d’entre elles
ont été licenciées en 2000 sans effectuer de mutation en période probatoire et, parmi celles-ci,
quatre s’inscrivent dans un “ancrage d’affiliation familiale”.
(b) Néanmoins, les arbitrages de migrations et d’ancrages ne sont pas « juste le décalque
des inégalités sociales » (Epstein, 2002, p. 94). On voit émerger entre les deux vagues
d’entretiens, l’invention de compétences résidentielles et spatiales nouvelles (double
résidence, transfert partiel ou total de la famille, mobilité quotidienne plus importante). Or ces
pratiques sont parfois éloignées des ressources et des dispositions initiales de la personne. La
notion de compétence renvoie à une conception dynamique du capital social, des
transmissions et des apprentissages familiaux. Cette acception large du terme de compétence
fait écho à l’analyse que suggère Henri Coing dans Rénovation urbaine et changement social
(1966), concernant les conséquences des opérations de reconstruction et de rénovation d’un
quartier parisien. L’invention de nouvelles manières de vivre et la mobilisation des ressources
relationnelles et familiales des habitants se révèlent, alors qu’« aucune expérience antérieure,
aucune tradition ne fournit de fil directeur » (Coing, 1966, p. 201). Il faut rappeler, à propos
de notre terrain d’étude, combien ces compétences, qui émergent sous la contrainte d’un
évènement professionnel, ont pu d'autant plus facilement être mises en pratique que les
salariés ont bénéficié des aides financières et matérielles prévues par le plan social en matière
de déménagement, d’accès au logement, de déplacements et d’emploi du (de la) conjoint(e).
205
Sur ce sujet voir l’article intitulé « Parcours professionnels, mobilité géographique. Une analyse des inégalités
homme/femme dans le secteur bancaire » d’Isabelle Bertaux-Wiame (2003).
343
(3) Les transformations du rapport au logement et à la sphère domestique
sous l’effet du chômage
Nos résultats apportent une contribution à l’analyse des effets de la perte d’un emploi
sur le rapport au logement. La relation entre l’habitat et l’emploi a longtemps pu s’articuler
autour des parcours d’ascension socioéconomique et résidentielle. Le salariat et la mobilité
sociale ont généralisé des trajectoires sociales ascendantes ou stables, auxquelles
correspondaient des parcours résidentiels linéaires favorisant l’accession à la propriété.
Aujourd’hui, la précarisation des statuts professionnels, la montée en puissance des formes
« atypiques » de l’emploi, la récurrence et la durée de l’expérience du chômage, renversent
cette problématique. Cette instabilité des positions professionnelles a des conséquences sur la
sphère domestique.
Nous avons montré le lien entre la déstabilisation de l’intégration professionnelle et
l’investissement dans la sphère domestique. La prolongation du chômage ou l’occupation
d’emplois précaires successifs peuvent générer un désinvestissement de la sphère du
travail206. Ce type de positions conduit à un renforcement de l’investissement humain dans le
logement sous forme de travaux, de jardinage, d’entretien des relations familiales et, parfois,
conduit à une consolidation du rôle parental au sein du ménage. Pourtant, l’investissement
dans la sphère domestique dessine clairement un système d’ambivalences entre refuge et
piège (Lautier, 2003) : le logement est à la fois un bien à protéger et le moyen qui permettrait
d’être soi-même protégé en cas de difficultés économiques suite au licenciement. Mais cet
investissement humain dans la sphère résidentielle se substitue mal à l’intégration que permet
l’emploi et glisse parfois vers un repli contraint. De même, l’entourage familial est bien un
support de relations affectives ou d’entraide mais sa valeur est ambivalente lorsqu’il restreint
les mobilités spatiales parfois nécessaires à la recherche d’emploi.
(4) L’ancrage résidentiel dans des territoires dévitalisés suite à un
licenciement
Par la méthode et le terrain d’enquête choisis, cette thèse peut également éclairer
l’évolution du rapport au lieu des salariés touchés par une perte d’emploi dans les régions du
grand Bassin parisien (Picardie, Haute et Basse-Normandie, Champagne-Ardenne,
Bourgogne, etc.). Ces territoires dont la croissance reposait sur un modèle marqué par la
206
Rappelons toutefois que ces réflexions sont relatives à une population en majorité ouvrière dont on a analysé
les pratiques sur une temporalité courte (près d’une année suite au licenciement).
344
proximité entre usines et habitat sont touchés par les transformations du système productif et
les déséquilibres de la répartition de l’emploi. Ils disposent « des atouts les plus limités dans
un contexte de volatilité croissante des implantations des entreprises et des hommes »
(Epstein, 2002). En effet, la mobilité des habitants (départs des jeunes et des plus qualifiés) et
la délocalisation des entreprises contribuent au processus de dévalorisation de certains de ces
espaces.
Pourtant, nos résultats permettent de penser que ces espaces peuvent aussi, à l’instar des
métropoles, être des territoires “assurantiels”, c’est-à-dire protecteurs et porteurs de
ressources résidentielles et familiales (l’emploi du conjoint, l’entraide du réseau de
connaissances pour retrouver une activité, la propriété du logement), notamment pour des
salariés ouvriers. Cependant l’assurance est coûteuse : l’ancrage n’implique pas
mécaniquement l’engagement dans une reconversion professionnelle, l’acceptation d’emplois
précaires et de déplacements plus longs vers d’autres pôles d’emplois qui sont souvent la
seule solution pour limiter les effets du licenciement dans un espace dévitalisé. Des
contraintes extérieures pèsent sur les parcours des chômeurs. Prenons l’exemple des
déplacements domicile-travail : l’accès aux réseaux de transport rapides, là où ils existent,
permet de compenser l’effet discriminant du lieu de résidence (Beaucire et Saint-Gérand,
2001). Mais les niveaux de rémunération auxquels peuvent prétendre les ouvriers, les horaires
du travail posté en deux-huit ou trois-huit, voire la flexibilité qu’impose le travail en intérim
érigent des limites financières, matérielles et, nous l’avons vu, d’ordre familial à ce type de
déplacements (cf. chapitre 9).
(5) Mobilités et ancrages, modalités du rapport aux risques professionnels et
familiaux
Cette recherche nous donne enfin l’opportunité de réfléchir aux effets des
transformations de la relation salariale sur les comportements résidentiels et spatiaux des
personnes.
Les restructurations d’entreprises mettent à jour la question des mutations économiques
en terme d’équité sociale et territoriale car, pour les salariés, en particulier ouvriers, pour les
populations de plus de quarante ans, employés notamment dans les secteurs traditionnels, le
licenciement économique est avant tout un risque et une forme d’insécurité sociale :
l’articulation entre sphère professionnelle et sphère résidentielle relève bien d'un arbitrage
contraint. Ce genre de situation où le salarié doit "choisir" son licenciement finit par
« transformer les causes extérieures en responsabilités individuelles, et les problèmes liés au
345
système en échecs personnels » (Beck, 2001, p. 202). L’alternative devant laquelle les salariés
sont placés n’est pas risque contre sécurité mais bien risque contre risque.
Ainsi, loin d’être des « risquophobes » (Castel, 2001), les salariés font face à un
système de contraintes économiques et familiaux qui les conduit à adopter la solution qu’ils
jugent la moins mauvaise. Les entretiens font bien apparaître cette perception des différents
risques : se retrouver au chômage, perdre sa femme en cas de séparation prolongée, vendre sa
maison à perte, etc. Selon leurs ressources et le mode d’articulation entre les contraintes
familiales et les impératifs professionnels, les salariés se sentent mieux armés (ou moins
désarmés) pour faire face à tel risque plutôt qu’à tel autre. La typologie proposée dans le
chapitre 10 est utile pour saisir ce rapport au risque207.
Accepter de déménager pour suivre la délocalisation de son emploi témoigne d’une
recherche de ressources professionnelles et économiques. Le type caractéristique est celui de
la “migration de carrière” qui désigne une adaptation assumée à la flexibilité géographique de
l’emploi. Il associe la recherche du maintien de l’intégration professionnelle, voire une
perspective d’ascension sociale, et l’adaptation du projet familial. Mais le choix de migration
pour l’emploi n’est pas exempt de risques professionnels (en cas de licenciement à terme dans
une région inconnue) et de risques familiaux et résidentiels (tensions dans le ménage, abandon
d’une maison de famille, perte d’un point ancrage dans la région d’origine)208. Les salariés
207
Rappelons la définition des quatre types d’ancrages ou de migrations dans lesquels la décision et
l’aménagement de cette décision suscitent ou non la confrontation des logiques professionnelles avec les
logiques familiales.
La “migration de carrière” associe la recherche du maintien de l’intégration professionnelle, voire une
perspective d’ascension sociale, et l’adaptation du projet familial. La qualification de ces ouvriers et techniciens
les place dans une position favorable à la migration. Cet arbitrage spatial repose sur un ajustement entre les
logiques professionnelles, un rapport au territoire plus labile et une prise de distance avec le réseau de parenté.
L’“ancrage de projets” est un refus de la mutation-migration qui peut être motivé par un attachement au
logement, aux relations sociales ou à la région. Mais cette non-mobilité est “assurée” par la formulation d’un
projet professionnel de reconversion ou par une recherche d’emploi active et relativement soumise aux
contraintes du marché. Ici, il n’y a pas d’opposition avec les attentes familiales.
D’autres situations suscitent au contraire, une contradiction entre les logiques familiales et les logiques
d’ordre professionnel : la “migration de compromis familiaux” est un type où l’intégration professionnelle est
davantage perçue comme incertaine. Les tensions dans la prise de décision et l’organisation de cette mutation
sont fortes et débouchent sur une bi-résidentialité.
Dans l’“ancrage d’affiliation familiale”, la proposition de mutation professionnelle et géographique est perçue
comme incertaine voire menaçante. Pour ces personnes au profil socioprofessionnel moins favorisé, il faut
protéger les acquis, à savoir la stabilité résidentielle et familiale. Ici la recherche d’emploi se traduit souvent par
une insertion dans des emplois précaires et le sacrifice du travail au profit de la préservation du rythme et de
l’organisation familiale. L’intégration familiale et domestique se trouve parfois progressivement renforcée alors
que l’intégration professionnelle devient trop incertaine.
208
A ce sujet Ulrich Beck résume parfaitement les implications sociétales de ces situations : « Tant que l’on
obéissait à la logique traditionnelle de la répartition des rôles, on pouvait partir du principe que mobilité
professionnelle masculine et mobilité familiale allaient de pair. De fait, l’exigence de mobilité liée au marché du
travail se révèle très nocive pour la famille. Si on examine les choses en toute logique, on voit bien ce qui en
résulte : soit les deux membres du couple s’adaptent à ce qu’exige le marché, et ils sont tous deux absolument
mobiles ; dans ce cas, le risque est grand de virer à la “famille-grand écart” (avec compartiment enfants dans les
346
tentent, lorsqu’ils en ont les moyens, de réduire ces risques. C’est le cas de la “migration de
compromis familiaux” où l’on s’efforce de maintenir à la fois l’intégration professionnelle, en
acceptant la mutation, et l’intégration domestique et familiale en optant pour une stratégie de
double résidence. Les tensions dans la prise de décision et l’organisation de cette mutation
sont fortes. Les logiques familiales pèsent ici dans le sens d’un rapport stratégique à la
migration qui conduit à construire, non pas une double vie, mais une vie entre deux territoires,
l’un défini par le lieu de travail, l’autre par l’appartenance familiale ou par un ancrage
résidentiel.
Refuser un déménagement et prendre l’option du licenciement est évidemment un choix
contraint qui comporte la menace du chômage, voire de la précarité professionnelle et
économique pour ceux dont la recherche d’emploi est la plus difficile. Si l’ancrage permet la
protection du projet familial et résidentiel (attachement au logement, aux relations familiales
ou à la région), cette option n’est pas sans conséquence. Une partie des licenciés peut
s’investir dans un “ancrage de projets” dans lequel il tente de construire une immobilité viable
par la formulation d’un projet professionnel de reconversion ou par une recherche d’emploi
active et relativement soumise aux contraintes du marché. Mais des contradictions entre les
logiques familiales et les logiques d’ordre professionnel suscitent souvent un “ancrage
d’affiliation familiale” dans lequel la recherche d’emploi est subie, précaire et entre parfois en
conflit avec le mode de vie et l’organisation du ménage. Les risques de cette situation
d’ancrage-licenciement sont tels qu’ils suscitent nombre de situations intermédiaires, entre le
type de l’“ancrage de projets” et de celui de l'“affiliation familiale”, que nous avons
identifiées dans notre corpus d’entretiens.
L’articulation entre l'habitat et l'emploi n’est plus aujourd’hui planifiée par les
entreprises ou par l’Etat. Pourtant les contextes de restructurations et de délocalisations
d’entreprises et leurs effets sur les territoires, a fortiori sur des territoires non-métropolitains
dans lesquels les possibilités de reconversions locales sont plus limitées, questionnent
crûment les capacités de mobilités résidentielles et de mobilités domicile-travail des salariés.
Ces phénomènes entrent en contradiction avec l’accession à la propriété et la stabilité
résidentielle des ménages et défient la recherche de formes d'urbanisation assurant un meilleur
équilibre habitat-emploi. On constate néanmoins, sur ce sujet, un renouveau des actions
publiques autour d’un « principe d’égalité des opportunités » (Gérard-Varet et Mougeot,
trains express). Ou alors, un des membres du couple – nous devinons lequel – reste “immobile pour raisons
familiales”, avec tous les désavantages et toutes les charges que cela suppose. » (Beck, 2001, p. 173).
347
2001, p. 73). Face aux restructurations d’entreprises et à l’évolution de leur répartition sur le
territoire, la politique d’aménagement du territoire peut inciter à la mobilité des hommes ou
favoriser la relocalisation des activités (Ibid.). La relance d’une politique déjà mise en place
dans les années 1980, celle des « contrats de sites », et réaffirmée lors du CIADT du 26 mai
2003, procède d’ailleurs de ce double souci de soutenir le développement des territoires
touchés par les restructurations d’entreprises et de soutenir toutes les formes et moyens de
reclassement des individus. La politique de l’emploi et les institutions du service public de
l’emploi, telle que l’ANPE, s’interrogent également sur la manière dont on peut « contribuer à
créer les conditions d’une mobilité [professionnelle] choisie » (Jecko, 2003, p. 9) et
« favoriser les transitions tout en sécurisant les trajectoires » (Gautié, 2003, p. 32).
Mais organiser la fluidité du marché du travail nécessite une réflexion sur les marchés
immobiliers, sur les coûts de la mobilité résidentielle (Orfeuil, 1997) et, plus largement, sur le
rapport au logement et sur la « dépendance locale » des personnes à l’égard des réseaux
sociaux et familiaux situés à proximité de leur lieu de résidence (Coutard, Dupuy et Fol,
2002). Si les ménages vivent leur situation sur le mode de l’ancrage local et non sur celui de
l’assignation territoriale (Ibid.), n’est-il pas préférable de renforcer la reconversion des
territoires et d’agir sur la localisation des entreprises ? La recherche d’une cohésion sociale et
territoriale, la restauration d’une organisation spatiale qui assure un minimum de proximité
géographique ne sont-elles pas nécessaires à l’instauration d’un développement (socialement)
durable (Beaucire, 2002) ?
