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L’écriture de soi
et les nouveaux outils
de communication
Pauline Miele
Mémoire de DNSEP
Mention Design Graphique Multimédia
École Supérieur d’Art de Pyrénées — Site de Pau
AVRIL 2015
Introduction
Il serait facile de considérer que la pratique de l’écriture de soi se limite au
journal intime ou à l’autobiographie. Mais de nos jours il apparait évident
qu’on ne peut la restreindre à ces deux seules pratiques. Avec l’apparition des
blogs, des réseaux sociaux etc. l’écriture de soi a évolué ; les nouveaux outils de
communication sont devenus eux mêmes des outils d’écriture de soi, faisant
ainsi évoluer cette pratique, aussi bien sur le fond que sur la forme.
Car écrire sur internet, que ce soit sur un blog, sur un réseau social, dans un
mail, pour parler de sa vie intime et de ses sentiments, ou même pour critiquer
le dernier film que l’on a vu, partager le lien d’un article que l’on a aimé, donner
son avis sur la politique, ou montrer ses dernières photos de vacances, constitue
bel et bien une écriture de soi, puisque ces éléments parlent, dans un certain
sens de nous. Il est cependant évident que les enjeux de l’écriture de soi en
ligne sont différents de ceux de l’écriture de soi sur papier. Car si l’écriture
d’un journal intime relève d’une interrogation sur sa propre identité, avec,
entre autres, la pratique de l’introspection, l’écriture de soi en ligne relève
forcément d’autre chose, puisque cette pratique se fait aux yeux de tous. Ainsi
les motivations de l’écriture de soi en ligne nécessitent d’être interrogées sur ce
qu’elles révèlent des hommes qui la pratiquent.
De plus, si les enjeux ont changé, on observe que les formes ont également
évolué. En effet, l’écriture de soi en ligne ne se limite pas au récit de vie
sous forme de texte, mais relève de beaucoup d’autres signes, qu’ils soient
graphiques, visuels ou sonores. Ces éléments utilisés pour se raconter sont
donc aussi à questionner afin de comprendre comment l’on écrit sur soi grâce
aux nouveaux outils de communication. Enfin si les formes doivent être
interrogées, les outils qui permettent la publication et la visualisation de ce
type de contenu doivent l’être aussi. En effet, écrire sur un écran grâce à des
interfaces ne se fait pas de la même façon que sur du papier, et l’on doit alors
se demander si les interfaces mises en place pour l’écriture de soi peuvent avoir
une influence sur le contenu qu’ils mettent en avant. Ce mémoire étudiera donc
ce qu’est l’écriture de soi de nos jours, et les formes et outils mis en place en
termes de design graphique pour écrire de soi.
Nous questionnerons donc dans un premier temps l’évolution des outils
d’écritures de soi, du papier aux pratiques actuelles, afin d’avoir un aperçu de
l’ensemble de ces pratiques. Avec cette évolution, on questionnera aussi les
notions d’identité et leur relation entre réel et virtuel, pour enfin interroger la
place de l’homme dans ses données personnelles.
Puis dans un second temps, nous nous interrogerons sur les signes utilisés pour
écrire sur soi, en questionnant particulièrement la relation aux images, pour
ensuite s’intéresser aux outils utilisés, aussi bien pour produire des écritures de
soi, que pour les donner à voir à travers les interfaces.
Partie 1 : L’écriture de soi : vecteur d’identités
I — Du papier à l’écran : histoire de l’écriture de soi
Le papier, outil historique de l’écriture de soi
Il est couramment considéré que l’Apologie de Hattusili III, texte datant
du XIIIe siècle av. J.-C et gravé sur deux tablettes, racontant le parcours du
roi Hattusili, de sa naissance à son accession au trône, est le premier texte
autobiographique. Il s’éloigne néanmoins de l’autobiographie au sens moderne
du terme, de par sa portée politique et propagandiste puisqu’il n’a pas pour but
de raconter la vie intime du roi mais de relater uniquement des faits publics.
Dès l’Antiquité, les philosophes grecs pratiquaient l’écriture de soi dans un souci
d’introspection. « Gnothi seauton », « connais-toi toi-même », gravé à l’entrée
du temple de Delphes, invitait en effet déjà les hommes à apprécier leur propre
mesure par rapport aux dieux. Platon écrivait dans l’Apologie de Socrate : « Une
vie à laquelle l’examen fait défaut ne mérite pas qu’on la vive. ». En effet, au Ve
siècle av. J.-C., les commerçants, les philosophes, les théologiens, les étudiants,
etc., utilisaient des hypomnemata, qui leur servait de carnet de comptes, de
registre public, etc. mais pouvaient aussi contenir des réflexions personnelles,
des citations d’ouvrages, des actions vues… Ces hypomnemata n’étaient pas
nécessairement des écrits intimes, mais constituaient surtout une mémoire
matérielle. Michel Foucault, dans L’écriture de soi explique : « Ils constituent
[…] un matériel et un cadre pour des exercices à effectuer fréquemment : lire,
relire, méditer, s’entretenir avec soi-même et avec d’autres, etc. Et cela afin de
les avoir, selon une expression qui revient souvent, “ prokheiron, ad manum, in
promptu. “ “ Sous la main “ donc, non pas simplement au sens où on pourrait les
rappeler à la conscience, mais au sens où on doit pouvoir les utiliser, aussitôt
qu’il en est besoin, dans l’action. ». Quelques années plus tard, Épictète _1 ,
philosophe stoïcien, expliquait : « Garde ces pensées nuit et jour à la disposition.
Mets-les par écrit. Fais-en la lecture. ». L’introspection, le souci de soi, l’examen
de conscience, étaient donc des pratiques courantes chez les philosophes de
l’Antiquité.
_1 Entretiens, , livre III,
chapitre 24, lignes 103-104
Chez les Romains, à partir du Ve siècle av. J.-C., les plus illustres citoyens
consignaient les souvenirs de leur vie publique ou militaire dans des mémoires,
à l’époque appelés commentaires (commentarii, traduction latine du grec
hypomnèmata). Bien plus tard, avec la diffusion du papier en occident vers
le XIIe siècle, de nombreux auteurs écriront leurs Mémoires, textes proches
du genre autobiographique, dans lesquels l’auteur raconte sa propre vie, mais
en axant son récit sur des faits historiques auxquels il a assisté en qualité de
témoin ou pris part en tant qu’acteur, donnant ainsi à ces écrits une portée
historique. Ces écrits n’avaient donc plus pour but de s’interroger sur sa propre
existence, mais de laisser des traces de soi.
C’est avec Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, racontant les cinquantetrois premières années de la vie de l’auteur jusqu’en 1767 mais publiées de
façon posthume en 1782-1789 qu’est apparu le genre autobiographique au
sens moderne du terme. L’autobiographie est définie par Philippe Lejeune,
spécialiste de ce genre, comme « un récit rétrospectif en prose qu’une personne
réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle,
en particulier sur l’histoire de sa personnalité » _2. Par la suite, de nombreux
auteurs écriront à leur tour leurs autobiographies, portés par l’esthétique
romantique du XIXe siècle, qui met au premier plan le « moi » individuel et les
« récits de vie ».
Le journal intime lui, est apparu sous sa forme moderne à la fin du XVIIIe
siècle dans le milieu bourgeois, même si certains considèrent que les Essais de
Montaigne, écrits à partir de 1572 et jusqu’à la mort de l’auteur, font partie du
genre du journal intime. On le définit comme un texte rédigé de façon régulière
ou intermittente et présentant les actions, les réflexions ou les sentiments de
l’auteur. Il se différencie de l’autobiographie par le fait qu’il soit écrit au jour le
jour quand l’autobiographie, elle, est écrite de façon rétrospective, longtemps
après avoir vécu les événements racontés, mais aussi par le fait qu’un journal
intime, est comme son nom l’indique, intime. Il n’est donc pas destiné à être
lu par autrui : on y écrit pour soi et non pour les autres. Un dernier genre de
l’écriture de soi est la correspondance, définie comme un échange de courriers
entre deux personnes, généralement étalé sur une longue période, et qui s’est
développée avec l’expansion romaine et la construction des routes. Mais c’est
surtout à partir du XVIIe siècle que le genre épistolaire a pu connaitre son essor,
grâce au déploiement des postes. De nombreuses œuvres épistolaires ne parlent
pas de la vie intime de leurs auteurs, mais surtout de la société qui les entoure,
des événements historiques de leur époque etc. En ce sens, la correspondance se
trouve donc à la croisée entre les mémoires et le journal intime.
Les pratiques d’écriture de soi existent donc depuis longtemps. Ces écrits ont
emergé en raison d’une envie de laisser des traces de son existence, et donc,
pour les personnages publics importants, d’archiver l’histoire, mais également,
dans un souci d’introspection, afin de s’interroger sur sa vie et, potentiellement,
de devenir meilleur.
