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L’écriture de soi et les nouveaux outils de communication Pauline Miele Mémoire de DNSEP Mention Design Graphique Multimédia École Supérieur d’Art de Pyrénées — Site de Pau AVRIL 2015 Introduction Il serait facile de considérer que la pratique de l’écriture de soi se limite au journal intime ou à l’autobiographie. Mais de nos jours il apparait évident qu’on ne peut la restreindre à ces deux seules pratiques. Avec l’apparition des blogs, des réseaux sociaux etc. l’écriture de soi a évolué ; les nouveaux outils de communication sont devenus eux mêmes des outils d’écriture de soi, faisant ainsi évoluer cette pratique, aussi bien sur le fond que sur la forme. Car écrire sur internet, que ce soit sur un blog, sur un réseau social, dans un mail, pour parler de sa vie intime et de ses sentiments, ou même pour critiquer le dernier film que l’on a vu, partager le lien d’un article que l’on a aimé, donner son avis sur la politique, ou montrer ses dernières photos de vacances, constitue bel et bien une écriture de soi, puisque ces éléments parlent, dans un certain sens de nous. Il est cependant évident que les enjeux de l’écriture de soi en ligne sont différents de ceux de l’écriture de soi sur papier. Car si l’écriture d’un journal intime relève d’une interrogation sur sa propre identité, avec, entre autres, la pratique de l’introspection, l’écriture de soi en ligne relève forcément d’autre chose, puisque cette pratique se fait aux yeux de tous. Ainsi les motivations de l’écriture de soi en ligne nécessitent d’être interrogées sur ce qu’elles révèlent des hommes qui la pratiquent. De plus, si les enjeux ont changé, on observe que les formes ont également évolué. En effet, l’écriture de soi en ligne ne se limite pas au récit de vie sous forme de texte, mais relève de beaucoup d’autres signes, qu’ils soient graphiques, visuels ou sonores. Ces éléments utilisés pour se raconter sont donc aussi à questionner afin de comprendre comment l’on écrit sur soi grâce aux nouveaux outils de communication. Enfin si les formes doivent être interrogées, les outils qui permettent la publication et la visualisation de ce type de contenu doivent l’être aussi. En effet, écrire sur un écran grâce à des interfaces ne se fait pas de la même façon que sur du papier, et l’on doit alors se demander si les interfaces mises en place pour l’écriture de soi peuvent avoir une influence sur le contenu qu’ils mettent en avant. Ce mémoire étudiera donc ce qu’est l’écriture de soi de nos jours, et les formes et outils mis en place en termes de design graphique pour écrire de soi. Nous questionnerons donc dans un premier temps l’évolution des outils d’écritures de soi, du papier aux pratiques actuelles, afin d’avoir un aperçu de l’ensemble de ces pratiques. Avec cette évolution, on questionnera aussi les notions d’identité et leur relation entre réel et virtuel, pour enfin interroger la place de l’homme dans ses données personnelles. Puis dans un second temps, nous nous interrogerons sur les signes utilisés pour écrire sur soi, en questionnant particulièrement la relation aux images, pour ensuite s’intéresser aux outils utilisés, aussi bien pour produire des écritures de soi, que pour les donner à voir à travers les interfaces. Partie 1 : L’écriture de soi : vecteur d’identités I — Du papier à l’écran : histoire de l’écriture de soi Le papier, outil historique de l’écriture de soi Il est couramment considéré que l’Apologie de Hattusili III, texte datant du XIIIe siècle av. J.-C et gravé sur deux tablettes, racontant le parcours du roi Hattusili, de sa naissance à son accession au trône, est le premier texte autobiographique. Il s’éloigne néanmoins de l’autobiographie au sens moderne du terme, de par sa portée politique et propagandiste puisqu’il n’a pas pour but de raconter la vie intime du roi mais de relater uniquement des faits publics. Dès l’Antiquité, les philosophes grecs pratiquaient l’écriture de soi dans un souci d’introspection. « Gnothi seauton », « connais-toi toi-même », gravé à l’entrée du temple de Delphes, invitait en effet déjà les hommes à apprécier leur propre mesure par rapport aux dieux. Platon écrivait dans l’Apologie de Socrate : « Une vie à laquelle l’examen fait défaut ne mérite pas qu’on la vive. ». En effet, au Ve siècle av. J.-C., les commerçants, les philosophes, les théologiens, les étudiants, etc., utilisaient des hypomnemata, qui leur servait de carnet de comptes, de registre public, etc. mais pouvaient aussi contenir des réflexions personnelles, des citations d’ouvrages, des actions vues… Ces hypomnemata n’étaient pas nécessairement des écrits intimes, mais constituaient surtout une mémoire matérielle. Michel Foucault, dans L’écriture de soi explique : « Ils constituent […] un matériel et un cadre pour des exercices à effectuer fréquemment : lire, relire, méditer, s’entretenir avec soi-même et avec d’autres, etc. Et cela afin de les avoir, selon une expression qui revient souvent, “ prokheiron, ad manum, in promptu. “ “ Sous la main “ donc, non pas simplement au sens où on pourrait les rappeler à la conscience, mais au sens où on doit pouvoir les utiliser, aussitôt qu’il en est besoin, dans l’action. ». Quelques années plus tard, Épictète _1 , philosophe stoïcien, expliquait : « Garde ces pensées nuit et jour à la disposition. Mets-les par écrit. Fais-en la lecture. ». L’introspection, le souci de soi, l’examen de conscience, étaient donc des pratiques courantes chez les philosophes de l’Antiquité. _1 Entretiens, , livre III, chapitre 24, lignes 103-104 Chez les Romains, à partir du Ve siècle av. J.-C., les plus illustres citoyens consignaient les souvenirs de leur vie publique ou militaire dans des mémoires, à l’époque appelés commentaires (commentarii, traduction latine du grec hypomnèmata). Bien plus tard, avec la diffusion du papier en occident vers le XIIe siècle, de nombreux auteurs écriront leurs Mémoires, textes proches du genre autobiographique, dans lesquels l’auteur raconte sa propre vie, mais en axant son récit sur des faits historiques auxquels il a assisté en qualité de témoin ou pris part en tant qu’acteur, donnant ainsi à ces écrits une portée historique. Ces écrits n’avaient donc plus pour but de s’interroger sur sa propre existence, mais de laisser des traces de soi. C’est avec Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, racontant les cinquantetrois premières années de la vie de l’auteur jusqu’en 1767 mais publiées de façon posthume en 1782-1789 qu’est apparu le genre autobiographique au sens moderne du terme. L’autobiographie est définie par Philippe Lejeune, spécialiste de ce genre, comme « un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » _2. Par la suite, de nombreux auteurs écriront à leur tour leurs autobiographies, portés par l’esthétique romantique du XIXe siècle, qui met au premier plan le « moi » individuel et les « récits de vie ». Le journal intime lui, est apparu sous sa forme moderne à la fin du XVIIIe siècle dans le milieu bourgeois, même si certains considèrent que les Essais de Montaigne, écrits à partir de 1572 et jusqu’à la mort de l’auteur, font partie du genre du journal intime. On le définit comme un texte rédigé de façon régulière ou intermittente et présentant les actions, les réflexions ou les sentiments de l’auteur. Il se différencie de l’autobiographie par le fait qu’il soit écrit au jour le jour quand l’autobiographie, elle, est écrite de façon rétrospective, longtemps après avoir vécu les événements racontés, mais aussi par le fait qu’un journal intime, est comme son nom l’indique, intime. Il n’est donc pas destiné à être lu par autrui : on y écrit pour soi et non pour les autres. Un dernier genre de l’écriture de soi est la correspondance, définie comme un échange de courriers entre deux personnes, généralement étalé sur une longue période, et qui s’est développée avec l’expansion romaine et la construction des routes. Mais c’est surtout à partir du XVIIe siècle que le genre épistolaire a pu connaitre son essor, grâce au déploiement des postes. De nombreuses œuvres épistolaires ne parlent pas de la vie intime de leurs auteurs, mais surtout de la société qui les entoure, des événements historiques de leur époque etc. En ce sens, la correspondance se trouve donc à la croisée entre les mémoires et le journal intime. Les pratiques d’écriture de soi existent donc depuis longtemps. Ces écrits ont emergé en raison d’une envie de laisser des traces de son existence, et donc, pour les personnages publics importants, d’archiver l’histoire, mais également, dans un souci d’introspection, afin de s’interroger sur sa vie et, potentiellement, de devenir meilleur. Écriture de soi à l’écran Si l’écriture de soi est apparue il y a bien longtemps, elle a très largement évolué en passant du papier à l’écran. En effet, avec l’apparition des ordinateurs personnels, certains ont choisi de pratiquer l’écriture de soi à l’écran plutôt que sur papier, même si Olivier Donnat, dans un rapport d’enquête sur les pratiques