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MelissaWalker
Violette
Tome3
VioletteVersionprivée
1.
« Pfff! » J'enfile une robe à imprimé jacquard jaune - et mes longs cheveux tout fins
deviennent complètement électriques. En me penchant avec maladresse pour observer ma
silhouetted'unmètrequatre-vingtsdanslemiroirenpiedquitrônedansmachambredepuis
leCE2,jeconstatequelarobeestindéniablementtoomuch.Quantaumaquillage,ilestaussi
excessif. J'abandonne la robe et opte pour mon débardeur blanc extra long sur un jean.
J'ajoutepar-dessusunbonvieuxsweatàcapuchenoiretmedirigeverslasalledebainspour
ôter le mascara bleu. J'en profite pour attacher mes cheveux bruns en queue-de-cheval.
Mieuxvautêtremoinsfashionetplusmoi.
J'entendslaGolf,ettroiscoupsdeKlaxon.Depuisqu'elleasonpermis,mameilleureamie
JuliepossèdecettevieilleVolkswagenquinousemmèneunpeupartouttouslestrois,avec
notre autre meilleur ami pour la vie, David. David et moi avons toujours dit, pour rire, que
cettevoiturenousappartenaitaumoinsauxdeuxtiers,vuletempsquenouspassonsdedans,
maisJulierefuseencoreaujourd'huidenouslalaisserconduire.Elleestcommeça,ellejoue
un peu les chefs. Cela dit, je m'en fiche, je ne suis de toute façon pas très douée avec les
leviersdevitesses.
Jejetteunderniercoupd'œildanslemiroiravantdemeprécipiterenbas.Çava,c'esttout
moi. J'applique juste une touche de gloss Tokyo Plum Blossom trouvé à Paris l'an dernier histoiredemesentirunpeuglamour.
Leplusbizarre,danstoutça,c'estencorequejedépensetoutecetteénergieàréfléchiràce
quejevaismettrejustepourretrouvermesdeuxmeilleursamisaumonde.Ilssontenfinde
retourpourlesvacancesdeNoëletnousallonschezElmopourrattraperletempsperdu.J'ai
passélesdeuxderniersmoisdansnotrevillenataledeChapelHill,enCarolineduNord,dans
undésœuvrementpresquecompletet,enl'absencedeJulieetdeDavid,j'aicrudevenirfolle.
J'ai dû lire une bonne vingtaine de bouquins (dont quatre mangas, que je lis bien plus vite
queleslivresnormaux,jelereconnais).J'aihâtederevoirJulieetDavid,maisjesuisaussi
unpeunerveuse.Depuisquenousnoussommesquittésl'étédernieretqu'ilssontentrésàla
facenseptembre,ils'estpasséunmaxdetrucs.
«VexanteViolette!s'exclameDavid,dansuneimitationparfaitedemonagentchezTryst
Models, Angela Blythe, une folle. Comme tu es mignonne en street-wear. » Je lui tire la
langueetmeglissesurlabanquettearrièredelaGolf.Uneétincellebrilledanssesyeuxbleus
derrière les verres de ses lunettes à monture noire. Ses cheveux sont plus longs, ils lui
arrivent pratiquement aux épaules, qui me paraissent un peu plus larges encore depuis la
dernièrefoisquejel'aivu,quelquesmoisplustôt.Moncœurfaitunepetitepirouette,maisje
meforceàagirnormalement-c'estDavid,c'esttout.Ilporteunmanteauenvelourscôtelé
bordédelaineblanche.Trèsseventies.
« Tu l'as trouvée chez Andy's Chee-Pees, ta veste? demandé-je en nommant un magasin
vintage super cher de Manhattan que fréquentent les branchés de l'université de New York
commeDavid.
—Pasdutout,AlicelaDétective,dit-ilenhaussantlesyeuxauciel.Achetéesurunstand
dela10eRue.Trente-cinqdollars.
—Hého?!ditJulie,quisepenchepar-dessuslesiègepourmeserrerdanssesbras.J'ai
droitàunpeud'amour,moiaussi,oubieniln'yenaquepourDavidetViolette?
—Pardon,Julie,dis-jeenmepenchantverselleàmontour.Çamefaittropplaisirdete
voir!»
Avecunsourire,elleserassiedderrièrelevolantetpasselamarchearrière.
«Onsecroiraitenroutepourlelycée.»
Ellesoupire.Julieestincroyablementnostalgiquedecettepériode-mêmedenotreclasse
determinale.Davidetmoiéchangeonsunregarddanslemiroirdupare-soleilcôtépassager,
qu'ilabaissépourserecoiffer.
«Tropdegeldanslafrange?lancé-jeensouriant.
—Justecequ'ilfaut,MissGreenfield,répliqueDavidenremontantlepare-soleil.Jesuis
passémaîtreenlamatièrecestemps-ci.
—Alors,V,qu'est-cequifaitsensationàChapelHillencemoment?demandeJulie,alors
quenousquittonsmonquartierpourrejoindreSmithLevelRoad.
—C'estlavilledugrandsommeil.Gravementmort.Richarddoitêtremonseulamidans
le coin, c'est dire. » Richard est le directeur du cinéma Le Palace, où je travaille par
intermittencedepuisquej'aiseizeans.Ilaenvirontrente-cinqans,c'estunpersonnagehaut
encouleurs-iladoreparlermode.
«Ouhlà,attendsunpeu!ditDavid.VioletteGreenfield,topmodelinternational,arepris
lebonvieiluniformegiletetnœudpapillon?
—Maisnon,jenetravaillepluslà-bas»,dis-je.D'ailleurs,cen'estpasfaux,jen'aipasde
poste à proprement parler. (J'avoue, j'ai fait un remplacement pour Benny, mon ancien
collègue et étudiant de l'UNC, l'université de Caroline du Nord, pour lui permettre d'aller à
Asheville«choperdelabonneherbedemontagne».Maisçanecomptepas.)«J'yvaisjuste
pourdirebonjourquandjem'ennuie»,clarifié-je.
Davidsetourneversmoiethausselessourcilsavecincrédulité.«J'imaginequec'estcequi
arrive quand on repousse son entrée à la fac. » Il affiche un petit sourire narquois. Je lui
assèneuncoupdepoingdanslebras.
«Aïe!hurle-t-il.Attention,mesmuscles!»
Je me rassieds au fond de mon siège. J'ai été vraiment obligée de décaler mon entrée à
Vassar parce que j'ai eu la chance de participer à des défilés internationaux cet automne.
Même si j'ai voulu tout arrêter après mes premières expériences de mannequin, j'avais
toujours rêvé de voyager. Franchement, soyons réalistes : quand, à dix- huit ans, quelqu'un
vous offre un billet d'avion pour le Brésil, puis pour l'Espagne et enfin pour la France, il
faudraitêtreunpeufollepourrefuser.Monpèreaimedirequelespodiumsinternationaux
ont fait office de semestre à l'étranger. Mais à dire vrai, je crois que ma mère et lui sont
secrètementravisquejecommenceuncursustraditionnelàVassard'iciquelquessemaines.
En arrivant chez Elmo, nous nous installons à notre table habituelle, dans le coin. Nous
nous retrouvons toujours ici pour décompresser et rattraper le temps perdu. Je crois que si
nous aimons tant cet endroit, c'est parce que nos mères nous y emmenaient lorsque nous
étions tout petits - c'est un restaurant familial où on trouve des crayons de couleur et des
feuilles à disposition pour les enfants. David s'empare d'un crayon violet dans le pot et
commencesonpetitcroquishabituel:unbonhommeavecunparapluie.
«Jeconstatequetesgribouillagesn'ontpaschangédestyle,remarqué-jeensouriant.
—Certaineschosesnechangentjamais»,répond-ilenlevantlesyeux.
JedoismeforcerpournepasoublierqueDavidestdésormaisencouple.Ilsortdepuisdes
moisavecChloe.Petite,blonde,gloussante,agaçanteàsouhait,sacopine,quivitàNewYork,
est également stagiaire au magazine Teen Fashionista. Ils se sont rencontrés alors qu'elle
faisaitunpapiersurmoil'andernier.Pouruneraisonquim'échappeencore,sortiravecun
type en première année de fac ne lui pose aucun problème, alors qu'elle a vingt-deux ans.
Pitoyable.Moi,jelesappellelesDaChlo,dansleurdos.
«Alors,qu'est-cequetuasfaitpourtonanniversaire?demandeJulie,enfacedemoi,qui
souffledansl'emballagedesapailleetmel'envoiedessus,interrompantdumêmecoupmes
penséesamères.
—Etdirequ'onaratélagrandefêtepourtesdix-neufans,remarqueDavid.
— Tu parles, un gâteau aux fraises avec les parents et Jake, soupiré-je. Rien de
spectaculaire,donc.»
Àlasimplementiondunomdemonfrère,Julietressailleunpeu.«CommentvaJake?»
demande-t-elle. Julie est sortie avec lui pendant environ six mois l'an dernier, bien qu'il ait
deuxansdemoinsquenous.Ilsontrompuàlafindel'étélorsqueJulieestentréeàlafacnonsansavoirperduleurvirginitéensemble.C'estsuperbizarrequejeconnaisselesdétails
de la première fois de mon petit frère - beurk -, surtout que la mienne ne s'est pas encore
produite.
«Çava»,dis-je,pastrèssûredesavoircequeJulieveutentendre.Jesaisqu'ilsortavec
unefilledesaclasse,maisjesaisaussiquecetteinformationnedevraitpasêtretransmiseà
Julie pour l'instant. C'est elle qui a imposé la règle selon laquelle les relations du lycée se
terminent au moment où commence l'université. Je crois que Jake aurait été d'accord pour
continuer.Maisenfin,onnepeutpasdirequej'aiediscutédefaçonintimedesesémotions
avecmonfrère-j'interprètesimplementdiversgrognements.
« Tant mieux, dit Julie en remuant son thé glacé, sans parvenir à prendre un air
nonchalant.Tuluidonneraslebonjourdemapart.
—Jesuissûrequetuleverrasenpersonnequandtuviendrasàlamaison.Amoinsque
tuaiesprévudenepaspasserchezmoidetouteslesvacances.»
Ellehausselesépaules.
«Julie!m'écrié-je.
—Ilparaîtqu'ilsortavecquelqu'und'autre,dit-elleenm'interrogeantduregard.Jen'ai
pastropenviedevoirça.»
Jerepenseàcettesoirée,ilyaplusieursmois,quandjesuisalléevoirDaviddanssacité
universitaire, à New York, prête à lui demander ce qu'il pensait vraiment de moi. Une fois
danslecouloir,jemesuisretrouvéeaumilieud'unegrossefêteetj'aivuDavidetChloeen
traindes'embrasser.Çam'afaitsupermal.
«D'accord,dis-jeàJulie.C'estmoiquiviendraicheztoi.»
Après le dîner, dans la voiture qui nous ramène à la maison, mon téléphone sonne. Mon
portabledémodécrachoteunevieillechansondeBeck,«Loser».Jelefaistairetrèsvite.
« Ouah, qui a droit à cette chanson comme sonnerie? C'est pas un cadeau! s'exclame
David.
—Devine,dis-je.
—Tonagent»,intervientJulie,convaincued'avoirlabonneréponse.Etellearaison.
Lorsque le répondeur sonne à son tour, David exige que je mette le haut-parleur pour
qu'onpuissetousentendresadiatribe.Acontrecœur,jelancelemessage.
«VilaineViolette,toujoursàfiltrermesappels»,roucouleAngela.Jegrimace.L'entendre
parler à voix haute dans la voiture fait super peur. « Ton semestre commence bientôt et,
quandtuneseraspasoccupéeàpoursuivredejolishomosdetesassiduitésouàécriredes
idioties inutiles sur les civilisations antiques, nous aurons besoin de toi en ville, chérie. Tu
dois participer à la campagne Mirabella Prince et nous comptons sur toi, Veronica et moi.
N'oubliepasquetufaistoujourspartiedel'équipeTryst.»Clic.
Jepousseunprofondsoupir.
«Lavache,remarqueJulie.Mêmequandelleraccrochesurunrépondeur,elleal'airmal
élevée.
— Mirabella Prince, c'est vraiment un nom ridicule, dit David. Tu crois qu'en vrai elle
s'appelleMyrdePapadopoulos,ouuntrucdanscegoût-là?
—Non!répliqué-jeenriant.C'estdusérieux.Enfin,danslegenrecréatricecélèbrequi
vientd'unefamilleriche,quoi.
—Oui,çafaitvraimenttrèssérieux,ditJulieenlevantlesyeuxauciel.
—TuvasrappelerAngela?demandeDavid.
—Plustard,soufflé-jeenrangeantmontéléphonedansmonsac.
—Jecroyaisquetuarrêtaisdéfinitivementleboulotdemannequin,remarqueJulie.Tu
nel'aspasprévenue?
—Oui,renchéritDavid.Cen'estpaslesemestredeViolette,lafilledeVassar,labeauté
intelloquinemetplusunpiedsurlespodiums?
—Absolument.Angeladélire.Jeluirappelleraiunefoispourtoutesquec'estfini.»
Davidmejetteunpetitregardsoupçonneuxpar-dessussonépaule,maisjemecontentede
lui sourire. Ce que je ne peux pas avouer à mes meilleurs amis, c'est que je suis terrifiée à
l'idéed'entreràlafac.Et,bienquej'enaieenvie,j'aipeurdemettreuntermeàmacarrièrede
mannequin.J'aipassédix-septansdemavieàmesentirdécaléeparrapportàtoutlemonde
sauf à Julie et David. Les filles étaient méchantes avec moi à cause de ma taille et de ma
maigreur, les garçons m'ignoraient totalement, et je n'ai ni l'intelligence de David, ni la
motivationetl'ambitiondeJulie.J'étaispourainsidiretransparente.
Et je sais que je devrais être une fille de dix-neuf ans cultivée, avec un aplomb
inébranlable, parce que j'ai participé à des fashion weeks à New York et dans trois villes à
l'étranger, mais la vérité est qu'être mannequin n'a pas réussi à relever tant que ça mon
estime de moi. Cela m'a peut-être même donné de nouveaux complexes. Pourtant, j'ai
l'impressionquesijedémissionne,jeredeviendraicettefilleinvisibledulycée.Lafilledont
personneneconnaissaitlenom.Jenesuispassûredepouvoirprendrecerisque.
2.
MesparentsinsistentpourmeconduireàVassareux-mêmes,commesic'étaitlapremière
fois que je quittais la maison. « C'est un rite de passage », explique ma mère pendant que
nouschargeonslebreakfamilialdemesnouvellesétagèrespliables,dedeuxvalisespleines
devêtementsetdediversarticlesde«citéU»achetéschezBed,Bath&Beyond.
« C'est surtout une excuse pour que Jake puisse organiser une grosse fête », dis-je en
jetant un coup d'oeil par-dessus mon épaule en direction de mon petit frère, qui sourit et
placeundoigtsurleslèvrespourmefairetaire.
Julie est partie pour Brown hier, et David est à New York depuis une semaine déjà, pour
passer du temps avec Chloe avant la rentrée. Je n'ai même pas écouté une seule chanson
tristedepuissondépart—jevaismeconcentrersurlesgarçonsdelafacuniquement...enfin,
dèsquejelesaurairencontrés.
Letrajetsurl’I-95avecmesparentsserévèleplutôtmarrant.Monpèremelaisselechoix
de la station de radio, et si j'arrive à donner le titre des chansons avant le début du refrain
cinqfoisd'affilée,jegagnecinqdollars.Jakeetmoiavonsinventécejeuilyaenvironcinq
ans;d'habitude,ilestlàpourjouercontremoietmevolerlavedette,alorspourunefoisc'est
plutôtsympadejouerensolo.Letempsd'arriverenVirginie,j'empochedixdollars,puisma
mèredemandeàécouterNPR,laradiopublique,alorsjemetslesécouteursdemoniPodsur
mesoreillesetm'allongesurlabanquettearrière,d'oùjeregardedéfilerdespinsdifformes.
Jecale ma têtesur l'oreiller quema mère a glissédans mes bagages,et en attrapant une
pelucheàcajolerdansmonsac,jerepenseàlasoiréeoùnousavonsprisuncaféavecJulie,
avant de nous dire au revoir. J'ignorais complètement qu'elle avait craqué à ce point pour
monfrère,maiselleavraimentévitélamaisonpendanttouteladuréedesvacances.Unjour,
alors que mes parents voulaient lui demander comment elle s'en sortait à la fac, elle s'est
arrangéepourlesfairevenirjusquedansl'allée,etellearéponduàleurpetitinterrogatoire
sans sortir de sa voiture. J'ai fini par lui poser la question en face la semaine dernière, au
CaribouCafé.
« Tu es encore amoureuse de Jake, ou quoi? lui ai-je demandé devant un moka fumant.
C'estlenouveauSingeRigolo,c'estça?»
Elle a soupiré et a fixé sa tasse. Le Singe Rigolo est l'une de mes peluches que Julie a
toujours adorée. Depuis la première nuit qu'elle a passée chez moi, en maternelle, nous
considérons ce chimpanzé comme l'amour de notre vie, à elle et moi. En sixième, lorsque
nous sommes toutes les deux tombées amoureuses de Ben Russell, nous lui avons donné
commenomdecode«SingeRigolo».Benavaitdemagnifiquesyeuxmarronetdesuperbes
cheveuxbrunsbouclés.Enyrepensantaujourd'hui,ilavaitaussiuneossaturehallucinantementon carré et pommettes à l'élégance masculine étonnante pour un garçon de onze ans.
Bref,nousnouspâmionscomplètementdevantlui.Puis,àlafindelasixième,iladéménagé.
Cefutlatragédiedenotreété,etdepuiscetteépoque,nousl'avonstoujoursconsidérécomme
l'hommedenotrevie(enplaisantantàmoitié).
«Cen'estpasvraimentmonnouveauSingeRigolo,aditJulie.C'estjustequej'aihorreur
delesavoiravecuneautre.»
J'aitournélesyeuxverslafenêtrepourévitersonregard.
«Violette,onvitdansunetoutepetiteville.Jesaisqu'ilsortavecunefilledesaclasse,une
certaineKatieFink.Peuimporte.Maisjepréfèreéviterqu'onmelerappelle.
—Ouais,c'estpascool,ai-jereconnuenmetournantànouveauverselle.
— Au fait, tu es toujours en contact avec Paulo de Sao Paulo ?» a demandé Julie, en
référence à mon amoureux brésilien de l'été précédent. Le fait que j'aie eu un « amoureux
brésilien»mefaitparaîtrebienplusglamourquej'ail'impressiondel'être.
«Nan.J'aicarrémenttournélapage.
—Donciln'étaitpasnonpluslenouveauSingeRigolo?
—Vraimentpas.Jelerencontreraipeut-êtreàVassar.
— Ou bien tu l'as déjà rencontré, a dit Julie. Et si ton âme sœur était quelqu'un que tu
connaissaisdéjà?C'estbizarred'imagineruntrucpareil,non?»
J'aipenchélatêteenluiadressantunregardinterrogateur.
« David et Chloe, c'est toujours une affaire qui marche, j'imagine ? a-t-elle poursuivi en
haussantlessourcils.
—Sûrement,ai-jeréponduenfaisantuneffortpourgarderuntondétaché.
—Çatechagrine?»a-t-elledemandé.
Elle savait très bien que oui, et voulait simplement que je le reconnaisse, mais je n'en ai
pasétécapable.«Pasdutout,ai-jeditenmelevantpourpartir.Franchement,s'ilaenviede
setaperunenaineavecunriredecochonsansaucunepersonnalité,çaleregarde.»
Julieaprissongobeletetm'asuiviedanslarue.«Effectivement,tuasl'airdet'enficher
complètement»,a-t-elleconclu.
J'ai bien perçu son ton ironique, mais j'ai préféré l'ignorer. Parfois vos meilleurs amis
saventlireenvousbienmieuxquevousnelesouhaiteriez.
JeserreleSingeRigolounpeuplusfortsousmonbrasetmelaissebercerparlerythme
dubreak,aupointdem'endormir.
Alorsquenousapprochons,danslacirculationdense,dePhiladelphie,monportablesonne
pour la troisième fois en une heure. Heureusement, ce n'est pas Angela, je peux donc
répondre.
«Violette,ditunevoixenrouéedansletéléphone.
— Veronica! » Je suis tellement heureuse d'avoir des nouvelles de mon ancienne
colocataire. Elle m'a vraiment tirée du pétrin à l'automne lorsque j'ai voulu plaquer la
campagne Mirabella Prince. Elle a réussi à convaincre Mirabella qu'elle et moi devrions
travaillerenéquipepourleshooting,ellem'aainsipermisderentrerplusviteàlamaison-ce
dontj'avaisvraimentbesoin.
«Oùes-tu?demande-t-elle.
— Hum, dans la voiture, avec mes parents. » Ma mère se tourne vers moi et articule
silencieusement avec exagération DONNE-LUI LE BONJOUR DE NOTRE PART, ce qui
m'indiquequ'elleécoutemaconversation.
«Ilstepassentlebonjour,dis-je.
—Tuleleurtransmettraségalement.Alors,tonséjourdanslacambrousse?Çat'aplu?
—C'estmieuxquelapressiondelaville,répliqué-je.
— Pression qui va s'intensifier avec le lancement de la campagne Mirabella le mois
prochain»,ditVeronica,l'airtoutexcitée.Pourellecommepourmoi,c'estnotreplusgrosjob
demannequin.Etrel'égéried'unecampagnedecréateurprestigieuxpeutsignifierunaccèsà
lagloireetàlafortuneabsolues,commeKateMoss.Rienqued'ypenser,j'aidescrampesà
l'estomac.
«Ouais,j'imagine,lâché-je.
—TuvasforcémentveniràNewYork,non?demande-t-elle.C'estvrai,nemedispasque
jevaisdevoirresterencorelongtempsséparéedemamoitiédedoubleV?
—Ehbien,VassarnesesituepasexactementenpleinManhattan»,dis-je.Poughkeepsie
estàdeuxheuresaunorddeNewYork.Celadit,cen'estpasvraimentunevilleuniversitaire
comme Chapel Hill - il paraît que les étudiants ne traînent pas trop à Poughkeepsie même,
alorsçaserapeut-êtresympadeprendreuntrainpourNewYorkdetempsentemps.
«Crois-moi,insiste-t-elle.Tun'aurasqu'uneenvie,tecasserdececampustouslesweekends.
— Et j'imagine que tu seras à la gare de Grand Central pour m'accueillir et m'emmener
danslesmeilleuresfetesdelaville?
—Exactement!»s'exclameVeronica.
Mon père jette un coup d'œil vers moi dans le rétroviseur, je me contente de lui tirer la
langue pour bien lui montrer que je plaisante. Enfin presque. L'an dernier, Veronica et moi
étions connues en ville sous le nom des « double V » - nos escapades en boîte faisaient
sensationdanstouslesjournauxnew-yorkais.MaislorsqueVeronicaadûfaireunecurede
désintox,cesmêmesjournauxquil'avaientencenséel'ontdescendueenflammes.J'imagine
que c'est dans la nature de la presse, mais ça m'a servi d'avertissement. Je n'ai pas
particulièrementenviederenoueraveclesfollessoiréesnew-yorkaisescetteannée.
«Dis-moi,est-cequetuasvuleNewYorkPostd'aujourd'hui?demandeVeronica.
—Jen'aimepasdutoutcettequestion.
—Nestressepas.Laisse-moijustetelirequelquechose.»
Veronicaselance,suruntonprofessoral:
«"VioletteGreenfield,quiafaitsesdébutssurlespodiumsnew-yorkaisetinternationaux
l'andernier,commencesapremièreannéeàVassarcettesemaine.Avecl'undesestalentsles
plusprometteursoccupéàétudieràPoughkeepsie,l'agenceTrystModelsparviendra-t-elleà
faireuntabacàlaFashionWeekdefévrier?Àsuivre."
—Génial,dis-je.Çadoitêtrepourçaqu'Angelaaencoreessayédemejoindredeuxfois
aujourd'hui.
— Ne t'inquiète pas, Violette, dit Veronica, avant d'ajouter aussitôt : Promets-moi juste
quetuviendrasàNewYorkpourlapromoMirabella.
— D'accord », soupiré-je. Je sais que je serai obligée de faire au moins quelques
apparitionsauxcôtésdeVeronicapourcettecampagne.
Elleadûsentirmonexaspération,parcequ'ellechangecomplètementdesujet.
« Alors raconte, c'était comment, à Chapel Hill? Tu as enfin avoué ton amour au jeune
prodige?»
LathéoriedeVeronica,c'estquejesuisamoureusedeDaviddepuisdesannéesmaisqueje
refusedemel'avouer.
«Nan,dis-jeenessayantdeprendreuntonnonchalant.J'aihâtederencontrerde,hum,
nouvellespersonnes.»
Jejetteuncoupd'oeilàmesparents,maisilsregardentdroitdevanteuxetécoutentNPR.
« Tu veux parler de mecs hétéros ? demande Veronica en riant. Les statistiques sont
contre toi. » Vassar compte plus de filles que de garçons, et beaucoup de garçons qui
préfèrentlesgarçons,aussi,maisjerefusedemelaisserabattreparleschiffres.
« Je jouerai de mon charme de top model, plaisanté-je. Ils me mangeront tous dans la
main.
—Jen'endoutepas,Greenfield»,ditVeronica.
Lorsque nous raccrochons, ma mère se tourne vers moi et dit : « Je l'aime bien, cette
VeronicaTrask.Commentva-t-elle?»
Jeneracontepasgrand-choseàmesparents,maisj'aidûlaisseréchapperquej'avaisaidé
Veronicaavecsesproblèmesdedroguel'andernier.
« Elle va super bien, maintenant », dis-je, et je le pense. Mon ancienne rivale est
véritablementdevenuel'unedemesmeilleuresamies.
Nous arrivons à Vassar assez tard. Mon père s'occupe de récupérer ma clé auprès du
gardien puis nous installons mes affaires dans ma chambre, ce qui nous prend une petite
heure. Enfin, mes parents me serrent tous les deux très fort dans leurs bras et je me
surprendsàavoirleslarmesauxyeux.
Jesuisétrangementtristedeleurdireaurevoir.Pourtant,jelesaidéjàquittésl'andernier
lorsque je suis partie vivre à New York et que je me suis installée dans un appartement en
colocation avec d'autres mannequins, perspective nettement plus terrifiante que débarquer
dans une résidence universitaire où je serai entourée de gens de mon âge tous prêts à
sympathiseravecmoi.Mais,sijesuisauborddeslarmes,c'estpeut-êtreparcequelafacme
faitpenseràcescampsdevacancesquejen'aijamaisaimés.Cesonttousdesgensdemon
âge,certes,maiscesontdesgensquijugent,décidentsivousêtesassezcool,établissantainsi
immédiatementvotrepositionsociale.Çapourraitbienêtreencoreplusperversquelamode.
Je regarde mes parents s'éloigner dans le couloir extra-large de ma résidence, une boule
danslagorge.Jeleurfaisunderniersignedelamainpuisregagnemachambre.Ils'agiten
réalitéd'unesuitedansunerésidencequiportelenomde«Résidenceprincipale»quiest,
commesonnoml'indique,lebâtimentleplusgrosetleplusimportantducampus.C'estcelui
quiapparaîtsurlescartespostalesdeVassar,etilabritenonseulementdeschambres,mais
aussi le service de la vie étudiante au rez-de-chaussée et tout un tas de bureaux
administratifs, ainsi que le salon Rose, où l'on sert le thé les jours de semaine à 16 heures.
Quandmamèreaapprissonexistence,elleaadoré,maisjenesuisfranchementpassûrede
m'yrendresouvent.
La suite est vaste ; le salon, équipé d'un canapé futon et d'une table, donne sur trois
chambres.Personnenesembleêtreencorederetour,maislapiècecommuneestchichement
décorée d'un calendrier du ciné-club de Vassar, d'un de ces vieux posters de la Seconde
Guerre mondiale qui représentent « Rosie la Riveteuse » (merci au cours d'histoire
américaine) et d'une grande plante vert-marron, quasi morte, dans un coin. Je suis tentée
d'allerjeteruncoupd'œildanslesautreschambres,maislesportessontferméesetjecrains
d'être surprise en train de fouiner, même si je suis là un jour en avance. Demain, tout le
mondeseraderetourdesvacancesdeNoëlpourdebon.J'avaisjusteenvied'unenuittoute
seulepourmefaireunepremièreidéeducampus.
Enentrantdansmapetitechambre,jemedemandequivivaitlàausemestreprécédent.Il
restedespunaisesaumuretquelquescintresenferdansl'armoiredéglinguée.Peut-êtreque
cettepersonneaabandonnélafac,incapabledefairefaceàlachargedetravail.Ouilapuse
produire un événement tragique dans sa famille, qui l'a obligée à repartir chez elle. Autre
possibilité:mescolocatairessontdessupergarcesetellen'apaspulessupporter.
LecoachdeJuliedésapprouveraitcarrémentcegenredepenséesnégatives.
JedécidedepasseruncoupdefilàmatanteRita,àBrooklyn.Elleestunpeuspéciale-elle
aunatelierdepoteriedanssacour-,maisellesaittoujourstrouverlesmots.
«SalutRita,lancé-jelorsqu'elledécroche.
—Violette!s'écrie-t-elle,l'airvéritablementheureused'avoirdemesnouvelles.Comment
çava,mapuce?
—Bien,dis-je,ensentantmagorgeseserrer.JesuisarrivéeàVassar,lesparentsviennent
departiretjesuisunpeu...»
Ellem'interromptavantquemavoixnesebrise.
—...effrayée,angoissée?termine-t-elle.
—Oui,dis-jeensouriant,malgrémaforteenviedepleurer.
—C'estnormal»,dit-elleenprenantuntonpleindebonsens,l'airdedire«c'estlavie».
Ellemeracontequelepremiersoiraprèsqu'elleeutquittésesparents,elles'étaitblottieau
milieudescartonsetavaitpleuréjusqu'às'endormir.
« Pathétique, non? lance-t-elle en riant d'elle-même. Mais finalement, habiter cet
appartementaétélameilleuredécision,etaussilapluscourageuse,quej'aiprise.Tuvast'écla-teràlafac,Violette!»
Jemesensbeaucoupmieuxaprèscecoupdefil.Etjetienstoutparticulièrementànepas
passerlanuitàpleurer,rouléeenbouleentredeuxcartonsnondéballés:tropglauque.
Jeposemavalisesurlelitultraétroit.Machambreabienunefenêtre,maiselledonnesur
le couloir. Elle est en verre cathédrale, du genre qu'on met dans les salles de bains, pour
qu'onnepuissepasvoirautravers,maispourqu'ellelaissepasserlalumière.J'auraispréféré
une chambre avec vue sur l'extérieur, mais puisque je débarque un peu tard, je n'ai pas
vraimentmonmotàdire.Jesorsdeuxpairesdechaussuresetcommenceàlesrangerdans
monplacardlorsquej'entendslaportedelasuites'ouvrird'uncoup.
«Jesuisderetour,bandedegarces!brailleunevoixstridentedevantmaporte.Quiveutun
verre?! » Un garçon blond, grand et mince, apparaît sur le seuil. Il est vêtu d'un tee-shirt
hypermoulantillustréd'uneallumetteau-dessusdelaquelleilestécritAllumeuse.
«Oh!fait-ilavecunemoue.Quies-tu?
— Je m'appelle, hum, Violette, bafouillé-je, avec l'impression de décevoir d'entrée la
premièrepersonnequejecroiseàlafacenn'étantpascellequ'ilattendait,quellequ'ellesoit.
—Salut,moic'estKurt.JechercheFanetJess,maisj'imaginequ'ellesnesontpasencore
rentrées.Alorscommeça,turemplacesAmy?Tantmieux...entrenous,c'étaitunsacrécas.
Ouah!T'essupergrande.Tujouesaubasket?
—Ehnon,dis-jeenriant.Amyétaitvraimentfolle?»
Nonseulementjeveuxdétournersonattentiondemataillemonstrueuse,maisenplusje
seraisravied'êtremiseaucourantdetoutessortesderagots.
«Ouais,répondKurtenentrantdansmachambrepours'installersurmonmatelasnu.Et
pasdanslebonsensduterme.Fanetmoi,ondisaittoujoursquesamatièreprincipale,c'était
la démence. D'ailleurs, si j'étais toi, je passerais toute la pièce au désinfectant, cintres
compris.
—Fan?demandé-je.
—Oui,commeadmirateurouadmiratriced'unecélébrité, pareil, dit-il. C'est une de tes
colocataires,unepunkphilippinebranchéeécologie.»
Avantquej'aieletempsdeluidemandercequecelasignifie,exactement,Kurtjetteunœil
dansmavaliseettendlebraspourattrapermesChristianLouboutindansleurpetitsacde
protection.
«Ooh,s'émerveille-t-il.Jepeux?
— Hum, elles sont un peu... », commencé-je, mais je n'ai pas le temps de terminer que
Kurtasortimestalonsdedouzecentimètresrougesàpaillettes.Ils'étrangleostensiblement.
« Ouah, la vache, lâche-t-il en se mettant debout et en ôtant ses propres chaussures.
Attends,t'esunestartoutdroitsortieduMagiciend’Ozouquoi?
— Non », dis-je en piquant un fard. Pourquoi ai-je pris ces escarpins avec moi, de toute
façon? Angela avait insisté pour que je les achète l'an dernier, pour une soirée, mais quelle
idéej'aieuedelesglisserdansmavalisepourlafac?Jesuisàpeuprèssûredenejamaisles
porterici.Etenplus,Kurtvametrouverbizarre.
Bon, évidemment, il a tout de même ôté ses propres chaussures pour essayer mes
escarpins Louboutin pointure 41, alors ce n'est sûrement pas moi la plus excentrique dans
cettepièce.Iltitubeunpeu,serattrapeàmonépaulepourretrouverl'équilibre.
« Oh ! mon Dieu, ça y est ! Je sais qui tu es ! » hurle-t-il en me dévisageant, les yeux
plissés.Ilsedébarrassedestalonsetquittelachambrecommeuneflèche.
Jerestesidérée,maisjen'aimêmepasletempsdemedemanderoùilestpasséqu'ilest
déjàderetour.Avec,àlamain,lenumérodumagazineNylondel'étédernier.
« Violette Greenfield, je présume. Page 82. Je ne t'ai pas reconnue tout de suite avec tes
cheveuxtoutplatsetcestongsdébiles—enplus,tuascarrémentbesoindemaquillagepour
faireressortirtesyeuxgris,maisquandtut'arranges,çaenjette!Ça,c'esttoi.»
Je hoche la tête en jetant un coup d'oeil rapide vers la double page de Nylon que me
montre Kurt, celle pour laquelle j'ai posé au printemps dernier avec fard à paupières violet
charbonneux à souhait et petit haut transparent — on voit carrément mes tétons. Pas de
chance,ilafalluquecesoitcenuméroqu'ilaitaveclui.EtpourquoipasceluideTeen Girl,
totalementinnocent,oùjesuisencombipantalon,unparapluieàlamain,plutôt?
«J'adore!couineKurtenlâchantsonmagazinepourseprécipiterànouveausurmavalise.
Laisse-moit'aideràdéballertesaffaires,MissTopModel.J'aicommel'impressionqu'onva
êtredesMAPTAJ,toietmoi.
—DesMAPTAJ?répété-jeenhaussantunsourcil.
—Benenfin...Meilleursamispourtoujoursàjamais!»
Jesouris.JecroisqueRitan'apastort,pourlafac.
3.
Lelendemainmatin,quandj'ouvrelesyeux,ilrègneunsilencesinistredanslarésidence.
Monréveilindique9h16.Troptôt!Qu'est-cequiclochedansmonrythmedesommeil?J'ai
discutéavecKurtjusqu'à2heuresdumat.Cetypeestgénial.Jesuisconscientequ'ilesten
partie intéressé par mon côté mannequin, mais je crois aussi qu'on a le même sens de
l'humour, lui et moi. En plus, il sait comment me faire sortir de ma coquille. Il est si
incroyablement extraverti qu'en traînant en sa compagnie, je n'aurai peut-être même pas
besoindecoquilledutout—ou,aumoins,jeneseraipasforcéedecacherautantmatimidité
ici,etjepourraiêtremoi,maisenmieux,avecplusd'assurance.Aprèstout,personneneme
connaîtencore.
Jedécidedemettreunnouveaupostsurmonblogwww.myspace.com/violettegreenfield.
Jemesuisconstituéunebasedefansl'andernier,etmaintenantjemesensenquelquesorte
investiedelaresponsabilitédetenirmes«amis»aucourantdemavie-mieuxvautqueje
m'adresseàeuxdirectementquedeleslaissers'interrogersurlesspéculationsduNew York
Post.
Enallumantmonordinateur,jeconstatequelesnouvellesdemandesd'amiss'étirentsur
plusieurs pages. Tant que j'étais à la maison, j'arrivais à les approuver toutes, mais elles
s'accumulentdenouveau.Jeprendsnotementalementdem'enoccuperbientôt.Puisjeme
lance:
Voilà,jesuisàlafac!Etquandjedis«àlafac»,c'estduconcret,puisquejemetrouve
dansmachambredecitéuniversitaireàVassar.Jesuisvraimenttrès,trèscontented'êtreici,
mais je me doute que certains d'entre vous se demandent si je vais continuer à être
mannequincetteannée.Ehbien,j'aiparticipéàunegrandecampagnepourMirabellaPrince,
quivasortirbientôt,j'espèrequ'ellevousplaira!Merciàtousceuxquisouhaitentêtremes
amis-jeprometsdemettretoutçaàjourtrèsvite!
Voilà qui devrait réjouir Veronica et Angela - j'ai mentionné la campagne, malgré mes
sentiments mitigés à propos de son message pour un « corps sain ». Je me sens un peu
hypocrite dans toute cette histoire - vous voyez le genre, la fille naturellement grande et
maigrequiconseilleauxautresd'aimerleurcorpstelqu'ilest?
Lorsquej'aicommencémonblog,jeparlaisdetrucspersonnels.J'aimêmeévoquéDavid,
bien que je n'aie jamais précisé son nom. Je culpabilise un chouia que ce dernier post soit
aussi chiant et général - mais j'ai des tas de gens qui demandent à être mes amis et lisent
monblogmaintenant,alorsc'esttoutdemêmesuperpublic.
Je referme mon ordinateur et me plante au milieu de la chambre pour avoir une vue
d'ensemble. Kurt m'a aidée à sortir tous mes vêtements, et même à coller quelques photos
surlemiroir-desclichésquiremontentaulycée,avecJulieetDavid,quelquesPolaroidde
Veronicaetmoi...Maisilsembletoujoursmanquerquelquechose.
Jetire"mavalisedesousmonlitetfouilledanslapetitepocheintérieure,d'oùjesorsun
morceaudepapierjaunetoutfroissé-unpoèmequivientd'Espagne.Deuxverstoutsimples,
écritsenespagnol:Nomasqueamigos;nomenosqueamorverdadero-«Pasplusquedes
amis,pasmoinsqu'unvéritableamour».Davidl'aachetéàunvendeurderuedurantnotre
séjour à Barcelone. Il l'avait sur son miroir dans sa chambre à l'université de New York et
maintenant,jetiensàl'avoirsurlemien.Jelecoince,l'airderien,dansl'angleenbasàdroite
pourmerappelerde...Jenesaispasquoi.Unmomentpasséencompagniedemonmeilleur
amidansunpaysétrangeroùilrégnaitunetelleélectricitédansl'airquenousnoussommes
mêmeembrassés.Àl'époque,jen'étaispasconscientedecequejeressentaispourlui,alors
jemesuisenfuieenleplantantlà.Àl'époque,je.,.
«Ouououf!»Alorsquejesuisàdeuxdoigtsdebasculerdanslaniaiserielapluscomplète,
mes pensées sont interrompues par un bruit : quelqu'un semble fournir un effort
considérable.
Jemetsmeslunettesetjetteuncoupd'œilparlaporte.Jedécouvreunefilletoutemenue,
avec des taches de rousseur, des cheveux bruns tout fins et un nez pointu, qui essaye de
traînerunegigantesquevalisejusqu'àlachambredufond.
«Jepeuxt'aider,peut-être?»demandé-je,enespérantquemabonnehumeurmatinaleme
vaudra déjà une amie parmi mes colocataires. Bien sûr, je fais semblant. Je ne suis pas de
bonnehumeurlematin.
«Nonc'estbon,ditlafilleaunezpointuenseplaçantderrièrelevolumineuxbagagepour
lepousserjusquedanssachambreens'appuyantdetoutsonpoids.Voilà!»Elleserelèveet
s'essuielesmainssursonjean.«Moic'estJess.
—Violette»,dis-je.
Laportedenotreappartements'ouvred'uncoup,avantqueJessetmoiayonspuéchanger
la moindre information supplémentaire. « JJ ! hurle Kurt en fonçant droit sur Jess pour la
fairevirevolter.Oh!lala,tuasfaitlaconnaissancedetanouvellecoloctopmodel?Ellen'est
passublime?Miam!Allonsnousmontrertouslestroissurlecampus-onprendlepetitdéjà
ACDC?»
ACDC est la cafétéria de Vassar. J'ai appris ça lors du marathon de « trucs à savoir sur
Vassar»auquelm'asoumisKurthiersoir,enajoutantaupassagequ'ACDCapparaissaitdans
lefilmLesMuppetsàManhattan.Quil'eûtcru?
«Laisse-moijusteletempsdem'habiller»,dis-je,ravied'avoirdesgensavecquimanger
dès le premier jour. Énorme victoire. Ce ne sera peut-être pas si terrible d'être la nouvelle,
finalement.
J'entredanslasalledebainspourmebrosserlesdentsettombesuruntypedeboutdevant
lelavabo,uneservietteautourdeshanches.Soyonsplusprécise:jetombesuruntypeultra
beauetmusclé,auxcheveuxblondshirsutesetgrandsyeuxbleus,àmoitiénu,deboutdevant
lelavabo.Jebaisselesyeuxverslecarrelageblanccasséetmedirigeverslerobinetleplus
éloigné,enmesentantrougir.
Toutàcoupj'entendsunevoixdefille.«Josh!T'aspristoutel'eauchaude.»Unebrune
mignonne avec des sourcils parfaitement dessinés sort de la douche, enveloppée dans une
serviette. S'approchant du type sexy et hirsute, elle l'attire à elle pour l'embrasser sur la
bouche. Ouah. Je savais que les salles de bains étaient mixtes, mais je n'imaginais pas que
c'étaitàcepoint.Jesautel'étape«fildentaire»etquittelapièceàl'instantoùj'aifinideme
brosserlesdents.
« Qu'est-ce qu'il s'est passé? demande Kurt lorsque je regagne le couloir. Tu as l'air
traumatisée.
— Disons que les douches mixtes, c'est vraiment une nouveauté pour moi, dis-je, sans
vouloirpasserpouruneprude,maistoutdemêmeunpeuscandalisée.
— Beurk! » crie Kurt. Puis il tourne la tête en direction de la salle de bains. « Josh et
Brianna,ilyadeshôtelspourça,merde!Vousfaitespeurauxpetitsnouveaux!»Ilplaquesa
mainsursabouche,commes'iln'arrivaitpasàcroirequ'ilavaitvraimentditça.«Cequeje
peuxêtreméchant»,murmure-t-il.
Josh passe la tête dans l'entrebâillement de la porte de la salle de bains. « Va te faire
foutre,Kurt!»
Jesuismortifiée,maisleriredeKurtestcontagieux.«Allezviens,onvamanger!»lancet-il.
Jess, Kurt et moi traversons une zone boisée de l'allée qui mène à ACDC. Le campus est
aussibeauquedanslesfilms—devieuxbâtimentsauxmursenbriquecouvertsdelierre,des
pelouses enneigées parfaitement immaculées, une immense bibliothèque de style gothique
avecdesvitrauxpartout.Jecroisquec'estd'abordl'esthétiquequim'aplu.C'estmal?Jesuis
sûre que les cours seront bien aussi. Il gèle ici, mais c'est tellement beau que je m'enfiche
presque.
«Alors,Kurtditquetuesmannequin?demandeJessenlevantlatêteversmoi.
—Ouais»,dis-jelentement,enespérantquecen'estpastropbizarre.Mêmesiçal'estun
peu.J'ensuisconsciente.
« Attends, JJ ! Elle n'est pas juste mannequin, elle est top model chez Tryst et super
célèbre ! » Kurt m'adresse un sourire radieux puis passe devant nous pour marcher à
reculons dans la neige, comme un guide touristique. « Violette, il faut que tu saches que la
plupartdesgensicisontdesintellostellementàl'ouestqu'ilsnetereconnaîtrontmêmepas
etnet'accorderontjamaisl'attentionquetumérites.Sinon,ilsferontsemblantdenepaste
connaîtreparcequ'ilssontjalouxetqu'ilsn'aimentpaslesuccès.JJfaitpartiedelapremière
catégorie,elleestcomplètementlarguée.
— Tais-toi ! s'écrie-t-elle en riant. Ce n'est pas parce que je ne réserve pas la télé pour
regarderTopModelUSAquejeneconnaisrienàrien.»Ellesetourneversmoienlevantles
yeuxauciel.«Quandjepensequejesupportecegenredeconneriesdelapartdutypequi
jettetoutleNewYorkTimesdudimancheaprèsavoirlulesupplémentStyle.
—FautbienquejemetienneaucourantdesdernièrestrouvaillesdeBillCunninghamet
desannoncesdemariage,garce!crieKurt.Maintenant,arrêted'êtreaussiagressive.Tufais
peuràViolette.Net'inquiètepas,V,toutlemondevat'adorer!»
Je hausse les épaules et souris. « Je serai déjà contente si personne ne se moque de ma
taille,dis-je.
— Oh,mon Dieu, Violette,dit Kurt en meregardant avec desyeux exorbités. Tu penses
trop lycée, là. Tu te rends compte, Jess ? Elle vient de nous déballer ses complexes de
lycéenne!
—Kurt,ilyaencoresixmoisnousétionstousaulycée,remarqueJess.
— Je sais, mais on a tellement changé ! » s'écrie Kurt, en prenant de l'avance et en
grimpantlesmarchesquimènentauréfectoire.
JemetourneversJess.J'aivraimenteul'aird'unelycéenne?Cequejepeuxêtrenulle,à
parler de mes complexes comme ça, direct. Comme si j'avais le syndrome Gilles de la
Tourrettedescomplexes—jelesdéversepourlesexhiberauxyeuxdetous.Argh.
«Net'enfaispas,ditJess.Kurtadoreexagérer.Maisilaraisonsurunpoint,Violette:le
lycée,c'estfini.»
4.
Mapremièresemaineàlafacs'estsuperbienpassée.Lecoursquejepréfèrepourl'instant,
c'est « Introduction à la sociologie ». Il a pour thème l'impact des médias sur la jeunesse
d'aujourd'hui. Du coup, on a l'impression que tous les étudiants discutent de l'effet de la
culture populaire sur eux-mêmes. Les gens ici lèvent la main tout le temps, ils se battent
presquepourprendrelaparole.Jessavaitraison—rienàvoiraveclelycée.
Rienàvoirnonplusavecl'universdelamode.JessetFansontlescolocatairesidéales,au
point que c'en est effrayant. Fan est une rockeuse punk de Baltimore au crâne rasé, à
l'exception d'une touffe de cheveux décolorés en blond au milieu - elle est originaire des
Philippines,maisvitauxEtats-Unisdepuisl'âgedecinqans.Ellesesenttrèsconcernéepar
l'environnement — par exemple, elle utilise exclusivement des produits de beauté bio. La
premièrefoisquejel'aivue,j'aieupeurqu'ellesoittropbranchéepourmoi,maisaprèsavoir
prisquelquesrepasensacompagnie,etàforcedepartagerlemêmeespace,jemesuisrendu
compte que c'était une fille adorable et intelligente. Elle n'est ni trop gentille (donc pas
niaise),nitroprâleuse(donconn'apasbesoind'êtresanscessesursesgardes).Ilfautcroire
quej'aicommencéparlepirel'andernierquandjevivaisàNewYorkavecVeronicaetSam.
Entre Sam qui passait son temps à Miami pour des contrats et Veronica qui sniffait de la
coke,mamiseàl'épreuveentantquecolocatairefutrude.J'adoreSametVeronica,cen'est
paslaquestion,maisjedoisreconnaîtrequec'estagréabledevivreavecdesfillesnormales
quinesontpasencompétitionavecmoi,niconstammententraindemejuger.
Encejeudiaprès-midi,aprèsmoncoursd'anglais,jecroiseFanetJessquipartentcoller
desaffichespourlaprotectiondel'environnementunpeupartoutsurlecampus.
« En gros, ma première mission est d'essayer d'empêcher ces connasses qui boivent de
l'eaudumatinausoirdejeterdixbouteillesparjour»,expliqueFan.
Jelanceuncoupd'œilcoupableendirectiondelacollectiondebouteillesd'eauminérale
quicommenceàs'amasserdansnotresalon.
«Toi,aumoins,tulesremplisplusieursfois,ditFan.C'estunpremierpas.»
Je pose mes affaires et décide de me joindre à elles. Toutes les trois, nous traversons le
campus dans l'air vivifiant de l'hiver, en direction de la chapelle. Fan tient à ce que nous
collionsuneaffichesurlaporteetquenousenlaissionsquelques-unessurlesbancs.«Toute
personne qui a assez mauvaise conscience pour se rendre à l'église alors qu'elle est à la fac
éprouveraforcémentunsentimentdeculpabilitéànepasprotégerlaplanète,déclare-t-elle.
Oudumoins,elledevrait.
—Violette,tuesdequellereligion?»medemandeJess,enlevantlatêteversmoi,tandis
que nous suivons le trottoir. J'ai remarqué qu'elle a cette habitude de poser de grandes
questionsavecl'airdenepasytoucher,maisçanemedérangepas.
«Petite,j'allaisdansuneégliseméthodiste,maisçafaitunmomentquejen'yvaisplus,à
part pour Noël et pour Pâques, avoué-je. Mes parents nous ont laissé le choix d'aller à la
messe,monfrèreetmoi,àl'âgedetreizeans.Etonachoisideneplusyaller,disons.
—Ahd'accord,ditJessd'unairpensif.
—Ettoi?demandé-je.
—Moijesuisjuive,etFanestagnostique.
—Voilàquifaitdenotreappartunlieudediversitéreligieuse,remarqueFanensouriant.
UnePhilippinelarguée,uneméthodistenonpratiquanteetuneJuive100%casher!»
JemetourneversJess,quiéclatederireettendlebraspourtaperFanàl'aidedesontas
deprospectus.
Aprèsavoirpasséuneheureàcouvrirlecampusdemessagesenfaveurdelaresponsabilité
environnementale,jenepeuxm'empêcherdedemanderàFansiutiliserautantdepapierest
réellementenaccordavecsapolitiqueécolo.
«C'estdupapierrecyclé,répond-elleenhaussantlesépaules.Allezviens,onvachercher
labouffepourcesoir.»
Jesouris. Tous lesjeudis soir, mescolocs et moi avonsnotre petit rituel: nous jouons à
Quiperdboit,unjeuquinécessitedeuxdés,unpeudebluffetbeaucoupdebièreetdejunk
food. C'est à l'opposé des soirées de beuverie entre mannequins à base de comptage de
calories,oùtoutlemondecommandedesrhum-Cocalight,maispeut-êtreest-cepourcette
raisonquej'aimeautantça.
Aumomentoùnousentronschezletraiteur,Jesslance:«Fan,montreàViolettetafausse
pièced'identité.
—N'importequoi.Onn'enamêmepasbesoin,réplique-t-elle.