Écriture de soi à l’écran
Si l’écriture de soi est apparue il y a bien longtemps, elle a très largement évolué
en passant du papier à l’écran. En effet, avec l’apparition des ordinateurs
personnels, certains ont choisi de pratiquer l’écriture de soi à l’écran plutôt
que sur papier, même si Olivier Donnat, dans un rapport d’enquête sur les
pratiques culturelles des Français à l’ère du numérique en 2008 notait que « 74%
de ceux qui écrivent un journal utilisent un cahier ou des feuilles de papier,
18% un ordinateur et 8% ont recours aux deux supports. […] Ce choix s’explique
notamment par le fait que certains d’entre eux ne disposent pas d’ordinateur,
_2 Lejeune Philippe, Le
Pacte autobiographique, Seuil,
1975 (nouv. éd. 1996), p. 14
mais le fait que les deux tiers soient internautes montre à l’évidence qu’il s’agit
dans la plupart des cas d’une réelle préférence pour le papier, au moins pour
certaines formes d’écriture. ». Il y a six ans, l’écriture d’un journal intime à
l’écran était donc une pratique assez marginale. Avant cela, entre 1998 et 2000,
Philippe Lejeune avait effectué une enquête sur la pratique du journal intime à
l’écran, qu’il a ensuite publiée dans « Cher écran… », sorti 2000. Certes, en seize
ans, le nombre d’ordinateurs personnels a fortement augmenté, et des progrès
en matière de micro-informatique ont été faits, provoquant une évolution de
cette pratique, mais il y a probablement de nombreuses choses à retenir de
cette enquête. Philippe Lejeune explique dans son livre que « le cahier est inerte,
plat, il appartient à la nature inanimée, c’est un fantôme de lettres, un ersatz de
livres. L’ordinateur a plus de relief, de personnalité, c’est un organisme vivant
qui s’allume et s’éteint, vous joue des tours, vous surveille… » _3. L’ordinateur
a donc une présence physique plus forte. Cette présence change le rapport
à l’écriture, en plaçant une distance vis-à-vis des écrits, accentuée par le fait
que devant un écran, on se retrouve en position de face à face, quand avec le
papier on se place en position de domination face à ses écrits. Le démarrage de
l’ordinateur, le fait d’ouvrir un éditeur de texte, de créer un nouveau document
etc., tout ce cérémonial permet aussi de mettre une certaine distance avec
l’écriture. Et on aurait pu penser qu’avec un ordinateur, l’émotion disparaîtrait,
et c’est en effet ce que pensaient les adeptes du papier dans l’enquête de Philipe
Lejeune. Mais, pour les diaristes d’écran, c’était le fait de se trouver face à un
texte tapuscrit et non leur propre écriture qui leur permettait de s’objectiver,
d’effectuer une réelle introspection. Les adeptes du papier, eux, évoquaient
plus le plaisir de l’acte, la richesse de l’inscription, la praticité, car un cahier
peut s’emmener partout contrairement à un ordinateur (à l’époque, le nombre
d’ordinateurs portables n’était pas aussi élevé, et les tablettes n’existaient pas),
la possibilité de dessiner, de gribouiller, d’arracher des pages, pour retranscrire
réellement ses émotions.
_2 Lejeune Philippe, « Cher
écran… », Seuil, 2000, p. 20
Ainsi, on observe que l’écriture de soi à l’écran et l’écriture sur papier ont les
mêmes motivations (retranscription des émotions, désir d’introspection, envie
d’archiver des moments de sa vie etc.). Cependant, les adeptes de l’écran et
ceux du papier ont des façons différentes d’appréhender l’écriture de soi. Les
diaristes à l’écran ont un besoin d’objectivation, possible selon eux grâce à
l’écriture tapuscrite. Les adeptes du papier ont en revanche besoin du plaisir
que procure le papier : le toucher, le raturer, déchirer des pages… ce qui est
impossible à l’écran.
L’écriture de soi sur internet
L’écriture de soi à l’écran ne concerne pas uniquement le journal intime sur
éditeur de texte. Avec l’apparition du World Wide Web au début des années
1990, certains ont très vite choisi l’écriture de soi en ligne avec d’abord les
journaux intimes en ligne, puis les blogs et aujourd’hui, les réseaux sociaux.
Les journaux intimes en ligne sont probablement apparus dès les premières
années du web, dans les années 1990. « En octobre 1999, ils étaient 68 diaristes
en ligne, un an plus tard le double. […] Les cyberdiaristes de 2000 étaient rares
parce qu’il fallait être capable de créer soi-même son site et qu’une très faible
partie de la population française était connectée à Internet. » _4 expliquait
Philippe Lejeune dans une conférence sur l’autobiographie et les nouveaux
outils de communication à Lyon en 2011. Pour certains, le journal intime
doit rester secret, et n’être lu par personne : la notion d’intimité « implique
la destination (on écrit pour soi seul) et le contenu (ce qu’on ne dit pas aux
autres). Elle semble s’autodétruire dès lors que le journal est communiqué.
Mais il y a des transgressions (écrire aux autres ce qu’en général on ne dit pas)
et des échelonnements (il y a différents autres)… » _5 . En revanche, d’autres
_4 Lejeune Philippe,
L’autobiographie et les nouveaux
outils de communication,
Conférence, Lyon, 6 octobre
2011
_5 Lejeune Philippe, « Cher
écran… », Seuil, 2000, p.228
ressentent l’envie, ou le besoin de se donner à voir. Avec les journaux en ligne,
une relation peut se créer entre l’auteur et ses lecteurs. C’est cette relation qui se
retrouve au centre de cette pratique de partage de soi, ainsi qu’une envie de se
montrer et d’exister sur internet.
Dès la fin des années 1990 sont aussi apparus les premiers blogs personnels,
très vite suivis par les plateformes de blogging, rendant accessible à tous
cette pratique. Le mot blog, né de la contraction de « Web log », littéralement,
journal sur le web, rapproche cette pratique du journal personnel que l’on
connait sur papier. Utilisé pour la publication périodique et régulière d’articles,
généralement succincts, et rendant compte d’une actualité autour d’un sujet
donné, chacun peut y raconter sa vie, partager des photos, mais aussi écrire
sur n’importe quels sujets : ils sont ainsi un moyen de s’exprimer, de partager
ses opinions politiques, ses passions (avec des domaines allant de la cuisine,
la mode, le design graphique, à la physique quantique ou à l’agriculture
biologique…), ils peuvent aussi raconter l’atteinte d’un objectif à long ou moyen
terme… Là encore, il est question de partage avec les autres, d’échanges. On
n’écrit pas un blog seulement pour soi, mais pour les autres.
Avant l’expansion des réseaux sociaux, les blogs étaient l’un des moyens les plus
simples pour avoir une page personnelle, et, par exemple, pour les adolescents
de 2005, exister en ligne passait obligatoirement par la création d’un ou de
plusieurs Skyblog. De nos jours, la pratique du blogging existe encore, mais,
pour les adolescents, elle se limite majoritairement aux Tumblr remplis
d’images. La grande majorité des blogs servent dorénavent à partager ses
passions, parler de politique, mettre en avant son entreprise etc. mais le partage
de soi via ce type de plateforme est de moins en moins courant.
Les réseaux sociaux sont eux apparus dès 1995 avec Classmates.com, mais c’est
à partir des années 2000, avec Friendster et MySpace qu’ils se sont réellement
développés. Utilisant le modèle du « cercle d’amis », ces sites permettaient de
se créer une communauté, composée de ses amis, des personnes ayant les
mêmes centres d’intérêt, ou juste de connaissances. En 2004, Facebook, qui
était à l’époque réservé aux étudiants des universités américaines, introduisait
le concept de « mur », affichant les derniers événements concernant l’utilisateur
(par exemple les posts qu’il a publiés, les amis qu’il a ajoutés, les dernières
photos qu’il a partagées, etc.) et permettant aux amis de l’utilisateur d’y laisser
des messages. Sur les réseaux sociaux, le but est donc clairement de partager sa
vie avec ses amis, et non plus d’écrire de soi et pour soi.
Les e-mails et la messagerie instantanée, créés dès les débuts d’Internet, dans
les années 1960, ont quant à eux pris une grande place dans notre vie. On
observe en effet que chaque seconde, 3.4 millions d’emails sont envoyés. Si
une majorité de ces emails sont des spams, messages indésirables envoyés en
masse, ils restent un moyen de communication très populaire, tout comme les
SMS et les messageries instantanées. Si l’utilisation de l’e‑mail se rapproche
en un sens de la correspondance papier (même si ce moyen de communication
est beaucoup plus rapide, et qu’il est courant d’envoyer un email à son voisin de
table pour uniquement lui transmettre un lien, une image etc.), la messagerie
instantanée, elle, se rapproche surtout de la conversation en raison de son
immédiateté (si j’envoie un email à quelqu’un, il ne répondra pas dans les
secondes qui suivent, contrairement à la messagerie instantanée). Cependant,
même si ces moyens de communication ont pris une grande place dans nos
vies, la correspondance papier n’a pas totalement disparu. Il reste courant
d’envoyer une carte postale lorsque l’on part en vacances par exemple, et
beaucoup d’échanges officiels se font encore sur papier, probablement pour des
raisons de sécurité.