culturelles des Français à l’ère du numérique en 2008 notait que « 74% de ceux qui écrivent un journal utilisent un cahier ou des feuilles de papier, 18% un ordinateur et 8% ont recours aux deux supports. […] Ce choix s’explique notamment par le fait que certains d’entre eux ne disposent pas d’ordinateur, _2 Lejeune Philippe, Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975 (nouv. éd. 1996), p. 14 mais le fait que les deux tiers soient internautes montre à l’évidence qu’il s’agit dans la plupart des cas d’une réelle préférence pour le papier, au moins pour certaines formes d’écriture. ». Il y a six ans, l’écriture d’un journal intime à l’écran était donc une pratique assez marginale. Avant cela, entre 1998 et 2000, Philippe Lejeune avait effectué une enquête sur la pratique du journal intime à l’écran, qu’il a ensuite publiée dans « Cher écran… », sorti 2000. Certes, en seize ans, le nombre d’ordinateurs personnels a fortement augmenté, et des progrès en matière de micro-informatique ont été faits, provoquant une évolution de cette pratique, mais il y a probablement de nombreuses choses à retenir de cette enquête. Philippe Lejeune explique dans son livre que « le cahier est inerte, plat, il appartient à la nature inanimée, c’est un fantôme de lettres, un ersatz de livres. L’ordinateur a plus de relief, de personnalité, c’est un organisme vivant qui s’allume et s’éteint, vous joue des tours, vous surveille… » _3. L’ordinateur a donc une présence physique plus forte. Cette présence change le rapport à l’écriture, en plaçant une distance vis-à-vis des écrits, accentuée par le fait que devant un écran, on se retrouve en position de face à face, quand avec le papier on se place en position de domination face à ses écrits. Le démarrage de l’ordinateur, le fait d’ouvrir un éditeur de texte, de créer un nouveau document etc., tout ce cérémonial permet aussi de mettre une certaine distance avec l’écriture. Et on aurait pu penser qu’avec un ordinateur, l’émotion disparaîtrait, et c’est en effet ce que pensaient les adeptes du papier dans l’enquête de Philipe Lejeune. Mais, pour les diaristes d’écran, c’était le fait de se trouver face à un texte tapuscrit et non leur propre écriture qui leur permettait de s’objectiver, d’effectuer une réelle introspection. Les adeptes du papier, eux, évoquaient plus le plaisir de l’acte, la richesse de l’inscription, la praticité, car un cahier peut s’emmener partout contrairement à un ordinateur (à l’époque, le nombre d’ordinateurs portables n’était pas aussi élevé, et les tablettes n’existaient pas), la possibilité de dessiner, de gribouiller, d’arracher des pages, pour retranscrire réellement ses émotions. _2 Lejeune Philippe, « Cher écran… », Seuil, 2000, p. 20 Ainsi, on observe que l’écriture de soi à l’écran et l’écriture sur papier ont les mêmes motivations (retranscription des émotions, désir d’introspection, envie d’archiver des moments de sa vie etc.). Cependant, les adeptes de l’écran et ceux du papier ont des façons différentes d’appréhender l’écriture de soi. Les diaristes à l’écran ont un besoin d’objectivation, possible selon eux grâce à l’écriture tapuscrite. Les adeptes du papier ont en revanche besoin du plaisir que procure le papier : le toucher, le raturer, déchirer des pages… ce qui est impossible à l’écran. L’écriture de soi sur internet L’écriture de soi à l’écran ne concerne pas uniquement le journal intime sur éditeur de texte. Avec l’apparition du World Wide Web au début des années 1990, certains ont très vite choisi l’écriture de soi en ligne avec d’abord les journaux intimes en ligne, puis les blogs et aujourd’hui, les réseaux sociaux. Les journaux intimes en ligne sont probablement apparus dès les premières années du web, dans les années 1990. « En octobre 1999, ils étaient 68 diaristes en ligne, un an plus tard le double. […] Les cyberdiaristes de 2000 étaient rares parce qu’il fallait être capable de créer soi-même son site et qu’une très faible partie de la population française était connectée à Internet. » _4 expliquait Philippe Lejeune dans une conférence sur l’autobiographie et les nouveaux outils de communication à Lyon en 2011. Pour certains, le journal intime doit rester secret, et n’être lu par personne : la notion d’intimité « implique la destination (on écrit pour soi seul) et le contenu (ce qu’on ne dit pas aux autres). Elle semble s’autodétruire dès lors que le journal est communiqué. Mais il y a des transgressions (écrire aux autres ce qu’en général on ne dit pas) et des échelonnements (il y a différents autres)… » _5 . En revanche, d’autres _4 Lejeune Philippe, L’autobiographie et les nouveaux outils de communication, Conférence, Lyon, 6 octobre 2011 _5 Lejeune Philippe, « Cher écran… », Seuil, 2000, p.228 ressentent l’envie, ou le besoin de se donner à voir. Avec les journaux en ligne, une relation peut se créer entre l’auteur et ses lecteurs. C’est cette relation qui se retrouve au centre de cette pratique de partage de soi, ainsi qu’une envie de se montrer et d’exister sur internet. Dès la fin des années 1990 sont aussi apparus les premiers blogs personnels, très vite suivis par les plateformes de blogging, rendant accessible à tous cette pratique. Le mot blog, né de la contraction de « Web log », littéralement, journal sur le web, rapproche cette pratique du journal personnel que l’on connait sur papier. Utilisé pour la publication périodique et régulière d’articles, généralement succincts, et rendant compte d’une actualité autour d’un sujet donné, chacun peut y raconter sa vie, partager des photos, mais aussi écrire sur n’importe quels sujets : ils sont ainsi un moyen de s’exprimer, de partager ses opinions politiques, ses passions (avec des domaines allant de la cuisine, la mode, le design graphique, à la physique quantique ou à l’agriculture biologique…), ils peuvent aussi raconter l’atteinte d’un objectif à long ou moyen terme… Là encore, il est question de partage avec les autres, d’échanges. On n’écrit pas un blog seulement pour soi, mais pour les autres. Avant l’expansion des réseaux sociaux, les blogs étaient l’un des moyens les plus simples pour avoir une page personnelle, et, par exemple, pour les adolescents de 2005, exister en ligne passait obligatoirement par la création d’un ou de plusieurs Skyblog. De nos jours, la pratique du blogging existe encore, mais, pour les adolescents, elle se limite majoritairement aux Tumblr remplis d’images. La grande majorité des blogs servent dorénavent à partager ses passions, parler de politique, mettre en avant son entreprise etc. mais le partage de soi via ce type de plateforme est de moins en moins courant. Les réseaux sociaux sont eux apparus dès 1995 avec Classmates.com, mais c’est à partir des années 2000, avec Friendster et MySpace qu’ils se sont réellement développés. Utilisant le modèle du « cercle d’amis », ces sites permettaient de se créer une communauté, composée de ses amis, des personnes ayant les mêmes centres d’intérêt, ou juste de connaissances. En 2004, Facebook, qui était à l’époque réservé aux étudiants des universités américaines, introduisait le concept de « mur », affichant les derniers événements concernant l’utilisateur (par exemple les posts qu’il a publiés, les amis qu’il a ajoutés, les dernières photos qu’il a partagées, etc.) et permettant aux amis de l’utilisateur d’y laisser des messages. Sur les réseaux sociaux, le but est donc clairement de partager sa vie avec ses amis, et non plus d’écrire de soi et pour soi. Les e-mails et la messagerie instantanée, créés dès les débuts d’Internet, dans les années 1960, ont quant à eux pris une grande place dans notre vie. On observe en effet que chaque seconde, 3.4 millions d’emails sont envoyés. Si une majorité de ces emails sont des spams, messages indésirables envoyés en masse, ils restent un moyen de communication très populaire, tout comme les SMS et les messageries instantanées. Si l’utilisation de l’e‑mail se rapproche en un sens de la correspondance papier (même si ce moyen de communication est beaucoup plus rapide, et qu’il est courant d’envoyer un email à son voisin de table pour uniquement lui transmettre un lien, une image etc.), la messagerie instantanée, elle, se rapproche surtout de la conversation en raison de son immédiateté (si j’envoie un email à quelqu’un, il ne répondra pas dans les secondes qui suivent, contrairement à la messagerie instantanée). Cependant, même si ces moyens de communication ont pris une grande place dans nos vies, la correspondance papier n’a pas totalement disparu. Il reste courant d’envoyer une carte postale lorsque l’on part en vacances par exemple, et beaucoup d’échanges officiels se font encore sur papier, probablement pour des raisons de sécurité. L’écriture de soi sans écrire : la mesure de soi Depuis plusieurs années, une nouvelle pratique d’écriture de soi a fait son apparition : le life-logging, pratique qui consiste à mesurer sa vie : le nombre de pas, ce que l’on mange, les musiques écoutées, le rythme cardiaque, le nombre de fois où l’on a vu