—Ons'enfout!ditJessentirantavecagilitédelapochearrièredeFansonportefeuille
enpatchworkmétallique.
— Il est en papiers de bonbons recyclés », précise Fan, qui a remarqué mon regard
admirateur.
Jess brandit un permis de conduire, qu'elle agite sous mes yeux. J'attrape sa main pour
l'immobiliseretyregarderdeplusprès.
Jelisàhautevoix:
«Jasper Wong, 52 Simsbury Road, West Granby, Connecticut... Mais c'est un mec de
quaranteans!»
Ravie,Jesssemetàglousser,tandisqueFanrécupèresonpermis.
«Iln'enaquevingt-sept,rectifie-t-elleenrangeantlapièced'identitédeJasperdansson
portefeuille.
—Ilestchauve!ritJess.
—Jetefaisremarquerqu'elleamarchédeuxfoispourmoi,répliqueFanensouriant.
—Autrementdit,pourpeuquelapersonneàquitut'adressesnefassepasattention,ilest
possibledeteconfondreavecunvieuxduConnecticut?demandé-je.
—Faisgaffe,Greenfield!»avertitFan.Maiselleditçaenriant.
«S'ilteplaît,promets-moiquetumelaisseraslascannerpourmonblog,dis-je.
—Seulementsic'esttoiquirégalescesoir!»
Jemesenstoutheureuse—c'estsympadesortiravecdenouvellesamiesavecquionne
parle ni de poids, ni de shootings à venir. Ça me donne l'impression d'être normale. D'être
danslavraievie.
Ledimanche,jedorsjusqu'àmidietnem'aventureaurez-de-chausséequepourallerme
chercher un bagel au Retreat, un snack-bar du campus qui se trouve carrément dans ma
résidence.J'aidéjàbeaucoupdetravail.Jesuisallongéesurmonlit,entraind'essayerdeme
concentrer sur un bouquin que je suis obligée de lire pour le cours d'anglais, lorsque
j'entendsKurtdébarquerdanslecouloir.Onnepeutpaslerater,oùqu'onsetrouve.Kurtest
toujoursentraindecrier,derireoudes'exclamerhyperfort.J'airemarquéqueçaenagace
certainssurlecampus,maislaplupartdesgens-moiycompris-letrouventexceptionnel.Il
estsûrementmonmeilleuramiici.
« Violette Greenfield, la nouvelle égérie de Mirabella ! » Il fait irruption dans notre
appartement,quin'estjamaisferméàclé,unexemplairedeVogueàlamain.«Jeviensdele
recevoir,jesuisabonné!»hurle-t-il,horsd'haleine.Iladûvenirjusqu'iciencourantdepuis
sa boîte aux lettres, située à côté des bureaux de la vie étudiante. « Ça doit faire trois jours
déjàqu'ilestenkiosque!Violette!Pourquoitunem'asriendit?!»
Et c'est très bizarre, parce que je ne sais pas trop pourquoi je n'ai pas parlé de cette
gigantesquecampagneàmesnouveauxamis.Nipourquoijeneleuraipasracontéquej'avais
défilé à Sao Paulo, Madrid, Paris, New York... Ni pourquoi je n'ai pas mentionné les appels
quotidiensdemonagentquimedemandequandjepourraitravailler.Angelam'adésormais
baptisée « Violette la Vilaine », ce qui indique, j'imagine, qu'elle est très en colère que je
l'ignore en ce moment. Chaque fois que Kurt essaye de me poser des questions sur mon
boulot de mannequin, je trouve le moyen de ramener le sujet à lui. (Comme il est assez
égocentrique,cetrucmarcheplutôtbien.)Etenvérité,jerefouletoutecettepartiedemavie.
Encemoment,jeneveuxplusêtreViolette,reinedespodiums-jeveuxmapropreexistence
en tant que Violette Greenfield, fille normale. Je veux étudier la sociologie, lire de grandes
œuvres littéraires, et même travailler un peu l'économie, puisque j'ai besoin de ce genre
d'optionspourvalidermonannée.J'aienviedepasserdelonguesheuresenbibliothèque,de
profiter des soirées étudiantes sur le campus et de parler à mes professeurs pendant les
heuresoùilsreçoiventdansleurbureau.Jeveuxêtreunevéritableétudiante.
Maisjedoisreconnaîtrequ'enagitantlenumérodeVogue sous mon nez, Kurt pique ma
curiosité.«Laphotoestbien?demandé-je.
—Tudélires?!Elleesthal-lu-ci-nante!»répond-il,ens'installantàcôtédemoisurlelit
pourouvrirlemagazine.
Je baisse les yeux vers la page. D'accord, la campagne est sublime. Mes cheveux sont
coiffésàlaVeronicaLake,defaçonàcacherunœil.Jemerevoissurleshooting-cetennui
irrépressible que j'éprouvais, cette envie de quitter Paris dans l'instant, le vide dans mon
cœur.Maisd'unecertainefaçon-grâceàPhotoshoppeut-être?-,laphotographiefonctionne
carrément.JesuisassisesurunechaiseenPlexiglas,jambesserréesauniveaudesgenoux,
puisécartéesenunanglebizarreauniveaudestibias.J'ailesorteilsendedans,cequiajoute
uncôtéenfantin,maismapostureau-dessusdelatailleestsolide,assurée.Cependant,cequi
donnevéritablementdel'allureàl'ensemble,c'estmonexpression.Commentl'ennui,levide,
ledésespoiront-ilspufairenaîtresurcettephotounetelleintensitésereine?Jeparaistoutà
lafoiscourageuse,puissante,douceetvulnérable.Malgrémoi,jesensunsouriresedessiner
surmeslèvres.
Kurtpousseungrossoupir.«Oh,Dieumerci,tuaimes.J'aicruquetuallaistelancerdans
un monologue de mannequin pathétique sur l'angle de la photo qui te fait de grosses
chevilles.
—Elleestjolie.Enfin,aveclemaquillage,lacoiffure,lalumièreetunbonphotographe,
n'importequidevienthal-lu-ci-nant,commetudis.
—Admettons,MissModestie,soupireKurtenlevantlesyeuxauciel.Jet'enprie.Tues
magnifique.Jevoisdestasdemecsquitematenttoutelajournéesurlecampus.Mêmeceux
qui devraient me mater moi te regardent d'abord. Quelle bande de pétasses, il n'y a que la
modequicompte!»Ilpouffeetselève,mereprenantlemagazinedesmains.
Ilcommenceàlireletextequiaccompagnelaphoto:«"Jesuisréelle.J'aimemoncorps
parcequ'ilestsolide.J'aimemoncorpsparcequ'ilestsain.J'aimemoncorpsparcequ'ilest
beau."C'estvraimenttoiquiasditça?
—Argh,non!grimacé-jeenm'allongeantsurmonlit,latêtedansunoreillerpourétouffer
ma voix. Mirabella tenait à ce que sa campagne véhicule un message en faveur d'un corps
sain.C'estcommeçaquemonagentetelleontréussiàmefairesigner.
— Oh, moi aussi je suis contre les corps sains, déclare Kurt en mettant la main sur la
hanche.
—Non,non!dis-jeenenlevantmonvisagedel'oreiller.Maisjenevoulaispasfaireune
campagne dont le thème est "Aime ton corps" alors que j'ai été obligée de m'affamer pour
pouvoirrentrerdanslataille34dushooting!»
Je lui arrache le magazine des mains et examine à nouveau la publicité. Le texte est en
caractères assez petits, mais mon nom y est bel et bien associé, et je repère un texte
minuscule tout en bas qui dirige les gens vers le site web de Mirabella, où l’on trouvera
apparemmentdesinformationssurunecampagneàproposd'uneimagepositiveducorps.
«Quelleblague!m'écrié-jeendésignantcespetiteslignesàKurt.Ellem'aforcéeàperdre
du poids avant de me sélectionner officiellement pour son défilé l'an dernier ! » Mon cœur
batlachamade.JeregardeKurt.Ilestcomplètementcaptivé.
« C'est vrai? demande-t-il, fasciné. Que s'est-il passé d'autre? J'ai lu quelque part que
VeronicaTraskavaitdécrochécettecampagne.
—Ellel'aeue,dis-jeenrefermantlemagazineetenmeforçantàmecalmer.Enfin,c'est
moiquil'aieueenpremier.Etpuisonl'aeuetouteslesdeux.Sionveut.»
J'explique à Kurt comment j'avais décroché le contrat, avant de décider de tout plaquer.
Veronicaestvenueàlarescousseenconcoctantunplanquifaisaitd'elleunedeségériesdela
campagne-nouslapartagerions.JesourisenmeremémorantavecquellefourberieVeronica
avaitréussiàembobinerMirabella,aupointquecettedernièrecroyaitavoireuseulel'idéede
cettecampagneàdoubletêted'affiche.
« Oooh, Veronica Trask m'a tout l'air d'être un petit génie maléfique ! dit Kurt en se
frottantlesmains,ravi.
—C'estàpeuprèsça.
—Quandest-cequejepeuxfairesaconnaissance?demande-t-il.
—Oh,undecesquatre,peut-être»,dis-je,trèsvague,préférantsoudainmettreunterme
àcetteconversation.C'estjustequejeneveuxplusrepenseràl'automnedernieretàtoutes
les émotions par lesquelles je suis passée. Je me débattais avec mes propres problèmes de
corps-àdix-huitans,mêmelesfilleslesplusmaigresconnaissentunralentissementdeleur
métabolisme-toutenessayantdesavoirsij'avaisvraimentenviedecontinuerdanslemonde
de la mode. J'avais fini par décider que non. C'est pour cette raison que je ne rappelle pas
Angelacettesemaine.NiVeronica,d'ailleurs.
« Au fait, Gregory Danner a raté le cours d'anglais la semaine dernière, dis-je à Kurt,
consciente qu'en prononçant le nom du type pour lequel il a craqué je détournerai
instantanémentsonattention.
—Oooh,oùétait-ildonc?roucouleKurt,enoublianttotalementVeronica,lacampagne
Mirabella et ma carrière de mannequin. Il est peut-être malade! Tu crois que je devrais lui
apporterdubouillondepouleàLathrop?»
Kurt harcèle Gregory depuis le premier trimestre. Un véritable feuilleton à
rebondissements, à en croire Jess et Fan. Gregory vit dans Lathrop House, une résidence
situéenonloindelanôtre.
«C'estunebonneidée,dis-jeensouriant.
—Tum'accompagnes?proposeKurt.Ceseramoinssuspectsitueslà.Ilfautjustequetu
mepromettesdepartirs'ilm'enlèvemonpantalon.»
J'éclatederireetmelèvepourglissermonbrassouslesien.«Biensûr.Detoutefaçon,
unepausedansTristramShandynemeferapasdemal.Cetypeestobsédéparsonnez.»
KurtlanceVoguesurmonlitetnoussortons.Jejetteuncoupd'œilinquietaumagazine,
maistoutàcoupjemerendscomptequepersonnenem'areconnueentantquemannequin.
J'ai bien eu droit à quelques commentaires sur ma taille, mais ici on se fiche de savoir qui
défile où, et quelle fille fait un tabac cette saison. Nous sommes en pantalon de yoga et en
sweat à capuche, sur un campus glacial, et nous essayons de terminer des dissertations
longues, complexes et analytiques sur des philosophes ou des penseurs morts depuis
longtemps.Personnenes'intéresseaumondefrivoledelamode,mepersuadé-je.
Etenunclind'œil,jeredeviensuneétudiantenormale.Ouf.
Lelendemain,encoursdesociologie,jeprendsconsciencequej'aisous-estimélaportéede
la culture pop. Il se trouve que Vassar est en réalité extrêmement branché - et des tas
d'étudiantsreçoiventVogue.Aupointquejecroisetroispersonnesaveclenumérodemars
sous le bras au moment où j'entre dans la salle de cours. Je commence à avoir les mains
moites.
CeslectricesdeVogues'installentcôteàcôtedansuncoin,àl'avant.Lorsqueleprofesseur
Kirbyarrive,aveccinqminutesderetard,l'uned'entreellesprendimmédiatementlaparole.
«ProfesseurKirby,ilyaquelquechosedontj'aimeraisparlerencoursaujourd'hui»,ditelle.Elleselève,magazineàlamain.Jefixesesmocassinsmarronàtalonsépais.Elleporte
descollantsenlainenoireetuneminirobeàcarreaux.Alorscommeça,cetteintellopursucre
litVogue?Peut-êtredansuneoptiquedecritiqueculturelle.
Etlà,elleouvrelenuméroàlapagequ'elleamarquée.
«Jesuistombéesurcettepubhier»,commence-t-elle,ens'adressantmaintenantàtoute
la classe. Mon pouls s'accélère. « C'est une campagne pour la collection de printemps de
Mirabella Prince. Si elle ne paraît pas différente des autres publicités de mode que nous
voyonsdenosjoursdanslesmagazines,celle-ciestparticulièrementinsidieuse.»
J'ai remarqué que les gens ici adorent utiliser des mots comme « insidieux ». Ou «
duplicité ». Sans parler de mon préféré entre tous, « machiavélique ». Oui, je sais ce que
signifient tous ces mots, mais ce n'est pas pour autant que je vais les glisser dans mes
conversations.Dansunedissertation,peut-être,maislesdireàvoixhaute?JesaisqueDavid
grimaceraitavecmoi.
Mais Miss Mocassins continue à placer ses mots estampillés « université » tout en
expliquant que la publicité montre « un mannequin très maigre qui soutient un message
particulièrement néfaste et hypocrite sur un corps en bonne santé ». Et tout à coup je me
rendscomptequ'iln'yapersonneicipourgrimaceravecmoi.Jesuisseule—etattaquée.
J'ailesyeuxrivéssurlasagefrangedecheveuxnoirsdeMissMocassins.Jeneveuxpasla
regarder dans les yeux, mais je ne veux pas non plus détourner le regard. Je n'arrive pas à
savoir si elle sait que c'est moi, sur cette publicité. Elle ne s'est pas encore adressée
directementàmoi,etlaphotoesttellementglamourqu'ellecontrastepourlemoinsavecles
doudounesoupolairesquejeportesurlecampus.Peut-êtrequepersonnenesait.Peut-être
quepersonnen'estobligédesavoir.
UntypeappeléOliverprofited'unepausedeMissMocassinspourintervenir.Ilestassisau
fondetn'apasbeaucoupouvertlabouchedepuisledébutdusemestre,mais,pouruneraison
oupouruneautre,ilestàfondsurcethème.«Jesuisd'accordpourdirequelajuxtaposition
de ce mannequin très mince et d'une campagne en faveur d'un corps sain peut paraître
étrange,toutd'abord,commence-t-il.Maisquisommes-nouspourdirequecemannequinn'a
pasuncorpssain?Sataille34estpeut-êtrenaturelle?Certainespersonnesnaissentcomme
ça. Comment pouvons-nous présumer qu'elle souffre d'un trouble de l'alimentation ou
d'autreshabitudesmalsainessimplementparcequ'elleestmaigre?»
Ilcommenceàmeplaire,cetOliver.
«Cen'estpaslepropos!s'écrieuneautredeslectricesdeVogueenbrandissantsonpropre
exemplairepourbieninsister.Peuimportequecettefillesoitnaturellementmaigreounon.
Ce qui compte, c'est que les femmes vont voir cette image - qu'elles considèrent comme la
norme de la beauté en ce moment - et ressentir le besoin de s'affamer pour lui ressembler.
C'estcommesicettepubpourMirabelladisaitquenonseulementilfautêtreuntasd'ospour
porter de la haute couture, mais qu'en plus, cela signifie être en bonne santé et aimer son
corps,cequiestabsurde!»
JesubisensuiteunediatribedelapartdeRachel,quiestassiseàcôtédemoi,puisunede
Jordan,prèsdelafenêtre.Ondiraitquelesvingt-cinqpersonnesprésentesdanscettepièce
ont toutes quelque chose à dire à propos de cette pub. La plupart estiment que c'est un
messagenégatifqu'onenvoieainsiauxfemmes,maischacuntientàledireàsamanière,avec
sespropresmots,tousestampillés«université».C'estunsupplice.
Jegardelatêtehaute,lesyeuxfixéssurletableaublancdevantmoi.LeprofesseurKirby,
assis sur le bord de son bureau, une étincelle dans le regard, laisse les étudiants mener le
débat.Lorsquejem'autoriseenfinàjeteruncoupd'œilàlapendule,jeconstatequ'ilnereste
plusquetroisminutesavantlafinducours,etlâcheunsoupirdesoulagement.
C'est alors qu'Oliver, au fond, intervient à nouveau. «J'aimerais savoir ce qu'en pense
Violette.»
Jeretirecequej'aiditàproposdelui.Vingt-cinqpairesd'yeuxsebraquentsurmoi.Mon
visage vire au rouge vif- mes joues me cuisent - et je bafouille : « C'est juste une photo de
mode.»
La pièce est silencieuse, tout le monde attend que j'en dise plus. Je vois les abonnées à
Voguemurmurerentreellesetjemerendscomptequejemeleurraiscomplètement.Toutle
mondesaitquec'estmoisurcettepub.Jecherchedel'aideauprèsduprofesseurKirby,qui
meregarde,dansl'attented'uneexplication.
J'aienviedemeroulerenbouleetdemelaissermourir.
Finalement,aprèstrentesecondesquisemblentdurerdixans,leprofesseurKirbybrisele
silence. « Bien, dit-il en frappant dans ses mains. Nous en avons terminé pour aujourd'hui,
mesdemoiselles, messieurs. Très bon débat - ça m'a beaucoup plu que vous apportiez vousmêmelesujet,mademoiselleHarrison.»IladresseunhochementdetêteàMissMocassins.
« On retrouve dans ce thème beaucoup d'idées que nous allons évoquer ce semestre. Que
toutlemondeseprocureunexemplairedeVoguepourobserverdeplusprèscettepublicité.
Nousyreviendronsprochainement.»
Ilmesourit.Jeprendsmoncahieretmedirigeverslasortie.Iln'apasl'airdecomprendre
que cette heure a été pour moi une souffrance atroce, une humiliation, un cauchemar. Il
semble croire que ça doit être marrant, motivant et intéressant d'être au centre d'une
discussion théoriquement « universitaire ». Du point de vue émotionnel, c'est un débile
profond.
Unefoisderetouràlarésidence,jenecherchemêmepasàsavoirsiFanetJesssontdans
leur chambre. Je me laisse tomber sur mon lit et enfonce ma tête dans mon oreiller. Ce
semestres'annoncenettementpluscompliqué,désormais.
5.
Jesuistoujoursentraindem'apitoyersurmonsortlorsquemontéléphonesonne.L'écran
affiche«V2»-Veronica.Jel'aizappéetoutelasemaine,parcequej'avaisenviedetrouver
monrythmeàlafacavantdeluiparler,maisj'auraisbienbesoindesesconseils.
«Salut,dis-jedansunreniflement,aumomentoùjedécroche.
— Qu'est-ce qui ne va pas? Tu as déjà attrapé le rhume à cause de l'hiver trop rude de
Poughkeepsie?
—Durejournée,c'esttout.
—Vas-y,balance»,ordonne-t-elle.
JeravalemeslarmesetraconteàVeronicatoutcequis'estpasséensociologie.
«Desacréscons,cesétudiants,décrète-t-elled'untoncassant.Ilssontjaloux.
—Non,jenecroispasquecesoitleproblème.
—Maisbiensûrquesi!affirme-t-elle.Ilsignorenttoutdelamode,ilsn'ontaucunpoint
deréférencepoursavoircequ'estunebellephotographieetjesuisprêteàparierqu'iln'yena
pasunquiaunstylecorrect.»
JeglousseenrepensantàlatenuedeMissMocassins.Maiscommejeculpabilisedeporter
unjugementsurelle,jemetais.
«V,tuasvraimentenviedecontinuerlafac?demandeVeronicaavecsérieux.Jesaisque
tune réponds pasaux coups defil d'Angela, ni auxmiens d'ailleurs. Elleme fait chier pour
savoir si tu es dispo pour les castings, et avec cette campagne, tu risques d'avoir des tas de
propositions.»
Je lève les yeux sur une photo de Veronica, Sam et moi prise l'an dernier à Paris. Nous
sommesdanslejardindumuséeRodin,devantunimmenserosieretunestatuecélèbre(ne
medemandezpaslaquelle,jesuisnulleenart).Maissurtout:lelieuestmagnifique,ilfait
beau, nous sommes sublimes. Être mannequin peut être très excitant, parfois, cela m'a
permis de voyager, de voir des endroits incroyables et de rencontrer des gens du monde
entier. Mais je me souviens aussi que j'ai passé la majeure partie de mon séjour à Paris
enferméedansmachambred'hôtel,quejemenourrissaissipeuquej'aimanquém'évanouir
danslemétroetqueVeronicaajouéungrandrôledanscecomportement.
«Mannequin,c'estterminépourmoi,dis-je.
—Ilmesembleavoirdéjàentenduçaquelquepart»,répliqueVeronica.
C'est vrai, j'ai essayé de tout plaquer l'été dernier, avant qu'Angela m'appelle pour
m'annoncerqueDonaPink,uncréateurquimonte,mevoulaitpoursondéfiléauBrésil.
«Je veux étudier. Maintenant, je suis juste une fille comme les autres sur un campus.
C'estagréable.
—Unefillecommelesautres?railleVeronica.Benvoyons,V.Cache-toitantquetuveux
sous ta doudoune, il me semble évident que tout le monde t'a remarquée. Tu es Violette
Greenfield, la fille qui a secoué la Fashion Week parisienne. Tu as vraiment envie de
redevenircettefillecomplexéedeCarolineduNord?
—Non,répliqué-je,unpeuagacéemaintenant.Maisjen'aipasnonplusenvied'êtreune
mauvietteincapablederésisterauxpressionsdumilieu,incapablededéfendresonpointde
vue, comme cet automne à Paris. Je n'aurais jamais dû accepter de faire la campagne pour
Mirabella,tulesaisbien.
—Maistul'asfaitequandmême,ditVeronica.Etjesuissûrequetunevaspasrendreton
cachet,vuquec'estsûrementcequipayelanotedeVassar.Alorsassume.Enplus,oùestle
problème?Cen'estqu'unputaindeshooting!
—C'estjustementcequej'airépondupourmadéfense,encours,dis-jeenriant.
—Bienjoué!s'exclameVeronicaavecironie.Jesuiscertainequetoustesamislespetits
géniesdel'exagérationontimmédiatementacceptécetteexplication.
—Pasvraiment.
—Laissetomber.Tiensbon,V.EtviensfaireuntouràNewYorkbientôt.Situpréfèresla
jouerdiscrète,jeteprometsdenepasdireàAngelaquetueslà.
—Peut-être,dis-je,peuconvaincue.
—Ceseraitl'occasiondevoirDavid»,ajouteVeronicapourmetaquiner.Mesyeuxfilent
immédiatementendirectiondumorceaudepapierjaunecolléàmonmiroir.
«Onverra.»Enyréfléchissant,jen'aipascourslevendredi,alorsjepourraisdescendre
pourunweek-enddetroisjours,sijevoulais.Çameferaitpeut-êtreunebonnecoupure.
Après avoir raccroché, je me sens déjà un peu mieux. Veronica a une opinion tellement
tranchéeàproposdumétierdemannequin!Elleprendcequ'elleveutetnes'excusederien.
Parfois,j'aimeraisbienêtreaussiimpitoyable.
Je me dirige vers la salle de bains pour me passer le visage sous l'eau et essayer de faire
dégonflermesyeuxbouffisavantquequelqu'unmevoiedanscetétat.Ilestpresquel'heure
dedîner.
Cesoir-là,auréfectoire,jesuisàtableencompagniedeJess,FanetKurtquandcelui-cime
dévisagesoudaind'unairsoupçonneux.
«Tuasfaitlasieste,récemment?demande-t-il.
—Oui.
— Alors c'est ce qui explique les petites traces d'oreiller sur ton visage ? » Il trempe sa
fourchette dans un pot de sauce puis l'enfonce dans un tas de laitue iceberg. C'est sa
technique pour limiter la quantité de vinaigrette qu'il avale (et dire que je croyais avoir des
complexes).
«Oui,dis-je.Jevenaisjustedemeréveillerquandtuesvenunouschercherpourdîner.
— Ecoute, Violette, intervient Fan en écartant d'un coup de tête sa mèche décolorée qui
étaittombéedevantsesyeux.Ont'aentenduepleurer.»
Jessacquiesce.
Jesoupire.
«Raconte-noustout,princesse,ditKurt.Quelestleproblème?»
Jecommenceàleurexpliquerl'histoiredelapubMirabella,maisj'ail'impressionbizarre
de me va¬ter. C'est vrai, comment suis-je censée raconter cette anecdote? L'an dernier,
quand j'étais à Paris pour les défilés, j'ai été engagée pour cette grosse campagne de pub d'ailleurs,c'estcequipayemesfraisd'inscriptionàlafac,cequiexpliquequejen'aipasfait
d'emprunt.Vousn'êtespasunpeujaloux?J'évitedeparlerargent,etdementionnerquoique
cesoitd'unpeuglamour-jetrouvevraimentodieuxdemettreenavantcegenredechoses-,
maisj'avouelagrossehypocrisiedel'andernier.
Je parle non-stop, sans toucher à mes lasagnes. Je fixe mon regard sur le fond du
réfectoire, vers les fenêtres, pour éviter de voir les yeux de mes nouveaux amis qui
s'écarquillent.Jesuisconscientedeleurraconterunehistoireàlaquelleilsnes'attendaient
pas.
«Enfait,mêmesijem'étaisexpriméedanslapressepourdireauxfillesd'avoiruneimage
positivedeleurcorpsetlesinciterànepassesoumettreauxpressionsdelamode,jemesuis
affaméepourentrerdanslesbonnesgrâcesdeMirabella.Aprèsça,jel'aiautoriséeàseservir
de moi comme d'un outil promotionnel. Elle a pu ainsi prétendre être dans la tendance du
corpssain.Etmaintenant,voilàqu'onmelereproche.»
Je leur raconte enfin comment la pub a servi de support visuel pendant le cours de
sociologie.Etcommentjemesuisreferméecommeunehuîtresansmêmetrouverunmoyen
demedéfendre.
«Ouhlà!»s'exclameKurtquandj'aiterminé.Jesspousseunsoupiretbaisselesyeuxvers
son croque-monsieur. Fan, elle, prend immédiatement la parole. « Mais maintenant, c'est
fini,pourtoi,leboulotdemannequin,non?»dit-elleensepenchantpourboireunegorgée
desoncinquièmesodadelajournée.Sonmini-frigoestremplideDrPepper.C'estdément.
Je me tourne vers elle sans répondre pendant quelques secondes. Est-ce que c'est fini?
Genrefini-fini?Genre«nonjenedéfileraiplusjamaissurunpodiumnineposeraipourun
photographe»?«Oui,c'estfini.»Maphrasesonnecommeunmensonge,etj'aibienpeur
quec'ensoitun.
« Alors, tu es tranquille, conclut Fan. En cours de socio, tu peux dire que tu admets
l'hypocrisie de la pub et que tu as mis un terme à ta carrière de mannequin juste après. Ils
devraientrespecterça.»
Kurtfaitclaquersalangue.
«Vousn'êtespasd'accord,monsieurl'asdubruitage?demandeFan.
—JenevoispaspourquoiVioletteleurdevraitcegenredechoses,dit-ilenmeregardant.A
moins que tu aies envie de t'expliquer, bien sûr. Je crois que tu devrais dire au prof que tu
apprécieslethèmedeladiscussionmaisquetuesmalàl’aised'enêtrelecentre.Attends,les
gensdetaclasset'ontpriseentraître,là,çanesefaitcarrémentpas.
—Ilaraison»,tranchaunevoixgravesurmadroite.Oliver,ducoursdesocio,estdebout
àcôtédenotretable.«Salut,medit-il.Violette,çaadûêtresuperbizarrepourtoiencours
aujourd'hui.Aufait,jem'appelleOliver.
— Salut. » En général, les gens connaissent mon prénom avant que je sache le leur. Je
suiscontented'êtresurunpiedd'égalitéavecOliver,pourunefois.Jemesuissouvenuedu
sien parce que a) il n'est pas si commun, b) j'ai remarqué son excellente chronique dans
MiscellanyNews,lejournalducampusdeVassar,quej'aiprislasemainedernièreaubureau
delavieétudiante.
«Jepeuxm'asseoir?»demande-t-ilenprenantunechaise,avantmêmequ'onaitletemps
de répondre. Kurt émet un bruit réprobateur, mais Oliver l'ignore. Il me fixe droit dans les
yeux. « Voilà, je sais que ça peut paraître étrange - et Kurt a raison, tu ne dois aucune
explication à qui que ce soit à moins de tenir à en donner -, mais je me demandais si tu
accepteraisd'écrireunarticlepourlejournalàproposdetonexpériencedel'andernier.Peutêtre histoire de nous donner un aperçu de l'intérieur de cette campagne à laquelle tu es
associée?Jesaisquetaprésencesurlecampusfaitbeaucoupdebruit.
—Quoi?dis-jeenregardantautourdelatable,mescolocatairesetKurt.Personnenem'a
rienditsur...
—Ilsjouentladésinvolture,m'interromptKurt.Jet'avaisprévenuequelesgensferaient
ça.»
Jejetteuncoupd'oeilàJess.
«Nemeregardepas,dit-elle.J'ignoraistotalementquetuétaisunmannequincélèbre.
—Moipas,reconnaîtFanavecunsourirepenaud.Mameilleureamie,chezmoi,t'adore,
ellelittonblogsurMySpace.Maisjenevaispastedemanderdeparlerdetrucsdonttun'as
pasenviedeparler.Etpuisjetrouveaussiquetuessupercommecoloc.
—Tumeconnais,ditKurt.Jesuisunfanhystériquedepuislepremierjour,quandtu
asdébarquéavectesLouboutinàpaillettes.
—Tesquoi?demandeOliver,largué.
— Les hétéros ne parlent pas couramment mode », me murmure Kurt, m'arrachant un
sourire.
JemetourneversOliver.Iln'estpassimal,avecsescheveuxblondscoupéstrèscourtet
seschaleureuxyeuxmarron.Uneprofondefossettecreusesajouegauchequandilparleetje
pariequ'onsesentbienàl'abrientresesbras.«Jepeuxterecontacterplustard?»demandéje.Jenesuispastoutàfaitsûredevouloirattirerplusd'attentionsurcettepub,maisjesuis
flattéequ'Oliverm'aitproposéd'écrirequelquechose.Julie-rédactriceenchefdujournaldu
lycée-auraitsautésurl'occasion.
«Biensûr,répondOliverenselevantetenrepoussantsachaise.Tumedisçamercredien
cours?
—D'accord.»
LorsqueOliverestparti,Kurthausseunsourcilinterrogateurdansmadirection.
«Jenesaispas,dis-je,enréponseàsaquestionimplicite:As-tuvraimentenviedefaireça
?Çapourraitêtresympa.»
Lemercredi,j'annonceàOliverquej'écriraiunpapierpourlarubrique«Opinions»,tout
en le prévenant que le thème devra être le monde de la mode en général — pas moi, ni la
campagneMirabella.J'aibeaucontinueràtenirmonblogsurMySpace,jenevaissûrement
pas écrire un truc personnel qui sera non seulement imprimé, mais en plus archivé à la
bibliothèquedeVassar.Horsdequestion.Ilaccepteàcontrecœurmaisnemelaissequ'une
journéepourleterminercarilveutlepasserdanslenumérodevendredi.
Jelaissetombermeslectures-lespartielsnecommencentpasavantunmoment,detoute
façon - pour me concentrer sur mon article. J'explique que la pression de la société sur les
mannequinsestpresqueaussinéfastequecelledesmannequinssurlasociété,quec'estun
cercle vicieux que l'industrie de la mode et le public doivent briser ensemble, qu'on accuse
beaucoup les créateurs et les mannequins, mais que c'est un problème culturel bien plus
vaste.Jeconclusavecceparagraphe:
Ce que je souhaite sincèrement, c'est que les femmes, dans toute leur gloire, avec leurs
formesetleurstaillesaussidiversesquevariées,serendentcomptequechacuneestunique.
Alorsquevoussoyezfaceàunappareilphotooudevantlemiroiràlamaison,nesoyezpas
tropduresdansvoscritiques.Prenezsoindevotrecorps-etsoyezfièresd'aimercequ'ilest.
JesigneVioletteGreenfieldetvérifiedeuxfoisl'orthographe.Puisjel'envoiepare-mailà
Oliveravantdemedégonfler.
Levendredimatin,Kurtdébarquedansnotreappartà10heures.Jedorsencore,maisKurt
acoursd'histoiredel'art,lematin,alorsilesttoujoursdebouttôtcejour-là.Ilsurgitdansma
chambreetmesecoue.
«Violette!Regardecequ'onacematin!»
J'entrouvrelesyeux.
«Cen'estpasVogue,dit-ilenriant.C'estleMisc.
LeMiscellanyNews.Monarticleestsorti.
Jem'assiedssurmonlitetm'emparedujournal.Monpapierestannoncéàlaune,publié
enpage4.J'ouvreetdécouvreunephotodemoiendéfiléàlaFashionWeekdel'andernierquelle plaie, ce style.com! Enfin, j'imagine que l'illustration est pertinente. Je parcours
rapidement le texte et constate qu'Oliver n'a pas changé grand-chose et qu'il n'a rien coupé
nonplus.
«Tul'aslu?demandé-jeàKurtenrelevantlentementlatête.
—G-É-N-I-A-L!épelle-t-il.Tueslanouvellestarducampus.Aubureaudelavieétudiante,
tout le monde dit que ton papier est super. Sérieux. Tous ceux que j'ai croisés dans les
couloirsavaientlejournalouvertenpage4.J'adore.»
Fandébarqueàsontourdansmachambre,unautreexemplaireàlamain.
«VioletteGreenfield,tuasl'étoffed'unegrandejournaliste,déclare-t-elle.Quandsortton
prochainpapier?Tusais,celuiquivaparlerdeprotégerlaplanètedel'hydroxytoluènebutylé.
»
Fanm'avraimentouvertlesyeuxàproposdesproduitsécolos.Ellem'aenvoyéconsulter
un site créé par et pour les jeunes, afin de promouvoir l'utilisation de cosmétiques
écologiques, et m'a convaincue que porter exclusivement des produits verts était une forme
deprisedeposition-sitoutefoisjecontinueàécrireouàposeretàdéfiler.Ellem'ad'ailleurs
montrélesadorablesballerinesEarnestSewn,dontlafabricationrespectel'environnement,
trouvées chez Barneys, apparemment très impliqué dans tout ce qui est développement
durable. Je dois reconnaître qu'elles sont plutôt cool. J'ai même écrit un post sur MySpace
pourdirequejerespectel'environnement,quejesoutienscemouvementàfond.
«L'hydroquoi?demandeKurt.Fan,laisseViolettetranquille,unecausepartopmodel,ça
suffitamplement.
—Oh,jecroisquejepeuxenassumerquelques-unes»,dis-jeensouriant.C'estagréable
d'entendreparlerdesoipourdesraisonspositives,alorspourquoimoncœurs'emballe-t-ilun
peu?Jemeretrouveànouveausouslefeudesprojecteursetjenesuispastoutàfaitsûre
d'enavoirenvie.
6.
Sij'avaisl'impressionquepersonnesurlecampusnesavaitquej'étaistopmodel,aprèsle
week-end, cette illusion est bel et bien anéantie. Je ne peux pas descendre au Retreat sans
qu'onm'arrêtepourmedirecombienonaappréciélepapierdansMisc.Lorsd'unefêtedans
larésidenceCushingHousesamedi,jemesuismêmeretrouvéecoincéeaubarparungroupe
adorable de lesbiennes sympathisantes des mannequins. C'est un peu écrasant, mais mieux
vaut être connue pour quelque chose de bien plutôt que de mal. Et moi qui n'ai pas oublié
mes années d'invisibilité au lycée, je peux dire qu'être totalement ignorée n'a rien de très
agréablenonplus.
Kurtparaîtd'accordavecmoi,pensé-jeenlevoyantôtersachemiseetlafairetourneraudessusdesatête,façonhélicoptère,pourattirermonattentionàACDC.Jenesuispasencore
arrivéeàlatablequ'ils'exclame:«Ehbien,jen'auraisjamaiscruavoirunjourleplaisirde
dîneravecunjournalisteduNewYorkHerald!Dumoinspasavantd'avoirréussiàmetaper
AndersonCooper*!»
*PrésentateurvedettedeCNN
Jeris.«Dequoiparles-tu?demandé-jeensecouantmabriquedejusd'orange.
—Tun'aspasvu?!»Dansungrandmouvementthéâtral,Kurtsortunjournaldesonsac.
Jelèvelesyeuxaucieletm'emparedesonexemplaire,pliéàlapage«Opinions».«Ils
ont cité un passage de mon article! » m'étranglé-je. Je ne sais pas trop si je dois être
surexcitée, en colère, fière ou gênée. Je scrute le réfectoire et repère Oliver, assis en
compagniedesautresmembresdelarédactiondujournal.Jefoncedroitsurlui.
Ilselèveavantquej'arriveàlatable.«SalutViolette,dit-il.Toutlemondeahâtedefaire
taconnaissance.VoiciNicole,Joe,Nika,Kenn...
—Salut!»J'interrompslalistedenomsd'Oliverparungrandgestedelamaindestinéà
tous. Il a vraiment l'intention de me présenter aux quatorze personnes installées autour de
sonénormetable?Commesijen'avaisqueçaàfaire!«Hum,Oliver,jepeuxteparler?
— Bien sûr », me répond-il en souriant à ses amis. Je l'attrape par le bras et l'entraîne
dansuncoindelasalleprèsd'unarbreenpot.
«C'estquoi,ça?demandé-je,enluitendantleHerald.Etnemerépondspas"unjournal",
tusaisbiencequejeveuxdire.
— T'es pas super contente qu'un vrai quotidien ait repris ton papier? J'ai pensé que tu
serais...
—Maisjesuissupercontente!crié-jed'untonpleindecolère.Enfin,jenesuispassûre
d'êtreravie,maispeuimporte.Maquestionestlasuivante:comments'est-ilretrouvélà?Je
n'aidonnéd'autorisationàpersonne.
—Ehbien,unrédacteurduHeraldt'aappeléeplusieursfoisceweek-end,maisiln'apas
réussiàtejoindre,expliqueOliver.Alorsjeluiaiditqu'entantqueresponsableéditorialdu
Misc,jepouvaisluidonnerlapermissiondelepublier.
—Personnenem'aappelée...»,commencé-je.Maistoutàcoupjemesouviensdesappels
manquésd'unnuméroen212—j'avaiscruqu'Angelaessayaitdemejoindred'uneautreligne
téléphoniquechezTryst.Jebaisselesyeuxverslejournal.«Lepointdevued'untopmodel,
parVioletteGreenfield.»Ilestsortiaujourd'hui.
«Jesuisdésolé,ditOliver.J'aicruquetuseraisravie,honnêtement.
— Non, ce n'est rien », dis-je, en me rendant compte que je devrais effectivement être
hyperexcitéedevoirmonarticlepublié.JemedemandesiDavidl’avu,pensé-jeenregagnant
matabled'unairdistrait,pourm'asseoiràcôtédeKurt.
«C'estbien,non?demandecelui-ci,pleind'espoir,quandjem'assieds.
—Jecroisqueoui.»
Juliem'appellelesoirmême.Elleesthystérique,meditqu'elleestincroyablementfièrede
moi, mais je perçois également des mégavibrations de jalousie. Le fait que j'ai été publiée
dans un vrai journal la rend plus envieuse que n'importe laquelle de mes réussites en tant
quemannequin.Lejournalisme,c'esttoutesavie.Elleestassistanterédactriceenchefpour
lejournaluniversitairedeBrown,maintenant,maisellen'aencorerienécritpourlemonde
extérieur.J'aidumalàcroirequejel'aicoifféeaupoteau.
Davidnemecontactequelemercredi.Enfin,jen'aipascomptélesjours,maisdisonsqu'il
est toujours hyper-réactif, alors je m'attendais à voir son nom sur mon téléphone à tout
moment depuis que le mien est apparu dans le Herald. C'est « Time won't let me go » des
Braveryquimesignalesonappel.
« Salut », dis-je, un peu tremblante. D'ailleurs, ma voix l'est aussi au moment où je
réponds.N'importequoi!Oh,çafaitlongtempsquejeneluiaipasparlé,alorsc'estpourça.
Cen'estpasparcequejepourraisêtreamoureusedelui.Maisalorspasdutout.
«Je m'en veux d'être en retard dans ma lecture du Herald ! crie-t-il. Tu manies les mots
commeunedéesse.Tuesabsolumentgéniale,V.Jesuissincère.
—Tucrois?»Jeminaude.«Nan...
—Cen'estpasuneopinion,déclareDavid.C'estunfait.Alorsquandest-cequ'ontevoit
dans l'émission Today ? Tu auras honte de moi si je brandis un poster J'aime Violette
Greenfieldàmafenêtre?»
Moncœurestenchutelibre.Ilplaisante?
«Jeplaisante.»Ilrit.
Oh.Jeramassemoncœurqu'ilvientdepiétiner.
«Mais,sérieusement,est-cequetuviensbientôtàNewYork?demandeDavid.
—Hum,jenesaispas»Bon,Veronicam'ainvitéeàunesoiréevendredi,alorspeut-être...
— Ce ne serait pas la soirée "Vingt-cinq de moins de vingt-cinq" de Teen Fashionista ?
demande David. Chloe joue l'hôtesse avec les autres journalistes. Je crois que Veronica fait
partiedesvingt-cinqcetteannée,jetepariequec'estça.»
Chloe?Super.«Maisbon,jenesuispassûredepouvoirmelibérer.J'aipleindeboulot
et...
—Jecroyaisquetun'avaispascourslevendredi?mecoupe-t-il.
—Non,mais...,bafouillé-je.
—N'endispasplus,mapuce!plaisanteDavid.Ontevoit,donc.Tusais,ilsm'ontaussi
proposé d'être sur la liste des vingt-cinq, mais je me suis dit "Nan, laissons cette heure de
gloireauxautresjeunesstarsdumoment".
—Ha,ha»,dis-je.Maisjenepensaisqu'àunechose:Non,jenesuispastapuce.C'est
Chloe.Etc'estquoice«Ontevoit»?LesDaChlosontun«on»maintenant?
Lorsque nous raccrochons, j'ai en quelque sorte accepté d'aller à New York le week-end
prochain.Merde.
J'aiemportéunetonnedebouquinsdansletrainquim'emmènedePoughkeepsieàlagare
de Grand Central, en espérant prendre un peu d'avance dans mes devoirs pendant les deux
heuresdevoyage.Lesgensàlafacparlent-ilsencorede«devoirs»?Jenecroispas,mais
c'est pourtant bien ce dont il s'agit. Bref, tandis que j'essaie de lire Tous rationnalisés ! La
McDonaldisation de la société, mon esprit n'arrête pas de divaguer et de se perdre dans la
contemplation de l'Hudson, dont je peux suivre le cours par la fenêtre. C'est vraiment un
trajet magnifique. J'ai envoyé à David mes horaires de train, juste pour qu'il sache quand
j'arrive.D'accord,j'espèreàmoitiéqu'ilmeretrouveraàGrandCentral,maisjesaisquec'est
idiot.Ilestoccupé.Ila,genre,unevraievieàNewYork.Etunevraiepetiteamie.
Je m'adosse au siège en vinyle bleu et bordeaux et prends mon iPod en me promettant
mentalement que je m'accorde juste une courte pause dans mon travail. Je lance la lecture
aléatoire et la première chanson est « I want it that way » des Backstreet Boys. Quand
quelqu'un remarque la présence de Nick Carter et de ses copains sur mon iPod, j'explique
toujoursquec'estuneblaguemaislavérité,c'estquej'adorecettechanson.C'estaussicelle
queDavidetmoiavonschantédansletraindeMadridàBarcelonel'andernier.Justeavant
qu'ilm'embrasse,lesoirmême.J'aidumalàcroirequec'étaitilyaquelquesmoisàpeine...
Je pousse un profond soupir et m'enfonce un peu plus dans mon siège. C'est un peu le
destin, si cette chanson est passée. C'est vrai, je suis dans un train - ce qui ne m'arrive pas
tous les jours — et je pars retrouver David. C'est comme si l'iPod pouvait lire dans mes
penséescequej'avaisenvied'entendre—ilsait.
Finalement,jenelispasdutout.J'écoutedelamusiquependanttoutleresteduvoyage
en me demandant pourquoi j'ai ignoré ce baiser l'an dernier. En ce moment précis, je me
demandemêmesicen'estpasmonplusgrosregret.Biensûr,j'écoutelasériedechansons
d'amour-«Bubbly»deColbieCaillat,«HatethatIloveyou»deRihannaetNe-Yo,etun
classique, « London rain » de Heather Nova — que mon iPod m'a intelligemment
sélectionnées.Ilmeconnaîttropbien.
À Grand Central, j'attrape mon sac et descends du train. J'ai gravement abusé de la
nostalgie pendant ce trajet. Mais en marchant sur le quai, je jurerais presque reconnaître
cette silhouette qui se dessine de profil, adossée contre une des portes d'entrée de la gare.
Sweatàcapuchebleumarine,lunettesàmonturenoire,livredepochetoutcornéàlamain.
«David!»m'écrié-jeavecunpeutropd'enthousiasme,enlaissanttombermonsacpourle
serrerdansmesbras.Ilouvrelessiens,petitsourireauxlèvres.
«MademoiselleGreenfield,dit-ilenm'étreignant.Quoideneuf,lafilledeVassar?
—L'expressionteplaît,apparemment,rétorqué-jeenriant.
—Unjour,j'ailuunepièced'Hemingwayoùlepersonnageprincipalparlaitsanscessede
la fille dont il était amoureux comme d'une "fille de Vassar". Et puis ça en jette, non ?
Presqueautantquetopmodel.
—Jenesavaismêmepasqu'Hemingwayavaitécritdespièces,idiot.
—Oooh,tuneméritespeut-êtrepasencoretoutàfaittontitre,alors.»Ilsourit.«Allez,
viens.
—Onvaoù?
—Chezmoi,ditDavid.Onvadéposertesaffairesàlarésidenceetpuissebaladerunpeu.
C'est pour ça que tu m'as envoyé l'heure d'arrivée de ton train, non? Pour que je vienne te
chercher?
—C'étaitjustepourteteniraucourant,dis-jenonchalamment.Enfin,j'aipenséquesitu
n'avaisrienàfaire...
—Maisoui,c'estça,ajouteDavidenlevantlesyeuxauciel.Çava,jesaisquetuasbesoin
detefairechouchouter.Etpuis,c'estmaville,ici,maintenant.»
Commenousprogressonssouslelumineuxplafondbleudelagare,décorédessignesdu
zodiaque, il écarte un coude pour que je glisse mon bras sous le sien. « En plus, je n'ai pas
courslevendredi,jem'ennuieàmourir.»
Jerisetpressesonbras-ouah.Ilafaitdelamuscuouquoi?
Ànotrearrivéeàsarésidence,Davidsautillesursajambegauche,petitechorégraphiequi
signaledepuisquenoussommespetitssonenviedefairepipi.«Fautquej'aillepisser!lancet-ilenquittantl'ascenseuràtoutevitesse.
—Vas-y,fonce!»Ilprendtoutdemêmeletempsdeseretournerpourmelancerlacléde
sachambre.
«Troisièmeporteàgauche!»crie-t-ilencore.
Enfait,jel'auraisretrouvéesansaucunproblème.J'étaislàilyaquelquesmois,lesoiroù
jesuisrentréedeParis.Chloeaussi.
Maispourl'instant,iln'yaqueDavidetmoi,merappelé-jeenouvrantlaporte.Dumoins
pourquelquesheures.
Celadit,unefoisàl'intérieur,jedécouvrequeChloeestbienplusenvahissantequejenele
pensais.Ilyadesfleursfraîchessurlacommode-cen'estpaslegenredechosesqueDavid
auraitposélàdelui-même—etjecompteneufphotos(neuf!)deDaChlo,plusdeuxdeChloe
seule. L'une d'elles est visiblement l'œuvre d'un professionnel — sûrement pour la page de
présentationdesmembresdelarédactiondeTeenFashionista,maisChloeesteffectivement
pasmal.Oh,jecompteleurrerqui,là?Elleadejoliesbouclesblondespleinesderessort,des
tachesderousseuradorables.Plusdesyeuxbleusetdepetiteslèvrestoutesrosesetparfaites.
Qui est-ce que ça gêne qu'elle ne fasse pas une taille 34? Elle est jolie ! Je refuse juste de
l'admettre.
Lorsque David entre dans la chambre, j'ai un cadre de Chloe à la main. Je sursaute et le
reposemaladroitement,lefaisanttomber.«Oups!»dis-je,enpiquantunfard.Davidsemble
nerienremarquer.Ilapprochesimplementpourleremettred'aplomb.
«N'est-cepasqu'elleestadorablesurcelle-ci?dit-ild'unairradieux.
—Ouais,approuvé-je,enréprimantuneenviedevomir.
—Ellesetrouvaitsurleplateaud'unshootingmodeunjour,etlephotographel'atrouvée
tropjoliepournepaslaprendre»,dit-il,sansquitterdesyeuxlaphoto.
L'apprécie-t-ilvraimentàcepoint-là?
« Alors, lancé-je, en tapant dans mes mains pour mettre un terme à cet instant de
vénération.Quelestleprogramme,aujourd'hui?»
Nous allons d'abord déjeuner dans un restau végétarien que tout le monde adore, à en
croireDavid.«Tuesvégétarienmaintenant?demandé-je,sourcillevé.
— Chloe l'est, répond-il. Et je sais qu'on a toujours trouvé ça naze, mais elle n'est pas du
genrepéniblequiimposesonchoixderestau.
— Hum, et c'est donc pour cette raison que nous allons manger dans un établissement
sansviandealorsqu'ellen'estmêmepaslà?insisté-jeenprenantmontonleplussarcastique.
—Tais-toi!répliqueDavidenriant.Tuverras,c'estbon!»
Etilaraison.C'estbon.Pourunrestauvégétarien.
Ensuite, nous marchons jusqu'au café préféré de David. Il a prévu de m'emmener dans
touslesendroitsqu'ilaimedanslequartierdel'universitédeNewYork.Notresouffleforme
depetitsnuagesdansl'airfroid.Aucafé,laclientèleesttrèsbranchée.Jecommandeuncafé
frappé,cequimevautunregardbizarredubarman.Davidintervient.
« Hiver ou pas, elle commande toujours une boisson fraîche. Les boissons chaudes lui
donnent l'impression d'être malade. C'est parce que sa mère lui a fait avaler trop de tisanes
quandelleétaitpetite.»
Je confirme d'un hochement de tête en souriant. Le type au bar ronchonne à l'idée de
devoirmettredelaglacedansuncaféenhiver.Çam'arrivetoutletemps.
Nousnousasseyonsàcôtéd'unegrandefenêtreavecnoscafésetregardonsdéfilerlesgens
emmitouflésdansleursgrosmanteauxbienépais.
«Tunetrouvespasçagénial,lesvraishivers?»demandeDavid.
JerevoislapluieunpeuépaissequipassepourdelaneigeenCarolineduNord.
« Si, c'est pas mal, dis-je en ôtant avec précaution le papier de ma paille. Mais ce sera
encoremieuxsij'ail'occasiondefaireunbonhommedeneigecetteannée.»L'emballagede
mapailleformeunparfaitpetitaccordéon.Daviddéposequelquesgouttesdecafédessus,ce
qui le fait se tortiller comme un ver. Je ne peux pas m'en empêcher, je glousse comme si
j'avaissixans.