A l’aune de cette recherche et de la typologie que nous proposons, le rapport entre
trajectoires résidentielles et trajectoires professionnelles ne peut être considéré comme
mécanique et doit prendre en compte les coûts sociaux et la dimension humaine qu’impliquent
ces formes de mobilité et de flexibilité de l’emploi.
348
349
BIBLIOGRAPHIE
Aerts A.-T., Bigot J.-F., 2002, « Enquête sur l’emploi de mars 2002 : Chômage et emploi en
hausse », INSEE Première, n° 857, 4 p.
Afsa C., 2001, « Aide au logement et emploi », Economie et statistique, n°346-347,
pp.123-136.
Ahn N., De La Rica S., Ugidos A., 1998, Willingness to Move for Work and Unemployment
Duration in Spain., Madrid, Centro de Estudios Monetarios Y Financieros- / Centro de
Estudios Monetarios Y Financieros, 41 p.
Aïdi A., Pitrou L., 1997, Les Ménages et leur logement. Analyse des enquêtes logement de
l’INSEE, Paris, Economica, 169 p.
Akerlof G., et alii, 1991, « East Germany in from Cold : The Economic Aftermath of
Currency Union », Brookings papers on economic activity, n°1, pp. 1-87.
Althabe G., 1978, « Eléments pour une analyse des relations interpersonnelles de l'espace
commun d'immeubles HLM (Bellevue-Nantes) », Vie quotidienne en milieu urbain, Colloque
de Montpellier, supplément aux Annales de la recherche urbaine, pp.325-339.
Amossé T., 2001, « L’espace des métiers de 1990 à 1999», INSEE Première, n°790, 4 p.
Amossé T., 2002, « Vingt-cinq ans de transformation des mobilités sur le marché du travail»,
in Données Sociales, Paris, INSEE, pp.235-242.
ANIL, 2000, « Des statuts d'occupation plus flexibles pour une société plus mobile ? »,
Habitat actualité, 1 p.
ANIL, 1999, Accession progressive, partielle ou réversible : la flexibilité des statuts
d'occupation, une réponse à la fragilité des situations personnelles et à l'incertitude des
parcours professionnels, Paris, ANIL, 42 p.
ANIL, 1998, L’accession à la propriété et la maîtrise des risques, ANIL, 103 p.
Antoine P., Bonvalet C., Courgeau D., Dureau F., Lelièvre E. (dir.), 1999, Biographies
d'enquêtes : bilan de 14 collectes biographiques, Paris, INED, 340 p.
Appay B., Léomant C., Sotteau - Léomant N., Veith B., 1999, Précarisation salariale et
précarisation familiale, Rapport final / CNRS, GEDISST, IRESCO, MIRE-DARES, 285 p.
Arvisenet P. (d'), 1979, « Prospection sur le marché du travail et mobilité géographique»,
Consommation, Vol.26, n°2, pp. 3-32.
Ascher F.(coord. par), 1995, Le Logement en question. L'habitat dans les années quatre-vingtdix : continuité et ruptures, La Tour-d’Aigues, Ed. de L’Aube, 324 p.
Ascher F., 1994, « Les entreprises et le logement. Nouveaux rapports salariaux et
métropolisation », Les Annales de la recherche urbaine, n°64, pp. 102-108.
Attias-Donfut C., Lapierre N., Segalen M., 2002, Le Nouvel esprit de famille , Paris, Odile
Jacob, 294 p.
Aubry B., 2001, « Les métiers se redéploient sur le territoire métropolitain », INSEE
Première, n° 792, 4 p.
Audric-Lerenard A., Tanay A., 2000, « Ouvriers et employés non qualifiés : disparités et
similitudes sur le marché du travail », INSEE Première, n°47, 4 p.
350
Authier J.-Y., Bensoussan B., 2001, « Introduction », in Authier J.-Y. (dir.), Du Domicile à la
ville, Paris, Anthropos, pp. 1-19.
Authier J.-Y., Grafmeyer Y., 2001, « Conclusion », in Authier J.-Y. (dir.), Du Domicile à la
ville, Paris, Anthropos, pp. 171-188.
Auzet L., 2000, « Les groupes d’entreprises en Bourgogne : une présence croissante »,
Dimensions INSEE Bourgogne, n°72, 4 p.
Auzet L., Curtellin P., 2002, « L’industrie en Bourgogne », Dimensions Bourgogne, n°95, 4 p.
Baccaïni B., 2001a, « La mobilité géographique d’un recensement à l’autre », L’Etat de la
France 2001-2002, La Découverte, pp. 165-171.
Baccaïni B., 2001b, « Les migrations internes en France de 1990 à 1999 : l’appel de
l’Ouest », Économie et statistique, n° 344, pp. 39-79.
Baccaïni B., 2000, « Projet de mobilité et cadre de vie », in Pumain D., Mattei M.-F. (coord.),
Données Urbaines, Paris, Anthropos, pp. 91-111.
Baccaïni B., 1994, « Comportements migratoires et cycles de vie », Espace, Populations,
Sociétés, n°1, pp. 61-74.
Baccaïni B., 1990, «Mobilité géographique, distances de migration et mobilité professionnelle
en France.», in Lelièvre E., Lévy-Vroelant C. (dir.), La Ville en mouvement: habitat et
habitants, actes de l'atelier D : "Mobilités résidentielles et mutations urbaines", 4ème
Conférence Internationale de recherche sur le logement, "Les enjeux urbains de l'habitat",
Paris, L'Harmattan, pp. 41-56.
Baccaïni B., Courgeau D., Desplanques G., 1993,« Les migrations internes en France de 1982
à 1990 », Population, n° 6, pp. 1771-1789.
Bagla-Gökalp L., 1998, Sociologie des organisations, Paris, La Découverte - Syros, 122 p.
Baktavatsalou R., Tesnière M.-O., 1996, « Les dispositifs publics d'accompagnement des
restructurations en 1995 », Premières synthèses, n°96, 9 p.
Barbichon G., Moscovici S., 1962, Modernisation des mines. Conversion des mineurs. Etude
sur les conséquences psychologiques et sociales de la modernisation dans les charbonnages
du Centre-Midi, Paris, Ministère du Travail, 227 p.
Barrère-Maurisson M.-A., 1987, « Structures économiques et structures familiales :
émergence et construction d’une relation. La sociologie de la famille en question », L’Année
sociologique, n°37, pp. 67-91.
Barry C. (de) , Eneau D., Hourriez J.-M., 1996, « Les aides financières entre ménages »,
INSEE Première, n°41, 4 p.
Battagliola F., Bertaux-Wiame I., Ferrand M., Imbert F., 1991, Dire sa vie entre travail et
famille. La construction sociale des trajectoires, Paris, CSU, 280 p.
Baudouin T., 1981, « Précarité et valeur-travail : la mobilité, un fondement essentiel du
salariat », in Duclos D. (dir), De L’Usine on peut voir la vi(ll)e, Journées d’études sur le
thème : « les travailleurs et les effets de la production sur les milieux et les modes de vie »,
Paris, 9-10 Mai 1980, Paris, Denis Duclos / Echanges Sciences sociales, pp. 208-218.
Beaucire F., 2002, « L’Ile-de-France et le développement durable », [texte en ligne], Première
rencontre technique. Territoires, environnement et développement durable en Ile-de-France,
Villejuif. [Réf. de septembre 2003]. Consultable sur :
http://www.etd.asso.fr/TEDDIF/textes_newsletter/activit_reseau/1ere_rencontres/interv_FBea
ucire.doc
351
Beaucire F., Saint-Gérand T., 2001, « Les déplacements quotidiens, facteurs de
différenciation socio-spatiale ? La réponse du périurbain en Ile-de-France », Géocarrefour,
Volume 76, n° 4, pp. 340- 349.
Beaucire F., 2000a, « Sur la relation transports/urbanisme », Contributions d’experts,
Mobilités/Transports. Mutations en cours, besoins de recherches, PREDIT, 11 p.
Beaucire F., 2000b, « Paris : les limites d’un aménagement spatial contrôlé », in Dureau F.,
Dupont V., Lelièvre E., Lévy J.-P., Lulle T. (coord.), Métropoles en mouvement : une
comparaison internationale, Anthropos / IRD, pp. 393-399.
Beaucire F., 2000c, « La forme des villes et le développement durable », in CERTU, La
Forme des villes. Caractériser l’étalement urbain et réfléchir à de nouvelles modalités
d’actions, Lyon, pp. 52-57.
Beaud S., Pialoux M., 1999, Retour sur la condition ouvrière : enquête aux usines Peugeot
de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard, 468 p.
Beck U., 2001, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier, 516 p,
(1ère édition : 1986).
Begag A., 1988 « Le monde caché de la mobilité des populations urbaines », L’espace
géographique, n°4, pp. 245-255.
Berger, M., 1999, « Mobilité résidentielle et navettes domicile-travail en Ile-de-France »,
Espace, Populations, Sociétés, n°2, pp. 207-217.
Bernard R., Jayet H., Rajaonarison D., 1999, « L’environnement souhaité par les entreprises.
Une enquête dans le Nord-Pas-de-Calais », Economie et statistique, n°326-327, pp. 177-187.
Bernarrosh Y., 2000, « Tri des chômeurs: le nécessaire consensus des acteurs de l’emploi »,
Travail et emploi, n°81, La Documentation française, pp. 9-25.
Bernarrosh Y., 1995, « Itinéraires de chômage après un licenciement collectif dans l’industrie
textile », in Degenne A., Mansuy M., Werquin P., (éd.), L’Analyse longitudinale du marché
du travail, 2ème journée d’étude Céreq-Lasmas-IdL, Marseille, CEREQ, pp. 155-183
Bertaux D.,1997, Les Récits de vie, Paris, Nathan,128 p.
Bertaux-Wiame I., 2003, « Parcours professionnels, mobilité géographique. Une analyse des
inégalités homme/ femme dans le secteur bancaire », Communication aux IXèmes journées de
sociologie du travail, Paris, 6 p.
Bertaux-Wiame I., 1999, « Profession, résidence et famille : analyse de quelques
configurations résidentielles des indépendants », in Bonvalet C., Gotman A., Grafmeyer Y.
(éd.), La Famille et ses proches. L’aménagement des territoires, Paris, INED – PUF,
pp. 183-204.
Bertaux-Wiame I., 1991, « La force de rappel des liens familiaux. Rapports
intergénérationnels et trajectoires familiales», Relations intergénérationnelles : parenté,
transmission, mémoire : actes du colloque de Liège, 17-18 mai 1990, Genève / Liège,
Université de Genèse/ Université de Liège, pp. 185-198.
Bertaux-Wiame I., 1987, « Le projet familial », Annales de Vaucresson, n°26, pp. 61-74.
Berthet T., Cuntigh P., Guitton C., Mazel O., 2002 « 1982 - 2002 : la territorialisation
progressive des politiques de l’emploi », Premières synthèses, n° 24, Ministère des affaires
sociales, du travail et de la solidarité, DARES, 8 p.
Bessière S., Laferrère A., 2002, Aux Marges du logement : résidences multiples, résidence
partielle, co-habitation et hébergement d'après l'enquête Logement de 1996-1997, Série des
352
Documents de Travail de la Direction des statistiques démographiques et sociales, n°F0204,
Paris, INSEE, 82 p.
Beuscar F., 1996, « Comment transformer un déménagement en nouveau départ pour
l'entreprise ? », L'Usine Nouvelle, nº 2531.
Bihr A., Pfefferkorn R., 1995, Déchiffrer les inégalités, Paris, Syros, 576 p.
Billiard I., Debordeaux D., Lurol M. (dir), 2000, Vivre la précarité, trajectoires et projets de
vie, L’Aube, 288 p.
Blanck J.-S., 2001, « Le géant du câble dans ses nouveaux murs à Sens », L’Yonne
Républicaine, édition du 5 juillet 2001.
Blum A., De La Gorge G., Thelot C., 1985, « Mobilité sociale et migration géographique »,
Population, n°3, pp. 397-434 .
Boltanski L., Chiapello E., 1999, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 843 p.
Bonnette-Lucat C., 1999, « Le bricolage, d’une résidence à l’autre », in Bonnin P., Villanova
R. (de) (dir), D’une Maison l’autre. Parcours et mobilités résidentielles, Grane, Creaphis,
pp. 119-138.
Bonnin P., 1999, « La domus éclatée », in Bonnin P., Villanova R. (de) (dir.), D’une Maison
l’autre. Parcours et mobilités résidentielles, Grane, Créaphis, pp. 19-42.
Bonnin P., 1994, « L’habitation, modalité de l’existence sociale », in Les Hommes, leurs
espaces et leurs aspirations. Mélanges en l’honneur de Paul-Henry Chombart de Lauwe,
Paris, L’Harmattan, pp. 109-123.
Bonnin P., Villanova R. (de), 2003, « De la double résidence », in Degaud M., Brun J., Driant
J.-C., (dir), Dictionnaire de l’habitat et du logement, Armand Colin, pp. 372-376.
Bonvalet C., 2003, « La famille-entourage locale », Population, n°1, pp. 9-43.
Bonvalet C., Arbonville D., 2003, « Evolution de la famille et des modes d’habiter depuis les
années 1950 », in Segaud M., Brun J., Driant J.-C., Dictionnaire de l’habitat et du logement,
Armand Colin, pp. 157-161.
Bonvalet C., J. Brun, 2002, « Etat des lieux des recherches sur la mobilité résidentielle en
France », in Lévy J.-P., Dureau F. (dir.), L’Accès à la ville. Les mobilités spatiales en
questions, Paris, L’Harmattan, pp. 15-64.
Bonvalet C., Gotman A., Grafmeyer Y. (éd.), 1999, La Famille et ses proches.
L’aménagement des territoires, Paris, INED – PUF, 291 p.
Bonvalet C., Maison D., 1999, « Famille et entourage : le jeu des proximités », in Bonvalet
C., Gotman A., Grafmeyer Y. (éd.), 1999, La Famille et ses proches. L’aménagement des
territoires, Paris, INED – PUF, pp. 27-67.
Bonvalet C., Gotman A. (éd.), 1993, Le Logement une affaire de famille : l'approche
intergénérationnelle des statuts résidentiels, Paris, L’Harmattan, 167 p.
Bonvalet C., Merlin P ; (dir.), 1988, Les Transformations de la famille et habitat, Paris,
INED-DREIF-IDEF, La Documentation Française, 208 p.
Bord C., Huchet S., Wache A., 1997, Business Plan, Société Move In. Gestion de la mobilité
des cadres, HEC-Entrepreneurs, 25 p.
Bouabdallah K., Cavaco S., Lesueur J.-Y., 2002, « Recherche d’emploi, Contraintes Spatiales
et Durée de Chômage : une analyse microéconométrique », Working paper, vol. 1, GATE,
21 p.
