Essai du tape-cul (Kaldalón, 08/31/2014)

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Essai du tape-cul (Kaldalón, 08/31/2014)
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Essai du tape-cul (Kaldalón, 08/31/2014)
Le lever du soleil sur le glacier (au fond) n'est pas mal ! L'eyri (au milieu, avec une
maison dessus) cache la plaine alluviale de la vallée
Kaldalón, NW Islande (66°04.4'N – 022°28.3'W)
Conditions du mouillage
» Mouillage : 3.5/4.5 m fond de boue dure, 40 m de chaîne + 6 m de câblot
avec amortisseur en caoutchouc.
» Voile de mouillage double.
» Lorsque le vent est rentré, en début de nuit, l'ancre enfouie initialement sans
tirer fortement sur la ligne au moteur (et restée en place pendant 24 heures
par vent calme, variable NE et SW), a reculé de 30 m pour ne plus bouger
ensuite.
» Fetch : 0.4 Nm
Voile de mouillage double, creusée par le vent
Météo
» 20 m/s annoncés par l'IMO (Islandic Met Office) avec fortes rafales près des reliefs.
» Les fichiers GRIB annoncent 10 à 18 kts, pour la période, au NE des montagnes jusqu'à 1000 m d'altitude (le vent se
renforce de notre côté et est canalisé par les fjords).
» Une dépression se déplace du SW au NE en passant juste sur nous en milieu de journée.
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» Vent : Vent venant de NNE/ENE (80°), le fjord étant orienté SW-NE. Au fond du fjord s'élève le glacier Drangajokull.
» J'estime le vent à minimum 30 kts, probablement +/-40 pendant la nuit (anémomètre hors service). Les rafales ne sont
pas très violentes.
Observations
» La pression atmosphérique est descendue régulièrement de 1009 hPa à 995 hPa en 10 heures
(1.4 hPa/h)
» Le bateau reste face au vent d'une façon remarquable, sans bouger si le vent reste constant. On
ne sent pas d'embardées à bord, même pendant les rafales.
» Quand le vent mollit suffisamment longtemps, le bateau face au vent remonte un peu sur son
ancre. Quand le vent forcit ensuite, il fait une faible et inévitable embardée (env. 15°) et revient
ensuite rapidement dans le lit du vent dès que la ligne se retend (sans choc).
» Il me semble quasi évident que les chocs dans la ligne sont inexistants.
» Le confort à bord est excellent, car le bateau reste presque sur place.
» Remarque : j'avais étarqué le tape-cul à la main par petit temps pour que le bateau reste face au
vent faible et ne roule pas, car il y a deux courants qui se cumulent ou s'opposent : le courant
de marée (principal) et le courant de la rivière du glacier (surtout au S de l'eyri derrière lequel
Thoè est ancré – il découvre plus que ce que la carte indique, suite à l'ensablement). La drisse
n'était pas étarquée suffisamment pendant la nuit, ce qui provoquait des battements dans la
voile. Une fois la drisse bien étarquée, ces battements ont cessé, sauf dans de rares occasions,
lors des petites embardées.
Conclusion
» Vu les excellents résultats, je ne me passerai plus de cette voile, même par gros temps.
» J'ai imaginé faire de nouveaux essais (l'an prochain) en réduisant la surface de la voile. Pour ce faire, il suffira de l'endrailler
de façon à ce qu'elle soit pliée en deux. Il se peut qu'une voile un peu plus petite maintienne ou ramène efficacement le
bateau dans le lit du vent, mais il me semble qu'une grande voile puisse avoir l'avantage évident de maintenir la ligne de
mouillage relativement tendue même quand le vent mollit un peu. Dynamiquement, cela peut avoir un avantage, car cela
diminue drastiquement les chocs éventuels dans la ligne.
Dans les essais, il faut donc observer/évaluer/mesurer au moins deux choses :
» L'angle des embardées que l'on cherche à minimiser. C'est le seul facteur objectif facilement mesurable (anémomètre, compas
magnétique, GPS, etc.)
» Les chocs dans la ligne, qui ne sont pas mesurables avec les moyens du bord. Ce sont pourtant eux dont il faut réduire
l'importance pour résister au gros temps.
Deuxième round, tapant plus fort !