certaines personnes dans l’année etc. En résumé, tout ce qui peut être formulé sous forme de base de données. La connaissance et l’amélioration de soi sont généralement les raisons évoquées dans cette pratique. On peut donc dans une certaine mesure rapprocher cette pratique du journal intime, même s’il ne s’agit pas d’introspection car on ne parle pas de pensées et de psychologie, mais plutôt d’une évaluation de ses performances afin de les améliorer. Si dans le passé, la quantification de soi s’effectuait généralement sur des cahiers ou des tableurs, on a vu apparaître depuis quelques temps de nombreux objets connectés permettant de se mesurer (balances, bracelets qui enregistrent le rythme cardiaque, podomètres etc.), et de plus en plus d’applications web ou mobile donnent la possibilité d’enregistrer, puis de partager ces données. De plus, incorporer ces nouveaux types de fonctionnalités dans nos téléphones nous pousse à nous mesurer : le Samsung S5 permet par exemple de mesurer sa fréquence cardiaque, et Apple, avec ses iPhone 6 et 6 plus, propose de se mesurer grâce à son application Santé, mettant d’ailleurs en avant cette fonctionnalité dans ses publicités. Natasha Schull, anthropologue et professeure au MIT, dans une interview pour l’émission Place de la Toile en 2014, parlait alors de « gamification de la santé » _6 pour expliquer cet engouement pour le selftracking. Ainsi, si on observe qu’au départ, la quantification de soi peut se faire uniquement pour soi, pour mesurer ses performances et s’améliorer, on remarque aussi qu’avec le développement d’applications et d’objets connectés permettant ce type de mesure, les notions de partage, et de comparaison aux autres sont autant mises en avant que l’amélioration de soi, pour soi. En effet, la plupart des appareils et des applications de self-tracking possèdent des fonctions de partage dans le réseau propre à l’application, ou sur les réseaux sociaux comme Facebook, Twitter ou Google+ : « Le partage des données fournies à chacun par ces technologies numériques serait donc de pouvoir ajouter à son réseau ceux qui partagent les mêmes dépenses caloriques, le même rythme cardiaque et les mêmes oscillations de tension artérielle que soi. » _7 expliquait Serge Tisseron dans un article de son blog début 2014. On voit dès lors apparaître une automatisation des écriture de soi : il n’est plus besoin d’écrire pour raconter sa vie aux autres contrairement aux pratiques d’écriture à l’écran en réseaux évoquées précédemment (blog, réseaux sociaux etc.), mais simplement d’appuyer sur un bouton de partage. _6 Place de la Toile, émission du 14 juin 2014, France Culture _7 Tisseron Serge, Partager sur Internet sa tension artérielle et ses rythmes de sommeil, www.sergetisseron.com/blog/ partager-sur-internet-satension, 1er février 2014 Ce type d’écriture s’est aussi développé en dehors de la pratique de la quantification de soi. En effet, lorsqu’on écoute par exemple un album sur Deezer, ou que l’on regarde une vidéo sur Youtube, et que l’on souhaite partager ce contenu avec ses contacts, on retrouve systématiquement un bouton de partage. Il suffit de cliquer dessus pour qu’un message se poste automatiquement sur le réseau social choisi. De même avec les jeux, qui proposent de partager ses scores avec ses amis, ou de leur demander de l’aide. De cette automatisation, naît alors un formatage des écritures. En effet, puisque les messages sont postés automatiquement, ils sont alors tous conçus sur le même modèle, même s’il est évidemment généralement possible de modifier le texte qui accompagne ce que l’on souhaite partager. Cependant le texte par défaut étant toujours le même, il est possible de se retrouver avec un profil remplis de publications formatées et totalement impersonnelles, en dépit de la nature individuelle des publications. Et si de nos jours, on voit déjà apparaître de nombreux articles du site Wikipedia générés par des ordinateurs _8 , on peut penser qu’il sera peut-être un jour possible de se retrouver avec des profils entiers composés de façon automatique. _8 Seibt Sébastian, Le roi de Wikipedia ? Un petit programme suédois, http://www.france24. com/fr/20140715-lsjbotwikipedia-bot-suedesverker-johansson-articleencyclopedie-internet, 16 juillet 2014 On voit donc qu’avec la création d’internet, puis du World Wide Web, les pratiques d’écriture de soi se sont développées, mais sont principalement devenues des écritures pour les autres, et non plus pour soi uniquement. Le partage de soi devient alors le but principal de l’écriture de soi en ligne. II — Partage de soi et construction d’identités Extimité : se montrer pour exister ? C’est Serge Tisseron, docteur en psychologie, psychiatre et psychanalyste français, qui a introduit le terme d’ « extimité » afin de qualifier « le mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique. Ce mouvement est longtemps passé inaperçu bien qu’il soit essentiel à l’être humain. Il consiste dans le désir de communiquer sur son monde intérieur. » _9. Le concept d’extimité s’applique parfaitement à l’écriture de soi en ligne, même s’il a été défini pour parler des émissions de télé-réalité et de l’envie de reconnaissance des candidats de ces émissions. Se montrer sur internet relève en effet d’une envie de « mettre en avant une partie de sa vie intime », en la rendant totalement publique, ou à minima, de la donner à voir à son cercle de contact. Nicolas Thély, membre du Laboratoire des Arts et des Médias et maître de Conférence à l’U.F.R. d’Arts Plastiques et Sciences de l’Art de l’Université Panthéon-Sorbonne Paris 1, dans un essai sur le phénomène des webcams, utilise l’expression « habiter internet » _10 , Les presses du réel, 2002, p. 122 pour parler du désir de se montrer en ligne. C’est selon lui, une envie que nous avons tous, et que nous tentons de satisfaire d’une façon ou d’une autre : pour certains, avoir une adresse e-mail suffira. D’autres auront un ou plusieurs blogs, et accumuleront les profils sur les réseaux sociaux. En effet, comme l’explique Anne-Sophie Peron Verloove, doctorante à la faculté de droit de Lausanne, « ne pas exister sur internet revient à se couper de toute vie sociale. » _11 , précisant que « ce principe est particulièrement vrai chez les adolescents ». Ce besoin naît alors probablement du fait qu’internet soit devenu l’un des principaux moyens de communication, et qu’il soit donc facile de considérer que ne pas pouvoir communiquer sur internet revient à ne pas pouvoir communiquer du tout, et se renfermer socialement. _9 Tisseron Serge, L’intimité surexposée, Ramsay, (rééd Hachette, 2003), 2001, p. 74 _10 Thély Nicolas, Vu à la webcam (essai sur la webintimité), Les presses du réel, 2002, p. 122 _11 Peron Verloove Anne-Sophie, Internet dix ans après: où en sommes nous ?, édition de l’Hèbe, 2010, p. 13 Partager des écrits de soi publiquement implique donc nécessairement un changement de statut de l’écriture de soi. Le journal intime papier sert à se soulager de ses émotions et à pratiquer l’introspection, tandis que l’autobiographie et les mémoires sont eux dédiés au partage de sa vie intime ou publique, mais impliquent que l’auteur ait quelque chose de remarquable à partager (un inconnu ayant eu une vie plutôt banale ne verra que très rarement son autobiographie publiée). Les hypomnemata, que l’on peut classer dans les écritures ordinaires, servent quant à eux majoritairement de support de mémoire. L’écriture de soi en ligne permet en revanche à chacun de partager avec le monde entier, ou avec un cercle restreint de personnes que l’on aura sélectionnées, sa passion, des détails de sa vie intime, ce que l’on ressent ou pense, des photos, vidéos, musiques, que l’on a appréciées ou non, etc. Il s’agit donc bien de se montrer. Car sur internet, on s’adresse aux autres, à une communauté d’internautes. S’instaure alors une relation particulière entre l’auteur et les lecteurs. C’est ce que Philippe Lejeune appelle l’« intimité de réseau » _12 : il ne s’agit plus là d’intimité au sens de « profond » et « intérieur », mais d’une relation entre _12 Lejeune Philippe, « Cher écran… », Seuil, 2000, p.227 l’auteur et les internautes-lecteurs. « Être visible, c’est également être capable d’envisager les autres et de tisser des liens, des relations.[…]. La visibilité ne se limite donc pas au simple champ de l’image, elle concerne également les relations avec les autres.