LE PORTRAIT Taos Amrouche

Transcription

LE PORTRAIT Taos Amrouche
LE
PORTRAIT
Taos
Amrouche
•
Témoignage
“Ma mère est un être surgi des siècles”
Laurence Bourdil
(propos recueillis par Marie Virolle)
Laurence Bourdil, comédienne — elle a joué avec des metteurs en scène
de renom, tels Peter Brook ou Patrice Chéreau — , est la fille de Taos
Amrouche. Elle a monté en 1992 un spectacle, Ghoundja, présenté au
théâtre de l'Odéon, sur l'oeuvre de sa mère et la culture berbère profonde.
Actuellement, elle travaille à un projet de création d'un Centre de
recherches sur la tragédie antique. Cela aussi, c'est la transmission
maternelle.
Jusqu'à l'âge de 24 ans à peu près,
nous nous sommes beaucoup
combattues avec maman — j'ai
d'ailleurs du mal à dire "maman",
c'est "Taos" pour moi : elle
n'appartient pas qu'à moi… Il y
avait une grande différence entre
cette sorte de prêtresse, telle qu'elle
est apparue par exemple sur la scène
du théâtre de la ville, surgie comme
de la nuit des temps, qu'André
Breton qualifiait de "reine Néfertiti
dans un autre existence", entre cette
petite bonne femme gigantesque,
juchée sur des talons dorés, des
chaussures de star (elle mesurait
seulement 1m58), cette espèce de
reine atlante, et puis la mère que
j'avais à la maison.
Hors du temps
Elle était cultivée et en même
temps profondément archaïque, cet
archaïsme sur lequel je travaille
maintenant au coeur de la tragédie
antique. Elle était radicalement d'un
autre monde pourrait-on dire, c'est
ce qui la différencie des femmes qui
écrivent ou qui chantent.
Elle semblait avoir surgi des
siècles. Elle disait elle-même : "Je
n'ai aucune coquetterie en ce qui
concerne l'âge : je suis située hors
du temps." Elle était violente,
passionnée, possessive, impudique
et pudique, à la fois sauvage et
assoiffée de douceur, éprise de
délicatesse. Elle a souffert toute sa
vie de n'avoir jamais vraiment
connu l'amour d'un homme. Elle
était au sens propre extra-ordinaire.
Elle est morte j'avais trente trois
ans — elle est morte dans mes bras.
ALGERIE LITTERATURE / ACTION
Pendant tout ce temps où je l'ai
côtoyée, j'étais trop près d'elle pour
me rendre bien compte qui elle
était. On ne s'est pas dit beaucoup
de choses, hélas! De son côté, elle
voulait me préserver, et moi, je ne
montrais pas beaucoup de curiosité :
je n'ai lu Histoire de ma vie
qu'après sa mort! Elle voulait me
préserver de la souffrance de la
double
apparte-nance :
elle
n'arrêtait pas de me répéter "Tu es
française, tu es française", même si
moi je n'avais de cesse que de me
faire des amies algériennes au lycée
en pleine guerre d'Algérie, de me
mettre des chéchias sur la tête…
Elle me disait, et cela la faisait
souffrir : "Si tu aimes un Algérien,
tôt ou tard, il te dira que tu es une
bourgeoise française; si tu aimes un
Français, il te traitera de
bougnoule!"
Berbéritude
Après avoir traversé tous ces
aléas, je n'ai maintenant plus aucun
complexe. Comme dit un psaume :
"Il fallait que vous passiez par le
feu et par l'eau avant que d'entrer
dans le rafraîchissement". Je me
sens mieux reliée aux racines que
beaucoup de ceux qui militent dans
des mouvements berbères! La
berbéritude remonte à la nuit des
temps et si on ne la replace pas dans
ce contexte, si on ne comprend pas
ce que veut dire la terre antique, on
ne peut pas parler de berbéritude.
C'est pour moi l'approche d'Euripide
et de la tragédie grecque qui a
calmé tous les manques, qui a
répondu à toutes les questions
identitaires. Ma mère, parfois,
remontait ainsi les siècles, mais à
l'époque je ne l'écoutais pas, n'y
prêtais pas attention. Je la vois
maintenant comme une sorte
d'Athéna (rappelons que la légende
veut qu'Athena soit née sur les
bords du lac Titonis, c'est-à-dire le
Shott el Djaïd). Le jour où les
Maghrébins accepteront de faire ce
voyage, accepteront de comprendre
leur berbéritude en la faisant
découler du monde antique, leur
combat identitaire retrouvera son
âme. Si ma mère revenait et si elle
voyait combien la revendication est
actuellement étriquée, conflictuelle,
elle en pleurerait, elle qui a quitté
l'Académie berbère dès qu'elle a été
fondée, dès qu'elle s'est aperçue
qu'elle prenait une tournure
politique.
Mon grand rêve aurait été de
monter Les Troyennes en berbère,
de jouer Médée avec des comédiens
maghrébins
francophones :
ils
auraient mieux su que quiconque
faire passer cette force de la tragédie : transformer un événement
sordide en signe lumineux! Lorsque
les Maghrébins comprendront les
trésors qu'ils ont en eux-mêmes et
sous leurs pieds, ils pourront faire
beaucoup pour les autres. Ils portent
l'enfer en eux mais ils portent aussi
la délivrance. J'aimerais que la
jeunesse d'aujourd'hui comprenne
cela.
Quand Taos chantait les chants
berbères dans les abbayes sisterciennes, les gens étaient comme
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
fous. A Sénanque, je la revois : il
n'y avait pas assez de billets pour
faire entrer la foule; elle était là,
dans
sa
djellaba
blanche,
complètement hors d'elle, dans un
état second. Elle était comme ça
quand elle chantait. Elle disait
qu'elle avait l'impression d'être au
milieu d'un chœ ur d'hommes et de
femmes qui chantaient en elle. De
temps en temps, elle mettait la main
derrière l'oreille pour canaliser ces
voix. Les gens essayaient de toucher
sa djellaba! Mouloud Mammeri,
lorsque je lui ai remis Les chants
berbères pour publication, peu
avant sa mort, m'a demandé
pourquoi je ne reprenais pas le
flambeau du chant. Je lui ai dit que
je n'avais pas de mission en ce
domaine, alors qu'elle, elle en avait
une.
J'ai été élevée dans un monde,
avec maman, où il n'y avait pas de
scission entre le quotidien et le
sacré. Je voyais ma mère laver le
parterre en chantant les chants
religieux. Pour elle, tout était dans
tout. Elle était dans cette pensée
antique pythagoricienne où il n'y a
que le spirituel et le sensible,
mondes
proches
et
qui
s'interpénêtrent. Elle était très
étrangère à des catégories comme
"le profane" et "le religieux". La
grand-mère était comme ça aussi.
La mort
La mort de ma mère est le
moment le plus "fantastique" que
j'ai vécu. Elle est partie comme un
météore! Les portes du ciel se sont
ouvertes devant mes yeux quand ma
mère est morte. C'est indicible. Voir
quelqu'un entrer comme ça dans la
mort, comme si elle l'avait toujours
connue! Fidèle au chant berbère :
"La mort s'aborde avec courage et se
regarde avec orgueil. Le rire des
ennemis est seul redoutable". Je
n'oublierai jamais l'instant de sa
mort. J'ai éprouvé avec certitude
qu'il y avait quelque chose après…
Comme disait le grand Euripide :
"Qui sait si vivre n'est pas mourir et
si mourir n'est pas vivre?"
Nous avons fait une bêtise…
Deux jours avant sa mort, alors
qu'elle se trouvait dans un semicoma, un ami dominicain a fait
prévenir un prêtre pour qu'on lui
donne l'extrême-onction. A partir
du moment où elle a senti qu'on lui
appliquait ce rituel elle s'est mise à
secouer la tête en signe de refus.
Elle ne voulait pas. Puis elle a levé
les yeux au plafond, comme pour
dire, avec dépit : "S'il faut encore
que je me plie à ce code, soit!"
Maman avait un culte marial très
grand, un peu comme les gitans.
Alors qu'elle était très malade, en
1975, nous étions allées dans une
chapelle à Manosque où il y avait
une vierge noire. Elle se savait
condamnée — elle savait toujours
où elle en était car elle était comme
avertie par ses rêves; la nuit du 31
janvier 75, elle avait rêvé, disaitelle, qu'elle cousait une jupe et
qu'elle "rejoignait les deux bords" :
là elle a su que c'était imminent. Je
la revois entrer dans cette église de
Manosque.
Elle
marchait
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
difficilement, elle avait mal, le
cancer des os était déjà très avancé.