L’écriture de soi sans écrire : la mesure de soi
Depuis plusieurs années, une nouvelle pratique d’écriture de soi a fait son
apparition : le life-logging, pratique qui consiste à mesurer sa vie : le nombre de
pas, ce que l’on mange, les musiques écoutées, le rythme cardiaque, le nombre de
fois où l’on a vu certaines personnes dans l’année etc. En résumé, tout ce qui peut
être formulé sous forme de base de données. La connaissance et l’amélioration
de soi sont généralement les raisons évoquées dans cette pratique. On peut donc
dans une certaine mesure rapprocher cette pratique du journal intime, même
s’il ne s’agit pas d’introspection car on ne parle pas de pensées et de psychologie,
mais plutôt d’une évaluation de ses performances afin de les améliorer.
Si dans le passé, la quantification de soi s’effectuait généralement sur des cahiers
ou des tableurs, on a vu apparaître depuis quelques temps de nombreux objets
connectés permettant de se mesurer (balances, bracelets qui enregistrent le
rythme cardiaque, podomètres etc.), et de plus en plus d’applications web ou
mobile donnent la possibilité d’enregistrer, puis de partager ces données. De
plus, incorporer ces nouveaux types de fonctionnalités dans nos téléphones
nous pousse à nous mesurer : le Samsung S5 permet par exemple de mesurer sa
fréquence cardiaque, et Apple, avec ses iPhone 6 et 6 plus, propose de se mesurer
grâce à son application Santé, mettant d’ailleurs en avant cette fonctionnalité
dans ses publicités. Natasha Schull, anthropologue et professeure au MIT,
dans une interview pour l’émission Place de la Toile en 2014, parlait alors de
« gamification de la santé » _6 pour expliquer cet engouement pour le selftracking. Ainsi, si on observe qu’au départ, la quantification de soi peut se
faire uniquement pour soi, pour mesurer ses performances et s’améliorer, on
remarque aussi qu’avec le développement d’applications et d’objets connectés
permettant ce type de mesure, les notions de partage, et de comparaison aux
autres sont autant mises en avant que l’amélioration de soi, pour soi.
En effet, la plupart des appareils et des applications de self-tracking possèdent
des fonctions de partage dans le réseau propre à l’application, ou sur les réseaux
sociaux comme Facebook, Twitter ou Google+ : « Le partage des données fournies
à chacun par ces technologies numériques serait donc de pouvoir ajouter à son
réseau ceux qui partagent les mêmes dépenses caloriques, le même rythme
cardiaque et les mêmes oscillations de tension artérielle que soi. » _7 expliquait
Serge Tisseron dans un article de son blog début 2014.
On voit dès lors apparaître une automatisation des écriture de soi : il n’est plus
besoin d’écrire pour raconter sa vie aux autres contrairement aux pratiques
d’écriture à l’écran en réseaux évoquées précédemment (blog, réseaux sociaux
etc.), mais simplement d’appuyer sur un bouton de partage.
_6 Place de la Toile,
émission du 14 juin 2014,
France Culture
_7 Tisseron Serge, Partager
sur Internet sa tension artérielle
et ses rythmes de sommeil,
www.sergetisseron.com/blog/
partager-sur-internet-satension, 1er février 2014
Ce type d’écriture s’est aussi développé en dehors de la pratique de la
quantification de soi. En effet, lorsqu’on écoute par exemple un album sur Deezer,
ou que l’on regarde une vidéo sur Youtube, et que l’on souhaite partager ce
contenu avec ses contacts, on retrouve systématiquement un bouton de partage.
Il suffit de cliquer dessus pour qu’un message se poste automatiquement sur le
réseau social choisi. De même avec les jeux, qui proposent de partager ses scores
avec ses amis, ou de leur demander de l’aide.
De cette automatisation, naît alors un formatage des écritures. En effet, puisque
les messages sont postés automatiquement, ils sont alors tous conçus sur le
même modèle, même s’il est évidemment généralement possible de modifier
le texte qui accompagne ce que l’on souhaite partager. Cependant le texte par
défaut étant toujours le même, il est possible de se retrouver avec un profil
remplis de publications formatées et totalement impersonnelles, en dépit de la
nature individuelle des publications. Et si de nos jours, on voit déjà apparaître
de nombreux articles du site Wikipedia générés par des ordinateurs _8 , on peut
penser qu’il sera peut-être un jour possible de se retrouver avec des profils entiers
composés de façon automatique.
_8 Seibt Sébastian, Le roi de
Wikipedia ? Un petit programme
suédois, http://www.france24.
com/fr/20140715-lsjbotwikipedia-bot-suedesverker-johansson-articleencyclopedie-internet,
16 juillet 2014
On voit donc qu’avec la création d’internet, puis du World Wide Web, les
pratiques d’écriture de soi se sont développées, mais sont principalement
devenues des écritures pour les autres, et non plus pour soi uniquement. Le
partage de soi devient alors le but principal de l’écriture de soi en ligne.
II — Partage de soi et construction d’identités
Extimité : se montrer pour exister ?
C’est Serge Tisseron, docteur en psychologie, psychiatre et psychanalyste
français, qui a introduit le terme d’ « extimité » afin de qualifier « le mouvement
qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant
physique que psychique. Ce mouvement est longtemps passé inaperçu bien
qu’il soit essentiel à l’être humain. Il consiste dans le désir de communiquer
sur son monde intérieur. » _9. Le concept d’extimité s’applique parfaitement
à l’écriture de soi en ligne, même s’il a été défini pour parler des émissions de
télé-réalité et de l’envie de reconnaissance des candidats de ces émissions. Se
montrer sur internet relève en effet d’une envie de « mettre en avant une partie
de sa vie intime », en la rendant totalement publique, ou à minima, de la donner
à voir à son cercle de contact. Nicolas Thély, membre du Laboratoire des Arts et
des Médias et maître de Conférence à l’U.F.R. d’Arts Plastiques et Sciences de
l’Art de l’Université Panthéon-Sorbonne Paris 1, dans un essai sur le phénomène
des webcams, utilise l’expression « habiter internet » _10 , Les presses du réel,
2002, p. 122 pour parler du désir de se montrer en ligne. C’est selon lui, une
envie que nous avons tous, et que nous tentons de satisfaire d’une façon ou
d’une autre : pour certains, avoir une adresse e-mail suffira. D’autres auront
un ou plusieurs blogs, et accumuleront les profils sur les réseaux sociaux. En
effet, comme l’explique Anne-Sophie Peron Verloove, doctorante à la faculté
de droit de Lausanne, « ne pas exister sur internet revient à se couper de toute
vie sociale. » _11 , précisant que « ce principe est particulièrement vrai chez
les adolescents ». Ce besoin naît alors probablement du fait qu’internet soit
devenu l’un des principaux moyens de communication, et qu’il soit donc facile
de considérer que ne pas pouvoir communiquer sur internet revient à ne pas
pouvoir communiquer du tout, et se renfermer socialement.
_9 Tisseron Serge, L’intimité
surexposée, Ramsay, (rééd
Hachette, 2003), 2001, p. 74
_10 Thély Nicolas, Vu à
la webcam (essai sur la webintimité), Les presses du réel,
2002, p. 122
_11 Peron Verloove
Anne-Sophie, Internet dix ans
après: où en sommes nous ?,
édition de l’Hèbe, 2010, p. 13
Partager des écrits de soi publiquement implique donc nécessairement
un changement de statut de l’écriture de soi. Le journal intime papier sert
à se soulager de ses émotions et à pratiquer l’introspection, tandis que
l’autobiographie et les mémoires sont eux dédiés au partage de sa vie intime
ou publique, mais impliquent que l’auteur ait quelque chose de remarquable à
partager (un inconnu ayant eu une vie plutôt banale ne verra que très rarement
son autobiographie publiée). Les hypomnemata, que l’on peut classer dans
les écritures ordinaires, servent quant à eux majoritairement de support de
mémoire. L’écriture de soi en ligne permet en revanche à chacun de partager
avec le monde entier, ou avec un cercle restreint de personnes que l’on aura
sélectionnées, sa passion, des détails de sa vie intime, ce que l’on ressent ou
pense, des photos, vidéos, musiques, que l’on a appréciées ou non, etc. Il s’agit
donc bien de se montrer. Car sur internet, on s’adresse aux autres, à une
communauté d’internautes.
S’instaure alors une relation particulière entre l’auteur et les lecteurs. C’est
ce que Philippe Lejeune appelle l’« intimité de réseau » _12 : il ne s’agit plus
là d’intimité au sens de « profond » et « intérieur », mais d’une relation entre
_12 Lejeune Philippe,
« Cher écran… », Seuil, 2000,
p.227
l’auteur et les internautes-lecteurs. « Être visible, c’est également être capable
d’envisager les autres et de tisser des liens, des relations.[…]. La visibilité ne
se limite donc pas au simple champ de l’image, elle concerne également les
relations avec les autres.[…] Les internautes sont perçus comme un voisinage
proche et non comme une présence inopportune. » _13 explique Nicolas Thély
dans son livre Vu à la webcam. En effet, ouvrir un blog, et ne jamais répondre
aux commentaires laissés par ses lecteurs, ou bien de s’inscrire sur un réseau
social, et ne jamais communiquer avec ses contacts serait étonnant. Se montrer
sur internet revient alors aussi à créer des relations avec les autres.