11h. À peine mon rapport précédent terminé, voilà que le vent forcit considérablement, venant dans l'axe du fjord, tout droit
du glacier. Je l'estime actuellement de l'ordre de 50 kts. Les creux sont de 50 cm à 1 m. Pour la première fois, le bateau prend
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un peu de gîte. Le petit mousqueton gadget en aluminium utilisé pour l'écoute s'ouvre. Je le remplace par un gros plus gros en
INOX (8 mm).
Le tape-cul bat pour plusieurs raisons.
Les deux pataras montant en tête de mât se rapprochent l'un
de l'autre en fonction des variations des pressions latérales du
vent sur les deux demi-voiles.
J'étarque le bout qui sert à rapprocher les pataras pour tirer la
tête de mât en arrière. Cela évite qu'ils s'écartent et oblige les
guindants des 2 demi-voiles à rester à une distance plus ou
moins fixe l'une de l'autre. Cela réduit aussi la puissance des 2
demi-voiles creusées par le vent, en diminuant l'angle que font
les deux demies-voiles.
De son côté, l'écoute passant dans une poulie au pied de mât pour revenir au cockpit est trop longue. Le point d'écoute se
déplace latéralement, ce qui induit aussi de l'instabilité dans la voile. Je fixe le point d'écoute en le reliant avec deux bouts de
chaque côté au pied d'un chandelier, qui forment une patte d'oie.
Les embardées sont de maximum 15° bord sur bord (voir vidéo montrant le compas), ce qui est remarquable surtout si l'on
considère que le vent varie peut-être légèrement en direction, notamment dans les rafales. On joue avec des degrés et plus des
dizaines de degrés comme pour un bateau sans dispositif limitant les embardées. De plus, elles sont peu nombreuses. Le
bateau reste longtemps face au vent et les embardées sont de courte durée.
Sur la trace d'OpenCPN, on mesure que la distance extrême latéralement parcourue par
le bateau est de 27 mètres. Cela correspond à un angle d'ouverture de 17° par rapport à
l'ancre. Cette information ne permet pas d'interprétation, car elle dépend de la direction
du vent, qui n'est pas mesurée simultanément et du temps que l'on laisse la trace active.
Il faudrait pouvoir supprimer les traces extrêmes sur chaque bord.
Après le dérapage de 12h30 dont question ci-dessous, la mesure est de 15 m, ce qui
correspond à un angle de 9.6°. Cette mesure est plus réaliste, car elle est faite sur une
période moins longue.
Que conclure de plus de cette observation, sans écrire un programme d'analyse
statistique de la trace enregistrée ?
La distance entre les cercles est de 0.01 Nm (18.5 m)
Il est plus pertinent de regarder le GPS, programmé comme alarme de mouillage, l'ancre étant le WP. Il montre que le cap
vers l'ancre varie peu autour de son équilibre. On peut estimer que l'angle d'ouverture est en réalité d'environ 5 degrés (voir la
vidéo concernant au moins deux embardées/rafales). On peut considérer que cet angle correspond à celui de la traction de la
ligne de mouillage sur l'ancre, car la distance entre l'antenne GPS et le davier est de 7 m, à comparer avec les 40 m de chaîne
(l'antenne est posée sur le roof à hauteur de la descente dans la cabine). Si l'axe du bateau prend un peu d'angle autour de son
davier ou de son centre de carène – et il en prend peu – la répercussion sur l'angle de la ligne mesuré par le GPS est
négligeable.
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Est-ce le dernier round ?
12h30. La pression atmosphérique est tombée à 988 hPa sur le
Samsung. Le baromètre électronique du bord (981 hPa)
semble plus proche des prévisions GRIB prévoyant le
minimum à 975 à 21h. La vitesse de la chute du baromètre se
ralentissant à partir de 12h (978 hPa). Il ne devrait plus
descendre que de 9 hPa en 9 heures.
L'amortisseur de mouillage, avec deux tours de bout, est tendu
au taquet en permanence comme une arbalète.
Ce modèle d'amortisseur n'est pas adapté à l'usage par gros temps
(résistance insuffisante à la traction)
L'ancre a de nouveau dérapé ! Thoè dérive en travers. Je démarre le moteur et fais tourner l'hélice au ralenti en marche avant.
L'ancre s'enfouit brusquement après un vagabondage 135 m. J'arrête le moteur. On se trouve dans des conditions
comparables à celles des tempêtes des 5 et 6 juillet 2013 avec un vent estimé à plus de 60 kts. Les creux se sont approfondis.