Elle s'est approchée de la statue et
elle lui a parlé en kabyle "ventre à
ventre", ventre de mère à ventre de
mère. Et elle l'a invectivée, et elle
l'a insultée! Puis elle s'est mise à
chanter. C'était hallucinant. Je
m'accrochais au prie-Dieu où je
m'étais mise, un peu à l'écart; j'avais
honte; les gens sont entrés en
entendant chanter; elle, elle ne
voyait rien autour d'elle. Elle
reculait tout en chantant, jusqu'à
moi, jusqu'à m'aggripper. Moi, je ne
supportais pas qu'elle me touche,
car elle avait un pouvoir étonnant,
celui de "prendre" : quand, elle vous
prenait, le bras par exemple, vous
sentiez soudain toute votre énergie,
tout votre sang qui partaient. Elle
prenait parce qu'elle en avait besoin.
Le jour de sa mort, j'avais ma main
droite dans sa main droite, paume
contre paume et je sentais qu'elle
puisait l'énergie en moi par
intermittence. Jusqu'au moment où
je lui ai dit : "Maintenant, il faut y
aller". C'était un être qui magnait
des
forces,
spontanément,
naïvement, et sans jamais avoir
travaillé là-dessus car elle n'aimait
pas l'ésotérisme.
Giono
Ses livres ont été sa grande
blessure. Je l'ai vue sangloter
plusieurs fois à cause de cela, de son
histoire avec Jean Giono, par
exemple. Il l'a baîllonnée. Elle
s'était "jetée à sa tête". Ma mère
était très belle, passionnée, brûlante.
Il semble que Giono ait joué un peu
avec elle, mais elle n'avait pas la
résistance des grandes maîtresses de
cet écrivain! Quand elle a écrit
L'amant
imaginaire,
il
l'a
encouragée. Puis, quand il a su
qu'elle le mettait en lecture et qu'il a
reçu quelques coups de fil lui
indiquant qu'il figurait dans
l'ouvrage, il a paniqué et envoyé une
lettre à tous les éditeurs, interdisant
que l'on publie quoi que ce soit
d'elle. Elle a été muselée comme ça
pendant vingt ans… Il a fallu
l'autorisation de Giono pour que
sorte La rue des tambourins! Quant
à Jacinthe noire, c'est son frère,
Jean Amrouche, qui l'a "étranglé"
chez l'éditeur Charlot…
Jean
adorait sa sœ ur mais elle était son
talon d'Achille. Il y avait entre eux
presque une rivalité d'homme à
homme. Elle l'a maudit une fois à la
maison de la Radio… C'était
terrible. Heureu-sement, vers la fin,
ils se sont réconciliés et il est mort
dans ses bras à elle.
Dans mon enfance, alors que nous
habitions rue Brochant, j'avais une
chatte siamoise, Lolita, que le
peintre Albert Marquet avait offert à
mes parents — mon père était
peintre, comme vous le savez. Je
devais avoir dix-douze ans — je me
souviens d'André Breton venant à la
maison avec sa fille Aube et maman
chantant. Lorsque maman chantait,
la chatte se mettait dans un état
épouvantable : elle "miaulait à la
mort". Et puis, une voisine du rezde-chaussée,
quand
maman
chantait,
faisait
des
crises
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
d'hystérie… Ceci pour dire la force
étrange de son chant…
La “mission”
Maman dit que c'est à Bône
(Annaba) qu'elle a pris conscience
de sa "mission" : chanter les chants
berbères. Encore une fois, les livres
représentaient la femme, seulement
la femme, la femme vulnérable et
déchirée. Elle a "crevé", littéralement, des souffrances infligées par
son côté féminin. Mais elle était
Akhénaton. Elle avait en elle les
deux principes : le masculin et le
féminin. Dans le chant, plus de
sexe! Des milliers d'êtres chantaient
par elle.
Elle était donc chez son frère à
Bône. Elle avait une vingtaine
d'années, c'est elle qui me l'a
raconté. Il était deux-trois heures de
l'après-midi. Elle faisait la sieste;
elle était dans cette sorte de demisommeil, entre deux eaux, où l'on
dit que les rêves sont très
importants. Jean était en train de
donner un cours dans la pièce à
côté. Tout à coup, elle a entendu,
dit-elle, une voix chanter en elle.
Dans une demi-conscience, elle a
essayé de chanter en même temps
que la voix. Elle s'apercevait du
décalage énorme qu'il y avait entre
son chant et cette voix… Soudain,
de l'autre côté de la cloison, son
frère s'est mis lui aussi, à chanter ce
même chant, lointain, plus lointain
encore que la voix. Tous les trois,
l'être invisible, elle et Jean,
chantaient à l'unisson. Elle m'a dit
qu'alors une "conscience est montée
en elle", en même temps que le
chant s'amplifaiait, enflait, devenait
un chœ ur. Sa mission était là : elle
devait sauver ces chants.
Elle est rentrée en Tunisie et a dit
à sa mère qu'elle voulait se donner à
la sauvegarde et à la perpétuation
des chants berbères. Fadhma n'y a
pas cru une seconde. Elle a dû faire
le siège de sa mère pendant des
mois pour que celle-ci accepte de lui
transmettre la tradition. Taos
disait : "Elle ne me l'a pas donnée,
je la lui ai arrachée". En 1939, elle
est allée à Fès, dans cette robe
merveilleuse que l'on voit sur la
couverture de la réédition de La rue
des tambourins (voir photo p. 196).
Le chant
Elle a chanté au palais du Bata :
on avait fait venir les grands
Chleuhs de la montagne avec les
bendirs, derrière un rideau. A un
moment, m'a raconté ma mère, le
rideau est tombé, et ils ont chanté
avec elle… Ensuite, elle a été
envoyée à la Casa Velazquez, avec
le grand hispanisant Maurice
Legendre. Elle a aussi chanté
devant Mohamed V.
J'ai commencé à comprendre très
tradivement la vertu de ces chants
qui au début n'étaient pour moi que
familiaux. Certes, elle avait une
voix splendide mais elle aurait aussi
bien pu chanter La Tosca ou
d'autres opéras, du grégorien… Je
ne me rendais pas compte à quoi, et
surtout à qui, j'avais à faire. Le
grand choc s'est produit quand je
l'ai vue chanter en public pour la
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
première fois — j'ai honte de le dire
mais c'est seulement sept ans avant
sa mort…
J'ai commencé à
comprendre qui était ma mère et la
force de ces chants. Eux et elle
étaient magiques, tout simplement.
Elle était leur réceptacle, c'était la
forme et le fond confondus, dans
l'évidence. Elle était là pour ça.
Mais vers la fin de sa vie, elle ne
supportait plus les chants, elle les
combattait
parce
qu'ils
la
dévoraient. Le professeur Michel
Alio disait qu'elle aurait eu le force
de guérir, même du cancer, avec ses
chants, mais qu'à partir du moment
où elle s'est mise à les redouter, ils
se sont retournés contre elle. Elle a
tout de même lutté seize ans contre
le cancer… Les choses les plus
importantes, elle les a faites à partir
du moment où elle a eu cette "bête"
en elle, qu'elle appelait "son hydre à
sept têtes" et avec qui elle parlait!
Une voix pareille, alors qu'elle ne
connaissait pas une note de
musique! Elle s'est d'ailleurs bien
gardée de l'apprendre… Ses chants
ont séduit les plus grands
musiciens, dont Messiaen. Ils ont
été déposés à la Sacem dans les
années 50, pour qu'on n'y touche
pas. Des compositeurs célèbres ont
voulu faire des adaptations. Taos a
refusé des ponts d'or afin qu'ils
restent intacts. Quatre-vingt quinze
monodies berbères, enregistrées sur
Nagra avec la voix de ma grandmère passant la tradition à ma mère,
voilà le trésor. La grand-mère avait
quatre-vingts ans quand elle a
enregistré, sa voix était chevrotante
mais son énergie intacte, et l'on voit
que Taos la suivait "à la respiration
près", pourrait-on dire, ce qui bat en
brêche définitivement les propos qui
ont été tenus sur sa réadaptation des
chants. Elle a respecté les mesures,
les mélodies, les vocalises. Seule la
voix diffère. Taos avait une voix
puissante, une voix des montagnes,
une voix des grands espaces, une
voix comme celle de certains noirs;
elle avait une voix tellurique. On a
dit, par exemple, qu'elle n'avait pas
une voix comme celle de Chérifa…
mais Fadhma, sa mère, non plus,
Aïni, sa grand-mère, non plus. Ce
sont ces femmes qui sont dans le
vrai de la tradition. Les autres se
sont "abâtardies" par le contact avec
différents courants musicaux. Taos
a insuflé aux chants cette dimension
tragique antique qui était la leur
originellement.