«JeconstatequeleverenpapierréjouittoujoursautantViolette»,dit-ilenmesouriant.Il
alesjouesrosesàcausedufroid,cequidonneencoreunpeuplusd'éclatàsesprofondsyeux
bleus.Jemesensrougir,maisjesaisquemesjouesaussisontrosiesparlefroid,alorsilne
leremarquerasûrementpas—enfin,j'espère.
Nouspassonsdelonguesheuresàdiscuterdanscecafé.Nousnousdemandonscomment
estlelycéedeChapelHillsansnous(«Dépourvud'esprit»,déclareDavid),nousdébattons
pour savoir si le type de chez Katie's a remarqué que nous ne venons plus lui acheter un
bretzelauparmesanetunàlacannelledeuxfoisparsemaine(Davidestpersuadéquenous
lui manquons) ; nous nous interrogeons brièvement sur notre serveur, pour décider s'il ne
faudrait pas dire baristo au lieu de barista, puisque c'est un garçon ; enfin, nous nous
inquiétons un peu pour le bien-être de Julie à Brown (« Tu crois qu'elle a le temps de se
nourrirconvenablemententretoutessesactivitésetsonprogrammedecourscomplètement
surchargé?»).
Nousvenonsdeterminernotretroisièmetassequandarrivedanslecaféuntypevêtud'un
tee-shirtàrayuresnoiresetblanches,unbéretsurlatête,quitransportesonpropretabouret
debar.Davidledévisageavecméfiance.«Cetypemefaitfurieusementpenseràunmime,
remarque-t-il.
—Ouàunétudiantenécriturecréativevraimenttéméraire,dis-je.
—Dansuncascommedansl'autre...,commenceDavid.
—...nousferionsbiendenoustirerd'iciavantqu'ilcommence»,conclué-je,maisc'est
déjàtroptard.Lemime-poètetapoteunmicro.J'imaginequeçafaitdeluitoutsaufunmime.
«Bonjour.Jem'appelleJeffetj'aiunpoèmeàvouslirecesoir.»
Lesautrespersonnesprésentessemblentluiréserverunbonaccueil.Ilsinterrompentleur
conversationettournentleurchaiseverslui.
Davidetmoiéchangeonsunregardpuisnousnouslevonsetfonçonsverslaportecomme
un seul homme. Nous jaillissons dans la rue, en essayant d'attendre que les portes se
refermentsurnousetdenousêtreunpeuéloignéspouréclaterderire.
«Là,çaauraitétévraimentinsoutenable!s'écrieDavidens'étranglantderire.
—Arrête.Al'instantoùlemecestentré,j'aiflairélasoiréemicroouvert.Jecroyaisque
c'étaittoncafépréféré?
— Je n'y vais jamais après 19 heures, dit David. J'ignorais complètement qu'ils
organisaientcegenred'événementslesoir.
— Il est plus de 19 heures? demandé-je en attrapant le poignet de David pour jeter un
coupd'œilàlamontredélicieusementuséequeluiaoffertesongrand-pèrelorsqu'ilétaiten
troisième.Onestenretard!»
NousnousélançonstouslesdeuxverslarésidencedeDavid,etatteignonsl'ascenseurhors
d'haleine,enriantencore.
«Iltefautcombiendetempspourtepréparer?demandeDavid.
—Troisminutes,dis-je.Jesuistropforteàcejeu-là.
—Jechronomètre.Onétaitcensésyêtreilyaunquartd'heure.
—Jetepariequej'iraiplusvitequetoi.
—C'estcequ'onvavoir!»crie-t-il.
A l'ouverture des portes de l'ascenseur, signalée par une petite sonnerie, nous nous
précipitons jusqu'à sa chambre. Elle est ouverte et son colocataire est allongé sur le second
lit. J'entre sur la pointe des pieds, mais David déclare à voix haute : « Il dort comme une
souche.Jetejure,ajoute-t-ilenvoyantmonregarddubitatif.MêmequandChloeestlà,c'est
commes'ilétaitmort.»
Beurk.Mabulletemporaire-celleoùDavidetmoisommesseulsaumonde—explose.
J'attrapemonsacetmedirigeverslasalledebainspourenfilerlarobenoiretblancDiane
von Furstenberg très pratique à trimbaler - elle ne se froisse jamais. Mes talons de douze
centimètressontparfaitspourcesoir-ilsajoutentunetouchedecouleuràmatenue.Kurt
m'a fait jurer de porter les Louboutin, bien que je lui aie expliqué que je pouvais à peine
marcheravec.«Ilfautsouffrirpourêtrebelle!»a-t-ildéclaréd'unairthéâtral.J'airépliqué
qu'ilmefaisaitpenseràmonagent.
Jeremontemescheveuxenunchignonchicetnégligé,soulignemeslèvresdemonrouge
préféré et passe un coup de mascara bleuté sur mes cils. Fini. J'ai fière allure, mais je sens
mes épaules s'affaisser lorsque je me contemple dans le miroir en pied de la salle de bains.
Chloe,vingt-deuxans,passelanuitdanslarésidence.Immonde.
Toutàcoup,laportes'ouvresurdeuxfilles,quientrentcommedestornades,enriant.A
mavue,ellessefigent.
«VioletteGreenfield?»ditlapremière.L'autreresteplantéelà,bouchebée.«Dansnotre
résidence!
—Euh,oui,dis-je,supermalàl'aise.Salut.»Jefaisunsigneidiotdelamain.«Jesuis
justevenuerendrevisiteàquelqu'un.
—Ooh!Rachel,tutesouviens?demandelasecondefilleàlapremière.C'estunecopine
deSterno!»
Sterno.CesurnomdefacdeDavidestridiculo.
« Eh ouais, dis-je en essayant de les contourner car elles sont devant la porte. Sterno et
moi,onétaitaulycéeensemble.Etonestenretardpour...
—Tuviensàlasoiréebièreaprès?m'interromptcellequines'appellepasRachel.Toutle
mondeseraithystériquesitudébarquais.
—Hum,jenesaispassi...»
Dieumerci,Davidpousselaportedelasalledebains.«Jecroyaisquetuavaisditquetu
étaisrapide.Jesuisdéjà...»Ils'arrêteenvoyantRacheletpasRachel.
«Mesdemoiselles,êtes-vousentraindeharcelermaplusvieilleetpluschèreamie?
—Onl'ainvitéeàlafêtedecesoir!répondRachel.Faisensortequ'ellevienne,d'accord?
»Apparemment,jesuisunesortedecloudelasoirée.
«Onaprévuautrechose.Maisonverra.»Ilm'attrapeparlebrasetm'entraînehorsdela
salledebains.
« Coincée par des fans enragées ! dit-il tandis que nous nous dirigeons vers sa chambre.
Désolé.Çadoitteparaîtrebizarrequandtucroisesdesgensquitereconnaissent!
— Plutôt, oui. Mais ce n'est pas comme si j'étais Gisele Bündchen ou quelqu'un d'ultra
célèbre.Çan'arrivepastrèssouvent.»
Davidrestesilencieux,ilmeregarde.Puisillâcheunsoupiretsecoueunpeulatête.«Tu
esvraimentjolie.
—Merci.Toiaussi.»
Nousnoussourionspendantunmoment—etcesouriremeparaîtlourddesens.
«Exactementl'effetquejerecherchais,répond-ilenfin.Jolie.
— Tu sais bien ce que je veux dire », soupiré-je, désolée que sa sincérité fugace se soit
déjàenvolée.Maisilavraimentdel'allureavecsonblazernoiretsachemiseblanche.
«Jesuismieuxqu'aubaldefind'année?demandeDavid.
—Riennepourrajamaissurpasserlebaldefind'année»,dis-jeenmeremémorantnotre
rendez-vous.Etc'étaitauprintempsdernier...
«C'estChloequiachoisilaveste,expliqueDavidenécartantlereverspourmemontrerla
doublure en soie bleue. Elle me l'a même fait retoucher chez un tailleur. D'après elle, les
vêtementsparaissentpluscherss'ilssontbienajustés.»
Chloe,Chloe,toujoursChloe!Jel'interrompsbrusquement:«Tufaisgayquandtuparles
commeça!Allons-y.»
7.
En arrivant au Marquee, David se place immédiatement dans la file réservée à la presse.
Deuxfillesentièrementvêtuesdenoir,undecesmicrosserre-têtesurlecrâneetbloc-notesà
la main, filtrent les entrées. Elles sont coiffées à l'identique, cheveux lissés en arrière et
attachésenqueue-de-cheval,commecesfemmesdansleclipd'«Addictedtolove»quidate
desannées80.Ellescochentdesnomssurunefeuille.
«Chloenousamissurlaliste»,ditDavidensautillantsurlapointedespiedscommes'il
étaittropfierdeChloeparcequ'elleestvraimentultraspéciale.Dèsqu'ilaledostourné,je
lèvelesyeuxauciel.Danslaqueue,j'aperçoisdestasdefemmesavecaubrasdessacsàmain
qu'on ne peut acheter qu'après inscription sur une liste d'attente, et qui portent des bijoux
DavidYurman.Lesimplefaitquejereconnaissecesobjetsmefaitpeur.Jenesuispassûre
d'avoirvraimentenvied'êtreici.
Mais tout à coup, je reconnais autre chose - et je vois un moyen de faire plus fort que
Chloe.«Charles?»crié-jeauvideuràlaporte.Ilmesourit.«Violette!Entredonc»,dit-ilen
soulevant le cordon en velours pour nous laisser passer, David et moi. Mes exploits de l'an
dernieraurontaumoinsserviàquelquechose.Bye-byel'entréedelapresse!
« Classe », murmure David alors que nous entrons dans le club. Je souris, mais mon
instantdegloireestdecourtedurée.Chloenoussautedessusetsonétreintevoracemanque
defairebasculerDavidenarrière.Plusénervante,c'estpaspossible.
Je détourne le regard pendant qu'ils se font des mamours et aperçois des flashs qui se
déchaînent dans un coin. Un gigantesque logo Teen Fashionista sert de toile de fond, juste
devant un petit tapis rouge autour duquel la presse est rassemblée pour photographier les
starsdelasoirée.
«Cesontles"vingt-cinqdemoinsdevingt-cinq",expliqueChloe.VeronicaTraskestsurle
tapisrougeencemoment-toutlemondel'adore.»
Je me fraye un chemin à travers la foule pour atteindre mon ancienne colocataire, et je
m'étrangleenl'apercevant.Ellesemblecouverted'argentdelatêteauxpieds,sarobeladrape
jusqu'ausol,avecunprofonddécolletéenVquidoitnécessiterunmaxdeScotchdoubleface
sur les seins. Ses pommettes hyper hautes captent la lumière, ses cheveux brun foncé se
balancent au rythme de ses mimiques, ses lèvres rose vif alternant sourire radieux, sexy et
mouemutine.Cettefillesaityfaire.
J'aisoudainl'impressiondenepasêtreassezbienhabillée.
«V!»J'entendsl'exclamationjoyeusedeVeronicaquelquessecondesavantdesentirla
chaleur des flashs sur moi. Elle m'attrape par le bras et m'aide à passer sous les cordes qui
délimitentl'espaceréservéàlapresse,pourquejepuisselarejoindresurletapisrouge.Eh
non,pasassezbienhabilléedutout,même.Nousposonsensemblemaindanslamain-les
techniques apprises cette année me reviennent naturellement. J'opte instantanément pour
l'angleflatteur:unehancheenretrait,coudesurlecôté,têtelégèrementenarrière.
Auboutdequelquesminutes,jepresselamaindeVeronica.
«Tuenasassez?mesouffle-t-ellesanssedépartirdesonsourire.
—Oui»,murmuré-jeàmontour.
Nousquittonsletapisrouge,cequinousvautquelquescrisdeprotestations,maisHayden
Panettierrenoussuccède,etlesphotographesoublienttrèsvitenotreexistence.
« Comment vas-tu? demande Veronica après que nous avons trouvé un recoin un peu
sombre pour discuter. Alors, tu as finalement trouvé le temps de venir rendre visite à ton
grandamour?»ElledésigneDavid,toujoursencompagniedeChloe.Ilsrient.
«Ilestsongrandamouràelle,maintenant,dis-jed'unairvaincu.
—Oh,jet'enprie,soupireVeronica.Elleesttropvieillepourlui,jamaisceflirtnepourra
surpassertoutevotrehistoire.Enplus,tuescarrémentmieuxqu'elle.
—Merci.Celadit,jemesensunpeucasualcesoir,jenepensaispasmeretrouverdansla
presse.
—Tuessublime,commetoujours,décrèteVeronica.Enplus,aveccestalons,tupourrais
porterunsacàpatates,çaferaitencorefashion.»
Jesouris.Kurtavaitraison.
«Jesuiscontentedetevoir,Veronica.C'estjustequejenesuispasdansl'ambiance"photo
call"encemoment.
—V,maintenantquelacampagneestsortie,ondoitfaireleplusdepressepossible.»Elle
al'airénervéecontremoi.
«Tum'enveux?»demandé-je.
Ellesoupire.«Non,jenet'enveuxpas»,répond-elle.Jesensvenirun«mais».
«Simplement,onestensembledanscettepubMirabella,etc'estmoiquienportetoutle
poids.Ondiraitquetuasdéjàpristaretraiteoujenesaisquoi.Lesgensn'arrêtentpasdeme
demanderoùtues,situbosses...
—Tun'asqu'àleurrépondrequejesuisàlafac.Lesgensnefontjamaisd'études,dansla
mode?
—Pastantqu'ilssontenpleineascension,rétorqueVeronica.C'estcommesitulaissais
touttomberaumomentoùleschosescommençaientàêtrevraimentgénialespourtoi.»
Jeconnaisdéjàcettephrase-jel'aientenduedanslabouched'Angela.«Écoute,cen'est
paspourmoiencemoment.
— Les double V! » J'entends un joyeux accent australien et pivote sur mes talons pour
saluerSam,notreanciennecolocataire.
« Venez qu'on s'embrasse, toutes les trois! » m'écrie-je, en espérant que Veronica
changeradesujetmaintenantqueSamestlà.AvecSam,toutestplusléger.
«TuesvenueàNewYorkspécialementpourlasoirée?medemandeSamensouriant.
— Non, elle est venue pour un garçon », répond Veronica avant que j'aie le temps d'en
placerune.EllefixeDavid.IlleremarqueetChloeetluisedirigentversnous.
«Commentça?demandeSam.Cen'estpastonpoteDavid,dulycée?
—Jet'expliqueraiaprès,murmuré-jetrèsvitetandisquelesDaChloapprochent.
—SalutDavid»,lanceVeronicaavecunsourirequimerendnerveuse.
Pitié,pourvuqu'ellenediseriend'embarrassant.
«Veronica»,dit-ilenl'embrassantsurlajoue.Toutàfaitcequisefaitdansunefêtenewyorkaise.DepuisquandDavidmaîtrise-t-ilcegenredechose?
« Salut les filles ! » s'exclame Chloe en se penchant pour faire la bise à Veronica puis à
Sam.
Avantquenousayonsletempsdenouslancerdansuneconversationgênée,j'entendsune
voixautoritaireàl'autreboutdelasalle.
« Chloe ! » crie une élégante femme aux cheveux gris à notre gauche, tendant le bras
comme pour convoquer une servante. Elle porte une courte robe noire ornée de grosses
rosettes à l'ourlet, et un gigantesque diamant scintille à son petit doigt. Elle dégage un chic
fou.
«Quiest-ce?chuchoté-je,nem'adressantàpersonneenparticulier.
—MarilynFlynn,répondSamentresesdents.LarédactriceenchefdeTeenFashionista.
— Et patronne de Chloe », précise David. Celle-ci s'est précipitée vers Marilyn Flynn et
hocherapidementlatête.Jetendsl'oreillepourlesentendre.
« Il y a un souci à la cabine du D-J, dit Marilyn Flynn. Je t'avais demandé de surveiller
Valentina avec le Champagne. Elle essaye de prendre en main la musique. Les rédactrices
beautésontvraimentextravagantes.Valachercher!»
MarilynFlynncongédied'ungrandgesteChloequifilecommeuneflèchepourtenterde
s'interposerentreleD-Jetlarédactrice.
C'est alors que Marilyn Flynn pose les yeux sur nous. Elle s'immisce au sein de notre
cercle.«Danny»,dit-elleenadressantàDavidunsalutdelatête.Luisecontentedesourire,
sansrectifier.Puisils'éclipsesubtilement,commes'ilétaitconscientqu'iln'estpasdansson
univers.Jeleregardegagnerlebar,enregrettantdenepouvoirmejoindreàlui.
«Veronica,tueséblouissante,déclareMarilynFlynn.
—Merci,Marilyn»,murmureVeronica.Elleestd'unepolitesse,quandelleveut.«Vous
connaissezSam,biensûr.
— Absolument, mon chou, répond Marilyn Flynn. Les maillots de bain, l'an dernier. »
Samsourit.Ellehéritetoujoursdesshootingsmaillots,c'estpourcetteraisonqu'ellepassela
moitiédesontempsenFloride.Jesaisqu'elleaimeraitbienfaired'autrestypesdephotos.
«EtvoilàVioletteGreenfield,ditVeronicaenfaisantungestedansmadirection.
—Bonsoir»,murmuré-je,sanstropsavoirsijedoistendrelamainoumepencherpour
une bise ou quoi. On pourrait croire que je serais un peu au courant, à force. Mais Marilyn
Flynnnebougepas.Àmonavis,ellen'estpasdugenretactile.
«Evidemment,jeconnaisViolette,dit-elle.L'andernier,lorsdesonstage,Chloeafaitson
portrait,unarticlecharmant.Jemouraisd'enviedevousrencontrer,machère.
—Oh,merci.»Ils'ensuitunlongsilence.
La façon dont Marilyn Flynn me regarde me rend nerveuse, je ne sais plus quoi faire de
mes mains ni comment me tenir, du coup j'attrape un canapé au crabe sur le plateau d'un
serveur qui passe à proximité. Mais maintenant que je me retrouve avec mon canapé
surmonté de sauce blanche, j'en fais quoi? Je le mets donc dans ma bouche, en faisant un
effort pour mâcher délicatement ce qui - vous le savez, si vous avez un jour essayé — est
impossible.Mâchernesefaitpasdansladélicatesse.Pileaumomentoùj'ailabouchepleine
decrabe,Marilynouvrelasienne.
«Alors,Violette,ilparaîtquevousêtesàVassar?»
Jetravailledelamâchoirevoracementpourvidermaboucheauplusvitetoutenopinant
duchefetenessayantdesourire.
«J'ai toujours adoré ce campus, poursuit-elle. Les arbres sont adorables, et puis cette
architecture,magnifique!»
Crabepresqueterminé.Continuedesourire.Mâche,mâche,mâche.Avale!
«Votreemploidutempsest-iltrèschargé?demandeMarilynFlynn.
— Je suis bien occupée, mais pas stressée, dis-je, en priant pour qu'aucun reste de
nourriturenesoitcoincéentremesdentspendantquejeluiserslaréponsequemesparents
semblentapprécier.
—Elleestlibrelevendredi,préciseVeronicaensouriantàMarilynFlynn.Ellepeutfaire
descastingscejour-là.»
JetourneversVeronicadesyeuxinterrogateurs,ellemerépondparunclind'œil.Pourquoi
faut-ilqu'elleselancedanscegenredetrucs?
«Jepensaismoinsàuncastingqu'àunstage,enfait,répondMarilynFlynn.
—ATeenFashionista?»demandé-je,bêtement.Non,àNewsweek,idiote!
« Bien évidemment, répond Marilyn en affichant ses dents blanches. Un stage de
journalisme.J'ailuvotrepapierdansleHerald.»
Je me tourne vers le bar, où David, qui essaye de commander un verre, n'a pas bougé.
J'auraistellementvouluqu'ilentendecetteconversation.Onm'apprécieintellectuellement!
J'intéressequelqu'unpourautrechosequemonpoidsetmataille!
« Dites oui, Violette, ronronne Marilyn Flynn. J'ai toujours rêvé d'avoir une stagiaire
mannequin.»
Moncœurseserre.Maisjusteunpeu.Mêmesiellemeveutparcequej'aidéfiléunjour
surunpodium,elleaaussiremarquécequej'aiécrit.Jepourrailuiprouverquejeseraisun
atout formidable pour Teen Fashionista. Et peut-être parler de l'image du corps - ou de
l'importancequeprendencemomentlaprotectiondel'environnementdansl'industriedela
modeetdelabeauté(Fanm'adoreraitsijefaisaisça).
«Çameparaîtintéressant.
— Fabuleux », déclare Marilyn Flynn. Sur ce, elle lève les bras et tape dans ses mains. «
Chloe!»crie-t-elle.
Chloe arrive en courant de la cabine du D-J, où le calme est revenu. « Oui, Marilyn? »
demande-t-elle avec obséquiosité. A entendre David, on a l'impression que Chloe dirige le
magazine,maismoi,méchante,jesuisbiencontentedelavoirdanscerôledesous-fifre.
« Violette va commencer un stage à Teen Fashionista, annonce Marilyn Flynn. Tu
t'occuperasd'elle.»
Jemeretienspournepasleverlesyeuxauciel.
«Génial!»s'exclameChloeenm'adressantunsourireidiot.
Jen'arrivepasàsavoircequepensecettefille.Ellepeutdire«Génial!»parcequ'elleest
comme ça, vraiment enthousiaste. Ou peut-être pense-t-elle : « Génial, je vais pouvoir me
montrer super garce avec elle en plus de lui piquer son meilleur ami qui est en fait son
véritableamour!»
Je souris à Chloe, tandis que Marilyn s'excuse pour aller bavarder avec un autre groupe,
sûrementplusimportant.
«Onvas'amuser!»piailleChloeunefoisMarilynpartie.
Jelâcheun«Ouais»plutôtfaiblardpuisattrapeVeronicaetSampourlesentraînervers
lebar.«Excuse-nous»,dis-jeàChloe.
Lorsquenoussommeshorsdeportéedevoix,jecommenceàgeindre:«Qu'est-cequeje
viensdefaire?lâché-je.
— Ma chérie, tu viens d'accepter un stage dans un super magazine, répond Sam. Et un
stagedejournaliste,avecça.Autrementdit,ilsvontsûrementpubliercequetuécris!
—MaistravaillersouslesordresdeChloe?!»JemetourneversVeronicaquicomprend
le triangle David-Chloe-Moi infiniment mieux que Sam. A dire vrai, Sam n'est pas vraiment
aucourant.
« Violette, est-ce que je t'ai déjà raconté ce que m'a dit ma mère lorsque je suis partie à
NewYorkcommencermacarrièredemannequin?demandeVeronica,lesyeuxbrillants.
—Non»,dis-jeaveccuriosité.Jen'aijamaisentenduVeronicaévoquersamère.
«Resteprochedetesamis,etencoreplusdetesennemis»,répond-elle.
Jejetteuncoupd'œilversChloe,quiestblottiedansuncoinavecDavid.
«Tamèreestunefemmetrèsintelligente»,conclué-je.
8.
Levendredisuivant,jesuisdenouveauenroutepourNewYork—cettefoisj'aidûprendre
le train de 7 h 26. Je suis tellement fatiguée que j'abandonne encore toute tentative de
lecture. Je m'appuie contre la vitre et laisse mes paupières lourdes se fermer. Cette heure
matinale devrait être exclusivement imposée aux personnes de plus de trente ans - ou aux
gensavecdeschiens.Argh.
J'aiappelémes parentspourleur parlerdemon stageà Teen Fashionista, et ils ont paru
contentspourmoi,bienqu'ilsoitévidentqu'ilsnesavaientpasgrand-chosedecemagazine,
en dehors du numéro posé sur la table du salon (dans lequel j'apparais). Jake a pris trente
secondessursonemploidutempschargépourmedire«C'estcool.Félicitations»,puispour
ajouter que l'équipe de basket « déchirait grave » cette année, ce qui m'a semblé être un
momentdecomplicitéentrenous.
MaiscesontmesamisdeVassarquisontvraimentàfond.Lorsquej'aiparlédemonstage
àKurt,ils'estmisàhurler.«C'estcarrémentmonmagazinepréféréencemoment!s'est-il
écrié.Enfin,monmagpréféréquin'estnidupornoniVogue.CommentestMarilynFlynn?
Tuasrencontrédesrédactricesdemode?Jepeuxvenirvisiterlesbureaux?»
J'ai été forcée de lui demander de se calmer, mais pour qu'il veuille bien cesser de me
harceler, j'ai dû promettre de prendre en photo le fameux placard à chaussures. «J'en ai
besoin pour ma page MySpace », a-t-il déclaré. Jess et Fan étaient ravies pour moi, elles
aussi,jusqu'àcequ'ellesserendentcomptequejenepourraisplusfairelafêteavecellesle
jeudisoircesemestre.Jesuisalléemecoucheràminuithieretpourtantjesuisépuisée.En
réalité,commejen'arrivaispasàm'endormir,j'airejointmescolocsdanslesalon,oùnous
avonsjouéauQuiperdboitjusqu'à2heuresdumat.C'estpeut-êtreaussicequiexpliquecet
atrocemaldecrâne.
EnarrivantàGrandCentral,jeprendsunAdvil,puisjemarchependantunbonmoment
jusqu'aux portes vitrées de l'immeuble Bruton Publications, qui abrite les bureaux de Teen
Fashionista, au quatorzième étage. Immédiatement, je suis comme submergée par les gens
qui m'entourent. Des flopées de femmes en escarpins, robe légère hyperstylée et chemise
haute couture sur mesure passent en trombe à côté de moi, glissent leur badge
d'identification dans un lecteur situé près des gardiens et foncent jusqu'aux ascenseurs. Je
reste dans le hall un instant, immobile, en me demandant si je n'aurais pas débarqué par
accidentsousunchapiteaudelaFashionWeek,aulieud'unimmeubledebureaux.
Monnomestsurlalistedesvisiteursautorisés,j'aidoncledroitdepénétrerdansleSaint
des Saints et d'arpenter les couloirs de Bruton. Au quatorzième étage, je suis accueillie par
uneréceptionnisteblondeéquipéed'unmicroserre-tête.«Jepeuxvousaider?»demande-tellesansleverlesyeuxdel'écrandesonordinateur.Elleauntrèsfortaccentnew-yorkaiset
unetonnedefonddeteint,quineparvienttoutefoispasàmasquercomplètementlestaches
derousseurquejelasoupçonnedevouloircacher.
«Hum,jesuisVioletteGreenfield.Jedoiscommencerunstageici.»
Ellelèvelatête,faitclaquersonchewing-gum.«Alorscommeça,c'estbienvous,dit-elle
avecundemi-sourire.J'aivuvotrenomsurleregistrecematin,maisj'aicruquec'étaitune
autreGreenfield.J'auraisdûmedouterqueMarilynfiniraitparfaireentrerunestagiairetop
modelunjour.
—Oh,jenesuispas...,commencé-je.
—Nesoyezpastropmodesteici,monchou,dit-elleensepenchantenavant,commepour
meparlerenconfidence.Fauttirerunmaxdeprofitdetoutcequipeutvousvaloirlerespect
decettebandedegarces.»
Jerisnerveusement.Elledécrochesontéléphone.«Chloe?Tanouvellestagiaireestlà.»
Une heure plus tard, je suis assise par terre dans un placard rempli de produits. De
produitsde beauté, pourêtre exacte. Ily a une étagèrepour les joues,deux pour les lèvres,
quatrepourlesyeuxetdiversesautrescatégoriespourcequisembleregrouperlatotalitédu
maquillage de la planète. Un rayon rassemble les produits de chez Sephora, et toute une
section est réservée aux produits de marques comme Chanel et Dior. Mon boulot : déballer
quelques-uns des nombreux sacs posés par terre et ranger les échantillons sur les étagères.
Chloem'alaisséelàilyaenvironuneheure,aprèsm'avoirprésentéesansconvictionàune
autre assistante de rédaction, à une journaliste et à Valentina, la rédactrice beauté qui s'est
illustrée à la soirée la semaine dernière (et s'est empressée de me recruter pour cette
première tâche). J'imagine que je me suis montrée un peu naïve quant à mes activités au
magazineentantquestagiaire.Jepeuxoublierlejournalisme.
Jen'enjureraispas,maisilmesembleavoirdétectéunpetitsouriresurleslèvresdeChloe
lorsqu'ellem'acolléedansceplacardétouffant,entouréedecequisembleêtredesmilliersde
sacs.«Prendstapause-déjeunerentremidiet13heures»,m'a-t-elledit.Ensuiteelleaajouté
: « N'oublie pas de t'amuser ! » avec son ton guilleret singulièrement énervant, avant de
refermerlaportesurmoi.
Dire que l'été dernier seulement, j'étais entourée de tout un tas de sacs comme ceux-ci,
dans un cadre totalement différent. Le jour de mon arrivée au Brésil, avant mes premiers
défilés sur les podiums de Sao Paulo, j'ai été accueillie, à l'hôtel, par des cadeaux joliment
emballés de papier de soie, dans leurs petits sachets. Mais cette fois, ce ne sont pas des
cadeauxquimesontdestinés—ilssontpourTeenFashionista-etjenedéfileplus.Jesuis
stagiaire.Aubasdel'échelle.C'estcequejevoulais...non?
Au moment où je pose le douzième tube de mascara sur l'étagère, j'entends frapper à la
porte.Valentinaentre,accompagnéed'unegrandefilleàl'alluredistinguée,nezretrousséet
carré brun au brillant parfait. « Je te présente Alexia, dit Valentina. C'est notre stagiaire
beauté,ellevaprendrelerelaisdansleplacard,maintenant.
— Bonjour, je m'appelle Violette », dis-je en souriant à Alexia, bien qu'elle me terrifie
complètement. J'applique juste la première règle de Veronica face aux personnes
potentiellementdifficiles:nemontreaucunepeur.
«Jesais»,lance-t-elleenmepassantdevantpours'approcherdessacs.Valentinafermela
porteetnouslaissesansajouterunmot.
«J'étaisjusteentraindemettrelemascaraiciet...,commencé-je.
— C'estbon, je m'enoccupe, m'interrompt-elle avec unton qui, dansmon esprit, la fait
passerdelacatégoriePotentiellementdifficileàPétasseofficielle.
—Jevaist'aidersi...,essayé-jeencore.
— Ecoute, le top model, peste-t-elle en me tournant le dos pour ranger à nouveau les
produitsdontjem'étaisdéjàoccupée.Pourquoitun'iraispasvoirailleurss'ilsontbesoinde
toi? Demande aux filles de la mode si elles n'auraient pas des chaussures à ranger ou je ne
saisquoi.Labeauté,c'estàmoi.»
Je fais un geste de frustration dans son dos. C'est quoi son problème, à cette fille ?
Pourtant, s'il m'arrive de me montrer passive-agressive, je ne suis pas trop dans la
confrontation.Jepréfèredoncquitterleplacardsansriendire.
Je trouve le bureau de Chloe parmi le dédale d'espaces de travail, mais elle n'y est pas,
alorsjetraîneàproximité.Jenesaisplustropoùmemettre,maintenantqu'onm'aprivéede
mamission.ToutàcoupjevoisMarilynFlynndanslecouloir,quivientdansmadirection.
Elleestsuiviepardeuxassistantes,bloc-notesàlamain,quiinscriventtoutcequ'elledébite
àviveallure.
«Etjeveuxdespivoines—plusqu'onn'enajamaiseu.Remplissez-moilapièces'illefaut,
maisjeveuxdescentainesdefleurs.Onabesoin...»
J'essayedemecacheràmoitiédansleboxdeChloe.Pasaupointqu'ellemecroieentrain
d'envahirsonespaceprivéensonabsence,maisdefaçonàêtreinvisibledepuislecouloir.Je
ne veux pas que Marilyn Flynn m'aperçoive. Pourtant, lorsque je l'entends s'interrompre au
milieudesaphrase,jesaisquej'aiétérepérée.
«Violette,machère,dit-elleentroquantsonrôledepatronneautoritairepourcelui,plus
chaleureux,detataMarilyn.Commentsepassetapremièrejournée?
—Oh,trèsbien.J'aiparticipéaurangementduplacardbeautéetlà,j'attendsque...
—Leplacardbeauté?demande-t-elle.Quelestl'imbécilequit'aenferméelà-dedans?
—Ehbien,Chloem'aditqueValentinaavaitbesoind'uncoupdemain...
—Tudevraisêtreentraindetravaillersurdesarticles,pasdeclasserlesrougesàlèvres
parordrealphabétique!rugitMarilyn.Chlo-eeee!»Seshurlementsrésonnentàtraverstout
lebureauetj'entendsChloearriverencourantdepuislecouloir,toutessoufflée.
«Oui,Marilyn?demande-t-elle,ens'arrêtantàcôtédesachef.
—InstalleVioletteàunbureau,ordonneMarilyn.Donne-luiunidentifiant,uneadresse
e-mail,etquejen'entendepasdirequ'elles'estretrouvéeàtravaillerdansleplacardbeauté.
—Bien,Marilyn»,répondChloe.
Lorsque le claquement des talons hauts des bottes de Marilyn disparaît, après qu'elle a
regagnésonbureau,Chloesetourneversmoi.
«Apparemment,tueslanouvellechouchoute»,remarque-t-elleensouriant.
Je hausse les épaules innocemment. Pourquoi ai-je l'impression que cela ne va pas me
valoirquedesamis?
Unpeuplustarddanslajournée,monbureauestinstallé(justeàcôtédeceluideChloe),
et je possède ma propre adresse e-mail. Je vois Alexia se pavaner, son carré brille sous les
néons,maisellenemesaluepasaupassage.D'ailleurs,jecroismêmequ'ellepresselepasà
proximitédemonbureau.
Chloe me demande de travailler à un article sur les régimes - je suis censée faire des
recherches sur les sodas et autres boissons sucrées, comme les frappuccinos, pour prouver
qu'ilscontiennentlemêmenombredecaloriesqu'ungrosdessert.Donc,engros,jelance«
calories, cannette de Coca » puis « calories, donuts » sur Google, pour faire des
comparaisons. Ce n'est pas vraiment sorcier, mais c'est plutôt sympa de penser que mes
recherchesserontutiliséesdansunarticledumagazine.
J'essaye de rassembler toutes les données sur un document présentable avant de partir
retrouverDavid,maisilest16heures,etmonespritdivaguedéjà.Chloedoitserendreàun
événementpourlequelellen'aqu'uneinvitationpourunepersonne,alorsDavidm'aproposé
d'alleraucinémaaveclui.Toutelajournée,jemesuisdemandésiChloeestaucourantque
jevaisvoirDavidcesoir.Ellen'enapasparlé.C'estbizarre,siellenelesaitpas,non?Entout
cas,j'aihâtedeleretrouver.
Soudain, pour la première fois, mon téléphone sonne. « Teen Fashionista, dis-je, en
imitantletonqu'emploieChloe.
—VolatileViolette,soufflelavoixomniscienteauboutdufil.
—SalutAngela.»Ilfautcroirequ'éviterlesappelsquasiautomatiquesdemonagentet
nepasrépondreauxmessagesqu'elleaenvoyésviaMySpacen'ontpassuffiàladécourager.
«J'imaginequetuesvraimentunefilledeVassar,maintenant»,ronronne-t-elle.
Ellen'amêmepasl'airencolèrequejenel'aiepascontactéedepuismondépartdeParis
ennovembre.Maisellenes'arrêtepaslà.
«Jesuisunpeufâchéecontretoi,monchou.Pourquoinem'as-tupasditquetutravaillais
à Teen Fashionista ? Pourquoi suis-je forcée de l'apprendre dans la rubrique "Stagiaires en
vue"deWomen'sWearDaily?»
Argh.L'existencemêmedecetterubrique-etlefaitquej'ysoismentionnée-memetmal
àl'aise.Maisavantquej'aieletempsd'exprimermaconsternation,jeremarquequ'Angelan'a
pasterminésonmonologue.
« Ensuite, je suis forcée de te pister en passant par un genre de standard chez Bruton,
comme quelqu'un qui n'a même pas le numéro direct d'une stagiaire. Quelle humiliation.
Biensûr,j'aiditàtousceuxquim'ontposélaquestionquej'étaisàl'originedecestage,donc
tenons-nous-enàcettehistoire,tuveuxbien?
—Heu,d'accord»,dis-je,aveccetonmalassuréquej'aisouventlorsquejem'adresseà
monagent.D'ailleurs,jenesuismêmepassûrequ'ellesoitencoremonagent,puisquejen'ai
paseudecontratdemannequindepuisdesmois.Etquejen'aiaucuneintentiond'enavoirà
nouveau.
« Alors, quand est-ce qu'on peut te remettre au boulot? enchaîne-t-elle. Je pensais à
quelquescastingspourlesdéfilésdecemois-ci,etensuite,onpourraitessayerdedécrocher
une autre campagne d'envergure, aussi fabuleuse que la première. Tu sais, les pubs pour
Mirabellafontpasmaldebruit.Toujoursaucœurdelacontroverse,n'est-cepas,Violette?
—Commentça?demandé-je.
—Ehbien,tonpapierdansleHerald,touslesblogueursquis'interrogentsurlesensdeta
silhouettesvelteaccoléeàunmessagesurlethème"Aimetoncorps"...Jedoisrépondreàun
tas de questions à ta place. Bien entendu, je te protégerai toujours de la vilaine machine
médiatique.»
C'estexactementcequejecraignaisquandj'aiquittélacampagne.Jelesavais.Unepub
de mode qui m'utilise, moi, n'est pas vraiment indiquée pour un message en faveur d'une
imagepositiveducorps.Jevoulaisjustefairequelquechosedebien,maisjecrainsqueçane
sesoitretournécontremoi.J'aivraimentfaituneffortpourvivredéconnectéed'Internetetje
nerépondsplussystématiquementautéléphone,alorsjenesaispastropcequ'onraconteen
dehors de l'enceinte de Vassar. Mais au moment où j'ouvre sur mon écran une nouvelle
fenêtre de mon navigateur et que je lance mon nom sur Google, je me sens mal. J'obtiens
plus de deux cent mille entrées, et, d'après les dix premières, je constate qu'il ne s'agit pas
seulementdefan-clubs.Jerepèreseptfoislemot«hypocrite».
« Merci, dis-je à Angela, à qui je suis reconnaissante de jouer le chien de garde, ce que
j'avaispourtanttoujourstrouvéénervant.
—Pasdeproblème,machérie,roucoule-t-elle.Etsinon,pourcescastings?Tuesprêteà
défiler?
—Hum,onpeutenreparlerlasemaineprochaine?demandé-je,pasencoredécidéeàlui
direnon,maisenfaisantdemonmieuxpournepasm'engager.
— Je te recontacte lundi, Vexante Violette, dit-elle, d'un ton un peu menaçant. Je te
rappellequetuestoujourssouscontratavecTryst.»
Surce,elleraccroche,etjesoupire,latonalitédutéléphonerésonnantàmonoreille.Jene
m'habitueraijamaisàsonmanquedepolitessedèsqu'ils'agitdedireaurevoir.
Jefermelafenêtredunavigateur,nevoulantpaslireplusquelesrésumésd'unedouzaine
demotsdespagescontenantmonnom.Sij'avaisbesoindepreuvesqu'ilétaittempspourmoi
dequitterl'universdesmannequins,jecroisquejeviensdelestrouver.Alorspourquoiai-je
étéincapablededirenonàAngela?Peut-êtreparcequ'ellemefaitpeur,peut-êtreparceque
jenesaispascommentmedépêtrerd'untrucaussiofficielqu'uncontratavecTryst.Oupeutêtreparcequejenesaispasencorevraimentquijesuisoucequejevaisdevenirsijenesuis
paslanouvelleétoilemontantedelamode.Maisj'aimeraisbienlesavoir.
9.
En quittant le bureau de Teen Fashionista ce soir-là, je décide de m'arrêter au placard
beauté pour souhaiter un bon week-end à Alexia. Peut-être que si je fais un effort, elle me
fera moins peur. En approchant de la porte, j'entends une voix étouffée et des bribes de
conversation.Jenesaisispastoutmaiscequejecomprendsmesuffit:«J'arrivepasàcroire
qu'elleadéfilécetautomne...Campagneretouchée...jouesdehamster.»Alexiaestentrain
de dire des tas de saloperies... sur moi. Je reste immobile devant la porte, partagée entre
l'envie de faire une entrée fracassante et celle d'en savoir plus. Il y a un an, je serais partie
sans demander mon reste, c'est certain, mais j'ai réussi à dominer cette partie de moi qui
choisitlafixité.J'ouvrelaportetrèsvite,unsourirehypocriteplaquésurlevisage.
«SalutAlexia!lancé-jegaiement.Jevoulaisjustetesouhaiteruntrèsbonweek-end!»
Ellesetourneversmoi,portableàl'oreille,etmegratified'unsourirebeaucoup,beaucoup
tropgrand.«Merci,Violette.»Puisellemecongédied'unsignedelamainetmeclaquela
porteaunez.
Je traverse le couloir jusqu'aux ascenseurs. Peut-être qu'elle ne parlait pas de moi, après
tout. Peut-être qu'une fille venue pour un shooting beauté avait de grosses joues. Peut-être
qu'elleneparlaitpasdelacampagneMirabella.
Maisàpeinearrivéedanslehall,jesensmesépauless'affaisser.Jemedemandesiunjour,
je parviendrai à trouver ma place quelque part de façon naturelle. Je suis à deux doigts
d'appelerDavidpourannulernotresortieauciné,maisjemerendscomptetoutàcoupqu'il
n'y a rien dont j'ai plus envie qu'être assise à côté de mon meilleur ami dans une salle
obscure.C'estunendroitoùjemesensensécurité.Enplus,j'aitrèsenviedepop-corn.
LorsquejerejoinsDavid,iladéjàprislesbillets.Commeilesttrèstatillonpourlechoix
desplaces,jeluiproposedes'encharger,pendantquejevaisnouscommanderuneformulen
° 3 - grand pop-corn, deux sodas moyens et un paquet de Twizzlers, ces bonbons-tubes que
nous utilisons en guise de paille. Chaque fois que je vais au cinéma, j'éprouve cet étrange
sentimentdesolidaritéaveclesemployés.J'imaginequec'estparcequej'aitravaillédeuxans
auPalaceàChapelHill.Laclienteàcôtédemoiseplaintduprixd'unegrandeboisson-etje
la comprends, c'est carrément trop cher — mais je sais aussi que, lorsqu'on se trouve de
l'autrecôtédelacaisse,engiletetnœudpapillon,onentendcettecomplaintevingtfoispar
jour et que, pourtant, on n'y peut absolument rien. Je souris à la fille derrière le comptoir,
pourluimontrerquejecompatis,quemoiaussij'aidûgérercegenredepersonnes.
Jem'assiedsàcôtédeDavidetlefélicitesurlechoixdesfauteuils,idéal.Ilnousagardé
deux sièges au deuxième rang, derrière l'espace réservé aux fauteuils roulants, ce qui laisse
plein de place pour étendre les jambes, j'apprécie. Je commence par ouvrir le paquet de
Twizzlersetgrignotelesdeuxextrémitésdel'undestubes.
«Lapaillebonbon»,remarqueDavid.C'estluiquim'amontrécetrucenCE2.
«Hmm...»,murmuré-je,enaspirantdéjàmonPepsilight.
Leslumièresbaissentunpeu,etlesbandes-annoncescommencent.Cequej'adore,quand
je vais au cinéma avec David, c'est qu'on n'a même pas besoin de parler. Avec certaines
personnes,ilfautdonnersonavisàchaquenouveaufilmprésenté:«Oh,çaal'airbien»ou
«Jecroisquejevaism'abstenir».Maisquandc'estDavidetmoi,chacunconnaîtl'opinionde
l'autre sur les films à venir, et puis on préfère regarder et se perdre dans l'écran. Nous
partageonsunesorted'harmoniesilencieuse.Maistoutàcoup,illarompt.
«Au fait, chuchote-t-il après la première bande-annonce, merci d'avoir accepté de sortir
avecmoicesoir.
— Quand tu veux », dis-je en lui souriant dans l'obscurité. Puis je m'enfonce dans mon
fauteuil,heureusedenepasavoirannulé.
Après le film, nous allons dans un café juste au coin de la rue. J'ai promis à Kurt que je
repartiraipourlecampuscesoir—ilaunethéorieselonlaquelleplusjepassedetempsen
dehorsdeVassar,plusmaviesocialeétudianteseréduit.Jevoiscequ'ilveutdire,maisj'ai
justeenvied'uneheuresupplémentaireavecDavid.
« Tu m'as l'air un peu déprimée, me dit-il, tandis que nous nous installons près d'une
fenêtre.
—C'estpasfaux.
—C'estdurdebosseraumagazineaveclafacenplusettout?demande-t-il.
—Non,cen'estpasça.»Jecroiselesjambesetregardeparlafenêtre,enmedemandant
quoiraconteràDavid.Jesaisqu'iln'aimepasquejeluiparledemonboulotdemannequin.
J'ail'impressionqu'ilpréféreraitignorercettepartiedemavie.
« Angela m'a appelée aujourd'hui », dis-je, en décidant de me lancer. Quand j'évite de
parler de quelque chose à David, c'est presque comme si cela n'existait pas. « Elle m'a
demandéquandjepouvaismeremettreauboulot.
— Mais je croyais que tu avais tout arrêté. » Je perçois une pointe de critique dans son
ton.
« C'est vrai. Mais je ne peux pas lui balancer ça comme ça. Je suis sous contrat, enfin je
crois.
—Tucrois?s'étonneDavid.Violette,c'estundétailquetudevraisconnaître.
— Je sais, mais ça paraissait tellement compliqué, confié-je en me revoyant signer les
papiers l'été dernier pour prolonger ma collaboration avec Tryst. Ma mère s'est occupée de
tout.
—Ehbienàtaplace,jeluipasseraisuncoupdefilpourconnaîtrelestermesexactsdu
contrat », dit David en secouant la tête comme si cette conversation lui paraissait
hallucinante.
Maisjemerendscomptequecen'estmêmepascedontj'aienviedeparler.Jen'aiaucun
besoinderemâcherlesdétailsdemoncontratavecDavid.Jebaisselesyeuxversmesongles
etcommenceàtriturerlespetitespeauxautourdemonpouce.
«Aujourd'hui,auboulot,j'aientenduquelqu'undirequej'étaisgrosse.
—Quoi?!s'exclameDavidenlevantlesyeuxauciel.Visiblement,c'estuneblague.Tues
toutsaufgrosse.
— Elle ne plaisantait pas. Elle a dit que j'avais des joues de hamster et qu'elle n'arrivait
pasàcroirequej'aiepudéfileràl'automnedernier.
—Sérieusement,onestobligésdegaspillernotresalivepourévoquerlescommentaires
decettefille?demandeDavid.Elleestjalouse,c'esttout.
—Peut-être»,dis-jeenyréfléchissant.MarilynFlynnm'aattribuédestâchesbienplus
intéressantesquecellesd'Alexia.«Maisj'aiprisdupoidscetteannéeet...
— Je suis désolé, m'interrompt David. Je refuse d'écouter un nouveau délire de
mannequincomplexé.Onpeutchangerdesujet?
—Qu'est-cequetuentendsparlà?
—J'enaiassez,Violette.C'estbizarredet'entendreparlerdetonpoidscommeça.Toiqui
estoutemince,teplaindredekilosentrop,c'estcomplètementridicule.
—Tunecomprendspas,dis-jeenmelevant.
—Jenecomprendspasquoi?»réplique-t-il,perplexe.
Letruc,c'estquejenesuisjamaisàmaplacenullepart.Niaulycée,nidanslamode,ni
dans ce nouveau stage. C'est comme si j'étais un aimant à garces et je commence à me
demandersicen'estpasmoileproblème.
Maisjenedisriendetoutça.JefixeDavid,sansunmot.Illèvelesyeuxauciel,setourne
verslafenêtre.
«C'estquoi,leproblème,Violette?demande-t-il,exaspéré.
—Laissetomber»,soupiré-je,enprenantmonsac.Jequittelecaféetparsendirection
dumétro.Jeconnaisaumoinsunendroitoùjecommenceàmesentiràmaplace.Jerentreà
Vassar.
À l'instant où je pose le pied sur le campus, c'est comme si on enlevait un poids de mes
épaules. J'ai pris un taxi depuis la gare jusqu'à ma résidence, où est organisée une
mégasoirée.Jemefraieunpassageàtraversunefouledegensensoutien-gorgeetaucorps
couvertdepaillettes,àlarecherchedeKurt,FanetJess,installésprèsdusaladierdepunch
vertvif.
«Violette!!hurleKurt,dontlecriattirebeaucouptropl'attention.Maisqu'est-cequetuas
surledos?!»Ilmeprendparlebrasetm'entraînedansl'escalier.
«Kurt!protesté-je.
— Mon chou, il faut que tu oublies ces vêtements, c'est bon pour le boulot, dit-il en
secouant la tête. Ce n'est pas une tenue pour un top model dans une soirée étudiante qui
réunittoutlecampus.»
LorsquenousretrouvonsFanetJess,quin'ontpasbougédeleurperchoiràcôtédupunch,
je porte une minirobe cousue de paillettes dorées et argentées que Sam m'a fait acheter à
Parisil y aun an. Elleest sublime, je doisbien le reconnaître,mais j'ai l'impression qu'elle
attiretroplesregards.
« Dites, les filles, ça ne fait pas trop "je suis mannequin et je l'ai achetée à Paris l'année
dernière"?demandé-jeàFanetJess.
—Oh,jet'enprie,Violette!crieKurtpar-dessuslespulsationsdelamusiquehouse.C'est
exactementcequ'ilfautquetucommuniques.Montrecequetuas,MissDiva!»
Je ris et plonge mon gobelet dans le saladier de punch. Je me rends compte que Kurt a
vraimentletrucpourm'aideràassumer.
De retour à l'appartement pour notre after perso, nous nous réunissons autour de
l'ordinateurdeJess,pourregarderunevidéoqueKurtveutnousmontrersurYoutube.Des
typesquichantentleurvénérationpourWillFerrell.Nouslaregardonstroisfoisdesuiteet,
quandjerefermefinalementlenavigateur,Kurtestencoreentraindefredonnerlachanson.
«Oh,Violette,jet'aimisecommeamiesurMySpace,ditFan.
—Cool.»Çafaitunmomentquejen'aipasregardémapage.J'aiunpeupeurd'yallercar
les gens laissent parfois des commentaires insultants ou alors la presse vient y piocher
certainsdemespostspours'enservirdansdesblogsderagots.Maisjedécided'ouvrirquand
mêmemapagepouraccepterl'invitationdeFan.C'estdébiled'êtreeffrayéeparunsiteweb.
Fan,JessetKurtselancentdansunepartiedeQuiperdboitaveclabièrelightquireste
dansnotreminifrigo,maisjen'yparticipepas.Jesuisabsorbéeparlescommentairesetles
messagessurmapageMySpace.Enfait,untasdegensm'envoientdestrucspourm'exprimer
leur soutien. Des filles qui disent qu'elles adorent la pub Mirabella, qu'elles sont contentes
qu'unmessagesuruncorpssainysoitassocié.Biensûr,ilyaaussileshaineux(«N'essaye
pasdenousfairelaleçonsurl'imageducorps,salopesquelettique!»).J'imaginequejene
devraisplusm'enétonner.
Jeremarqueunmessageenparticulier.Ilprovientd'unprofesseurd'éducationàlasanté
deBrooklynquiveutsavoirsijepourraisvenirparlerdesproblèmesducorpsdanssoncours.
Peut-êtreparcequejesuisunpeuéméchée,jeluirépondsimmédiatementquej'accepte.Puis
j'éteinsl'ordinateuretjevaisjoueravecmesamis.JesuistrèsforteauQuiperdboit.