353
Boucasse M., Dubechot P., Simon M.-O., 2002, La Réinsertion professionnelle des
bénéficiaires du RMI dans le Département de l’Aisne, CREDOC / Conseil Général de l’Aisne,
76 p.
Bouffartigue P., Pochic S., 2001, « “Cadres nomades ” : mythe et réalités, À propos des
recompositions des marchés du travail des cadres », in Huitièmes Journées de Sociologie du
Travail. Marché du travail et différenciations sociales : approches comparatives, Aix-enProvence, LEST-CNRS, pp. 49-58.
Bourdieu P., 1990, « Un placement de père de famille. La maison individuelle : spécificité du
produit et logiques du champ de production », Actes de la recherche en sciences sociales,
n°81/82, pp. 6-33.
Bourdin A., 2000, La Question locale, Paris, PUF, 253 p.
Bourdieu P., 1986, « L'illusion biographique », Actes de la recherche en Sciences Sociales,
n°62-63, pp. 69-72.
Bourdin A., 1996, « L'ancrage comme choix », in Hirschhorn M., Berthelot J-M. (dir.),
Mobilités et ancrages : vers un nouveau mode de spatialisation ?, Paris, L'Harmattan,
pp. 37-56.
Bozon M., 1984, Vie quotidienne et rapports sociaux dans une petite ville de province : la
mise en scène des différences, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 300 p.
Brais N., 2000, La Dimension géographique de l'articulation vie professionnelle/ vie
familiale : stratégies spatiales familiales dans la région de Québec, sous la dir. de Paul
Villeneuve, Thèse de Doctorat de Géographie, Université de Laval, 520 p.
Bregier O., 2003, « Les dispositifs d’accompagnement des restructurations en 2001 »,
Premières synthèses, n°5, MES-DARES, 10 p.
Bregier O., 2001, « Les dispositifs d’accompagnement des restructurations en 2000 »,
Premières synthèses, n°44, MES-DARES, 8 p.
Brett J. M., Stroh L. K., Reilly A. H., 1993, « Pulling up roots in the 1990’s: who's willing to
relocate?», Journal of Organizational Behavior, Vol. 14, n°1, pp. 49-60.
Brion D., 2000, « La population de l’Yonne de 1990 à 1999 : le département séduit les plus
de 30 ans », Dimensions Bourgogne, n° 74, INSEE Bourgogne, 4 p.
Brion D., 1999, « Recensement de la population de 1999 : l’Yonne toujours attractive »,
Dimensions Bourgogne, n° 67, INSEE Bourgogne, 4 p.
Bruggeman F., Paucard D., Lapotre M., Thobois P., 2002, Plans sociaux et reclassements:
quand l’innovation est promue par les représentants des salariés - Etude de 12 cas, Rapport
pour la DARES, Ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 152 p.
Bruggeman F., 1999, L’Intervention des pouvoirs publics en soutien aux plans sociaux et les
conditions de l’efficacité des plans en termes d’emploi. Une analyse à partir d’un cas
concret : la fermeture de l’établissement de Chausson à Creil , Paris, CEDISE, 202 p.
Brun J., 1993, « La mobilité résidentielle et les sciences sociales. Transferts de concepts et
questions de méthode », Les Annales de la recherche urbaine, n° 59-60, pp. 3-14.
Brun J., 1992, « Le concept de mobilité résidentielle : enjeux théoriques, enjeux
idéologiques. », Les Cahiers de l’habitat, n°18, pp. 15-19.
Brun J., 1990, « Mobilité résidentielle et stratégies de localisation ». in Bonvalet C., Fribourg
A.-M. (éd.), Stratégies résidentielles, Paris, INED-Plan Construction et Architecture,
MELTM, pp. 299-312.
354
Brun J., Rhein C., (éd.), 1994, La Ségrégation dans la ville : concepts et mesures, Paris,
L'Harmattan, 258 p.
Brunhes B. (Groupe), 1996, « Comment évoluent l’organisation et la géographie des grandes
entreprises », Acteurs – La Lettre du groupe Bernard Brunhes, n°30, 12 p.
Brutel C., Jegou M., Rieu C., 2000, « La mobilité géographique et la promotion
professionnelle des salariés : une analyse par aire urbaine », Economie et statistique, n°336,
pp. 53-68.
Brygoo A., Brun F., 1987, Etude sur les salariés en conversion dans les chantiers navals : la
Seyne S/mer - Dunkerque, Paris, ANPE.
Burt R., 1992, Structural holes. The social structure of competition, Cambridge, Harvard
University press.
Caro P., Martinelli D., 2002, « Géographie de l’insertion professionnelle. Plus de difficultés
dans les régions du Nord et du Sud », Céreq Bref, n° 186, 4 p.
Casinière N. (de la), 1999, « La navale embauche, Saint-Nazaire se mobilise. Le port de
l'espoir.», Libération. Edition du 2 novembre 1999.
Castel R., 2003, L’Insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, La République des idées /
Seuil, 96 p.
Castel R., 2001, « "Risquophiles", "risquophobes": l'individu selon le Medef », Le Monde,
édition du 7 juin 2001.
Castel R., 1999, « L’effritement de la société salariale», Revue de la CFDT, n° 17, pp. 3-13.
Castel R., 1995, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris,
Fayard, 490 p.
CERC, 1993, « Précarité et risque d’exclusion en France », Documents du Centre d’Etude des
Revenus et des Coûts, n°109, 169 p.
Centre d’Etudes et de Recherche en Sociologie des Organisations, 2000, Entre Travail et
activité. Les cheminements du sujet social 1977-1998, Rapport final au Ministère de l’Emploi
et de la Solidarité, 432 p.
Chambre de Commerce et d’Industrie de Sens, 2001, Présentation économique de Sens et sa
région, Sens, CCI, 71 p.
Chanteau J.-P., 2001, L’Entreprise nomade, localisation et mobilité des activités productives,
L’Harmattan, Paris, 2001, 236 p.
Chapoulie S., 2000, « Une nouvelle carte de la mobilité professionnelle », Economie et
statistique, n° 331, pp. 25-45.
Chazel J., Lacroix J., Poujouly C., 2003, « Les sorties du chômage vers l’emploi », Premières
Synthèses, n°11, 7 p.
Chenu A., 1998, « De recensement en recensement, le devenir professionnel des ouvriers et
employés», Économie et Statistique, n° 316-317, pp. 127-149.
Chenu A., 1993, « Les ouvriers et leurs carrières : enracinements et mobilités », Sociétés
contemporaines, nº 14-15, pp. 79-91.
Cibois P., 1993, « Le P.E.M., Pourcentage de l'écart maximum: un indice de liaison entre
modalités d'un tableau de contingence », in Bulletin de méthodologie sociologique, n°40,
pp. 43-63.
CNAF, 1988, Espaces et familles, « De l’exclusion à l’enracinement », n°1, Paris, CNAF,
130 p.
355
Coing H., 1982, La Ville, marché de l’emploi, PUG, Grenoble, 307 p.
Coing H., 1966, Rénovation urbaine et changement social, Les Editions Ouvrières, 303 p.
Colibet M., Richard J.-C., 2000, « Les établissements qui changent de communes
recomposent leur emploi », Référence, n° 32, INSEE Pays de la Loire, 4 p.
Colin T., Rouyer R., 1996, « La loi sur les plans sociaux face aux logiques gestionnaires: une
portée limitée », Travail et emploi, Paris, n° 69, pp. 5-22.
Colletis G., Levet J.-L., 1997, Quelles politiques pour l'industrie française ? Dynamiques du
système productif : analyse, débats, propositions, Commissariat Général au Plan /La
Documentation Française, 418 p.
Coloos B., 2001, Statuts atypiques d’occupation du logement : une réponse pertinente ? Entre
le locatif et l'accession, quels enseignements des expériences étrangères pour le contexte
français ?, Paris, Ministère de l'équipement, des transports et du logement, Secrétariat d'État
au logement, 212 p.
Coloos B., Vorms B., 1998, « Mobilité et accession aux Etats-Unis », L’Observatoire de
l’immobilier, n°39, pp. 2-7.
Commaille J. et alii., 1999, Famille et chômage, Rapport au Haut Conseil de la Population et
de la Famille, Paris, 132 p.
Commission Européenne, 2001, High level Task force on skills and mobility, [texte en ligne],
Final Report. [Réf. Septembre 2003]. Disponible sur :
http://www.eiro.eurofound.ie/2002/12/Feature/EU0212206F.html.
Commission européenne, 2001a, Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité
sociale des entreprises. Livre vert, Luxembourg, Office des publications officielles des
Communautés européennes, 36 p.
Coninck F. (de), 1998, « Nouveaux espaces de la production et trajectoires biographiques.
Des figures plurielles de l’éclatement », La Ville éclatée, La Tour-d’Aigues, Ed. de L’aube,
pp. 229-238.
Coninck F. (de), 1999, « Rationalisation des rapports de travail et autonomie des salariés dans
les organisations industrielles», in Kostas C., Mounier C., Zarifian P., Veltz P. (éd.),
L'Autonomie dans les organisations, Quoi de neuf ?, Paris, L'Harmattan, 314 p.
Cordier F., 2000, «L’accompagnement social des restructurations et les problématiques de
mobilité », in Lonnroth K.-J., Lemasle T., Tixier P.-E. (dir), Des Restructurations et des
hommes, Paris, Dunod, pp. 151-174.
Cornolti C., Moulin Y., Schmidt G., 2001, « Les plans sociaux en Lorraine : réflexions autour
de trois études de cas », in Géraldine SCHMIDT (dir.), La gestion des sureffectifs : enjeux et
pratiques, Paris, Economica, 232 p.
Courgeau D., 1972, « Les réseaux de relations entre personnes. Etude d’un milieu rural »,
Population, n°4-5, pp. 641-681.
Courgeau D., 1975, « Les réseaux de relations entre personnes. Etude d’un milieu urbain »,
Population, n°2, pp. 81-102.
Courgeau D., 1988, « Méthodes de mesure de la mobilité spatiale », Paris, lNED, 301 p.
Courgeau D., 1995, « Mobilité : déménagement et emploi » in Ascher F. (coord),
Logement en question, La Tour-d’Aigues, Ed. de L’Aube, pp. 141-170.
Le
356
Courgeau D., Lelièvre E., Wolber O., 1998, « Reconstruire des trajectoires de mobilités
résidentielles : éléments d'une analyse biographique des données de l'EDP », Economie et
statistique, n°316-317, pp. 163-173.
Courgeau D., Meron M., 1995, « Mobilité résidentielle, activité et vie familiale des couples »,
Economie et Statistique, n°290, pp. 17-31.
Courgeau D., Nedellec V., Empereur-Bissonet P., 1999, « La durée de résidence dans un
même logement. Essai de mesure à l’aide de fichiers EDF. », Population, n°2,Volume 54,
pp. 331-341.
Courgeau D., Pumain D., 1993, « Mobilité par temps de crise », Population et sociétés,
n°279, INED, 4 p.
Coutard O., Dupuy G., Fol S., 2002, « La pauvreté périurbaine : dépendance locale ou
dépendance automobile ? », Espaces et Sociétés, n°108-109, pp. 155-175.
Couturier G., 1999, « Vers un droit du reclassement ? », Droit social, n°5, pp. 497-503.
Crenner E., 1999, « Famille, je vous aide », INSEE Première, n°631, 4 p.
Crenner E., 1998, « La parenté : un réseau de sociabilité actif mais concentré », INSEE
Première, n°600, 4 p.
Crest A. (Du), 2001, « Il n’y a pas que l’emploi : logement, transport, partenariat »,
Difficultés de recrutement : effets récurrents et structurels. Se souvenir pour prévoir. Journée
d’étude du 15 mai 2001, Commissariat général du Plan, 9 p.
Cribier F., Kych A., 1992, « La migration de retraite des Parisiens. Une analyse de la
propension au départ », Population, INED, n°3, pp. 677-718.
Crozier M., Friedberg E., 1989, L'Acteur et le système : les contraintes de l'action collective,
Point- Seuil, 500 p.
Cuney F., Perret C., Roux V., 2003, « D’une région à l’autre, la mobilité des jeunes en début
de vie active », Céreq Bréf, n°198, 4 p.
Cuturello P., 1997, Dialogues de propriétaires. De comment le devenir à comment le rester,
deux décennies de stratégies d'accession à la propriété du logement (1978-1995), Rapport au
PCA, Université Nice-Sophia-Antipolis, 251 p.
Cuturello P., 1987, Les nouveaux “Castors” : des solidarités collectives aux solidarités
familiales. Les pratiques d’auto-construction des ménages accédant à la propriété en maison
individuelle, Plan construction/GERM, 213 p.
DARES, 1999, Constitution d’une base d’exploitation extraite des fichiers de l’enquête CC ,
37 p.
DATAR, 2002, « L'anticipation et l'accompagnement des mutations économiques », [texte en
ligne], in CIADT du 13 Décembre 2002, [Réf. septembre 2003]. Disponible sur :
http://www.datar.gouv.fr/datar_site/datar_CIADT.nsf/$ID_Document/CLAP-5GRLZU
DATAR, 2003, « 1963 - 2003 : 40 ans d'aménagement du territoire », Lettre de la Datar,
n° 176, 20 p.
Daugareilh I., 1996, « Le contrat de travail à l’épreuve des mobilités », Droit Social, n° 2,
pp. 128-141.
Déchaux J.-H., 1999, « Les deux faces de l’individualisme familial », Les Cahiers de la
sécurité intérieure, n°35, pp. 11-32.
Déchaux J.H., 1995, « Orientations théoriques en sociologie de la famille : autour de cinq
ouvrages récents », Revue française de sociologie, XXXVI, pp. 525-550.
357
Déchaux J-H., 1994, « Les échanges dans la parenté accentuent-ils les inégalités ?», Sociétés
Contemporaines, n°17, pp. 75-90.
Degenne A., Forsé M., 1994, Les Réseaux sociaux. Une analyse structurale en sociologie,
Paris, Armand Colin, 288 p.
Degenne A., Fournier I., Marry C., Mounier L., 1991, « Les relations sociales au cœur du
marché du travail », Sociétés Contemporaines, n°5, pp. 75-95.
Delberghe M., 2003, « Le reclassement des salariés licenciés donne des résultats inégaux »,
Le Monde, édition du jeudi 14 août.
Delcroix C., Bertaux D. et alii, Enjeux prioritaires et types de conduites de familles
populaires face à la précarité, Caisse Nationale des Allocations Familiales, Paris 1998.
Delisle J-P., Lainé F., 1998, « Les transferts d’établissements contribuent au desserrement
urbain » Economie et statistiques, n°311, pp. 91-106
Delpierre M., 1995, « Mutations du travail et aménagement du territoire », Regards sur
l’actualité, n°112, pp. 29-42.
Demazière D., 2003, Le Chômage. Comment peut-on être chômeur ?, Paris, Belin, 299 p.