Elle chantait au-dessus, elle
chantait au-delà. C'est pour ça que
l'on ressent autre chose que le chant
de la tradition. Pourtant, je le
répète, elle est restée totalement
fidèle aux harmoniques de départ.
C'est en tant que pythie, oserais-je
dire, qu'elle a apporté son souffle à
elle, au plus proche de l'origine et
accessible au plan universel.
Taos vivait comme elle chantait,
avec la même énergie, avec le même
tragique. De temps en temps, elle
devenait "sauvage", elle disait : "Je
me sens revenir à l'âge de pierre" ou
"Je me sens redevenir une bête des
cavernes"!
Femme tellurique
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
Toutes les femmes du bassin
méditerranéen
gardent
cette
dimension…
c'est la femme
occidentale qui s'est perdue… Elle
était cette femme archétypale, "ni
homme, ni femme mais les deux à
la fois", disait-elle. C'est dans les
chants que cela s'exprimait le
mieux. Dans les chants, elle ne
s'appartenait plus, elle parlait d'elle
à la troisième personne; elle disait :
"Vous avez entendu? la voix était
belle". Tandis que l'écriture, c'était
la femme consciemment en quête
douloureuse
d'identité.
Cette
dysharmonie, cette scission était en
elle.
Elle faisait peur dans la vie,
porteuse de cette femme tellurique,
archaïque, totale. Les hommes
s'enfuyaient…
Elle
attendait
énormément d'un homme, elle
attendait Jason, c'était Médée. Elle
attendait d'un homme la conquête
de la toison d'or! C'est une vieille
histoire, une histoire antique…
Avec un homme "de sa race" c'était
impossible, parce qu'elle avait
l'impression "d'un inceste". Elle
disait tout cela naïvement.
Elle était aussi terriblement
vulnérable; elle aurait eu besoin
qu'on la prenne dans les bras, qu'on
la couvre de tendresse. Mais un rien
peut faire peur à un homme… Avec
elle, ils avaient l'impression qu'ils
allaient être châtrés, dévorés,
avalés, qu'ils allaient disparaître…
Et pourtant, elle n'était au fond
qu'une petite fille…
En
dehors
des
normes,
déconcertante, elle était très
attirante parce que très belle,
intelligente, vibrante, hors du
commun, mais dès que ceux qui
étaient séduits s'approchaient trop
près, les voilà qui fuyaient
aussitôt… Il a fallu quelqu'un
comme mon père pour faire le
voyage, mon père qui était un artiste
et qui a été fasciné par elle. Il est
tombé fou du chant berbère et elle,
folle de sa peinture. Ils se sont liés
au plus haut, mais en tant
qu'homme et femme, ça ne marchait
pas. Ils m'ont conçue comme on
sacralise quelque chose. Ils m'ont
conçue "le jour du printemps". Elle
voulait une fille, lassée de l'univers
masculin de ses frères. Mais ce qui
les occupait le plus c'était leur art.
Leur art avant tout. La maladie
aussi, hélas.
Le corps de ma mère
Il fallait voir le corps de ma mère
quand elle est morte! Très jeune,
elle avait fait une chûte à la Casa
Velazquez sur la colonne vertébrale.
Elle était enceinte et on lui a ouvert
le dos de la nuque jusqu'aux reins :
elle avait une cicatrice comme
l'arête d'un poisson gigantesque.
Ensuite, on lui a enlevé la paratyroïde, et de nouveau une cicatrice,
comme un collier. Le sein gauche
enlevé, une cicatrice barrait sa
poitrine. Et une autre encore sur le
tibia, parce qu'on lui avait fait une
greffe osseuse. Terribles à voir,
toutes ces cicatrices, ces arêtes de
poisson! Et elle qui avait tellement
le sens de la beauté et de ce qu'est
une femme! Quand on lui a pris son
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
sein, elle ne voulait plus vivre. Elle
chantait
ce
chant
espagnol
archaïque, le chant d'Agueda,
Agueda, sainte et martyre à qui on
avait tranché les seins et qui disait :
"Le
Seigneur
m'en
donnera
d'autres".
Taos en Algérie
Elle a peu voyagé en Algérie, bien
qu'ayant la double nationalité. Elle a
été invitée à la fin des années 60
pour donner une conférence à
l'Aletti sur son frère Jean
Amrouche. Là, elle s'est entendu
dire par une chanteuse kabyle
qu'elle "chantait les chants des
Pères
blancs"!
Cet
antichristianisme primaire a blessé ma
mère. Elle y est retournée quelques
temps après, invitée par le ministre
Taleb Ibrahimi. On lui avait aussi
demandé d'être l'invitée d'honneur
du Festrival Panafricain mais de ne
pas chanter! Elle a refusé et a écrit
un article : "En marge du festival
panafricain d'Alger" dans Le
Monde. Lors d'une troisième visite
semi-officielle, elle a dit à certains
ministres, en kabyle, tout ce qu'elle
pensait. "Les reins ont fondu", leur
a-t-elle déclaré, et elle a ajouté
qu'elle allait "maintenant chanter
pour faire fondre des colonnes
vertébrales en bronze pour les reins
déficients"! Elle a été arrêtée à
l'aéroport, il a fallu l'intervention de
Rédha Malek, alors ambassadeur à
Paris, et d'Edmond Michelet pour la
sortir de là. Après ç'a été fini, elle
n'est jamais repartie.
Elle n'est jamais retournée en
Tunisie, je ne sais pas pourquoi. Le
Maroc l'a accueillie plusieurs fois,
pour qu'elle chante. Mais cela se
faisait devant un public trié sur le
volet. Un jour Mohamed Arkoun
m'a dit : "Heureusement que
Moulay Ahmed Alaoui a compris
l'importance de ce que faisait votre
mère!" Pourquoi fallait-il que ce
soient
les
autres
qui
"comprennent"?
*
Taos m'a transmis une chose
essentielle : la mort n'existe pas.
Ensuite, j'ai compris qu'elle était
l'incarnation d'un archétype de
femme antique et tragique et que là
résident les vraies racines.
Elle devait d'ailleurs ressembler
plus à sa grand-mère, Aïni, qu'à sa
mère. Fadhma était plus "costaud",
elle avait appris à filtrer les forces
qui étaient en elle; surtout, elle avait
un don du bonheur, un don de vivre
l'instant présent que maman n'avait
pas. Taos était comme une déesse
chtonienne, sombre, alors que pour
Fadhma, un rayon de soleil, une
goutte de rosée sur une feuille, le
rire d'un enfant faisaient oublier le
chagrin. Maman, c'était le moulin
qui broyait toujours. C'est de ce
mouvement perpétuel de la meule
en elle et de sa mouture qu'elle se
nourrissait pour écrire.
•
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
TAOS AMROUCHE
Repères biographiques
• 4 mars 1913 : naissance à Tunis
de Marie-Louise Taos, fille de
Belkacem et de Fadhma Amrouche.
• 1914-15 : la famille Amrouche
passe une année en Kabylie.
• 1922 : séjour famillial en Kabylie
à l'occasion du mariage du frère
aîné.
• 1934 : Taos vient à Paris après
son frère Jean (parti en 1925) pour
préparer le concours de l'E.N.S.
mais abandonne au bout de deux
mois
• 1935 : Taos commence l'écriture
de Jacinthe noire, achevé en 1939.
• 1939 : Congrès de chants de Fès;
bourse de la Casa Velazquez à
Madrid.
• 1940-42 : Madrid. Elle rencontre
le peintre André Bourdil. Naissance
de leur fille, en décembre 42.
• 1945 : le couple s'installe en
France.
• 1947 : parution de Jacinthe noire.
• 1947-48 : séjour chez Giono à
Manosque.
• 1957-63 : émission hebdomadaire
en kabyle à la radio.
• 1960 : publication de Rue des
tambourins.
• 1964-66 : ses récitals de chants
berbères ont un grand succès :
Florence, Paris, Rabat, Dakar.
• 1966 : publication du Grain
magique; Grand Prix d'ethnologie
musicale du disque français.
• 1971-75 : Immense succès des
chants au théâtre de la Ville à Paris.
• 1975 : publication de L'Amant
imaginaire, écrit depuis 20 ans.
• 1976 : Taos meurt d'un cancer,
sans avoir publié son dernier roman,
Solitude ma mère.
Taos
Amrouche
L’impossible “jouissance totale”
par
Aïssa Khelladi
Pour préparer le public à la parution des quatre romans de Taos Amrouche
(1913-1976), les éditions Joëlle Losfeld ont eu la bonne idée de confier à
Denise Brahimi, essayiste et critique, le soin de nous en livrer quelques
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
“clés”, dans ce qu’il a été convenu d’appeler un “document” intitulé
simplement Taos Amrouche, romancière, remarquable par sa qualité
d’écriture, de sobriété et de rigueur.