Moncoursdesociologieestdevenubeaucoupplussimpleaprèslaconfrontation.D'abord,
j'ai trouvé le courage d'aller voir le professeur Kirby pour lui parler de ma gêne à entendre
toutlemondedonnersonpointdevuesurmaparticipationàcettecampagnedepub.Ils'est
montrécompréhensifet,aucourssuivant,ilapoursuiviladiscussionàpartird'unepublicité
différente, d'inspiration similaire à la mienne. À part ça, je pense avoir gagné le respect des
autres grâce à l'article que j'ai écrit pour le journal. Les gens sont sympas, maintenant.
SurtoutOliver.
Ilmerattrapeaumomentoùjequittelebâtimentdesociologieetnoustraversonslacour
côteàcôte.
«Ongrignoteuntruc?propose-t-il.
—D'accord.
—IlnemeresteplustropdepointspourleRetreat,dit-il.Alorssiondéjeunelà-bas,c'est
toiquirégales.»
Jesouris.AVassar,leprogrammederestaurationfonctionneavecunsystèmedepoints:
déjeunerauRetreat,quiestunesortedecafé,coûtebeaucoupplusdepointsqueprendreses
repasauréfectoireprincipal,ACDC.
«Situveuxbienpartageruncroque-monsieuretdesfrites,çalefait,dis-je.
—Marchéconclu.»
C'estagréabledepasserunpeudetempsaveclui.Onparledesociologie,delatélévingtquatreheuressurvingt-quatreseptjourssurseptquinousmanque,etdesvillesdontnous
sommes originaires. Il vient du Connecticut, il me raconte que l'automne est la plus belle
saison,àcausedescouleurséclatantesdesfeuilles.Nousn'avonspasbesoindeparlermode,
demannequin,nideriend'autresinoncequinouscaractérise,telsquenoussommes.
Jefinisparluiparlerdemoninterventionprévuelelendemaindanslecoursd'éducationà
lasanté.Jemesenstellementàl'aiseavecOliverquej'aienvied'avoirsonopinion.
« Ça a l'air génial, dit-il, en raclant la dernière trace de fromage fondu au fond de notre
assiettecommune.
—Tucrois?Çaneteparaîtpashypocrite,quemoijefasseça?
— Pourquoi? demande-t-il. Parce que tu es maigre? Est-ce que ça veut dire que tu n'as
jamaiseudecomplexes?
—Pasvraiment.
— Alors vas-y. Les gens t'écouteront parce que tu es glamour, non? Pourquoi ne pas
utilisercepouvoirpourlabonnecause?
—Maisaveccettepub,c'estcequej'aiessayé...,commencé-je.
—Unepub,c'estdifférent.C'estsuperimpersonneletouvertàtouteslesinterprétations.
Pourêtrefranc,moijel'aitrouvéeunpeufallacieuse.
—Oh,dis-jeenbaissantlesyeuxverslatable,unbrincontrariéequ'Oliverutiliseunmot
aussisophistiquépourdiretrompeuseoumensongère.
—Maislorsqu'ontevoitenpersonne,Violette,reprendOliverensoulevantmonmenton,
ilestimpossibledepenserquetun'espassincère.»
J'ai le visage qui picote à l'endroit où Oliver m'a touchée et je sens mes joues rougir. «
Merci»,dis-je.
Toutàcoup,j'entendsKurtdepuislecoindesboîtesauxlettres,àl'autreboutdelasalle.«
Women'sWear!crie-t-ilavantdeseprécipiterdansnotredirection.
—Tuesvraimentabonnéaumagazinedesprofessionnelsdelamode?»m'étonné-je.Les
seules personnes que je connaisse qui reçoivent Women's Wear Daily sont des agents de
mannequinsetdesrédactricesdemode.
« Gregory fait un stage chez dailycandy.com, explique Kurt, qui sort enfin avec ce mec
autourduqueliltournaitdepuissilongtemps.Ilm'aglisséçadanslecourrier.
—C'estunbonpetitami,dis-jeensouriant.
— Nous n'avons pas encore utilisé ce mot! s'écrie Kurt, en me donnant un coup de
magazinesurlebras.Nedispasça,tuvasmeportermalheur!»
IlouvreWomen'sWearsurlapubMirabella—celleavecVeronica.Onpeutlirelemême
messagesurle«corpssain»justeendessousdelaphoto,quilamontreperchéeaubordde
cequisembleêtreuneestradeenPlexiglas.Veronicaacetteposition,genouxsurlapoitrine,
unpeucommesielleétaitaccroupiepourfairepipi,quiestuneposeclassiquedanslamode.
Sesbrassontdroitslelongdesoncorps,lesmainsappuyéessurl'estrade.
«Carrémentpompésurlacouvd'AshleyOlsenpourNylonilyadeuxans,déclareKurt.
—Elleestsublime,remarqué-je.
—Attends,c'estVeronicaTrask,quandmême!»s'emporteKurt.
Oliverprendsonsacetselèvepourpartir.
«Aplus,Violette,dit-il.Ilfautquej'ailleauboulot.
—Oh,tutravaillesoù?
— Au bureau de poste du campus, répond-il en désignant les boîtes aux lettres des
étudiantsavecunsourirepenaud.
— C'est cool », dis-je, et je suis sincère. C'est sympa d'avoir un boulot sur le campus
même.
Je lui fais au revoir de la main et le regarde partir. À ce moment-là, Kurt arrête de
feuilleterWomen'sWearetlèvelatêteversmoi.
«Pourquoitufaiscettemoue?Tapubétaitgénialeaussi!
—Cen'estpasça.
— Eh bien, si c'est à cause du bourrelet qui déborde de ton jean, je te suggère d'y aller
mollo sur les croque-monsieur-frites », réplique Kurt avec un ton perfide qui ne lui
ressembleguère.Dumoinsmeconcernant.
Jedoisavoirl'aircomplètementatterréecariltentedefairemachinearrière.«Oh,jene
voulaispasdirequetuesgrosse.C'estjustedugrasdemaigre...CommeGwynethjusteaprès
sonaccouchement.»
Jemelèveetrepoussemachaise.
«Legenredetrucquiserègleendeuxtemps,troismouvementsàl'aided'haltèresdedeux
kilos ! » me lance-t-il tandis que je quitte le Retreat comme un ouragan. Comme si le fait
qu'ilhurlecettephrasedanstoutelasallepouvaitarrangerleschoses.N'importequoi.
Toutelajournée,jerepenseàcequem'aditKurtsurlebourreletau-dessusdemonjean.
J'enviensmêmeàm'observerdeprofildansmonmiroirenpiedetàpincerlapeausurmes
hanches. J'imagine que j'ai dû reprendre quelques petits kilos, mais maintenant que je ne
suisplussoumiseauregardscrutateurdesbookeursetdemonagent,j'aijusteenviedeme
lâcherunpeu.Quandest-cequejepourraienfinêtrenormale?
10.
Lelendemain,endescendantdumétroàBrooklyn,j'ailecœurquibatàcentàl'heure.J'ai
demandé à Chloe si je pouvais arriver plus tard à Teen Fashionista, et je lui ai expliqué
pourquoi.J'aimêmepenséqueçapouvaitcomptercommeunesorted'investigation,oujene
saisquoi,pourunarticlesurl'imageducorps,alorsellem'aconseillédeprendredesnotes
pendantmoninterventionaulycée.
J'observe le quartier dans lequel je me trouve - il compte trois traiteurs, deux bars, un
restau chinois, un thaï. Je crois que je ne suis pas très loin de chez tante Rita. Ça fait
quelquessemainesquejeneluiaipasparlé,maisjesaisqu'elleseraitfièredecequejefais
aujourd'hui.
Lorsque j'entre dans la classe, je sens les trente paires d'yeux braqués sur moi. Il y a
surtoutdesfilles,quelquesmecs,etilssemblentjeunes-ilsdoiventêtreenseconde.Jeme
rends compte que je n'ai quitté le lycée que l'an dernier officiellement, pourtant je me sens
bienvieille,ainsidevanteux.
«JevousprésenteVioletteGreenfield,ditlaprofesseur,MmeStone.Elleestétudianteà
Vassar,maisaussimannequin.»
Jesouris,supermalàl’aise.«Salut»,dis-je,àpersonneenparticulier.
Immédiatement,unefillelèvelamain.
«Oui?
—Est-cequevousavezrencontrédesgenscélèbres?demande-t-elle.
—Hum,pasvraiment.Enfin,parfois,ilyabiendescélébritésauxdéfilésouauxsoirées,
maisjen'aijamaisdiscutéavecelles.
—Pourquoi?demandeungarçonaufonddelasalle.
—Jesuisplutôttimide,disons.
— J'ai lu votre blog sur MySpace, intervient une fille sur ma gauche. Mon pseudo c'est
xxangelxxetjevouslaissetoujoursdescommentaires.
—Merci.J'adoreavoirdescommentaires.Enfin,quandilssontsympas.»
Laclasseritetjecommenceàmedétendreunpeu.
Mme Stone leur montre un exemplaire de Vogue, celui avec la pub Mirabella. « Violette
participeàunecampagnedepublicitéoùellesuggèrequelesfemmesnedevraientpasavoir
hontedeleurcorps-quelquesoitleurpoids.»Ellemesourit,hochelatête.«Pourquoine
pasnousenparlerunpeu,Violette?
—Ehbien,dis-je,enm'éclaircissantlagorge.ToutacommencéavecleblogMySpace,en
fait, où je n'arrêtais pas d'avoir des commentaires de filles... enfin, de gens... obsédés par la
maigreur.J'avaislesentimentquec'étaitplutôtmalsain.Etj'aiprisconsciencequelemétier
de mannequin avait aussi un côté malsain. Alors j'ai eu envie de dire aux gens, tout
simplement,quec'estbiendes'aimertelqu'onest.
— Maisvous êtes tellementmince, dit une filleau premier rang,cheveux noirs tirés en
arrièreetdiamantdanslenez,c'estfacilededireça.Pourquoidevrait-onvousécouter?»
Je n'étais pas vraiment préparée à cette question. Les étudiants du cours de sociologie
n'arriventmêmepasàlachevilledecesgamins.«Jeneparlepasentantqu'autorité,dis-je.
Maisjeveuxjustefairecomprendrequemoiaussij'aidestasdecomplexes,commetoutle
monde.
—Vousêtesmannequin,intervientunefilleprèsdelafenêtre,avecdelonguestresses.
C'estdifférent,pourvous.»
Je jette un coup d'œil à la pendule, qui m'indique que j'ai encore vingt-sept minutes à
passerdanscetteclasse.
«OK,vosquestionssontjustifiées,maislaissez-moivousracontermavieaulycée...»
L'après-midi, j'arrive à Teen Fashionista complètement surexcitée. J'ai des pages et des
pagesdenotessurcequem'ontditlesélèves,lesquestionsqu'ilsontposées,lesproblèmes
qu'ilsontsoulevés.
« Comment ça s'est passé ? demande Chloe en s'arrêtant devant mon bureau et en
s'adossantàlacloison.
—C'étaitgénial!»Jamaisjen'aiparuaussigaieavecelle,maisaujourd'hui,jeluienveux
moins d'être l'obstacle qui me sépare de David. « Au début, tout le monde était sceptique,
mais ensuite on est vraiment rentrés dans le vif du sujet : ce qu'ils pensaient de la pub
Mirabellaetdemonimplication.»
Chloehochelatête,elleparaîtintéressée,alorsjepoursuis.
« Ils m'ont interpellée sur le fait que moi, qui suis mince, suis la plus mal placée pour
inciterlesgensàsedébarrasserdeleurscomplexes,dis-je.Maisensuite,j'aipuleurparlerde
monmanqued'assurancejusqu'àl'andernieraulycée,demonsurnomde"GéantVert"qui
remontait à la sixième et de la fois où Kevin Murtaugh avait été forcé de monter sur une
estradepourdanserunslowavecmoilorsd'uneboumorganiséeparlecollège.
—Non!faitChloe,enéclatantderire,lamainsurlabouche.
—Si!hurlé-je,enriantavecelle.Lahonte.
—Violette,tusaiscequiferaitunsuperarticle?
—Quoi?
—Toi!lance-t-elleenmemontrantdudoigt.
—Moi?Maistul'asdéjàfait!»D'ailleurs,c'estcommeçaquetuasfaitlaconnaissance
de mon meilleur ami et que tu me l’as volé, pensé-je, en revoyant Chloe débarquer en
CarolineduNordpourm'interviewer.
«Non,non,répond-elleenécartantd'ungestemaréponse.Ça,c'étaitleportraitd'unestar
montantedelamode.Onenfaittouslesmois.Jeparledetoi,tellequetues.Cellequeces
collégiennesontvueaujourd'hui.
—Jenecomprendspas.
—Cesdétailsquetuviensdemeracontersontvraimenttrèsdrôles!expliqueChloe.En
lisantça,touteslesfillesquit'admirentserendraientcomptedetasincérité.»
JedétestequandChloemeditdestrucsgentils.Après,j'aiplusdemalàlamépriser.
«Laisse-moiendiscuteravecMarilyn,poursuit-elle.Situesd'accord,biensûr.
—Pasdeproblème,jen'airienàcacher.»
Et,plusj'ypense,plusjemedisquecetteidéepourraitbienêtregéniale.
Lorsque je quitte le bureau à 18 heures pour attraper le train de 18 h 15 en direction de
Poughkeepsie,jemesensunpeutriste.Jen'aipasparléàDaviddepuislasemainedernière,
saufparMSN,pourluisignalerlarediffprochainedel'undenosnavetspréférés,LaMomie.
Je ne sais pas trop s'il est en colère, ou s'il est trop occupé de son côté pour avoir envie de
passerdutempsavecmoi.
Etjenesaispastropquelestlepirescénariodesdeux.
Al'instantoùjefranchislesportesvitréesdeBruton,unevoixfamilièrem'interpelle.
«VilaineViolette.»Monagentestadosséeàunecolonnedubâtiment,entraindefumer
unecigarette.
«Angela?»Jesuissurprisedelavoir.«Qu'est-cequetufaislà?
—Jerendsvisiteàuneautrecliente»,dit-elleenexhibantsesdentsblanches,quibrillent
malgré son paquet de cigarettes quotidien. Ses factures de dentiste doivent être
astronomiques.
«Ahbon.»J'avaisl'intentiondelarappeleraprèssesdouzecoupsdetéléphone,pourlui
annoncerquejeneveuxplustravailler.Dumoins,pasdefaçonrégulière,etpaspendantque
jesuisàlafac.Maisjemesuisdégonflée.
« Il faut qu'on parle, lance-t-elle avec sa franchise habituelle. Je suis bien contente de
t'avoircroisée.Quoiquej'auraisvraimenteudumalàterater,cesjours-ci.»Ellemedétaille
delatêteauxpieds.
«Qu'est-cequetuentendsparlà?demandé-jeencroisantlesbrassurmapoitrine,surla
défensive.
—Rien,machérie,dit-elleenôtantuncheveusurl'épauledemonmanteau.Simplement
quetuasl'airunpeuplusenrobée.Maisnet'enfaispas-nousavonsunesemaineavantles
défilésalorstuasletemps...d'ajusterleschoses.
—Jesuisenbonnesanté,Angela.Jen'aipasdepoidsàperdre.
—C'estvrai,situesprêteàbosserpourdescataloguesdegrandsmagasinsdetroisième
zone, me répond-elle, sans se départir de son sourire. Mais jamais tu ne défileras sur un
podiumdelaFashionWeekavecdescuissespareilles.»
Ce qui m'agace, c'est qu'elle ne peut même pas voir mes cuisses sous mon manteau, qui
m'arriveaugenou,etqu'ellesepermetquandmêmedelesinsulter.
«Jedoisyaller,Angela.
— Très bien, chérie. Je voulais juste te dire bonjour et t'informer que les gens se
demandentcequetufaispourlaFashionWeek.Biensûr,onracontequetun'esplusaussi
jeune,maintenant,quetun'espeut-êtrepluslevisageleplusfraiscettesaison,etpuisilya
toncôtérebelle...»
Jegardelesilence.Jenemordraipasàl'hameçonpourensuitemefaireinsulter.
«Tout de même, certains te réclament pour des castings, poursuit-elle. Tu réussis à faire
parler de toi en permanence, que ce soit avec ton blog, tes soirées en boîte ou tes
interventionsdansleslycéesducoin...
— Quoi ? m'exclamé-je, m'étranglant à moitié en inspirant l'air glacé de l'extérieur.
Commentl'as-tuappris?
— J'aurais cru qu'une fille jeune comme toi serait plus connectée sur la blogosphère »,
remarque-t-elle.
Jehausseunsourcil.«Gawker.com?demandé-je.
—Bingo.Aprèstout,turestesunmannequin,etl'égéried'unegrandecampagnequivient
de sortir, Vénérée Violette. Ne te crois pas soudain anonyme juste parce que tu es bien
planquéedanstonpetitcampusderêvedunorddel'État.
—Montrainpartbientôt,dis-jeenoscillantd'unpiedsurl'autre.
— Tu repars pour Vassar, chérie? ronronne-t-elle. Amuse-toi bien, mais suis donc mon
petit conseil : une cannette de bière contient cent cinquante calories, une bouffée de
marijuana,zéro.»
Je m'éloigne d'elle en lui tournant le dos, en direction de Grand Central. Et maintenant,
Angela me pousse à consommer de la drogue? J'ai l'impression qu'elle ne venait voir
personneàBruton,c'étaitmoiqu'elleguettait.
Dansletrainquimeramèneàlamaison,j'appelleJulieàBrown.J'aiessayédelajoindre
plusieursfoiscettesemaine,maisjesuistoujourstombéesursonrépondeur.
Jeneluienveuxpas-jesaisqu'elleestoccupée,etjen'aipaslaissédemessages-mais
toutdemême,elleneserendpascomptequecinqappelsmanquésdemapartsignifientque
j'aiunpeudemalencemoment?
«V!s'écrie-t-elledansletéléphone,l'airessoufflée.
—Julie?C'estbientoi?
—Oui!Jesuisenretardpouruneréuniondelarédactiondujournal,alorsjecours!Mais
ilfallaitabsolumentquejeréponde.»Ellemarqueuntempsd'arrêtetdit:«Pardond'avoir
étéinjoignable.
— Ne t'en fais pas. » Je ne suis jamais dans la confrontation, même avec Julie. «
Commentsefait-ilquevousayezuneréunionlevendredisoir?
—Oh,c'estjusteparcequenotrerédacteurenchefestultramotivéetveutnousdonner
destrucsàfairepourleweek-end.Bref,peuimporte!Ettoi,commenttuvas?C'estcomment
Vassar? » demande-t-elle, l'air super enthousiaste, l'air d'adorer la fac et son programme
surchargéaujournal.Commentpourrais-jeluidirequejemesensunpeudéprimée?
« Je vais bien ! dis-je en me forçant à sourire pour sembler gaie au téléphone. Tout va
superbien!
—Ouhlà,faitJulie,dontlarespirationparaîtsecalmer.Qu'est-cequicloche?
— Oh, rien, assuré-je en me rendant compte qu'il est idiot que je fasse semblant avec
quelqu'unquimeconnaîtdepuisquej'aicinqans.Onpeutenreparlerplustard.
—J'aimeraisbienavoirletempsd'endiscutermaintenant,dit-elle.Maisc'estimpossible,
V.Jesuisobligéed'assisteràcetteréunion.
—Pasdeproblème,dis-je.
— Tu m'appelles demain, d'accord?» insiste Julie. Je la sens sur le point de raccrocher.
«J'ai l'après-midi complètement libre, je suis censée réviser, et pour mieux repousser ce
moment,jeveuxbienpapoteravecmameilleureamie.
—OK»,dis-jeenessayantdeprendreuntonjoyeux.
Nousraccrochonsetjejettemonportabledansmonsac.Puisquec'estainsi,jevaisavancer
unpeudansmeslectures.
Quandj'arrivedansmachambre,jetrouveKurtallongéentraversdemonlit.«Tuessur
gawker.com!braille-t-il.
— Je sais, soupiré-je en posant bruyamment mon sac. J'ai un de ces mal de crâne, ne
l'aggravepas,s'ilteplaît.
—Beurk,dit-ilenplissantlenez.Lapressetestresse.
—Est-cequ'ilsm'onttraitéedegrosse?demandé-je.
—Hein?
—SurGawker,ilsontécritquej'étaisgrosse?!répété-je.
—Quoi?Maisnon!ditKurt.Biensûrquenon.Est-cequetumedemandesçaparcequeje
t'aicomparéeàGwyneth?Sic'estça,jeleretire.
—Cen'estpasça,soufflé-je,enmelaissanttomberàcôtédeluisurlelit.
—Raconteàpapacequinevapas,ditKurtenmecaressantlescheveux.
—C'estjustequejemesensdépassée.»Commentexpliqueràquelqu'unquejeconnais
depuisquelquessemainesàpeinequejetraverseunegrossecrised'identité?
«Jesaiscedonttuasbesoin,annonceKurt.
—Quoi?demandé-jeavecunemouedubitative.
—Departirenweek-end!s'écrie-t-ilenselevantd'unbondetenagitantdesclés.J'aila
Saab!
—C'est-à-dire?
— Ma sœur aînée, qui est à Middlebury, a toujours la voiture, mais elle est venue me
l'apporterhierparcequ'elleenamarred'êtreobligéedeladéneiger!expliqueKurt.Lavoiture
estgaréesurleparkingsud,ellenousattendpourprendrelaroute.
—Quelqu'unaparlédeprendrelaroute?»Fanpasselatêtedansmachambre,avecun
sourire.QuandKurtestàpleinvolume,ilestimpossibledecacherquoiquecesoit.
«Effectivement,confirmé-je,unpeurassérénée.Etjecroisquejesaisoùnouspourrions
aller.
—Oùça?demandentenchœurJessetKurt.
—ABrown.»
11.
Ilrègneunebonneambiance,danslavoiturequinousemmèneàProvidence.FanetJess
sontàl'arrière,jesuisàl'avant.
«C'estbizarre,non,departirenweek-endsansavoirbesoindeprévenirnosparents?»fait
remarquerJess.
Fansemoque.«Onn'aplusdouzeans!
— Je vois ce que tu veux dire », dis-je en me tournant vers Jess. Fan peut être un peu
cassante,parfois.
« Ben voyons, Miss Globe-Trotter, dit Kurt. Je suis sûr que tu t'es déjà envolée pour
d'autrespayssansdemanderl'autorisationdetesparents.
— N'importe quoi ! » m'exclamé-je. Mais il a raison - je l'ai bel et bien fait l'an dernier,
lorsque Angela m'a demandé de foncer à Paris pour le défilé Mirabella. Mes parents sont
occupés par leur travail, le basket de Jake, leur vie, quoi - on n'est pas trop sur la même
longueurd'onde,encemoment.Ilssonttoujourslàpourmoietilsm'aiment,biensûr,mais
j'ail'impressiond'évoluerdansununiversoùmesamissontmavéritablefamille.C'estcool.
Nousbranchonsl'iPoddeKurtetécoutonsunmixdevieuxtubesdeMadonnaetdeKylie
Minogue.
« J'écoute beaucoup de pop anglaise, m'informe Kurt quand il me voit jeter un œil à sa
playlist.
—Madonnaestaméricaine,remarqué-je.EtKylien'estpasaustralienne?
—D'abord,onnepeutplusvraimentdirequeMadonnaestaméricaine,répliqueKurt,l'air
d'ensavoirlongsurlesujet.Etensuite,l'Australie,c'estjustel'Angleterredesgensquifontla
fête - c'est pour cette raison que je compte aller passer une année là-bas en échange
universitaire!»
Nousrions,chantonsetgrignotonsdescochonneriesdestation-servicejusqu'auportailde
Brown.
FanetJessontprévuderetrouveruneamiedelycéedeFanquiestici—elleadéjàaccepté
deleslaisserdormirparterredanssachambre.Nousnouspromettonsdenousretrouverce
soir,puisellesprennentleurduvet,leuroreillerets'envontsurlecampus.
Ensuite,j'appelleJulie.Ellehurledejoie,etnousindiquecommentrejoindresachambre.
Àlasecondeoùelleouvresaporte,jesaisquenousallonspasserunweek-endgénial.Kurt
laserretrèsfortdanssesbras,commes'illaconnaissaitdepuisdesaiméesetellelâcheun
couinementravi.LacolocatairedeJulieestpartiepourleweek-end,leproblèmedeslitsest
doncréglé.
«Tudorsavecmoi,jolieV?demandeKurtensautantsurlacouetteencrépondecoton
rosedelacolocataire.
—Danstesrêves.Julieetmoi,onesthabituéesàpartagerunlituneplace-onl'afaiten
camp,unété,parcequej'avaispeurdedormirprèsdesmouchesmortesprisesaupiègedans
mamoustiquaire!Tuterappelles?
— Ben ça, évidemment! dit Julie. Et heureusement, tu es restée aussi maigre qu'à
l'époquedetesneufans.»
Nouspassonsl'après-midiàévoquerdessouvenirsdecegenre-comment,enCP,chaque
fois que j'allais aux toilettes, je mettais la petite pancarte sur « Occupé » pour signaler que
j'étaisàl'intérieur,Davidvenaitlaremettresur«Libre»;lespointesdevitessequeJulieet
moifaisionssurnosvélosrosesàfleurspourperdremonpetitfrère,Jake,quinoussuivait
toujourspartout(«Etdirequ'aprèstuessortieavec!»m'écrié-jeensouriant);la«saison
sèche»décrétéeparDavidunété,durantlequelils'étaitjurédenejamaissemouiller.(Julie
etmoiavionsconspirépourlepousserdanslapiscinejusteavantlafindumoisd'août.)
« Il était furax! se rappelle Julie, pliée en deux sur sa chaise, pleurant de rire en y
repensant. Tu te souviens de la tête qu'il a faite quand il a vu ses précieuses lunettes
trempées?!»
Jen'arriveplusàparler,j'ensuispresqueàgrognercommeuncochonàforced'essayerde
contrôlermeséclatsderire.
Kurtpartageluiaussinotrehilarité.
« Vous au moins vous avez eu une enfance normale! se lamente-t-il en riant. Moi,
j'essayaisdésespérémentdecomprendrepourquoimamèreapiquéunecriselejourdema
rentrée en CE1 quand elle m'a vu prendre sa pochette dorée parce qu'elle était assortie aux
basketsmétalliquesquej'avaischoisies.Jen'aijamaiseudroitauxgrandesscènesclassiques
delaviedefamilleàl'américainequel'onvoitsurlesillustrationsdeNormanRockwell!
—PauvreKurt!»nousexclamons-nous,Julieetmoi,àl'unisson.
Plustard,Julienousemmènefaireletourducampusàpiedetnouspassonsunmoment
au Blue Room, un café situé dans l'enceinte, où elle nous paye un snack avec sa carte de
restauration.Ellenousracontelejournaletlesrelationsincestueusesquis'ynouent,toutle
mondesortantavectoutlemonde.Julieestamoureused'undeuxièmeannée-sonrédacteur
enchef.
«Tupréfèreslesvieux,maintenant?demandé-je.
—Jecroisqueoui,répond-elle,lesyeuxbrillants.Ilfautbienfairedesexpériences,non?
—Ouais.»Jesuisplutôtsoulagéequecesoitfinientremonfrèreetelle.Cen'estpasque
jedétestaisqu'ilssortentensemblel'andernier,maisçarendaitlasituationunpeudélicate,
parfois.
« Les vieux, pourquoi pas, mais ton patron, en plus ! remarque Kurt. En fait, c'est le
pouvoirquit'excite!
—Clair,dit-elleavecunhochementdetêteensirotantsonCocalight.Carrément!»
Jesouris.Jesuissupercontentequ'ilss'entendentbien.
Ce soir-là, nous retrouvons Fan et Jess - plus la copine de Fan, Ruth, et sa coloc - pour
nous rendre à une soirée dans une résidence appelée Perkins. Je me fraye un chemin à
travers la foule en direction du tonneau de bière, Kurt dans mon dos. Il est accroché à la
boucledemaceinturedejeanpournepasmeperdredanslamassedegens,etilhurle:«Top
modelàl'approche!Place,place!»
J'en serais gênée, mais personne ne l'écoute - la musique est forte et j'ai l'impression de
passerplutôtincognitoici.Personnenem'aparlédemonboulotdemannequin.C'estassez
agréable.
Nous parvenons enfin à remplir nos gobelets et nous nous dirigeons vers l'endroit où se
trouveJulie,entraindediscuteravecquelquesamisdujournal,lorsquejemefigesoudain.
Kurtmerentrededans,renversantlamoitiédesabièretoutefraîche,sichèrementacquise,
surmondébardeurensoieblanche.
«T'escon!Qu'ya-t-il?ajoute-t-ilensuivantmonregard.
—C'estOliver,murmuré-je,àmoitiépourmoi-même,commepourm'enconvaincre.
—Maisqu'est-cequ'ilfaitici,celui-là?s'étonneKurt.Bref,peuimporte.Çaveutjustedire
qu'onconnaîtplusdegensqu'onnelecroyaitàBrown.Onesttropdesstars!»
Ilm'attrapeparlamainetm'attireverslegroupedeJulie,oùjustementquelqu'unesten
traindeprésenterOliver.
Juliesetourneversnous.«Ah,etvoicimesamisdeVassar-VioletteetKurt,dit-elle.
—Salut,lanceOliverenmesouriant.
—Oooh,faitJulieenexagérantsaréactioncommefontlesenfantsduprimairelorsque
quelqu'unadesennuis.Donc,vousvousconnaissezdéjà!»
Commenta-t-elledeviné?
« Effectivement, répond Oliver. Je travaille pour le journal de Vassar et Violette nous a
écritunsuperarticle.
— Et puis nous sommes dans le même cours d'introduction à la socio, ajouté-je en
rougissant.
—Sanscompterqu'Oliveretmoi,onacouchéensemblejusqu'àcequejelelarguepour
unplay-boydedeuxièmeannée!»lanceKurtenlevantsonverre.
Toutlemondesetourneverslui,lesyeuxécarquillés,moiycompris.
« Je déconne ! crie-t-il, ce qui nous fait tous sourire. Ce que vous pouvez être coincés, à
Brown!»
C'estfou,maisaussiexcitant,qu'Oliversoitlà.Jesuiscontentedepouvoirpasserdutemps
avec lui dans ce contexte. Nous discutons jusqu'à 4 heures du matin, alors que la soirée
toucheàsafinetqueJuliedort,latêtesurmesgenoux.
«Onferaitbiend'yaller,dis-je.Jecroisquetescopainssontpartisilyauneheure.
— Oui. Et je crois que cette fille voudrait bien récupérer son lit. » Je me tourne et
découvrel'organisatricedelafêteendormie,assisesursachaisedebureau.
«Oups!»chuchoté-jeenriant.JeréveilledoucementJulieetnousquittonslapiècesurla
pointedespieds.Danslecouloir,Oliverpartsurladroite,etnoussurlagauche.Julieprend
unpeud'avance.
« Bonne nuit, Violette, murmure Oliver en pressant ma main contre ses lèvres. Fais de
beauxrêves.
—Bonnenuit»,dis-jeenriantetenmedemandants'ildonnedanslesentimentalisme
parcequ'ilestsaoul.Jelèvelesyeuxverslui.C'estagréabledeleverlatêteversquelqu'un-il
doit mesurer un mètre quatre-vingt quinze. Sa main s'attarde quelques instants sur la
mienne,puisillalâcheets'enva.JemeretournepourrattraperJulieaupetittrot.
«Ilcraquepourtoi!!!glousse-t-elled'unevoixavinée.
— Chut ! Il va t'entendre ! » Mais je souris en glissant mon bras sous le sien. Elle n'a
sûrementpastort.
Après ce week-end à Brown, puis une semaine à Vassar, je redoute mon vendredi à New
YorkchezTeenFashionista.Jecommenceàpeineàmesentirnormale,commesijen'avais
rien de mieux à faire qu'être une étudiante de première année ordinaire, et tout à coup, je
franchis les portes de Bruton, et je sens tous les regards braqués sur moi. Le pire, c'est
l'ascenseur - les autres filles m'examinent de la tête aux pieds et jugent mes chaussures.
Angelam'alaissétroismessagescettesemaine,tousurgents.Elleveutquejefasseuncasting
pourlaFashionWeek,quicommence,genre,maintenant.
«Tun'espastrèsdemandéedepuisquelaphotodetoninterventionaulycéeestsortiesur
Internet»,remarque-t-elle.Jel'appelledepuismonbureaudeTeenFashionista.
«Tuasreçuunseulappel,enfait.
—Vraiment?dis-je,enmedemandantsiellevaexigerquejemerendeàplusdesoirées
ouquejememontreenvillecommeVeronicacemois-ci-jenepeuxplusouvrirlePostsans
lavoirmentionnéedanslafameuserubriquepeople,PageSix.
— Le poids des photos, Volumineuse Violette, résume-t-elle avec brutalité. La Fashion
Weeknew-yorkaisen'estpastendreaveclesgrosses.»
Jesensleslarmesmemonterauxyeux,maisjeclignedespaupièresàtoutevitessepour
m'en débarrasser. C'est de la colère, que je devrais ressentir, pas de la tristesse - je rappelle
toutdemêmequemonpoidsestsainetquejeresteminceparrapportàlanorme-,maisson
commentairefaitmal.«Ehbien,pasdeFashionWeekpourmoicetteannée,alors,dis-jeen
espérantqueçasignifiequejepeuxéchapperauxcastings,doncéviterl'humiliation.
—Nousverronsça,répondAngela.J'aiétéfranchesurtesmensurationspeuadaptéesaux
défilés, mais il y a tout de même quelqu'un qui veut te voir. Tu passeras par Tracetown ce
soir,avantderepartirpourlecampus.MickeyetMattt'attendentà19heures.»
J'hésitaisàzapperlerendez-vous,maisfinalementjesuiscontented'êtrevenue,caràmon
arrivée dans les bureaux de Tracetown à Soho, Mickey se précipite pour me serrer dans ses
bras. C'est pour eux que j'ai fait mon tout premier défilé, et Mickey se montre toujours
excessivementélogieuxàmonsujet.Mattsemblesignifierqu'ilm'apprécie,luiaussi,même
s'iln'estpastrèsbavard.
«Mabeauté!»lanceMickeyenouvrantgrandlesbras,puisens'éloignantpourmieuxme
regarder.Heureusementquejeportemongrosmanteaud'hiver,carsesyeuxm'examinentde
latêteauxpieds.C'estunregarddecouturiersurmannequinaveclequeljenesuispastrèsà
l'aiseencemoment.
«J'aiprisunpeudepoids,jelesais»,dis-jecalmement.
Matt s'esclaffe dans son coin, Mickey lui jette un regard noir. Mais lorsqu'il se retourne
versmoi,sesyeuxsontdoux.
« Ne t'inquiète pas, Violette. Nous avons pensé à quelque chose de spécial pour toi. » Il
sortunedivinerobelongueensatincouleurrubis.
« Elle est magnifique », dis-je. Et c'est vrai. Elle est digne du gala annuel du Costume
InstituteauMetropolitanMuseum-plushautecouturequelestrucsdeprêt-à-porterquefait
généralementTracetown.
« On se fiche que tu ne rentres pas dans une taille 34 en ce moment, dit Mickey en
reposantdélicatementlarobesursonportantàcôtédelabaievitréedeleurloft.Lapremière
fois que tu as défilé, c'était pour nous, et nous voulons que tu défiles à nouveau pour
Tracetown-tufermerasleshowaveccetterobe.
—J'adorerais.»Jesuissincère.
«Je voudrais aussi te présenter à Basil Malicsi, notre nouvel apprenti, dit Mickey en
désignantleportant.C'estundetesplusgrandsfans.»
Jeplisselesyeuxpourvoiràtraverslabrumedelacentralevapeuretaperçoisunsuper
beau gosse aux cheveux noirs qui semble avoir à peu près mon âge. Il défroisse les robes,
mais s'arrête de travailler pour me sourire lorsque je le salue. Sa frange au décoiffe
sophistiqué tombe sur ses grands yeux marron, et il porte un super beau collier en perles
fantaisiesursoncolroulénoir.
«BasilagrandiauxPhilippines,ditMattenbrisantsoncodedusilencehabituel.C'estun
jeunetalentprometteur.»
Basil doit être un sacré bon couturier, pensé-je. Tout à coup, ça me fait penser : Fan! Je
saisqu'elleadoreraitquejeparledelacampagneenfaveurdesproduitsdebeautébio.
«Macolocataireestphilippine,elleaussi.D'ailleurs,elleesttrèsbranchéeécologie...»
Mattlèvelesyeuxauciel,maisMickeym'écoute.Jeluiparledecemouvementquiprend
del'ampleurettendàéradiquerlesproduitschimiquesdescosmétiques.
«J'adore,déclare-t-illorsquej'aiterminé.L'écologie,c'esttrèschic.»
Je souris. Fan se serait lancée dans un grand discours comme quoi ce n'est pas « chic »,
que c'est un engagement à long terme, très sérieux, mais je suis simplement contente que
Mickeynem'aitpasenvoyéebalader.
« Tu sais quoi, Violette? Je vais contacter quelques sociétés bio, et leur proposer de se
chargerdumaquillagepourledéfilé.
—Merci,Mickey»,dis-je,contented'enavoirparlé.
QuandjequittelesbureauxdeTracetownpourretrouverlesruesfroidesdeSoho,jesuis
littéralement euphorique. J'ai envie d'appeler Angela pour lui dire que des gens m'engagent
mêmelorsquejepèselepoidsd'unefillenormale.Ilsm'engagentparcequejesuismoi.
Montéléphonesonne,unnuméroquejeneconnaispas.
«Allô?dis-jeavechésitation.
—Violette?demandeunevoixdemec.
—Oui.
—C'estOliver.
—Oh,salut,dis-jeavecunsourire.
—Jevoulaissavoirsitesamisettoiauriezenviedeveniràunesoiréeorganiséeparmon
étage,àlarésidenceRaymond,cesoir.Onaachetédelabière,çadevraitêtreunegrossefête.
—Çaal'airsympa.JesuisàNewYork,maisjevaisbientôtprendremontrain.Jedevrais
arriverd'icideuxheures.
—Super,répondOliver.Onvasûrementcommencervers23heures.
—D'accord.Atoutàl'heure.
—Aplus.»
Enraccrochant,jedécidedeprendreuntaxijusqu'àlagaredeGrandCentral,pourpouvoir
attraperletrainde20h29etarrivertôtàVassar.Ilvafalloirquejemepréparepourcette
fête.
Al'instantoùjefermelaportièredutaxietindiqueauchauffeurl'angledela42eRueetde
Lexington,montéléphonesonneànouveau.
«IfIcoulddoitallagain...I'dgobackandchangeeverything*»,brailleleportable.
*Sijepouvaisrecommenceràzéro...Jereviendraisetjechangeraistout
«SalutDavid.
—Tuesoù?demande-t-il.
—Downtown.JevaisàGrandCentralprendreuntrainpourPoughkeepsie.
—Etsijeteproposedevenirmeretrouver,àlaplace?»
J'hésitejusteunesecondeavantdedemanderauchauffeurdefairedemi-tour.
«Jesuislàdanscinqminutes.»
12.
EnarrivantàlarésidencedeDavid,jeletrouveentraindefairelescentpasdanslehall,
enbas.
« Qu'est-ce qui ne va pas? dis-je tout de suite, en ôtant mon bonnet et en secouant mes
bottescouvertesdeneige.
—Jestresse.J'aiunexamd'histoiredel'artlundietjenesaispaspourquoijen'arrivepas
àmémoriserlestableaux.J'aivraimentbesoindetonaide.
—Ceneseraitpasmieuxqueturévisesavecquelqu'undetaclasse?»demandé-je,agacée
qu'ilm'aitfaitvenirjusque-làpourtravailler.Jenesaispastroppourquoi,maisjecroyais—
j'espérais,même,peut-être-qu'ilallaitm'annoncerqueChloeetluiavaientrompu.C'estmal,
non?
«Jesaisquetupeuxm'aider,V.Tutesouviens,enpremière,quandj'avaisvachementde
mal avec mon vocabulaire de latin? Toi, tu n'avais même pas cette option, mais tu avais
trouvélemoyendemefaireretenirjusqu'auderniermot.J'aiassurégraveàcetteinterro!»
Jesourisenyrepensant.J'avaisinventédesrimes,desindicesvisuels,mêmedeschansons
pouraiderDavidàserappelertouslesmots.Jeleregardeenhaussantlessourcils.
« S'il te plaît? dit-il en s'agenouillant devant moi et en prenant ma main encore gantée.
ReparsàVassarseulementdemain,j'aivraimentbesoindetonaidecesoir.»
Etcommentpourrais-jedirenon?
«D'accord.»
Daviddéposeunbaisersurmamain,selèveetappuiesurleboutondel'ascenseur.
«Moncolocn'estpaslà.Tupeuxsquattersonlit.»
JeculpabiliseunpetitpeudeposerunlapinàOliveretàmesamis,maisj'écartecetteidée
demespensées.Ilfautdirequej'aiunpeud'aide:àl'étage,Davidm'offreunassortimentde
mes gourmandises préférées - biscuits apéro, mini Peppermint Patties, ces friandises au
chocolatfourréesàlamenthequej'adore,etunpackdesixcannettesdeCoca.
« Du Coca! » m'écrié-je. Depuis que je suis mannequin, je suis forcée d'éviter les sodas
non-light,maisdèsquejemelâcheunpeu,jetrouveçahyperbon.
«PasseulementduCoca,ditDavidensortantunecannettedesonminifrigo.DuCocaqui
transpire!»
Il sait que j'adore quand la condensation dégouline le long de la cannette. Julie prétend
toujoursquec'estpurementesthétique,maisDavidetmoisommesd'accordpourdirequele
Cocaquitranspireameilleurgoût.
«Ouvres-enunemaintenant.
—J'enouvredeux.Allez,prendsmesfichesetlancelequiz.»
NouspassonsenvironsixheuresàrevoirsesfichesouàregarderdesœuvressurInternetetjetrouvedesmoyensmnémotechniquespourqueDavidretiennesescours.Parexemple,
l'artbyzantinestabstraitetsymbolique,alorsjeluiaiditdeserappelerque«LesByzantins
sont bizarres, ils ne veulent pas être réalistes dans leur art. » Vers 2 heures du mat, nous
faisonsunepause,chacunallongésursonlit.
«Jenesuismêmepassûrqueceslitssoientd'unetaillenormale,ditDavidquiréfléchità
laminceurdesonmatelas,tandisquejebloqueuntroisièmeappeldeKurtsurmonportable.
— À mon avis, il existe un standard pour les chambres de cité universitaire, très étroit,
maispluslong,cequej'apprécie.
— Parfait pour toi, Miss Défilé, dit David en s'appuyant sur un coude et en se tournant
versmoi.Tantquetuydorsseule.»
Je fixe les yeux au plafond et me force à ne pas le regarder. Est-ce que ça l’intéresse de
savoirsij'ydorsseule?Jenesaispastropsij'aienviedeluisignalerquejesuiscélibataire
encemoment.
«Ouais»,dis-jedoucement.Nousrestonssilencieuxquelquessecondes.
ToutàcoupDavidmedemande:«TuterappellesnoslitsàBarcelone?
—Carrément,crié-jeenmeretournantpourluifaireface.
—Cettechambreétaitridicule!»
L'an dernier, quand David est venu me rejoindre en Espagne, nous avons séjourné dans
uneaubergeoùleslitsétaientsirapprochésqu'ilsformaientpresqueunlitdouble.Etjeme
souviensaussiquenousavionspassélanuitledostourné,aprèscettesoiréetroparroséede
sangriaoùilm'avaitembrasséepourlapremière-etseule-fois.
Jemesensunpeugênée,enrepensantàcettenuit,alorsjem'allongeànouveausurledos
et fixe mon regard sur une fissure au plafond. David soupire, je l'entends se coucher à son
tour.Était-ceunsoupirdenostalgie?Peut-êtrequ'ilrepenseàcebaiserparfois,luiaussi?Je
décidedetenterlecoup.
«Est-cequ'ilt'arrivederepenseràcesoir-là?demandé-jedoucement.
—Hein?Qu'est-cequetuasdit?
—Hum,est-cequ'ilt'arrivederepenserànotresoiréeàBarcelone?répété-je.
—Oui,parfois»,répond-il.Saréponseesttropmystérieusepourquej'arriveàdéterminer
s'il y pense de façon positive, ou bien avec des regrets, voire de la colère, et, comme je suis
troplâchepourinsister,jemetais.
«Heureusementquenousn'avonspassuivimonplandébiledevoyageàdeuxdanstoute
l'Europe, poursuit David avec un sourire, en se mettant assis, dans un regain d'énergie. Du
grandn'importequoi,cetteidée!
—Ouais»,dis-je.Mavoixestéteinte.JenevaispasavoueràDavidquejemedemande
souventcequiseseraitpassésij'avaisacceptésapropositiondevoyagertouslesdeux-nous
aurions peut-être commencé cette relation qui aurait toujours dû exister entre nous. Mais
Angela m'a appelée pour les défilés parisiens et j'ai sauté dans un avion. Je suis partie. Et
maintenantjesuisforcéedevoirlesonzephotosdeChloequidécorentlachambredeDavid.
«Onseremetauxrévisions?demande-t-il.
—Underniertourdefiches,dis-jeenm'asseyantetenmeforçantàmettreuntermeàma
rêverie.Etensuite,ledessert.
—LesPeppermintPatties?
—Biensûr!»Pourl'instant,jemesuislimitéeauxbiscuitsapéro.
«Allez,onenprendunmaintenant»,propose-t-il.Iltendlamainversleminifrigo—illes
gardeaufraiscarilsaitquec'estcommeçaquejelesaime.C'estpeut-êtreàcausedetoutes
les publicités qui les présentaient pleins de neige et de glace, en tout cas, je trouve que ces
friandisesontvraimentl'airmeilleuresfroides.
Je m'approche de David au moment où il enlève l'emballage. Il place le chocolat près de
monoreilleetlecasseendeux.Pssssst.
«Incroyable»,dis-je.Quandnousétionspetits,Davidetmoiavionsentendudirequeles
Peppermint Patties émettaient un léger sifflement lorsqu'on les cassait. Contrairement aux
histoires sur les bonbons pétillants Pop Rocks qui, associés au Coca, auraient cassé la
mâchoire de quelqu'un, ou celle de la dent qui se dissoudrait en une nuit dans un verre de
soda(nousavonstestél'unetl'autreparnous-mêmes),lecoupdesPeppermintPattiesn'est
pasunelégendeurbaine—c'esttoutàfaitvrai.
Jeprendsmamoitiéetlacasseendeuxtoutprèsdel'oreilledeDavid.Pssssst.
«N'est-cepasabsolumentmerveilleux?»demande-t-ilensetournantversmoi,avecune
étincelledanslesyeuxcommelorsquenousavionssixansetquenousvenionsdedécouvrir
cetruc.
«Oui,c'estvraimentmerveilleux.»
EnregagnantVassarlelendemain,jetrouveFanallongéesurlecanapédansnotresalon,
plongéedansunlivre.
«Tunousasmanquéhier,dit-ellesansleverlesyeux.
—Oh,oui.J'ai,hum,dûresteràNewYork.
—Pourquoifaire?demande-t-elleeninterrompantsalecture,cettefois.
—Untrucdemannequin.
—Ahbon,ettuaspassélanuitcheztatante,ensuite?
—Oui»,dis-je,contentequ'ellemesuggèrecetteréponse.Jenesaispastroppourquoi,
maisjen'aipasenviederaconterquej'aidormidanslachambredeDavid.
«Cool»,conclut-elleentournantlesyeuxverssapage.
Unefoisdansmachambre,j'entendsunevoixfamilièredevantmafenêtre.
«Violette!C'esttoi?»Depuislecouloir,Kurtdonneuncoupsurlavitre,jeluiouvre.Il
poselesdeuxcoudessurlerebord,cequifaitressortirsesfessesjusqu'aumilieudupassage.
Jesaisquejeluidoisuneexplicationpournepasavoirréponduàsesappelshiersoir-j'ai
mis mon téléphone sur vibreur après les deux premiers, pour que David et moi ne soyons
plusinterrompus.
«Tuasmanquéàquelqu'unhiersoir,dit-ilavecunairespiègle.
—Jesais.Kurt,jesuisdésoléedenepast'avoirditquejenerevenaispas.»
Ilécartemaréponsed'ungestedelamain.
«Cen'estpasdemoiquejeparle,chérie,maisd'Oliver.
—C'estvrai?demandé-je,mesentantsoudaintoutexcitée.Qu'est-cequ'iladit?
—Iln'arrêtaitpasdemedemandersij'avaiseudetesnouvelles,sijepouvaisessayerde
tejoindre.Engros,unhétéroamoureuxpathétique.»Kurtlèvelesyeuxauciel.«Maisj'étais
sûrquetudevaisavoirquelquechoseàNewYork.Alorsvas-y,balance.
—J'avaisjusteunrendez-vouspouruntrucdemannequin.
—Tut-tut,faitKurtenagitantundoigtdedroiteàgauche.Oliverm'aditqu'ilt'avaitparlé
aprèslerendez-vousenquestionetquetuluiavaisditquetuétaissurlecheminduretour.
Alorsqu'est-cequit'ainterrompue?Unbelinconnucroisésurlaligne6dumétro?Veronica
TrasketuneentréeVIPpourunesoiréeincroyableauMarquee?
—Non,riendetoutcela.J'aijustereçuuncoupdefildeDavid-tusais,moncopaindu
lycée.
—Ouais,ouais.
—Ilauneinterrod'histoiredel'arthyperimportantelundietilavaitvraimentbesoinde
monaidepourréviser.
— Hmmmm », fait Kurt en opinant du chef .Je vois bien qu'il veut que je me dépêche
d'arriveràlapartielapluscroustillantedel'histoire.
«Etc'esttout.
—C'esttoutquoi?s'étonne-t-il,l'aircomplètementlargué.
—C'esttout.VoilàpourquoijesuisrestéeàNewYorkcettenuit.
— Attends un peu », dit Kurt. Il ouvre plus grand la fenêtre, passe une jambe dans ma
chambre,puisl'autre,etseretrouvefinalementassisentailleursurmonlit,àcôtédemoi.Il
refermelafenêtre.
«TuesentraindemeraconterquetuaspassélanuitàNewYork,cequit'aforcéeàrater
une soirée à laquelle Oliver, pour qui tu craques complet, t'avait personnellement invitée,
toutçaparcequetudevaisaideruncopaindulycéeàréviser?
—C'estça»,dis-jeenmefrottantl'épaulecommepourmontrerqu'iln'yapasdequoien
faire un plat. Quoique, résumé ainsi par Kurt, cela puisse effectivement paraître un peu
louche.
«Pff,faitKurt.AlorsçafaitlongtempsquetuesamoureusedeceDavid?
—Jenesuispasamoureusedelui.»Nerougispas.Nerougispas.Maisjesensdéjàle
sangmemonterauxjoues.
«Epargne-moilesdénégations,ditKurt.Cen'estpasgraved'avoirunmecdepuislelycée
etdenepasvouloirquelesgensducampussoientaucourant.C'estmêmeplutôtmalin.Ça
permetdejouersurlesdeuxtableaux.»
Ilm'adresseunsourirediabolique,commesijevenaisdepartageravecluiunsecretsuper
sournoisquejen'avaisjamaisracontéàpersonne.
«JenesorspasavecDavid.Jetelejure.
—Alorspourquoies-tuaussiradieusequesituvenaisdepasserlanuitaveclemeilleur
coupdel'histoireouavecl'amourdetavie?demandeKurt.
—C'estjustemonmeilleuramiaumonde.