Il apparaît donc que l’écriture de soi en ligne est une écriture pour les autres, et
non plus pour soi. Philippe Lejeune explique dans sa conférence sur l’écriture
de soi et les nouveaux outils de communication que « naturellement, cette
sociabilité intime est assez différente de l’expression souvent moins apprêtée,
parfois plus sincère, du journal solitaire : il y a beaucoup d’autocontrôle, un
soin constant apporté à bien se présenter et à séduire, l’obligation d’écrire
régulièrement sous peine de perdre son public, le dialogue direct ou indirect
avec d’autres journaux, la constitution de petits cercles ou communautés… ». _14
Ainsi, en plus de s’engager à écrire, l’auteur cherche aussi à séduire son public,
en contrôlant ce qu’il publie. On peut alors en déduire que l’écriture de soi sur
internet implique la création d’un soi, d’une identité, correspondant à ce que
l’on veut montrer.
_13 Thély Nicolas, Vu à
la webcam (essai sur la webintimité), Les presses du réel,
2002, p. 114-115
_14 Lejeune Philippe,
L’autobiographie et les nouveaux
outils de communication,
Conférence, Lyon, 6 octobre
2011
Construire ses identités
Antoinette Rouvroy, docteure en sciences juridiques et chercheuse au centre
de Recherche en Information, droit et Société (CRIDS), explique dans un
article que : « Après tout peut-être les pages personnelles, les murs Facebook
et les comptes Twitter ne sont-ils rien d’autre que les avatars contemporains
de l’intérieur bourgeois de la fin du 19ème Siècle décrit par Walter Benjamin,
dans lequel « il n’est pas de recoin où l’habitant n’ait déjà laissé sa trace : sur
les corniches avec ses bibelots, sur le fauteuil capitonné avec ses napperons,
sur les fenêtres avec ses transparents, devant la cheminée avec son pareétincelles. ». ». _15 Comme Nicolas Thély et son expression « habiter internet »,
on retrouve là encore la comparaison au logement et donc, à l’espace. Les profils
sur les réseaux sociaux, les blogs, et même les adresses e-mail, seraient donc
devenus des « lieux » que l’on agence, — bien évidemment dans la limite du
possible, puisque que quoiqu’il arrive la structure de base reste la même pour
tous — afin qu’ils correspondent au mieux à sa personnalité et donc, à l’identité
que l’on a envie de montrer aux autres.
Écrire sur soi sur internet, implique donc de se créer une identité, que,
contrairement à l’identité civile, l’on pourra choisir et arranger à sa guise. Cette
identité en ligne, que l’on nomme identité numérique, est décrite par Fanny
Georges, maître de conférences en Sciences de la communication à l’Université
Sorbonne Nouvelle-Paris 3, comme « une transposition graphique, sonore et
visuelle d’une représentation en pensée façonnée par le Sujet dans le matériau
de l’interface. » _16. On retrouve alors l’idée du modelage de sa propre identité,
grâce aux possibilités offertes par le site où l’on opère cette fabrication, et ce,
grâce à des signes tels que le nom utilisé, les photos publiées, des liens partagés
etc. Par exemple, lorsque l’on se créé une adresse e-mail, on choisit la façon dont
on va se montrer à ses futurs correspondants, et utiliser son nom et son prénom
ne relèvera pas de la même identité que si l’on choisi d’utiliser un pseudonyme.
Cependant, il est tout à fait possible de posséder ces deux types d’adresse, de
donner à un potentiel recruteur l’adresse composée de son nom et son prénom,
et de donner l’autre à ses amis et sa famille. On observe alors que l’identité
_15 Rouvroy Antoinette,
Des données sans personne :
le fétichisme de la donnée à
caractère personnel à l’épreuve de
l’idéologie de Big Data, 2014, p.4
_16 Georges Fanny,
Identités virtuelles. Les profils
utilisateur du web 2.0, éditions
Questions Théoriques,
Collection L>P, 2010, p.64
numérique n’est pas unique mais qu’elle est, tout comme l’identité sociale,
multiple. En fonction des publics à qui l’on s’adressera, on ne laissera pas voir
aux autres les mêmes types d’informations. Ainsi, on ne postera pas les mêmes
types de contenus sur Facebook ou LinkedIn, car les publics sont différents, et
l’image que l’on veut donner sur un réseau social professionnel est différente
de celle que l’on montre à ses « amis » sur Facebook. Pascal Thoniel, PDG d’une
société spécialisée dans la sécurité des systèmes d’information, explique dans
un article sur les identités numériques que « selon vos activités sur Internet,
vous serez successivement : le citoyen de la confédération, du canton, de la
commune ; l’administré ; l’élève, l’étudiant, le professionnel, ou le retraité ; le
consommateur ; l’assuré social ; le patient ; le membre d’une association, d’une
communauté, de votre famille ; l’ami ; l’autobiliste ; etc. » _17 . On alterne
donc entre ses différentes identités en fonction des outils de partage de soi
que l’on utilise, en fonction des personnes à qui l’on s’adresse et des choix de
publication que l’on fait. Mais cette façon de modeler sa propre identité pour
se montrer tel qu’on a envie d’être vu par ses lecteurs implique aussi peut-être
une réduction de la diversité et de l’originalité pour faire rentrer les profils
dans des normes sociales, afin d’être comme les autres et, de plaire au plus
grand nombre. Exemple de cette normalisation : le 8 janvier 2015, où presque
tout le monde affichait sur son mur Facebook ou son profil Twitter le message
« Je suis Charlie ». Certes, l’émotion collective due aux attentats de la veille
expliquait en très grande partie cet affichage public de soutien aux victimes,
mais on remarque qu’ « être Charlie » est devenu la norme à ce moment là. Voir
les autres afficher ce message nous poussait sans doute à le publier nous-même.
Daniel Kaplan, aujourd’hui délégué général de la Fondation internet nouvelle
génération (Fing) expliquait en 2010 à ce sujet que « les profils affichés sur ces
réseaux apparaissent comme de véritables créations, fondées sur des indices
aussi implicites […] qu’explicites. Plutôt que de dévoiler l’individu sans fard,
ils visent à rapprocher l’identité affichée de l’utilisateur de « normes » sociales
désirables, en tout cas du point de vue de l’utilisateur. […] Ainsi, on ne se
dévoilerait pas sans contrôle, bien au contraire. » _18 . Il apparaît alors qu’une
forme de « théâtralisation de soi » se fait, afin de correspondre aux conventions
sociales, en pratiquant, entre autres, l’auto-censure : chaque publication
implique une réflexion préalable, posant la question « est-ce que j’ai envie de me
montrer comme ça ? ». On se fabrique ainsi une identité fantasmée, idéalisée,
correspondant à ce que l’on a envie que les autres voient de nous.
Si chacun se construit ses propres identités, il s’avère que nous ne sommes pas
seuls à laisser en ligne des signes permettant de les façonner. En effet, comme
l’explique Fanny Georges, « le Sujet ne peut être représenté sans le Système, et
l’Autre fait partie de sa représentation. » _19.
La première partie de cette citation dans laquelle elle évoque « le Système », fait
référence à ce qu’elle nomme identités agissantes et calculées :
• l’identité agissante se compose des mentions d’activité sur le réseau, générées
automatiquement par le système : « X et Y sont désormais amis », « X a rejoint le
groupe Z », « Y a commenté la publication de X » etc. Ce sont les actions que l’on
effectue, et qui sont mises en avant, à notre place, par la plateforme sur laquelle
on les a effectuées. Et ces données sortent parfois du contexte de la plateforme
en question. Par exemple, lorsque l’on lit un article sur internet, il est courant
de voir s’afficher un encart Facebook, nous montrant quels sont nos amis qui on
« liké » l’article en question ou qui suivent le site sur lequel on est.
• l’identité calculée comprend elle, les variables produites par un calcul du
système : nombre d’amis, nombre de pages auxquelles on est abonné etc. Ce
sont donc des quantifications qui, elles aussi, proviennent d’actions que nous
effectuons (par exemple rajouter des amis, s’abonner à une page etc.).
_17 Thoniel Pascal,
L’identité numérique est la pierre
angulaire de la confiance, 11 juin
2009
_18 Kaplan Daniel,
Informatique, libertés, identités,
éditions Fyp, 2010, p.21
_19 Georges Fanny,
Identités virtuelles. Les profils
utilisateur du web 2.0, éditions
Questions Théoriques,
Collection L>P, 2010, p.65
L’« Autre », fait quant à lui référence aux autres utilisateurs connectés à nous,
nos « amis », « followers », « contacts », qui participent eux aussi à la construction
de nos identités, par exemple, en publiant sur notre mur Facebook, ou en
laissant une recommandation sur LinkedIn.