“Document” n’est peut-être pas le
mot qui convient, mais on peut lui
trouver une double justification.
D’abord, aucun essai n’a jusqu’ici
été tenté sur ce grand écrivain;
ensuite, son oeuvre était introuvable
sur le marché, quand elle n’est pas
restée inédite. Ces deux raisons
resteraient également valables pour
des
essais,
qui
manquent
cruellement, sur de nombreux
auteurs algériens, qu’ils soient
d’expression française ou arabe.
Soit dit en passant, la quatrième
de couverture nous prévient que
Taos est la première romancière
algérienne de langue française; que
devient alors la sétifienne Djamila
Debêche, auteur notamment de
Leïla, jeune fille d’Algérie, roman
publié à Alger en 1947 et de Aziza,
roman sorti en 1955? Si les deux
femmes ont fait paraître leur
“premier roman” à la même date, il
semble que celui deTaos, Jacinthe
noire, était prêt dès 1939 et que la
guerre en a retardé la pubication.
Cette version n’étaye en rien
l’antériorité de l’une par rapport à
l’autre, et n’offrirait d’intérêt que
pour l’historien, mais, avérée, elle
éclaire mieux l’itinéraire de
l’écrivain Taos Amrouche pour qui
l’écriture, de bout en bout, n’aura
été que souffrance : celle d’écrire et
celle de se faire publier ensuite...
Prénom
Une précision qui peut paraître
utile à certains : Marie-Louise Taos,
tel était son vrai prénom, et on ne
comprend pas trop cette volonté de
gommer le prénom chrétien (le
christiannisme étant la confession
de “Taos”, à laquelle elle tenait
beaucoup d'ailleurs) au seul profit
de son deuxième prénom. Vincent
Monteil rappelait, dans une préface
(1967) à Histoire de ma vie de
Fadhma aït Mansour Amrouche (la
mère, ou “yemma” comme dirait
Taos), qu’il cita au poète Jean
Amrouche (le frère de Taos), un
jour que celui-ci lui confiait son
“déchirement entre la France et
l’Algérie”, ces vers de Pierre
Emmanuel (Ordalies, 1957) :
Je n’ai qu’un nom : celui
d’homme.
France n’est que mon prénom.
Jean lui répondit, pensif : “Mais,
c’est très important, un prénom...”.
On sait toute l’admiration que
portait Taos à Jean (“elle était
venue à Paris, sur ses traces”, écrit
Denise Brahimi...); la complicité
aussi, avant la brouille qui les
opposa lors des enregistrements
pour la radio qu’ils firent tous les
deux avec Jean Giono. Pourquoi ne
peut-on sup-poser que pour la
question du prénom, il en allait de
même que pour son frère, mais à
l'inverse, lui, ayant choisi le prénom
chrétien? Ou, mieux encore, si pour
Jean, le déchirement était entre
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
deux prénoms (deux pays), pour
Taos, il s’offrait une complexité
plus grande : elle a publié Jacinthe
noire sous le seul prénom de MarieLouise, son second roman, Rue des
Tambourins, sous le prénom
chrétien de sa mère, Marguerite,
son recueil de contes, poèmes et
proverbes, Le Grain magique, sous
le prénom composé de Marguerite et
de Taos et son troisième roman,
L’Amant imagi-naire, sous le seul
prénom de Taos. Quant à son
quatrième roman, Solitude ma
mère, qui vient de paraitre à titre
posthume en 1995, alors qu’il avait
été écrit vingt ans plus tôt, il est
signé Taos sur la couverture de
l’éditeur, mais “Marguerite Taos”
sur le manus-crit... “Mais, c’est très
important, un prénom...”!
Autre précision, tout aussi
“secondaire” : Taos Amrouche est
née française, en Tunisie, de parents
français (naturalisés). Elle l’est
restée jusqu’à sa mort, en 1976,
devenue entre temps bi-nationale.
"Nationalité"
Elle ne connaît presque pas
l’Algérie, si ce n’est par le lointain
souvenir d’un séjour estival qu'elle
avait fait à onze ans (1922), et par
trois séjours éclairs, en visites semiofficielles, après l'indépen-dance.
Cette femme qui a assumé sa
complexité au plus haut point ne
s’est jamais reniée de son vivant, ni
dans un sens ni dans l’autre; d’où
vient cette unanimité à la considérer
seulement comme “Algérienne”,
contre sa propre volonté?
Eh bien, peut-être parce que c’est
elle-même qui nous y invite et nous
en donne le droit... au travers de son
oeuvre aussi bien écrite que chantée.
Peut-être. Aux yeux de tous, son
itinéraire
reste
celui
d’une
Algérienne aux prises avec les
caprices de l’Histoire, et c’est
comme ça. De l’autre côté de la
méditerranée,
pour
beaucoup,
Frantz Fanon, Etienne Dinet (en
fait, Nasereddine, prénom qu’il s’est
choisi après sa conversion à l’Islam)
ou même Jean Sénac ne sont pas
vraiment
considérés
comme
Algériens ou ne peuvent l’être...
Denise Brahimi contourne la
question, la renvoyant à la culture
kabyle dont, par contre, Taos n’a
pas cessé de se réclamer tandis que
les éditeurs (Joëlle Losfeld) parlent
d’une femme qui a consacré sa vie à
l’affirmation “irréductible de sa
maghrébinité”.
Et Taos Amrouche, comment se
qualifie-t-elle dans ses écrits alors
que son état-civil ne contient pas
d’équivoque? : “Je suis une hybride
de la civilisation”, dit-elle. Tel est
le constat d’une vie de quête.
L’écriture ne l’aura pas aidée à
lever les doutes, panser les blessures
invisibles, jeter l’ancre. Elle n’a fait
qu’élargir ses déchirures et raviver
en elle-même des drames qu’elle
n’a pas connus directement mais
qui appartiennent à l’imaginaire
commun, les drames collectifs d’un
peuple d’où elle est issue. On peut
dire que, à vingt ans, Taos
Amrouche a ouvert la porte de
l’écriture pour tenter de mieux se
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
voir, elle qui ne comprenait pas bien
certains regards qu'on lui jetait; puis
elle a passé sa vie à vouloir refermer
cette porte car ce qu’elle avait "vu"
lui paraissait proprement insupportable. “L’écriture romanesque
occidentale est un leurre, dira-t-elle,
on peut certes tout y raconter mais à
condition d’en avoir hérité les
règles avec la couleur de ses yeux.”
Quel aveu!
Cette femme a exploré deux voies
parallèles dans sa quête d’ellemême : le roman et le chant.
Déchirée par l'exil, se considérant
donc comme un “hybride de la
civili-sation”,
parviendra-t-elle
alors, grâce à sa voix qui l’a rendue
célèbre, à s’extraire de son
hybridité? Ou bien la musique et le
chant échoueront-ils là où l’écriture
n’a pas su réussir?
Dans L’amant imaginaire, elle
établit que le chant est l’expression
d’un acte sexuel, l’un et l’autre
n’empêchent pas qu’on se retrouve
après comme on était avant, face à
la “recherche d’une impossible
tota-lité”. Elle fait dire à l’un de ses
personnages, Aména : “Quand elle
répond à une nécessité profonde,
vitale, on dirait que l’activité
artistique est d’ordre véritablement
sexuel. Pour moi, chanter signifie
m’accoupler avec chacun des
grands chants rituels de ma race.
Incapable du moindre transport, je
ne suis bonne, à ma sortie de scène,
qu’à être couchée dans de la soie
pour des heures.”
Dédoublement
Née en 1913 à Tunis, elle
s’installe à Paris où elle entreprend
son premier roman, autobiographique sans dissimulation : “Une
jeune fille tunisienne, Reine, qui
arrive à Paris par un matin
pluvieux d’Octobre...”. Elle n’a que
vingt ans quand elle écrit Jacinthe
noire et l’exil y constitue déjà le
thème, même si, comme le rappelle
Denise Brahimi, “la force du livre
vient de ce que la romancière ne
fait pas la théorie de cet exil mais
qu’elle écrit de manière à en rendre
sensibles à chaque instant les
effets.”
Les repères sont posés, la
problématique impossible à surmonter : comment retrouver son unité en
élargissant son dédoublement :
double exil, intérieur, extérieur,
double spiritualité, chétienne, musulmane,
double
appartenance
cultu-relle, algérienne, française,
double aspiration amoureuse...? Le
dédou-blement sera la situation
initiale et constante de la vie de
Taos Amrouche et de son oeuvre.