Demazière D. et Dubar C., 2001. « Parcours professionnels, marchés du travail et formes
identitaires : une théorisation », in Bouffartigue P. (éd.), Huitièmes Journées de Sociologie du
Travail. Marché du travail et différenciations sociales : approches comparative, LESTCNRS, Aix-en-Provence, pp. 89-104.
Demazière D., Dubar C., 1997, Analyser les entretiens biographiques. L'exemple des récits
d'insertion, Paris, Nathan, 350 p.
Demazière D., 1996, « Chômage et dynamiques identitaires », in Paugam S. (dir),
L’Exclusion l’état des savoirs, Paris, La Découverte, pp. 335-343.
Demazière D, 1995, La Sociologie du chômage, Paris, La Découverte, 125 p.
Désveaux E., 1991, « De l’embauche à l’usine comme de la dévolution d’un patrimoine », in
Segalen M. (éd). Jeux de familles, Paris, Presses du CNRS, pp. 43-56
Détroit A., 2001, « De plus en plus de Bourguignons travaillent loin de chez eux »,
Dimensions Bourgogne, n°83, 5 p.
Devillechabrolle V., 2001, « Pendant la croissance, les plans sociaux continuent », Liaisons
sociales, n° 21.
Dinaucourt M., 2002, « Chômage et précarité de l’emploi par région », in Données Sociales,
Paris, INSEE, pp. 523-530.
Dini L., Driant J-C., 1986, « Les paradoxes de la mobilité résidentielle dans les zones en
conversion », Espaces prospectifs, Paris, DATAR, pp. 1-39.
Divay S., 2000, « L’aide à la recherche d’emploi : une activité en voie de professionnalisation
? », Travail et emploi, n°81, pp. 67-80.
Doumayrou F., 2001, « ACH : Les rescapés des chantiers navals du Havre », L’Humanité, 12
octobre 2001.
Drapier C., Jayet H., 2002, « Les migrations de jeunes en phase d’insertion professionnelle en
France », Revue d’économie régionale et urbaine, n°3, pp. 355-376.
Drapier C., 2001, Le rôle de la mobilité géographique dans la mobilité professionnelle des
jeunes : une application au cas de la France, sous la dir. de H. Jayet, Thèse de Doctorat
d’Economie Appliquée, Université des Sciences et technologies, Lille, 250 p.
358
Dressen M., Roux-Rossi D., 1996, « La reconversion des employés de banque faiblement
classés », Travail et emploi, Paris, n° 68, pp. 3-22.
Drosso F., 2001, « La propriété, un rêve archaïque ? Contribution à une réflexion
sociologique et juridique sur l’attachement des Français à la propriété », in Coloos B., Statuts
atypiques d’occupation du logement : une réponse pertinente , Paris, Plan Urbanisme
Construction et Architecture, pp. 127-136.
Dubar C., 2001, La Crise des identités. L’interprétation d’une mutation, PUF, Paris, 239 p.
Dubar C., 1998, La Socialisation : construction des identités sociales et professionnelles,
Paris, Armand Colin, 278 p.
Dubet F., Lapeyronnie D., 1992, Les Quartiers d’exil, Paris, Ed. du Seuil, 245 p.
Dubujet F., 1999, « Les déménagements forment la jeunesse », INSEE Première, n°647, 4 p.
Dumartin S., 1995, « Mobilité géographique et insertion professionnelle des jeunes »,
Economie et statistique, n° 283-284, pp. 97-110.
Dupray A., Hanchane S., 2000, « Les effets de la formation continue en entreprise sur la
mobilité et le salaire des jeunes en début de vie active », Notes de travail, n°7, Céreq, 31 p.
Dupuy G., 2000, « “Automobilités” : quelles relations à l’espace ? », in Bonnet M.,
Desjeux D. (éd.), Les Territoires de la mobilité, Paris, PUF, pp. 37-51.
Dureau F., 2002, « Les systèmes résidentiels : concepts et applications », in Lévy J.-P.,
Dureau F. (dir.), L’Accès à la ville. Les mobilités spatiales en questions, Paris, L’Harmattan,
pp. 355-382.
Durel G., Ganne B., Motte D., Puel H., 1980, Licenciements collectifs et reclassements:
études de cas à Valence, Paris, Commissariat Général au Plan / Comité d'Organisation des
Recherches appliquées au Développement Economique et Social, 320 p.
Duthil G., 1993, Les politiques salariales en France, 1960-1990, Paris, L’Harmattan, 172 p.
Elbaum M., 1987, « Les politiques d’emploi depuis 30 ans », in Données sociales, INSEE,
pp. 76-83.
Elias N., 1991, Qu’est-ce que la sociologie ?, trad., La Tour-d’Aigues, Pocket - Ed. de
L’Aube, 222 p., (1ère édition : 1970).
Enclos P., Marraud C., 1989, « La reconversion : concept juridique ? Technique et
problématique », in Villeval M.-C. et alii, La Reconversion de la main-d’œuvre : bilan des
problématiques (1950-1988), Nancy, GREE - Université de Nancy II, pp. 52-79.
Enjolras B., 1988, « Mobilité, précarité : vers un nouveau rapport salarial », Espace,
populations, sociétés, n°3, pp. 561-566.
Entreprise et Territoire, 2003, Charte d’aménagement et de développement du Pays Laonnois.
Première partie : le diagnostic, Communauté de communes du Laonnois, 30 p.
Epstein R., 2002, « Sous l’effet des mobilités, une ville qui ne fait plus société ? »,
Informations sociales, n°104, pp. 90-95.
Evrard A., Hecquet V., 2001, « Habiter en Picardie, souvent à la campagne, rarement en
banlieue », INSEE Picardie Relais, n°93, 4 p.
Faure-Guichard C., 2000, L’emploi intérimaire, Trajectoires et identités, Rennes, PUR, 200 p.
Faure-Guichard C., 1999, « Les salariés intérimaires. Trajectoires et identités », Travail et
emploi, n° 78, pp. 1-20.
359
Fiette A., 1995, L’Aisne des terroirs aux territoires, Fontenoy, La Compagnie Européenne de
Reportage et d’Edition, 286 p.
Fougeyrollas-Schwebel D., 1996, « L’entraide familiale varie selon les milieux »,
Panoramiques, n°25, pp. 183-186.
Fourcade J.-P., 1999, Quelles politiques de l'emploi pour la zone Euro ?, Rapport
d'information n° 388, Délégation du Sénat pour l'Union Européenne, 82 p.
Fraboulet I., Lunel M., Trugeon A., 2002, « Inégalités cantonales en matière sanitaire et
sociale. Synthèse du croisement d’informations régionalisées », Observatoire Social de
Picardie, n°5 bis, 78 p.
Frémont A., 1984, Géographie sociale, Paris, Masson, 387 p.
Gallez C., Orfeuil J.-P., Polacchini A., 1997, « Les évolutions de la mobilité quotidienne :
croissance ou réduction des disparités ? », RTS recherche, transport, sécurité, n°56,
pp. 27-42.
Gaudemar J.-P. (de), 1976, Mobilité du travail et accumulation du capital, Paris, Maspero,
272 p.
Gautié J., 2003, « Transitions et trajectoires sur le marché du travail en France : mutations et
conséquences », Actes des Entretiens de l’Emploi. Transitions et trajectoires. Temps et enjeux
de la mobilité professionnelle, Paris, ANPE, pp. 27-34.
Gélot D., Nivolle P. (dir.), 2000, Les Intermédiaires des politiques publiques de l'emploi ,
Paris, Ministère de l’Emploi et de la Solidarité - La Documentation française, 204 p.
Gérard-Varet L.-A., Mougeot M., 2001, « L’Etat et l’aménagement du territoire », in Conseil
d’Analyse Economique, Aménagement du territoire, Paris, La Documentation Française,
pp. 45-109.
Germe J.-F., Monchatre S., Pottier F., 2003, Les mobilités professionnelles : de l'instabilité
dans l'emploi à la gestion des trajectoires, Paris, Commissariat général du plan, 112 p.
GERS, 2002, « Habitat ou emploi : la mobilité contrecarrée par la précarité ? », Habitat et vie
urbaine, résultats de la consultation de recherche, Paris , PUCA, 19 p.
GIP RECLUS, 1997, Atlas de France. Volume 3, Emplois et entreprises, Paris / Montpellier,
La Documentation française / RECLUS, 128 p.
Girard A., Cornuau P., 1957, « Les attitudes des mineurs. Languedoc-Roussillon », Economie
et Population, Travaux et Documents, n°30.
Girard A., 1956, « Développement économique et mobilité des travailleurs », Population,
n°11, pp. 329-333
Gobillon L, 2002, Mobilité résidentielle et marchés locaux de l’emploi, sous la dir. de JeanMarc Robin, Thèse de Doctorat en Sciences Economiques, EHESS, 320 p.
Gobillon L., 2001, « Emploi, logement et mobilité résidentielle », Economie et statistique,
n°349-350, pp. 77-98.
Gobillon L., Selod H., 2000, « Ségrégation urbaine et accès à l'emploi », Lettre du CREST,
n°35, p.1.
Gotman A., 1999, « Géographies familiales, petites migrations et génération », in Bonvalet
C., Gotman A., Grafmeyer Y. (éd.), La Famille et ses proches. L’aménagement des
territoires, Paris, INED, PUF, pp. 69-133.
Gotman A., Blanchet A., 1992, L'enquête et ses méthodes, Paris, Nathan, 125 p.
360
Gouzien A., Souchard N., 1999, « Trajectoires industrielles, formes productives et précarité
ouvrière dans les bassins d’emploi de fougères et de Redon », Cahier de Recherche de la
MIRE, n°6, pp. 46-47.
Grafmeyer Y., 1995, Sociologie urbaine, Paris, Nathan, 128 p.
Grafmeyer Y., 1993, « Héritage et production du statut résidentiel : éléments pour l’analyse
de milieux locaux », in Bonvalet C., Gotman A. (éd.), Le Logement une affaire de famille :
l'approche intergénérationnelle des statuts résidentiels, Paris, L’Harmattan, pp. 41-69.
Grafmeyer Y., 1990, « Les employés de la société Lyonnaise de banque : carrières
professionnelles et mobilité géographique dans une entreprise en réseau », in Lequin Y.,
Schweitzer S., L’Usine et le bureau ; itinéraires sociaux et professionnels dans l’entreprise
XIXe XXe siècles, Lyon, PUL, pp. 167-193.
Granoveter M.S., 1973, « The strength of weak ties », American journal of sociology, n°78,
pp. 1361-1380.
Groux G., Lévy C., 1994, « Le patrimoine ouvrier. Le droit, le titre et la valeur », Les Annales
de la recherche urbaine, n°65, pp. 26-34.
Groux G., Lévy C., 1993, La Possession ouvrière : du taudis à la propriété, 19ème-20ème
siècle, Paris, L’Atelier, 243 p.
Guillemot L., 2001, « Mobilité et chômage, les opérations-pilotes menées en Maine-et-Loire
en 1999 », ESO Travaux et documents, n°15, pp. 29-34
Hacker R.S., 2000, « Mobility and regional economic downturns », Journal of Regional
Science, Vol., n°1, pp. 45-65.
Haegel F., 1998, « Une lecture spatiale des identités », in Haumont N. (dir.), L'Urbain dans
tous ses états. Faire, vivre, dire la ville, Paris, L'Harmattan, pp. 203-220.
Hamel J., 1998, « Défense et illustration de la méthode des études de cas en sociologie et en
anthropologie. Quelques notes et rappels », Cahiers internationaux de sociologie, vol. CIV,
pp. 121-138.
Harzo C., 2002, « Les politiques tarifaires dans les transports publics urbains », Mobilités
quotidiennes et exclusion sociale, séminaire international de l’Institut pour la Ville en
Mouvement, 5-6 décembre 2002, Université de Marne-la-Vallée.
Hatot C., Poujouly C., 2002, Chômage et territoire : cartographie 2001, Paris, Observatoire
de l’ANPE, 70 p.
Haumont A., 2000, « Mobilité quotidienne dans la société salariale », in Bonnet M., Desjeux
D.(éd.), Les Territoires de la mobilité, Paris, PUF, pp. 141-154.
Haumont A., 1993, « La mobilité intra-urbaine, rétrospective et perspective », Les Annales de
la Recherche Urbaine, n°59-60, pp. 109-118.
Héas F., 1999, « Les obligations de reclassement en droit du travail », Droit social, n°5,
pp. 504-514.
Hecquet V. (dir), 2002, « La Picardie et ses zones d’emploi », INSEE Picardie Dossiers,
n°31, 194 p.
Hecquet V., 2001, « Les emplois en Picardie : première région ouvrière et trop faible
dynamisme des cadres», Insee Picardie Relais, n°99, 4 p.
Héran F., 1988, « La sociabilité, une pratique culturelle », Economie et statistique, n°216,
pp. 3-22.
361
Hervier E., 2001, Favoriser la mobilité géographique des travailleurs au sein de l’Union
européenne, Paris, CCI, 90 p.
Hirschman A.O., 1972, Défection et prise de parole. Face au déclin des entreprises et des
institutions, (trad.), Paris, Editions Ouvrières, 141 p.
Hughes G., McCormick B., 1981, « Do council housing policies reduce migration between
regions ? »,The Economic Journal, n° 91, pp. 919-937.
Inisan M., Saint-Raymond O., 1996, Les salariés et la mobilité géographique. Les
délocalisations d’entreprise à Toulouse, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 121 p.
INSEE, 2002, La France et ses régions 2002-2003, Paris, INSEE, 231 p.
INSEE, 2001, Recensement de la population de 1999, coll. INSEE Résultat, n°82, Paris, 92 p.
Iribarne P. (d'), 1989, La Logique de l’honneur, Paris, Point-Seuil, 279 p.
Jacquot A., 2003, « De plus en plus de maisons individuelles », INSEE Première, n° 885, 4 p.
Jayet H.,1988, « Mobilité professionnelle et mobilité géographique en France entre 1976 et
1980 », Espace, populations, sociétés, n°3, pp. 477-486.
Jecko A., 2003, « Transitions et trajectoires, temps et enjeux de la mobilité professionnelle,
des éclairages utiles pour le service public de placement », Actes des Entretiens de l’Emploi.
Transitions et trajectoires. Temps et enjeux de la mobilité professionnelle, Paris, ANPE,
ANPE, pp. 7-10.
Julien P., 1995, « La métropolisation des actifs structure le territoire », Economie et
statistique, n°290, pp. 33-49.
Kaufman V., 2001, « La motilité : une notion clé pour revisiter l’urbain ? », in Bassand M.,
Kaufmann V., Joye D. (dir.), 2001, Enjeux de la sociologie urbaine, Lausanne, Presses
polytechniques et universitaires romandes, pp. 87-102.
Kaufmann V., 1999, « Mobilité et vie quotidienne : synthèse et questions de recherche », in :
Revue 2001 PLUS, n° 48, juin, 63 p.
Kaufmann J.-C., 1996, L'Entretien compréhensif, Paris, Ed. Nathan, 127 p.
Kaufmann J.-C., 1988, La Chaleur du foyer. Analyse du repli domestique, Paris, Méridiens
Klincksieck, 192 p.