Depuis quelques années, Facebook permet de transformer le mur des personnes
décédées en une sorte de mémorial, où chacun peut laisser des messages. On
observe alors que l’identité numérique de la personne décédée continue de se
construire, à travers les souvenirs que ses amis publient sur le mur du défunt :
cette personne n’existe plus dans le monde physique, cependant, sur Facebook,
elle est toujours présente. Son identité évolue encore grâce aux photos que ses
amis ajoutent, aux anecdotes qu’ils racontent sur elle etc.
Les identités numériques d’une personne sont ainsi la représentation idéalisée
qu’elle veut montrer aux autres, et en fonction du contexte, du public, (et donc
de la plateforme), il passera d’une identité à l’autre, afin d’être en conformité
avec ce que ses correspondants attendent de lui. Mais on se rend alors compte
qu’il est impossible de maitriser totalement ses identités numériques, car des
éléments autres que ceux que nous laissons volontairement entrent en jeux
dans la construction de celles-ci.
III — La place de l’homme dans l’écriture de soi en ligne
Espaces physiques et numériques
Comme nous l’avons vu précédemment en abordant la question de l’identité en
ligne, l’homme tente de devenir ce qu’il a envie d’être, en projetant sur l’écran
une image de soi fantasmée, idéalisée, composée de façon à le mettre en scène,
et à le montrer tel qu’il veut que les autres le perçoivent. Ainsi, l’image de soi que
l’on renvoie aux autres ne correspond pas à ce que l’on est réellement, mais à
un soi théâtralisé. Avec cette mise en scène, on peut s’interroger sur le rapport
entre soi et son identité en ligne, puisque celle-ci est créée afin de correspondre
à l’image de soi que l’on veut donner aux autres, et non pas afin de montrer qui
l’on est réellement. Ainsi, la question du rapport au réel, c’est à dire au monde
physique, peut se poser.
En projetant sur les réseaux sociaux ce que nous avons envie que les autres
voient de nous, on tente de maîtriser nos identités numériques. Cependant,
il est évident que les identités numériques dépendent de l’identité que nous
avons en dehors de l’espace numérique. « Il est d’usage dans Facebook de
donner son propre nom : ce faisant, Facebook crée une tension identificatrice
tendant à confondre identité réelle et identité virtuelle dans une continuité
immédiate » _20 explique Fanny Georges à ce propos. En effet, sur Facebook,
il est obligatoire de s’inscrire sous sa vraie identité _21 et donc, de raccrocher
l’identité numérique que l’on façonne à son identité civile. De plus, on observe
que les identités numériques dépendent de l’identité que nous avons en
dehors de l’espace numérique, car il serait impossible de faire abstraction de
ces informations si nous les avons. Par exemple, quelqu’un que je connais
très bien dans la « vraie vie » n’aura absolument pas la même vision de mon
identité numérique que quelqu’un avec qui je n’ai jamais eu aucun contact
et qui se réfère uniquement à ce que je présente en ligne. Me connaissant
personnellement, il aura connaissance d’éléments qui influenceront sa vision de
mon identité numérique.
_20 Georges Fanny,
Identités virtuelles. Les profils
utilisateur du web 2.0, éditions
Questions Théoriques,
Collection L>P, 2010, p.81-82
_21 Facebook indique
dans sa Déclaration des droits
et responsabilités : « Vous
ne fournirez pas de fausses
informations personnelles
sur Facebook et ne créerez
pas de compte pour une
autre personne sans son
autorisation. ».
Ainsi, les informations nous concernant donnent à voir une certaine image
de soi, mais tout le monde n’aura pas accès aux mêmes informations, ce qui
implique des perceptions différentes de notre identité. On s’aperçoit donc que
l’identité réelle complète l’identité numérique.
Mais la réciproque est vraie. Comme l’explique Fanny Georges, l’identité
non numérique est devenu mixte avec l’apparition des sites sociaux : « elle se
compose d’informations acquises en face-à-face et dans les sites sociaux ». _22
Si quelqu’un annonce sur Facebook qu’elle est enceinte, toutes les personnes
ayant eu accès à cette publication s’empresseront de la féliciter dans la « vie
réelle ». Ce qui se déroule sur les réseaux sociaux peut avoir une influence sur le
monde physique.
Si l’on prend la définition que donne Wikipédia de l’identité numérique,
laquelle constiterait en un « lien technologique entre une entité réelle (personne,
organisme ou entreprise) et des entités virtuelles (sa ou ses représentation(s)
numériques). », on retrouve clairement la notion de lien entre identité non
numérique (« entité réelle ») et identité numérique (« entités virtuelles ») que
nous avons évoqué précédemment. C’est donc peut-être ce lien entre ce qu’on
pourrait appeler les espaces physiques et numériques, qui est au cœur de la
question de l’identité numérique.
Une continuité existe entre ce qui se déroule entre les espaces physiques et
numériques. Des discussions en ligne peuvent donner lieu à des discussions en
face-à-face et inversement, un événement dans le monde physique peut donner
lieu à de longues conversations sur les réseaux sociaux etc. Ceux-ci s’inscrivent
ainsi dans le réel, et ne tiennent pas uniquement du virtuel, malgré la facilité
que l’on pourrait avoir à les qualifier ainsi, du fait qu’ils n’existent que dans un
espace numérique. De nos jours, avec les smartphones qui permettent un accès
permanent à internet, l’ancrage des réseaux sociaux dans la réalité est de plus
en plus visible : on alterne sans cesse entre espace physique et numérique, et par
conséquent, notre identité aussi.
Il devient dès lors difficile d’évoquer la question des identités numériques en
excluant la question de l’identité non numérique, puisque certains espaces
numériques sont devenus indissociables de l’espace physique. Les identités non
numériques et numériques sont donc elles aussi devenues indissociables dans
un certain sens. Évidemment, si je vais sur le profil Facebook de quelqu’un que
je ne connais pas, son identité non numérique restera pour moi inconnue. Mais,
le fait que par exemple, cette personne soit identifiée grâce à son identité civile,
replace une liaison entre le monde physique et l’espace numérique dans lequel il
s’exprime. Dans ce contexte, l’humain ne peut donc que difficilement disparaître
derrière une identité numérique, aussi théâtralisée soit elle. Et si tel est le cas,
c’est que la personne en question a décidé volontairement de se cacher derrière
un profil qui ne laisse pas paraître son identité. Dans ce cas là, la question de
l’écriture de soi disparaît au profit de l’écriture d’un personnage, et l’on s’éloigne
donc de la question de l’identité en ligne au profit de celle de l’avatar.
« Je » devient des données
La fabrication de ses identités à travers l’écriture de soi en ligne implique
la transformation en données des signes graphiques, sonores et visuels
précédemment évoqués dans les citations du travail de Fanny Georges. Quelque
part, ce sont nos traces qui peuvent alors être réutilisées. Afin de compléter
cette analyse de la question de l’identité numérique, il est alors sans doute
nécessaire de s’intéresser à la problématique des données personnelles et de
leurs réutilisations.
_22 Georges Fanny,
L’identité numérique sous
l’emprise culturelle, in Les cahiers
du numérique n°1, 2011
Ces réutilisations se font majoritairement à des fins commerciales ou
statistiques. Par exemple, en analysant les pages auxquelles on est abonnés,
les mots que l’on écrit, ou les intérêts de nos amis, Facebook peut cibler les
publicités qui nous seront proposées, afin qu’elles soient plus pertinentes pour
nous, et nous intéressent potentiellement plus.
Évidemment, nous n’avons pas choisi volontairement de partager toutes
ces données personnelles : elles sont réutilisées à notre insu, comme lorsque
Amazon, par exmple, se sert de notre historique des pages visitées sur son site
pour nous proposer des objets susceptibles de nous intéresser. Nous ne sommes
donc probablement pas conscients de toutes les données qui existent sur nous.
Toutes ces données récoltées forment ce que l’on appelle le Big Data,
littéralement les « grosses données » ou mégadonnées. Il est difficile de
s’imaginer de quoi sont composées ces Big Data. Selon une étude de 2013, les
données numériques créées dans le monde sont passées de 1,2 zettaoctets
(1,2x1021 octets) par an en 2010 à 2,8 zettaoctets en 2012, et s’élèveront à 40
zettaoctets en 2020 _23 . Ces Big Data ne sont évidemment pas uniquement
composées de données personnelles, mais on peut facilement supposer qu’une
certaine partie de ces données est bien issues d’informations personnelles, que
l’on a choisies de partager ou non.
Mais, alors que nous sommes au centre de ces données, celles-ci ne nous
correspondent plus nécessairement, et ne nous appartiennent plus du tout.
Nous ne maîtrisons plus les informations nous concernant, et la question de la
place de l’humain dans ces données est à interroger.