Chaque chemin parcouru mène à
deux voies. Chaque pas fait en avant
complique
l’itinéraire,
rend
aléatoire la quête, multiplie les
possibilités. L’horizon vers lequel
elle est tendue ne fait que reculer à
mesure qu’elle entreprend de le
rejoindre.
Dans Rue des Tambourins,
l’évocation du pays occupe parfois
avec intensité l’histoire. N’est-ce
pas là que tout s’est joué? Les
souvenirs sont tirés de deux séjours
que la famille Amrouche fit en
12
L'ACTUALITE LITTERAIRE
Kabylie, du fait de la guerre (19141915). Sentiment de rupture accrue
même si l’écriture n’est pas encore
surchargée de remords et de honte.
“Je me sentais étrangère. J’avais
beau n’avoir que onze ans...” Lieu
de la mémoire, Gida, restée
musulmane, pousse au malaise. Le
passé peut n’être qu’un puits dans
lequel on chute sans fin. Mais
comment comprendre autrement
qu’en s’y risquant ?
Au commencement était l’exil
irrémédiable, celui de yemma,
contrainte de quitter le pays où elle
était devenue renégate. Son
évangélisation
par
des
missionnaires la désigne, elle et sa
famille, comme une “race à part”.
Le
reste
n’est
qu’affaire
d’ajustements perpétuels. Le père se
naturalise à Tunis, où il est
fonctionnaire des chemins de fer,
dix ans après son arrivée. Les quatre
enfants porteront chacun un double
prénom. Française, Taos part se
chercher en France. Elle ne s’y
retrouve pas. Elle écrit pour
comprendre, suivant les traces qui
n’existent que dans sa fière allure
de “race à part”. Son oeuvre se tend
vers elle comme le miroir de sa vie.
Yemma est l’origine perverse de
l’hybridité ressentie par la romancière...
Et le père alors? Les problèmes
posés par l’exil dans Rue des
Tambourins, ne s’estompent qu’au
profit des relations conflictuelles
avec les hommes.
Le "père"
C’est là, dans les rapports
amoureux, que se focalise le
déchirement permanent dont il est
sans cesse question. Yemma n’est
qu’une certaine idée de l’échec
programmé par la solitude de Taos.
L’impossible joie totale ne serait
que l’impossible homme. La quête
de soi ne dit au fond jamais son
nom, parce qu’elle est quête d’un
père. L’adulte préfigure le destin
d’un enfant. La jeune fille se
recherche comme modèle à offrir à
son père. Elle veut donner sens à ses
choix brouillés. Elle veut couronner
sa longue marche dans le désert de
l’exil en s’offrant à lui, à sa
mémoire, non comme un mirage,
mais comme un paradis, un lieu de
“joie totale”.
Il est un “peuple mystérieux”, “un
peuple à part”, il est “la Kabylie”,
un sentiment qui trenscende la
géographie, source des équivoques,
il est “le paradis perdu” qui n’est
pas une terre, une enfance mais,
plus qu’une terre et une enfance, un
chant profond, le chant berbère. Le
père, on l’ex-plore par l’écriture, on
l’atteint par la voix... pour le perdre
aussitôt; car il est l’inaccessible
aussi. Il est l’autre sexe qui
demeurera étranger à jamais.
Mais de cette vérité élémentaire,
Taos refuse de se satisfaire car où
est le plaisir de s’offrir si ce n’est
dans celui de prendre? Aména dit
dans L’Amant imaginaire : “Je
découvre que j’aimerais, pour être
heureuse, n’avoir besoin de
personne et former un tout par moimême, contenir en moi les deux
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
éléments, masculin et féminin.” Ce
n’est pas là une posture d’échec
pourtant, ni un compromis. Au
contraire, la dualité est achevée, le
dédoublement a mené là où il fallait
qu’il mène : la fusion. Cela
implique l’idée que Taos a fini par
trouver ce qu’elle recherchait,
l’entreprise est une réussite. Il ne
reste plus qu’à en “jouir”...
Jouissance
Pour Denise Brahimi, il faudra
cependant nuancer cet élan vers
l’androgynie. Si de ce rêve d’être un
homme et une femme, dit-elle, se
dégage une “extraordinaire impression de puissance”, il ne s’agit là
que d’un rêve dont Taos Amrouche
mesure parfaitement toutes les
limites. On revient à l’“avant” et
l’“après” : l’androgynie est vécue au
moment où Taos chante, pour
disparaître aussitôt “après”.
Ensuite, continue denise Brahimi,
il s’agit moins d’une "jouissance
indifférenciée"
que
d'une
"jouissance
masculine"
que
procurent à Taos les hymnes
berbères. L’acte d’amour qu’elle a
le sentiment d’accomplir quand elle
est sur scène — en aucun cas quand
elle écrit ! — est “celui de l’homme
qui chevauche la femme” (dixit
Taos elle-même); plaisir érotique
différent,
donc,
de
celui
qu’éprouvent les femmes.
Mais
qu’est-ce
qu’une
“jouissance indifférenciée”? Le
plaisir érotique féminin, elle le
connaît, c’est elle la femme
chevauchée, et c’est encore elle
l’homme qui chevauche!... Son seul
regret étant que ces moments-là
soient éphémères.
Peut-on, alors, considérer Taos
Amrouche comme une chanteuse
kabyle qui aurait aimé être une
romancière française?
Pour Denise Brahimi, le roman
français — “un leurre!” — ne
pouvait que la renvoyer aux
déchirements qu’elle cherchait à
dépasser. L’écriture ne pouvait pas
la “recomposer” comme elle y
aspirait puisqu’elle n’a eu pour effet
que d’aggraver la solitude qu’elle
désirait fuir. L’exercice du chant,
sans doute plus gratifiant, et pour
l’interprète et pour son public, ne
supprime pas les tourments dont les
romans font état mais, au lieu de la
renvoyer à une solitude déchirante,
ils l'intègrent dans l’âme et
l’expression collec-tives.
On peut conclure que le chant
était devenu un lieu de réconfort
pour un écrivain (ou plutôt un
“poète roman-tique”, selon le mot
de Denise Brahimi) qui n’a eu
qu’un désir, au fond de sa dualité :
se singulariser par la parole. “Que
d’autres écrivent; que d’autres
nient le pouvoir des mots et les
disent vains. Je veux parler!”
Une singularité dont Taos dit la
douleur dans ses romans, et qu’elle
a pendant vingt ans “enchantée” par
sa voix.
Denise Brahimi,
Taos Amrouche romancière. Paris :
Editions Joëlle Losfeld, 1996, 170 p.,
95F.
14
L'ACTUALITE LITTERAIRE
Taos
Amrouche
“La Femme Sauvage”
Jacqueline Arnaud
La solitude dans laquelle étouffe Aména, jeune Kabyle élevée dans une
famille convertie au christianisme, tient au sentiment douloureux de sa
différence raciale. Son éclosion à la féminité en est gravement perturbée. Sa
beauté étrange, son caractère grave et passionné, attirent un jeune Européen,
Robert, mais le frappent aussi d’un malaise profond qu’il ne parvient pas à
surmonter. Bien que terrorisée par le tabou de la virginité inculquée par une
mère admirable et inflexible — la marque indélébile d’une naissance
illégitime renforce l’atavisme et le christianisme conjugués — Aména est
prête à se donner. Robert éternise les fiançailles sans parvenir à faire le pas,
accumule les maladresses et finit par la brutalité. Après quoi, un abandon
lamentable encore plus que cynique révolte Aména dans son sens de
l’honneur et de la justice : “Je n’étais pas vierge, puisque mon père n’était
pas général et que j’étais une indigène.”
Taos Amrouche, Solitude ma mère,
roman. Préface de Jacqueline Arnaud.
Paris : Joëlle Losfeld, 1995, 230 p.,
108F.
Elle se dresse comme une Electre, retourne à “l’âge du silex”, à la loi du
sang, et exige d’un frère très admiré le châtiment du coupable.
“Il n’y a plus un seul homme au monde”, conclut-elle avec amertume
quand on lui conseille l’oubli et le mépris : “Le manque de grandeur de ce
dénouement m’écrasait.”
Profondément déséquilibrée après cette opération, Aména va d’échec en
échec. Elle se ferme comme un coquillage. Belle, elle provoque l’agression
et refuse de se laisser apprivoiser. Dès qu’elle n’est plus soutenue par
l’amitié fraternelle de Michel, qui en aime une autre, Aména va de faux pas
en faux pas. Elle se donne sans se donner, par lassitude, par dégoût, par
haine d’elle-même. Elle se rejette de l’un à l’autre : pour éviter le vieux
Madrargue, en qui longtemps elle a cru voir un protecteur à l’abri “des
passions et des tempêtes”, elle épouse Olivier, mais l’admiration que lui
porte le sculpteur Ortéga, en pur esthète, détruira le couple. Divorcée, elle
connaît un bref répit avec Adrien, mais la mort lui enlève ce second mari.
