La littérature ou le reflet de la société française

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La littérature ou le reflet de la société française
La littérature ou le reflet de
la société française
Les liens littéraires, historiques et sociologiques
dans trois romans contemporains : Meurtres pour
mémoire, Le gone du Chaâba et Chroniques d’une
société annoncée
Laura de Haan (s1547828)
Mémoire de fin d’études
Sous la direction de Mme dr. A.M. Guinoune
Département de langues et cultures romanes
Université de Groningen, juin 2010
Table des matières
Introduction
4
I Cadre théorique
1 Qu’est-ce que la littérature ?
2 Le rôle de la littérature au cours des siècles
2.1 Du Moyen Âge à l’Humanisme
2.2 Classicismes
2.3 Modernités
3 Un genre, une approche et leur apport
3.1 Un genre : Le roman historique
3.2 Une approche : La sociocritique
4 Les auteurs
7
7
10
10
14
17
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20
22
23
II La France dans les années 60
1 (Dé)colonisation et perception de l’histoire coloniale
1.1 (Dé)colonisation
1.2 Perception de l’histoire coloniale en France
2 Historique de l’immigration et les réalités sociologiques
2.1 Historique de l’immigration
2.2 Les réalités sociologiques
3 La France partagée
3.1 Les immigrés, « Français de branche »
3.2 Les Français de souche
25
25
25
28
30
30
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38
38
48
III La France des années 2000
1 Photo sociale des années 2000
1.1 A travers les médias
1.2 A travers le ressenti des jeunes
2 La France à travers « Chroniques d’une société annoncée »
2.1 Les protagonistes, jeunes banlieusards « de branche »
2.1.1 Le racisme
2.1.2 Le désespoir et la folie
2.2 Les Français
59
59
62
66
69
69
71
75
78
IV Synthèse
83
Conclusion
88
Bibliographie
90
Annexe I :
Manifeste Chroniques d'une société annoncée
2
93
Annexe II :
Article Le Monde : « Algérie – France : le choc des mémoires
– encore »
95
Annexe III : Article Le Monde : « Moi, Mustapha Kessous, journaliste au
« Monde » et victime du racisme »
97
3
Introduction
La littérature est l’expression de la société,
comme la parole est l’expression de l’homme.
Louis de Bonald, Articles du Mercure de France1
Comme le montre cette citation, exprimée au début du XIXe siècle, il y a une forte relation,
voire une interaction, entre la littérature et la société. Tous deux sont indissolublement liés,
tout comme la parole l’est à l’homme. Bonald montre la corrélation comme quelque chose
d’évident. En effet, la littérature se trouve dans la société ; elle y est vendue, lue, étudiée. Elle
occupe des rayons de bibliothèques et des horaires d’enseignement et on en parle dans les
journaux et à la télévision. On pourra donc dire que la littérature est vécue au quotidien par
l’homme civilisé contemporain.2 Au cours des siècles, la société française a changé et évolué.
Si au Moyen Âge la majorité du peuple était analphabète, ce phénomène est un tabou dans
l’Occident de nos jours.3 Il est pratiquement impossible de vivre dans une société occidentale
sans maîtriser l’art de lire. La littérature est devenue disponible pour la majorité des citoyens
grâce à l’école, aux médias et aux facilités d’accès. De même que la société, la littérature a
changé aussi. Il n’est pas étonnant que l’œuvre de Chrétien de Troyes doit être comprise dans
un autre cadre que le travail d’Emile Zola ou de Michel Houellebecq. Tout temps et tout
écrivain contiennent leurs propres caractéristiques, mais la littérature est toujours bien
vivante, même si elle apparaît sous une autre forme selon les âges.
Dans ce mémoire, nous aborderons la littérature des dernières décennies, en particulier celle
des années 60 et des années 2000. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, la France a vu
l’arrivée des immigrés, dont un nombre considérable d'ex-colonisés, comme des Maghrébins.
Ils sont notamment venus pour résoudre le manque de main d’œuvre en France et une grande
partie d’entre eux se sont installés pour une plus longue période en France quand le
regroupement familial a été permis. Les enfants de ces immigrés, souvent nés en France ou
venus dans leur enfance, se trouvent dans une situation complexe, pris entre de deux cultures
différentes, la maghrébine à la maison et la française à l’école ou au travail. Même s’ils ont la
1
DE BONALD, L. « Des Anciens et des Modernes », dans Mercure de France, le 20 février 1802.
ESCARPIT, R. Le littéraire et le social. Paris, Flammarion, 1970, p.12.
3
GROOT, W. « Analfabetisme blijft een taboe », dans Radio Wereldomroep Nederland, le 7 septembre 2006.
http://static.rnw.nl/migratie/www.wereldomroep.nl/actua/nl/samenleving/analfabetisme060907-redirected,
consulté le 11 juin 2010.
2
4
nationalité française et se sentent Français, ils ne sont pas acceptés comme tel, ils portent le
poids des préjugés qui ont envahi la société française.
Les émeutes dans les banlieues en 2005 ont clairement montré que la
« problématique » ne concerne plus seulement un certain groupe dans la société française,
mais que la situation géographique est révélatrice du malaise. De nos jours, le mot
« banlieue » est devenu presque synonyme de « ghetto ».