[…] Les internautes sont perçus comme un voisinage proche et non comme une présence inopportune. » _13 explique Nicolas Thély dans son livre Vu à la webcam. En effet, ouvrir un blog, et ne jamais répondre aux commentaires laissés par ses lecteurs, ou bien de s’inscrire sur un réseau social, et ne jamais communiquer avec ses contacts serait étonnant. Se montrer sur internet revient alors aussi à créer des relations avec les autres. Il apparaît donc que l’écriture de soi en ligne est une écriture pour les autres, et non plus pour soi. Philippe Lejeune explique dans sa conférence sur l’écriture de soi et les nouveaux outils de communication que « naturellement, cette sociabilité intime est assez différente de l’expression souvent moins apprêtée, parfois plus sincère, du journal solitaire : il y a beaucoup d’autocontrôle, un soin constant apporté à bien se présenter et à séduire, l’obligation d’écrire régulièrement sous peine de perdre son public, le dialogue direct ou indirect avec d’autres journaux, la constitution de petits cercles ou communautés… ». _14 Ainsi, en plus de s’engager à écrire, l’auteur cherche aussi à séduire son public, en contrôlant ce qu’il publie. On peut alors en déduire que l’écriture de soi sur internet implique la création d’un soi, d’une identité, correspondant à ce que l’on veut montrer. _13 Thély Nicolas, Vu à la webcam (essai sur la webintimité), Les presses du réel, 2002, p. 114-115 _14 Lejeune Philippe, L’autobiographie et les nouveaux outils de communication, Conférence, Lyon, 6 octobre 2011 Construire ses identités Antoinette Rouvroy, docteure en sciences juridiques et chercheuse au centre de Recherche en Information, droit et Société (CRIDS), explique dans un article que : « Après tout peut-être les pages personnelles, les murs Facebook et les comptes Twitter ne sont-ils rien d’autre que les avatars contemporains de l’intérieur bourgeois de la fin du 19ème Siècle décrit par Walter Benjamin, dans lequel « il n’est pas de recoin où l’habitant n’ait déjà laissé sa trace : sur les corniches avec ses bibelots, sur le fauteuil capitonné avec ses napperons, sur les fenêtres avec ses transparents, devant la cheminée avec son pareétincelles. ». ». _15 Comme Nicolas Thély et son expression « habiter internet », on retrouve là encore la comparaison au logement et donc, à l’espace. Les profils sur les réseaux sociaux, les blogs, et même les adresses e-mail, seraient donc devenus des « lieux » que l’on agence, — bien évidemment dans la limite du possible, puisque que quoiqu’il arrive la structure de base reste la même pour tous — afin qu’ils correspondent au mieux à sa personnalité et donc, à l’identité que l’on a envie de montrer aux autres. Écrire sur soi sur internet, implique donc de se créer une identité, que, contrairement à l’identité civile, l’on pourra choisir et arranger à sa guise. Cette identité en ligne, que l’on nomme identité numérique, est décrite par Fanny Georges, maître de conférences en Sciences de la communication à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, comme « une transposition graphique, sonore et visuelle d’une représentation en pensée façonnée par le Sujet dans le matériau de l’interface. » _16. On retrouve alors l’idée du modelage de sa propre identité, grâce aux possibilités offertes par le site où l’on opère cette fabrication, et ce, grâce à des signes tels que le nom utilisé, les photos publiées, des liens partagés etc. Par exemple, lorsque l’on se créé une adresse e-mail, on choisit la façon dont on va se montrer à ses futurs correspondants, et utiliser son nom et son prénom ne relèvera pas de la même identité que si l’on choisi d’utiliser un pseudonyme. Cependant, il est tout à fait possible de posséder ces deux types d’adresse, de donner à un potentiel recruteur l’adresse composée de son nom et son prénom, et de donner l’autre à ses amis et sa famille. On observe alors que l’identité _15 Rouvroy Antoinette, Des données sans personne : le fétichisme de la donnée à caractère personnel à l’épreuve de l’idéologie de Big Data, 2014, p.4 _16 Georges Fanny, Identités virtuelles. Les profils utilisateur du web 2.0, éditions Questions Théoriques, Collection L>P, 2010, p.64 numérique n’est pas unique mais qu’elle est, tout comme l’identité sociale, multiple. En fonction des publics à qui l’on s’adressera, on ne laissera pas voir aux autres les mêmes types d’informations. Ainsi, on ne postera pas les mêmes types de contenus sur Facebook ou LinkedIn, car les publics sont différents, et l’image que l’on veut donner sur un réseau social professionnel est différente de celle que l’on montre à ses « amis » sur Facebook. Pascal Thoniel, PDG d’une société spécialisée dans la sécurité des systèmes d’information, explique dans un article sur les identités numériques que « selon vos activités sur Internet, vous serez successivement : le citoyen de la confédération, du canton, de la commune ; l’administré ; l’élève, l’étudiant, le professionnel, ou le retraité ; le consommateur ; l’assuré social ; le patient ; le membre d’une association, d’une communauté, de votre famille ; l’ami ; l’autobiliste ; etc. » _17 . On alterne donc entre ses différentes identités en fonction des outils de partage de soi que l’on utilise, en fonction des personnes à qui l’on s’adresse et des choix de publication que l’on fait. Mais cette façon de modeler sa propre identité pour se montrer tel qu’on a envie d’être vu par ses lecteurs implique aussi peut-être une réduction de la diversité et de l’originalité pour faire rentrer les profils dans des normes sociales, afin d’être comme les autres et, de plaire au plus grand nombre. Exemple de cette normalisation : le 8 janvier 2015, où presque tout le monde affichait sur son mur Facebook ou son profil Twitter le message « Je suis Charlie ». Certes, l’émotion collective due aux attentats de la veille expliquait en très grande partie cet affichage public de soutien aux victimes, mais on remarque qu’ « être Charlie » est devenu la norme à ce moment là. Voir les autres afficher ce message nous poussait sans doute à le publier nous-même. Daniel Kaplan, aujourd’hui délégué général de la Fondation internet nouvelle génération (Fing) expliquait en 2010 à ce sujet que « les profils affichés sur ces réseaux apparaissent comme de véritables créations, fondées sur des indices aussi implicites […] qu’explicites. Plutôt que de dévoiler l’individu sans fard, ils visent à rapprocher l’identité affichée de l’utilisateur de « normes » sociales désirables, en tout cas du point de vue de l’utilisateur. […] Ainsi, on ne se dévoilerait pas sans contrôle, bien au contraire. » _18 . Il apparaît alors qu’une forme de « théâtralisation de soi » se fait, afin de correspondre aux conventions sociales, en pratiquant, entre autres, l’auto-censure : chaque publication implique une réflexion préalable, posant la question « est-ce que j’ai envie de me montrer comme ça ? ». On se fabrique ainsi une identité fantasmée, idéalisée, correspondant à ce que l’on a envie que les autres voient de nous. Si chacun se construit ses propres identités, il s’avère que nous ne sommes pas seuls à laisser en ligne des signes permettant de les façonner. En effet, comme l’explique Fanny Georges, « le Sujet ne peut être représenté sans le Système, et l’Autre fait partie de sa représentation. » _19. La première partie de cette citation dans laquelle elle évoque « le Système », fait référence à ce qu’elle nomme identités agissantes et calculées : • l’identité agissante se compose des mentions d’activité sur le réseau, générées automatiquement par le système : « X et Y sont désormais amis », « X a rejoint le groupe Z », « Y a commenté la publication de X » etc. Ce sont les actions que l’on effectue, et qui sont mises en avant, à notre place, par la plateforme sur laquelle on les a effectuées. Et ces données sortent parfois du contexte de la plateforme en question. Par exemple, lorsque l’on lit un article sur internet, il est courant de voir s’afficher un encart Facebook, nous montrant quels sont nos amis qui on « liké » l’article en question ou qui suivent le site sur lequel on est. • l’identité calculée comprend elle, les variables produites par un calcul du système : nombre d’amis, nombre de pages auxquelles on est abonné etc. Ce sont donc des quantifications qui, elles aussi, proviennent d’actions que nous effectuons (par exemple rajouter des amis, s’abonner à une page etc.). _17 Thoniel Pascal, L’identité numérique est la pierre angulaire de la confiance, 11 juin 2009 _18 Kaplan Daniel, Informatique, libertés, identités, éditions Fyp, 2010, p.21 _19 Georges Fanny, Identités virtuelles. Les profils utilisateur du web 2.0, éditions Questions Théoriques, Collection L>P, 2010, p.65 L’« Autre », fait quant à lui référence aux autres utilisateurs connectés à nous, nos « amis », « followers », « contacts », qui participent eux aussi à la construction de nos identités, par exemple, en publiant sur notre mur Facebook, ou en laissant une recommandation sur LinkedIn. Depuis quelques années, Facebook permet de transformer le mur des personnes décédées en une sorte de mémorial, où chacun peut laisser des messages. On observe alors que l’identité numérique de la personne décédée continue de se construire, à travers les souvenirs que ses amis publient sur le mur du défunt : cette personne n’existe plus dans le monde physique, cependant, sur Facebook, elle est toujours présente. Son identité évolue encore grâce aux photos que ses amis ajoutent, aux anecdotes qu’ils racontent sur elle etc. Les identités numériques d’une personne sont ainsi la représentation idéalisée qu’elle veut montrer aux autres, et en fonction du