Quant à Luc, le psychiatre, dont l’attention passionnée guérit Aména de ses
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
angoisses, il ne saura pas tenir ses promesses, repousser les pièges d’un
conformisme incomplètement banni.
Bien que certains hommes qui l’ont aimée en aient soupçonné la
profondeur, Aména a toujours eu le sentiment que “personne ne voulait
tenir compte de [ses] racines”. Au cours des longues nuits d’insomnie, elle
fouille le passé pour tenter de le comprendre. Elle est de ceux qui
“recherchent la confrontation avec la mort”, pour qui l’exigence de vérité
est absolue. Elle est désormais capable de dépasser son destin particulier, de
lui donner sa place dans le désordre du monde.
“La fatalité qui me poursuit, je sais aujourd’hui qu’elle est le lot de tous
les déracinés à qui l’on demande de faire un bond de plusieurs siècles.
Ignorante, poussant au gré du souffle rude de nos montagnes, mon destin
eût été celui d’une fille de notre tribu, issue d’une orgueilleusse famille. Ni
Racine, ni Mozart ne m’eussent manqué. C’est la civilisation qui a fait de
moi cet être hybride. Pourquoi faut-il que ce flambeau qu’on se flatte de
porter aux populations primitives provoque des déchirements et rende
inapte au bonheur tous ceux qui me ressemblent?”
L’originalité du livre, c’est d’exprimer à la fois un effort désespéré pour
bondir par-dessus les siècles, et une ferveur indestructible pour les origines.
Une scène curieuse montre, à Fès, une Aména avide de bonheur et
d’apaisement, bouleversée en écoutant une jeune femme berbère, parée de
draperies et de bijoux traditionnels, chanter les vieux chants de sa race
“comme des projectiles lancés du fond des âges”. L’auteur se dédouble ici
en deux personnages exprimant les deux postulations simultanées
auxquelles sa vie est fidèle, puisqu’elle pratique tour à tour, ou à la fois,
l’écriture en français et le chant berbère.
Le roman est très fortement composé : le souvenir de Luc, le dernier
confident, celui qui a aidé Aména à remonter la chaîne de ses expériences
douloureuses, sert de fil conducteur à travers tout le livre. Alternent les
chapitres de douceur rêveuse (le Beau Clair, Luison, les passages sur
Michel), avec ceux d’une intensité dramatique poussée au paroxysme (les
scènes avec Robert, Saphirs, Rachid). Cet art du contraste est un trait
maghrébin, comme ceux qui décèlent le ton et le style : le sens de la beauté,
des belles matières, des beaux objets, l’ivresse devant le printemps, la
profusion sentimentale, font place à l’âpreté tranchante dès que l’honneur
ou la justice sont en jeu, à une amère délectation d’Aména devant les
contrariétés de sa nature, à un goût de la confrontation cruelle avec le
destin. Le style, qui traduit ces nuances et ces mouvements, cultive les
images qui allient la succulence à la simplicité, mais se plaît aussi dans les
arêtes vives de l’analyse dépouillée. L’ensemble de l’ouvrage a l’unité qui
lui vient d’une personnalité forte et fière, à laquelle on ne fait pas facilement
courber la tête : “Comme ma mère l’Afrique qui, depuis des millénaires, a
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
été convoitée, violée par les invasions successives, mais se retrouve
immuablement elle-même, comme elle je suis demeurée intacte, malgré mes
tribulations. Car je la sens encore frémissante, en moi, l’ardente jeune fille,
l’arbouse flamboyante que je fus à dix-huit ans.”
On croirait entendre la Femme sauvage.
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
Taos
Amrouche
Bonnes feuilles
"Exclue du cercle magique"
Marie-Corail, Kouka pour ses proches, émerge de l'enfance et ouvre
des yeux pleins d’angoisse sur l’univers mouvementé d’une famille
en exil en Tunisie, loin de la Kabylie natale. L’adolescente, déchirée
entre deux cultures, cherche ses racines. Elle découvre l’amour, et
son combat intérieur est si intense qu’elle ne sait faire de choix
entre les deux hommes qu’elle aime...
“Aux fiançailles de ma cousine, Mina, imitant Zina, l'opulente et
dernière épouse de grand-père, j'ai dansé,
moi aussi, la danse des ancêtres.”
Je me sentais étrangère. J’avais beau n’avoir que onze ans, je sentais
obscurément que je ne cadrais avec rien. Il en était ainsi chaque fois que
j’accompagnais Gida : j’étais la bête curieuse; les questions pleuvaient sur
moi, féroces. Là aussi j’étais assaillie de regards. Ce n’était pourtant pas le
patio de marbre de nos voisins de Tenzis, avec son puits, son jasmin et son
jardinet émaillé de pâquerettes et de renoncules au printemps, mais la cour
de terre battue de mes pères, durement éclairée à l’acétylène.
Les musiciens s’étaient remis à jouer. L’entrain montait. Scandés par des
battements de mains, les airs de danse se succédaient, déchirés de temps en
temps par des youyous qui partaient comme des fusées. La poudre leur
répondait, électrisant le cercle. Une à une, les jeunes filles s’élançaient pour
danser cette ardente danse du foulard, si chaste, où la mimique du visage, le
frémissement des épaules et le chatoiement des grands châles à franges ont
tant d’importance. Les pieds agiles glissent, à pas menus, tintant de tous
leurs anneaux. C’étaient vraiment “des femmes aux chevilles d’argent” qui
évoluaient devant moi comme des perdrix et se changeaient brusquement en
cavales, quand, se renversant en arrière et déployant leurs voiles, elles
offraient leur visage aux yeux clos, en laissant traîner à terre les longues
crinières de leurs foulards.
Zina, la dernière épouse du grand-père, célèbre autrefois pour sa beauté,
avait la réputation d’être une danseuse incomparable. Ayant perdu sa
sveltesse, elle ne ressemblait plus à un jonc, elle était, ce soir où je la vis
soudain s’emballer, une femme opulente d’une quarantaine d’années, aux
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
chevilles massives et aux bras puissants. Mais, bien que modestement
habillée, elle n’avait eu qu’à s’emparer d’un foulard de quatre sous et à
l’étirer devant ses yeux, pour que tout le monde s’écartât et que les
musiciens jouassent avec plus de fougue. Il y avait en elle une telle autorité!
Sa passion contenue ne manqua pas de se déchaîner dès que la cornemuse
attaqua l’air enivrant de la Danseuse inconnue. Et Zina, une fois de plus,
éclipsant toutes les femmes, donna sa mesure dans cette danse que personne,
jamais, ne dansa avec une ardeur aussi sauvage, mêlée à tant de dignité.
Oui, j’avais beau avoir les pieds teints au henné, les joues fardées et les
lèvres rougies à l’écorce de noyer, je connaissais déjà ce sentiment d’être
exclue du cercle magique, j’éprouvais cette envie de courir me réfugier dans
les jupes de yemma. Pourquoi fallait-il que je fusse toujours “dépareillée”?...
Que je me trouve au milieu de compagnes musulmanes ou françaises, j’étais
seule de mon espèce. Aussi loin que je remonte dans le souvenir, je découvre
cette douleur inconsolable de ne pouvoir m’intégrer aux autres, d’être
toujours en marge.
Je suis née rue des Tisserands — une venelle toute blanche à l’entrée des
souks de Tenzis, au numéro 13. Je suis passée maintes fois devant la porte
brune de cette maison de ma naissance que nous quittâmes, quand j’avais
trois ans, pour la grande maison mauresque de Bab-Abiod, située dans un
quartier très aéré et tout bercé du sifflement des trains. C’était encore la
guerre, puisque je me revois levant au ciel mon visage pour chercher la trace
de mon oncle soldat, parmi les troupeaux de nuages poussés par le vent.
J’avais pour compagnes de petites musulmanes avec lesquelles je jouais à
la dînette ou à cache-cache. Tout allait sans drame tant qu’une fête
n’intervenait pas (je crois que dès cette époque-là je me mis à redouter les
fêtes, musulmanes ou chrétiennes, toutes étant pour moi sources de
déchirement).