—Lavache,onestencoreplusdanslamerdequejenepensais.»
13.
En cours de sociologie le lundi, je vais voir Oliver, un sourire penaud aux lèvres. Il
m'accueille avec un immense sourire ultra bright, qui me rend encore plus honteuse de
l'avoirplanté.
«Salut,dis-je.
—Salut.
—Hum,désoléed'avoirratélasoiréevendredi.Ilparaîtquec'étaitsuperbien.»Jesuis
vraimentdébile.
«Oh,oui,t'inquiète,c'estpasgrave.Çam'auraitfaitplaisirquetusoislà,maistudevais
avoir...
—C'estàcausedecerendez-vouspourundéfilé.»Jedécidedementir.«Aprèsquejet'ai
eu au téléphone, ils ont voulu que je passe pour un nouvel essayage et, comme il se faisait
tard,jesuisrestéedormirchezmatante.»
Jesuisépatéedevoiravecquellefacilitéjedébitelesmensonges.
«Elledétestelesportablesalorsquandjesuischezelle,jesuisforcéedel'éteindre,cequi
fait que je n'ai pu contacter personne », continué-je. Depuis quand suis-je si douée pour
racontern'importequoi?
«Net'enfaispas,ditOliver.Alors,tuasreprisduserviceentantquemannequin?
— Juste pour un défilé, précisé-je, contente de ne pas être obligée de défendre une
publicitéouunautretrucplus"insidieux".
—Ahbon»,dit-il.Etd'unetellefaçonquej'ail'impressionqu'ilvoudraitendireplus.
«Qu'est-cequeçaveutdire?demandé-je.
—Oh,pasgrand-chose,enfait...
—Sérieusement,vas-y...
— J'aimerais bien que tu passes plus de temps ici les week-ends, dit-il en souriant. Ce
seraitsympadesevoirunpeutouslesdeux,commeàBrown.
—C'estvrai.»
C'estmald'êtreamoureusedeDavidetdevraiment,vraimentbienaimerOliver?
Évidemment,lasemaineoùOliverentameladragueestaussilapluschargéedel'année,
pour moi. Je dois faire un essayage à Tracetown le mercredi, et je défile le vendredi à 13
heures, ce qui signifie que je vais manquer une demi-journée à Teen Fashionista.
Heureusement,laplupartdesrédactricesserontaudéfilé,detoutefaçon,alorslebureausera
désert.C'estdumoinscequemeditChloelorsquejedemandeàprendremonaprès-midi.
Celafaitplusieursmoisquejen'aipasdéfilé-ladernièrefoisc'étaitpourMirabellaPrince
à Paris, défilé durant lequel j'avais quand même réussi à m'évanouir devant une foule
immensedesuperVIPdelamode.Argh.
MaisavecMickeyetMatt,jemesensàl'aise.Ilsontfaitensortequelarobem'ailleàla
perfection et même si je ne suis plus aussi maigre en ce moment, j'ai presque envie de me
mettreàchanter«Ifeelpretty!»commeNatalieWooddansWestSideStoryparceque,eh
bienoui,jemesensbelle!
«Violette,jesuisimpressionnéquetuaiesréussiànousfairevirerécolopourceshow,dit
Henry,monmaquilleurpréféré,quitravailletoujourspourTracetown.Entempsnormal,je
n'aimepaschangerdeproduits,maislà,çamebranchebien!»
Jeregardeautourdemoietmerendscompteque-fidèleàsaparole-Mickeyaobtenudes
dons de certains des fabricants de cosmétiques les plus respectueux de l'environnement. Je
souris.
«Etnet'occupepasdecesvilainesfilles,poursuitHenry.Faiscequetuasàfaire.
— Quelles filles? » demandé-je. Je me retourne et découvre les visages durs des
mannequinsquimefusillentduregard.L'uned'entreelles,ultrablonde,amêmeunemoue
dégoûtée en me détaillant de la tête aux pieds, tandis qu'un clone de Tyra Banks, dans un
coin, me fixe avec les yeux plissés, et qu'une troisième, qui vient de quitter son siège au
maquillage, jette un coup d'oeil vers moi par-dessus son épaule et articule en silence «
N'importequoi».
Toutàcoup,jemesensincroyablementvulnérable.
«C'estquoileproblème?murmuré-jeàHenry,enserrantlesdents.
—Oh,ellessontjusteénervéesquetuaiesétéchoisiepourcloreledéfilé,exaspéréesque
larobequetuportesaitétéunpeuélargie,follesderagedenepasêtreaussinaturellement
sansdéfautqueMlleViolette,unpeudetoutetderien!
—C'estvrai?»demandé-je,étonnéequea)desgenssepréoccupentencoredemoi—on
ne peut pas dire que je sois extrêmement compétitive durant cette Fashion Week et, b) je
n'aiepasrelevéplustôtleurattitudedédaigneuseàmonégard.Maintenantqu'Henrymele
faitremarquer,jemesensmoinsbelleàchaqueseconde.
Letempsqueledéfilécommence,j'ensuisàdevoirfaireuneffortconscientpournepas
me tenir voûtée, dans cette posture défensive classique que j'ai adoptée au lycée, lorsque je
mesentaistropgrande,tropnazeetdemanièregénéralesupermoche.
« Qu'est-ce qui ne va pas, Violette? me murmure Mickey en me prenant par le bras au
momentdefairenotreentréesurlepodiumetcloreledéfilé.
— Rien. » Je mens en m'efforçant d'afficher cet immense sourire qu'il attend que je
montre aux photographes. Nous arrivons dans un océan de flashs et je leur donne ce qu'ils
veulent-cesourirequim'arenduecélèbrel'andernierlorsdemontoutpremierdéfilé,pour
Tracetown,celuiquisurfashionista.comavaitcréélebuzzautourdecettefillesifraîchede
Caroline du Nord, puis, par le bouche à oreille, qui avait fini par arriver jusqu'à Women's
Wear Daily et d'autres magazines voulant m'embaucher pour des photos. C'est ce même
sourirequialancémacarrière.Maiscettefois,ilestfaux.
Aprèsledéfilé,jeremetsmesvêtementsdevilleetm'apprêteàregagnerimmédiatementle
bureau.Lorsquejequittelechapiteau-lunettesdesoleilsurlesyeux,bienqueletempssoit
couvert,plusmongrosmanteauenguisedepare-chocscontrelerestedumonde—,j'entends
unevoixfamilière.
«Violette!»
C'estVeronica.Elleadûfairevingtdéfiléscettesemaine.Jenesuispassûred'êtrecapable
deluiparler.
«Salut,dis-jeenlaserrantdoucementdansmesbras.
—C'étaitgénial!s'exclame-t-elle.
—Quoi?Ledéfilé?»
Elleétaitdanslepublic?
«Ehbien,j'avaisuncréneaudansmonemploidutemps,etjesavaisquetufaisaislefinal
deTracetown,alorslaRPm'alaisséentrerendouce,explique-t-elle.Tuasétémerveilleuse.
—Tuesironique,là?demandé-je.
—Maisnon!s'écrie-t-elle,l'airblesséequejeposelaquestion.V,jesuissincère.
—Jen'aiplusvraimentlataillemannequin.Ilsontdûélargirlarobepourmoi.
—Maisc'estjustementçaquiétaitgénial,ditVeronica.Sansparlerdescosmétiquesbio,
qui sont le sujet de conversation n° 1 sous les chapiteaux. Je suis sûre que ça va faire
énormément parler de toi - dans les blogs, etc. Au final, est-ce que ce n'est pas ce que tu
voulais?Êtretoi-même,etenmêmetempsunmodèlepourlesfilles?
—Oui,c'estvrai,dis-jeavechésitation.
—Ilfautquejefile,lanceVeronica,enmeprenantlamain.Maistupeuxmepromettre
unechose?
—Quoi?demandé-je.
—Quetuserasfièredecequetuasfaitaujourd'hui,dit-elleavecunesincéritérare.Jene
t'aijamaisvueaussibelle.»
Elle presse ma main et fonce à son prochain défilé. J'inspire un grand coup et prends la
résolution de sortir la tête haute. Veronica a peut-être raison. Je viens peut-être de faire
quelquechosedebien.
De retour au bureau de Teen Fashionista pour finir la journée, je sens des vibrations
bizarres.Alasecondeoùjem'assiedsàmonbureau,ChloemecontacteparMSN(sonpseudo
est « Chlove » mais pour être méchantes, Julie et moi racontons que ça devrait être «
Chlovieille » à cause de sa différence d'âge avec David). Elle m'apprend qu'Angela a appelé
quatrefoisdansladernièreheure-neparvenantpasàmejoindre,elles'étaitmiseàharceler
Chloe.
VIOLETTEGREENFIELD:elleavaitl'aircomment?
CHLOVE:follederage
VIOLETTEGREENFIELD:follederage,genreparcequej'étaisinjoignableoupire?
CHLOVE:pire
Moncœurseserre.
VIOLETTEGREENFIELD:ok
VIOLETTEGREENFIELD:merci
Jedécrochemontéléphoneetdécidedemelancer.J'appelleAngela.Avantmêmelafinde
lapremièresonnerie,ellehurle.
«VénaleViolette-commentas-tupumefaireça?
—Fairequoi?demandé-je,franchementdésarçonnée.
—Jet'aiditlasemainedernièrequ'ilfallaitquetufassesquelquechosepourtonpoidset
tum'aspurementetsimplementignorée!»crie-t-elle.Jegrimaceàl'idéequetoutlemonde
chezTrystentendcettetirade.«Tuasdéfiléentantquemannequingrandetaille!EtMattet
Mickeyt'ontlaisséfaire?Jeferaisbiendeneplusjamaistravailleraveceux!Jedevraisleur
interdired'utiliserdesfillesdechezTryst!Jedevrais...»
Je l'interromps avec calme, d'un ton assuré. Je commence à en avoir assez des insultes
d'Angela.
«Jenesuispascequel'onappelleun"mannequingrandetaille".»
Quelquechosedansmavoixmetuntermeàsadiatribe.
«Etmêmesijel'étais,enquoiceseraitgênanttantqu'onchercheàm'engager?Tuperçois
quandmêmetacommission,Angela.»
Ellesetait-c'estunepremière-,j'enprofitepourcontinuer.
«Jamaisjenemesuissentieaussibien.Jenem'affamepas,jenemegavepasnonplus.
Jenesuispasobsédéeparquimebooke,quinemebookepas,jenelancepasmonnomsur
Googletouteslesdeuxsecondespoursavoirsilapressesedéchaînecontremoi.Jem'éclateà
lafac,jemefaisdenouveauxamisetjesuismoi-même.»
Angelalâcheunpetitgrognementdemépris.
« On s'est lancé dans la lecture de livres de développement personnel, Vile Violette?
demande-t-elleavecméchanceté.Ehbien,chérie,tuasjustedelachancequeMirabellasoit
ravie du travail de Veronica, au point qu'elle accepte que je te garde au placard, pour ainsi
dire.
—Commentça?
— Eh bien, évidemment, Mirabella tenait à ce que tu fasses toutes les apparitions, les
conférencesdepresse,lesinterviewsquivontavecunecampagnedepubdecetteenvergure,
expliqueAngela.Maisjeluirépondstoujoursquetuesmalade,pasdisponible.Jenepouvais
tout de même pas la laisser te voir avec tout le gras que tu as sur les joues. » Ma main se
porteinstinctivementàmonvisage.
C'est alors qu'Angela assène son plus gros coup : « Notre Veronica est toujours partante
dèsqu'ils'agitdeseretrouversouslefeudesprojecteurs,commetulesais.»
Mon cœur commence à battre un peu plus vite. Veronica s'est-elle fichue de moi
aujourd'hui? Se réjouit-elle parce que je n'appartiens plus à la catégorie des top models?
Préférerait-elle que je disparaisse de la circulation ? Le silence entre Angela et moi devient
assourdissant.Jenedoutepasuninstantqu'ellesaitàquelpointjeseraisblesséesiVeronica
me trahissait. Je sais aussi qu'Angela est capable de vastes manipulations pour obtenir ce
qu'elleveut.Etcequ'elleveut,c'estquejeperdedupoidsetquejereprennemonboulotde
mannequinpourluifairegagnerplusdefric.
Je repense à la sincérité que j'ai lue dans les yeux de Veronica, sous le chapiteau,
lorsqu'elle m'a dit qu'elle était fière de moi - et à sa présence constante à mes côtés depuis
quejel'aiaidéeàentrerencurededésintoxl'étédernier.
«Veronicaestmonamie,dis-jeàAngela.Qu'ellefassedelapressepourMirabellaPrince
meconvienttrèsbien.»
Il y a un petit blanc dans la conversation, mais Angela se ressaisit. « Fabuleux, chérie »,
lâche-t-elle.Jesuissûrequ'elleestagacéequesamanœuvren'aitpasfonctionné,maisellele
cachebien.«J'aijusteunedernièrerequête.
—Laquelle?»demandé-je,m'attendantàcequ'ellem'ordonnedelaissertomberlafac,de
m'envolerpourl'Indeoutouteautreexigenceaussiridicule.Leplusdingue,c'estqu'iln'ya
passilongtemps,jel'auraisfait.J'aiobéiauxexigencesd'Angela.
«Nefaispasdescène,net'exprimepasdanslapresse,s'ilteplaît,dit-elle.
—Dequoituparles?
—Jetelâche.»
Elleleditcommeça,commesielledisait«J'annuleledîner»ou«J'aiunrhume».
«Quoi?insisté-je.
—Jenesuisplustonagent.TunefaispluspartiedeTryst.»
Jefixel'écrandemonordinateur,leregardvide,ensecouantlatête.Ilmesemblequeje
n'arrivepasàcomprendrecequ'elledit.Puisjemeressaisis.
«C'estàcaused'aujourd'hui?demandé-je.Parcequetun'aspasappréciémonapparence
dansundéfilé?
—Iln'yapasmatièreàdiscussion,ViolettelaVacancière,trancheAngela.C'estterminé.»
Etjen'entendsplusquelatonalitédansletéléphone.
Après quelques instants durant lesquels je reste sous le choc, je me résous à avancer un
peu dans mon travail. J'ai une liste de projets de recherche que Chloe m'a confiés : trouver
dessujetspourlarubrique«Unefille,unehistoire»,éplucherlesjournauxàlarecherchede
nouvellesétudesdesanté,lancer«concurrencemère-fille»surGoogle.Maisjen'arrivepasà
meconcentrer.
J'attrapemonmanteauetmedirigeverslesascenseurs.Jecroisequelquesrédactricesqui
melancentdesphrasescomme«Beauboulot,aujourd'hui!»ou«Deretouraubureauaprès
undéfilé?Ça,c'estdelamotivation!».Jesouris.C'estagréabled'êtreremarquée.Cettepartie
demavieest-elleterminéemaintenantqu'Angelam'avirée?
Je descends, franchis les portes vitrées et me retrouve dans l'air glacial de l'hiver. Si je
fumais,jem'engrilleraisuneimmédiatementaupieddel'immeuble.Destasdegenslefont,
etçaal'airdediminuerlestress,mais,franchement,çapuetrop.Aulieudeça,j'inspireune
grandegouléed'airfroid,adosséeaumurdepierregrise.Jefermelesyeuxetsoupire.
«Violette?»
Jesuistellementbouleverséequej'aideshallucinations.
«Violette?»
J'ouvrelesyeux.Ilestvraimentlà.
« David », dis-je. Et je m'effondre contre son épaule, mouillant son manteau des larmes
quejeretenais.
«Ouah,fait-ilenmetapotantledosdesesmainsgantéesetenmeserrantcontrelui.Ça
vaaller.Jenesaispascequisepasse,maisçavaaller.»
Nousrestonsainsiuneminuteoudeux-moientraindepleurer,luientraindemefrotter
ledos.Jem'émerveilleensilencequeDavidsoitarrivé-commeparmagie-aumomentoù
j'avaisbesoindelui.
Jem'écarteetm'excuse.«Tuestoutmouilléàcausedemoi,dis-jeenreniflant.Enplus,
c'estunnouveaumanteau,non?
—Hé,c'estH&M.»
Nous rions ensemble. Puis je lui parle du défilé et d'Angela, qui m'a laissée tomber. J'ai
peurqu'ilmejuge.Qu'ilmedise«Finilesmannequins,bondébarras!».J'aipeurqu'ilne
tiennepascomptedemessentimentsmitigés.Maiscen'estpaslecas.
«Violette,jesuisdésolé,dit-ilenm'attirantcontreluiunenouvellefois.Durejournée,
hein?
—Oui.»Jesuiscontentequ'ilnefassepascommefonttoujourslesmecs,proposerun
millierdesolutionspourarrangerleschosesquandtoutcequ'attendunefillec'estunpeude
compassionetdetempspourdiscuter.
«Tucroisqu'onpourraitpasserlasoiréetouslesdeux?»demandé-je,certainequ'ilsaura
reconnaîtrel'urgencedujour,etqu'ilarrangeratoutavecunfilmetunCocaquitranspire.En
sachantqu'ilseralàpourmoi.
«Oooh»,dit-ilenjetantuncoupd'oeilàsamontre-touteneuve,constaté-je.UneCartier.
Depuisquandlesétudiantsportent-ilsdesCartier?«Cesoir,cen'estpaspossible.Enfaitje
suis passé prendre Chloe un peu en avance, on part en week-end chez sa mère dans les
Catskills.»
Quoi?
Jedoisavoirl'aircomplètementahuriecar,aprèsuninstantdesilencegêné,ilreprend:«
C'estvraimentunendroitgénial.»
J'enrestebouchebée.IlestdéjàalléchezlamèredeChloe?
«Enfin,j'aivulesphotos,çaal'airgénial,précise-t-ilenremarquantmonairchoqué.C'est
notrepremierweek-endtouslesdeux.»Ilsouritcommesij'étaiscenséeêtreheureusepour
lui.Ilsouritsurtoutcommes'ilétaitheureuxavecChloe.
«Ah,dis-jeenessuyantunedernièrelarme.C'estsuper.
— Tu n'as pas vraiment besoin que je reste avec toi, si? demande David. Enfin, je veux
dire,tupeuxparleràtesamisàVassaretçaira,non?
— Absolument », dis-je en essayant de prendre un ton indiffèrent. En essayant de faire
commes'ilnevenaitpasdemebriserlecœuretdesabotermavisiondudestin.
«Bien,conclut-il.Jenevoudraispasquetum'enveuilles.»
Jemeforceàsourire.
«Onmontejusqu'aubureau?»suggère-t-il.
Et je me retrouve dans les ascenseurs de Bruton en compagnie de mon meilleur amivéritableamour,quimontecherchersapetiteamie.
Commentenest-onarrivéslàexactement?
14.
À mon arrivée sur le campus, je suis soulagée de trouver la suite déserte. Je me laisse
tomber sur mon lit et pose mon iPod sur ses enceintes. Il est en lecture aléatoire, mais le
premiermorceausurlequeliltombeest«BigGirlsDon'tCry*»deFergie.
*Lesgrandesfillesnepleurentpas
Ilestpeut-êtretempsquejelaisselepasséderrièremoi.DavidestavecChloe,c'estcomme
ça. Je me lève et me place devant le miroir standard qui est accroché dans toutes les
chambresdecitéuniversitaire,maiscen'estpasmonrefletquejeregarde.Jecontempleun
petitmorceaudepapierjauni-lepoèmedeBarcelone.Jeletraduismentalementpourlasix
centièmefois:«Pasplusquedesamis,pasmoinsqu'unvéritableamour.»Benvoyons.
Je tends le bras et décolle doucement le Scotch de la glace. Puis j'attrape mon Lonely
Planetsurl'étagère.
Jecoincelepoèmeàlapremièrepagedemonguided'Espagne.C'estunsouvenir.
J'allumemonordinateur,etmeconnectedirectementsurlesblogs,bienquejesacheque
jenedevraispas.Lorsquej'entremonnomsurlesitetechnorati.com,jesuissubmergéepar
uneavalanched'informations.Apparemment,toutlemondeauneopinionsutlefaitqueje
défile ou non cette saison. Certains sont narquois, certains mitigés, d'autres carrément
méchants (« Portée par Violette Greenfield, la robe rouge de clôture de Tracetown
ressemblaitàuneénormecapedematadorespagnol»).Sitantestqueçaveuilledirequelque
chose.Jesensleslarmesmemonterauxyeux,unenouvellefois,maisj'enaitellementmarre
depleurerquejelesravale.Jefermetouteslesfenêtresdunavigateurenmêmetempsetjure
de ne plus me connecter tant qu'un autre mannequin ne se sera pas attiré le courroux des
méchantsblogueurs.
Onfrappeàlaportedelasuite.CenepeutpasêtreKurt,ilnefrappejamais.Jejetteun
coupd'œilaumiroirpourm'assurerquejen'aipaslesyeuxrouges,jemepincelesjouespour
ymettreunpeudecouleuretvaisouvrir.
«Oh,salutOliver.»Ilsetientsurleseuil,unbouquetdemargueritesàlamain.
«Tiens,dit-ilenmetendantlesfleurs.Pourtongranddéfilé.»
Jesourisetreculepourlelaisserentrerdanslesalon.Ils'assiedsurnotrefutonmarron
d'unepropretédouteuse.
«Alors,commentças'estpasséaujourd'hui?demande-t-il,l'airvéritablementintéressé.
—Tun'aspasencoreregardésurstyle.com?dis-jeentriturantlespétalesblancs.
—Hum,non,répond-ilavecsérieux.Tuauraispréféré?Parcequejeseraisravidelefaire
et...
—Ças'estbienpassé.»Maisjeterminemaphrasesurunpetitsoupir.
«"Bien",c'esttout?insiste-t-il.
—Enfin,jesuisunpeuplus,hum,grossequelesautresfilles,dis-jeenposantlebouquet
sur la table du salon et en m'installant sur le canapé à côté d'Oliver, les pieds repliés sous
moi.Etonmel'afaitsavoir.
—Quiça?demandeOliver,dontledosseraiditd'indignation.
—Lesautresmannequins,lesblogs,monagent.»
Etlà,jedécidedetoutluiraconterpourAngela.Pourquoipas?
«Enfait,monagentm'aviréeaujourd'hui.
— Ah, fait Oliver d'un air pensif. Ce n'est pas bon, c'est ça? Tu voulais continuer à être
mannequinpendanttesétudes?
—Jenesaispas,dis-jeenréfléchissantàlaquestiond'Oliver.Jecroisquejeneveuxpas
fairelesdeux.
—Alorstuescontentededécrocher?demande-t-ilgaiement,l'airpleind'espoir.
—Pasvraiment.»
Il me regarde d'un air interrogatif. Je me demande s'il pense que je veux continuer pour
l'argentousijesuisunefillefutilequiabesoindecetteattention.Jeneveuxpasqu'ilpense
ça,maisjenesuispascertainenonplusdevouloirtoutdéballer.
«Jet'aimebeaucoup,tusais?dit-ilenmeregardantdroitdanslesyeux.
—Jet'aimebeaucoup,moiaussi.
—Cen'estpasparcequetuesmannequin.C'estparcequejetetrouvetrèsintelligente,
prévenante,adorable.
—Merci»,murmuré-je,enmedemandantsiOlivermeconnaîtvraiment.Jepenseaussi
quedutempsoùjen'étaispasmannequin,aucunmecdugenred'Oliver-grand,blond,avec
des fossettes - n'avait posé les yeux sur moi. Il est beau, charmant, et moi, j'étais invisible,
unemoins-que-riendulycée,l'incroyablementfragileViolette.
«Maisaufinal,çava?demandeOliver.
—Jenesaispas,répété-jeavecfranchise.
—Est-cequej'aidroitàunsouriresijetedemandedem'accompagneràlafêtequiréunit
toutlecampuscesoir?»
Je souris. « Oui », dis-je en prenant la résolution de laisser tomber le boulot de
mannequin,NewYork,David,ettoutcequimefaitsouffrir.Parceque,encemomentprécis,
iln'yariendemieuxquelafac.
Oliverdoitfoncerlirequelquestrucsdanssachambre,avantdesortir,maisilprometde
passervers21heures,pourjouerunpeuavecKurt,Fan,Jessetmoi.LorsqueFanentredans
machambre,jesuisallongéesurlecanapéavecL'ÉveildeKateChopin,détendue,satisfaite.
«Pasdedrameaujourd'hui?interroge-t-elleenouvrantleminifrigo,àlarecherched'une
cannettedeDrPepper.
— Oh, certaines filles m'ont regardée de travers à cause de mon poids, mon agent m'a
laisséetomberetmonmeilleuramiachoisisacopineaulieudemoi,maissinonçava,dis-je
ensouriant.
—Ouhlà,soupireFan.Alorscommentsefait-ilquetusoissicalme?»Elleécartemon
piedpoursefaireuneplacesurlecanapéets'installeàcôtédemoi.
«Jetireuntraitsurtoutça,annoncé-je,l'airpresqueconvaincue,enposantmonlivre.
—Jesuisfièredetoi,déclareFanenmedonnantunetapeaffectueusesurlemollet.
—C'estvrai?
—Oui!»Ellesourit.«Grâceàtoi,Tracetownaprésentéundéfiléécolo.Tufaispartie
desprécurseurs,Violette.Tuneréalisespasl'influencequetuas,ettul'utilisespourfairele
BienavecungrandB.
—Cen'étaitpasgrand-chose.
—Maissi,dit-elle.Merci.»
QuiauraitcruquejedeviendraisVioletteGreenfield,activisteécolo?
«VI-O-LE-TA!»crieKurtdepuislecouloir.Jel'entendscourirjusqu'ànotreporte.Fanme
regardeenhaussantlesyeuxaucieletsourit.Jeris.
Lorsquesagrandesilhouettemaigreapparaîtdansl'encadrementdelaporte,jeréponds:
«Oui,Kurt?
—Jeviensdetelaisseruncommentaire!Tuétaistropsexyaujourd'huipourTracetown!
s'extasie-t-il.
—Ah,merci.
—Toutlemonden'estpasdetonavis,intervientFan,nonsansgentillesse.
—Commentça?demandeKurt,ensetournantversFanavecunemoueoutrée.Entout
cas,ceuxquiécriventdespostssurleprofilMySpacedeViolettesontfans.
— C'est vrai? » demandé-je en me levant pour aller chercher mon ordinateur. Je le
rapportedanslesalonetmeconnectesurMySpace.Jeparcourslescommentaires:
lovewillcometoyou94:tuétaisplusbellequejamais!!!ettonmaquillage100%écolo,c'esttroooopcool!!!
Carolinababy919:lesfillesdeCarolinesonttoujourstopmaistulessurpassestoutes:-)ps:jesuisnéeàchapelhill!!
Ann[M]isinlike : je veux que tu saches que tu es un super modèle pour les vraies filles, et tu es une femme forte et
magnifique!!!
Ilyenadesdizaines,et99%d'entreeuxsonttotalementpositifs.Ilyamêmeunpostde
Basil,l'apprentideTracetown,quimeremercied'avoirdéfilédefaçon«aussiéthérée,comme
uneprincessedesangroyal».JelèvelesyeuxversKurt.
«Monagentm'aviréeaujourd'hui»,luiannoncé-je.Maisaveclesourire.
«Lasalope!»s'exclame-t-il.PuisilseserreentreFanetmoisurlecanapé.
«Qu'elleaillesefairefoutre!ajouteFan.C'estlepeuplequicompte,pascetteesclavagiste.
—Tucrois?demandé-je.
—Ellenesaitpascequ'elleperd,beauté,déclareKurt.Tesfanst'adorent.»
Jel'embrassesurlajoue.«Mercidem'avoirmontréça.»
Cesoir-là,Oliversejointànous,Kurt,Fan,JessetmoidansnotrepartiedeQuiperdboit
préfête. Nous avons des litres de bière et quelques délicieux trucs à grignoter - chips et
biscuits-,ledînerparfaitpourunvendredisoir.
IlssonttousaucourantdemadisputeavecAngelaetdelafindemoncontratavecTryst.
Et personne n'a l'air de s'en faire pour autant. J'enfile une robe en maille souple, facile à
porter,etunepairedetongs.Aprèstout,unefilledoitpouvoirdanser-surtoutsipersonne
n'estlàpourjugersesorteils.
J'ai passé une excellente semaine, et je me suis rendu compte que j'attache beaucoup
d'importance à cette vie d'étudiante - je n'ai pas besoin de New York ni de l'industrie de la
mode,nimêmedemonstageaumagazine,d'ailleurs.Enrevanche,j'aiétéforcéedechanger
denumérodeportable.Lesjournalistesn'arrêtaientpasd'appeleretjenesuispasd'humeur
àparler-mêmesiKurtatrèsenviederépondrepourdiredumald'Angela.
J'aifaillinepasretourneràTeenFashionista,toutsimplement,maisKurtm'aconvaincue
denepasdémissionner.«C'estuniquementlevendredietjusqu'àlafindusemestre!a-t-il
dit. C'est un boulot de rêve! » Mais, au moment où je franchis la porte de Bruton, et où je
sens les yeux se braquer sur moi, je ne suis toujours pas sûre d'avoir fait le bon choix.
Pourquoidevrais-jemesoumettreàcesregardsinquisiteurs?
J'arriveàmonbureauetdécouvreAlexia,lastagiairebeauté,installéeàmaplace.
«Ah»,fait-elleenlevantlesyeuxetenobservantmatenuedelatêteauxpieds.Jeporte
descollantsviolets,deschaussuresàtriplesbridesnoiresetunerobeassortie,ajustéeavec
une large ceinture en cuir - j'en jette, je le sais, mais elle me gratifie tout de même d'un
roulementd'yeuxsarcastique,histoiredemesignifierquec'estn'importequoi.
Je tiens ma position et ne me laisse pas intimider par son jugement. «Je peux récupérer
monbureau,s'ilteplaît?»Toutàcoup,jemerendscomptequejen'abandonneraipascejob,
surtoutpouréviterd'alimenterlesragotsdegenscommeAlexia.
«Biensûr.JecroisqueChloen'étaitpassûrequetureviendraisaujourd'hui.»Elleselève,
attrapesoncarnetetregagned'unpasnonchalantsonplacard.
Avantquej'aieletempsdem'installer,jevoisdébarquerValentina-larédactricebeauté.«
TuasvuAlexia?demande-t-elle.
—Oui,dis-je.Elleétaitassiseàmonbureau,maisjeluiaisignaléquej'enavaisbesoin
aujourd'hui.
—Ah,d'accord»,faitValentinaenjetantuncoupd'oeildistraitdanslecouloiràtravers
ses lunettes à monture en écaille. Je parierais que ce ne sont même pas des verres
correcteurs.
«Alorselledoitsûrementêtredansleplacard,maintenant»,ajouté-jeenespérantfaire
partirValentina.
Elle tourne à nouveau les yeux vers moi. « Nous n'étions pas sûres que tu reviendrais »,
déclare-t-elle.
Ilyaeuunegrosseréunionconcernantlestatutdemonstageouquoi?
«Pourquoineserais-jepasrevenue?demandé-je.
—Ehbien,aprèsledéfilé,lasemainedernière...,commence-t-elle.Onapenséquepeutêtre...
—Jeresteraiscloîtréedansmachambreàpleurer?»rétorqué-jeaveccolère,plusgarce
quejenedevraisl'êtreavecunerédactricesenior.
Valentinamejetteunregardnoir.«Nousn'étionsplussûresquec'étaittonunivers,c'est
tout»,répond-elleavecdésinvolture,avantdes'éloignerdanslecouloirenfaisantclaquerses
talonstrophauts.
Je me tourne vers mon ordinateur avec un soupir agacé, et vois un e-mail de Marilyn
Flynn.C'estlepremierquejereçoisdelarédactriceenchef,aussim'empressé-jedel'ouvrir.
«Viensmevoirdèsquetuarrives.MF»
C'estclair,jevaismefairevirerdemonstage.Ellel'aenvoyéà8h14,ilestmaintenant9
h42-jedoispasserpourunetire-au-flanc!
Trèsvite,jem'empared'uncarnetetd'unstylo,aucasoùellemedemanderaitdeprendre
desnotespourécrireunarticle.Pitié,faitesquecesoitpourunarticle!
Alorsquejemedirigeverssonbureau,jevoisChloequipasselatêtepar-dessuslacloison
etm'appelleàvoixbasse.«Violette!»
Jefaisdemi-tour.«Ilfautquej'aillevoirMarilynFlynn!luimurmuré-jeenréponse.
—Viensiciuneseconde!chuchote-t-elleenmefaisantsigned'approcher.
—Jesuisenretard,dis-jeenarrivant.
—Jesais.Maisjevoulaisteprévenir.Aprèsledéfilédelasemainedernière,onneparlait
quedetoi,lapresseadécrétéquetun'avaispluslataillemannequin,etc.
—Pourrésumerleschosesgentiment...
— Ouais, fait Chloe. Des cons, quoi. » Elle m'adresse un sourire compatissant. « Bref,
j'avaisparlédecepapiersurtavieàMarilyn.Tusais,celuioùonraconteraittonintervention
dansunlycéeetoùondiraitquetuesunefillecommelesautres,avecdescomplexes,prêteà
rencontrerdeslectrices.
—Et?
—Ehbien,elleétaittentéedelepublier,répondChloe.
—Maismaintenant?»demandé-je.Jepassed'unpiedsurl'autreetsensmontalondroit
frotter contre la chaussure trop raide. Cette paire n'est pas encore franchement faite à mon
pied.
«Jenesaispastrop,ditChloeensemordantlalèvre.Ellepourraitpenserque,puisquetu
n'es plus chez Tryst, tu as perdu de ton intérêt. Commercialement, je veux dire. Pas
personnellement.»
Jebaisselesyeuxversmeschaussuresetserremoncarnetcontremapoitrine.
«J'ai reçu des tas de messages sur MySpace cette semaine, dis-je en relevant la tête vers
Chloe.
—Vraiment?demande-t-elle,tropsurprisepourêtrehonnête.
—Oui.Laplupartprovenantdefillesquiontappréciédemevoirdéfiler,malgrémaprise
depoids...Beaucoupdecommentairesaffirmantquejesuisunexempleàsuivre,cegenrede
choses.
—C'estgénial!ditChloe,quisemetàtaperrapidementsursonclavier.Tonadresse,c'est
www.myspace.com/violettegreenfield,c'estça?
—Oui,répondis-je,enmedemandantbrièvementcommentellelesait.
—Jesuisalléefaireuntoursurtapagequandj'aifaittonportraitl'andernier,explique-telle,enlisantdansmespensées.Attendsvoir.»
Elle sort de son box et revient avec cinq pages imprimées - quelques-uns des
commentaireslaisséssurmapage.«ApporteçaàMarilyn.
—Maisjenesaismêmepascequ'elleveut...,commencé-je.
—Fais-moiconfiance.»
Et,bienquejen'aiepasspécialementenviedefaireconfianceàlafillequim'apiquéDavid,
j'obéis.
Lorsquej'annonceàl'assistantedeMarilynFlynnquecelle-cim'aconvoquéecematinen
personne,elleouvretoutdesuitelaportedelarédactriceenchef.
Sonbureauestentièrementvitré,avecunevuehallucinantesurl'horizon.Toutyestd'un
minimalismesaisissant-tabledePlexiglasavecfinspiedsmétalliques,moquetteblanccassé,
canapémoderneblancetnoiràdossierbas.
Marilyn Flynn me fait signe de m'y asseoir. Elle boit une gorgée de café et vient me
rejoindre.J'imaginequ'elleveutparaîtredétendue.
«Violette,dit-ellechaleureusement.Commentvas-tu?
—Trèsbien,merci.
—Jesuiscontentedel'entendre.Commetulesaispeut-être,Chloem'aparléd'unarticle
teconcernantl'autrejour.Plusqu'unportrait-unsujetsurlavied'unmannequinendehors
despodiums,quifaitdesonmieuxpourêtrequelqu'undebien,unmodèle,enquelquesorte.
—Oui.Chloem'enatouchéunmot.
—Jenesuispascertainequelethèmesoittrèsaccrocheur.Tuvoiscequej'entendspar
là?
—Pasvraiment,avoué-je.
—Ehbien,es-tuencoremannequin?»
Jenesaistropcommentrépondre.C'estvrai,jesuistoujoursmoi.Cettepersonnequiétait
mannequin et a connu le succès. J'ai encore une campagne nationale de pub présente dans
touslesmagazines,onparletoujoursdemoi,jepourraisencoreallerenboîteparl'entréeVIP
sijelesouhaitais...Maisquecelasignifie-t-il?
«Jenesaispas,dis-je.
—JesaisquetunetravaillespluspourTryst,annonceMarilynFlynn.
—Bien.»Lesblogueursontdûdénicherl'infoquelquepart.
«Et comment supportes-tu les répercussions de la semaine dernière? demande-t-elle.
J'espèrequelesmoqueriesnet'atteignentpas.»
Je souris. « Un peu, dis-je, avec franchise. Mais j'essaie de me concentrer sur ce qui
comptevraiment.
—C'est-à-dire?»
JeluitendslespagesimpriméesparChloeetguettesesyeuxquilesparcourent.
«J'ai repensé à l'article, continué-je, tandis qu'elle s'attarde sur chaque message. Si on le
fait,onpourraitmoinsparlerdemannequins,plusdescomplexesuniverselsauxquelsnous
sommes tous confrontés. Si ça signifie que je dois évoquer mes souvenirs les plus gênants,
mesmomentslesplusnoirs,çanemedérangepas.
—Pourquoivoudrais-tufaireunechosepareille?demande-t-elle.
—Pourlesfillesquim'admirent.Ellesontbesoindel'entendre.»
Marilyn Flynn me dévisage pendant quelques secondes, comme si elle essayait de
découvrirlesintentionsvéritablesderrièremesmots.Peut-êtreest-ellesouventconfrontéeà
deshypocrites,alorselleabesoindeconfirmerleschosesdanslesyeuxdesgens.
Aprèscequisembleêtreuneminutecomplètedesilence,elleselève.
«Onfaitl'article.»
15.
Puisque Chloe s'était chargée du portrait de moi « mannequin », il paraît bien normal
qu'elle rédige ce nouvel article. Nous nous donnons rendez-vous pour en discuter. Il ne me
serapasexclusivementconsacré-quelques«vraies»fillesserontévoquées,maisjeseraile
personnage central, puisque certains lecteurs me connaissent déjà. Moi qui me suis méfiée
tantetplusdufeudesprojecteurscetteannée,j'ail'impressionquejepourraisêtrefièrede
cepapier,alorsjesuishyperenthousiaste.
Tandis que je rassemble mes affaires pour quitter New York, je suis seulement un peu
tristedenepasvoirDavidcettesemaine.JepariequeChloeetluiontprévuuntrucdément,
commedînerdansunrestauchicpuisserendredansunnouveauclub,untrucdanscegenre.
Maispeuimporte.J'aiunquasi-rencardavecOliver.
«Prête,Violette?»Chloes'approchedemonbureau,manteausurledos.
«Oh,j'allaisrepartirpourlecampus.
—Jesais.Etjeviensavectoi.
—Quoi?
—Tuasentenducequ'aditMarilyn-elleveutlepapieràlafindelasemaineprochaine.
»Chloesortsonglossets'enappliqueunecouche.«Jesuisdoncobligéedefairelereportage
ceweek-end.
—Ah,bafouillé-je,pastrèssûredesavoircequejeressensàl'idéed'emmenerChloeavec
moiàVassar.J'espèrequetun'aspasétéobligéed'annulerquelquechosepourmoi.
— Nan, dit-elle en souriant. Juste une soirée télé avec David. Nous avions prévu de
commanderduchinoisetderegarderlasaison4deLost.»
Je me force à sourire. D'une certaine façon, c'est encore pire d'apprendre qu'ils devaient
passer une soirée tranquille dans ce genre que de découvrir qu'ils étaient attendus à une
grossefête.Leurrelationenparaîtplusintime.Elleressemblebeaucoupàcellequej'ai,moi,
avecDavid.Aïe.
Levoyageentrainjusqu'àPoughkeepsieestlimiteinsoutenable.Chloeestenfaitunefille
bien,jedoislereconnaître,maisonal'impressionqu'ellenesupportepaslesilence,etqu'elle
se sent obligée de jacasser et de jacasser encore pour éviter tout moment de nonconversation. J'apprends donc que son frère aîné est avocat (bonne nuit), qu'à cause du
divorcedesesparents,elleatoujourseudumalàfaireconfianceauxmecs,jusqu'àcequ'elle
rencontre«l'adorableDavid»(ausecours!),etqu'elleatoujoursvouluavoirunchienàtrois
pattes(semi-intéressant).
« Alors, qu'as-tu prévu pour ce week-end? s'empresse-t-elle de me demander dès qu'un
instantdesilencemenace.
—Riendespécial.J'aiseulementrendez-vouscesoir.
—Oooh,super!s'exclame-t-elleensepenchantpourm'attraperlebras.Quiest-ce?
—Unmecquis'appelleOliver.Jel'airencontréencoursdesociologie.Ilestcool.»
Elle sort son minicalepin et commence à écrire. C'est à ce moment-là que je comprends
quejevaisdevoirfairetrèsattention.
«Etqu'est-cequetuaimesbienchezlui?demande-t-elle.
— Eh bien, il m'écoute, commencé-je. Et ce n'est pas parce que je suis mannequin qu'il
m'apprécie.
— Deux bonnes raisons, décrète Chloe. Tu crois que ça va le déranger si je me pointe à
votrerendez-vousavecmoncarnetpourtenirlachandelle?
—Detoutefaçon,onseretrouveàunesoiréeétudiantesurlecampus,alorsjecroisque
çaira.»
Lorsque nous arrivons enfin à Vassar, j'ai besoin d'une sieste. J'ai envie de foncer direct
dansmachambre,pourmereposervingtminutes,maisjetrouveKurtsurmonlit,entrain
defeuilleterVogue.
«VV!crie-t-il.Tuesrentréecesoir?Tum'asramenéuneMST?»
OK, on oublie la petite sieste réparatrice. Hors de question que les blagues absurdes de
KurtapparaissentdanslereportagedeChloe.
« Il plaisante, précisé-je donc immédiatement. Kurt, voici Chloe. Elle est reporter pour
TeenFashionista,ilsfontunarticlequiinclutunpetitrésumédemaviedetouslesjours.
— Chloe Anderson ! » s'exclame-t-il en attrapant sa main et en l'embrassant
vigoureusement.Kurtapourhabitudedemémoriserl'oursdesmagazinesqu'ilaimebien.«
Unvéritableplaisir.
—Kurt,tul'écrisK-U-R-T?s'enquiertChloe.
—Absolument.NomdefamilleAllen,A-L-L-E-N.
—Merci.
— Ne laisse pas Violette te faire croire qu'elle mène une vie normale ! dit-il en fonçant
jusqu'àlaportepourjeteruncoupd'œildanslecouloir.Tuesvenueavecunphotographe?»
demande-t-ilavecexcitation.
—Non,répondChloe.Cepapier,ceseraplutôtunmélangedegensdifférents,alorsonva
sûrementutiliserunportraitdeVioletteseule.»
Kurtfaitunepetitemoued'uneseconde,maisilseressaisittrèsvite.«Ilvafalloirqueje
tedonnequelquescitationssavoureusespourpiquerlacuriositédeMarilynFlynn,ducoup,
déclare-t-il.
—Jesuissûrequeceneserapasunproblème,dis-jenerveusement.
—Assieds-toi,Bouclesd'Or,ditKurtàChloe.Violettet'a-t-elledéjàparlédesadoublevie
amoureuse-celleicisurlecampusetl'autreàNewYork?»
Je jurerais que mon cœur s'est arrêté un instant. Debout derrière Chloe, je secoue
vigoureusementlatêteendisantnon,non,non,avecdesyeuxgrandscommedessoucoupes.
« Ooh! couine Chloe. Voilà qui a l'air intéressant! » Elle tient son stylo en l'air juste audessusdesoncarnet,prêteàprendredesnotes.
Kurtlèvetrèsvitelatêteversmoi,comprend,etenchaînecommesiderienn'était.
«Oh,jeveuxjustedirequ'elleadoreautantlavienew-yorkaisequelavieétudiante.Elle
est très partagée. C'est dur pour elle d'être une fille normale alors qu'elle est une véritable
stardelamode.»
Jelâcheunsoupirdesoulagement.Chloesetourneversmoi.
« Oh, fait-elle, l'air déçue. J'ai cru que tu allais m'annoncer qu'Oliver avait de la
concurrence.
—Onparledemoi?»
Je fais demi-tour et découvre Oliver sur le pas de la porte de la suite. Décidément, la
situationsecomplique.
«Salut,lance-t-ilàChloeentendantlamain.
—Oliver,voiciChloe,dis-je.ElleestjournalisteàTeenFashionista.
—Ellevientfaireunreportagesurmesfrasques!»s'écrieKurt.
Chloerit.Unrienlacharme.
«Enfait,jesuislàpourViolette,expliqueChloe.
—Ah,d'accord»,ditOliveravecunsouriresincère.
Puisilmeregarde.«Violette,tuveuxqu'onailledînerensembleavantlasoirée?
—Biensûr»,dis-je,toutecontentequ'ilm'invitepourunauthentiquerendez-vousdevant
Chloe.Elleleraconterapeut-êtreàDavid.
« Génial. Mon coloc m'a autorisé à prendre sa voiture, alors on peut sortir du campus et
alleràl'Acrop,parexemple?
—Hiii!Al'Acrop?geintKurt,dontlatêtesurgitsoudaindumagazinedanslequelils'est
replongé.
—Qu'est-cequec'est?demandé-je.
—L'AcropolisestunecafètdePoughkeepsie,répond-il.Franchement,Oliver,jetecroyais
unpeuplusclasse.»
Olivervireaurougesousnosyeux,cequejetrouvecharmant.
«J'adore les cafétérias, m'exclamé-je gaiement. Au moins on voit les photos de ce qu'on
commande!
—OK,c'estcool,dit-ilenfranchissantlaporte.Jerepassevers20heures?
—Super,acquiescé-jeavantderefermerderrièrelui.Kurt!C'étaittropmalpoli!
—Quoi?lâche-t-ilenlevantàpeinelesyeuxdesonVogue.C'estnaze,commerencard.»
Chloegriffonnefurieusement,maisjenevoispasquelestlerapportavecl'article.Saufle
faitquejesorteavecunmeccesoir.Jejetteuncoupd'oeilpar-dessussonépaulepourvoirsi
elleanotéqu'Oliverestgrandetbeau.
« Violette, il faut que j'aille au pipi-room, dit Kurt en se levant et en m'attrapant par le
bras.Tum'accompagnes?
—Heu,biensûr.Chloe,onrevienttoutdesuite.»
Ellem'adresseunsourirejoyeuxets'installedanslecanapé.
Kurtmanquedem'arracherlebrasdanslecouloir,etlorsquenousarrivonsauxtoilettes,
ilcroiselesbrassursapoitrineets'appuiecontreunlavabo.
«Alors... C'est quoi, l'histoire? Pourquoi Chloe ne peut-elle pas être au courant de
l'amoureuxdulycée?
— Pour rien, dis-je en me recoiffant dans la glace pour ne pas avoir à regarder Kurt en
face.Jen'aijustepasenviequeçasoitpublié.
—Mensonge.Tusecouaislatêtecommesij'étaissurlepointdeluiannoncerquetuavais
tuésagrand-mère.
—Oh,jet'enprie,marmonné-je,enessayantd'avoirl'airnaturel.Jenevoispasdequoitu
veuxparler.
— ElleconnaîtDavid, c'estça?» demandeKurt. Eh merde! Tous les gays sont-ils aussi
perspicaces?
«Jen'ensaisrien,dis-jeenmepenchantpourouvrirlerobinet.
—Pourquoitutelaveslesmains?demandeKurt.
—Quoi?Parcequ'ellessontsales,àcausedutrain.
—Tuesnerveuse.Etc'estparcequetun'espashonnêteavecmoi.Maiscen'estpasgrave.
»Ilfermelerobinet,metenduneservietteenpapier.«JevaisjusteallerdemanderàChloe
sielleconnaîtuncertainDavid.»
Ils'approchedelaportequimèneverslecouloir.Moncœurs'emballe,jelerattrapeparle
coude.
«Nefaispasça,supplié-jeenbaissantlesyeuxverslecarrelagesalelorsqu'ilseretourne
versmoi.ChloeestlapetiteamiedeDavid.»
Lorsdurendez-vousavecOliver,jesuisincapabledemeconcentrer.JecrainsqueKurtne
disequelquechoseàChloes'ilboittroppendantlafête.Pasparcequ'ilenauraitl'intention,
maisjusteparcequ'ilestKurt.Lasubtilitéetlessecrets,cen'estpassontruc.
«Jevoussersquelquechoseàboire?demandeleserveur.Oliverestenface,Chloeàcôté
de moi. Elle commence vraiment à me taper sur les nerfs - et ce n'est pas seulement parce
qu'elle tient la chandelle pour de bon cette fois. C'est sa façon hyperenjouée de parler (elle
sembleseconduireunpeucommesinousétionslesfillespopulairesducollègeoujenesais
quoi).Enplus,ellenoteabsolumenttout.Et,pourfinir,jetrouveénervantqu'ellerieaussi
facilement(aveccethorriblegrognementdecochon).
«UnCocalight,répondChloe.
—Unmilk-shakeàlavanille»,dis-je.Etbim,lecompteurdecalories!
Oliver commande une bière, et on ne lui demande même pas sa pièce d'identité. «
Impressionnant,dis-je.
—Toutestdanslafossette»,répond-ilensouriant.
Chloe nous a demandé de faire comme si elle n'était pas là. Elle nous a promis d'être la
plusdiscrètepossible-cesontsesmots-etpourtantelleestincapabledegarderlabouche
fermée.
«Alors,tuesd'où,Oliver?demande-t-elle.
—Westport,dansleConnecticut.»
Jenejureraispasavoirsulenomexactdesaville.
«Tuasdesfrèresetsœurs?interrogeChloe.
—Justeunepetitesœur.Elleaquatorzeans.»
Encoreuneinformationquejeneluiaijamaisdemandée.
«Comments'appelle-t-elle?»enchaîneChloe.
Et moi, je décroche. Je suis vraiment égocentrique à ce point? Je n'ai jamais posé de
questions à Oliver sur sa vie. Certes, Chloe est journaliste, mais il n'empêche qu'à cause
d'elle,jenemesenspastrèsfière.Jeferaismieuxdereprendrelefildelaconversation.
«...al'airgénial!s'exclameChloe.Violetteaunpetitfrèrequis'appelleJake,c'estunestar
dubasket.Vousavezvraimentdesfrèresetsœursquiassurent.»
Ellemesourit.Jeluiréserveunsourirebouchefermée,lemieuxquejepuissefairefaceà
unenthousiasmeaussidébordant.
«CommenttuesaucourantpourJake?
—Oh,Davidm'atoutracontésurtoi.Parfois,j'ail'impressionquetoutesavieenCaroline
duNordtournaitautourdetoi!»
C'estvrai?Jesensmesmainsdevenirmoite.
«QuiestDavid?demandeOliver.
—Monpetitami!»répondChloe,pileaumomentoùjeréponds«Monmeilleurami».
Ellemeregardeetmesourit.«Jel'airencontrégrâceàViolette-ilsseconnaissentdepuis
toujours.
—C'estsuper,ditOliver.
—Oui,ditChloe.Ilestplusjeunequemoi,maisilestvraimenttropadorable!»
Rienqu'àvoirsonvisageradieux,j'aienviedeluienvoyeruncoupdepoingdanslafigure.
Maisj'aiaussienvied'ensavoirplussurDavidetmoiousurnotrevieenCarolineduNord.