Kirsch E., 1984, Mobilité passée et mobilité potentielle dans la sidérurgie, Paris, CEREQ,
82 p.
Laborie J.-P., 1999, « Mobilités et emplois », in Knafou R. (dir.), La Planète « nomade ». Les
mobilités géographiques d'aujourd'hui, Paris, Belin, pp. 165-173.
Laferrère A.,1997, « Les ménages et leurs logements », INSEE Première, n°562, 4 p.
Lagarenne C., Marchal E., 1995, « Recrutement et recherche d’emploi », La Lettre du Centre
d’Etudes de l’Emploi, n°38, 4 p.
Lahire B., 1998, L'Homme pluriel. Les ressorts de l'action, Paris, Nathan, 271 p.
Lainé F., 1998, « Mobilité des établissements et déconcentration urbaine », in Pumain D.,
Mattei M.-F. (coord.), Données Urbaines, Paris, Anthropos, pp. 263-272.
Lainé F., 2002, « Métier, accès à la formation continue et mobilité professionnelle »,
Premières Synthèses, n°24, 8 p.
Lardy-Pélissier B., 1998, « L’obligation de reclassement », Recueil Daloz, n°42, pp. 399-405.
362
Lautier F., 2003, « Du futur du travail au futur de l’habitat », communication au séminaire du
programme Habitat et vie urbaine, PUCA- Ministère de l’Equipement, des Transports et du
Logement.
Lautier F., 2000, « Les transformations des espaces de travail et la mobilité urbaine », in
Bonnet M., Desjeux D. (dir), Les Territoires de la mobilité, Paris, PUF, pp. 69-83.
Lazerri Y., 1998, « Les fonctions stratégiques de l’industrie : quelle inscription spatiale ? »,
Espaces et sociétés, n° 92 / 93, pp. 67-83.
Le Blanc D., Laferrère A., Pigois R., 1999, « Les effets de l'existence du parc HLM sur le
profil de consommation des ménages », Economie et statistique, n° 328, pp. 37-60.
Le Bras H., Bonvalet C., Maison D., 1993,
pp. 83-110.
« Proches et parents », Population, n°1,
Le Breton E., 2002, « La mobilité quotidienne dans la vie précaire », Rapport pour l’Institut
pour la Ville en Mouvement, Paris, 46 p.
Le Goff J., 1985, Du Silence à la parole. Droit du travail, société, Etat (1830-1985),
Quimper, Calligramme - La Digitale, 374 p.
Le Tocqueux J.-L., Moreau J., 2002, « Les zones urbaines sensibles. Fortes progression du
chômage entre 1990 et 1999 » INSEE Première, n°835, 4 p.
Lefeuvre M.-P., 1993, Grand ensemble et relations sociales. Proximité, distance, positions,
sous la dir. de F. Ascher, Thèse de doctorat en aménagement et urbanisme, Université de Paris
VIII-IFU, Paris, 427 p.
Lelièvre E., Bonvalet C., Bry X., 1997, « Analyse biographique des groupes. Les avancées
d’une recherche en cours », Population, n°4, pp. 803-830.
Lepan O., 2001, « Dès le premier trimestre la baisse du chômage n’est plus généralisée »,
INSEE Première Picardie, Amiens, n°78, 4 p.
Leroux L., 2002, « Les déplacements domicile-travail en Picardie : mobilité intense et
clivages entre les trois départements », INSEE Picardie Relais, n° 103, 4 p.
Levi-Strauss C., 1987, « La notion de maison », Terrain, n° 9, pp. 34-39.
Lévy J., 2003, « Capital spatial », in Lévy J., Lussault M. (dir), Dictionnaire de la géographie
et de l’espace des sociétés, Belin, pp. 124-126.
Lévy J., 2000, «Les nouveaux espaces de la mobilité », in Bonnet M., Desjeux D. (éd.), Les
Territoires de la mobilité, Paris, PUF, pp. 155-170.
Lévy J.-P., 2000, « Dynamique du parc immobilier et mobilité résidentielle », in Bonvalet C.,
Brun J., Segaud M. (dir.), Logement et habitat : bibliographie commentée, Paris, La
Documentation Française, pp. 192-200.
Lévy J.-P., Dureau F., 2002, « Introduction de la première partie : Panoramas des
recherches », in Lévy J.-P., Dureau F., L’Accès à la ville. Les mobilités spatiales en questions,
Paris, L’Harmattan, pp. 11-13.
Linhart D., 1994, La Modernisation des entreprises, Paris, Ed. La Découverte, 124 p.
Linhart D., Rist B., Durand E., 2002, Perte d’emploi, perte de soi, Ramonville-Saint Agne,
Erès, 255 p.
Long, L., 1988, Migration and residential mobility in the United States, New York , Russel
Sage Foundation.
Louvot-Runavot C., 2001, « Le logement dans l’Union européenne : la propriété prend le pas
sur la location », Economie et statistique, n° 343, pp. 29-50.
363
Maison D., 1993, « Dimensions familiales de la mobilité résidentielle », Les Annales de la
Recherche Urbaine, n°59-60, pp. 45-50.
Maison D., 1993, « Effets d’alliance et transmission différée dans le rapport à la propriété et à
l’habitat », in Bonvalet C., Gotman A. (éd.), Le Logement une affaire de famille : l'approche
intergénérationnelle des statuts résidentiels, Paris, L’Harmattan, pp. 87-109.
Mallet L., Reynès B., Teyssier F., Vicens C., 1997, « A quoi servent les plans sociaux ? »,
Travail et Emploi, n° 72, pp. 79- 99.
Malsan S., 2001, Les Filles d’Alcatel. Histoire d’une reconversion industrielle, Paris, Octares
Editions, 470 p.
Maroy C., Fusulier B., 1996, « Modernisation industrielle et logiques de formation des
ouvriers », in Francq B., Maroy C. (éd.), Formation et socialisation au travail, Bruxelles, De
Boeck Université, 212 p.
Marpsat M., 1991, « Les échanges au sein de la famille », Economie et statistiques, nº 239,
pp. 59-67.
Maruani M., Reynaud E., 2001, Sociologie de l’emploi, La Découverte, 2001, 122 p.
Mary A. (éd.), 1994, « Réseaux territoire, identité », Cahier de la MRSH de Caen, n°3, 107 p.
Mathieu N., 1997, « Pour une nouvelle approche spatiale de l´exclusion sociale », Cybergéo,
n°33, [texte en ligne], Disponible sur : http://193.55.107.45/eurogeo2.htm.
Meilhaud J., 1995, « Le dur réveil de Vierzon », L'Usine Nouvelle, nº 2500.
Mendras H., 1998, La fin des paysans, Paris, Babel-Actes Sud, 437 p., (1ère édition : 1984).
MES-DRTEF Picardie, 2001, Les indicateurs – Données 1999-2000, Amiens, DRTEF
Picardie, 4 p.
Meunier J.-M., 2001, Logement et entreprise : la rupture ? , Mémoire de DEA, Institut
d’Urbanisme de Paris, Université de Paris XII-Val de Marne, Créteil, 85 p.
Micheau M., 1987, « Crises locales et formes de chômage, dans les territoires anonymes en
déclin. Le cas de Chauny », Les Annales de la recherche urbaine, n° 35-36, pp. 10-19.
Mignonac K., 2000, « Les déterminants de la disposition envers la mobilité intraorganisationnelle : étude auprès d’une population d’ingénieurs », Les Notes du LIRHE, n°323,
38 p.
Mignot D., 2001a, « Des tarifs très sociaux dans les transports urbains ? », in Fondations,
n°13, pp. 47-55.
Mignot D. (dir.), 2001b, Mobilité et Grande pauvreté, Rapport final au PREDIT et à l'UTP,
LET - Agence d'Urbanisme pour le Développement de l'Agglomération Lyonnaise Observatoire Social de Lyon, Lyon, 150 p.
Millet N., 2002, « Taux de chômage régionaux révisés : des contrastes plus forts encore entre
le nord et le sud de la région », INSEE Picardie Relais, n°97, 4 p.
Millot O., 2002, « Quand l’employeur n’est plus bailleur », Libération, Cahier Emploi, mardi
11 juin 2002.
Minvielle A., 2002, « Pénurie de logements à louer ou à vendre à Sens : de l’offre et de la
demande… », L’Yonne Républicaine, 18 octobre.
Montricher N. (De), Thoenig J.-C., 1993, La Délocalisation des emplois publics, Paris,
DATAR-La Documentation française, 65 p.
364
Montulet B., 1998, Les Enjeux spatio-temporels du social. Mobilités, Paris, L'Harmattan,
220 p.
Morawski A., 2002a, « Revirement stratégique pour l’italien P.», La Tribune, 13 mai 2002.
Morawski A., 2002b, « P. entraîné malgré lui dans la tourmente des valeurs technologies »,
La Tribune, 24 juillet 2002.
Moscovici A., 1961, Reconversion industrielle et changements sociaux : un exemple, la
chapellerie dans l’Aude, Paris, Armand Colin, 322 p.
Moscovici S., 1959, « La résistance à la mobilité géographique dans les expériences de
reconversion », Sociologie du travail, n°1, pp. 24-36.
Moscovici S., 1984, Psychologie sociale, Paris, PUF, 596 p.
Nezosi G., 1999, « Chômage et famille. Synthèse des connaissances », in Commaille J. et alii,
Famille et chômage, Rapport au Haut Conseil de la Population et de la Famille, pp. 85-125.
Nicole-Drancourt C., 1989, « Stratégies professionnelles et organisation des familles », Revue
Française de Sociologie, XXX, n°1, pp. 57-80.
Observatoire régional emploi formation, Cabinet Intermède, 2001, Schéma Prévisionnel des
formations, Picardie 2001-2007, Conseil Régional de Picardie, 50 p.
Omalek L., Laferrère A., Le Blanc D., et alii., 1998, « Les conditions de logement des
ménages. Exploitation de l’enquête Logement 1996-1997 », Paris, INSEE, 293 p.
OPAC de Laon / Square, 2001, Plan de patrimoine 2001-2005, Laon, OPAC, 110 p.
Orfeuil J.P., 2002a, « Mobilités et inégalités », Informations sociales, n°104, CNAF,
pp.70-79.
Orfeuil J.-P , 2002b, Accessibilité, mobilité, inégalités : regards sur la question en France
aujourd’hui, [texte en ligne], Institut pour la Ville en Mouvement, 26 p. Réf. de septembre
2003, Disponible sur : http://perso.wanadoo.fr/ville-en-mouvement/articles.htm.
Orfeuil J.-P., 2000a, Stratégies de localisation. Ménages et services dans l’espace urbain,
Paris, La Documentation française / PREDIT, 75 p.
Orfeuil J.P., 2000b, L’Evolution de la mobilité quotidienne : comprendre les dynamiques,
éclairer les controverses, Paris, INRETS, 146 p.
Orfeuil J.-P., 1997, « Qui paye quoi pour aller où ? La mobilité dans la ville éclatée », [texte
en ligne], La Jaune et la Rouge, numéro de mars, Paris, Association des anciens élèves de
l'Ecole polytechnique. [Réf. de septembre 2003]. Disponible sur : http://www.xenvironnement.org/Jaune_Rouge/JR97/
Ortalda L., 2001, Le système d'entraide au sein de la parenté : entre logiques sociales et
pratiques familiales, sous la dir. de Catherine Bonvalet, Thèse de doctorat en Sociologie et
démographie sociale, Nanterre, Université Paris X, 596 p.
Ortalda L., 2001b, « Compter sur sa famille et ses amis pour trouver un emploi », in Bonvalet
C., Maison D., Réseaux de sociabilité et d’entraide au sein de la parenté , INED, pp. 87-98.
Oswald A.-J., 1997, « The Missing Piece of the Unemployment Puzzle », Inaugural Lecture.
Outin J.-L., 1990, « Trajectoires professionnelles et mobilité de la main-d’œuvre : la
construction sociale de l’employabilité », Sociologie du Travail n°4, pp. 469-489.
Pailhé A., Solaz A., 2001, « Mobilité géographique, professionnelle et gains salariaux des
hommes et femmes », Séminaire d’études et de statistiques appliqués à la modélisation
économique, 12-13-14 septembre 2001, Université de Lille 1- INED.
365
Palmade J. (dir), 2003, L’incertitude comme norme, Paris, PUF, 304 p.
Palmade J., Dorval R., 1999, « L’évolution du rapport au travail en vingt ans », Travail et
emploi, n°80, pp. 29-57.
Parisot J.-C., 1996, « La construction des identités régionales : l’exemple de la Picardie »,
Annuaire des collectivités locales, pp. 173-187.
Paugam S., 2001, « Nouvelles précarités », Mutations du travail, un état des recherches,
Séminaire du Conseil de l'Emploi, des Revenus et de la Cohésion sociale, 4 p.
Paugam S., Le Salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle,
Paris, PUF, 2000, 437 p.
Paugam S. (dir.), 1996, L’Exclusion l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 582 p.
Péraldi M., 1992, « Passants et sédentaires », Les Cahiers de l’habitat, n°18, pp. 40-42.
Perrin E., 2002, « La flexibilité de l’emploi et des nouvelles relations de la ville à l’emploi »,
Les Cahiers de l’IAURIF, n°131/132, pp. 95-101.
Perrin E., Roussier N., 2000, Ville et emploi : le territoire au cœur des nouvelles formes du
travail, La Tour-d’Aigues, Ed. de L’Aube, 436 p.
Perrot M.,1988, « L’autre maison, la “résidence secondaire”, refuge des générations »,
Autrement, n°178, pp. 38-65.
Pinçon M., 1987, Désarrois ouvriers. Familles de métallurgistes dans les mutations
industrielles et sociales, Paris, L’Harmattan, 183 p.
Pinson D., 2002, « De la maison-mon(a)de à la ville-maison », Communications, n° 73,
EHESS, pp. 217-231.
Pinson D., Thomann S., 2001, La Maison en ses territoires. De la villa à la ville diffuse, Paris,
L’Harmattan, 188 p.
Piolle X., 1991, « Proximité géographique et lien social, de nouvelles formes de
territorialité ? », L’Espace géographique, n°4, pp. 349-358.
Piolle X., 1990, « Mobilité, identités, territoires », Revue de Géographie de Lyon, Vol.65, n°3,
pp. 149-154.
Pitrou A., 1987, « La notion de projet familial: conditions de vie et stratégies familiales à
court et à long terme », in Bawin-Legros, B. (dir.), La dynamique familiale et les
constructions sociales du temps, Liège, Université de Liège, 182 p.
Plassard J.-M., 2000, « Restructurations, les conséquences sur l’emploi », Les Notes du
LIRHE, n° 328, 20 p.
Pourcher G., 1966, « Un essai d’analyse par cohorte de la mobilité géographique et
professionnelle », Population, n°2, pp. 356-378.
Pourcher G., 1964, Le peuplement de Paris. Origines régionales, composition sociale,
attitudes et motivations, Paris, INED-PUF, 311 p.