« Qui nous sommes singulièrement, quelle est notre histoire, quels sont
nos rêves, quels sont nos projets – ces dimensions autobiographiques de
nos personnes inaccessibles dans l’actualité pure de l’immédiateté — tout
cela intéresse sans doute, dans des proportions variables, nos “ amis “ des
réseaux dits sociaux, mais cela n’intéresse fondamentalement ni Google, ni
Facebook, ni la NSA, ni Amazon, ni aucun de ceux qui nous “ gouvernent “.
Nous n’intéressons plus tous ceux-là, et d’autres encore, qu’en tant qu’agrégats
temporaires de données exploitables en masse, à l’échelle industrielle, une fois
décontextualisées, purifiées de tout ce qui aurait pu les rattacher à ce qui fait
la singularité d’une vie. » _24 explique Antoinette Rouvroy dans un article sur
les Big Data. En effet, si ces données nous concernent directement, et peuvent
permettre de raconter la peronnse que nous sommes aux travers des sites que
nous visitons, du nom des amis avec qui nous sommes en contact, des achats
que nous effectuons, des échanges d’emails que nous avons, elles n’intéressent
les entreprises qui les récoltent qu’en tant qu’éléments d’une masse de données.
Individuellement, ces données leur sont inutiles, car elles n’ont pas pour but
de refléter un humain en particulier. L’humain, dans ce contexte, disparait
derrière les Big Data.
Cependant, les données personnelles ne doivent pas obligatoirement être
pensées à travers le prisme de ces masses de données. Elles existent en effet
en amont, en dehors du contexte des Big Data, et toutes les données que nous
enregistrons manuellement sur les sites de réseaux sociaux laissent une place
à l’humains, et n’ont de sens qu’à travers lui. On peut au travers d’un profil
comprendre l’histoire de quelqu’un, deviner qui sont ses amis, ses passions etc.
Dans ce contexte là, l’humain est donc bien au centre des données personnelles.
_23 Étude IDC-EMC
« Extracting value from
chaos » citée par Delphine
Cuny sous le titre « “ Big data “ :
la nouvelle révolution », Virginia
Rometty, La tribune, no 42, 29
mars au 4 avril 2013, p. 4
_24 Rouvroy Antoinette,
Des données sans personne :
le fétichisme de la donnée à
caractère personnel à l’épreuve de
l’idéologie de Big Data, 2014, p.4
Partie 2 : Les formes et l’écriture de soi sur internet
Comme nous l’avons vu dans dans la première partie de ce mémoire, l’écriture
de soi en ligne naît d’une envie de communiquer sur soi, vers les autres, d’un
besoin d’ « extimité » comme le dit Serge Tisseron, et de ce fait, participe à
la construction d’identités numériques, qui sont liées aux identités civiles
et sociales que l’on retrouve dans le monde physique. Les identités en ligne
naissent de l’agrégation de signes graphiques, sonores et visuels, pour
reprendre les mots de Fanny Georges, qui sont éparpillés sur les réseaux, se
regroupent et se combinent, et qui évoluent au fil du temps, faisant alors aussi
évoluer l’identité.
L’écriture de soi en ligne ne se limite pas à l’écriture au sens premier du terme.
En effet, les mots n’en constituent pas le support exclusif, puisque les sons
ou les images jouent un rôle. Il paraît donc intéressant de s’interroger sur les
signes utilisés pour aborder l’écriture de soi en ligne, ainsi que sur la mise en
forme donnée à tous ces signes.
I — Les signes d’écriture de soi
Les signes textuels
La place du texte dans l’écriture de soi en ligne est bien évidemment importante.
Une grande partie des publications sur les réseaux sociaux numérique est
constituée de texte, que ce soit des messages destinés à tous ses contacts,
des commentaires sur les publications des autres, des messages privés etc.
Cependant, tous les sites de réseautage social ne proposent pas les mêmes
possibilités quant à la publication de texte en ligne.
Par exemple, alors que Facebook n’impose aucune limite sur la longueur des
messages, Twitter ne permet de publier que 140 caractères par tweet, forçant
l’utilisateur à être concis dans ce qu’il veut dire. Cette limite vient originellement
du fait qu’il est possible d’envoyer des tweets par sms : ceux-ci étant limités à 160
caractères, Twitter a décidé de conserver 20 caractères pour le nom d’utilisateur
et donc de n’offrir que 140 caractères pour l’écriture. De cette limitation, sont
alors nées de nouvelles pratiques, comme par exemple le fait de couper ses écrits
en plein milieu afin de les continuer dans la publication suivante, ou bien de
publier ses écrits sous forme d’images pour passer outre cette restriction.
Mais la limite ou non de longueur de texte n’est pas le seul élément à qui diffère
sur les réseaux sociaux. En effet, il paraît compliqué d’aborder la question de
l’écriture en ligne sans évoquer les hyperliens, permettant le passage d’une page
Web à une autre à l’aide d’un clic, puisqu’en effet, le World Wide Web se base sur
les hyperliens pour fonctionner. Ainsi, on retrouve régulièrement des liens dans
les pratiques d’écriture de soi en ligne.
Sur les réseaux sociaux, les premiers hyperliens que l’on retrouve sont les noms
ou pseudonymes des utilisateurs. Ils permettent de retrouver facilement les
profils des personnes lorsqu’elles publient un message, lorsque qu’elles sont
identifiées dans les publications des autres ou qu’elles sont mentionnées dans
celles générées automatiquement par le système.
On trouve ensuite un marqueur du temps : la date ou un élément tel que « il y a 3
minutes », lui aussi sous forme de lien donnant accès à la page de la publication
seule. Il permet de situer temporellement les publications. Celles-ci sont
d’ailleurs classées de façon chronologique sur les profils, des plus récentes aux
plus anciennes, mettant ainsi en avant les dernières publications et ne facilitant
pas l’accès aux publications plus anciennes. On remarque alors qu’une plus
grande importance est donnée aux événements récents sur les réseaux sociaux,
comme si ceux-ci parlaient mieux de nous. Les liens sont aussi utilisés dans les
publications pour mener à des pages sur d’autres sites : un article sur un blog,
des images, de la musique, des vidéos etc. Ces éléments permettent d’augmenter
les publications en indiquant directement ce dont on parle.
En 2007, Twitter a rendu possible l’utilisation des hashtag sur son site. Il s’agit
de mots clés permettant un regroupement facile des tweets ayant le même sujet,
et permettant donc à chacun d’apparaître aux yeux de tous en cas de recherches
sur ces mots là. Cependant, les hashtag ne participent pas uniquement de
l’écriture de soi pure. Comme l’explique Wikipédia, « tous les jours, de nombreux
hashtags voient le jour et se popularisent par viralité, selon l’actualité du
moment ou pour des raisons humoristiques. De nombreux médias, acteurs
institutionnels, marques… promeuvent des hashtags, sur Twitter et d’autres
supports (télévision, publicité, presse papier…) pour inciter les internautes
à communiquer sur leurs sujets ». La notion de viralité est ainsi au centre
de l’utilisation des hashtag, lesquels ne sont pas seulement utilisés par des
personnes physiques pour classer les messages qu’ils donnent à voir aux autres,
mais aussi par les entreprises pour faire parler d’elles, ou par des ensembles de
personnes afin de soutenir des causes.
Depuis quelque temps, Facebook permet à chacun d’augmenter ses publications
en ajoutant son activité ou son humeur. Ainsi, il est possible de préciser que l’on
se sent heureux ou triste, ou bien que l’on est en train de jouer à tel jeu, ou de lire
un certain livre. On retrouve ici la notion d’écriture automatique mentionnée
précédemment : avec ce type de publication, la mise en forme du message se
trouve formatée.
La localisation est également un élément important sur les réseaux sociaux.
Presque tous les réseaux sociaux permettent en effet d’afficher le lieu où l’on se
trouve au moment où l’on publie. Cela peut se faire de façon automatique ou
manuelle.
Par ailleurs, 300 millions de photos ont été publiées sur Facebook chaque jour en
2012, et Instagram estimait en décembre 2014 à 70 millions le nombre de photos
et de vidéos postées quotidiennement. On peut dès lors en conclure que la place
des images dans la construction des identités en ligne est très importante, et
poser la question de leur participation à la construction de soi en ligne.