contexte, du public, (et donc de la plateforme), il passera d’une identité à l’autre, afin d’être en conformité avec ce que ses correspondants attendent de lui. Mais on se rend alors compte qu’il est impossible de maitriser totalement ses identités numériques, car des éléments autres que ceux que nous laissons volontairement entrent en jeux dans la construction de celles-ci. III — La place de l’homme dans l’écriture de soi en ligne Espaces physiques et numériques Comme nous l’avons vu précédemment en abordant la question de l’identité en ligne, l’homme tente de devenir ce qu’il a envie d’être, en projetant sur l’écran une image de soi fantasmée, idéalisée, composée de façon à le mettre en scène, et à le montrer tel qu’il veut que les autres le perçoivent. Ainsi, l’image de soi que l’on renvoie aux autres ne correspond pas à ce que l’on est réellement, mais à un soi théâtralisé. Avec cette mise en scène, on peut s’interroger sur le rapport entre soi et son identité en ligne, puisque celle-ci est créée afin de correspondre à l’image de soi que l’on veut donner aux autres, et non pas afin de montrer qui l’on est réellement. Ainsi, la question du rapport au réel, c’est à dire au monde physique, peut se poser. En projetant sur les réseaux sociaux ce que nous avons envie que les autres voient de nous, on tente de maîtriser nos identités numériques. Cependant, il est évident que les identités numériques dépendent de l’identité que nous avons en dehors de l’espace numérique. « Il est d’usage dans Facebook de donner son propre nom : ce faisant, Facebook crée une tension identificatrice tendant à confondre identité réelle et identité virtuelle dans une continuité immédiate » _20 explique Fanny Georges à ce propos. En effet, sur Facebook, il est obligatoire de s’inscrire sous sa vraie identité _21 et donc, de raccrocher l’identité numérique que l’on façonne à son identité civile. De plus, on observe que les identités numériques dépendent de l’identité que nous avons en dehors de l’espace numérique, car il serait impossible de faire abstraction de ces informations si nous les avons. Par exemple, quelqu’un que je connais très bien dans la « vraie vie » n’aura absolument pas la même vision de mon identité numérique que quelqu’un avec qui je n’ai jamais eu aucun contact et qui se réfère uniquement à ce que je présente en ligne. Me connaissant personnellement, il aura connaissance d’éléments qui influenceront sa vision de mon identité numérique. _20 Georges Fanny, Identités virtuelles. Les profils utilisateur du web 2.0, éditions Questions Théoriques, Collection L>P, 2010, p.81-82 _21 Facebook indique dans sa Déclaration des droits et responsabilités : « Vous ne fournirez pas de fausses informations personnelles sur Facebook et ne créerez pas de compte pour une autre personne sans son autorisation. ». Ainsi, les informations nous concernant donnent à voir une certaine image de soi, mais tout le monde n’aura pas accès aux mêmes informations, ce qui implique des perceptions différentes de notre identité. On s’aperçoit donc que l’identité réelle complète l’identité numérique. Mais la réciproque est vraie. Comme l’explique Fanny Georges, l’identité non numérique est devenu mixte avec l’apparition des sites sociaux : « elle se compose d’informations acquises en face-à-face et dans les sites sociaux ». _22 Si quelqu’un annonce sur Facebook qu’elle est enceinte, toutes les personnes ayant eu accès à cette publication s’empresseront de la féliciter dans la « vie réelle ». Ce qui se déroule sur les réseaux sociaux peut avoir une influence sur le monde physique. Si l’on prend la définition que donne Wikipédia de l’identité numérique, laquelle constiterait en un « lien technologique entre une entité réelle (personne, organisme ou entreprise) et des entités virtuelles (sa ou ses représentation(s) numériques). », on retrouve clairement la notion de lien entre identité non numérique (« entité réelle ») et identité numérique (« entités virtuelles ») que nous avons évoqué précédemment. C’est donc peut-être ce lien entre ce qu’on pourrait appeler les espaces physiques et numériques, qui est au cœur de la question de l’identité numérique. Une continuité existe entre ce qui se déroule entre les espaces physiques et numériques. Des discussions en ligne peuvent donner lieu à des discussions en face-à-face et inversement, un événement dans le monde physique peut donner lieu à de longues conversations sur les réseaux sociaux etc. Ceux-ci s’inscrivent ainsi dans le réel, et ne tiennent pas uniquement du virtuel, malgré la facilité que l’on pourrait avoir à les qualifier ainsi, du fait qu’ils n’existent que dans un espace numérique. De nos jours, avec les smartphones qui permettent un accès permanent à internet, l’ancrage des réseaux sociaux dans la réalité est de plus en plus visible : on alterne sans cesse entre espace physique et numérique, et par conséquent, notre identité aussi. Il devient dès lors difficile d’évoquer la question des identités numériques en excluant la question de l’identité non numérique, puisque certains espaces numériques sont devenus indissociables de l’espace physique. Les identités non numériques et numériques sont donc elles aussi devenues indissociables dans un certain sens. Évidemment, si je vais sur le profil Facebook de quelqu’un que je ne connais pas, son identité non numérique restera pour moi inconnue. Mais, le fait que par exemple, cette personne soit identifiée grâce à son identité civile, replace une liaison entre le monde physique et l’espace numérique dans lequel il s’exprime. Dans ce contexte, l’humain ne peut donc que difficilement disparaître derrière une identité numérique, aussi théâtralisée soit elle. Et si tel est le cas, c’est que la personne en question a décidé volontairement de se cacher derrière un profil qui ne laisse pas paraître son identité. Dans ce cas là, la question de l’écriture de soi disparaît au profit de l’écriture d’un personnage, et l’on s’éloigne donc de la question de l’identité en ligne au profit de celle de l’avatar. « Je » devient des données La fabrication de ses identités à travers l’écriture de soi en ligne implique la transformation en données des signes graphiques, sonores et visuels précédemment évoqués dans les citations du travail de Fanny Georges. Quelque part, ce sont nos traces qui peuvent alors être réutilisées. Afin de compléter cette analyse de la question de l’identité numérique, il est alors sans doute nécessaire de s’intéresser à la problématique des données personnelles et de leurs réutilisations. _22 Georges Fanny, L’identité numérique sous l’emprise culturelle, in Les cahiers du numérique n°1, 2011 Ces réutilisations se font majoritairement à des fins commerciales ou statistiques. Par exemple, en analysant les pages auxquelles on est abonnés, les mots que l’on écrit, ou les intérêts de nos amis, Facebook peut cibler les publicités qui nous seront proposées, afin qu’elles soient plus pertinentes pour nous, et nous intéressent potentiellement plus. Évidemment, nous n’avons pas choisi volontairement de partager toutes ces données personnelles : elles sont réutilisées à notre insu, comme lorsque Amazon, par exmple, se sert de notre historique des pages visitées sur son site pour nous proposer des objets susceptibles de nous intéresser. Nous ne sommes donc probablement pas conscients de toutes les données qui existent sur nous. Toutes ces données récoltées forment ce que l’on appelle le Big Data, littéralement les « grosses données » ou mégadonnées. Il est difficile de s’imaginer de quoi sont composées ces Big Data. Selon une étude de 2013, les données numériques créées dans le monde sont passées de 1,2 zettaoctets (1,2x1021 octets) par an en 2010 à 2,8 zettaoctets en 2012, et s’élèveront à 40 zettaoctets en 2020 _23 . Ces Big Data ne sont évidemment pas uniquement composées de données personnelles, mais on peut facilement supposer qu’une certaine partie de ces données est bien issues d’informations personnelles, que l’on a choisies de partager ou non. Mais, alors que nous sommes au centre de ces données, celles-ci ne nous correspondent plus nécessairement, et ne nous appartiennent plus du tout. Nous ne maîtrisons plus les informations nous concernant, et la question de la place de l’humain dans ces données est à interroger. « Qui nous sommes singulièrement, quelle est notre histoire, quels sont nos rêves, quels sont nos projets – ces dimensions autobiographiques de nos personnes inaccessibles dans l’actualité pure de l’immédiateté — tout cela intéresse sans doute, dans des proportions variables, nos “ amis “ des réseaux dits sociaux, mais cela n’intéresse fondamentalement ni Google, ni Facebook, ni la NSA, ni Amazon, ni aucun de ceux qui nous “ gouvernent “. Nous n’intéressons plus tous ceux-là, et d’autres encore, qu’en tant qu’agrégats temporaires de données exploitables en masse, à l’échelle industrielle, une fois décontextualisées, purifiées de tout ce qui aurait pu les rattacher à ce qui fait la singularité d’une vie. » _24 explique Antoinette