Raoult B., 1995, « Les rapports à la mobilité spatiale comme indicateurs de l'insertion. Une
contribution à une grille de lecture à partir de l'exemple des bénéficiaires du RMI dans le
Calvados », Travaux de l'Institut de géographie de Reims, n° 91-92, pp. 49-69.
Remaux F., 2001, « Mobilités forcées et recomposées. Attigny dans les Ardennes
françaises », in Lassave P., Haumont A. (éd.), Mobilités spatiale. Une question de société,
Paris, L’Harmattan, pp. 47-59.
366
Rémy J., 2000, « Métropolisation et diffusion de l’urbain : les ambiguïtés de la mobilité », in
Bonnet M., Desjeux D. (éd.), Les Territoires de la mobilité, Paris, PUF, pp. 171-188.
Rémy J., 1999, « Dédoublement des espaces sociaux et problématiques de l’habitat »,in
Bonnin P., Villanova R. (de) (dir.), D’une Maison l’autre. Parcours et mobilités
résidentielles, Grane, Créaphis, pp. 315-344.
Rénahy N., 2001, « Générations ouvrières et territoire industriel », Genèses, n°42, pp. 47-71.
Rénahy N., 1999, Vivre et travailler au pays. Parentèles et renouvellement des groupes
ouvriers dans un village industriel bourguignon, sous la dir. de Christian Topalov, Thèse de
doctorat de Sociologie, EHESS, Paris, 413 p.
Rosental P.-A., 1999, Les Sentiers invisibles- Espaces, familles et migrations dans la France
du 19é siècle, EHESS, 255 p.
Rosental P.-A., 1993, « Statut résidentiel, appartenance territoriale et choix patrimoniaux »,
in Bonvalet C., Gotman A. (éd.), Le Logement une affaire de famille : l'approche
intergénérationnelle des statuts résidentiels, Paris, L’Harmattan, pp. 71-83.
Rossi P., 1980, Why families move, Beverly Hills, Sage, (1ère éd.:1955).
Rossini R., 2000, «En sortir » pour « s’en sortir ». Etude des conditions de mobilité spatiale
et mentale des jeunes en milieu urbain, sous la dir. de Philippe Meirieu, Thèse de Sociologie
Lyon II.
Roualdès D., 1997, « La restructuration des grands établissements industriels », INSEE
Première, n°513, 4 p.
Roulleau-Berger L., 1997, « De la socialisation des jeunes en situation précaire : le cas des
espaces intermédiaires à Lyon et à Marseille », in Martens A., Vervaecke M. (coord.), La
Polarisation sociale des villes européennes, Paris, Anthropos, pp. 71-87.
Roulleau-Berger L., 1994, « Sociologie urbaine et sociologie du travail en face-à-face », Les
Annales de la recherche urbaine, n°64, pp. 109-113.
Roussel L., Bourguignon O. (collab.), 1976, La famille après le mariage des enfants, Paris,
PUF-INED, 262 p.
Routh G., 1964, « Mobilité géographique de la main-d’œuvre », Séminaire international
mixte sur la mobilité professionnelle et géographique de la main-d’œuvre – Castelfusano
1963, Paris, OCDE.
Sagie A., Krausz M., Weinstain Y., 2001, « To move or not to move: Factors affecting
employees' actual relocation when an entire plant moves », Journal of Occupational and
Organizational Psychology, Volume 74, pp. 343-358.
Sauvaître C., 2003, « Précarité, exclusion et mobilité spatiale dans le champ d’une ville
moyenne : l’exemple de Pau », Colloque Rural – urbain : les nouvelles frontières.
Permanences et changements des inégalités socio-spatiales, Poitiers, Département de
Géographie de l’Université de Poitiers, 10 p.
Schmitz S., 2000, « Modes d’habiter et sensibilités territoriales dans les campagnes belges »,
in Croix N., Des Campagnes vivantes : un modèle pour l’Europe, Rennes, Presses
Universitaires de Rennes, pp. 627-632.
Schnapper D., 1999, La Compréhension sociologique. Démarche de l’analyse typologique,
Paris, PUF, 125 p.
Schnapper D., 1994, L’Epreuve du chômage, Paris, Gallimard, 273 p., (1ère éd. 1981).
Schwartz O., 1990, Le Monde privé des ouvriers, Paris, PUF, 531 p.
367
Sellenet, C., 1996, La résistance ouvrière démantelée, Paris, L'Harmattan, 252 p.
Sencébé Y., 2002., Définir la notion de territoire, Documents d'accompagnement de cours
Module 4, Option Agriculture, Territoire, Environnement, ENESAD, 27 p.
Sencébé Y., 2001, Les Lieux et les temps de l’appartenance : mobilités et territoire, une
analyse sociologique du Pays diois, sous la dir. de Bernard Ganne, Thèse de doctorat de
Sociologie, Université Lumière – Lyon II, 663 p.
Sencébé Y., 2000, « La construction des “Territoires ruraux” à la croisée des mouvements de
relocalisation et de multi-localisation des populations : un exemple drômois », in Gillette C.,
Bonerandi E., Tayab Y. (textes réunis par), Les Territoires locaux construits par les acteurs.
Journée d’études, 27 juin 2000, Lyon, Géophile, pp. 97-106.
Sennett R., 2000, Le Travail sans qualités : les conséquences humaines de la flexibilité, Paris,
Albin Michel, 221 p.
Sennett R., 1980, La Famille contre la ville. Les classes moyennes à Chicago à l'ère
industrielle (1872-1890), Paris, Encres, 233 p.
Seys B., 1987, « Accéder aux métiers : les marchés locaux, les marchés nationaux », in
Données Sociales, INSEE, pp. 298-303.
Simmel G., 1989, « Les grandes villes et la vie de l’esprit », Philosophie de la modernité. 1,
la femme, la ville, l’individualisme, (trad.), Paris, Payot, 331 p.
Simonin B., 2000, « Rechercher un emploi quand on est au chômage », Premières Synthèses,
n°16, 12 p.
Singly F. (de), 1996, Le Soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 255 p.
Singly F. (de), 1993, Sociologie de la famille contemporaine, Paris, Nathan, 128 p.
Stroh L.K., 1999, « Does relocation still benefit corporations and employees ? an overview of
the litterature », Human Ressource Management Review, vol. 9, n°3, pp. 279-308.
Stroobants M., 1993, Sociologie du travail, Paris, Nathan Université, 126 p.
Tabariès M., 1997, « Les déséquilibres intrarégionaux de l’Ile-de-France », in Martens A.,
Vervaecke M., La Polarisation des villes européennes, Paris, Anthropos, pp. 173-190.
Taffin C., 1983, Mobilité résidentielle de 1973 à 1978, Paris, INSEE.
Talbot J., 2001, « Les déplacements domicile-travail, de plus en plus d’actifs travaillent loin
de chez eux », INSEE Première, n°767, 4 p.
Tarrius A., 2000, Les Nouveaux cosmopolitismes. Mobilité, identités, territoires, Paris, Ed. de
L’Aube, 265 p.
Terrail J.-P., 1990, Destins ouvriers, la fin d’une classe ?, Paris, PUF, 268 p.
Teyssier F., Vicens C., 2001, « La trajectoire des licenciés économiques en Europe : un
nouvel équilibre des droits ? Résultats d'une approche comparative européenne », Travail et
emploi, n° 87, juillet 2001, pp. 5-65.
Thisse J.-F., Wasmer E. et Zenou Y., 2002, Ségrégation urbaine, logement et marchés du
travail, Louvain, Center for Operations Research and Econometrics -Université catholique de
Louvain, 30 p.
Tomasini M., Le Roux M., 2002, « Diminution des licenciements économiques en 2000 »,
Premières synthèses, n°13, 2002, 6 p.
Triomphe C.-E., 2001, « Des restructurations en panne de modèle social », Université
Européenne du Travail, Les Echos, Mardi 24 avril 2001.
368
UESL, 2003, Actions Réseau, n°12, 3 p.
UNEDIC, 2001, « Le dispositif de convention de conversions, bilan 1987-2001 », Statis,
n°162, pp. 331-338.
Urry J., 2001, « Mobility and Proximity », [texte en ligne], Séminaire international Mobilités
urbaines : les enjeux, les problématiques de la recherche en France et à l’étranger, Institut
pour la Ville en Mouvement. [Réf. de septembre 2003]. Disponible sur:
http://perso.wanadoo.fr/ville-en-mouvement/articles.htm.
Van Ommeren J.; Rietveld P.; Nijkamp P., 2000, « Job mobility, residential mobility and
commuting: A theoretical analysis using search theory», Annals of Regional Science, Volume
34, Issue 2, pp. 213-232.
Veltz P., 1996, Mondialisation, villes et territoires. L’économie d’archipel, Paris, PUF, 262 p.
Veltz P., 1992, « Hiérarchies et réseaux dans l’organisation de la production et du territoire »,
in Benko G., Lipietz A. (dir.), Les Régions qui gagnent : districts et réseaux, les nouveaux
paradigmes de la géographie économique, Paris, PUF, pp. 293-313.
Verret M., 1979, L’Ouvrier français. L’espace ouvrier, Paris, Armand Colin, 232 p.
Viet C., 2003, Rapport de synthèse de la Mission exploratoire sur l’accompagnement des
Mutations Economiques, Rapport au Premier Ministre, 35 p.
Vignal C., 2004, « L’entourage et l’espace résidentiel dans la recherche d’emploi », in
(ouvrage collectif à paraître) Cahier Travail et emploi, Ministère du travail et des affaires
sociales/La Documentation française, 11 p.
Villanova R. (de), 1994, « Migrants et propriétaires : nomadisme ou sédentarité », Les
Annales de la recherche urbaine, n°65, pp. 68-78.
Villeval M.-C., 1989, « La transformation des modèles d’organisation des reconversions et
des problématiques de leurs analyses », in Villeval et alii, La Reconversion de la maind’œuvre : bilan des problématiques (1950-1988), Groupe de Recherche sur l’Education et
l’Emploi - Université de Nancy II, pp. 8-52.
Villeval M.-C., Enclos P., Marraud C., de Chassey F., Dupuis P.A., Fath G., Higele P., 1989,
La Reconversion de la main-d’œuvre : bilan des problématiques (1950-1988), Nancy, Groupe
de Recherche sur l’Education et l’Emploi - Université de Nancy II, 227 p.
Wachter S., 2003, « Reconversion », in Lévy J., Lussault M. (dir), Dictionnaire de la
géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, pp. 773-774.
Wachter S. (dir), 1991, Redéveloppement des zones en déclin industriel, Paris, DATAR / La
Documentation Française, 200 p.
Weber M., 1965, Essai sur la théorie de la science, Paris, Plon, 543 p.
Weber F., 2001, Le Travail à-côté. Etude d’ethnographie ouvrière, Paris, EHESS, 212 p., (1ère
éd. : 1989).
Weber F., 1991, « Nouvelles lectures du monde ouvrier : de la classe aux personnes »,
Genèses, n°6, pp. 179-189.
Wenglenski S., 2002, « Parcours effectif à l’emploi versus accès potentiel à l’emploi : une
mesure des contraintes des actifs dans la métropole parisienne. », XXXVIIIème Colloque
annuel de l’ASRDLF, 21-23 août 2002, Trois-Rivières, Canada, 15 p.
Young M., Willmott P., 1983, Le village dans la ville, (trad.), Paris, Centre de Création
Industriel - George Georges Pompidou, 255 p.
369
ANNEXES
Annexe I – Guide d’entretien de la première vague d’enquête (juin-septembre 2000)
Annexe II – Fiche d’information de type AGEVEN
Annexe III – Guide d’entretien de la seconde vague d’enquête (mai-juin 2001)
Annexe IV – Liste des données individuelles des salariés interviewés codées
Annexe V – Lettre d’accompagnement du questionnaire
Annexe VI – Questionnaire (février-mars 2002)
370
Annexe I – Guide d’entretien de la première vague d’enquête (juinseptembre 2000)
Première partie : Trajectoires familiales, résidentielles et professionnelles
Le réseau de parenté, l’entourage :
- Pouvez-vous me parler de votre famille, d’où viennent vos grands-parents, vos parents ?
Quel a été leur parcours ? Quels sont les lieux où ils ont successivement habités ?
(discours orienté par la fiche AGEVEN et par les relances)
Demander des précisions concernant : les lieux de résidence des grands-parents, des parents, des frères
et sœurs, oncles et tantes. Recueillir les grandes lignes des déplacements résidentiels et géographiques
de la lignée maternelle et paternelle. Identifier les professions des parents et grands-parents.
- Quels membres de votre famille ou de votre belle-famille considérez-vous comme des
proches ?
- Avez-vous des amis ou des voisins que vous considérez comme des proches ? (identifier leurs lieux
de résidence)
Sociabilité et entraide :
- Rendez-vous visite à des amis, à votre famille ...?
(Fréquence et nature des rencontres, contacts téléphoniques...)
- Avez-vous reçu une aide de vos proches (aide matérielle, morale, financière...) ? Rendezvous parfois des services à des personnes de votre entourage ?
Parcours résidentiel de l’interviewé(e) et de son (sa) conjoint(e):
- Dans quels types de logements avez-vous habité depuis votre naissance ?
Relances en fonction des situations :
Quand vous avez quitté le domicile de vos parents, comment cela s’est-il passé ?
Comment avez-vous trouvé ce logement ? (statut d’occupation, type d’habitat, localisation )
Pourquoi avez-vous déménagé à ce moment là ? Avec qui habitiez-vous ?
(identifier les évènements familiaux, les difficultés financières, etc.)
- Est-ce que c’est important pour vous d’être propriétaire ?
- Envisagez-vous de devenir propriétaire / d’habiter une maison individuelle ?
- Etes-vous propriétaire d’un autre bien ? (résidence secondaire, biens familiaux,
terrains)
- Est-ce que vous avez réalisé des travaux dans votre logement ?
(relance : par vous-même, avec l’aide de votre entourage ?)
- Avant de vous installer ici aviez-vous envisagé d’autres endroits, visité d’autres logements ?
- Dans quel type de logement et d’environnement n’aimeriez-vous pas vivre ?
(relances sur les expériences résidentielles, les stratégies déployées pour obtenir le logement désiré,
etc.)
- Est-ce que c’est important pour vous d’habiter près de / loin de .... ?
(influence de l’expérience familiale, influence des relations familiales, mise en relation des choix
résidentiels d’ego et de ceux de sa famille élargie)
Pratiques de déplacements, de loisirs et de consommation :
- Pouvez-vous me raconter ce que vous faites en dehors de votre travail, pendant votre temps
libre ?
(Investissement dans le logement, activités extérieures, clubs et associations, sport, balades, activités
des autres membres de la famille qui conduisent à des déplacements, fréquences, lieux, etc.)
371
- Est-ce qu’il vous arrive d’aller dans des villes comme Reims, Saint-Quentin, Soissons ou
ailleurs ?
(Identifier les pratiques de déplacements, leurs fréquences et les activités qui y sont liées)
- Avez-vous le permis de conduire ? (nombre de voitures dans le ménage)
- Quels sont les lieux qui comptent pour vous et votre conjoint ? (vacances, enfance, amis ...)