Au début, cela déclenchait des scènes terribles. Comment admettre, sans
révolte, qu’on m’isolât le jour de l’Aïd ou du Mouloud? On me séparait
brutalement de mes amies avec qui on me permettait de m’amuser, le reste
du temps. J’avais l’impression d’être punie sans l’avoir mérité. Quelle
raison, en effet, pouvait motiver qu’on m’enfermât, alors que les rues
retentissaient de cris d’allégresse et d’appels? Pourquoi ne me laissait-on
pas prendre part à ces réjouissances comme tous les enfants du quartier?
Gida, par contre, y participait, en bonne musulmane. Qu’étions-nous au
juste, nous les Iakouren? Obsédante question que je me posais très tôt,
percevant dès les premières années le malaise qui devait tourmenter Yemma
toute sa vie.
Que l’on se mette à la place d’une petite fille hypersensible, élevée dans
l’ombre d’une grand-mère qui hantait les maisons indigènes : en une nuit je
voyais s’édifier les murs de ma prison. J’assistais aux préparatifs de la fête :
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
les plateaux de gâteaux aux amandes et aux dattes prenaient devant moi le
chemin du four du boulanger. J’entendais plusieurs jours à l’avance mes
amies parler de jouets, d’habits neufs et d’agapes; je les entendais décrire
des divertissements féeriques. Et c’était le moment choisi par ma famille
pour me tenir à l’écart le temps que brillerait la fête et durerait le festin.
Grand-mère, à qui les voisines offraient un peu de chaque plat, s’arrangeait
pour me faire goûter de certains gâteaux en cachette. A force de ruse, je
réussissais à tromper la surveillance de Yemma et à m’échapper. C’était
pour voir passer par les ruelles poussiéreuses de Bab-Abiod mes petites
amies en pantalons bouffants, lamés d’or et d’argent, avec leur poitrine
plate serrée dans des corselets de velours et de satin, aux ailerons brodés de
grosses fleurs enrichies de pierreries. Elles allaient à pas précieux, coiffées
d’une toque pailletée penchée sur l’oreille et retenue sous le menton par un
ruban, et chaussées de mules perlées. Indifférentes et lointaines, elles
passaient sans me reconnaître, avec leurs mains encombrées de jouets et de
sucreries, soufflant dans des ballons multicolores, ou agitant des crécelles.
Les garçonnets munis de trompettes et de sifflets faisaient un vacarme qui
me transportait. J’attendais en vain un regard d’amitié. Moi, la compagne
des jours sans joie, des vêtements déchirés, des maigres repas et des pieds
sales, je n’avais droit qu’à leur dédain. Avec quelle violence désirais-je
pourtant me mêler à ces groupes en liesse pour souffler, moi aussi, dans des
ballons et monter sur les chevaux de bois! (c’est de là que me vient, je
suppose, mon émotion à la vue d’une roulotte ou d’un manège, et cette joie
intense mêlée de nostalgie qui se communique à moi dès que j’aperçois les
lumières d’une fête foraine, quand par ailleurs le cirque me plonge dans la
tristesse).
Et mon chagrin était si poignant que Gida courait emprunter, pour moi,
de petites babouches de cuir jaune vif, tandis que Yemma sortait de
l’armoire la grande robe de baptême, en piqué brodé, qu’il me souvient
d’avoir mise, tant j’étais menue, jusqu’à l’âge de six ou sept ans pour les
circonstances exceptionnelles. Mais, si prestigieuse qu’elle fût à mes yeux,
cette robe, pouvait-elle rivaliser avec les tenues chamarrées qui
m’éblouissaient?
Aux fiançailles de ma cousine Mina, imitant Zina, l’opulente et dernière
épouse du grand-père, j’ai dansé, moi aussi, la danse des ancêtres. Portée
par l’exaltation de l’assistance qui chantait en battant des mains, j’ai évoqué
d’instinct la petite perdrix et la jeune cavale. Mais ma joie avait quelque
chose de factice. Et tous ces regards sur moi me faisaient mal. Les vieilles
femmes me baisaient les mains. J’avais fini par devenir une sorte d’idole.
Gida exultait. Mais, lorsqu’elle me ramena chez nous, au milieu de la nuit,
je grelottais de fièvre. Je fus malade plusieurs jours d’un mal mystérieux.
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
Yemma m’installa dans la chambre où l’on mettait à mûrir les poires et
appela à mon chevet Soeur Saint-Georges. Mais pour elle le diagnostic était
clair : trop de regards envieux s’étaient posés sur moi, aux fiançailles de
Mina. Et elle déplora — elle si peu superstitieuse — que je fusse vulnérable
à ce point. (… ) On sacrifia un poulet qu’on égorgea et prépara suivant
certains rites. Je fus seule à manger de ce poulet qui se révéla (est-ce une
coïncidence?) non seulement délicieux, mais efficace, car je ne tardai pas à
me lever.
Taos Amrouche,
Rue des tambourins. Paris : Joëlle Losfeld,
1996, 336 p., 115F. (1ére éd. La Table
ronde, 1960).
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Taos
Amrouche
Document
“Jeune fille de ma tribu”
Kateb Yacine*
Pour compléter ce "portrait" de Taos Amrouche, nous
reproduisons ci-après de longs extraits d'un texte, un peu
oublié, de Kateb Yacine, qu'il écrivit en guise d'introduction
à Histoire de ma vie, l'autobiographie de la mère de Taos,
Fadhma Aït Mansour. Taos y apparaît sous un autre jour :
comme l'un des maillons de la famille de créateurs et de
transmetteurs que furent Les Amrouche, quasiment indissociables les uns des autres.
Fadhma Aït Mansour Amrouche
(...) ne saurait être mieux présentée
que par son propre fils, Jean
Amrouche, qui la devança dans la
mort; il fut en quelque sorte le
torrent précurseur de cette source
vive où il puisait, dès la plus tendre
enfance, avec sa soeur Taos, le don
de poésie qui ne les quittera plus :
“Toute poésie est avant tout une
voix, et celle-ci plus particulièrement. Elle est un appel qui
rententit longuement dans la nuit, et
qui entraîne peu à peu l’esprit vers
une source cachée, en ce point du
désert de l’âme où, ayant tout
perdu, du même coup on a tout
retrouvé... Mais avant que j’eusse
distingué dans ces chants la voix
d’un peuple d’ombres et de vivants,
la voix d’une terre et d’un ciel, ils
étaient pour moi le mode
d’expression singulier, la langue
personnelle de ma mère.”
Jean Amrouche n’est plus. Il a
succombé, dans la force de l’âge, au
moment même où l’Algérie allait
briser ses chaînes.
Souvent, il parlait de sa mère
comme il parlait de l’Algérie, avec
la même passion, la même gravité
que dans les Chants berbères de
Kabylie :
“Je ne saurai pas dire le pouvoir
d’ébranlement de sa voix, sa vertu
d’incantation. Elle n’en a pas ellemême conscience, et ses chants ne
sont pas pour elle des oeuvres d’art,
mais des instruments spirituels dont
elle fait usage, comme d’un métier
à tisser la laine, d’un mortier, d’un
moulin à blé ou d’un berceau. C’est
une voix blanche et presque sans
timbre, infiniment fragile et proche
de la brisure. Elle est un peu
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
chevrotante et chaque jour plus
inclinée vers le silence, son
tremblement s’accentue avec les
années. Jamais rien n’éclate, pas le
moindre accent, pas le moindre
effort vers l’expression extérieure.
En elle tout est amorti et
intériorisé. Elle chante à peine pour
elle-même; elle chante surtout pour
endormir et raviver une douleur
d’autant plus douce qu’elle est sans
remède, intimemeent unie au
rythme des gorgées de mort qu’elle
aspire. C’est la voix de ma mère,
me direz-vous et il est naturel que
j’en sois obsédé et qu’elle éveille en
moi des échos assoupis de mon
enfance, où les interminables
semaines durant les-quelles nous
nous heurtions quoti-diennement à
l’absence, à l’exil ou à la mort.
C’est vrai. Mais il y a autre chose :
sur les longues portées sans couleur
de cette voix flotte une nostalgie
infiniment lointaine, une lumière
nocture d’au-delà, qui impose le
sentiment
d’une
présence
insaississable et toute proche, la
présence d’un pays intérieur dont la
beauté ne se révèle que dans la
mesure même où l’on sait qu’on l’a
perdu...”
Les chemins de l’orphelinat
Les chants de Jean et de Fadhma
sont avant tout les cris du déracinement du sol natal. Même
promus citoyens français, même
convertis au christianisme, les
Amrouche restent des intrus, et ils
doivent s’expatrier, comme tant
d’autres Algériens : la patrie
asservie doit rejeter ses propres fils,
au profit de la race des maîtres.