Les images pour parler de soi
La relation entre l’écriture de soi sur internet et les images peut paraître
moins évidente que celle entre texte et écriture de soi. Pourtant, comme
l’expliquait André Gunthert, chercheur en histoire culturelle et études
visuelles, titulaire de la chaire d’enseignement d’histoire visuelle à l’École des
hautes études en sciences sociales (EHESS) dans un article sur les usages
sociaux de la photographie dans Études photographiques, « sur Facebook,
la discussion porte sur tous les aspects de l’existence. Les images n’y sont
pas mobilisées d’abord pour leurs qualités esthétiques, mais parce qu’elles
documentent la vie, participent au jeu de l’auto-présentation, et servent à des
fins référentielles. » _25. Les publications d’images peuvent en dire autant
sur un utilisateur que les publications textuelles qu’il poste, car le choix de la
publication d’uneimage est signifiant en soi. En effet, le fait de donner à voir
ses photos de vacances, des photos de ses amis, de son animal de compagnie,
du repas que l’on s’apprête à manger etc. permet de se raconter. On peut parler
ici de récit de vie sous forme de photographie. Et c’est d’ailleurs ce que met
en avant Instagram, application et service de partage de photos et de courtes
vidéos, sur sa page d’accueil en expliquant : « Instagram est une manière rapide,
belle et amusante de partager votre vie avec vos amis et votre famille ». Cette
application, que l’on peut aisément considérer comme un réseau social du fait
de ses fonctions de partage et d’échange, comme la possibilité de s’abonner
à d’autres utilisateurs et de commenter leurs photographies, met en avant la
possibilité offerte à chacun de raconter sa vie à travers la photographie. André
Gunther explique : « La question fondamentale que je me suis posée au début de
ma recherche était : « à quoi servent les images dans un contexte d’utilisation
sociale ? ” Et finalement, ma conclusion est qu’elles servent de support à des
récits. ».
Ainsi, le fait de poster une image sur un réseaux social n’est pas innocent : il
s’agit d’une forme de représentation de soi et, comme évoqué dans la première
partie de ce mémoire, d’une mise en scène de soi.
Ces dernières années, on a vu apparaître sur Youtube des vidéos nommées
« vlogs », contraction de « vidéo log », journal vidéo, où les youtubers se filment
tout au long de la journée pour raconter leur vie. Cette pratique nous indique
que les images animées peuvent elles aussi être mobilisées pour se montrer aux
autres. L’apparition en 2013 de Vine, une application permettant la publication
de vidéos de 6 secondes, et la possibilité dès 2014 de partager des vidéos sur
Instagram renforce cette idée que les vidéos sont de plus en plus utilisées
pour se raconter en ligne. La photo de profil, image dominante sur un profil
de réseau social, est l’image qui sert de représentation de soi. Contrairement à
notre corps, qui sert de représentation première dans le monde physique, sur
les réseaux sociaux, on peut choisir cette image. Bien évidemment, on peut
décider de donner à voir un portrait simple, mais l’on peut aussi se montrer
d’une autre façon, à travers un portrait en groupe, une partie de son corps, un
profil particulier (de côté, de dos…), une photo de soi enfant, etc. Ainsi, de la
même manière qu’on modèle le physique du personnage, de l’avatar que l’on va
incarner dans certains jeux vidéo, on peut choisir sa représentation visuelle par
le biais de sa photo de profil sur un réseau social.
La récupération et la construction d’identité
Mais la question de la photo de profil nous montre que la démonstration
de soi ne se fait pas uniquement au travers des photos de soi. En effet, il est
courant de voir en photo de profil un dessin, la photo de quelqu’un d’autre, un
paysage, une capture de film etc. André Gunthert explique à ce sujet que « les
avatars des réseaux sociaux nous montrent abondamment que l’image que nous
choisissons pour nous représenter n’est pas nécessairement celle à laquelle
nous réduit l’identification policière – notre physionomie. Portrait d’acteur
ou d’actrice, animal totémique, tableau, masque, affiche, détail corporel, etc. :
comme un blason, comme un jeu, on peut retenir à peu près n’importe quelle
image pour lui faire dire qui nous sommes. Un portrait n’est pas seulement
un buste, qui n’est que la forme la plus traditionnelle de la présentation de soi
: il est une déclaration publique qui porte le message de notre revendication
_25 Gunthert André,
L’image conversationnelle.
Les nouveaux usages de la
photographie numérique,
http://culturevisuelle.org/
icones/2966, le 8 avril 2014
identitaire. » _26 . Il est ainsi impossible de limiter la question de l’identité en
ligne à travers les images aux photographies personnelles, et encore moins à
celle de la représentation de son physique en ligne. Car la représentation de soi
en ligne peut se faire à travers d’autres types d’images.
Pinterest, site se situant entre le réseau social et le site de partage d’images,
permet à chacun de publier des images glanées sur internet, ou de ré-épingler
celles qui nous intéressent et qui sont déjà sur le site, le tout dans différents
albums, appelés « tableaux ». Sur Tumblr, plateforme de micro-blogging utilisée
majoritairement pour publier des images, on remarque la même pratique de
récupération d’images, grâce à la possibilité de rebloguer les publications des
autres. Si les images que chacun poste ou reposte sur ce type de plateforme
ne sont pas des portraits de soi ou des photos que l’on a soi même prises afin
de montrer des instants de vie aux autres, elles ont pourtant un caractère
autobiographique : ces images que l’on choisit de montrer à son cercle de
contacts, parlent dans un certain sens de nous, puisqu’elles expriment nos
intérêts, nos goûts, notre humour… Par exemple, si je décide de poster une
capture d’image d’un film sur Tumblr, c’est que j’apprécie le film en question,
que cette image signifie quelque chose pour moi, que je la trouve esthétiquement
intéressante, ou simplement drôle. Quelle que soit la raison de sa publication,
le fait que je choisisse de donner à voir cette image dans un espace qui m’est
personnel me permet de me construire face au regard des autres.
On peut ici parler de récupération des images à des fins de monstration de
soi. Car de la même manière qu’une collection, ces éléments disent quelque
chose de nous. Chacun peut en outre réutiliser la même image pour parler de
choses différentes. Si l’on reprend l’exemple de la capture de film, que je choisis
de publier sur Tumblr afin de montrer aux autres que j’apprécie ce film, cette
même image pourra en revanche être postée par quelqu’un d’autre parce qu’il
apprécie l’acteur présent sur l’image, et par une troisième personne parce qu’elle
trouve cette image comique. Une seule et même image peut ainsi être porteuse
de significations différentes, en fonction des personnes et de ce qu’elles veulent
montrer aux autres.
La question de la récupération pour parler de soi ne se limite par ailleurs pas
à la publication d’images glanées sur internet. On retrouve toute sorte de
récupérations. Il est en effet courant de publier des vidéos, des articles, des
liens vers des musiques etc. sur les réseaux sociaux. Ces éléments apparaissent,
comme expliqué précédemment sous la forme de texte hyperlien. Mais un texte
peut également constituer une récupération sans pour autant être un lien qui
mène à un autre emplacement sur le web. Il est en effet fréquent de trouver sur
les réseaux sociaux des publications composées de citations, d’extraits de texte,
etc. Ces éléments permettent alors de parler de soi au travers les mots écrits par
d’autres.
Sur Twitter aussi, il est courant de « retweeter » les publications des autres. Tout
comme le bouton « reblog » sur Tumblr, cette fonctionnalité permet de reposter
les écrits des autres sur son propre profil. L’auteur initial est ainsi directement
renseigné, mettant en avant le fait que la publication a bien été récupérée
ailleurs, et réutilisée pour parler de soi. On observe donc que les signes utilisés
pour se donner à voir en ligne peuvent être des publications originales mais
aussi des textes, des liens, des images. récupérés. Cependant ces éléments,
même s’il ne sont pas imaginés par nous directement parlent tout autant de
nous que les récits de vie que l’on publie directement.
_26 Gunthert André,
L’image conversationnelle.
Les nouveaux usages de la
photographie numérique,
http://culturevisuelle.org/
icones/2966, le 8 avril 2014
II — Les interfaces d’écriture de soi
Si la question des signes utilisés dans la monstration de soi en ligne est
primordiale, il est sans doute nécessaire de s’intéresser aussi aux moyens mis en
œuvre pour publier ces signes et se demander si les interfaces graphiques des
réseaux sociaux peuvent avoir une influence sur nos pratiques.
Un article de Wikipédia définit l’interface graphique comme « un dispositif de
dialogue homme-machine, dans lequel les objets à manipuler sont dessinés
sous forme de pictogrammes à l’écran, que l’usager peut utiliser en imitant
la manipulation physique de ces objets avec un dispositif de pointage, le plus
souvent une souris. » _27. Ainsi, il s’agit de la forme que prend visuellement un
site internet, afin de rendre compréhensibles, et donc accessibles, ses différents
éléments.
_27 http://fr.wikipedia.
org/wiki/Interface_graphique
– le 2 avril 2015
Si la sociologie des usages nous apprend qu’il est illusoire de penser que les
technologies déterminent leur utilisation par la contrainte, alors que c’est la
réappropriation des technologies par les individus qui en fait l’usage concret, il est
néanmoins nécessaire de questionner le rôle des interfaces graphiques dans les
usages.
Deyan Sudjic dans Le langage des objets explique que « les objets déterminent à
leur façon non seulement notre usage de la pièce mais aussi de l’habitation dans
son ensemble. Ils modèlent notre relation aux autres, notre façon de manger, de
nous assoir, de nous regarder ». Si cette phrase est vraie pour les objets, on peut
tenter de l’étendre aux interfaces des réseaux sociaux. En effet, celles-ci peuvent
en quelque sorte modeler notre relation aux autres, aux actualités, à soi etc.