Quelles anecdotes lui a-t-il racontées? Quels détails a-t-il inclus? A-t-il le sourire lorsqu'il
évoquedessouvenirsquimeconcernent?
«Violette!crieChloetrèsfort.
—Oh,quoi?dis~jeenmeconcentrantànouveausurOliveretelle.
—Jeviensdedirecequej'aimechezDavid,etOlivert'ademandécequetuattendaisd'un
mec.
—Pardon.Jecroisquej'avaislatêteailleurs.»
Jeneparvienspasvraimentàprofiterdelafêtecesoir-là.Oliverestsympa,ilestauxpetits
soins avec moi, mais je suis obsédée par Chloe : son comportement, sa façon de parler, de
faireconnaissanceaveclesgens(elleleurserrelamain,cequiestvraimenttropadultepour
une fête étudiante). Elle parvient à doubler tout le monde dans la queue au bar à plusieurs
reprises,justeparcequ'elleainformélesorganisateursqu'elleétaitâgéedeplusdevingtet
unansetpouvaitalleracheterd'autresbièrespourl'after,sinécessaire.
Qu'est-ce que David lui trouve? Comment a-t-elle pu me remplacer dans son cœur alors
quenoussommessidifférentes?
«Lavieétudiante,c'estvraimentgénial!»s'exclameChloeensepenchantversmoi,près
d'unefenêtrequidonnesurlacour.Lecampusestvraimentmagnifique,toutéclairé,lanuitlesalléesquisecroisent,lesgensquirientàlalueurdesréverbères.
«Ouais,dis-jesansconviction,entournantledosàlafenêtre.
—Oliveresttroooopchou!couine-t-elle.Ilfautabsolumentquetul'amènesàNewYork
unsoir,onsortiraitàquatre,avecDav.
Dav?Dav?!Jamaisiln'alaissépersonneabrégersonnomainsi.
«Tusais,tupeuxboiredevantmoi,reprendChloeendésignantdelatêtelacannettede
Cocaquej'aiàlamain.Jen'enparleraipasdanslepapier.
—Jenesuispasd'humeur,c'esttout.»Etc'estvrai.Mêmes'ils'agitd'unchoix,puisque
j'aiestiméqu'ilvalaitmieuxpourmoiquejeneterminepassaoulecesoir.
«Est-cequetoutlemondeestaucourantquetuesmannequin,ici?s'enquiertChloe.
—Certains»,dis-je,sansm'étendresurlesujet.Enréalité,jecroisquelaplupartdeceux
que mon métier de mannequin intéressait au début se sont maintenant habitués à me voir
surlecampus.Jedevraispeut-êtreledireàChloepourqu'ellepuissemeciterdansl'article,
maispourl'instantjeveuxjustequ'ellemelâche,alorsjen'encouragepaslaconversation.
«Tusais,jetetrouveencoreplusjoliequandtun'espasmaquilléenihabilléepourdéfiler,
ditChloeenreculantpourmieuxm'observer.Tuasvraimentlaclasse.»
Je baisse les yeux vers mon jean noir, mon ample sweat-shirt en coton léger de chez
AmericanApparel.J'ailescheveuxdétachés,quim'arriventauxépaules,etunedouzainede
braceletsenargentaupoignetgauche.Riendespécial.Chloeasûrementtropbu.
« Alors, écoute, poursuit-elle, puisque je reste silencieuse. J'ai pensé au reste des
interviewsdontj'aibesoin,etj'espéraisquetupourraisrepartiravecmoiàNewYorkdemain.
—Ilfautquejerévise,lancé-jed'untoncassant.Pourquoias-tubesoindemoi?
—Jevoudraistevoirdanstouslesmilieuxoùtuévolues,avectesplusprochesamis.J'ai
appeléDavid,ilestd'accordpoursortiravecnousdemainsoir.Etceseraitbiendecontacter
tesanciennescolocsVeronicaetSampourleurproposerdesejoindreànousaussi.Comme
ça,j'auraicouvertlelycée,lafac,lamode.Marilyndevraitêtrecontente.
—Jecroisquejepeuxmelibérer,dis-je,ennevoyantpascommentrefuser.
—Génial!s'exclameChloe.Onprendrauntrainenfindematinée,pourpouvoirdormir
tard.Jetepariequejevaismepayerunegueuledeboismonstrueuse!»
Je lui adresse un sourire tiède. Ça me gonfle un peu que les gens parlent de la quantité
d'alcoolqu'ilsontingurgitée-surtoutquandilssontencoreentraindeboire.
Lorsqu'ellemelaissepourallerremplirsonverre,Oliverapproche.
« Cette nana, là, Chloe, elle va rester jusqu'à la fin de la soirée? » demande-t-il. A son
utilisationdumot«nana»,jevoisbienqu'ilestsaoul-Olivers'exprimeengénéraldefaçon
trèspolitiquementcorrecte.
«Jecrois.
— Autrement dit, tout ce qu'on fait sera immortalisé pour les lectrices de Teen
Fashionista?
—C'estpossible.
—J'imaginequ'onsortiraensemblepourdebonuneprochainefois,alors?demande-t-il,
pleind'espoir.
—C'estclair»,dis-jeenespérantqu'ilneremarquerapasquemabouchesouritmaispas
mesyeux.
Lelendemainmatin,onfrappeàmaporte.Jejetteuncoupd'œilàmonréveil:9h43.
«Kurt,retournetecoucher!»crié-je.Maislesonestassourdiparl'oreiller.
«Quoi?demandeChloe,habillée,fraîcheetpimpante,latêtedansl'entrebâillementdela
porte.Jet'aiapportéuncafé!»
Jem'assiedsetécartelescheveuxdemesyeux.«Hum,merci.Qu'est-ilarrivéautrainde
findematinée?
— Mais c'est déjà la fin de matinée ! » dit-elle en entrant dans ma chambre et en
s'asseyant sur mon lit. Il faut vraiment que je mette une chaise ici. « De toute façon, je
n'arrivaisplusàdormir.Jesuistellementexcitéeàproposdel'article,Violette.Jecroisqueça
vavraimentêtresuper.»
Je rejoue mentalement la soirée de la veille : rencard avec Oliver durant lequel Chloe
monopoliselaconversation,fêtesansunegoutted'alcool,aulità2heuresdumat.Comment
pourrait-elleentirerunarticle«super»?
«Tuasbiendormi?demandé-je.
— Oh oui. Le canapé est très confortable. Et moi qui suis habituée à partager un
minusculelitdechambreuniversitaireoumonvieuxlituneplaceavecDavid,j'aitrouvétrès
agréabledepouvoirm'étaler.»
Beurk ! J'ai envie de me couvrir les oreilles avec les mains et de me mettre à chanter «
lalalalalala » pour ne pas entendre ça. Mais ça pourrait paraître bizarre. Je préfère donc
changerdesujet.
«J'aieuVeronicahier.Elleseralàcesoir,etellevaappelerSam.
— Fantastique ! dit Chloe. David nous rejoint pour le déjeuner, avant qu'on sorte tous
ensemble.C'estpourçaqu'ondoitprendreletrainde11h33.Tucroisquetupeuxêtreprête
assezrapidement?»
Àchaqueminutequipasse,Chloem'énerveunpeuplus.Maintenantjesuisobligéedeme
levertôtunsamedipourpouvoirjouerauménageàtroisavecDavidtoutl'après-midi?
«Pasdeproblème»,dis-je.Cequejepeuxêtrelâche.
En arrivant à la douche, j'entends, étonnée, quelqu'un dans la cabine voisine chanter «
Like a virgin - ooh ! ». Ça fait un moment que je n'ai pas croisé ce couple qui s'embrassait
danslasalledebainsetmaintenant,jesuispresquetotalementhabituéeaufaitqu'ellesoit
mixte.Deplus,jereconnaislavoix.
J'entredansmacabineetcommencemonshampoingavantdehurleràKurt:«Qu'est-ce
quetufaisdéjàdeboutàcetteheure?demandé-je.
—VV!s'égosille-t-il,savoixrésonnantentrelesmurscarrelés.Ilparaîtquenousprenons
letrainde11h33,alorsvoilà!
—Commentça,nous?crié-je,enrinçantlamoussedemescheveux.
—Ehbienoui,nous!ChloeAndersonm'ainvitéhiersoir.
—C'estvrai?»Kurts'estbientenuàlasoirée,maisilnemeparaîtpastrèsraisonnable
qu'iltraîneavecDavid,Chloeetmoi,alorsqu'ilconnaîttoutel'histoire.Jesuissurlepointde
lui annoncer qu'il ne peut absolument pas venir lorsque je l'entends fredonner : «Je vais
pouvoirrencontrerVeronicaTra-ask,jevaispouvoirrencontrerVeronicaTra-ask…»Ilal'air
tellementexcité.
«Tunepourraispasnousrejoindrecesoir,plutôt?Tudoisavoirdestasderévisions,des
trucsàfaire...»
Jel'entendscouperl'eau.«Etraterl'après-midiavecDavid?demande-t-il.Paslamoindre
chance,princesse.»
Jepasselatêteparlerideaudedouche.«Promets-moidenepasdireunmot,dis-je.Nide
jamaisleverlesyeuxaucielniriendutout!Davidesttrèspsychologueetobservateur,ilse
douteradequelquechosesituasuncomportementbizarre.
—Tucroisquejenesaispasmetenir,c'estça?»réplique-t-ilenfeignantdesevexer.
Jehaussemesépaulesnuesderrièrelerideau.
«VioletteGreenfield,tuasdevanttoiunétudiantenartdramatique!Etnet'inquiètepas.
Jevaisassurerlespectacle.»
Il attrape sa trousse de toilette et sort dans le couloir vêtu seulement d'une serviette
autourdelataille.
C'estexactementcequejecrains,pensé-je.
16.
Lorsque notre train arrive enfin à Grand Central, je me sens plus reposée. Kurt et Chloe
ontpassétoutletrajetàbavarder-cequifutunsoulagement.Dèsquej'aicomprisqueKurt
s'en tiendrait aux thèmes sans danger et ne parlerait pas vraiment de David, je me suis
octroyéunepauseiPod.
JeremarqueavecsatisfactionqueDavidn'estpasàlagarepouraccueillirChloe,commeil
l'afaitavecmoil'autrejour.Kurtetmoiavonsnosaffairespourlanuit-jemesuisarrangée
pour que nous dormions chez tante Rita à Brooklyn - et nous passons les déposer à
l'appartementdeChloepournepasenêtreencombrésaudéjeuner.
Son minuscule studio est adorable, je dois bien le reconnaître. Il y a une vraie salle de
bains avec une fenêtre et un petit coin dressing, ainsi qu'une cuisine ouverte sur le salonchambreàcoucher.Touslesmurssontdecouleurpastel,cequipourraitfairebonbonnière,
mais c'est finalement réussi. Un bouquet de fleurs fraîches est posé sur la console dans
l'entrée,etjeremarquequetoutlemaquillagesursacommodeesthyperhautdegamme.On
diraitquequelqu'unafaitunerazziadansleplacardbeautédeTeenFashionista.
«Ooh,unlitMurphy!»s'exclameKurtendésignantlapartiedumurquis'abaisselesoir
poursetransformerencouchage.
Jem'imagineDavidici,entraindepréparerledîner,puisdeseblottiravecellesurcepetit
lit,devantlatélé.
« C'est David?! » s'écrie Kurt en montrant un cadre qu'il a trouvé sur la bibliothèque. Je
me penche par-dessus son épaule pour jeter un coup d'œil. C'est l'une de ces photos super
kitschoùlemectientlafilledevantlui.Pire,elleestennoiretblancetsemblepriseenhaut
del'EmpireStateBuilding.Jevaisvomir.
«Oui,répondChloe,dontlesourires'élargit.
—Ilestcarrémentplussexylà-dessusquesurlesvieillesphotosqueVioletteadanssa
chambre.»MerciKurt,informationessentielle.Puisilsetourneversmoi.«Violette,tune
m'avais pas dit qu'il poussait de jolis mecs branchés comme lui en Caroline du Nord. Il est
peut-êtretempsquejefasseuntourcheztoi!
—Tun'entrouveraspasunquis'avouegay.
—Ça,çapeuts'arranger»,répond-il,uneétincelledansl'œil.Finalement,çapourraitêtre
unebonnechosequ'ilsoitvenu.Ilestdifficiled'êtredemauvaisehumeuravecKurtdansles
parages.
«Alors,oùdevons-nousretrouverMonsieurMerveilleux?demandeKurt.
—DansuncafédeWestVillage,toutprès,répondChloe.C'estundesendroitspréférésde
David.»
Çam'énervequ'elleconnaisselesendroitspréférésdeDavidàNewYorketpasmoi.
Depuis l'appartement de Chloe à Chelsea, nous parcourons quelques pâtés de maisons
jusqu'aux rues tortueuses de West Village. Les numéros ne fonctionnent plus selon le
quadrillage,commeailleursàManhattan,cequiexpliqueenpartielecharmeeuropéendece
quartier.ÇamerappelleunpeuParis,bienquejen'endiserien-çaparaîtraittropsnob.
Nous atteignons un petit café à l'angle de deux rues dont les vitrines sont décorées de
rideauxdedentelle.Unchoixgigantesquedepâtisseriess'étalesousnosyeux.
«Vousêtessûresqu'iln'estpasgay?»s'enquiertKurt.
Jeluidonneuncoupdepoingdanslebras.
«C'estlecafépréférédeDavidparcequ'illuirappelleBarcelone»,expliqueChloe.
Moncœurfaituntriplesautpérilleux.BarceloneestlavillequeDavidetmoiavonsvisitée
ensemble.Jemedemandesic'estpourcetteraisonqu'ilaimecetendroit.
Enobservantledécorj'enremarquelesdétails:lesrondsdeservietteenargentlustré,les
toutes petites bougies sur chaque table, les soliflores garnis d'une rose rose. Ce café a un
charmefou.
Toutàcoupj'aperçoisDavidàunetableprèsdelavitrine.Pendantuninstant,lorsqu'ilme
voit,c'estcommes'iln'yavaitquenous.Nousdeux,dansunmondeoùnouspourrionsnous
blottirdansuncoinetdiscuterdesheuresdurant.
Mais soudain s'élève la voix haut perchée de Chloe. « Chéri ! » couine-t-elle. Elle se
précipite sur le siège à côté de David et plante un baiser sur ses lèvres. Kurt et moi nous
installonsenfaceetilserremamainsouslatable.C'estagréabledesentirqu'ilcompatit.
«David,jeteprésenteKurt,ditChloe,quandelleafinideluilécherlevisage.C'estunami
deVioletteàVassar.
—Charmé»,ditKurtentendantlamaincommes'ilvoulaitqueDavidydéposeunbaiser.
Davidritetlaserremaladroitement.
«Mince!»chuchoteKurt.Puis,plusfort:«Enchanté.
—Moiaussi»,répondDavid.
Chloe sort son mini-enregistreur et le pose sur la table. Nous le regardons, soudain l'air
malàl'aise.
«Cecaféestvraimenttropmignon,remarqué-jeenm'adressantàDavid.Chloemeditque
c'esttonpréféré?
—Ouais,répondDavid.Tuterappellescetteterrasseoùnousnoussommesarrêtéspour
déjeuneràBarcelone?
—SurlesRamblas,prèsdesvendeursdefleursetdesmusiciens.
—C'estça,celuiaveclesnappesenpapieretlesrondsdeservietteenargent.
— Exactement comme ici », conclué-je en souriant. Nous nous sourions pendant un
instantetjesensmonvisagemecuire.
«J'adoreBarcelone»,intervientChloe.Lasensationdechaleurdisparaîtrapidement.«J'ai
passésixmoislà-basendeuxièmeannéedefac,tusais.Davidtel'araconté?
—Non.
—C'estunevilletellementromantique,dit-elleenregardantDavid.
—C'estvrai»,ditDavidenmeregardant.
Kurttousse.«Alors,qu'est-cequ'onmangedebon,ici?lance-t-il.Jemeursdefaim.»
Dans la soirée, nous avons prévu de retrouver Veronica et Sam au Marquee. Ce n'est
vraiment plus mon univers, mais Chloe pense que nous devrions évoquer mes anciennes
colocatairesdansleportrait,etc'estlàqu'ellesserendentcesoir.
«C'estunesoiréemannequinsD-J,expliqueVeronica.Lapresseseralàenforce.»
Veronicaapourmissiondedécrocherunenouvellecampagne,d'arpenterlespodiumsles
plusprestigieux,defairelacouverturedeVogue.Cetuniversmeparaîtàdesannées-lumière,
aujourd'hui.
Lorsquenousarrivonsdevantleclub,j'emmènetoutlemondeversuneentréedérobéeoù
levideurm'accueilleparuneaccolade.«Salutjoliefille,medit-il.Vousêtescombien?
—Quatre.Merci.»
Kurt sautille sur place d'excitation. Nous nous dirigeons vers la table dans un coin où je
saisquenoustrouveronsSametVeronica.Quelquesautresmannequinssontassisavecelles,
mais Veronica les chasse sans ménagement lorsqu'elle nous voit arriver. Toujours aussi
garce.
ElletendrapidementlajoueàDavidetàChloepuismeserrefortdanssesbras.Enfin,elle
setourneversKurt.
OnlecroiraitenprésencedeDieu,pasmoins.Ilalabouchegrandeouverte,lesmainsqui
tremblent.
«Tuesmapréférée!hurle-t-ilpar-dessuslespulsationsdelamusique.
— Espèce de traître ! » crié-je pour rire. Sam fait aussi mine d'être vexée, avant de se
pencherpar-dessuslatablepoursaluerKurtd'unbisousurlajoue.
Veronica rit et l'embrasse sur l'autre joue. Il pose sa main à l'endroit précis où se
trouvaientseslèvresetlalaisselàpendantuneminute.
«Alors,onestensortieofficielle,cesoir?mesouffleVeronicaàl'oreilletandisquenous
nousinstallonsautourdelatable.
—Ouais,dis-je.Heureusement,personnenes'entend,sansquoionseraitforcédefaire
hypergaffe.»
ChloeetDavidseserrentd'uncôté,etSams'assiedàl'extrémitédelabanquette,pourque
KurtpuisseêtreàcôtédeVeronica,elle-mêmeassiseaucentre,avecmoi.Ondiraitungamin
émerveilléquivientdevoirMickeyenvrai.
Nousattraponsdesverressurleplateaud'unserveuretnousgoûtonsàceChampagnequi
estaufraisdansunseauaucoindelatable.
«Ah,ça,c'estlavie!s'exclameKurt.
—Oui,maispaslanôtre!»dis-jeenriant,enpensantauxcannettesdebièrequenous
nousenfilonsd'habitudedansnotrechambre.
Soudainpasseunremixde«BizarreLoveTriangle*»,unechansondesannées80,cequi
mevautunregardlourddesensdeKurt.
*Triangleamoureuxbizarre
Puisilattrapemamain.«Viens,ondanse!»
Il entraîne aussi Veronica et Sam sur la piste et je vois bien qu'il réalise un de ses
fantasmesinspirésduStudio54,surunepistededanseéclairéeàlalumièrenoireaumilieu
detroismannequins.Ilnemanqueraitplusqu'undesserveursultramusclésleremarqueet
luiglissesonnumérodanssapoche,etKurtseraitauparadis.
Nous continuons à danser pendant plusieurs morceaux, mais lorsque les remixes des
années80cèdentlaplaceàlahousehardcore,jetiremarévérence.Jeregagnelatable,oùje
trouveChloeetDavidquisedisputent.
«...nesertàrienpourtonarticle!ditDavid.
—Biensûrquesi!hurleChloe.
—Oh,jet'enprie!crieDavid.Tuasjusteenviedesortirparcequetuenasmarrequeje
net'accompagnepasenboîte.Ehbien,figure-toiquejen'aimepasça!Etjesuisbiencontent
denepaspouvoirentrerquandVioletten'estpaslà,elleestlaseulequirendecesendroitsun
tantsoitpeusupportables.»
Tous deux lèvent la tête et me voient les regarder. Je n'ai pas été franchement discrète
pourécouterleurconversation.J'aiétéobligéedemepencherverseuxpourentendre,malgré
leurscris.
ChloeattrapesapochetteetfoncesurlapisterejoindreKurt,VeronicaetSam.Elleal'air
d'une Lilliputienne à côté d'eux tous, si grands, mais elle se met à danser comme si elle
s'éclataitcommeunefolle.JeregardeDavid,hausselesépaules.
«Çateditdesortird'ici?propose-t-il.
—D'accord.»
Ilattrapemamainetnousnousdirigeonsverslasortiedederrière.
Ilfaitunfroidpolaire,dehors,maisjesuistellementeuphoriquequej'aichaud,tandisque
Davidm'entraîneàunpâtédemaisonsdelàsanslâchermamain.
«C'étaitquoi,leproblème?demandé-je,alorsquenousgagnonsla8eAvenue,situéejuste
aprèslenoman'slandqueconstituelequartierdesboîtesdenuit,unpeuplusàl'ouest.
—Rien,marmonneDavidenlâchantmamain.Jen'aipasenvied'enparler.
—OK»,dis-jeenenfouissantmesmainsdanslespochesdemonmanteau.Jerepèreun
tableaunoiroùilestinscritFRITESAUFROMAGEengrosseslettresjaunes.Jemetourne
versDavidaumomentprécisoùilaperçoitlepanneau.
Ilcroisemonregardetdit:«Oui!»
Nous pénétrons dans un vieux pub à l'anglaise avec des pompes à bière en cuivre et un
énormejuke-boxdanslecoin.Ilyabientroisclientsaucomptoir,maissurtoutbeaucoupde
tablesvides.
«Tut'occupesdesfrites,etmoidelamusique»,déclareDavid.
Le barman porte un cache sur un œil, et, pendant un instant, je crains qu'il ne me
demande ma carte d'identité, mais non. Je commande une assiette de frites au fromage et
deux pintes de Stella, une bière que j'ai découverte à Paris, avec un mannequin anglais
hypercool.
Jem'assiedsàcôtédumanteaudeDavidpendantqu'ilfinitdechoisirlamusique.Jesais
déjà que je vais interpréter le moindre mot des paroles de chaque chanson qu'il choisira,
parcequejesuisbête.Jemedemandes'ilenestconscient.
Lorsqu'ilmerejointàlatable,lebarmannousapportedéjànosfrites.
«Merci»,dis-je.Ilmerépondparunclind'œilduseulcôtévisible.
«Willie-n'a-qu'un-œilenpincepourtoi,remarqueDavid.
—Cesfritesnesontpasaussibonnesque...,commencé-je.
—...cellesdechezLinda»,termineDavid.ChezLindaestunbardeChapelHillquisert
des frites au fromage avec des petits morceaux de bacon et de ciboulette, et une délicieuse
sauceranch.Celles-cin'ontriend'exceptionnel.
«Ehoui,lesNew-Yorkaisneconnaissentpaslajoiedelasauceranchetdespetitsbouts
debacongrillé,contrairementànous,dis-jeenmebattantavecunefritepourentortillerle
fromagequiendégouline.
—Entoutcas,lefromageestbienfondu.
— C'est vrai. Comment est le juke-box? » La chanson qui vient de commencer est un
morceau de John Cougar Mellencamp, « Small Town ». J'en suis certaine, ce n'est pas le
choixdeDavid.
«PasaffreuxaupointdemeforceràchoisirJohnCougar,quandmême,répondDaviden
buvantunegorgéedeStella.Trèsbonne,cettebière!
—Oui,bienmeilleurequecellequ'onboitàlafac»,dis-je,déjàunpeuéméchéedemes
quelquespremièresgorgées.
Nous nous sourions, et je me demande comment nous en sommes arrivés là. Deux
meilleurs amis, proches depuis la petite enfance, assis dans un bar, bien au chaud par une
froidenuitd'hivernew-yorkaise,devantunjuke-boxlumineuxetdeuxpintes.
«Onesttellementmieuxiciqu'enboîte,soupireDavid,quilitdansmespensées.
—Carrément.Chaquefoisquejevaisenboîte,j'ail'impressionquejesuiscensée aimer
ça,quejedevraism'amuser,maiscen'estjamaisvraimentlecas.
—Exactement!»lâcheDavid,encolère.Ilbaisselesyeuxverslatable.
«Tuesfâché?
—Non,dit-il,avecunregardplusdouxlorsqu'ilseposesurmoi.Plusmaintenant.»
Mon cœur bondit lorsque je le vois tendre la main. Je le crois presque sur le point de
prendrelamienne,maisaulieudeça,ils'emparedemonverre.«Onlesfinit?demande-t-il,
uneétincelledansl'œil.
—Go!»crié-jeenmedépêchantdeterminermabière.J'aifaillilebattre.
Lebarmanpirates'approcheinstantanément.«Onremetça?demande-t-il.
—Oui»,dis-je,toutessoufflée.
Quelquesbièresplustard,Davidetmoisommesenpleindébatsurlesméritesdesséries
GossipGirl(bien)contreLagunaBeach:theHills(mieux).
«TheHills,c'estlaréalité!dis-je.Commentpeux-tupréférerlafictionauréel?!
—Non,maistudélires?!s'exclameDavid,incrédule.TheHillsestàpeuprèsaussiproche
duréelqu'unépisoded'Amour,gloireetbeauté.
—TuesjustefandeGossipGirlparcequetut'imaginesenDanHumphrey.
—Tuvasquandmêmepasnierquej'aiunfauxairdePennBadgley?demandeDavid,la
têtepenchée,sonsweat-shirtOriginalPenguindébiletoutfroisséàcausedesgrandsgestes
qu'ilafaitsdanslefeudenotrediscussion.
— Ce n'est pas faux, dis-je en riant. Mais de toute façon, cette série est vraiment
caricaturale.
—Çat'évoquequandmêmelelycée,non?
—Lelycéedequelqu'und'autre,peut-être.
—CeluideVeronica,parexemple,suggèreDavid.Tuasvucommentelleaenvoyébalader
lesfillesquiétaientavecellequandonestarrivés?
— C'est tout elle. Au moins, elle nous a fait profiter de sa hiérarchisation sociale
décomplexée.
—Tuastoujoursétéunebonneamiepourelle.
—Peut-être.Celadit,jenesaisplustropcequ'onaencommundepuisquejenesuisplus
mannequin.Jeluiparledemoinsenmoins.
—CommequandJennyGlassmanacesséd'êtretonamieenCPparcequetuasarrêtéla
danseclassique?demandeDavid.
—Sionveut.Saufqu'onn'aplussixans.
— Je crois quand même que tu devrais garder contact avec Veronica, dit David. Ça
compterabeaucouppourelleunjour.
—Merci,vieuxsage,dis-jeensouriant.»
J'adore. J'adore que David me donne des conseils et qu'il écoute vraiment ce que je
raconte.J'adorequ'ilsoitcapabledefaireréférenceauCPpoursefairecomprendre.J'adore
qu'il me connaisse si bien. Je suis sur le point de lui dire combien j'aime ça — combien je
nousaime-lorsquej'entendslespremiersaccordsd'unechansonfamilière.
«C'estcellequetuaschoisie?demandé-jeenregardantDaviddroitdanslesyeux.
—Tuasvraimentbesoindeposerlaquestion?»
C'est«AllIwantisyou*»,deU2.
*Jeneveuxriend'autrequetoi
Jemesouviensdelapremièrefoisquejel'aientendue-c'étaitsurunecompilationfaite
pour David par son cousin Frank (plus âgé que nous, super branché) lorsque nous avions
environdouzeans.Frankfaisaittoujourslesmeilleures compils de chansons rétro que j'aie
jamaisentendues.JetueraispourcopiersesplaylistsiPod.
Yousayyouwant
Diamondsonaringofgold...
Aucollège,nousécoutionscemorceauenboucle.Jem'imaginaistoujoursquec'étaitBrian
Radcliff,letypepopulairedontj'aiétéamoureusependantàpeuprèscinqans,quimeparlait.
Davidchoisissaitunefilledifférentetouslesquinzejours,maisj'aitoujourseul'impression
qu'ellesneluiinspiraientpasgrand-chose.
Nous demeurons assis en silence, à écouter Bono chanter pendant que le barman
commenceàmettreleschaisesàl'enverssurlestables,quelecuistotsortpourbalayerlesol,
quelestroisclientsaucomptoirs'envontentraînantdespieds.
«Jecroisqu'ilfautqu'onyaille»,ditDavidenselevantetmetendantlamainaumoment
oùBonoentonnelesderniers«AllIwantisyouuuu»delachanson.
«Onvaratertesautresmorceaux,protesté-je.
—C'estsûrementmieuxcommeça,répliqueDavid.
— OK », admis-je, pas vraiment pressée de quitter la chaleur de ce bar où personne
d'autren'existe,quenous,oùj'aifaillidireàDavid...
«Jet'aime.»J'entendsmavoix,maisc'estcommesijenelacommandaisplus.Est-ceque
jeviensvraimentdedireça?
«Quoi?demandeDavid.Tupeuxrépéter?
—Non,dis-jeenmelevantsansprendresamain.
—Non?Tuneveuxpasrépéter?
— Je ne sais même plus ce que j'ai dit, bafouillé-je, en me rendant compte, une fois
debout,quejesuisunpeuplussaoulequejenelepensais.Jecroisquej'aitropbu.»Jeplace
mamainsurmonfrontavecunegrimace,enespérantnepasavoirprononcécesmots.
« Alors tu ne pensais pas ce que tu as dit? demande David en me regardant d'un air
interrogateur.
—Jecroyaisquetun'avaispasentendu.
—Si,j'aientendu»,dit-ilenfixantmonvisagesansvraimentmeregarderdanslesyeux.
Iln'apasl'aircontent.
J'aimeraisajouterquelquechose,parexemplequejen'avaispasvraimentcompriscequi
comptait pour moi jusqu'à maintenant, que je crois que je l'aime depuis longtemps sans le
savoir.
Maisilprendlaparolelepremier.«Viens,onyva.»
Nousgagnonslaportesanséchangerunregard.
Cettefois,lorsquenoussortonsensembledansl'airglacédel'hiver,ilmeparaîtbienplus
froid.
17.
Nous arrivons devant le Marquee et j'aperçois les boucles blondes de Chloe qui
rebondissentdanstouslessens.Elletitubesurletrottoir,soutenueparKurt.
«Salut»,ditDavid.
Chloe se jette à son cou amoureusement, manquant de le faire basculer en arrière. «
Pardonne-moimonchéri,ânonne-t-elle.Jet'aime.
— Viens, je te ramène à la maison », répond David. Il tend le bras pour serrer la main à
Kurt.«Àplus,vieux.Mercid'avoirveillésurelle.»
IlhèleuntaxietaideChloeàs'installersurlabanquettearrière.Puisilseredresseetse
tourneversmoiavantdemonteràsontour.
«Bonnenuit,Violette.»
Jelesaluedelamainsansconviction.Jenesaispastropcequivientdesepasser,maisje
mesensinfinimenttriste.
À l'instant où le taxi s'éloigne, Kurt me demande : « Où étais-tu passée, ces quatre
dernièresheures?!»Avantquej'aieletempsderépondre,ilsemetàparleravecanimation.«
Ooh,tuasvraimenteudelachancequeChloeseprenneunecuite!Elleaàpeineremarqué
quevousaviezdisparutouslesdeux,avecDavid,grâceauChampagnequeVeronicaetSam
luiontfaitavaler.Tuleurdoisunefièrechandelle!»
Je jette un coup d'œil à mon portable et constate que j'ai manqué six appels. Oups. « La
musiqueétaittrèsfortedanslebar,dis-je,enmerendantcompteaumêmemomentqu'ilest
4h26.VeronicaetSamsontparties?
—Oui,répondKurt.Ellesonttouteslesdeuxunshootingsupertôtdemain.
— Ecoute-moi ça, on a l'impression que tu fais déjà partie des initiés de l'industrie,
remarqué-jeenluidonnantuncoupdepoingdansl'épaule.
—Aïeeuu,gémit-il.Jesuisdouillet.
—Viens,onprenduntaxi.C'estmoiquipaye.Acetteheure,letrainmetdesplombes.
—OK,mademoisellelaNew-Yorkaise.»
Arrivés devant la porte de Rita à Brooklyn, je déniche la clé dissimulée sous un pot de
fleurs,unecachettevraimentfacileàtrouver,maisRitaestcommeça.Nousdescendonsau
sous-soldanslachambred'amis-lespoupéesdechiffonAnnetAndysont,commetoujours,
poséeschacunesurunlit.
«MoijeprendsAndy!murmureKurt.
—Evidemment.»Jemebrosselesdents,ôtemeslentilles,melavelevisageetenfileun
vieuxtee-shirtdanslequelj'aimebiendormir.J'essayed'oubliercequej'aiditàDavid,jen'ai
pasenvied'ypenser.Dumoinspasavantleleverdusoleil.
Jesuisréveilléeparuneodeurdepancakes,cequiestcomplètementinhabituelchezRita.
Jem'étaisattendueàcequeRitanouslaisse,aumieux,unpaquetdecéréalespériméesdans
unplacard,accompagnéd'unmessagenousindiquantqu'ellenousverraitplustard.
Je me tourne vers le lit de Kurt. Il est fait, la couette parfaitement tirée, avec Andy la
poupée de chiffon posée bien au milieu, comme si personne n'y avait dormi. J'ai horreur
d'êtreladernièredebout.
J'enfile un jean, attrape mes lunettes dans mon sac et monte au rez-de-chaussée sans
même me passer un coup de brosse dans les cheveux. Quand j'arrive dans la cuisine, je
découvre tante Rita, assise à table, un sourire ravi sur les lèvres et Kurt qui s'agite aux
fourneaux,unepoêleàlamain.Ilretourneunpancake.
«Oh,Violette!s'exclameRita,lesmainsjointes,enmevoyantarriver.Kurtestvraiment
merveilleux!»
Jesourisetmetourneversmonami.«Quandas-tuapprisàcuisinercommeunclownau
cirque?demandé-jeenprenantunechaiseetenm’installantàtable.
— Au lycée, les homos n'ont pas vraiment de vie sociale, répond-il. J'ai improvisé en
passantdutempsaucoursdecuisineFoodNetwork.»
Rita éclate de rire. Je ne l'ai jamais vue distraite à ce point de son journal du dimanche
depuis le jour où une photo de moi lors d'une soirée en boîte s'était retrouvée dans la
rubriquepeopleduNewYorkPost.Lapièceestinondéedesoleil,etlespancakessententsi
bon que, lorsque Kurt pose une assiette devant moi, j'en oublie presque que je me suis
complètementhumiliéehiersoir.
Qu'est-cequim'aprisdedirecelaàDavid?Etsaréaction?Tellementfroide,commes'ilne
voulaitpasl'entendre.Certes,jenem'imaginaispasqu'ilallaitquitterChloeets'envolerpour
Hawaïavecmoi,maisunsouriretendrem'auraitfaitplaisir!
«Pourquoitufronceslessourcilsdevantmonpancake?demandeKurt.Situmedisque
tun'aimespaslesmyrtilles,jetedonneuncoupdespatulesurlajoue!
—Cen'estpasça,dis-jeavecungrossoupir.
—Ohoh,intervientRita.Jeconnaiscesoupir.Quiest-cequit'abrisélecœur,cettefoisci?»
Et,jenesaispastroppourquoi,peut-êtreparcequej'aiapprisàvraimentfaireconfianceà
Ritadepuisunan,ouparcequej'ailasensationdepouvoirmeconfieràKurt,oujusteparce
que j'en ai assez de garder mes sentiments pour moi après les avoir niés si longtemps, je
décidededireleschoses,simplement:«Hiersoir,j'aiditàDavidquejel'aimais.»
Silence. J'entends le bourdonnement du réfrigérateur, le beurre fondant dans la poêle de
Kurtquimarqueuntempsd'arrêtettourneledosàlacuisinièrepourmeregarder.
Puis Rita vient poser sa main sur la mienne. J'imagine qu'elle va la tapoter avec
condescendanceetmedirequetoutirabien.Mais,aulieudeça,ellelalèveenl'airethurle:
«Alléluia!Ilétaittemps!»
Kurtlâcheuninstinctif«Yes!»etjesourismalgrémoi.
«Quoi?lancé-jeàRita,perplexedevantsonenthousiasme.
— Violette, je sais que ce garçon et toi êtes faits l'un pour l'autre depuis que je l'ai vu
partager son cône au chocolat avec toi quand vous étiez en CE1, déclare-t-elle. Quand un
garçondeseptansoffresaglaceàquelqu'un,c'estdel'amour.
—C'estidiot,dis-jeenbaissantlesyeuxverslatabletoutabîmée.Enplus,ilnem'apas
répondu.Ilnem'amêmeplusregardéeaprès.
—C'estvrai?demandeKurtavecunegrimacesurlevisagequisignifie"aïe".
—Ehoui,trèsvrai.
—Oh,çan'apasd'importance,tempèreRita.Letruc,c'estquetul'asdit.Tuluiasdit!Tu
n'espasheureuse?!
—Non.Jemesensbête.Jemesensrejetée.C'esthorrible.
—Oooh,cequetupeuxêtrenégative»,intervientKurt.
Jelefusilleduregard.
«Violettechérie,détends-toi,ditRita.ToutirabienentreDavidettoi.J'ensuispersuadée.
—OncroiraitOprahWinfrey,marmonné-je,peuconvaincue.
—Fais-moiconfiance,insiste-t-elleenserrantmonbrasavecaffection.Est-cequejet’ai
déjàmalconseillée?»
Je m'abstiens de mentionner la fois où elle m'avait proposé un joint alors que je n'avais
quedouzeans.Demanièregénérale,c'estunetanteplutôtgéniale.
«Laisseztomber,soufflé-je.Iln'yapasdequoienfaireundrame.»
KurtetRitareprennentleurbadinageautourdespancakes.Quantàmoi,jemecontentede
sourireaubonmomentetderépondreauxquestionsdematanteàproposdelafac.
Maislorsquej'aiditqu'iln'yavaitpasdequoifaireundramequeDavidm'aitsnobéehier
soir,jementais.Envérité,çacompteplusquetout.
18.
Kurt et moi repartons pour Vassar dans l'après-midi et, même si Kurt fait tout pour
orienter la conversation sur David et ce qui s'est passé hier soir, il est assez facile de le
distraireenl'interrogeantsurGregoryDanneretleurrelation.Parfois,çaadubond'avoirdes
amisrelativementégocentriques.
Veronica m'appelle au moment où je grimpe l'escalier menant au troisième étage, mais
lorsqu'elle me demande où David et moi étions passés, je prétends que nous sommes juste
allés manger un morceau et qu'il n'y a rien de plus à raconter. Je vois bien qu'elle est
distraite,detoutefaçon-elleestsurunplateaupourNylon,ellefaitunshootingquicélèbre
lamodeemblématiquedeDebbieHarry,dugroupeBlondie,qu'elleatoujoursadorée-,c'est
aussipourçaquejeneveuxpasentrerdanslesdétailsdel'affaire.
De retour dans ma chambre, je lève les yeux vers mon miroir, oubliant presque que le
poèmedesRamblasnes'ytrouverapas,etquejel'aidéjàrangéendécrétantqu'ilappartenait
au passé. Comme New York, la mode, et David. J'aurais dû m'en souvenir quand je me
trouvaisdanscebaràdescendredespintesdeStella.
JemeconnectesurMySpaceetécrisunpoèmesurmessentiments.Davidsemoquerade
moi,s'illevoit,maiscelamepermetdemesentirmieux.Etpuis,j'airemarquéquedestas
d'autresblogueursmettentdespoèmessurMySpace,etcertainsnesontpassimalqueça.
J'aiunefurieuseenviedemeroulerenbouledansmonlitetdemelamentersurmonsort,
maisjeneveuxplusêtrecegenredefille.J'attrapeuneserviettedetoiletteetmedirigevers
lasalledebains,oùjeprendsunelonguedouchebienchaude.Deretourdansmachambre,
j'appliquesurmoncorpsdelalotionparfuméeauchèvrefeuillequisentbonl'étédeCaroline
duNord.J'enfileuneminirobenoireTibiachetéechezAnthropologie,glissemespiedsdans
lesballerinesargentéesdanslesquellesilssesententsibien.Jedonneunpeudevolumeà
mescheveux,jelessècherapidementausèche-cheveux,pourdonnerl'impressionquejesors
tout droit d'une publicité pour shampoing. Je dépose une touche de baume teinté sur mes
lèvres,demascarasurmescils.
Puisjedescendsvoirsij'aiducourrier.
Bien entendu, Oliver assure la permanence de la fin d'après-midi. Le dimanche, les
étudiants employés rattrapent leur retard dans la distribution du courrier de la semaine. Je
croise les doigts dans l'espoir de trouver dans ma boîte un avis de colis, qui m'obligerait à
aller jusqu'au guichet de la poste pour lui parler, mais lorsque j'ouvre la petite porte
métallique,jenetrouvequedeuxmagazinesetunelettredemamère.Jesaisdéjàcequeje
vaistrouveràl'intérieurdel'enveloppe-uncollagephotocopiéencouleur.
Ma mère fait toujours ça. Plutôt que de faire réimprimer des photos comme toute
personnenormale,ellephotocopiedevieuxtiragessurdupapierépais.C'estunpeunazeet
mignonàlafois.Jel'ouvreau-dessusdelapoubelle,m'attendantàdécouvrirunclichédébile
demonpèreetdeJakeentraindejoueraubasketdansl'allée.Lemessagedit:«J'espèreque
tesnouveauxamisàlafacsontaussimerveilleuxqueceuxd'ici.Bisous,maman.»
Je suis sur le point de sortir les photos quand je sens que quelqu'un regarde par-dessus
monépaule.
«Salut»,souffle-t-onàmonoreille.Jemeretourneetdécouvrelesyeuxd'Oliveràmoins
detrentecentimètresdemonvisage.
«Salut.»
Nousnousfixons,l'airdenepastropsavoircequivientaprès.
«TuaspassébeaucoupdetempsàNewYork,remarque-t-ilenfin.
— Oh, juste ce week-end, pour l'article du magazine, dis-je, incapable de le regarder en
faceetpréférantlaissermesyeuxseperdredanslafileaudistributeurdebillets,aufondde
lasalle.
—C'estvrai.
— Mais je suis de retour, dis-je en souriant et en me concentrant sur lui. Tu as envie
qu'onailledînerquelquepart,endehorsducampus?»
Jeviensd'inviterOliveràsortiravecmoi?Ouah.Jeseraismortedehontesijenevoyais
aussitôtunimmensesourirefendresonvisage.
«D'accord,acquiesce-t-il.OnvamangermexicainauDutch?»
JesuiscenséeretrouverOliverdevantlebâtimentprincipalà19heures,maisilest18h58
etKurtetmoisommesencoreentraindenousdisputer.
« Tu veux bien m'expliquer une nouvelle fois pourquoi tu sors avec ce mec s'il est ton
deuxième choix? dit-il en vidant les tiroirs de ma commode, à la recherche d'un tee-shirt
moulantqu'ilpourraitm'emprunter.
—Cen'estpasmondeuxièmechoix.C'estmonpremierparmilesmecsdisponibles.
—Nejouepassurlesmots,ditKurt,quiplaquecontresontorseuntee-shirtextra-long
bleu marine C & C California. Je pense que tu ne devrais pas faire ça. Tu ferais mieux
d'employertontempsàréfléchiraumoyend'accélérerlaruptureentreDavidetChloe.
—Arrête,j'ail'impressiond'entendreVeronica,grommelé-je.
—VeronicaTrask?!»Ilsourit.«Ehbien,jeteremercieducompliment!
—Jesuisobligéed'yaller.C'estmoiquil'aiinvité!
— OK, OK », fait Kurt en agitant les mains comme s'il en avait terminé avec cette
conversation.Puisilremetletee-shirtdevantluiets'approchedumiroirenpiedderrièrela
porte.«Maisdis-moid'abord:est-cequejesuisvraimenttrèsbleumarinecommegarçon?»
Le Dutch Cabin est un bar-restaurant situé juste en face du campus. Il est tout en bois
sombreetlumièretamisée,et,bienquesonnomn'évoquepasdutoutunrestaumexicain,on
ymanged'excellentsburritos.
«Tut'esbienamuséeàNewYork?»demandeOliver.
Mauvaissujetdeconversation.Onchange!Onchange!
«Pasmal.Alors,tufaisquelquechosedespécialpourlesvacances?»
Les vacances de printemps approchent - nous avons deux semaines - et tout le monde a
prévudessuperséjoursàlaplageavecsespotes.Kurt,FanetJesspassentunesemainedans
la maison de vacances de la mère de Jess, dans le New Jersey. J'étais invitée, mais Marilyn
Flynnm'ademandésijepouvaistravaillerchezTeenFashionistaà ce moment-là - à temps
plein,dulundiauvendredi-etmoi,soumise,commetoujours,j'aieudumalàdirenon.Rita
adéjàacceptédem'hébergerchezelleàBrooklyn.
«Jevaisjusterentrerchezmoi,passerdutempsavecTaylor,dit-il.
—Taylor?répété-je,enmedemandants'ilveutparlerd'uneex-petiteamie.
—Mapetitesœur.Tutesouviens,onenaparlé,lesoiroùonadînéavecChloe?
—Ah,oui,dis-je,enessayantdedissimulerlefaitquejen'aiaucunsouvenirduprénom
desasœurparcequej'avaispassélasoiréeaupaysdesrêvesencompagniedeDavid.
— C'est vraiment une gamine géniale. Enfin, elle est en troisième, alors ce n'est plus
vraiment une gamine, mais comme elle est plus jeune que moi, je crois qu'elle le restera
toujours,tuvoiscequejeveuxdire?
—Ouais,dis-jeenprenantunedeschipsposéesaucentredelatable.
—TuaslamêmeimpressionavecJake?»demande-t-il.
Ilsesouvientdunomdemonfrère.Culpabilisationmaximum.
«Unpeu,maissurcertainspoints,Jakem'atoujoursparuplusâgéquemoi.
—Commentça?»Oliversepencheenavant,l'airvéritablementintéressé.
« Comme il faisait du sport, il est devenu populaire assez naturellement dès le collège,
expliqué-je.Etpuisilconnaissaitdesgensdemonâge,parexemple.
—Ettoi,tuaspratiquéunsport?demandeOliver.
—Pasdutout!dis-jeavecunsourire,rienqu'àimaginermoncorpsgaucheengagédans
uneactivitéquinécessiteuntantsoitpeudecoordination.Moij'étaisplutôtdugenreàme
fondredansledécor.
—Onadumalàlecroire.
—C'estpourtantvrai»,dis-jeenrepensantàtoutescesfoisoùj'aiobservéShellyRyanse
pavaner dans les couloirs du lycée en compagnie des M & M's - les filles populaires qui
régnaientsurlelycéedeChapelHill.Ilmesemblequec'étaitilyaunsiècle.
Oliver trempe une chips dans la sauce à base de tomates concassées et me la tend pour
quejelacroque.
Tropbizarre!Jen'appréciepasvraimentcetteinitiative,maisjemordsdanslachipspour
éviterquelasituationnedevienneplusembarrassanteencore.Lachipssecasse,delasauce
tombesurlatable.Jerisetessuieavecmaserviette.Franchement,quiaenvied'êtrenourri
parquelqu'und'autre?
«Je parie qu'il y a au moins une personne qui t'a remarquée au lycée, lance Oliver, en
plongeantdanslasauceunenouvellechipsqu'ilmet,heureusement,danssabouche.
—C'estvrai,ilyabienquelqu'un»,acquiescé-je,enréprimantunsoupir.Jesourispourne
pasavoirl'airtriste.
Et tout à coup, ça ne compte plus qu'il s'agisse de mon premier vrai rendez-vous avec
Oliver,parcequ'ilaurabeaufairepreuvedelaplusgrandegentillesse,m'adressersessourires
àfossetteslesplussincères,cen'estpasluiquiestdansmoncœur.(Etcen'estpasseulement
àcausedecettehistoiredechips.)
Après le dîner, nous nous rendons à une soirée tranquille sur le campus, ce que nous
faisonsenfaittouslesweek-ends,mêmeledimanche.Nousfaisonslaqueueaubar,buvons
quelques bières et discutons avec les personnes de notre connaissance que nous croisons.
KurtetJesssontlà,jelesrejoinsdanslecouloirquandOliversedirigeversquelquesamisdu
journal.
«Salut,toi,dis-jeendonnantunpetitcoupdehanchedanscelledeJess.
—Commentsepassetonrencard?demande-t-elle.TuasdéjàtiréuntraitsurMachintruc
?»
JejetteunregardnoiràKurt.
« On est tous amis ici, non? demande-t-il. Il faut bien que les amis soient au courant de
toutesceshistoires.Enplus,tuenasparléavecFan.
— N'en veux pas à Kurt, intervient Jess. J'avais remarqué tes sautes d'humeur ces
derniers temps et je l'ai harcelé jusqu'à ce que j'obtienne une réponse logique à mes
questions.
—Jesuissûrequ'illuiafalluenvirontrentesecondespourcraquer»,dis-jeensouriant.
J'aiconfianceenJess.
«AlorsOliverest-ilpassénuméro1?veutsavoirKurt.
— Il m'a donné à manger à la becquée, expliqué-je, en sachant que cela suffira à tout
expliquer.
—Genre,ilt'amisdelanourrituredanslabouche?faitJessenfronçantlenez.
—Oui,c'étaitsuperbizarre.
—EtDavidn'auraitjamaisfaitça,résumeKurt.
—Jamais,augrandjamais.
—Ehbienvoilà,ditKurt.Ilfautdoncabsolumentquetutrouvesquelqu'unquisaitque
nourrirl'autreestrédhibitoire.»
Jess rit. Ils plaisantent, mais je vois bien qu'ils comprennent de quoi je veux parler. Ce
n'estpasunsimpledétail,c'estunsentimentgénéralquiindiquesiouiounoncettepersonne
mecomprend.AvecDavid,c'estunequestionquejen'aijamaisbesoindemeposer.
«Alorstuluiasditquetuvoulaisresterseulementamieaveclui?»s'enquiertJess.
Acemoment-là,j'aperçoisOliverquitraverselecouloiretarrivedansnotredirection.«Pas
encore»,murmuré-je.
OliverpassesonbrasautourdemoietjevoisKurtquihausselessourcils.
« Salut », dit doucement Oliver. Je me rends compte qu'il vient sûrement de boire
quelques bières - il n'aurait jamais osé autrement. Lorsqu'il se penche pour m'embrasser,
j'aimeraisêtretroublée,sentirmoncœurs'emballer.Cen'estpasquejeneressensrien-ila
deslèvresmagnifiquesetsesbrassemblentparfaitementajustésàmataillelorsqu'ilm'attire
vers lui. Mais il est saoul, moi sobre, et mon esprit est à des années-lumière. Il ne semble
pourtantpass'enrendrecompte,carsalanguecherchemabouche.
Jeposeunemainsursontorseetlerepoussegentiment.«Noussommesenpublic.
—Tuveuxqu'onailledansmachambre?»propose-t-il.
Jefaisnondelatête.Ilsourit,répondparun«OK»silencieuxpuisreprendlechemindu
bar.Ilnecomprendpasquejenedispasnonpourmaintenant,maisnonpourdebon.
Je quitte la fête tôt et regagne ma chambre. Je sais que Fan révise pour les partiels,
l'ambianceseradoncaucalme,cequimepermettrapeut-êtredetravaillermoiaussi.Onest
dimanche soir, après tout, et avec tous ces allers-retours à New York, je ne suis pas
exactementàjourdansmesnombreuseslectures.Néanmoins,jemedébrouillepasmaldans
mes cours et je n'ai que deux véritables partiels qui approchent. Il n'y en a pas en atelier
d'écriture, et il y ajuste une dissertation à rendre en sociologie, ce qui sera sûrement plus
simplequ'unexamen.J'aitoujourspréféréêtreévaluéesurlarédactionquesurdesQCM.