Ce n’est pas tout. A l’étouffement
de tout un peuple, à sa détresse et à
sa honte, s’ajoute la tragédie de tous
et de chacun. Ce n’est plus un pays,
c’est un orphelinat.
Fadhma n’a pas de père. Sa mère
l’a protégée tant qu’elle a pu contre
la famille, contre le village qui la
considère comme un être maudit.
Enfin, la mère se décide, la mort
dans l’âme, à la première séparation
:
“Un mercredi, jour de marché,
ma mère me chargea sur son dos et
m’emmena aux Ouadhias. Je me
souviens très peu de cette époque.
Des images, rien que des images.
D’abord, celle d’une grande femme
habillée de blanc, avec des perles
noires; à côté du chapelet, un autre
objet en cordes nouées, sans doute
un fouet...”
“Mais je vois surtout une image
affreuse, celle d’une toute petite
fille debout contre le mur d’un
couloir; l’enfant est couverte de
fange, vêtue d’une robe en toile de
sac; une petite gamelle pleine
d’excréments est pendue à son cou;
elle pleure. Un prêtre s’avance vers
elle; la Soeur qui l’accompagne lui
explique que la petite fille est une
méchante, qu’elle a jeté les dés à
coudre de ses compagnes dans la
fosse d’aisance, qu’on l’a obligée à
y entrer pour les y chercher : c’est
le contenu de la fosse qui couvre
son corps et remplit la gamelle.”
“En plus de cette punition, la
petite fille fut fouettée jusqu’au
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sang : quand ma mère vint le
mercredi suivant, elle trouva encore
les traces des coups sur tout mon
corps. Elle passa ses mains sur
toutes les meurtrissures, puis elle fit
appeler la Soeur, et lui montra les
traces des coups, en lui disant :
"C’est pour cela que je vous l’ai
confiée? Rendez-moi ma fille!..."
“A l’automne, le caïd fit venir ma
mère et lui dit : "Ta fille Fadhma te
gêne, mène-là à Fort-National où
l’on vient d’ouvrir une école pour
les filles, elle sera heureuse et bien
traitée, et l’Administrateur te protègera. Tu n’auras plus rien à
craindre des frères de ton premier
mari.” Ma mère résista longtemps;
mais son jeune mari et les habitants
du village, qui voyaient toujours en
moi l’enfant de la faute, la
regardèrent d’un mauvais oeil.
C’est en octobre ou novembre 1886
qu’elle consentit à se séparer de
moi. Elle me prit à nouveau sur son
dos, et nous partîmes.
La muse matriarcale
“Juchée sur mon mulet, une malle
devant moi, je remplissais mes yeux
de toute cette nature que je ne
devais revoir que bien longtemps
après, et pour très peu de temps.
Car depuis 1898, je n’ai revu mon
village que trois fois, très espacées,
et jamais par la route que je venais
de par-courir!... J’avais bien
pleuré, mais je m’étais dit : Il faut
partir! Partir encore! Partir
toujours! Tel avait été mon lot
depuis ma naissance, nulle part je
n’ai été chez moi!”
Et de nouveau, la voix du fils
(Jean Amrouche vivait à Tunis
lorsque furent publiés les Chants
Berbères de Kabylie, en 1939) fait
écho à la voix où il retrouve ses
origines :
“... Arrachée à son pays natal
depuis quarante ans, tous les jours,
comme autrefois sa mère de qui elle
les tient pour la plupart, c’est sur
les ailes du chant que, dans sa
solitude, elle lance ses messages
aux morts et aux vivants. Elle est
d’une famille de clairchantants, et
elle parle quelque-fois de sa mère
et de ses frères que tout le village
écoutait en silence lorsque leur
chant se répandait dans les rues.
Elle a recueilli les chants du pays
Zouaoua, son pays natal; et aussi
les chants des Aïth-Abbas, pays de
mon père, auxquels se sont ajoutés
quelques chants des Aïth-Aydel...”
Ce n’est plus une seule voix, c’est
la tribu qui chante, une de ces tribus
dont Ibn Khaldoun disait : “Les
berbères racontent un tel nombre
d’histoires que, si on prenait la
peine de les mettre par écrit, on en
remplirait des volumes...”
C’est encore l’arbre de la tribu
qui a produit en si grande quantité,
par branches et par grappes, d’une
saveur qui n’en finit pas, ce fruit
décon-certant qu’on appelle un
poète, la vieille tribu sans feu ni
lieu, où brille, étoile secrète, le
génie mécon-nu, hérité des ancêtres,
reconquis pas à pas dans l’ombre
inviolée de la patrie des morts, qui
“restent jeunes”, selon le mot
d’Anna Seghers.
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
Le livre de Fadhma porte l’appel
de la tribu, une tribu comme la
mienne, la nôtre, devrais-je dire,
une tribu plurielle et pourtant
singulière, exposée à tous les
courants et cependant irréductible,
où s’affron-tent sans cesse l’Orient
et l’Occident, l’Algérie et la France,
la Croix et le Croissant, l’Arabe et
le Berbère, la montagne et le
Sahara, le Maghreb et l’Afrique, et
bien d’autres choses encore : la
tribu de Rimbaud et de Si Mohand
ou M’hand, d’Hannibal, d’Ibn
Khaldoun et de Saint Augustin, un
arbre de jouvence inconnu des
civilisés, piètres con-naisseurs de
tout acabit qui se sont tous piqués à
cette figue de Barbarie, la famille
Amrouche.
Examinons une dernière fois
l’arbre de la tribu, et voyons
seulement son bourgeon terminal :
Jean, Taos, Fadhma : le fils, la fille,
la mère, tous les trois sont poètes!
N’est-ce pas merveilleux? Tous les
trois sont poètes mais le don
poétique ne leur appartient pas
comme un méchant volume à son
auteur, non, la poésie qu’ils incarnent, c’est l’oeuvre de tout un
peuple. (...)
Trop de parâtres exclusifs ont
écumé notre patrie, trop de prêtres,
de toutes religions, trop d’envahisseurs de tout acabit, se sont
donné pour mission de dénaturer
notre peuple, en l’empoisonnant
jusqu’au fond de l’âme, en tarissant
ses plus belles sources, en
proscrivant sa langue ou ses
dialectes, et en lui arrachant jusqu’à
ses
orphelins!
Ils
devraient
désormais comprendre qu’on peut
faire beaucoup de mal avec de bons
sentiments.
Pour ma part, en signant cette
introduction, j’ai tenu à être présent
au grand événement que constitue
pour nous la parution d’un tel livre.
Il s’agit d’un défi aux bouches
cousues : c’est la première fois
qu’une femme d’Algérie ose écrire
ce qu’elle a vécu, sans fausse
pudeur, et sans détour. Du plus
profond de sa tombe d’exil, en terre
bretonne, Fadhma semble nous dire
:
“Algériennes, Algériens, témoignez pour vous-mêmes! N’acceptez
plus d’être des objets, prenez vousmêmes la plume, avant qu’on se
saisisse de votre propre drame,
pour le tourner contre vous!”
Puisse l’Algérie libre ne plus
prêter l’oreille aux diviseurs hypocrites qui voudraient faire de toute
vérité un tabou, et de tout être un
intouchable... Et qu’on ne vienne
pas me dire : Fadhma était chrétienne! Une vraie patrie se doit
d’être jalouse de ses enfants, et
d’abord de ceux qui, toujours exilés,
n’ont jamais cessé de vivre pour
elle. (...)
Je te salue, Fadhma, jeune fille de
ma tribu, pour nous tu n’es pas
morte! On te lira dans les douars, on
te lira dans les lycées, nous ferons
tout pour qu’on te lise!
*Introduction à Fadhma aïth
Mansour, Histoire de ma vie.
Paris : Maspéro, 1968, 223 p.
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Taos Amrouche
Ouvrages
• Jacinthe noire, roman. Paris : Charlot,
1947. 2ème éd., Paris : Joëlle Losfeld,
1996.
• Rue des tambourins, roman. Paris : La
Table ronde, 1960. 2ème édition, Paris :
Joëlle Losfeld, 1996.
• Le Grain magique, contes, poèmes et
proverbes berbères de Kabylie. Paris :
Maspéro, 1966.
• L'Amant imaginaire, roman. Paris :
Nouvelle société Morel, 1975.
• Solitude ma mère, roman. Paris : Joëlle
Losfeld, 1995.
Disques
• Chants berbères de Kabylie. BAM-LD
101 (Grand Prix du disque 1967).
• Chants de processions, méditations et
danses sacrées berbères. SM 30 2-280.
• Chants de l'Atlas. Traditions millénaires des Berbères d'Algérie et Chants
berbères de la meule et du berceau,
ARN 34 278 et ARN 34 233, Arion.
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