Comme l’explique Stéphane Vial, docteur en philosophie et maître de conférences
en design à l’université de Nîmes, « la manière dont les choses apparaissent l’ontophanie - détermine directement la nature de l’expérience que l’on peut
en faire » _28. On comprend donc que l’interface joue probablement un rôle
important dans la façon dont nous nous montrons aux autres.
Si chaque site de réseautage social a une mise en page particulière et différente,
on peut facilement s’apercevoir que celles-ci sont généralement conçues sur
le même modèle. En effet, l’image de profil se retrouve régulièrement en haut
à gauche, à proximité du nom de l’utilisateur, suivi de quelques informations
personnelles telles que la localisation, une courte description, les études ou le
métier. La colonne principale sert quant à elle à répertorier toutes les publications,
de la plus récente à la plus ancienne, mettant ainsi en avant les évènements les
plus récents, de façon linéaire. Ainsi, tous les profils ont le même format, quel
que soit l’utilisateur. On retrouve en outre des similitudes typographiques : les
réseaux sociaux utilisent presque uniquement des linéales modernes : Helvetica
Neue, Arial, Verdana, Proxima-Nova etc. : des polices globalement connotées
objectives et neutres. Ce choix tient alors probablement de l’envie de mettre le
message en valeur en rendant invisible la forme. Le choix des couleurs est lui
aussi généralement déterminé par les réseaux sociaux, laissant peu de place à la
personnalisation. Seul Twitter fait figure d’exception à cet égard, laissant le choix
de la couleur des liens sur sa page personnelle.
La personnalisation dans les réseaux sociaux ne vient donc pas de la mise
en forme mais du contenu. En effet, chacun publie des choses différentes,
se connecte avec des pages et des personnes différentes. Et si chacun doit se
soumettre à une mise en page similaire, le contenu ne sera, lui, jamais le même
entre les différents utilisateurs, produisant ainsi un espace personnel et unique.
On s’aperçoit aussi que le modèle décrit précédemment a de grandes similitudes
avec celui du curriculum vitae, document détaillant le parcours et les compétences
_28 Vial Stéphane, L’être et
l’écran, Presses Universitaired
de France, 2013, p.250
acquises utilisé pour se mettre en avant, « se vendre » à un employeur ou une école.
Ce modèle a fait ses preuves en termes de connaissance des autres, mais il vise
directement à se donner à voir de façon normée, sous son meilleur aspect, à se
montrer comme on a envie que les autres nous voient et à se théâtraliser, comme
évoqué dans la première partie de ce mémoire. Si les sites de réseautage social
reprennent ce modèle, on est en droit de se demander si la théatralisation est la
source ou la conséquence de cette forme. La forme découle de l’usage ou l’usage
de la forme ? Nous avons déjà un indice de la réponse à cette problématique en
observant l’historique des interfaces de Facebook, où l’on remarque qu’une grande
partie des éléments et de la mise en page étaient présents dès 2005, alors que de
nombreuses fonctionnalités sont apparues depuis (fil d’actualité en 2006, création
des « statuts » en 2008, etc.).
En observant plus précisément les différents éléments de l’interface, on s’aperçoit
qu’ils visent souvent à nous faire ajouter du contenu en permanence. Les réseaux
sociaux nous incitent par exemple à nous exprimer et à partager du contenu avec
des phrases d’accroche comme « Quoi de neuf ? » ou « Exprimez-vous ». Facebook,
en plus de cette accroche incite, à partager le lieu l’on se trouve, les gens avec
qui l’on est, notre humeur ou notre activité, donnant la possibilité d’ajouter ces
informations à un statut ou à une image. Ces éléments sont mis en avant et nous
incitent à les utiliser. On se retrouve ainsi à raconter que l’on est en train de
regarder un film, ou que l’on est en week-end à Châtellerault parce que le site nous
a suggéré de mettre en ligne cette information. « Le design d’interface contient
des choix techniques prouvant que le dispositif n’est jamais totalement neutre et
qu’il a une incidence sur nos comportements en ligne. » _29 explique à ce propos
Rémy Rieffel, sociologue des médias, professeur à l’université Paris II PanthéonAssas et à l’Institut français de presse (IFP) dans Révolution numérique,
révolution culturelle.
De la même façon, Facebook nous suggèrera régulièrement de rajouter des
éléments de profil tels que l’établissement scolaire fréquenté ou les membres de
sa famille si ceux-ci ne sont pas déjà renseignés, afin de compléter son profil et
de, peut être, « retrouver des amis ». Car avoir des « amis » et partager sa vie avec
eux est bien l’intérêt principal des réseaux sociaux. L’interface graphique suggère
d’ailleurs sans cesse de rajouter des amis. En effet, sur pratiquement tous les
réseaux sociaux on retrouve une liste de suggestion de contacts, basée sur les
amis déjà connectés à soi, sur les établissements scolaires fréquentés ou sur la
profession. Graphiquement, ces suggestions sont souvent similaires, composées
de la photo de profil suivies du nom et des éléments que l’on a en commun avec
ces amis potentiels, afin d’encourager la connexion.
L’aspect social des réseaux sociaux tient aussi dans la page d’accueil. Celle-ci
regroupe toutes les publications des personnes et des pages avec lesquelles on est
lié. Là encore, la mise en page des publications est plus ou moins commune sur
tous les réseaux sociaux : photo de profil et nom de l’utilisateur sur la première
ligne, date et heure sur la ligne suivante, suivie de la localisation si l’on décide de la
donner à voir. La publication est ensuite affichée avec la ou les images, la vidéo, ou
le cadre du lien s’il y en a. Enfin, on trouve les réactions : likes, favoris, retweets ou
commentaires. Cette mise en forme a de grandes similitudes avec les publications
sur les blogs et les journaux en lignes. Pour Facebook, cette page d’accueil
regroupe aussi les mentions d’activité sur le réseau, générées automatiquement
par le système, et les intéractions, c’est à dire les éléments de l’identité agissante
décrits par Fanny Georges. Ceux-ci se mêlent alors au flux des publications, et
se placent ainsi au même niveau que les publications. Ce mélange d’éléments de
différentes personnes, ordonnés en fonction de ce que Facebook considère plus
pertinents, s’affiche là encore de façon linéaire, comme les articles d’un blog ou
d’un magazine en ligne.
On s’aperçoit ainsi que si, visuellement, toutes les pages apparaissent identiques,
elles sont différentes dans leurs contenus. L’aspect personnel des pages provient
des publications et des connexions que l’on établit, et non pas des mises en page.
_29 Rieffel Rémy,
Révolution numérique,
révolution culturelle, Gallimard,
Collection Folio, 2014, p.85
Conclusion
Nous avons donc vu que l’écriture de soi a évolué avec l’apparition des nouveaux
outils de communication. Si cette pratique relevait autrefois d’une envie
d’archiver sa vie mais aussi d’un souci d’introspection, on voit clairement que de
nos jours, l’écriture de soi se pratique surtout pour exister au yeux des autres,
et ce, à travers la construction d’identités. Cette pratique ne se fait donc non
plus pour soi, mais pour les autres. Et si l’on peut construire ses identités, se
théâtraliser, afin de se montrer tel que l’on a envie que les autres nous voient,
il apparaît clair que la maîtrise totale de cette construction est illusoire, et que
les autres y participent également. Au niveau des signes utilisés, nous avons pu
observer que si l’utilisation de textes que l’on a soi-même produit, d’images nous
représentant, ou de photographies que l’on a prises est courante, la réutilisation
de contenus préexistants afin de se raconter aux autres est tout aussi commune,
et participe tout autant à l’écriture de soi. Enfin, si toutes les pages des sites de
réseaux sociaux sont identiques visuellement, reprenant généralement la forme
d’un curriculum vitae et utilisant le même type de police, ce sont les contenus
mais surtout les connexions qui créent les nuances entre les différents profils,
donnant ainsi une impression de personnalisation.
On l’a vu, l’écriture de soi existe de nos jours majoritairement en ligne et sous
des formes pré-établies. On peut dès lors se demander s’il est possible de faire
exister ces éléments autrement. En 2014, Burger King, pour une l’opération
de lancement des ses nouveaux restaurants, avait réutilisé les tweets de ses
clients. De plus en plus, les agences de communication utilisent ces données
afin de mettre en avant leurs produits. Ces exemples de réutilisation d’écriture
de soi provenant des réseaux sociaux n’existent bien évidemment qu’à des fins
commerciales, mais la question de la remise dans l’espace physique de données
qui n’appartiennent qu’à l’espace virtuel m’intéresse particulièrement dans le
développement de mon projet de diplôme. En effet, la relation entre les espaces
numériques et physiques tend à se réduire de plus en plus, comme je l’expliquais
plus tôt dans ce mémoire. Réutiliser des éléments issus du numérique afin de
leur donner une existence dans le monde physique est donc quelque chose que
j’essaie de questionner depuis quelque mois, grâce à des installations, à des
collages, etc., afin de mettre en valeur les notions de fragments d’identité et de
relation au corps et à l’espace.