La vitesse du vent est comparable mais le fetch est plus court et les caractéristiques de mouillage sont différentes (5 à 6 m
d'eau au lieu de 8.5 à 12 m, fond de boue au lieu de sable, rafales un peu moins violentes, double tape-cul) Le capital
confiance à bord est meilleur, malgré un gros dérapage cette année, qui ne s'était pas produit l'an passé ! Pourtant cette
nouvelle expérience va confirmer celle de l'an passé.
13h45. Le bout casse et le guindeau, qui a du mal à retenir la chaîne, envoie encore quelques mètres. Le bout cassé et son
nœud de bosse sombrent dans les vagues. Pourvu qu'il n'atteigne pas le câblot épissé sur la chaîne ! Je remets le moteur en
marche, pour aider le mouillage. C'est la première fois que je vois passer des paquets de mer par dessus le pont au mouillage !
C'est la première fois que j'enfile un ciré au mouillage, après avoir reçu un paquet alors que je sécurisait la chaîne avec deux
bouts parallèles, dont le reste du premier resté sur le pont avec l'amortisseur !
Avec le moteur au ralenti, les embardées sont plus grandes (25°) et le bateau met plus longtemps à se remettre face au vent.
14h30. La houle diminue. Le vent diminue-t-il aussi ? Un rayon de soleil a fait une timide et brève apparition. Le ciel s'éclaircit
lentement. Il faudra bien qu'Eole suive les prévisions (diminuer sa vitesse par deux d'ici 18h) ! Je grée le nouveau câblot de
24 mm trois torons de nylon acheté en juin à Akureyri. Un nœud de bosse de plus sur la chaîne (cela en fait 4 dont celui du
bout rompu) et un nœud sur le taquet d'amarrage à l'arrière. Il mesure 12 m et est guidé en hauteur pour ne pas raguer sur le
pont par une manille suspendue à un bout.
Il est temps que Thoè puisse retourner à Isafjordur, pour étaler le prochain coup de vent du SW que la même dépression
nous prépare peut-être, puisqu'elle passe tout près dans notre SE. Il est temps que le vent se calme ! J'ai pu faire l'expérience
du double tape-cul, non pas en vraie grandeur mais à l'échelle 2 sur 1, ainsi que confirmé la principale conclusion de l'an
passé : les câblots généralement utilisés ne sont pas assez costauds pour supporter ce type de coup (de vent). Quand 5 bouts
cassent leur pipe successivement, ce n'est plus ni la faute à pas de chance ni la faute à leur âge ! Cette année, il n'y a pas de
discussion possible quant à la longueur de chaîne, puisque j'ai envoyé 40 m dans 5 à 6 m d'eau, soit un scope de 7 ou 8 à
comparer avec le scope de 4 de l'an passé. On ne peut sans doute pas ergoter sur le fait que la profondeur était peut-être trop
faible cette année !
Mon idée initiale était de rentrer aujourd'hui, au portant, sous solent seul (la GV a déjà été dégréée pour l'hiver) au lieu d'hier
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soir au moteur. Je n'avais pas imaginé que ce serait peut-être en dérivant à la cape à sec de toile !
Fin ?
Comme l'an passé, j'ai sous-estimé la vitesse du vent au-delà des reliefs. Il faut au minimum multiplier la vitesse au vent de la
montagne par 2.5. Dans le cas présent, le fichier GRIB annonçait 20 kts auquel il faut ajouter minimum 25% pour compenser
la sous-estimation chronique de leurs prévisions, soit 25 kts (coefficient dépend de la zone de navigation). En multipliant le
résultat par 2.5 on trouve 20 x 1.25 x 2.5 = 62.5, ce qui doit être assez proche voire légèrement en dessous du maximum
constaté aujourd'hui.
Le projet de retour à la voile s'est donc très utilement transformé en essai de tape-cul et de mouillage par gros temps. Il ne
reste plus qu'à tester la solution théorique élaborée l'hiver passé complétée de l'aide pratique d'Étienne : câblot plus gros (celui
de 24 mm que je viens de gréer) ramené sur un taquet arrière. Gréer en série les deux amortisseurs de mouillage actuellement
rangés dans un coffre. Ce sera décrit en détail plus tard, dans un livre que je prépare. On peut s'étonner que je n'aie pas essayé
cette solution aujourd'hui. Il y a plusieurs raisons à cela, dont la plus inavouable est la paresse du capitaine. L'autre raison peut
étonner. Dans ce genre de situation, on peut facilement conclure pourquoi cela n'a pas tenu ou cassé. Si cela ne casse pas, on
ne sait pas pourquoi et l'on ne sait pas de quelle réserve de solidité on dispose pour tenir dans des conditions plus rudes.