Jeremarquelalettredemamèreposéesurmonbureau,cequimerappellequej'aioublié
del'ouvrir.J'ensorsdoucementlafeuilledepapieretdécouvreundesesfameuxcollagesde
vieillesphotos.Julieetmoiàlapiscineduquartierl'étéavantnotreentréeensixième,David
etmoisurnosvélosdanslaneigel'annéeoùnousavionsreçutouslesdeuxundixvitesses
pourNoël,quiétaitunNoëlblancpourlapremièrefoisdepuisdesannées,noustroisentrain
detirerlalanguesurunephotopriseàboutdebrasjusteavantlarentréeenpremière...Tant
de souvenirs. Lorsque je pose les yeux sur la photo de David et moi au bal de remise des
diplômes,ilyamoinsd'unandecela,moncœurseserre.Ilal'airsiheureux,etmoiaussi,je
le vois. Pourquoi n'ai-je pas su que nous étions faits l'un pour l'autre à ce moment-là?
Pourquoi n'ai-je pas su voir au-delà de notre amitié, vers quelque chose de plus grand,
quelquechosequejedésireplusquetoutaumondeaujourd'hui?
JedécrochemontéléphoneetappelleJulie.
«Salut!s'exclame-t-elle.
—Commentvas-tu?
— Bof, grogne-t-elle. Les partiels m'obligent à rester terrée dans ma chambre dans la
solitudelaplustotale.Jetrimesurlesthéoriesmétaphysiquesd'Aristote.
—Çaal'airhyperintelligent,remarqué-je.
—Oui,sijecomprenaislamoitiédecequ'ilaécrit.Alors,quoideneuf?
—Pasgrand-chose,soupiré-je.
—V,c'estmoi,ditJulie.Vas-y,balance.»Jebaisselesyeuxverssonvisageensixième,sur
lecollageenvoyéparmamère.Jeluisuistellementreconnaissantequ'ellem'écouteencore
meplaindre.
«J'aiavouéàDavidquejel'aimais,dis-jetrèsvitepournepasmedéfiler.
—Tuasquoi?!hurle-t-ellesifortquejesuisobligéed'écarterletéléphonedemonoreille
uneseconde.
— J'avais bu, dis-je. Et il a mis "All I want is you" sur le juke-box! Je n'ai pas pu faire
autrement.
—Attends,stop,m'interromptJuliedontlavoixareprisunvolumenormal,quoiqueavec
untonhypersérieux.Raconte-moitoutdepuisledébut.»
Alorsjeluifaislerécitdenotresoiréedanslebar,etjeluiparledemonenvied'avouerà
Davidcequejeressens,quim'obsèdedepuisquejesuisrentréedeParis.
«Jelesavais,dit-elle.Jel'aisentiquandons'estretrouvésàNoël.
— Bref, peu importe. Il m'a carrément ignorée. Il n'a même plus été capable de me
regarderenfaceaprès.
—Tunepensespasqueçaaétéunpeudurpourluid'entendreça?demandeJulie.
—Commentça?
—Ehbien,idiote,ilsortavecquelqu'un.Enplus,çafaitàpeuprèsdixansquetulefais
mariner.
—Jenelefaisaispasmariner!C'estjustequejenesavaispas...
—Jet'enprie,Violette,m'interromptJulie.Quelquepart,aufonddetoi,tulesavais.Ilest
impossiblequetunel'aiespassu.»
Jerepenseàtoutescesfoisoùj'aisurprisDavidentraindemeregarderdanslerétroviseur
ducôtépassagerdanslavoituredeJulie,oùilmesouriaitunpeutroplongtempsaprèsque
nousavionsriensemble,oùilmeserraitsuperfortcontreluietsemblaitneplusvouloirme
lâcher.
«D'accord,jelesavaispeut-être,inconsciemment.Maiscen'estpasleproblème.
— Alors c'est quoi, le problème? demande Julie. Que tu es décalée dans le timing parce
queChloeétaitlàavanttoi?
—Onvadireçacommeça»,dis-je,enmesentantencoreplusmalqu'avantcecoupdefil.
Julien'était-ellepascenséemeréconforter?
«Moi,j'aitoujourssuqueDavidétaittonvraiSingeRigolo»,remarqueJulieenutilisant
notre nom de code pour l'âme sœur. Posé sur mon lit, mon Singe Rigolo affiche un sourire
narquois.
«Sionétaitdansunfilm,quelqu'unfrapperaitàlaportemaintenant,dis-je.
—Exact.EtDavidteprendraitdanssesbras,ilt'embrasseraitett'annonceraitquetoutest
finiavecChloe.
—Ehoui»,soupiré-je.
Toutàcoup,onfrappeàlaporte.
«Julie!m'écrié-je.Çafrappe!
—Vas-y,réponds.Maistumerappelles,hein!
— D'accord. » Je referme mon portable d'un coup sec puis vérifie dans le miroir que je
suis bien coiffée. Je me passe même un coup de gloss sur les lèvres, bien que ce soit
sûrementJessquiaoubliésesclés.Niaisecommejesuis,jem'imaginedéjàenpleinescène
decinéma.
J'ouvreetdécouvredesyeuxpensifs.
«SalutOliver,dis-je,étonnéed'êtreaussiprofondémentdéçue.
—Salut,répond-il,levisagedétendu.Jepeuxentrer?
—Biensûr.»Jemelaissetombersurlecanapé,pourbienluifairecomprendrequenous
n'ironspasdansmachambre.Ils'assiedàcôtédemoi.
«Alors,tuasquittélasoiréesupertôt»,remarque-t-il.Ilsembleavoirunpeudessaoulé.
«Oui,jevoulaisbosser.
—Commeonétaitvenusensemble...
—Etalors,j'étaiscenséetedemanderl'autorisation,c'estça?demandé-je,suruntonplus
méchantquejenelesouhaitais.
—Non»,répond-ilendétournantlatête.Ilsepencheenavant,lescoudessurlesgenoux,
etbaisselesyeuxverslesol.
«Pardon»,dis-jeenprenantuntonplusdoux.Jenevaistoutdemêmepasenvouloirà
OliverdenepasêtremonSingeRigolo.«C'estjustequ'ilvautmieuxqu'onarrêtelà.
—C'estparcequej'aiparticipéauxjeuxàboire?demande-t-ilenlevantlesyeuxversmoi.
Parceque,sic'estça,jerenoncecarrémentàcegenredetruc.Detoutefaçon,çan'ariende
trèsmarrantnidetrèsagréable...
—Çan'arienàvoir.
—Alorspourquoi?medemande-t-ilavecsérieux.Ilmesemblaitqu'ilyavaitpeut-êtrele
débutdequelquechoseentrenous...Toutàcoup,tuasdécidéquejeneteplaisaisplus?»
Jebaisselesyeuxversmesmainsetmeplongedanslacontemplationdemonvernisviolet
quis'écaillelégèrementsurchaqueongle.Jesensl'haleined'Oliveràcôtédemoi,quiattend
quejem'explique.
«Ilyaquelqu'und'autre.»Jerelèvelatêteetlevoisaccuserlecoup.
«Oh»,fait-ildoucement.
Etilyacetinstantentrenous...Jesaisqu'ilestblesséparmafaute,etj'envisagedeluidire
: « Mais ce n'est rien, je t'apprécie vraiment, on pourra sortir ensemble une autre fois,
d'accord?»Pourtantjen'enfaisrien,parcequejesaisqueceseraitinutile,jeneferaisque
repoussercetéchangedouloureuxàplustard.
«Unpetitamidulycée?demande-t-il.
—Meilleuramidulycée.
—Tueslesbienne?»Ilm'observeetjesensqu'ilseraitsoulagésijeluirépondaisoui.
«Meilleuramimec,précisé-jesanspouvoirm'empêcherdesourire.
—Ah,celuiquit'aremarquéemêmequandtupassaisinaperçue.
—Oui,dis-jeenbaissantlesyeux,etenappréciantunefoisdepluslasincéritéd'Oliver.
—Ilfautquej'yaille»,soupire-t-ilenselevant.Jeneleretienspas.Devantlaporte,ilse
retourne.«Alors...onsevoitensocio?
—OK»,dis-jeenluifaisantunsignedelamain.Cen'estpasunpeubizarredefairece
genredegestemaintenant?Sûrement.
Lorsque la porte se referme, je me sens un peu triste, mais bien, aussi. C'est simple et
débile,pourtantonsesentlibérélorsqu'onfaitpreuved'honnêteté.
19.
JefuismonportablecarAngelan'arrêtepasd'appeler.J'ignoretotalementpourquoi.Elle
m'aplantée,jem'estimedonctoutàfaitlibredenepaslarappeler.J'enaidiscutéavecmes
parents,ilssontabsolumentfavorablesàcequejesigneavecuneautreagencesij'aienviede
poursuivre une carrière de mannequin, mais je ne suis pas sûre de le vouloir. Ce n'est pas
seulement la faute d'Angela si j'ai voulu abandonner, c'était plus que ça. J'ai promis à ma
mèrequej'yréfléchiraisàlafindusemestre,mais,pourl'instant,jedoismeconcentrersur
mesétudes.
Je suis en retard dans mon travail. A la fac, on vous laisse plutôt indépendant - pas de
devoirsàfairetouslesjours,pasd'interroshebdomadaires,rienquiressembleaulycée.Mais
toutàcoup,lesprofssévissentet,pourvérifierqu'onabeletbientravaillé,certesdefaçon
indépendante, ils imposent un partiel ou un gros devoir à rendre. Soudain, je prends
consciencequejenesuispaslàpourbuller.
Jess,Fan,Kurtetmoiavonsinstaurédespausesrévisions-quinzeminutestouteslesdeux
heures—durantlesquellesnousgrignotonsdeschipsetbuvonsunsodaencomparantnos
charges de travail pour voir qui est le plus stressé. Ensuite nous regagnons notre poste de
travailindividuel,autrementdit,notrechambre.
J'ai remarqué qu'il règne sur le campus une ambiance fraternelle. Tout le monde affiche
des grimaces torturées, tout le monde compatit, mais puisque nous sommes tous dans le
mêmebateauetquec'estuneexpériencecommune,çanevapassimal.Deplus,ilaétéfacile
d'éviter Oliver, car personne n'organise quoi que ce soit, les fêtes sont rares durant cette
semainequiprécèdelesvacances.
N'empêcheque,lorsquejequitteledépartementd'anglais,aprèsavoirremismonanalyse
dusymbolismedansTandisquej'agonisedeFaulkner,j'ail'impressionqu'onm'aenlevéun
poidsdesépaules.Jusqu'àcequejetrouveKurtavecsavalisedanslesalon,entraind'aider
Jessàfermersonsacmarindontdépasseungranddrapdebain.
« Ne t'en fais pas, chaton, lance Kurt en remarquant mon visage triste. On pensera à toi
chaquefoisqu'onboiraunverredécoréd'unepetiteombrelle.
—Jesuisdégoûtéededevoirtravaillerpendantlesvacancesdeprintemps.»Jenesuispas
alléeàTeenFashionistalesdeuxderniersvendredisdemonstage,pourpouvoirréviser,mais
j'aipromisàMarilynFlynnquejeseraiprésentependantlesdeuxprochainessemaines.Pour
être tout à fait franche, j'essaie surtout d'éviter un certain amour de ma vie — et sa petite
amie aux cheveux bouclés. Plus j'apprends à connaître Chloe, plus elle devient réelle, et
moins il est facile pour moi de la faire passer à la trappe. Bon, d'accord, elle a un rire
énervant.Maiscen'estpasuneraisonpourladétester.
«TuasparléàDavid?»demandeFan,quisortdesachambreentraînantunsacorange
vif.
Kurt fait un grand « non » de la tête pour l'empêcher de poser des questions sur David,
maiscen'estpastrèsdiscret.
« C'est bon, dis-je. Non, je ne lui ai absolument pas parlé. » Pas depuis la soirée au
Marquee.MêmepassurMSN.Jesaisqu'ilapassébeaucoupdetempsenligne-j'aivuses
mises à jour sur Facebook -, mais j'essaie (sans grand succès) de ne pas souffrir de son
silence.
« Ça va bien se passer », m'assure Fan. Son attitude je-m'en-foutiste n'a rien de trop
brutale,carelleestmêléed'optimismesurlethème«toutfinirabien».C'estagréable.Elle
estplusinsouciantequ'insensible.
«Ons'embrasse!»s'écrieKurt.Nousnousenlaçonstousaubeaumilieudenotresalon.«
Onseretrouveaprèslesvacances!»
Enlesvoyantainsiprendreleursaffairesets'enaller,jesonge,étonnée,quecespersonnes
que je ne connaissais pas il y a quelques mois vont me manquer, alors qu'elles ne seront
parties que deux semaines. Le silence s'abat dans le couloir, et je prépare à mon tour mes
bagages pour New York. Je dois emporter tout ce que j'ai de mieux parce que je travaillerai
dix jours — du coup j'essaye d'en mettre un maximum dans ma housse : robe portefeuille
DVF,écharpeAliceTemperley,chemisierProenzaSchouler.Desarticlesquiserontappréciés,
jecrois,dansuncontexte«adulte».
Dansletrain,jeréquisitionnetouteunerangéedesièges,cequin'estpastrèsgrave,caril
n'estpasbondé.LeSingeRigoloserrécontremoi,jelaissedéfilerleschansonsd'amoursur
moniPod.J'éprouvecarrémentunplaisirmalsainàmetorturerparlamusique.J'écouteen
boucle«AllIwantisyou»deU2,parcequ'ellemefaitpenseràDavid.Etparcequejeme
délectedecettedouleurquejem'inflige.
JetrimbaletoutmonbazaràtraversGrandCentral,puisdanslemétroquim'emmènevers
Brooklyn.EnarrivantchezRita,jesonne,maispersonnen'ouvre,jemesersdoncdelaclé«
cachée ». Je jette un coup d'œil par la fenêtre de la cuisine et la vois dans le jardin, qui
fabriqueunpot,ouuntrucdanslegenre,malgréunetempératureprochedesmoinsquinze
degrésetuntempsgris.Jebalancemesaffairesdanslachambreauxpoupéesdechiffonpuis
enfileunpullsupplémentairepourallerm'asseoiràcôtéd'elle.Jemesensseule.
«Salutmapuce,ditRitaaumomentoùjefranchislaportedederrière.Tamèreaappelé.
—Ahbon?
—Oui,ellevoulaitjustesavoircommenttuallais.
— J'étais complètement débordée avec les partiels, expliqué-je. Je ne l'ai pas appelée
souvent,ducoup.
—Àcequ'ilparaît.Maisiln'yapasquetamère.J'aieudroitàquelquesautrescoupsde
fil.
— De qui ? demandé-je, en sentant mon pouls s'accélérer, car j'espère qu'elle va me
répondre"David".
—Angela»,ditRita.
Je lève les yeux au ciel. Évidemment, ça n'aurait aucun sens que David appelle ici dans
l'espoirdem'ytrouver.Angela,enrevanche,envisagetouteslespossibilités.
«Pourquoiellet'appelle,toi?demandé-je.
— Elle a mentionné ton contrat et un article pour Teen Fashionista, répond Rita,
tellementvaguequec'enestagaçant.Jenesaispas,Violette.Elleditquetuneprendspasses
appels.Pourquoitunelacontactespas?
—Ellem'alaissétomber!Ellem'avirée,pointbarre.Jenecomprendspascequenous
pourrionsavoirànousdire,elleetmoi.
— Ce n'est pas si simple, chérie. Tant qu'il y aura des couturiers et des journalistes qui
connaîtronttonnom,Angelavoudraavoirsapart.»
Jetripoteleboisinégaldelatabledepique-niquedeRita,enarracheunpetitbout,queje
faistournerentremesdoigts.Quandparviendrai-jeenfinàtireruntraitsurAngela?
Jepasseunweek-endvraimenttranquilleavecRita,etellenementionneplusAngela.Elle
saitquej'aibesoindemedétendreaprèsmesexams,et,dèsquejepenseauboulot,jestresse.
Lelundimatin,jeparspourlesbureauxdeTeenFashionistavêtued'unerobeportefeuille
Diane von Furstenberg qui me donne l'impression d'avoir trente ans, mais fait aussi
professionnel,décidé-je.Certes,cesdeuxprochainessemainesfontpartiedustage,maiscela
meparaîtplussérieux,parcequejeseraiprésentetouslesjours.
En arrivant au bureau, je constate qu'Alexia s'est attribué mon bureau pendant mon
absence.UnebouteillevidedeSmoothietraîneàcôtédutéléphoneetl'ordinateurestallumé
sur sa session. Je hausse les sourcils, mais je n'ai pas vraiment mon mot à dire. Je relance
l'ordinateuretjettelabouteilleàlapoubelle.
Toutàcoupj'entendsChloequim'appelle.«Violette?Tueslà?»
Jenel'aipasrevuedepuislasoiréeoùDavidetmoiavonsplantétoutlemondepouraller
nous balader ensemble, mais elle est aussi pimpante et enjouée qu'à son habitude. Je suis
sûrequeDavidneluirépéterajamaiscequejeluiaiavoué-oupeut-êtrequesi?
«SalutChloe,dis-jeensouriant.
—Marilynveuttevoir,annonce-t-elle.Ilyaquelqu'undanssonbureau.Tonagent.
—Angela?demandé-je,ensentantmesyeuxs'écarquiller.
—Oui»,répondChloeavantderetourners'asseoir.
Les mains moites, je m'engage dans le couloir, en direction du bureau de Marilyn.
PourquoiAngelaest-elleici?
Susannah,l'assistantedeMarilyn,mevoitarriveretmefaitsigned'entrerdirectement.Je
jetteunœilàlapendulesursonbureau.Suis-jeenretard?Non,ilest9h53etjesuiscensée
commencerà10heures.
Àl'instantoùjepénètredanslebureaudeMarilynFlynn,j'entends:«VibranteViolette!»
Angelaestlà,installéesurlecanapénoiretblanc.ÀcôtédesesJimmyChooàtalonsde
dix centimètres est posé un Birkin, sac pour lequel la liste d'attente s'étire sur un an chez
Hermès.
J'adresseunsourirenerveuxàMarilynFlynn,puisàmonex-agent.
«Assieds-toi,assieds-toi,ditMarilyn.Angelaétaitjustemententraindemeparlerdetous
les appels qu'elle reçoit pour toi. Je vais demander à Chloe de l'interviewer pour conclure
notrearticle,ilesttoujoursenrédaction.»
EllesvontinterviewerAngeladansl'articlequitentedeprouverquejesuisunevraie fille
avec de vrais problèmes qui se trouve être également mannequin ? « Ah, d'accord »,
acquiescé-je. Je m'apprête à sourire lorsque, soudain, je me rends compte que je
recommence.Jerestesuperpassivealorsquejesuisconfrontéeàunechoseaveclaquelleje
nesuispasd'accord.
«Donc,commejedisais,commenceAngela,Violetteaétémerveilleuse...
—Attendsunpeu.Jepeuxteposerunequestion?
—Biensûr,chérie,répondAngela,agréablecommejamais.
—Tunem'avaispasvirée?»demandé-je.Et,mêmesimoninstinctm'inciteàbaisserles
yeux vers la moquette blanche, je me force à soutenir son regard et je crois y déceler une
lueurdecrainte.
«Oh,tuveuxparlerdecettepetiteprisedebecquenousavonseuetouteslesdeux?»dit
Angela en affichant un sourire figé. Elle se tourne vers Marilyn Flynn. « Ce n'était rien du
tout!Aveclesados,toutcelaprenddesproportionsdramatiques...»
Maisjen'aipasl'intentiondelalaissers'entireràsiboncompte.«Non,insisté-je.Ilme
semblequetum'asvirée.Jesuisàpeuprèscertainequetesmotsexactsétaient"Tunefais
pluspartiedeTryst".
—Commentça?»intervientMarilynFlynnenmeregardantavecsympathie.Puisellese
tourneversAngela.«Angela,vousm'avezassuréqu'ilyavaiteuréconciliation.Etes-vous,oui
ounon,l'agentdeViolette?
— Elle est toujours sous contrat », répond-elle en clignant des yeux nerveusement. Je
croisquejenel'aijamaisvueaussidéstabilisée.«Tantquedesgenslaréclamentpourdes
castings,elleestdansl'obligationde...
—Jenepensepasqu'ellesoitdansl'obligationdequoiquecesoitpourvous,l'interrompt
MarilynFlynnenselevantetenfaisantsigneàsonassistanteàtraverslaporte.Susannah,
vousvoulezbienraccompagnerMmeBlythejusqu'auxascenseurs?
— Vertigineuse Violette, dit Angela en se tournant vers moi. Tu sais bien que tu as
toujoursétél'unedesstarslesplusbrillantesdelamaisonTryst.
—Celafaitbienlongtempsquejen'aiplusressenticela.»Jerépondssansméchanceté,
sansmalveillancenimêmecolère.Jeluidisjustelavérité.
Angela croise mon regard, hoche la tête. Puis elle prend son sac à quatre mille dollars,
sourit à Marilyn Flynn et suit Susannah dans le couloir. Cette femme réussit ses sorties,
mêmedansl'adversité.
Aprèsquej'aiexpliquéàMarilynFlynnqu'enréalité,jenevaispasreprendremacarrière
demannequin,dumoinspasdefaçonsérieuse,celle-cimedonneunepetitetapematernelle
dansledosetdéclare:«Ehbien,neparlonspasd'AngelaBlythe,alors.»Puiselleretourne
s'asseoir derrière son bureau, signe qu'il est temps pour moi de partir. Marilyn Flynn s'est
montrée vraiment sympa, mais je ne vais pas m'attarder dans son bureau pour lui déballer
mesproblèmes.
Lorsque je regagne mon poste de travail, un bip me signale un message sur ma boîte
vocale.
C'estVeronica,quidit:«Salut,c'estmoi.JevoulaisjusteteprévenirqueMirabellaseraà
NewYorkceweek-endetelletientàcequ'onassistetouteslesdeuxàunévénement.Ellea
surtoutinsistépourquetusoislà,Violette.J'espèrequetupourrasvenir.»
Je raccroche. Ce doit être la raison pour laquelle Angela est si pressée de me récupérer.
Mirabellameréclame.
Je fixe l'écran de mon ordinateur pendant un moment, en essayant de me lancer dans
l'impression des étiquettes pour les invitations à une soirée Teen Fashionista qui a lieu la
semaine prochaine. Mais je finis par me rendre compte que je ne parviendrai pas à me
concentrertantquejen'auraipasparléàVeronica,alorsjelarappelle.
«Salut,dis-jequandelledécroche.
—Salut!»Elleal'airtoutexcitéedem'avoirautéléphone.
«Jen'aipasétéfacileàjoindre,m'excusé-je.Lespartiels,ettout.
—Oui,oui,répond-elle.Bla-blad'étudiante,quoi.
—Écoute,àproposdel'autresoir,auMarquee...,commencé-je.
—Oh,net'enfaispas,m'interrompt-elle.Jesaiscequis'estpassé.Davidettoivousavez
eu envie de passer du temps tous les deux. Sam et moi, on s'en est occupé. Chloe était
bourrée!
—Non,çanes'estpastoutàfaitpassécommeça.Enfait,ilyaeuunesorted'erreurde
jugementdemapart.
—Qu'est-cequetuentendsparlà?»demandeVeronica.
Mais je n'ai pas très envie d'entrer dans les détails, alors je me contente de répondre : «
Rien.Alors,c'estquoil'événementMirabella?
—Oh,c'estuntrucénorme,dit-elle,ens'animantdenouveau.Elleorganiseunefêteau
SohoGrand,ilyauraabsolumenttoutlemonde.Onabesoindetoiaussi.Jesaisquetujoues
l'étudiantemodèle,maisçaaideraitvraimentlacampagne.Tupourraisfaireuneapparition,
justecettefois?Pourmoi?»
Ce sont les deux derniers mots qui me font flancher. Je me fiche de donner un coup de
pouce à la campagne hypocrite de Mirabella sur le thème « les top models délivrent des
messagessurlecorpssain».Jepréféreraisencorefairedespubssincèrespourlesscoutsqui
diraient:«Aimez-voustelsquevousêtes.»MaissiVeronicaabesoindemoi...
«D'accord.Jeviendrai.
— Yes ! s'écrie Veronica. Je suis trop contente que tu sois de retour parmi nous, on
pourra...
—Jenesuispasderetour,lacoupé-je.
— Enfin, je veux juste dire pour la soirée. Tu es peut-être prête à retrouver le feu des
projecteurs, à travailler avec moi, dit Veronica. En tout cas, pendant l'été, quand tu auras
terminétonsemestreàVassar.Tuvasbienrevenir...n'est-cepas,V?
—Non,jenereviendraipas.»Jesuisétonnéedem'entendreparleravecuntelcalme,une
tellefermeté.LefaitqueMarilynFlynnaitdécidédemaintenircetarticlesurmoi-touten
sachant que j'abandonne l'univers des mannequins - a eu pour effet d'accroître ma
détermination.
Ilyaunblanc,etjecrainsqueVeronica,fâchéeàmort,neraccroche,maissoudain,elledit
:«Ahbon,d'accord!Onendiscuterasamedi.»Elleauntonfaussementenjoué,commesi
ellenecroyaitpas-ounevoulaitpascroire-quej'envisagesérieusementd'abandonnerma
carrière.Elleneserendmêmepascomptequec'estdéjàfait.
Le samedi soir, dans le jardin éclairé du Soho Grand, des statues portent des créations
Mirabella Prince. Il y a de minuscules amuse-gueules, des plateaux chargés de coupes de
Champagne et de mojitos, des tas de gens de la mode à la personnalité exubérante. J'ai du
malàm'entendrepenseraumilieudescomplimentsexagérésquetoutlemondesehurleàla
figure.Jeporteunerobeensoievert-de-grisavecdestasd'épaisseurscompliquées.C'estune
création FORM, que m'a envoyée le couturier - Terryjam - l'an dernier, après que j'ai défilé
pourlui.Jel'aperçoisàcôtédesplatinesduD-Jetvaisdéposerunbaiserrapidesursajoue.Il
atoujoursétésuperavecmoi.Toutàcoup,jesensqu'onmetireparlebras.C'estVeronica,
quimeramèneversl'entréeprincipale-etlespaparazzis.
LorsqueVeronicaetmoiquittonsenfinletapisrouge,j'ailesyeuxquibrûlentàcausedes
flashs.Jemedemandesurquelblogontrouveralepremiercommentairequisoulignequeje
ne suis plus « maigre comme un clou ». Le côté libérateur, c'est que je ne m'en préoccupe
plusvraiment,ceseramêmemarrantd'enrireavecKurt.
« Regard qui tue sur ta droite », me souffle Veronica tandis que nous nous frayons un
cheminàtraverslafouleversunetablequinousaétéréservée.Jejetteuncoupd'œilrapide
dans cette direction et aperçois Angela qui me fusille du regard. Avec un sourire, je lui
adresse un signe de la main - je me sens plus audacieuse que jamais. Je n'ai vraiment plus
rienàvoiraveccemonde,c'estclair.
Nousnousinstallons,etlàjemerendscomptequel'endroitn'ariend'intime.Ilyaunspot
justeau-dessusdenous,et,tandisqueleserveurnousapporteunebouteilledeChampagne,
desgensnousmontrentdudoigt.
« Pour la discrétion, c'est raté, dis-je à Veronica, qui sourit de toutes ses dents à
l'assistance.
— On travaille, ce soir », répond-elle sans se départir de son sourire. Pourtant, il n'a pas
l'airforcé.OndiraitvraimentqueVeronicaadorecemoment.
«Tut'éclates,là,enfait?»demandé-je,épatéequ'onpuisseapprécierleregardinsistantde
milliers de personnes, les flashs et les commentaires murmurés de vieilles peaux sur ses
cheveux, le maquillage de ses yeux, ses vêtements, son poids. Enfin, à mes débuts de
mannequin,j'aibienressenticefrissondecequejecroyaisêtrel'excitationetl'adorationdes
gens qui me voyaient sur un podium ou dans un magazine. Mais ensuite, je me suis rendu
comptequ'ilsparlaienttousdansmondos,qu'ilsméjugeaientsurmonapparence,etnonsur
ce que j'étais réellement, qu'ils inventaient des rumeurs, bref, qu'ils faisaient preuve de
méchanceté, de manière générale, alors que je ne leur avais rien fait. La seule chose qui
m'intéressevraiment,cesontcesfillesquisontfans,commecellesdulycéedeBrooklyn.
«Jen'aipasencoredécrochédenouvellecampagnesusceptibledemerapporterlegroslot,
alorsjenepeuxpasmefondredansl'obscurité»,déclareVeronica.C'estlàtouteladifférence
entrenous.Àcemomentprécis,l'obscuritém'apparaîtabsolumentfabuleuse.
Mais, pour Veronica, j'arbore un grand sourire et, lorsque Mirabella s'approche pour
s'installerànotretable,sousunenouvellepluiedeflashs,jevaismêmejusqu'àlasaluerpar
deuxdecesfaussesbisesquifinissentdanslevide.
«Violette!piailleMirabella.Tumefuis!»Ellesereculeunpeupourmieuxvoirmarobe,
dontletissufluideetlagrandejupefloueparviennentàmemettresublimementenvaleur.
Soudain,ellemepincelebras.Ellemepincevraimentlebras!
«Çanemedérangepasquetuaiesprisdupoids,déclare-t-elle.Lacampagneestfaite.Ta
photoestmagnifique.»
Je jette un coup d'œil à Veronica, qui se mord la lèvre, puis m'adresse un regard
compatissant.Enfin,jesourisàMirabella.«Merci.Jesuisbiencontentequecesoitterminé,
moiaussi.»
Après une pénible demi-heure de discussion sur sa nouvelle collection et les projets de
Veronica pour cet été ; (« Boulot, boulot, boulot! »), je suis prise d'une furieuse envie de
partir.Celafaitvingtminutesquejen'aipasditunmotàpart«Ahbon»et«C'estsuper».
Mortellementchiant.
«Tum'accompagnesauxtoilettes,Veronica?»demandé-jeenluiadressantunregardqui
lasuppliedemetirerd'ici.
Devantlaporte,jeparviensenfinàrespirernormalement.«Jecroisquejevaisyaller,lui
annoncé-je.
— Quoi?! » aboie-t-elle. Ses yeux ne sont plus que deux fentes. « Tu ne peux pas
m'abandonnermaintenant!
—Jen'aipasplacéunmotdetoutelasoirée,répliqué-je.
—Maistueslà.C'estimportant,V.Pourmoi.
—Pourquoi?demandé-je,avecunecuriositésincère.Moi,jesuisfatiguée,jem'ennuieet
j'enaimarrequelesgensmematent.
—Toutlemondeadmiretabeauté,riendeplus,ditVeronicaavecunsourire,tentantde
mecharmerpourmeconvaincrederester.
—Oh,jet'enprie!Ilssonttousentraindeparlerdescinqkilosquej'aipris.
—Nelesécoutepas,répondVeronica.Tuastoujoursl'airmince.Etpuis,tuvasleperdre,
cepoids.C'estjusteàcausedelafacetduchangementderythme.
—Veronica,cen'estvraimentpaslepropos,là,dis-je,exaspérée.Jeneveuxpasleperdre.
Jemetrouvemieux,aveccescinqkilos!
— Tu es magnifique, Violette, affirme-t-elle en se regardant dans le miroir pour se
remettreunpeudemascara.Maissionveutdécrocherunegrossecampagne,ilfautêtreen
formehautecouture.
—Autrementdit,vivreaupaysdel'anorexie?
—Pourquoitufaisautantd'histoires?!crieVeronica.
—Pourquoitun'arrivespasàcomprendrequej'aitiréuntraitlà-dessus?!J'arrête!C'est
fini!crié-jeàmontour.Jenesuisvenueicicesoirquepourtefaireplaisir!»
Veronicamedévisagecommesijevenaisdelagifler.Jelacroisd'abordsurlepointdese
jetersurmoi,oudemecracherunedecesméchancetésdontellealesecret,commelorsque
nousvivionsensemble.Maiscequ'ellefaitfinalementmeprendaudépourvu.Elles'approche
del'undesgrostabouretsdanslecoindelapièce,s'assiedetsemetàpleurer.
«J'aibesoindetoi,dit-elleàtraversseslarmes.Macarrièren'estriensanstoi.
—Maisqu'est-cequeturacontes?demandé-je,enécarquillantlesyeux.TuesVeronica
Trask-toutlemondeteréclame!
—Cen'estpasvrai.Oùquej'aille,onmeposedesquestionssurtoi:"OùestViolette?Où
esttamoitié,DoubleV?"J'ail'impressiondevivredanstonombre.
— Je n'ai même plus d'ombre, dis-je. Et les gens racontent ça parce que notre gimmick
DoubleVleuraplu!Çaleurpassera.
—Jenepensepaspouvoirdécrocherunautregrosboulotsanstoi,déclareVeronica.
—Arrête,biensûrquesi!Tueshallucinante,commemannequin,ettuaimesvraiment
cequetufais.Pourmoi,c'estdifférent.Unefoisl'excitationretombée,j'aieul'impressionde
laisserunepartiedemoi-mêmedansceboulot.Toi,aucontraire,tut'épanouis.»
Je me rends bien compte que je parle comme un gourou de développement personnel,
maisjedoisavoirviséjuste,carVeronicasemetàsangloterdeplusbelle.
«Jesuisdésolée»,dit-elleenreniflant.Jeluitendsunmouchoir.
«Toutvabien.
—Non,pasdutout,reprend-elle.J'aiessayédemeservirdetoi,alorsquetuasétéma
seulevéritableamiecetteannée.
—Teservirdemoi?répété-jeenmeraidissantunpeu.
— Je me suis immiscée dans la campagne Mirabella alors qu'elle t'était réservée à
l'origine, j'ai dit à Angela que tu ne voulais pas faire de presse, lorsqu'il y avait des
événementsoudessoirées,jenet'aijamaisprévenue,etj'aimêmesortidesméchancetésà
Chloe pour l'article de Teen Fashionista ! » Veronica se penche sur mes genoux et met ses
brasautourdemataille.«Jetedemandepardon!»pleure-t-elle.
Je ne sais trop comment réagir. D'un côté, elle a eu un comportement méchant et
manipulateur.Maisdel'autre,jesuisraviequ'elleaitrejointlacampagneMirabellaetjelui
suisreconnaissantedem'avoirépargnétoutescesobligations.Ilyatoutdemêmeunechose
quim'ennuie.
«Qu'as-turacontéàChloe?demandé-je.
— Que tu n'avais jamais vraiment été mannequin, répond Veronica d'une voix étouffée,
carelleatoujourslatêtesurmesgenoux.QueturestesunefilledeCarolineduNordquine
faitpaspartiedumondedelamode.»
JeréfléchisuninstantauxparolesdeVeronica.Ils'agit,desonpointdevue,desproposles
plusméchantsetdéloyauxqu'onpuissetenirsurquelqu'un.Maisselonmoi,celaressemble
surtoutàlavérité.
Je tapote l'épaule de Veronica et je la pousse un peu pour qu'elle se redresse. Elle
m'observe,craignantmaréaction.
«Hé,dis-je,enm'assurantqu'ellemeregardedroitdanslesyeux.Onestdevraiesamies.
Pasdugenreàsefairedescrasses,pasdugenreàsementir.
—Jesais,répond-elle,levisagedécomposé,unenouvellelarmeaucoindel'œil.Jeveux
êtrecegenred'amie.»Elleprendunegrandeinspirationetseremetàpleurerpourdebon.«
Maisjen'arrêtepasdetoutgâcheretdefaireexactementcequ'ilnefautpas.Peut-êtrequeje
suismauvaise,incapablede...
—Chut,dis-je,pourarrêtersadivagationenrouelibre.Veronica,tun'espasmauvaise,tu
esjustecompliquée.»
Elle relève la tête, je lui souris. « Et comment ne pas l'être? continué-je. L'univers de la
modeestvraimentpourri.
—Jetedemandepardon,Violette.»Elleattrapeunmouchoirpouressuyerseslarmes.
«Jen'aiaucuneconfianceenmoicesdernierstemps,c'estaffreux.Etc'estlegenredechose
quinemevapastropauteint.
—Net'inquiètepas,turestesd'unebeautéenvoûtante.
—Envoûtante?»Jevoisuntoutpetitsourireapparaîtresurseslèvres.
«Jetepardonneàunecondition,dis-je.
—Laquelle?demandeVeronicaensemouchant.
—Donne-moilamarquedetonmascara.Tun'arrêtespasdepleurer,etpourtantiln'apas
coulédutout.»
Veronica rit. Nous nous étreignons longuement. Pas à la façon des gens de la mode, qui
restent loin pour ne pas se chiffonner, mais dans une vraie étreinte d'amitié. Puis elle me
prendparlamainetnousquittonslestoilettesensemble.Ellelalâchepourregagnerlatable
VIPtandisquejebaisselatêtepouréviterlesappareilsphoto,etquitteleclubparunesortie
latérale.
20.
Jemanquedem'endormirsurlabanquettearrièredutaxiquim'emmèneàBrooklyn.J'ai
dumalàgarderlesyeuxouverts,etc'estlaraisonpourlaquelle,lorsquejevoislasilhouette
assisesurleperrondeRita,jecroisavoirunehallucination.
« David? » murmuré-je en approchant. Je croise les doigts pour que ce ne soit pas
seulementuntypebizarreavecunsweatàcapuchenoirquiluiressemble.Ceseraitvraiment
con.
Il ne réagit pas, mais lorsque j'arrive tout près de lui, David se lève et sourit. « Je
t'attendais.
—Tun'étaisquandmêmepasobligéderesterdehors,dis-je,enmelançantdansunflotde
paroles incontrôlables. C'est vrai, Rita te connaît, elle t'aurait carrément laissé entrer si tu
avaissonné.»
Davidmeregardefixementavecunsourireidiot.
Le silence, c'est trop bizarre. Il faut ABSOLUMENT que je continue à parler. « D'accord,
c'estlesvacancesdeprintemps,maisilfaitfroidlanuit,tudevraisvraiment...»
Davidlèvelamainpourmefairetaire.Puisiltendlebrasetm'attirecontrelui.Lorsqu'il
m'embrasse, j'oublie complètement de respirer. Et soudain, je ne sens plus qu'une seule
chose,seslèvresetsesmainssurmonvisage.
Nousnousséparonsaprèscequisembleêtreunefractiondesecondequiauraitdurédes
heures. David pose sur moi un regard intense, comme s'il tenait à ce que je comprenne ce
qu'il voulait dire par ce baiser. Pour qu'il nous soit impossible de nous défiler comme nous
l'avonsfaitàBarcelone.Parcequec'estpourdevrai.
Lorsquejeprendssamainpourl'emmeneràl'intérieurjusqu'àlachambreauxpoupéesde
chiffon du sous-sol, cette chambre qui est celle où je dors depuis que je suis toute petite
quandjeviensàNewYork,jesaiscequejefais.Etjemesenscomplètementprêteà...quoi
quecesoit,d'ailleurs.
Àl'instantoùjefermelaportedemachambre,Davidsejettesurmoi.Jesuisincapablede
réfléchir,maismeslèvresparviennenttoutdemêmeàréagircommeilfaut,etjemedirige
verslelitàreculonsentirantDavidparlepull.
Ilenlèvesonsweat-shirt,jel'attiresurmonédredontoutdoux,reculantjusqu'àcequ'ilse
trouvesurmoi.Ilm'embrasse,remontelebasdemarobe.Jevaislaisserleschosessepasser.
Jen'aipaspeur,jenesuispasnerveuse,nigênée-j'aijustel'impressiond'enavoirbesoin,
commesijel'avaisattendu.
Mon cœur bat la chamade. David s'assied, il me retire ma robe. Il dégrafe mon soutiengorged'uneseulemain,cequimesurprendunpeu.J'auraiscruqu'ilseraitplusmaladroit.
Ilôtesonjeanets'allongeàcôtédemoi.Noussommestouslesdeuxensous-vêtements.
Jeprendsunegrandeinspirationetjefermelespaupières.Çayest.Pourdevrai.Jevaisle
faire.
Tout à coup, j'entends David qui pouffe. J'ouvre les yeux. Un petit sourire narquois aux
lèvres,iltientmapelucheàlamain.
«LeSingeRigoloestvenujusqu'àNewYork?»Ilsemoque.
«Jenepouvaispasl'abandonner!»Jesouris.
David se penche pour m'embrasser de nouveau, mais puisque nous faisons une pause, il
fautquejeluidemandequelquechose.
« Quand as-tu rompu avec Chloe? » Je le regarde droit dans les yeux, en souriant,
tellement heureuse que nous ayons enfin trouvé le bon moment, que nous puissions enfin
êtreensemble.
Maisilnecroisepasmonregard.Ilbaisselesyeuxversl'édredon,semetàtripoterunfil
rougequidépasse.
«David?insisté-je.
—Jen'aipasrompu»,répond-il.
Mon cœur se remet à battre la chamade, mais de façon tout à fait différente. Cette fois,
c'estlacolèrequis'exprime,etjefermelesyeuxpourfairedisparaîtreleslarmesquisontsur
lepointdesedéverseravecviolence.
«Quoi?Commentça?
—C'estcompliqué,Violette,dit-il.
— Non, pas du tout! » crié-je en le repoussant et en me levant pour récupérer mon
soutien-gorge.Jeluijettesonsweat-shirt.Ils'assied,l'airvaincu.
« Sors d'ici », lancé-je en essayant de contrôler le volume de ma voix pour que Rita
n'entendepas.Jeprendsmarobepourmecouvrir.Jemesenssoudainsigênée,sinue.
«Laisse-moijustet'expl...»,commence-t-il,avantd'êtreinterrompuparsontéléphone.
LesTemptationsrésonnentdepuissapoche.Chloe.
«"MyGirl*".Tutefousdemagueule,c'estça?»demandé-je,presquepourmoi-même.
*«MaNana»
Ilenfilesonjean,puis,lesyeuxbaissés,glisseunemaindanssapochepourfairetaireson
portable. Je parie qu'il va la rappeler à l'instant où il sera dehors. Il se rhabille très vite et,
lorsqu'ilessaied'ajouterquelquechose,jeluijetteunregardquiluisignifieclairement:«Ne
disrien,jeneveuxpast'entendre.»
Je le guide jusqu'à la porte du sous-sol qui donne en dessous du perron. Rita s'en sert
rarement.Jedécrochelacléetladéverrouilledel'intérieur.
Jesuiscomplètementhébétée.IlmesemblequeDavidmedit«aurevoir»ou«àplus»
ouquelquechosedetoutaussinuletinsuffisant,étantdonnélasituation,puisjefermeàclé
derrièreluietvaisàlasalledebains.
J'ouvre le robinet et laisse couler l'eau au maximum tandis que je m'assieds sur les
toilettesenfixantlecarrelage.Jenesaispasquoipenser.Ai-jeleprofilde«l’autrefemme»
?D'uneamourettequidureraletempsdesvacancesdeprintemps?
Etlà,jefondsenlarmes.Legenredelarmesquines'accompagnentmêmepasdebruitet
entre lesquelles on est forcé de prendre de grandes goulées d'air. Mais que s'est-il passé,
exactement?
21.
Lelundi,autravail,j'évoluetoujoursdanslebrouillard.Àl'instantoùjem'assiedsderrière
mon bureau, j'entends des piaillements et gloussements dans le couloir. Je penche la tête
hors de mon box et aperçois Chloe, entourée de quatre rédactrices, qui arbore un sourire si
grandqu'ondiraitJuliaRobertsavecunverredanslenez.
Je m'empresse de rentrer la tête dans mon box et de fixer l'écran de mon ordinateur en
restantparfaitementimmobilesurmonsiègepourbienentendrechacundeleursmots.
« Gramercy Tavern est un peu cliché, mais mignon quand même, déclare Valentina, la
rédactricebeauté.
— Oooh, c'est tellement adorable, couine Fiona, une des assistantes mode. Ton petit
étudiantquiréserveunetabledansunrestauchic.Qu'est-cequevousfêtez?
—Jenesaispas,répondChloe.Ilvoulaitsortirhiermaisj'étaissuperoccupée,alorsila
insisté pour qu'on se voie absolument ce soir. Je crois qu'il pourrait bien me proposer de
prendreunappartavecluil'anprochain!»
Elleprononcecettedernièrephraseavecunetellejubilationquej'aienviedeluiarracher
lescordesvocalesàl'aidedudégrafeurposésurmonbureau.
Jemelève,trèsraide,etpasseviteàcôtéd'ellesendirectiondestoiletteshandicapés-les
seules dans lesquelles on puisse s'enfermer sans avoir à vérifier s'il y a quelqu'un dans les
cabinesadjacentes.J'enfonceuntasdepapiertoilettedansmabouche,danslequeljemords
enmemettantàpleurer.Jesaisque,sansça,messanglotsseraienttropforts.
Il l'aime, elle. Il veut emménager avec elle. Il veut vivre avec une minus d'un mètre
cinquanteauxcheveuxbouclés,exagérémentjoviale,etquiaunriredecochon.
Pendantcinqminutes,jemesensjustetrèsmal.Jemelamentesurmonsort,j'éprouveun
grand sentiment de perte, je vois dans le miroir d'atroces grimaces, ma bouche qui se tord
quandjaillissentleslarmes.Puisjemerendscomptedelatrahison.
Jamais David n'aurait dû me tromper de la sorte - pas moi. Ce que nous avions, notre
amitié,étaitcommeparfaite,pure.Dansmoncœur,jesaisquesinousn'avionspasralenti,
l'autresoir,j'auraiscouchéaveclui.Etçaauraitétéunmensonge.Ilseraitalléjusqu'aubout.
Toutàcoup,jesenslacolèremonter.Qu'ilaillesefairefoutre,pensé-je,enm'essuyantle
visage à l'aide du papier toilette rêche. Je me pince les joues pour y faire revenir la couleur
qui avait disparu au son des piaillements guillerets de Chloe. Je fixe mon reflet dans le
miroir,décidéeàmemontrerforte,àgarderlatêtehauteetànepasmelaisserabattrepar
cette tragédie aux proportions épiques. Je commence à me rappeler certaines scènes
édifiantesdemesfilmspréférés,quipassentsanscessesurTBS:commentRenéeZellweger
retrouve sa dignité après s'être fait balader par Hugh Grant dans Bridget Jones, comment
Julia Stiles apprend à danser après la mort de sa mère dans Save the last dance, comment
ShaneWestdevientmeilleuraprèsavoirperduMandyMooredansLeTempsd'unautomne.
Bon, d'accord, personne n'est mort, en ce qui me concerne, mais c'est tout comme. J'ai
l'impressionquemoncœuraétéarrachédemapoitrine,commedansunfilmgore.
Si seulement je vivais dans une comédie romantique, et pas dans la vraie vie. J'ai envie
d'une scène de relooking où l'on ferait un peu de ménage dans ma vie et après laquelle je
finirais sublime et fraîchement shampouinée, en moins de temps qu'il n'en faut à Natasha
Bedingfield pour chanter « Unwritten ». Je m'en remettrai, je resterai telle que je suis,
j'aimeraiànouveau!Etsiçasetrouve,avecça,j'aimêmedequoiécrireuntube.
Pourtant, au moment même où je me motive de cette façon ultra inspirée tout en me
séchantlevisage,unepetitevoixdansmatêtecontinuedesedemander:Commenta-t-ilpu
mefaireça?
JepréviensChloequejenemesenspasbien,etellem'autoriseàpartirplustôt.J'aidéjà
envoyé les invitations pour la grosse soirée du magazine, alors, de toute façon, je n'ai plus
rien à faire. Lorsque le métro de la ligne F qui me ramène chez Rita sort des tunnels, je
constatequej'aiunmessage.
«Violette.Acceptedemeparler,s'ilteplaît.»
CommentDavidpeut-iloserm'appelermaintenant?J'effacelemessageet,dumêmecoup,
son numéro de mon répertoire - geste insignifiant puisque je le connais par cœur depuis la
troisième.
AumomentoùjequittelemétroetmedirigeàpiedverslamaisondeRita,monportable
sonneànouveau.David.Horsdequestion.Jenerépondspas.Maisilnelâchepasl'affaire.Il
n'arrête pas d'appeler. Pour finir, il laisse à nouveau un message. Et je sais que si j'étais
vraimentunedureàcuire,jel'effaceraissansl'écouter,maisjen'aijamaisétélegenredefille
capabledefaireça,jesuistropcurieuse.
«Violette,jesaisquetum'évites,dit-il.Appelle-moi,s'ilteplaît.»
Jenelefaispas.
D'abord, il était vraiment sans intérêt, ce message. Si David a quelque chose de bien à
raconter,ilferaitmieuxdeledireparmessagerievocaleinterposée,parcequejenevaispas
merisqueràprendresesappelspourl'entendremedébiterunenouvellesériedemensonges.
JesuissoulagéequeRitanesoitpaschezelleàmonarrivée.Jem'assiedsàlavieilletable
delacuisinepourécrireàDavidunelettred'adieu.J'attrapeunbloc-notes—ilneméritepas
dejolipapieràlettres.
Jerédigeplusieursbrouillons.Danslepremier,jeluidéballetoutcequej'aisurlecœur,
dansledeuxième,jeluidemandepourquoi,pourquoi,maispourquoi?etdansletroisième,
pourluifairemal,jefaisl'inventairedecessouvenirsd'enfancequejeporteraitoujoursen
moi—mêmesinousnesommesplusamis.J'optefinalementpourunpetitmotgriffonnéqui
dit simplement : « Laisse-moi tra¬quille. Violette Greenfield. » J'ai la sensation qu'utiliser
monnomdefamillemetplusdedistanceentrenous,etqueçaleblessera.
JefouilledanslestiroirsdeRitaàlarecherched'untimbrequandmontéléphoneseremet
àsonner.Unnuméroen212,j'espèrequecen'estpasChloe.
«Violette.»C'estDavid.Depuisletéléphonedesarésidence.Ilatoujoursétéfourbe.
«Jeneveuxpasteparler.»J'ailagorgeterriblementnouée.
«Cen'estpascequetucrois...
—TuestoujoursavecChloe?
—Oui,mais...»
Jeraccrocheetéteinsmontéléphonedanslafoulée.Ai-jebesoind'ensavoirplus?
Toutàcoup,lasonneriedutéléphonefixedeRitaretentit.Jemeprécipitepourdébrancher
lesdiverstéléphonesdelamaison.Jerefusequ'elleparleàDavid.Ilestofficiellementbanni
detoutemafamille.
Jedéchirelepetitmotquejeluiaiécrit-ilneméritemêmepasça.
JemeconnecteàInternetetl'effaceentantqu'amisurMySpaceetFacebook.Jelebloque,
également, pour qu'il ne puisse pas me harceler. Ensuite je vais sur flip.com. Il faut que le
mondeentiersachecequ'ilm'afait.
Je consacre environ deux heures à créer le scrapbook virtuel de mes angoisses
existentielles sur David. Je choisis « Who Knew » de Pink comme bande-son et insère des
photos de choses abstraites, comme des orages et des fleurs fanées, ou bien des connards
made in Hollywood, comme Chuck dans Gossip Girl, pour représenter mon cœur brisé.
Ensuite, je me lance dans les pages « Colère », où je télécharge d'authentiques photos de
David,surlesquellesj'ajoutedescornesdediableetdesdentsnoires.Jenesuispascertaine
delemettreenligneaufinal,maisc'estcathartique.
Pourtant,jenesaispascommentjevaismeremettredecettetrahison.C'esthyperbizarre
desesentirblesséephysiquement.Parcequeoui,jesensbeletbiencettedouleurdansma
poitrineencemomentmême,cen'estpasseulementmonimaginationquimejouedestours.