Rouvroy dans un article sur les Big Data. En effet, si ces données nous concernent directement, et peuvent permettre de raconter la peronnse que nous sommes aux travers des sites que nous visitons, du nom des amis avec qui nous sommes en contact, des achats que nous effectuons, des échanges d’emails que nous avons, elles n’intéressent les entreprises qui les récoltent qu’en tant qu’éléments d’une masse de données. Individuellement, ces données leur sont inutiles, car elles n’ont pas pour but de refléter un humain en particulier. L’humain, dans ce contexte, disparait derrière les Big Data. Cependant, les données personnelles ne doivent pas obligatoirement être pensées à travers le prisme de ces masses de données. Elles existent en effet en amont, en dehors du contexte des Big Data, et toutes les données que nous enregistrons manuellement sur les sites de réseaux sociaux laissent une place à l’humains, et n’ont de sens qu’à travers lui. On peut au travers d’un profil comprendre l’histoire de quelqu’un, deviner qui sont ses amis, ses passions etc. Dans ce contexte là, l’humain est donc bien au centre des données personnelles. _23 Étude IDC-EMC « Extracting value from chaos » citée par Delphine Cuny sous le titre « “ Big data “ : la nouvelle révolution », Virginia Rometty, La tribune, no 42, 29 mars au 4 avril 2013, p. 4 _24 Rouvroy Antoinette, Des données sans personne : le fétichisme de la donnée à caractère personnel à l’épreuve de l’idéologie de Big Data, 2014, p.4 Partie 2 : Les formes et l’écriture de soi sur internet Comme nous l’avons vu dans dans la première partie de ce mémoire, l’écriture de soi en ligne naît d’une envie de communiquer sur soi, vers les autres, d’un besoin d’ « extimité » comme le dit Serge Tisseron, et de ce fait, participe à la construction d’identités numériques, qui sont liées aux identités civiles et sociales que l’on retrouve dans le monde physique. Les identités en ligne naissent de l’agrégation de signes graphiques, sonores et visuels, pour reprendre les mots de Fanny Georges, qui sont éparpillés sur les réseaux, se regroupent et se combinent, et qui évoluent au fil du temps, faisant alors aussi évoluer l’identité. L’écriture de soi en ligne ne se limite pas à l’écriture au sens premier du terme. En effet, les mots n’en constituent pas le support exclusif, puisque les sons ou les images jouent un rôle. Il paraît donc intéressant de s’interroger sur les signes utilisés pour aborder l’écriture de soi en ligne, ainsi que sur la mise en forme donnée à tous ces signes. I — Les signes d’écriture de soi Les signes textuels La place du texte dans l’écriture de soi en ligne est bien évidemment importante. Une grande partie des publications sur les réseaux sociaux numérique est constituée de texte, que ce soit des messages destinés à tous ses contacts, des commentaires sur les publications des autres, des messages privés etc. Cependant, tous les sites de réseautage social ne proposent pas les mêmes possibilités quant à la publication de texte en ligne. Par exemple, alors que Facebook n’impose aucune limite sur la longueur des messages, Twitter ne permet de publier que 140 caractères par tweet, forçant l’utilisateur à être concis dans ce qu’il veut dire. Cette limite vient originellement du fait qu’il est possible d’envoyer des tweets par sms : ceux-ci étant limités à 160 caractères, Twitter a décidé de conserver 20 caractères pour le nom d’utilisateur et donc de n’offrir que 140 caractères pour l’écriture. De cette limitation, sont alors nées de nouvelles pratiques, comme par exemple le fait de couper ses écrits en plein milieu afin de les continuer dans la publication suivante, ou bien de publier ses écrits sous forme d’images pour passer outre cette restriction. Mais la limite ou non de longueur de texte n’est pas le seul élément à qui diffère sur les réseaux sociaux. En effet, il paraît compliqué d’aborder la question de l’écriture en ligne sans évoquer les hyperliens, permettant le passage d’une page Web à une autre à l’aide d’un clic, puisqu’en effet, le World Wide Web se base sur les hyperliens pour fonctionner. Ainsi, on retrouve régulièrement des liens dans les pratiques d’écriture de soi en ligne. Sur les réseaux sociaux, les premiers hyperliens que l’on retrouve sont les noms ou pseudonymes des utilisateurs. Ils permettent de retrouver facilement les profils des personnes lorsqu’elles publient un message, lorsque qu’elles sont identifiées dans les publications des autres ou qu’elles sont mentionnées dans celles générées automatiquement par le système. On trouve ensuite un marqueur du temps : la date ou un élément tel que « il y a 3 minutes », lui aussi sous forme de lien donnant accès à la page de la publication seule. Il permet de situer temporellement les publications. Celles-ci sont d’ailleurs classées de façon chronologique sur les profils, des plus récentes aux plus anciennes, mettant ainsi en avant les dernières publications et ne facilitant pas l’accès aux publications plus anciennes. On remarque alors qu’une plus grande importance est donnée aux événements récents sur les réseaux sociaux, comme si ceux-ci parlaient mieux de nous. Les liens sont aussi utilisés dans les publications pour mener à des pages sur d’autres sites : un article sur un blog, des images, de la musique, des vidéos etc. Ces éléments permettent d’augmenter les publications en indiquant directement ce dont on parle. En 2007, Twitter a rendu possible l’utilisation des hashtag sur son site. Il s’agit de mots clés permettant un regroupement facile des tweets ayant le même sujet, et permettant donc à chacun d’apparaître aux yeux de tous en cas de recherches sur ces mots là. Cependant, les hashtag ne participent pas uniquement de l’écriture de soi pure. Comme l’explique Wikipédia, « tous les jours, de nombreux hashtags voient le jour et se popularisent par viralité, selon l’actualité du moment ou pour des raisons humoristiques. De nombreux médias, acteurs institutionnels, marques… promeuvent des hashtags, sur Twitter et d’autres supports (télévision, publicité, presse papier…) pour inciter les internautes à communiquer sur leurs sujets ». La notion de viralité est ainsi au centre de l’utilisation des hashtag, lesquels ne sont pas seulement utilisés par des personnes physiques pour classer les messages qu’ils donnent à voir aux autres, mais aussi par les entreprises pour faire parler d’elles, ou par des ensembles de personnes afin de soutenir des causes. Depuis quelque temps, Facebook permet à chacun d’augmenter ses publications en ajoutant son activité ou son humeur. Ainsi, il est possible de préciser que l’on se sent heureux ou triste, ou bien que l’on est en train de jouer à tel jeu, ou de lire un certain livre. On retrouve ici la notion d’écriture automatique mentionnée précédemment : avec ce type de publication, la mise en forme du message se trouve formatée. La localisation est également un élément important sur les réseaux sociaux. Presque tous les réseaux sociaux permettent en effet d’afficher le lieu où l’on se trouve au moment où l’on publie. Cela peut se faire de façon automatique ou manuelle. Par ailleurs, 300 millions de photos ont été publiées sur Facebook chaque jour en 2012, et Instagram estimait en décembre 2014 à 70 millions le nombre de photos et de vidéos postées quotidiennement. On peut dès lors en conclure que la place des images dans la construction des identités en ligne est très importante, et poser la question de leur participation à la construction de soi en ligne. Les images pour parler de soi La relation entre l’écriture de soi sur internet et les images peut paraître moins évidente que celle entre texte et écriture de soi. Pourtant, comme l’expliquait André Gunthert, chercheur en histoire culturelle et études visuelles, titulaire de la chaire d’enseignement d’histoire visuelle à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) dans un article sur les usages sociaux de la photographie dans Études photographiques, « sur Facebook, la discussion porte sur tous les aspects de l’existence. Les images n’y sont pas mobilisées d’abord pour leurs qualités esthétiques, mais parce qu’elles documentent la vie, participent au jeu de l’auto-présentation, et servent à des fins référentielles. » _25. Les publications d’images peuvent en dire autant sur un utilisateur que les publications textuelles qu’il poste, car le choix de la publication d’uneimage est signifiant en soi. En effet, le fait de donner à voir ses photos de vacances, des photos de ses amis, de son animal de compagnie, du repas que l’on s’apprête à manger etc. permet de se raconter. On peut parler ici de récit de vie sous forme de photographie. Et c’est d’ailleurs ce que met en avant Instagram, application et service de partage de photos et de courtes vidéos, sur sa page d’accueil en expliquant : « Instagram est une manière rapide, belle et amusante de partager votre vie avec vos amis et votre famille ». Cette application, que l’on peut aisément considérer comme un réseau social du fait de ses fonctions de