Parcours scolaire et professionnel de l’interviewé(e) et du (de la) conjoint(e) :
- Nous allons maintenant parler de vos emplois. Pourriez-vous m’indiquer, au préalable,
jusqu'à quel âge avez-vous été à l’école ? Peut-être avant de commencer à travailler avez-vous
obtenu un diplôme ?
(identifier les lieux, durée et nature des emplois, aide de l’entourage pour trouver les emplois ...)
- Vous est-il arrivé de travailler dans la même entreprise que des membres de votre famille ?
Comment et par quels moyens avez-vous intégré ces emplois ?
- Comment alliez-vous au travail ? (temps de trajet et co-voiturage)
- Grandes lignes professionnelles du conjoint, lieux de travail
Deuxième partie : La fermeture de l’entreprise, le processus d’acceptation ou de refus
de mutation
Processus de décision :
- Qu’est-ce qui a été pour vous un carrefour dans votre vie professionnelle, un moment où il y
a eu des choix importants à faire?
(discours libre)
Relances :
- Comment s’est déroulée la fermeture de l’usine ?
- Comment vous a-t-on présenté le plan social, la proposition de mutation à Sens ? Avez-vous
pris rapidement une décision ?
- Qu’est-ce qui a pesé dans votre décision d’accepter la mutation / la période probatoire / de
refuser la mutation ?
(discours libre)
Relances si besoin sur : logement, propriété, conjoint, parents, enfants, rapport à la distance,
problèmes financiers, indemnités de licenciement, prime de mobilité, etc.
- Comment votre famille a-t-elle réagi à cette éventualité ? (conjoint, enfants, parents,
proches)
- Avez-vous demandé conseil à quelqu’un ?
- Aviez-vous déjà envisagé de changer de région ?
- Aviez-vous déjà eu des propositions professionnelles impliquant des déplacements, un
déménagement ?
Dans le cas du refus de la mutation :
- Comment avez-vous vécu votre licenciement ?
- Est-ce qu’il y a des opportunités d’embauche dans la région de Laon ? (représentation des
chances de retrouver un emploi sur place)
- Quels sont vos critères de recherche d’emploi ? (métier, secteur d’activité, type de contrat,
etc.)
- Quel est votre rayon de recherche d’emploi ?
- Financièrement, comment allez-vous faire ?
Relances sur : aide de l’entourage, “débrouille”, petits travaux payés de la main à la main, etc.
Dans le cas de l’acceptation de la mutation définitive ou de la période probatoire de 6 mois :
- Comment allez-vous vous loger ?
372
Relances sur : nature/type des logements provisoires/définitifs, localisation, statut
d’occupation, coût du loyer/remboursements, etc.
- Est-ce une occasion d’accéder à la propriété ? Etait-ce un projet qui devait de toute façon se
réaliser ? Gardez-vous un ancrage résidentiel dans la région de Laon ? Allez-vous revenir
souvent ? Pourquoi ?
- Est-ce que toute votre famille (ménage) déménage ? Qu’en est-il de l’emploi de votre
conjoint(e) ?
- Est-ce qu’il y avait des opportunités d’emploi dans la région de Laon ? (Représentation sur
les chances de retrouver un emploi sur place / perception de la stabilité de l’emploi après la
mutation)
Univers professionnel de référence et projets résidentiels (le cas échéant) :
- Depuis combien de temps aviez-vous cet emploi (avant la fermeture de l’usine)?
(évaluer le rapport à l’emploi perdu, type d’intégration professionnelle, sentiment d’appartenance à
l’entreprise licenciant, dureté du travail, etc.)
- Que représente pour vous votre vie professionnelle ? Au regard de votre logement, de votre
famille, etc.
- Quels sont vos projets résidentiels ?
(repérer les héritages possibles)
373
Annexe II – Fiche d’information de type AGEVEN
Evénements Emplois Logements Emplois Logements
Années Durée
familiaux
ego
ego
conjoint(e) conjoint(e)
2000
0
1999
1998
1997
1996
1995
1994
1
2
3
4
5
6
1993
7
1992
1991
1990
1989
1988
1987
1986
1985
1984
1983
1982
1981
1980
1979
1978
1977
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
21
22
23
1976
24
1975
1974
25
26
Lieux de résidence,
métiers, etc.
du réseau de parenté
Famille
ego
Famille
conjoint(e)
des grands-parents,
parents
des frères et sœurs
des oncles, tantes,
cousins
(...)
1941
1940
59
60
374
Annexe III – Guide d’entretien de la seconde vague d’enquête (maijuin 2001)
Consigne de départ
Que s’est-il passé d’important depuis notre dernière rencontre ?
(question ouverte qui laisse l’interviewé libre dans l’organisation de son propos, au fil de la
conversation les thématiques et questions suivantes devront être abordées)
Sphère professionnelle : la mutation ou la recherche d’emploi
Cas du licenciement :
- Comment s’est déroulée votre recherche d’emploi ? Quel a été votre parcours professionnel
depuis le licenciement ?
(discours libre, puis relances si nécessaire autour des questions suivantes)
- Quelles étaient vos attentes / projets professionnels ?
- Quels sont le ou les critères d’emploi que vous voulez(liez) privilégier ? Ont-ils changé ?
(métier, salaire, CDD / CDI, intérim, emploi à temps plein, horaires de travail, etc.)
- Avez-vous défini un périmètre au-delà duquel vous refuseriez un emploi ?
Relances : Comment l’avez-vous défini ? Au cours de votre recherche ce périmètre a-t-il
évolué ?
- A quelle distance de votre domicile accepteriez-vous un emploi au SMIC ?
- Pour quel salaire accepteriez-vous de faire cinquante kilomètres environ ?
- Comment avez-vous obtenu ce(s) emploi(s) ? / Quels étaient vos moyens de recherche ?
(ANPE, cellule de reclassement, mission locale ou mairie, relations amicales, relations
professionnelles, famille, petites annonces, candidatures spontanées )
- Est-ce que l’on vous a proposé des offres d’emplois ? de quels types ?
- Avez-vous refusé des offres d’emploi ? pourquoi ?
- Est-ce que vous avez adhéré à une convention de conversion ? Quels ont-été les conseils qui
vous ont été donnés pour retrouver un emploi ? Comment avez-vous perçu ces conseils ?
- Est-ce que vous avez réalisé des travaux payés de la main à la main ?
- La situation professionnelle de votre conjoint(e) a-t-elle changé ?
Cas de la mutation :
- Comment s’est passée la mutation depuis septembre/octobre 2000 ?
Relances :
- Avez-vous changé de poste, de qualification, de salaire, d’horaire, de conditions de travail ?
- Comment vous êtes-vous intégré dans l’usine ?
- Comment percevez-vous la stabilité de votre emploi ?
- Quel a été le parcours professionnel de votre conjoint depuis le déménagement ?
- Rendez-vous souvent visite à votre famille/ à vos amis dans l’Aisne ? Rentrez-vous souvent
dans votre maison de l’Aisne (en cas de double résidence) ?
- Que pensez-vous de votre nouvelle région ? (explorer les activités hors-travail, les rencontres,
etc.)
Cas de la mutation en période probatoire :
- Qu’est-ce qui a motivé votre décision de rester / de revenir à Laon ?
- Comment avez-vous vécu la vie en hôtel, en gîte ? (vie quotidienne et déplacements
hebdomadaires)
375
- La vie de famille/ de couple / vos relations avec vos proches ont-t-elles évoluées pendant
cette période ?
- Votre conjoint(e) acceptait-il (elle) de déménager ? Votre conjoint(e) a-t-il (elle) recherché
un emploi dans la région ?
- Avez-vous changé de poste, de qualification, de salaire, d’horaire, de conditions de travail ?
- Comment avez-vous été accueilli dans l’usine ?
- Avez-vous été incité par l’entreprise à rester ou à partir ?
- Comment perceviez-vous la stabilité de votre emploi ?
- Recherchiez-vous un emploi à Laon pendant cette période ?
(puis retour sur questions propres aux licenciés ou aux mutés)
Rapport au logement et mobilité résidentielle
- Comment avez-vous vécu cette période ?
(explorer le rapport au logement pendant le chômage, la perception de l’expérience de la vie à l’hôtel
en période probatoire, le vécu du déménagement, de la vente du logement, de l’achat, etc.)
Relances en fonction des situations :
- Avez-vous eu des difficultés financières ?
- Avez-vous réalisé des travaux dans votre logement ? Passez-vous plus de temps chez vous ?
(explorer l’évolution du rapport au logement : usages, investissements matériels et financiers)
- Avez-vous déménagé depuis notre dernière entrevue / occupé un autre logement
provisoirement / vendu votre logement ?
- Pourquoi voulez-vous garder votre logement dans l’Aisne ? (cas des salariés mutés ayant gardé
leur logement d’origine).
- Comment avez-vous trouvé ce nouveau logement ?
- Est-ce que votre logement correspond à ce que vous cherchiez ? Que pensez-vous de votre
logement actuel ? (Relances sur : statut d’occupation, localisation, cadre de vie)
Relations et adaptations familiales
- Comment vous-êtes vous organisé avec votre famille (ménage) suite au licenciement/ au
déménagement ?
- Est-ce que votre entourage vous a aidé pendant cette période ?
Relances : Avez-vous reçu une aide financière, une aide pour rechercher un emploi, une aide
pour déménager, trouver le logement, aménager le logement, garder les enfants ?
- Quels ont été les effets de votre licenciement / de votre déménagement sur votre famille
(conjoint, enfants, parents...) ? (explorer les séparations, la dégradation ou le renforcement des
sociabilités familiales)
- En quoi ces circonstances ont-elles changé vos projets ?
Relances : projets de retraite, d’achat, de modes de vie, de carrière. Le cas échéant, explorer
les changements jugés positifs (opportunités, nouvelle étape) ou les changements jugés
néfastes (mobilité contrainte, chômage, instabilité de l’emploi).
376
Annexe IV – Liste des données individuelles des salariés interviewés
codées
Age
Sexe
Commune de naissance
Statut matrimonial
Nombre de personnes dans le ménage
Nombre d’enfants
EMPLOI
Niveau d’étude
Qualification
Ancienneté dernier emploi
Moyen d’obtention du dernier emploi
Salaire net dernier emploi
Expérience chômage
Expérience CDD/ intérim
Nombre d’emplois
Montant prime de licenciement / mutation
Appartenance à un syndicat
Lieu emploi précédent
Montant prime de licenciement
DEPLACEMENTS
Temps de trajet domicile/ travail
Distance domicile-travail
Nombre de véhicules dans le ménage
EMPLOI (dans le ménage)
Nombre de personnes travaillant dans le
ménage
Emploi le plus significatif (ego ou conjoint)
Salaire net du ménage (hors prestations
familiales)
Activité du conjoint
Distance domicile travail du conjoint
Catégorie socioprofessionnelle du conjoint
Niveau d’étude du conjoint
LOGEMENT
Statut d’occupation du logement
Type de la commune de résidence
Type de logement
Nombre de pièces du logement
Ancienneté de résidence
Loyer / remboursements
Nombre de déménagements (jeune/ adulte)
Age de l’accession à la propriété
Moyen d’obtention du dernier logement
RESEAU DE PARENTE
Proches (famille-entourage ou non)
Type d’aide familiale
Catégorie socioprofes. du père d’ego
Catégorie socioprofes. du grand-père d’ego
Lieu de résidence des parents d’ego
Type de commune de résidence pendant la
jeunesse
Nombre de personnes du réseau de parenté
résidant à moins de vingt km du domicile
Nombre de personnes du réseau de parenté
résidant dans l’Aisne à plus de vingt km du
domicile
Nombre de personnes du réseau de parenté
résidant en dehors du département de
l’Aisne
Présence de membre de la famille ou de la
belle-famille dans l’entreprise
Nombre de logements occupés dans le parc
social
Parents propriétaires ou accédants à la
propriété
377
Annexe V – Lettre d’accompagnement du questionnaire
Créteil, Le 31 Janvier 2002
Madame, Monsieur,
Nous effectuons une recherche universitaire sur les questions de déménagement lors
des fermetures d’entreprises industrielles. Les années 2000 et 2001 ont vu la fermeture de
nombreux établissements de groupes industriels accompagnée de propositions de mutations
aux salariés. Mais la mobilité géographique des salariés et de leurs familles ne peut pas être
décrétée.
Nous envoyons le questionnaire ci-joint à des salariés de différentes entreprises ayant
subi des plans sociaux à partir du printemps 2000. Nous vous serions très reconnaissant d’y
répondre, cela ne vous prendra que quelques minutes.
Aucune étude à ce jour ne permet de connaître les conditions de vie (logement, emploi
du conjoint et famille) des salariés à qui on propose ces mutations. Cette recherche
universitaire permettra de connaître le devenir des salariés en fonction de leur -région
d’origine et ainsi d’améliorer le droit du travail.
Que vous ayez accepté ou refusé les propositions de mutation qui vous ont été faites, il
est important que vous acceptiez de répondre au questionnaire ci-joint car vous avez vécu
concrètement cette situation.
Ce questionnaire est court et vous pouvez nous le renvoyer gratuitement à l’aide de
l’enveloppe affranchie ci-jointe.
Toutes vos réponses sont réservées à un usage purement scientifique. Nous nous
engageons à respecter votre anonymat (n’inscrivez pas votre nom sur le questionnaire). Le
nom des entreprises ne sera pas non plus utilisé puisque c’est le secteur industriel dans son
ensemble qui nous intéresse.
Nous vous remercions par avance de votre aide.
Veuillez agréer Madame, Monsieur, l’expression de nos sentiments distingués.
378
Annexe VI – Questionnaire (février-mars 2002)
1. Quelle est votre année de naissance ?
Année de naissance : ………………………………….
2. Sexe :
Masculin
Féminin
3. Combien avez-vous eu d’enfant(s) dans votre vie ?
Nombre d’enfant(s) : …………..
4. Dans quel(s) département(s) avez-vous de la famille et belle-famille ?
Précisez les principaux départements :………………………………………..
5. Au printemps 2000 viviez-vous … ? :
Seul(e)
Seul(e) avec enfant(s) à charge, présent(s) dans le logement
En couple sans enfants dans le logement
En couple avec enfant(s) à charge, présent(s) dans le logement
Autres (avec de la famille, des amis)
6. Au printemps 2000, combien aviez-vous d’enfants à charge vivants dans un autre
logement que le votre (logement étudiant, indépendant …) ?
Nombre d’enfant(s) à charge vivant(s) dans un autre logement que le votre : ………………
7. Au printemps 2000 étiez-vous …?
Locataire HLM
Locataire secteur privé
Accédant à la propriété
Propriétaire
Autre : hébergé …
8. Si vous avez un(e) conjoint(e), quelle était sa situation professionnelle au printemps
2000 ?
Occupait un emploi
Etait au chômage
N’occupait pas d’emploi et ne recherchait pas d’emploi
9. Si vous avez un(e) conjoint(e), quel était son métier au printemps 2000?
Métier de votre conjoint(e) : ………………………….