Quelqu'un qui mouille toujours très long même par beau temps – car selon lui trop fort ne manque jamais – ne sait pas en
conclure ce qu'il devra faire quand les conditions se gâteront. Il ne sait pas en conclure jusqu'à quelles conditions la ligne
tiendra et sera pris au dépourvu si elle se rompt. À mon avis, il faut faire l'expérience de la casse quand les conditions sont
sans risques, ni pour l'équipage, ni pour le bateau. Avec les nombreux milles à courir et les ports situés sous notre vent, ces
risques étaient quasi nuls. De plus, je pouvais récupérer toutes les 6 heures d'un fichier GRIB réactualisé. Sans cela, j'aurais
privilégié le retour au moteur la veille.
Aujourd'hui, les alluvions brunâtres du glacier, arrachées par le vent dans la plaine, envahiront tout la baie
Ma dernière remarque concerne le qu'en-dira-t-on, auquel le Cap' prête toujours qu'une oreille sceptique. Des marins locaux
l'avaient prévenu que du vent fort pouvait débouler dans cette vallée glaciaire. Il savait donc à quoi il s'exposait. Un homme
prévenu en vaut deux. N'étant pas né de la dernière pluie islandaise, il le savait déjà aussi, au moins inconsciemment. Les
mêmes personnes lui ont dit qu'ici, si le vent a soufflé fort, la tenue du fond argileux est si grande que l'ancre ne peut être
délogée par le guindeau. En 5 mois de navigation, y compris les 3 coups de vent de juillet 2013, c'est la première fois que
l'ancre dérape… A qui se fier ? Ou jusqu'où se fier ? Mais on lui avait dit de mouiller dans l'alignement d'un gros rocher à
fleur d'eau et de la cascade de l'autre côté du petit fjord, par 5.5 m d'eau, dans une zone de profondeur plus grande
qu'alentour. Thoè avait mouillé au-delà dans 4.5 m. Après le deuxième dérapage, son ancre était proche de l'alignement
conseillé. Et quand le Cap' a voulu sortir l'ancre du fond, les fusible du guindeau a sauté et déclaré forfait devant l'impossible
tâche. C'est Thoè et le vent qui ont finalement sorti l'ancre de sa gangue argileuse !
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Retour à Isafjordur
19h30. Le Cap' n'a pas osé quitter le mouillage avant que le vent ait molli, craignant de remettre le couvert en route dans le
grand fjord. Il a enfin levé l'ancre. Arrivée prévue peu après le coucher du soleil. Thoè file 7 kts sous solent. Les 18 milles
seront vite bouclés ! Feu de paille. Après 7 milles, pétole ! Il est obligé de mettre le moteur en marche. Tout ce qui précède
pour ça ! Penser rentrer à la voile et finalement revenir au moteur après 20 heures sur le qui-vive. Et de se dire que pendant
qu'il ramait nerveusement dans le baston, à Isafjordur il n'y avait peut-être pas de vent ! S'imaginer à deux doigts de se taper la
honte d'en avoir fait qu'à sa tête pour galérer, pendant que les autres sont les doigts de pied en éventail.
Un homme est sur le quai, près de son vélo. Il attend Thoè dont il a suivi le retour sur Marine Traffic. C'est Dory, champion
de kayak et nouveau propriétaire d'un joli ketch en ferro-ciment, qui veillera sur Thoè pendant l'hiver. C'est qu'on s'inquiétait
pour le Cap' à Isafjordur ! Il avait dit qu'il reviendrait soit le samedi soir, soit le dimanche matin. La nuit précédente, un gros
bateau d'expédition allemand venant du Groenland avait poussé un énorme ouf de soulagement à l'entrée du port. Il était
arrivé juste avant que le baston s'abatte sur Isafjordur, venant d'une direction inhabituelle. Pendant que les bateaux amarrés au
quai et au ponton en ont vu de toutes les couleurs, les potes du Cap' se demandaient s'il était en mer dans ce temps à ne
mettre ni un renard arctique ni une voile dehors. Piètre consolation que de se dire que tout compte fait, le Cap' n'a pas été le
seul à manger du pain noir !
Il dit à Michael, un jeune anglais naviguant à bord d'un improbable bateau en acier de 6 mètres. You know Mike, should I be
English, I would say « it was an interesting experience ! »
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