partage et d’échange, comme la possibilité de s’abonner à d’autres utilisateurs et de commenter leurs photographies, met en avant la possibilité offerte à chacun de raconter sa vie à travers la photographie. André Gunther explique : « La question fondamentale que je me suis posée au début de ma recherche était : « à quoi servent les images dans un contexte d’utilisation sociale ? ” Et finalement, ma conclusion est qu’elles servent de support à des récits. ». Ainsi, le fait de poster une image sur un réseaux social n’est pas innocent : il s’agit d’une forme de représentation de soi et, comme évoqué dans la première partie de ce mémoire, d’une mise en scène de soi. Ces dernières années, on a vu apparaître sur Youtube des vidéos nommées « vlogs », contraction de « vidéo log », journal vidéo, où les youtubers se filment tout au long de la journée pour raconter leur vie. Cette pratique nous indique que les images animées peuvent elles aussi être mobilisées pour se montrer aux autres. L’apparition en 2013 de Vine, une application permettant la publication de vidéos de 6 secondes, et la possibilité dès 2014 de partager des vidéos sur Instagram renforce cette idée que les vidéos sont de plus en plus utilisées pour se raconter en ligne. La photo de profil, image dominante sur un profil de réseau social, est l’image qui sert de représentation de soi. Contrairement à notre corps, qui sert de représentation première dans le monde physique, sur les réseaux sociaux, on peut choisir cette image. Bien évidemment, on peut décider de donner à voir un portrait simple, mais l’on peut aussi se montrer d’une autre façon, à travers un portrait en groupe, une partie de son corps, un profil particulier (de côté, de dos…), une photo de soi enfant, etc. Ainsi, de la même manière qu’on modèle le physique du personnage, de l’avatar que l’on va incarner dans certains jeux vidéo, on peut choisir sa représentation visuelle par le biais de sa photo de profil sur un réseau social. La récupération et la construction d’identité Mais la question de la photo de profil nous montre que la démonstration de soi ne se fait pas uniquement au travers des photos de soi. En effet, il est courant de voir en photo de profil un dessin, la photo de quelqu’un d’autre, un paysage, une capture de film etc. André Gunthert explique à ce sujet que « les avatars des réseaux sociaux nous montrent abondamment que l’image que nous choisissons pour nous représenter n’est pas nécessairement celle à laquelle nous réduit l’identification policière – notre physionomie. Portrait d’acteur ou d’actrice, animal totémique, tableau, masque, affiche, détail corporel, etc. : comme un blason, comme un jeu, on peut retenir à peu près n’importe quelle image pour lui faire dire qui nous sommes. Un portrait n’est pas seulement un buste, qui n’est que la forme la plus traditionnelle de la présentation de soi : il est une déclaration publique qui porte le message de notre revendication _25 Gunthert André, L’image conversationnelle. Les nouveaux usages de la photographie numérique, http://culturevisuelle.org/ icones/2966, le 8 avril 2014 identitaire. » _26 . Il est ainsi impossible de limiter la question de l’identité en ligne à travers les images aux photographies personnelles, et encore moins à celle de la représentation de son physique en ligne. Car la représentation de soi en ligne peut se faire à travers d’autres types d’images. Pinterest, site se situant entre le réseau social et le site de partage d’images, permet à chacun de publier des images glanées sur internet, ou de ré-épingler celles qui nous intéressent et qui sont déjà sur le site, le tout dans différents albums, appelés « tableaux ». Sur Tumblr, plateforme de micro-blogging utilisée majoritairement pour publier des images, on remarque la même pratique de récupération d’images, grâce à la possibilité de rebloguer les publications des autres. Si les images que chacun poste ou reposte sur ce type de plateforme ne sont pas des portraits de soi ou des photos que l’on a soi même prises afin de montrer des instants de vie aux autres, elles ont pourtant un caractère autobiographique : ces images que l’on choisit de montrer à son cercle de contacts, parlent dans un certain sens de nous, puisqu’elles expriment nos intérêts, nos goûts, notre humour… Par exemple, si je décide de poster une capture d’image d’un film sur Tumblr, c’est que j’apprécie le film en question, que cette image signifie quelque chose pour moi, que je la trouve esthétiquement intéressante, ou simplement drôle. Quelle que soit la raison de sa publication, le fait que je choisisse de donner à voir cette image dans un espace qui m’est personnel me permet de me construire face au regard des autres. On peut ici parler de récupération des images à des fins de monstration de soi. Car de la même manière qu’une collection, ces éléments disent quelque chose de nous. Chacun peut en outre réutiliser la même image pour parler de choses différentes. Si l’on reprend l’exemple de la capture de film, que je choisis de publier sur Tumblr afin de montrer aux autres que j’apprécie ce film, cette même image pourra en revanche être postée par quelqu’un d’autre parce qu’il apprécie l’acteur présent sur l’image, et par une troisième personne parce qu’elle trouve cette image comique. Une seule et même image peut ainsi être porteuse de significations différentes, en fonction des personnes et de ce qu’elles veulent montrer aux autres. La question de la récupération pour parler de soi ne se limite par ailleurs pas à la publication d’images glanées sur internet. On retrouve toute sorte de récupérations. Il est en effet courant de publier des vidéos, des articles, des liens vers des musiques etc. sur les réseaux sociaux. Ces éléments apparaissent, comme expliqué précédemment sous la forme de texte hyperlien. Mais un texte peut également constituer une récupération sans pour autant être un lien qui mène à un autre emplacement sur le web. Il est en effet fréquent de trouver sur les réseaux sociaux des publications composées de citations, d’extraits de texte, etc. Ces éléments permettent alors de parler de soi au travers les mots écrits par d’autres. Sur Twitter aussi, il est courant de « retweeter » les publications des autres. Tout comme le bouton « reblog » sur Tumblr, cette fonctionnalité permet de reposter les écrits des autres sur son propre profil. L’auteur initial est ainsi directement renseigné, mettant en avant le fait que la publication a bien été récupérée ailleurs, et réutilisée pour parler de soi. On observe donc que les signes utilisés pour se donner à voir en ligne peuvent être des publications originales mais aussi des textes, des liens, des images. récupérés. Cependant ces éléments, même s’il ne sont pas imaginés par nous directement parlent tout autant de nous que les récits de vie que l’on publie directement. _26 Gunthert André, L’image conversationnelle. Les nouveaux usages de la photographie numérique, http://culturevisuelle.org/ icones/2966, le 8 avril 2014 II — Les interfaces d’écriture de soi Si la question des signes utilisés dans la monstration de soi en ligne est primordiale, il est sans doute nécessaire de s’intéresser aussi aux moyens mis en œuvre pour publier ces signes et se demander si les interfaces graphiques des réseaux sociaux peuvent avoir une influence sur nos pratiques. Un article de Wikipédia définit l’interface graphique comme « un dispositif de dialogue homme-machine, dans lequel les objets à manipuler sont dessinés sous forme de pictogrammes à l’écran, que l’usager peut utiliser en imitant la manipulation physique de ces objets avec un dispositif de pointage, le plus souvent une souris. » _27. Ainsi, il s’agit de la forme que prend visuellement un site internet, afin de rendre compréhensibles, et donc accessibles, ses différents éléments. _27 http://fr.wikipedia. org/wiki/Interface_graphique – le 2 avril 2015 Si la sociologie des usages nous apprend qu’il est illusoire de penser que les technologies déterminent leur utilisation par la contrainte, alors que c’est la réappropriation des technologies par les individus qui en fait l’usage concret, il est néanmoins nécessaire de questionner le rôle des interfaces graphiques dans les usages. Deyan Sudjic dans Le langage des objets explique que « les objets déterminent à leur façon non seulement notre usage de la pièce mais aussi de l’habitation dans son ensemble. Ils modèlent notre relation aux autres, notre façon de manger, de nous assoir, de nous regarder ». Si cette phrase est vraie pour les objets, on peut tenter de l’étendre aux interfaces des réseaux sociaux. En effet, celles-ci peuvent en quelque sorte modeler notre relation aux autres, aux actualités, à soi etc. Comme l’explique Stéphane Vial, docteur en philosophie et maître de conférences en design à l’université de Nîmes, « la manière dont les choses apparaissent l’ontophanie - détermine directement la nature de l’expérience que l’on peut en faire » _28. On comprend donc que l’interface joue probablement un rôle important dans la