Çafaitmal,commesiquelqu'unm'avaitdonnéungrandcoupsurleseindroit,oucommesi
jem'étaiscasséquelquechosedececôté-là.
Le lendemain matin, je me fais porter pâle au bureau. Je n'ai pas le courage de me
retrouver face à Chloe ni de l'entendre raconter son dîner romantique avec David. Je me
demandebrièvementsijedevraisluidirecequis'estpassé,maisçaacommeunpetitgoûtde
soap opera. Je veux juste tout oublier, alors je passe la journée au lit. Rita travaille à la
maison,maiselletrouvequej'ail'airmaladeetmelaissetranquille.
Unpeuaprès16heures,alorsquejesuisentrainderegarderl'émissiond'OprahWinfrey
surlaminusculetélévisiondusous-sol,j'entendsfrapperàlafenêtre.Jejetteuncoupd'œil
parlavitrepoussiéreuseprotégéedebarreauxmétalliquesetdécouvrelevisagesoucieuxde
David.
Jeluifaisnondelatête.JeneveuxpasqueRitasachequ'ilestlà,ilfautqu'ils'enaille.
Commeilnebougepas,jeprendsmonédredonetleplacedevantlafenêtre,pourneplusle
voir. D'habitude, il est doué pour décoder les signaux en société, mais, visiblement,
aujourd'huifaitexception.
Deuxminutesplustard,tanteRitaestimpliquée.
«Violette!crie-t-elledansl'escalier.Davidestlà!»
Ilaundecesculots,jen'ycroispas.J'ail'impressiond'êtreunanimalprisaupiège,dans
cesous-sol.Ilestàlaporte,lacourestferméeetjeneveuxpasqueRitaapprennequ'ilyaun
problèmeentrenous...
Je décide de jouer l'indifférence. Je monte retrouver David sans me coiffer, ni même
quitter mon survêtement. Je lui souris, pour tante Rita, puis je l'entraîne sur le porche, à
l'avantdelamaison.Jerefusequ'ilmetteunpiedàl'intérieur.
LorsqueRitarefermelaporte,jem'assiedssurleperron,lesyeuxrivéssurlesfissuresdu
trottoir.Davidprendplacesurlamarched'endessous,maispastropprès.Ilaencoreunpeu
definessedansledécodagedessignaux,finalement.
«J'airompuavecChloehiersoir»,annonce-t-il.
Lespoilsdemesbrassehérissent,maisjegardemesyeuxfixéssurlesol.
«Violette,tum'asentendu?demande-t-ilenvoyantquejeneréagispas.
—J'aientendu,dis-jecalmement.
—Çaatoujoursététoi»,affirme-t-il,commesionétaitdansuntéléfilmetqu'ilpouvait
direuntrucpareil,commesiensuitej'allaismetournerversluietquetoutallaits'arranger.
Mais on n'est pas dans un téléfilm à la con. Et il ne peut pas me faire ça à moi, ni à Chloe,
d'ailleurs.
«C'étaitvraimentmal,cequetuasfait.
—Jenet'aijamaisditqueChloeetmoiavionsrompu,avance-t-il.
—Tusavaisbiencequej'enconclurais!»crié-je,enleregardantdanslesyeuxpourla
première fois. Et j'y lis tant de peine que j'ai envie de lui dire que ça va aller, que nous
sommestoujoursmeilleursamis,etpeut-êtreplus.Maisjenepeuxpas.
«Allez,Violette,c'étaitparfait,toietmoi.Jesaisquetul'assentiaussi.»Davidmefixe.
« Tu m'as volé quelque chose », dis-je en baissant d'un ton et en baissant à nouveau les
yeux,carjemesouvienstoutàcoupquejesuiscenséejouerl'indifférence.Jeneveuxpasme
mettredanstousmesétats.
«Onnepeutpasdirequ'onsoitalléstrèsloin!réplique-t-il.
—Jeneteparlepasdemavirginité.»Jen'aijamaisenvisagéçacommeuntrésorspécial,
àlamanièredecesfillesquiportentlafameusebague«L'amourvraiattend».Cen'estjuste
pascommeçaquejevoislesexe.Maisleproblèmeestau-delà.
«Alorsdequoituparles?demandeDavid.
—Tuasbrisémaconfianceinconditionnelleennous.Jenedevraismêmepasavoiràte
l'expliquer. C'était trahir notre amitié. Sans parler du fait que c'était vraiment salaud de
trompertacopine»»
LesépaulesdeDavids'affaissent,ilmetlesmainssursesyeux,commes'ilallaitpleurer.
Une partie de moi a envie que je me rapproche de lui, mais l'autre est furieuse. Pour notre
premiervéritablemomentdepassion,Davidtrompaitsapetiteamie!Ilnevoitdoncpasqu'il
atoutgâché?Alorsquecequenousavionsétaitcenséêtreintouchableetparfait?Ilarendu
notrehistoireabjecte.
« Tu es ma meilleure amie, Violette, dit finalement David, la voix un peu brisée. Je suis
amoureuxdetoidepuisleCP.J'attendaisquetu...»
Ilmarqueuntempsd'arrêt,lèvelesyeuxversmoi.Sesyeuxbleussontdouxettristes.
«Parfois,reprend-il,quandj'étaisavecChloe,j'avaisl'impressiondetetromper,toi.
— Ça, c'est vraiment n'importe quoi, David. Ce n'est pas comme ça que les choses sont
censées se dérouler. » Je me revois repousser Oliver avant même que quoi que ce soit se
passeentrenous,parcequejesavaisqu'iln'étaitpasceluiquejevoulais.Cen'estpasqueje
meconsidèresupérieureparcequej'auraisfaitlebonchoix,contrairementàDavid.Maisje
nepeuxpasécoutersestentativespourjustifiersarelationavecChloeetlefaitqu'ilsoitsorti
avecmoialorsqu'ilétaitencoreavecelle.
«Jecroisquetuferaismieuxd'yaller,annoncé-je.
— Mais j'ai toujours cru que lorsque le timing serait le bon, que, lorsque tu me verrais
comme je t'ai toujours vue, tout irait bien. Que tout fonctionnerait et que nous serions
heureuxensemble.
—Ehbientut'estrompé»,dis-jeencroisantlesbrassurmapoitrineavantderegagnerla
maison.Jeverrouillelaporteàdoubletour.Puisjem'effondresurlesol,enlarmes.
22.
Après mon grand effondrement dans l'entrée, j'ai été forcée de donner quelques
explications à Rita. Je lui ai dit que David et moi nous sommes disputés et que nous ne
sommesplusamis.Elleaposéquelquesquestions,maissanstropinsister,cequej'apprécie.
Puiselleaconclupar«Letempsarrangeleschoses»,etm'apréparéunsandwichauthon.
Je ne me suis pas donné la peine de préciser que des années et des années n'arrangeraient
jamaisça.
Lorsquej'appelleJuliecesoir-là,jepleureànouveau.Elleessaiedemeréconforter,mais
jesaisqu'ellesetrouvedansunepositiondélicate,puisqueDavidestaussisonmeilleurami.
Riennemeconsole.
Jemefaisporterpâlepourlerestedelasemaine-commentpourrais-jealleraubureauet
meretrouverfaceàChloe?-,jesuisjusteforcéed'yretournerpourrécupérermesaffairesle
derniervendredi,jourdemonretouràlafac.
J'entre dans l'immeuble Bruton un peu avant 9 heures, pour éviter de croiser qui que ce
soit,maisaumomentoùj'attrapelelivredesociologiequiauraitdûm'occupercettesemaine,
j'entendsdubruitderrièremoi.
«SalutViolette»,ditChloe.
Je me retourne, je sens mon visage rougir et mon menton se mettre à trembler en la
voyant.
Elleavraimentunesaletête.Triste,fatiguée,abattue.Est-cemafaute?Jemeledemande.
D'unecertainefaçon,indirecte,maisquandmême.Jenesaispasgérerlaculpabilité.
«SalutChloe,parviens-jeàarticuler.Tueslàdebonneheure.
—J'aiduboulotàrattraper.J'aiprisquelquesjours…pourmeremettredemonchagrin
d'amour.»
Jegrimace.
«Ettoi,tuvasmieux?demande-t-elle.
—Oh,oui»,dis-jeenmesouvenantquejesuiscenséeêtreauseuildelamortavecun
rhume colossal. Je produis une de ces fausses toux que les gens tentent généralement
lorsqu'ilsfontsemblant.Lamentable.«Jecroisquej'enaipresqueterminéaveccevirus.Je
suisdésoléepourleboulot.
—Net'enfaispas.Detoutefaçon,jen'aipaseulameilleuredessemainesnonplus,tu
doissûrementêtreaucourant.»
Jel'observeàlarecherched'unsignequimontreraitqu'ellesaitpourDavidetmoi.J'ignore
complètements'illuiaracontécequis'estpassé.Maisellemerendunregardparfaitement
neutre,sansqu'apparaisselamoindretracedeméchancetésursonvisage.
«JesuisdésoléepourDavid»,dis-je,enayantl'impressiond'êtrevraimentdégueulasse.
Elleagitelamaindevantsonvisagecommesiellepréféraitnepasypenser.«Tuveuxlire
le papier sur toi? » demande-t-elle en me tendant un classeur qui contient les épreuves de
monportraitsousformedefeuillesvolantes.
J'aiunpeupeurqu'ellem'aitreprésentéesouslestraitsd'unegarcevoleusedemec.Mais
ensuite, je lis le titre : « N'est-elle pas ravissante? » et le chapeau, qui dit : « Avec Violette
Greenfield,topmodel,ilestpermisdecroireàlabeautéintérieure.»
Jeparcoursrapidementlespages.L'articleestincroyablementflatteur.Ilmentionnemon
intervention au lycée de Brooklyn, ma résistance aux pressions du milieu pour que je reste
maigre et mon amitié durable avec des gens qui ne sont pas dans la mode. Un encadré qui
réunitdescitationsdefillesanonymes,dontunedesélèvesdeBrooklyn,d'ailleurs,quidisent
commentellessesententdansleurcorpsàcausedel'industriedelamode.
EnhautàdroitedeladoublepagesetrouveunephotodeDavidetdemoiàBarcelonel'an
dernier. C'est une photo prise à bout de bras, alors nous apparaissons à un angle bizarre et
nostêtes,trèsgrosses,remplissenttoutlecadre.Jerisparcequec'estlacinquièmefoisqu'on
essayedefaireunephotocorrecte.Lalégendedit:«EnvoyageàBarceloneavecsonmeilleur
amiDavidStern.»
Chloedoitm'avoirvueobservercettephotoavecétonnement,parcequ'elleexplique:«Il
m'adonnécettephotoavant...»Etlà,ellefondenlarmes.
Jemeretrouveàlaserrercontremoienluitapotantledostandisqu'ellesanglotesurmon
épaule.Lesyeuxécarquillés,jefixeleboxenfacedumien,décorédeceposterquidit«Tiens
bon!»etreprésenteunchatsuspenduàunecordeàlinge,untrucdanscegenre.J'imagine
que la journaliste s'est voulue ironique. Le moment est bizarre. Je suis à peu près certaine
que Chloe n'est au courant de rien, mais ça ne m'aide pas vraiment côté sentiment de
culpabilité.
Lorsqu'elle se calme un peu, elle s'excuse et prend un mouchoir sur mon bureau. « Je
tenaisvraimentàlui,tusais»,dit-elle.
Jehochelatêtemaisnerépondspas.Jenetiensfranchementpasàencouragerunegrande
scènedramatiqueoùelleseconfieraitàmoi.
« Enfin, je ne sais pas si tu as déjà vécu une relation durable, comme David et moi,
reprend-elle.
— Pas vraiment », dis-je en songeant qu'avec leur histoire de six mois, ils étaient encore
loin des noces d'or. Mais c'est méchant de penser un truc pareil, alors j'essaie de repousser
cetteidée.Pourquoifaut-ilquejesoisaussigarce?
«C'estdur,quoi»,résume-t-elleeninspirantprofondémentparlenezetenexpirantparla
bouche.C'estcequerecommandedefairelecoachdeJulieencasdestress.Jemedemande
siChloeauncoach.Jemedemandeaussisielleneseraitpasmoinssuperficiellequejene
l'aicru.«Maisçavaaller,poursuit-elleenattrapantmamainetenlaserrant.Merci,Violette.
»
Lahonte,lahonte,lahonte.Jeprendsmesaffairesetjeluidisaurevoirdelamain.«A
vendrediprochain.
—Remets-toibien»,répondChloe.
Jesuisvraimentdégueulasse.
Monportablesonneàl'instantoùjequittel'immeubleBruton.
«SalutVeronica,dis-jeenmedirigeantversGrandCentralàpied.
—V!Ilyaunesupersoiréeceweek-end!»Elleselancedanssongranddiscourssurle
thème « Il faut absolument que tu sois là, tout le monde y va ». Elle devrait quand même
savoirqueçaneprendrapasavecmoi,non?
«Impossible,Veronica.J'aieuunemauvaisesemaine.Ils'estpasséuntrucavecDavid.
—Quoi?demande-t-elle.
—Lepire»,dis-je.Jesuissurlepointdepleurermaisjelutteenmemordantlalèvretrès
fort.
«Oùes-tu?demandeVeronica.
—Jevaisàlagareàpied.Jerentreaucampus.
—J'arrive,déclare-t-elle.Ilfautjustequejetermineleshootingsurlequeljesuis,maisje
teretrouvecesoir.
—Tun'espasobligéede...,commencé-je.
—Pasdediscussion!s'écrie-t-elle.Jeserailàvers20heures.»Elleraccrocheavantqueje
puisseémettredenouvellesprotestations.
Dans le train vers Poughkeepsie, je sors mon agenda et vais directement aux pages
blanches réservées aux « notes » à la fin. Je ne me sers jamais de cette partie, sinon pour
inscrire une vague adresse que je crains d'oublier, ou pour faire couler l'encre d'un stylo à
forcedegribouillis.Maislà,j'aitrèsenvied'établirunelistepourorganisermespensées(une
forme d'autocritique, disons). Appelez ça la liste des trucs à digérer émotionnellement ou
utilisezletitrequej'aiécritenhaut:«Leschosesquinevontpasdansmavie.»(Sous-titre:
Pourquoijesuisaffreuse.)
1.J'aiembrasséunmenteurinfidèle.
2.Monmeilleuramipourlavie,David,estunmenteurinfidèle.
3.JetrouvequeChloeestunefilleadorable,enversquij'aiétéinjuste.
4.Jesuiscomplètementdéconnectéedel'industriedelamode,ettoutlemondem'aoubliée.Est-cecequejeveux?Alors
pourquoijemesensaussivide,maintenant?(Ahoui,çapeutavoirunrapportaveclenuméro1.)
5.J'aipriscinqkilos.
6.J'aimeraisbienmeficherdecescinqkilosdeplus.M'enfichercomplètement,même.Maisçam'embêteunpeu.
7.J'aipeurdenepasêtreunefillebien,enfait,aufonddemoi.
Jerefermemonagendad'uncoup,puislerangedansmonsacavantdem'enfoncerdansle
siègeenSkaïdutrainetdemeplongerdanslacontemplationdel'Hudsonparlafenêtre.
Lorsquejeregagnemarésidence,lescouloirssontencorecalmes.J'imaginequelesgens
ne rentreront que dimanche de leurs vacances. Je me roule en boule sur mon lit puis
m'endors sur la playlist « En cas de chagrin d'amour » que j'ai créée l'an dernier pour mon
iPod-OtisRedding,PatsyClineetPostalService.Jesuisbiencontentedelatrouver.
Je suis réveillée par un chatouillis sous le nez. J'étire mes bras au-dessus de ma tête et
ouvrelesyeux.
«Kurt!»crié-je.Ilagiteunstringroseàstrassau-dessusdemonvisage.
«Ont'arapportéunsouvenirdelaplage,dit-ilenlebrandissantenl'air.
—Laclasse.
—Oh,jet'enprie,dit-ilenlevantlesyeuxauciel.Tuauraispréféréquejet'achèteunteeshirt?J'aitrouvéçaunpeuplusintéressant.»
Jesouris,contentedeleretrouver.«JessetFansontlà?demandé-jeenm'extirpantdulit,
etenmerendantcomptequej'aidormienvironquatreheures.
— Non, répond Kurt. Elles passent quelques jours dans leur famille. Mais comme mon
père n'est toujours pas très à l’aise avec mon, hum, penchant pour les garçons en tee-shirt
moulant,j'aipréférérevenirici.»
Je lève les yeux une seconde, en me demandant s'il est triste ou s'il va se confier à moi,
maisKurtritetfoncedanslesalonmechercherunebière.
Pourquoi n'ai-je jamais pensé à lui poser des questions sur sa famille, ni à lui demander
comment ils prennent le fait qu'il soit gay? Je vais devoir ajouter « Complètement
égocentrique»surmaliste«Pourquoijesuisaffreuse»dèsquej'enaurail'occasion.
Je sors de ma chambre pour rejoindre Kurt, qui m'ouvre ma bière, assis sur le canapé. Il
saitquejesuisnullepourouvrirlescannettes.Soitjecasselalanguette,soitjelafaistomber
danslaboîte,cequiestvraimentpénible,voiredangereux,quandils'agitdeboire.
«Merci,dis-je.Alors,c'étaitcomment,laplage?»Jesuisbiendécidéeàneparlerquede
sesvacancesàlui,àentendretoutesleursaventuresàJess,Fanetlui,etànepasdireunmot
demespropresproblèmes.
« De la balle, répond Kurt. Super cool. On a beaucoup bu, un peu dragué - mais rien de
sérieux-etnon,Jessnes'estpastrouvédemec.Ilfautvraimentqu'onlafassesortirdesa
coquille,elleesttroptimide.Etpuis...
—Elleestbienplustranquillecommeça,marmonné-je.
—Hein?faitKurt.
— Rien, m'empressé-je de répondre, en me rendant compte que je suis déjà en train de
penseràmoi,unefoisdeplus.
— Aurait-on eu quelque problème avec les garçons pendant les vacances ? » demande
Kurt.
Puisquec'estluiquiposelaquestion...
Trois heures plus tard, je n'ai pas bougé du canapé. J'ai une boîte de mouchoirs à mes
pieds,VeronicanousarejointsetnousmangeonsunepizzacommandéechezNapoli,pleine
defromage,biengrasse,exactementcequ'ilmefaut.Veronicaenadéjàmangédeuxparts,du
jamaisvu.
«Quejecomprennebien,résume-t-elleenpicorantlesmorceauxdecroûtequej'ailaissés.
ToietDavid—quetuaimesdepuisàpeuprèstoujours-vousvousêtesembrassés,ensuiteil
largueChloeettoi,tuluidemandesdesecasser.
—C'estça.
—Tupeuxm'expliquerpourquoi,encoreunefois?»demande-t-elle.
Kurtlèvelamaincommes'ilétaitàl'école.
«Moijesais!Moijesais!crie-t-il.
—Kurt,dis-je,luilaissantlaparole.
— Parce que David a fait les choses dans le désordre. Il aurait dû passer par la case
ruptureavantdeconclure!»Ilsouritettapedansmamain.
« OK, reprend Veronica. Admettons. Mais maintenant, c'est terminé avec Chloe. Alors
pourquoi tu ne pourrais pas sortir avec lui? Tu es du genre à pardonner, Violette. Tu m'as
pardonnée,moi.
—Oooh,tuluiavaisfaitquoi?»demandeKurtensefrottantlesmains.Ilesttoutexcité
depuisqueVeronicaestarrivée,mêmesicettedernièreheure,ilaenfinarrêtédeprendredes
photosd'elletouteslescinqminutes.Dieumerci.
«Rien,répondVeronica.Enfin,riend'impardonnable.N'est-cepas,V?»
Jeluisouris.Nousplaisantonsdepuisquelquesminutes,aprèsquej'aipassédeuxheuresà
renifleretàpleureràproposdeDavid.Jecroisquej'aicommencéàrirequandlabièreafait
son effet. Mais maintenant, j'ai l'impression que les montagnes russes des émotions se
dirigentversunenouvellechute.
«Ohoh,faitKurtenvoyantsurmonvisagelagrimacetrèslaidequiprécèdeleslarmes,
avantmêmequejeproduiseunson.Ilnousfautdesmouchoirs!»
Veronicafoncedanslestoilettespourvolerunrouleaudepapiertoutfinetrêche.Jerâle,
maisKurtm'interrompt:«C'estmieuxquetamanche.»Pasfaux.
Je mouche mon nez douloureux. «Je suis vraiment désolée. Je suis dans un état
pathétique.
—Toutnevapassimal»,ditKurt.
Jeluijetteunregardméfiantparcequejesaisqu'ilvaselancerdanssonspeechintitulé«
As-tudesraisonsd'êtreheureuse?».Ill'adéjàfaitquandjestressaisavantlespartiels.Çaa
marché,sionveut,maisc'estsurtouthypertarte.
«Allez,onvafairelalistedetoutestesraisonsd'êtreheureuse,décrète-t-il.
—OoohJ'aivuçadansl'émissiond'OprahWinfrey.Jevaischercherlesmarqueurs!dit
Veronicaentapantdanssesmains.IlyenapleindanslachambredeViolette.»
C'estvrai.J'adorelesfournituresdebureaufantaisieetlesfeutresdetouteslescouleurs.
MaispourquoiVeronicaest-elleàfonddanscetruc?
Kurtfiledanssachambrechercherunchevaletdeconférence,rienqueça.
«Jenepensepaspouvoirremplirtoutça»,ironisé-jeenlevoyantprendreuneimmense
pageblanche,lesyeuxbrillants.Ilestcarrémentsurexcitéàl'idéed'animerunséminairede
développementpersonnelicimême,dansmonsalon.
« Silence, Négativa ! » ordonne-t-il en faisant de la place pour son tableau. Veronica
débarqueavecunarc-en-cieldefeutresetunefeuilled'autocollantstrouvéedansletiroirde
monbureau.J'aitoujoursadorélesautocollants.
«Tuécrisbien?demandeKurt.
—Non,vas-y,toi»,ditVeronicaenluitendantunmarqueurrougedontelleaenlevéle
capuchon.
Tous deux sont comme des meilleurs amis en camp de vacances, ils dessinent un cadre
fleuri tout autour de la feuille avant que nous commencions. Effondrée sur le futon trop
court, avec les jambes qui dépassent au bout, j'ai les yeux fixés au plafond. Ma posture est
unefaçondesignifierquejenesuispasdutoutdansleurdélire.Personneneleremarque.
«Alors,peux-tumeciterunechosequiterendparticulièrementheureuse?demandeKurt,
unefoisqu'ilaterminésaguirlandedefleurs.
—Hum...Lapizza?dis-je,ensachanttrèsbienquecen'estpascequ'ilveutentendre.
—Quelquechosed'unpeuplusessentiel!s'exclame-t-il.
—Jesais.Leminifrigo!»
IllèvelesyeuxaucieletjetteunregardexaspéréàVeronica.
«Je vais commencer à sa place, intervient-elle. Violette est particulièrement heureuse
d'êtreétudiantesurcesublimecampus.
—Amen!déclareKurtenutilisantunmarqueurvioletpournoterVASSAR!danslecoin
enhautdelafeuille.Etn'oublionspasqu'ellepaiesesétudesavecl'argentobtenuànerien
faire,sinonêtrebelle!
—Hé!»protestons-nousenchœur,Veronicaetmoi.
Kurt pouffe. « OK, les top models, je sais bien qu'être mannequin, ce n'est pas que ça.
Enfin,ilparaît.Cequevouspouvezêtreféroces,touteslesdeux.Onpeutcontinuer?»
Jesourisetmetournesurlecôtépourleurfaireface.
Veronica se révèle très douée pour trouver tout ce qui est bien dans ma vie. En vingt
minutes,nousavonspresqueremplilagrandefeuilleavec:maman,papa,Jake;lesvoyages
à l'étranger; le stage à Teen Fashionista; des colocataires sympas; des trucs gratos offerts
par les couturiers; de bons gènes; tante Rita; les escarpins Louboutin (Kurt ayant estimé
qu'ilsméritaientuneligneàeuxseuls).
LorsqueVeronicaproposed'ajouterJulie,jecroiselesbrassurmapoitrine.
« Ouais », dis-je, en me perdant à nouveau dans la contemplation du plafond. Il m'est
impossibledepenseràJuliesanspenseràJulieetDavid.Nousavonstoujoursétéensemble,
touslestrois,alorssij'écris«Julie»sanslui,j'aurail'impressiond'amputerquelquechose.
Je suis comme une victime de guerre avec un bras fantôme. Bon, ce n'est pas aussi
dramatique,maisvousvoyezl'idée.
«EtDavid?»demandeKurt.
Jeluijetteunregardnoir.«Situosesl'ajouteràcetteliste,gareàtoi!
— Écoute, mon chaton, dit Kurt en prenant une voix de grand-mère originaire de New
YorkexpatriéeenFloride.Jesaisqu'ilt'afaitdumall'autresoir.
—C'estplusqueça!C'estunetrahisontotale!»m'exclamé-je.
JevoisKurtjeteruncoupd'oeilàVeronica,quihausselesépaules.
«Iln'apasfaitleschosesdansl'ordre,admet-elle.Ils'estlaisséemporterparl'émotionde
terevoir.Cemecestamoureuxdetoidepuisquinzeans!
—Veronicaaraison,poursuitKurt.Davidafaituneerreur.Unegrosse,d'accord,maisça
resteuneerreur.Ilnet'apasfaitdumalintentionnellement.
—Jenesaispas,dis-je,enessayantdedigérercequ'ilssontentraindemedire.
— Ce n'est pas irréparable, V, insiste Veronica. Du moins pas pour votre amitié. Nous
savonsaussibienl'unequel'autreàquoiressemblel'irréparable.»
Ellemelanceunregardquienditlong.Jerepenseàmes«relations»avecPeterHeller,
organisateur de soirées foireux, qui trouvait « de mauvais goût » que j'aille rendre visite à
Veronica en désintox, puis avec Paulo Forte de Sao Paulo, au Brésil, qui m'avait carrément
trompée avec un autre mannequin. Mais le truc, c'est que j'attends toujours plus de David
quedesautres,parcequ'ilestDavid.
«Nousdeux,c'étaitcenséêtreparfait,dis-jedoucementenfixantunetachedebièresurle
coussindufuton.Davidestcenséêtreparfait.
—Maispersonnenel'est,soupireVeronica.Tulesaisbien.»
Jelaregarde,puisKurt,quihausseunsourcilensigned'impatience.
«Bonalors,jelenoteoupas?demande-t-il,feutrevertensuspensau-dessusdelafeuille.
— D'accord », dis-je en pensant que pendant l'été, peut-être, David et moi pourrons
discuter.Onréussiraàs'ensortir,non?Leschosesvontpeut-êtreguérirdoucement.
«Ouf!souffleKurt,quitermineledfinaldesatranscriptiontoutenbouclesduprénomde
monami.Quoid'autre?
—VioletteestheureusequeKurtsoitunsibonami»,proposeVeronica.
Kurt, ravi, note son propre nom sur la feuille. Il souligne en orange ses grosses lettres
toutesrondesetVeronicalescolorieaufeutrebleu.
«EtVioletteestheureusedet'avoir,toi»,rebonditKurtendésignantVeronica.
Elle me regarde avec hésitation, comme si elle n'était pas sûre que je puisse faire cette
déclaration.Commesiellecraignaitdenepasêtreunepartimportantedemavie.
Jeluisouris.«Écris-moiça,DoubleV!»dis-je,enmeressaisissantunpeu,etenprenant
conscience, au même moment, qu'elle a raté la super soirée dont elle m'avait parlé au
téléphone.Ellesavaitquej'avaisbesoind'elle.Etvoilà,elleseretrouveàfaireunelistedébile
avecKurt,commesic'étaitlemeilleurvendredisoirqu'elleaitjamaispassé.
«Tuesuneamieincroyable,Veronica.»Ellesejettedevantmoiàgenoux,jemepencheet
nous nous serrons dans les bras comme ça, l'une sur le canapé, l'autre par terre. Puis nous
éclatonsderireetjetombeducanapé.
Kurtbondit.«Encoreunsuccèspourlafameuselistedesraisonsd'êtreheureuse!»hurlet-il.
À cet instant, mon portable sonne. Je me relève tant bien que mal et attrape mon sac. «
C'estJulie»,dis-je,enespérantqu'ellen'aurapasenviedediscuterducasDavidmaintenant.
Je suis déjà revenue dessus au moins huit fois avec elle... et, bien que partagée entre nous,
elle m'a juré sur le code de l'honneur des filles qu'elle ne répéterait rien à David de tout ce
quejeluiraconte.
« Ooh, dis-lui pour notre liste ! crie Kurt, occupé à remplir les blancs d'autocollants en
formedecœurroseàpaillettes.Julievaadorer.
—Salut,dis-je,autéléphone.
—Tuesaucourant?»demande-t-elle.
Et j'ai presque peur de demander « de quoi ? », persuadée qu'elle va m'annoncer que
ChloeetDavidsesontremisensemble.Maisilfautquejesache.«Dequoi?
— David va passer l'été à Los Angeles. Il vient de m'appeler pour me dire qu'il a été
acceptédansunesortedeprogrammed'étudesencinémaàl'USC.
—Ahbon,bredouillé-je,hébétée.
—Ilnenousenavaitpasparléaucasoùsacandidatureneseraitpasretenue,explique
Julie.Tuleconnais.
— Oui », dis-je, l'esprit déjà en train de s'emballer. Pas d'été ensemble. Pas le temps
d'arrangerquoiquecesoit.
«Violette,ilestdansunétat...Tuvasluipardonner?
—Jenesaispas»,murmuré-je.Etc'estlavérité.
23.
Lelendemainmatin,KurtetmoiraccompagnonsVeronicaenvoiturejusqu'àlagare.
« C'est le meilleur vendredi soir que j'aie passé depuis longtemps, déclare-t-elle en me
serrantfortdanssesbras.Kurt,tuessurmalisteVIP!»
IldonnedeuxcoupsdeKlaxonlorsqu'elleentredanslagare.
« Alors, content d'avoir décroché une entrée permanente dans n'importe quel club newyorkais?demandé-jealorsquenousfaisonsdemi-tourpourrepartirendirectionducampus.
—Jesuisjusteheureuxd'avoirunenouvelleamie»,répond-il.
Jericane.
« Bon, d'accord, connaître Veronica Trask a un certain cachet, ce qui ne gâche rien,
reconnaîtKurt.Maisc'estaussiunebonnecopine!
—Oui,elleapprend»,dis-jeensourianttouteseule.
De retour à la résidence, je passe par ma boîte aux lettres pour récupérer mon courrier.
Après mes deux semaines à New York, la boîte est pleine à craquer, et tout est à moitié
déchiré, ce qui est agaçant. Ils ne pensent donc pas à ce genre de chose avant d'entasser,
entasser,entasserlesenveloppeslà-dedans?
Je m'installe à une des tables grises du Retreat et commence par faire le tri - des
magazines, une facture de l'intendance, deux petits mots de ma mère (un qui dit « Joyeux
printemps ! » avec un poussin dessiné, l'autre avec une coupure du journal local de Chapel
Hillannonçantlesfiançaillesdedeuxancienscamaradesdulycée—tropbizarre).Ilyaune
cartepostaledemonfrère.Enfait,mesparentsluiontpermisd'alleràCancunavecl'équipe
de basket pour les vacances. Comme si c'était une sortie sportive, et pas une excuse pour
picoler et draguer des filles déchaînées ! J'arrive à peine à lire son écriture, mais, après
quelquesminutes,jeparviensàdéchiffrer:
ChèreViolette,
Ilfautquejeteremerciedem'avoirouvertlavoieversl’indépendance.Cancun,çadéchire!!!
Tonfrère,
Jake.
Jesouris.Aumoins,ilrendàCésarcequiluiappartient.Mesparentsnel'auraientjamais
laissé participer à un voyage de ce genre s'il n'avait pas eu un bon vieil argument sous le
coude:«VousavezlaisséVioletteallerdéfileràl'étrangeralorsqu'elleavaittoutjustedixhuitans.»
Jemedirigeverslacorbeilleréservéeaupapieràrecyclerpourmedébarrasserdequelques
publicités et de tous ces formulaires d'abonnement énervants insérés dans mes magazines
quandsoudainjeremarqueuneenveloppeaugriffonnagefamiliercoincéeentrelespagesde
monCosmoGirl!
VioletteGreenfield,boîte3389,VassarCollege...
C'estl'écrituredeDavid.
Jesecouelemagazinepourfairetomberlalettre.Jefixel'enveloppependantuneminute,
craignant de la ramasser, comme si le morceau de papier à l'intérieur pouvait me briser le
cœurunefoisdeplus.Çadoitêtreimportant,sinonilnem'auraitpasécrit,si?
Jefinisparlarécupérer,puisjeprendslerestedemoncourrieretregagnedirectementma
chambre. Hors de question d'ouvrir cette enveloppe dans le hall. Durant les trois minutes
qu'ilmefautpourmerendreàl'étage,jepasseenrevueenvironunmillierd'hypothèsessur
cequepourraitcontenirlalettre.
Peut-être David veut-il me proposer de l'accompagner à LA cet été ; me dire qu'il me
détesteetneveutplusjamaismevoir;quetoutallaitmieuxlorsquenousétionsseulement
amis,etqu'ilsouhaiteregagnermonamitié.Oubienalorssimplement«Passeunbonété».
Nan,siçan'avaitétéqueça,ilauraitpumelaisserunmessagesurMySpace.
Leplusétrange,c'estquejenesaispascequej'aimeraisylire,mais,lorsquejeregagnema
chambre,j'ailecœurquibatàtoutrompre.
Je lance mon iPod en lecture aléatoire, de façon à le laisser choisir la chanson qui
accompagneramalecture.Ilm'enfautabsolumentunebonne.
«Golddigger*»-hmmm...Jenesaispastropcommentinterpréterça.
*Chercheur(se)d'or(danscecasprécis,ils'agitd'unefillemotivéeparl'argent)
Jedéchirel'enveloppe,àtelpointquejenepourraiplusyremettrelalettreaprès.Cegenre
detrucm'énerve.
V
Retrouve-moiauDia:Beacon.Dimancheàmidi.
S'ilteplaît!
R
Nonmaisjerêve?Unelettremanuscritepourça?!
Jemeprécipitedanslecouloir,jusqu'àlachambredeKurt,oùjelesinterromps,Gregory
etlui,aubeaumilieud'uncâlin,visiblement,maisilsremettentleurstee-shirtsenplaceet
fontcommesiderienn'était.Jesuistropsurlesnerfspouravoirhontedemonimpolitesse.
«Regardeça!dis-jeentendantlalettreàKurt.
—Ooh.»Illalit,lapasseàGregorypuismeregarde.«Unrendez-vous!
—Tunecomprendspas.Pourquoim'envoyerçaparlaposte?
—Hum,peut-êtreparcequetun'aspasréponduàsesappelsdetoutelasemaineetquetu
l'asfichudehorsàBrooklyn»,remarqueGregory.
JefusilleKurtduregard.
«Benquoi?dit-ilenhaussantlesépaules.Fautbienquejeletienneaucourant.
—Laissetomber.»JemefichequeGregoryconnaissel'histoire,maisjesuisdanstous
mesétatsàcausedecettelettre.«Laposteauraittrèsbienpunepasmel'apporteràtemps.
Tu crois qu'il aurait pensé à ça? C'est vrai, quoi, on ne vit plus au temps des pigeons
voyageursetdestélégrammes!Commentpouvait-ilêtrecertainquej'auraiscettelettre?
—Jetrouveçaromantique,ditKurt.Ilalaisséfaireledestin.»
Gregoryetluisesourient.Ilsdoiventêtreenpleinelunedemiel,ilsnesesontpasvusdes
vacances.
«Jetrouveçatropbizarre,tropnaze,décrété-jeencroisantlesbrassurmapoitrine.
—Est-cequeçasignifiequetun'iraspas,dimanche?demandeKurt.
—Non,dis-jeenessayantdememontrerévasive.J'yréfléchis.
—C'estbiencequejepensais,dit-il.Allezviens,onvatechoisirunetenueunpeuarty!»
Ilselèved'unbondetGregorylèvelesyeuxauciel.
«Question.C'estquoileDia:Beacon?
—C'estunmusée,espèced'inculte,ditGregoryquisemetdeboutàsontourpoursuivre
Kurtdansmachambreetm'aideràmepréparer.
—Oh,dis-je,penaude.Biensûr.Jelesavais.»
Ledimanche,KurtmeprêtesavoiturepourallerretrouverDavid.LeDia:Beacon,jelesais
maintenant, est un musée d'art contemporain qui rassemble des œuvres qui datent des
années60ànosjours.Ilestinstallédansuneancienneusine.Gregorym'afaitunpetitcours
d'histoire pendant que Kurt me choisissait une robe portefeuille Cynthia Vincent et des
ballerinesendaim.«Trèschicintello»,a-t-ildéclaré.Mescheveuxsontremontésenqueuede-cheval avec un bandeau sur le front, parce que j'adore cette coiffure, même si elle
commenceàdaterunpeu.«C'esttonstyle,atranchéKurt.Iln'yapasdedatedepéremption
danscescas-là.»
Autrementdit,lorsquejefixeàmaboutonnièrelebadgequiindiquequej'aipayél'entrée,
jemesensplutôtmignonne.J'essayed'éviterdepenserquejemesuisfaitebellepourDavid,
pourtantc'estlecas.Jeveuxqu'ilsouffre.
En entrant dans le musée, je décide de trouver une œuvre d'Andy Warhol, seul artiste
mentionné par Gregory dont j'aie entendu parler. Mais je regarde autour de moi et suis
parcourued'unfrisson.Cen'estpastantquel'espaceestfroid,c'estplutôtquel'artexposéici
me fait un drôle d'effet. Il y a une pièce qui me paraît vide, murs blancs et parquet, dans
laquelle je découvre en fait des formes sur le sol, des sculptures, j'imagine. L'art
contemporain ne doit pas être trop mon truc. Le musée Reina Sofia de Madrid me manque
déjà,jel'aivisitél'andernier,laplaylist«musée»demoniPodsurlesoreilles,pourpouvoir
écouterdelamusiquetoutenmecultivant.
Jesuisentraind'observeruntasdenéonslumineuxquandonmetapesurl'épaule.
«Salut»,ditDavid.Jesenslatempératuremonterd'uncoup.
Bien que j'aie rapidement effacé le petit sourire qui est apparu machinalement sur mes
lèvres,jesaisqu'ill'avu.
«Belendroit,lancé-je,enmeretournantpourentrerdansunenouvellepièceremplied'art
(ouderiendutout,peut-être).
—J'aimebienlejardin,ditDavidenmeprenantdoucementparlecoude.Tuveux...?»Il
memontreunesortie.
«Oui»,soufflé-je,soulagéedepouvoirquittercetendroitquimefaitunpeupenseràun
entrepôt.
Et il a raison - le jardin est agréable. Il y a des cerisiers tout juste en fleur, une petite
promenadeenplanchessurlaquelleonpeutsebalader.Nousmarchonspendantuneminute
oudeuxsansriendire,puisnousnousinstallonssurdeschaisesenplastiqueblanc.
«Jesavaisquel'endroitteplairait,ditDavid.
—Cen'estpasmal,acquiescé-je,sanstoutefoisvouloirluiattribuerlemoindremérite.
— Je savais aussi que tu trouverais bizarre que je te demande de me retrouver dans un
musée. Je suis conscient que tu traînes rarement dans ce genre d'endroits, mais je dois
rendreundevoirsurundesartistesexposésicietj'aipenséquec'étaituneoccasionunique.
—Ahoui,justementjepensaiscommenceruncoursd'histoiredel'artl'annéeprochaine.
»Cen'estpastoutàfaitvrai,mais,hiersoir,Gregorymel'aconseillé,parcequ'ilestatterré
parmonmanquedeculture.Alorsj'ypense,quoi.
«Vraiment?s'étonneDavidenriant.Çaneteressemblepas.
— Eh bien, les gens changent, ça arrive tout le temps, dis-je en croisant les bras et en
détournantleregard.Tunesaispastoutàmonsujet,figure-toi.
— D'accord, d'accord, fait David. Mon petit bavardage d'introduction ne passe pas très
bien.»
Jebaisselesyeuxversunepetitepeausurmonpouce.J'aitrèsenviedelamordiller,mais
jenevoudraispasqu'ellesemetteàsaigner.
«Alors?»dis-jesèchement.Jeluijetteunregardquisignifieclairement:«J'espèrequeça
vautlecoup.»Jesaisquejejouelasalegosse,maisDavidavraimenttoutfoiré.
«Hum,ehbien,jevoulais...»,commence-t-il.Puisilselève,faitlescentpaspendantune
minute.Jenecroispasl'avoirjamaisvuaussiagité.
«T'esgrave.Assieds-toietdis-moi.
—Ehbien,d'abord,commence-t-ilenseressaisissantenfin,jecroisqueChloeétaitbien
pourmoi.»
Jemeplongeunenouvellefoisdanslacontemplationdemapetitepeau.Alorsc'estdeça
qu'onparle?DeChloe?
«Ilfallaitquejesachequed'autresfillesexistent,explique-t-il.Aparttoi,jeveuxdire.»
Je lève les yeux vers lui mais je suis incapable de croiser son regard. Je fixe ses lèvres
quandilparle.
«Çafaisaitsilongtemps,Violette.Tun'imaginesmêmepas.Tutesouviens,quandjet'ai
offertcettecartedeSaint-Valentinensixième?Celleaveclecrabequitenaitunepancarteoù
ilétaitécrit"J'enpincepourtoi"?»
Jesourisunpeu.«Oui.
—Pourmoi,c'étaitunaveuénorme!Maistoi,tum'asjustefaitremarquerquec'étaitun
mauvaisjeudemotsavantdemeforceràt'aideràanalyserlacartequeJasonSheridant'avait
donnée.
— Sur celle de Jason Sheridan, il y avait une mouffette, tu te rappelles? Tu sais, ce
personnagededessinanimé.
—Pépéleputois,répondDavid.Jesais.Etjesavaisaussiquemacartenecomptaitpas.
Quetunemevoyaismêmepas.
—Nousétionsamis,David.Tun'asjamaisriendit.Commentaurais-jepu...
—Peuimporte,conclut-ilenselevantunenouvellefoispourmetournerledos.Jenesais
mêmepaspourquoije...çan'aplusd'importance,maintenant.»
Il continue à parler, mais j'entends à peine sa voix, à cause du vent qui se lève, alors je
m'approchedelui.
«Jesuisdésoléed'avoirtoutgâchédecettefaçon»,dit-il.Puisilsetournepourmefaire
face.«Laplupartdutemps,quandj'étaisavecChloe,jepensaisàtoi.»
Jebaisselesyeuxetmemordslalèvre.Unepartdemoiadoreentendreça,maisl'autre
éprouveunegrandetristesse.
«Je me sens mal quand je pense à ce qui s'est passé entre nous », avoué-je. Et, quand
j'entendsmesparoles»jesuisétonnéedelesavoirprononcées.Maisc'estfranc.
«Moiaussi,répondDavid.Etcen'estpascequej'auraisvoulu.
—Unjour,peut-être,çaauramoinsd'importance»,dis-je,pasvraimentàDavid,plutôtà
moi-même.Commeunvoeuenvoyéàl'univers.
Nousnoustenonsfaceàface,maisnosregardsseperdentpar-dessusnosépaules,comme
si la réponse se trouvait au loin, ou comme si, en évitant de nous regarder, nous pouvions
trouver un moyen d'apaiser la tension. Cela semble durer une éternité, et je ne le supporte
pas.LeschosesnepeuventpasallermalentreDavidetmoi.C'estcommesitoutbasculait.
Ilfautquejeluipardonne.
«Alors»,dis-je,pourchangerdesujet.Pourévacuercemalaiseetretrouverquelquechose
—n'importequoi—decequenousavions.«LAcetété?
—Julietel'adit?
—Ouais.
—Çadevraitêtrebien.»Ilenfoncesesmainsdanssespochesenreprenantlechemindu
bâtiment.«Ettoi?
—Alamaison.Enfait,j'aihâtederetrouvermesparentsetJake.C'estunpeutordu,non?
—Non.Çafaitunboutdetempsquetun'espasrentrée.
—Tuvasmemanquer,quandjeserailà-bas.»C'estmongagederéconciliation.
David se tourne vers moi. « C'est vrai? » demande-t-il, et je jurerais presque voir des
larmesdanssesyeux.
« Évidemment, dis-je en glissant mon bras sous le sien. Tu es mon meilleur ami mec,
aprèstout.»
Ildétournelesyeuxmaisrapprochemonbrasdesoncorps.
Nous regagnons le parking, où David me serre très fort, longuement, dans ses bras.
Lorsquenousnousséparons,illance:«C'estmarrant.
—Qu'est-cequiestmarrant?demandé-je.
—Oh,rien,dit-ilenfaisantdemi-tourpourrentrerdanslemusée.
—Non,insisté-je,curieuse.Terminetaphrase!
—Sérieusement,riendutout,répondDavid.Amispourlavie?
—Seulementsitudis"amispourlalife".
—Marchéconclu.»
Aumomentoùjequitteleparking,j'aitrèsenviedemeretourner.
S'ilmeregardepartir,ilm'aimeencore,pensé-je.
Lorsquejetournelatêtepourjeteruncoupd'œilparlepare-brisearrière,Davidestdevant
l'entrée, la main en l'air. Il m'aurait fait au revoir de la main, même si je ne m'étais pas
retournée.
Epilogue
Kurtaaffichélalistedeschosesquimerendentheureuseaupieddemonlit,pourqueje
puisse les avoir à l'esprit dès le matin au réveil. Jamais je ne l'avouerais, mais ça marche
plutôt bien. Je suis assez zen pour ce qui est de la fac, dans ces dernières semaines du
semestre:lescoursmeplaisent,Olivermeditànouveaubonjourquandonsecroisesurle
campus,etJess-Fan-Kurtsontlesmeilleursnouveauxamisquejepouvaisespérer.
Mêmelesgensducoursdesociologiesemblentavoirplusdesympathiepourmoi.Début
mai, lorsque mon portrait est sorti dans Teen Fashionista, Miss Mocassins en personne l'a
apporté.
«Tufaisl'effetd'unmannequinentroisdimensions,d'unevraiepersonne,a-t-elledéclaré.
C'estrare.»
LeprofesseurKirbyaalorsparlédesbienfaitsqu'ilyauraitpourchacunàréfléchirsursa
vie comme j'ai dû le faire en naviguant dans l'univers de la mode. Cette fois, être le centre
d'attentiondelaclassenem'apasdérangée.
MêmeAngelam'aappeléeetm'alaisséunmessagepourmeféliciter.«VibranteViolette,
tonportraitestmerveilleux!Jesuistoujourslàpourtoi.Jet'embrasse.»Elleavraimentdit;
«Jet'embrasse»,avantderaccrocher.Jenel'aipasencorerappelée,maisjevaissûrementle
faire, juste histoire de ne pas couper les ponts. J'ai aussi été contactée par les gens de chez
Dove après cet article - ils ont une campagne géniale centrée sur l'amour de soi, et ils
voudraient que j'y participe d'une façon ou d'une autre. Alors, finalement, je pourrais peutêtreêtremannequintoutenrestantfidèleàmesconvictions?J'espèrequecen'estpasaussi
impossiblequeçaapuleparaître.
Unefoismesexamensterminés,jefaismesbagages.Julievientjusqu'àPoughkeepsieen
GolfpourquenouspuissionsfairelarouteensembleetdescendrelamoitiédelacôteEstsur
l'I-95.
Et David? Nous avons été très occupés, l'un comme l'autre, mais ça va. On se parle par
MSN,pare-mail.Etjerelismesraisonsd'êtreheureuseseulementdeuxfoisparjour.C'est
vrai,ilmemanque,maisjesuisdécidéeàprofiterdemonété.Çameferapeut-êtredubien
d'êtreseule.C'estcequepenseKurt.
Hier soir, il m'a aidée à empaqueter toutes mes chaussures dans des sacs de feutre pour
qu'ellesnesoientpasabîmées.Jecroisqu'ilsepréoccupeplusdeleursortquemoi.Lorsque
j'aiserréKurtdansmesbrascematinpourluidireaurevoir,j'aifaillipleurer.Àcemomentlà,iladit:«Oh,jet'enprie,ladeuxièmeannée,c'estdansseulementtroismois.»Jesuis
vraimentgnangnan,maisgrâceàlui,jemesuisressaisie.
Jesuissurlepointdefranchirlesportesdelarésidencequandj'entendsleKlaxondela
Golf,quejereconnaîtraisentretous.Jefaisroulermesdeuxvalisesjusqu'àlavoiture,etla
portières'ouvrecôtépassager.
«Quelqu'unabesoind'unevoiturepourChapelHill?»Juliesouritetvientprendreunde
messacs.
Jeplacel'autredanslecoffreetfaisletourpourm’installersurlesiègepassager.
Aumomentoùjebaisselemiroirpourappliquerunpeudebaumesurmeslèvres,jevois
quelquechosesurgirsurlabanquettearrière,etjeretiensmonsouffle.
David.
Jetournebrusquementlatêtepourêtrecertainequejenesuispasentrainderêver.
Ilm'adresseungrandsourire.
Jeleluirends,puisregardeJulie,l'airdedire«Qu'est-cequisepasse,là?».J'ailesmains
toutesmoites.
«Oh,tusaiscommej'aihorreurdeconduiresurl'I-95,sejustifieJulie.
—Hein?»Jen'ycomprendsrien.
«Davidm'aproposéderamenerlaGolfsijeprenaisunvoldeNewYork,explique-t-elle.
Jel'aiprévenuqu'ilyavaitunecondition.
—Laquelle?demandé-je,toujourscomplètementlarguée.
—Quejeteramène,toi,idiote!»intervientDavid,quiouvreenfinlabouche,prouvant
ainsiqu'ilestbeletbiensurlabanquettearrièreetquejenesuispasvictimed'uneétrange
hallucinationobsessionnelle.
«Attendsunpeu.Jesuisperdue.EtLA,alors?
—J'aioptépourlestagedesixsemainesaulieudedouze,explique-t-il.J'avaisbesoinde
tempschezmoi.Avectoi.»
Mon cœur fait un bond. Je ne devrais pas être en colère, plutôt? « Alors vous avez tout
arrangédansmondos?dis-jeencroisantlesbrassurmapoitrine.
— Je ne voulais vraiment pas conduire, Violette, précise Julie. Tu me connais dans les
embouteillagesautourdeWashington.
—J'aidemandéunefaveur»,intervientDavid.
Jemetourneverslui,sonsourirefaitaumoinsunkilomètredelarge.
«Pourquoi?»
Il s'approche un peu plus du siège avant, me fixe intensément et dit : «J'ai juste
l'impressionquenousdevrionsêtreensemblecetété.
—Qu'est-cequeçaveutdire?demandé-je,surlepointdedéfaillir.
—Jenesaispastrop,poursuitDavid.Maisonatoutelaroutepourledécouvrir.»
Remerciements
Merciàmonagent,DougStewart,etàmonéditriceKateSeaver,quin'ontjamaisperduleurenthousiasmepourViolette
!PointsbonusauserviceartistiquedeBerkleyJAM,àquil’ondoitlestroiscouverturesquireflètentlabeautédel'universde
Violette. Merci à Erica Colon, du marketing, et à Caitlin Brown, à la publicité, vous êtes vraiment des stars. Toute ma
reconnaissance à ces lecteurs qui me contactent - ils me font toujours énormément plaisir. Merci à Dave, qui me donne
l'impressionquejesuiscapabledetout.

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