10. Quel est votre niveau d’étude ?
Certificat d’études primaire, CAP
BEP
Niveau secondaire, sans diplôme
Bac
Diplôme post-Bac
11. Quel métier aviez-vous au printemps 2000?
Dernier métier (ou qualification) avant la fermeture de l’usine :
………………………………
12. Quelle a été votre décision face à la proposition de mutation de votre emploi ?
Le licenciement d’emblée
Le licenciement après avoir effectué une période probatoire
La mutation d’emblée
La mutation après avoir effectué une période probatoire
13. Si vous avez été licencié(e), avez-vous recherché un emploi par l’intermédiaire de
votre famille, de vos amis ou de vos relations professionnelles ?
(plusieurs réponses possibles)
379
Oui, j’ai mobilisé des membres de ma famille
Oui, j’ai mobilisé des relations amicales
Oui, j’ai mobilisé des relations professionnelles
Non, je n’ai pas recherché d’emploi par ces moyens
14. Si oui, ces moyens de recherche ont-ils abouti ?
Oui, j’ai trouvé un emploi par ces moyens
Non, je n’ai pas trouvé d’emploi par ces moyens
15. Si vous avez été licencié(e), quelle est votre situation professionnelle aujourd’hui ?
Emploi en CDI, création/ reprise d’entreprise
Emploi en CDD, contrats saisonniers, CES
Mission d’intérim, employé(e) par un particulier
Formation
Chômage
Préretraite
Inactif(ve) (non inscrit à l’ANPE, retraite)
16. Si vous avez choisi la mutation, avez-vous déménagé seul(e) ?
Je suis parti(e) seul(e) sur le lieu de mutation
Je suis parti(e) avec ma famille (conjoint, enfant)
17. Si vous avez choisi la mutation, dans votre logement près du lieu de la mutation, êtesvous…?
Locataire HLM
Locataire secteur privé
Accédant à la propriété
Propriétaire
Logement payé par l’employeur
18. Si vous avez choisi la mutation, avez-vous gardé votre logement dans votre région
d’origine ?
J’ai vendu mon logement
Je l’ai mis en vente, il n’est pas encore vendu
Je loue ce logement à une tierce personne
J’étais locataire, j’ai rendu ce logement
Je vis toujours dans ce logement le week-end ou occasionnellement
Autre : (précisez)……………………..……
19. Si vous avez choisi la mutation, rendez-vous souvent visite à vos famille, belle-famille
ou amis en dehors du département de votre mutation ?
Plusieurs fois par mois
Une fois par mois
Une fois par trimestre
Trois fois par an ou moins
Si vous le souhaitez, vous pouvez nous indiquer plus longuement pour quelles raisons
vous avez accepté ou refusé la mutation. (écrire au verso)
MERCI DE NOUS RENVOYER CE QUESTIONNAIRE EN UTILISANT L’ENVELOPPE AFFRANCHIE
CI-JOINTE
380
LISTE DES TABLEAUX, CARTES ET GRAPHIQUES
Tableau 1 - Proportion de population mobile entre 1982 et 1990…………………………...43
Tableau 2 - Synthèse des hypothèses ……………………….…………………………….…103
Graphique 1 - Mobilisation de l'entourage lors de la recherche d'emploi selon la région de
résidence (moyenne des trois vagues d'interrogation).………………………………….......114
Graphique 2 - Mobilisation de l'entourage selon la fréquentation de l'entourage…………...116
Tableau 3 - Propension au déménagement pour un emploi selon les caractéristiques du
ménage et la qualification……………………….……………………….………………….121
Tableau 4 - Propension au déménagement pour un emploi selon le statut d’occupation…...122
Tableau 5 - Propension au déménagement pour un emploi selon l'aide de l'entourage……..123
Carte 1 - Situation des départements de l’Aisne et de l’Yonne……………………………..126
Tableau 6 - Comparaison de l’échantillon d’enquêtés avec l’ensemble des salariés de
l’entreprise…………………………………………………………………………………..130
Tableau 7 - Nombre de salariés interviewés selon leurs choix de mutation………………...130
Tableau 8 - Récapitulatif des aides incitatives à la mutation du plan social étudié…………145
Tableau 9 - Récapitulatif des indemnités de rupture du contrat de travail et des dispositifs de
reconversion des salariés du plan social étudié……………………………………………...147
Carte 2 - Espaces urbains et espaces à dominante rurale en Picardie……………………….148
Tableau 10 - Répartition de la population active de la zone d’emploi de Laon par CSP et par
secteur d’activité…………………………………………………………………………….151
Carte 3 - Communes de résidence des salariés de l’usine de câbles et de l’échantillon de
personnes enquêtées par entretiens……………………………….…………………………162
Carte 4 - Les quartiers de la ville de Laon……………………….………………………….162
Carte 5 - Communes de résidence des salariés enquêtés par entretiens………………...…..162
Tableau 11 - Départements de résidence de la famille et de la belle-famille……………….164
Carte 6 - Types de géographie du réseau de parenté des salariés enquêtés…………………164
Tableau 12 - Choix, en 2000, des salariés de l’usine de câbles délocalisée selon
l’échantillon…………………………………………………………………………………192
Tableau 13 - Choix définitifs, en 2001, des salariés de l’usine de câbles délocalisée selon
l’échantillon…………………………………………………………………………………192
381
Graphique 3 - Acceptation ou refus de la mutation professionnelle et de la mutation en
période probatoire en 2000 selon l’âge……………………………………………………...195
Tableau 14 - Acceptation ou refus de la mutation selon la sociabilité familiale et
l’appartenance à une famille-entourage……………………………………………………..198
Tableau 15 - Synthèse des déterminants de l’acceptation ou du refus de la mutation………199
Tableau 16 – Modalités discriminantes de l’acceptation ou du refus de la mutation…….....200
Tableau 17 - Modalités de la migration suite à l’acceptation de la mutation
professionnelle……………………………………………………………………………....235
Tableau 18 - Comparaison des situations professionnelles des salariés licenciés interviewés en
2001 et des salariés enquêtés par questionnaire en 2002…………………………………....258
Graphique 4 - Rayon de recherche d’emploi et taux d’acceptation d’un emploi au SMIC selon
la distance domicile-travail………………………………………………………………….267
Graphique 5 - Salaire demandé pour un emploi à cinquante kilomètres environ du
domicile…………………………………………………………………………………….. 269
Tableau 19 - Rapport au logement selon l’évolution du rapport à l’emploi au cours de la
recherche d’emploi…………………………………………………………………………..277
Tableau 20 - Mode de fonctionnement des logiques familiales dans les arbitrages de
licenciement-ancrage ou de mutation-migration…………………………………………….296
Tableau 21 - Répartition des personnes interviewées selon les types d’ancrages et de
migrations……………………………………………………………………………….…...304
Tableau 22 - Caractéristiques des personnes interviewées selon les types d’ancrages et de
migrations……………………………………………………………………………………306
382
TABLE DES ABREVIATIONS
AFPA : Association nationale pour la Formation Professionnelle des Adultes
ANIL : Agence Nationale pour l’Information sur le Logement
ANPE : Agence Nationale Pour l’Emploi
ARE : Allocation de Retour à l’Emploi
AUD : Allocation Unique Dégressive
BEPC : Brevet d’Etude du Premier Cycle
CAP : Certificat d’Aptitudes Professionnelles
CDD : Contrat à Durée Déterminée
CDI : Contrat à Durée Indéterminée
CCI : Chambre de Commerce et d’Industrie
CEP : Certificat d’Etudes Primaires
CERP : Centre d’Etudes et de Recherches Psychotechniques
CES : Contrat Emploi Solidarité
CFDT: Confédération Française Démocratique du Travail
CGT: Confédération Générale du Travail
CIADT : Comité Interministériel d’Aménagement du Territoire
CIL : Comités Interprofessionnels du Logement
CNAF : Caisse Nationale d’Allocations Familiales
DARES : Direction de l'Animation de la Recherche, des Etudes et des Statistiques
DATAR : Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Action Régionale
DDTEFP : Direction Départementale du Travail, de l'Emploi et de la Formation Professionnelle
FEDER : Fonds Européen de Développement Régional
FNE : Fonds National pour l’Emploi
FO: Force Ouvrière
FSE : Fonds Social Européen
GATE : Groupe d’Analyse et de Théorie Economique
GREE : Groupe de Recherche sur l’Education et l’Emploi
INED : Institut National d’Etudes Démographiques
INSEE : Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques
LIRHE : Laboratoire Interdisciplinaire de recherche sur les Ressources Humaines et l’Emploi
MIME : Mission Interministérielle sur les Mutations Economiques
OAP : Opérateur Assistant de Production
OPAC : Office Public d’Aménagement et de Construction
OVE : Offre Valable d’Emploi
PARE : Plan d’Aide au Retour à l’Emploi
PECO : Pays d’Europe Centrale et Orientale
PEEC : Participation des Employeurs à l’Effort de Construction
PLIE : Plan Local d’Insertion par l’Economique
RGP : Recensement Général de la Population
RMI : Revenu Minimum d’Insertion
SNPRM : Syndicat National des Professionnels de la Relocation et de la Mobilité
UNEDIC : Union Nationale pour l'Emploi Dans le Commerce et l'Industrie
UTR : Unité Technique de Reclassement
ZAC : Zone d’Aménagement Concerté
ZUP : Zone à Urbaniser en Priorité
ZUS : Zones Urbaines Sensibles
383
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION GENERALE.......................................................................................................9
PREMIERE PARTIE – L’ARTICULATION ENTRE MOBILITE RESIDENTIELLE
ET TRAJECTOIRES PROFESSIONNELLES
: CONSTRUCTION DE LA
RECHERCHE.........................................................................................................................19
CHAPITRE 1 – L’ARTICULATION ENTRE MOBILITE RESIDENTIELLE, EMPLOI ET CHOMAGE :
CADRAGE STATISTIQUE ET ANALYTIQUE GENERAL.................................................................21
1. Evolutions des mobilités résidentielles et des mobilités professionnelles .................... 22
1.1. Evolutions des mobilités résidentielles en France............................................................ 22
1.2. Mobilités professionnelles et instabilités de l’emploi ...................................................... 25
2. Les disparités sociales dans les pratiques de mobilité résidentielle liées à l’emploi... 27
2.1. La place des motifs professionnels dans les déménagements .......................................... 28
2.2. Les caractéristiques des déménagements pour motifs professionnels ............................. 30
2.2.1. Des déménagements de longue distance .............................................................. 31
2.2.2. Des raisons professionnelles facteurs de changement de statut d’occupation ..... 32
2.2.3. Des mobilités résidentielles pour l’emploi fortement différenciées socialement 32
2.3. Conclusion........................................................................................................................ 34
3. L’articulation entre mobilité résidentielle et chômage ................................................. 35
3.1. Les dimensions spatiales du chômage : analyses scientifiques et politiques publiques.......
.......................................................................................................................................... 35
3.1.1. L’approche économique, la recherche urbaine et les analyses géographiques .... 36
3.1.2. Les politiques publiques d’incitation à la mobilité géographique des chômeurs 39
3.2. Mobilité résidentielle et chômage : un cadrage statistique .............................................. 42
3.2.1. Un lien difficile à établir entre chômage et mobilité résidentielle ....................... 42
3.2.2. Les disparités sociales entre chômeurs en matière de déménagement................. 45
3.2.3. Des freins à la mobilité résidentielle des chômeurs............................................. 46
4.
Conclusion du chapitre 1............................................................................................50
CHAPITRE 2 – L’ETUDE DES MOBILITES RESIDENTIELLES CONTRAINTES PAR L’EMPLOI : LE
CONTEXTE DES RESTRUCTURATIONS ET DES DELOCALISATIONS D’ENTREPRISES.................51
1. Restructurations d’entreprises et reconversions territoriales depuis les années
1950.............................................................................................................................53
1.1. Reconversions et mobilités dans le contexte de croissance (1950 - 1973) ...................... 53
1.2. L’évolution des restructurations et des délocalisations d’entreprises en période de
crise (depuis le milieu des années 1970) .................................................................................. 54
2. Droit et reclassement de la main-d’œuvre : vers l’organisation de transitions
professionnelles....................................................................................................................... 57
384
2.1. D’une gestion collective et territoriale des restructurations à l’accompagnement des
transitions professionnelles par les entreprises ........................................................................ 58
2.2. Le principe de l’obligation de moyens en vue du reclassement des salariés et la place des
mobilités géographiques........................................................................................................... 60
3. La mobilité géographique des salariés lors des restructurations : une proposition
fréquente mais une mise en œuvre difficile.......................................................................... 64
3.1. Des propositions de mobilité fréquentes mais rarement mises en œuvre ........................ 64
3.2. L’exemple des délocalisations d’établissements.............................................................. 66
4. La professionnalisation de l’accompagnement des mobilités résidentielles des
salariés : l’analyse d’un secteur professionnel hybride ...................................................... 68
4.1. L’émergence d’un secteur professionnel à la croisée des mobilités professionnelles et des
mobilités résidentielles............................................................................................................. 69
4.1.1. La genèse d’une activité spécialisée .................................................................... 69
4.1.2. Les acteurs d’un secteur professionnel hybride ................................................... 72
4.2. L’identification du logement comme facteur de résistance à la mobilité géographique......
.......................................................................................................................................... 77
5. Conclusion du chapitre 2 ................................................................................................. 81
CHAPITRE 3 – ARBITRAGES RESIDENTIELS ET LOGIQUES FAMILIALES DANS LE CADRE DES
RESTRUCTURATIONS D’ENTREPRISES : CONSTRUCTION D’UN SYSTEME D’HYPOTHESES.......81
1. Les analyses sociologiques des restructurations d’entreprises : la place secondaire
des mobilités géographiques.................................................................................................. 83
1.1. La prise en compte des mobilités géographiques dans les analyses des restructurations en
période de croissance (1950-1974) .......................................................................................... 83
1.2. Depuis 1974, des analyses des reconversions centrées sur l’emploi.................................... 84
1.3. La place marginale du rapport à l’espace de l’individu dans la sociologie de l’emploi ......
.......................................................................................................................................... 86
2. Mobilités et ancrages : le territoire entre ressources et contraintes............................ 88
2.1. Structures sociales, mobilité et territorialité..................................................................... 88
2.2. L’ancrage territorial : ressource ou contrainte ?............................................................... 91
3. La prise en compte des logiques familiales et résidentielles : un système d’hypothèses
............................................................................................................................................ 92
3.1. Arbitrages spatiaux, logiques familiales et logiques résidentielles.................................. 92
3.1.1. La relation au logement, l’attachement à la propriété.......................................... 93
3.1.2. La géographie familiale et la transmission des comportements résidentiels ....... 95
3.2. Arbitrages spatiaux et mobilisation de l’entraide familiale ............................................. 98
3.3. Arbitrages spatiaux et sphères d’intégration sociale ...................................................... 100
4. Présentation des concepts .............................................................................................. 104
4.1. Le dépassement du concept de stratégie ........................................................................ 104
4.2. Trajectoire et projet ..........

Documents pareils