façon dont nous nous montrons aux autres. Si chaque site de réseautage social a une mise en page particulière et différente, on peut facilement s’apercevoir que celles-ci sont généralement conçues sur le même modèle. En effet, l’image de profil se retrouve régulièrement en haut à gauche, à proximité du nom de l’utilisateur, suivi de quelques informations personnelles telles que la localisation, une courte description, les études ou le métier. La colonne principale sert quant à elle à répertorier toutes les publications, de la plus récente à la plus ancienne, mettant ainsi en avant les évènements les plus récents, de façon linéaire. Ainsi, tous les profils ont le même format, quel que soit l’utilisateur. On retrouve en outre des similitudes typographiques : les réseaux sociaux utilisent presque uniquement des linéales modernes : Helvetica Neue, Arial, Verdana, Proxima-Nova etc. : des polices globalement connotées objectives et neutres. Ce choix tient alors probablement de l’envie de mettre le message en valeur en rendant invisible la forme. Le choix des couleurs est lui aussi généralement déterminé par les réseaux sociaux, laissant peu de place à la personnalisation. Seul Twitter fait figure d’exception à cet égard, laissant le choix de la couleur des liens sur sa page personnelle. La personnalisation dans les réseaux sociaux ne vient donc pas de la mise en forme mais du contenu. En effet, chacun publie des choses différentes, se connecte avec des pages et des personnes différentes. Et si chacun doit se soumettre à une mise en page similaire, le contenu ne sera, lui, jamais le même entre les différents utilisateurs, produisant ainsi un espace personnel et unique. On s’aperçoit aussi que le modèle décrit précédemment a de grandes similitudes avec celui du curriculum vitae, document détaillant le parcours et les compétences _28 Vial Stéphane, L’être et l’écran, Presses Universitaired de France, 2013, p.250 acquises utilisé pour se mettre en avant, « se vendre » à un employeur ou une école. Ce modèle a fait ses preuves en termes de connaissance des autres, mais il vise directement à se donner à voir de façon normée, sous son meilleur aspect, à se montrer comme on a envie que les autres nous voient et à se théâtraliser, comme évoqué dans la première partie de ce mémoire. Si les sites de réseautage social reprennent ce modèle, on est en droit de se demander si la théatralisation est la source ou la conséquence de cette forme. La forme découle de l’usage ou l’usage de la forme ? Nous avons déjà un indice de la réponse à cette problématique en observant l’historique des interfaces de Facebook, où l’on remarque qu’une grande partie des éléments et de la mise en page étaient présents dès 2005, alors que de nombreuses fonctionnalités sont apparues depuis (fil d’actualité en 2006, création des « statuts » en 2008, etc.). En observant plus précisément les différents éléments de l’interface, on s’aperçoit qu’ils visent souvent à nous faire ajouter du contenu en permanence. Les réseaux sociaux nous incitent par exemple à nous exprimer et à partager du contenu avec des phrases d’accroche comme « Quoi de neuf ? » ou « Exprimez-vous ». Facebook, en plus de cette accroche incite, à partager le lieu l’on se trouve, les gens avec qui l’on est, notre humeur ou notre activité, donnant la possibilité d’ajouter ces informations à un statut ou à une image. Ces éléments sont mis en avant et nous incitent à les utiliser. On se retrouve ainsi à raconter que l’on est en train de regarder un film, ou que l’on est en week-end à Châtellerault parce que le site nous a suggéré de mettre en ligne cette information. « Le design d’interface contient des choix techniques prouvant que le dispositif n’est jamais totalement neutre et qu’il a une incidence sur nos comportements en ligne. » _29 explique à ce propos Rémy Rieffel, sociologue des médias, professeur à l’université Paris II PanthéonAssas et à l’Institut français de presse (IFP) dans Révolution numérique, révolution culturelle. De la même façon, Facebook nous suggèrera régulièrement de rajouter des éléments de profil tels que l’établissement scolaire fréquenté ou les membres de sa famille si ceux-ci ne sont pas déjà renseignés, afin de compléter son profil et de, peut être, « retrouver des amis ». Car avoir des « amis » et partager sa vie avec eux est bien l’intérêt principal des réseaux sociaux. L’interface graphique suggère d’ailleurs sans cesse de rajouter des amis. En effet, sur pratiquement tous les réseaux sociaux on retrouve une liste de suggestion de contacts, basée sur les amis déjà connectés à soi, sur les établissements scolaires fréquentés ou sur la profession. Graphiquement, ces suggestions sont souvent similaires, composées de la photo de profil suivies du nom et des éléments que l’on a en commun avec ces amis potentiels, afin d’encourager la connexion. L’aspect social des réseaux sociaux tient aussi dans la page d’accueil. Celle-ci regroupe toutes les publications des personnes et des pages avec lesquelles on est lié. Là encore, la mise en page des publications est plus ou moins commune sur tous les réseaux sociaux : photo de profil et nom de l’utilisateur sur la première ligne, date et heure sur la ligne suivante, suivie de la localisation si l’on décide de la donner à voir. La publication est ensuite affichée avec la ou les images, la vidéo, ou le cadre du lien s’il y en a. Enfin, on trouve les réactions : likes, favoris, retweets ou commentaires. Cette mise en forme a de grandes similitudes avec les publications sur les blogs et les journaux en lignes. Pour Facebook, cette page d’accueil regroupe aussi les mentions d’activité sur le réseau, générées automatiquement par le système, et les intéractions, c’est à dire les éléments de l’identité agissante décrits par Fanny Georges. Ceux-ci se mêlent alors au flux des publications, et se placent ainsi au même niveau que les publications. Ce mélange d’éléments de différentes personnes, ordonnés en fonction de ce que Facebook considère plus pertinents, s’affiche là encore de façon linéaire, comme les articles d’un blog ou d’un magazine en ligne. On s’aperçoit ainsi que si, visuellement, toutes les pages apparaissent identiques, elles sont différentes dans leurs contenus. L’aspect personnel des pages provient des publications et des connexions que l’on établit, et non pas des mises en page. _29 Rieffel Rémy, Révolution numérique, révolution culturelle, Gallimard, Collection Folio, 2014, p.85 Conclusion Nous avons donc vu que l’écriture de soi a évolué avec l’apparition des nouveaux outils de communication. Si cette pratique relevait autrefois d’une envie d’archiver sa vie mais aussi d’un souci d’introspection, on voit clairement que de nos jours, l’écriture de soi se pratique surtout pour exister au yeux des autres, et ce, à travers la construction d’identités. Cette pratique ne se fait donc non plus pour soi, mais pour les autres. Et si l’on peut construire ses identités, se théâtraliser, afin de se montrer tel que l’on a envie que les autres nous voient, il apparaît clair que la maîtrise totale de cette construction est illusoire, et que les autres y participent également. Au niveau des signes utilisés, nous avons pu observer que si l’utilisation de textes que l’on a soi-même produit, d’images nous représentant, ou de photographies que l’on a prises est courante, la réutilisation de contenus préexistants afin de se raconter aux autres est tout aussi commune, et participe tout autant à l’écriture de soi. Enfin, si toutes les pages des sites de réseaux sociaux sont identiques visuellement, reprenant généralement la forme d’un curriculum vitae et utilisant le même type de police, ce sont les contenus mais surtout les connexions qui créent les nuances entre les différents profils, donnant ainsi une impression de personnalisation. On l’a vu, l’écriture de soi existe de nos jours majoritairement en ligne et sous des formes pré-établies. On peut dès lors se demander s’il est possible de faire exister ces éléments autrement. En 2014, Burger King, pour une l’opération de lancement des ses nouveaux restaurants, avait réutilisé les tweets de ses clients. De plus en plus, les agences de communication utilisent ces données afin de mettre en avant leurs produits. Ces exemples de réutilisation d’écriture de soi provenant des réseaux sociaux n’existent bien évidemment qu’à des fins commerciales, mais la question de la remise dans l’espace physique de données qui n’appartiennent qu’à l’espace virtuel m’intéresse particulièrement dans le développement de mon projet de diplôme. En effet, la relation entre les espaces numériques et physiques tend à se réduire de plus en plus, comme je l’expliquais plus tôt dans ce mémoire. Réutiliser des éléments issus du numérique afin de leur donner une existence dans le monde physique est donc quelque chose que j’essaie de questionner depuis quelque mois, grâce à des installations, à des collages, etc., afin de mettre en valeur les notions de fragments d’identité et de relation au corps et à l’espace.