Dans ce mémoire de fin d’études, nous nous proposons d’examiner l’interaction entre la
littérature et la société française des années 60 – quand l’Algérie a obtenu son indépendance –
et de nos jours, afin de rendre la problématique à laquelle la France est confrontée plus
compréhensible. La question centrale de ce mémoire est : « Comment la littérature reflète-telle la société française ? ». Pour y répondre, nous étudions trois romans. Meurtres pour
mémoire (1984) aborde la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 du point de vue
algérien et français. Les personnages peuvent être considérés comme « marginaux »,
puisqu’ils vivent en marge de la société française, dans des bidonvilles. Les deux autres
romans, Le gone du Chaâba (1986) et Chroniques d’une société annoncée (2007) sont
également écrits de la perspective des marginaux, des jeunes banlieusards d’origine
maghrébine. Les deux premiers ouvrages se déroulent dans les années 60, tandis que les
douze nouvelles du dernier roman se passent dans les années 2000. Cette différence de temps
nous permet de faire une comparaison entre la situation du passé, quand les immigrés restaient
en principe temporairement en France mais devenaient déjà de plus en plus « visibles » dans
la société française, et celle du présent, où un Français sur quatre est d’origine étrangère.
Avant de commencer l’analyse des romans, nous présenterons un cadre théorique où
nous définirons ce qu’est la notion de « littérature » et son rôle au cours des siècles. En effet,
afin de comprendre la littérature de nos jours, il est important d’avoir un aperçu de son
évolution. Nous insistons également sur le choix du genre et de l’approche des romans et nous
aborderons brièvement les auteurs. Ce cadre nous permettra d’analyser l’interaction entre la
société française et la littérature à travers les trois romans. Notre analyse constituée de deux
parties se déroulera en deux temps. D’abord, nous présenterons la société française des années
60 en insistant sur l’histoire (dé)colonisatrice de la France et sa perception, ainsi que
l’historique des immigrés en France et notamment ses réalités sociologiques. Puis, nous
analyserons Meurtres pour mémoire et Le gone du Chaâba pour saisir le regard que les
Français et les Algériens portent sur la société française. Dans notre troisième chapitre, nous
étudierons la société française des années 2000 à travers les médias et le ressenti des jeunes.
5
Ces paragraphes nous permettront ensuite d’analyser Chroniques d’une société annoncée, où
nous mettrons l’accent sur la perception de la France par les Français et par les jeunes
banlieusards d’origine maghrébine, où les thèmes centraux sont le racisme, le désespoir et la
folie. Après cette analyse, la synthèse éclaircira le message des auteurs en insistant sur le
choix des personnages et des genres et sur l’emploi du langage.
Le but de notre mémoire est de démontrer comment et à quel point la littérature est en
relation avec la société et quels rôles elle remplit. Nous verrons que la littérature est un reflet
de la société et qu’elle l’enrichit.
6
I Cadre théorique
1. Qu’est-ce que la littérature ?
Le concept de littérature remonte à l’Antiquité, où elle était déjà étudiée par les Grecs et les
Romains. Les idées sur cette forme d’art ont pourtant fortement changé au cours des siècles.
Ainsi, Platon chassait encore les poètes de sa république et trouvait que la littérature était un
art impur. C’est vrai qu’elle est différente des autres arts en ce qu’elle produit une écriture, un
agencement de lettres, de mots, de phrases. Chacun de ces éléments est à la fois chose et
signification. Ceci à la différence des autres arts, qui produisent des concepts qui sont
directement perçus par les sens et interprétés par la conscience.4 Au XXe siècle, Jean-Paul
Sartre a illustré cette conception en prenant pour exemple la création d’une maison chez un
écrivain et chez un peintre. D’après lui, le peintre est uniquement capable de présenter une
maison ; à nous la tâche d’interpréter sa maison et d’y voir ce que nous voulons. En revanche,
si l’écrivain décrit un taudis, il symbolise des injustices sociales. Contrairement à l’écrivain,
le peintre est donc muet.5
Il faut d’ailleurs remarquer que la notion de littérature telle que nous la concevons de
nos jours date des dernières années du XVIIIe siècle. Avant, elle était quelque chose qu’on
pouvait avoir, à laquelle on pouvait appartenir6, comme la Bruyère le disait dans Les
Caractères ou Les Mœurs de ce siècle (1688) : « des gens d’un bel esprit et d’une agréable
littérature ». La « littérature » comme on en parlait à l’époque s’opposait au « public ». De
nos jours, la littérature est plutôt considérée comme une œuvre écrite, confirmée par le Petit
Robert comme suit : « Les œuvres écrites, dans la mesure où elles portent la marque de
préoccupations esthétiques ; les connaissances, les activités qui s’y rapportent. » Mais qu’estce que cela veut dire plus concrètement ? Ces dernières décennies, le domaine littéraire a été
beaucoup étudié et grâce à cela, nous avons aujourd’hui accès à divers points de vue, souvent
formulés dans des théories littéraires. Il faut noter ici que dans ce travail, nous nous
appuierons sur la partie consacrée à la sociologie de la littérature. Evidemment, il n’est pas
possible de tout traiter et c’est la raison pour laquelle nous nous limitons à quelques idées et
théories, afin de rendre la notion de « littérature » plus claire, essentiellement dans sa relation
avec la société.
4
ESCARPIT, R. (1970), p.13.
SARTRE, J-P. Qu’est-ce que la littérature ? Paris, Gallimard, 1948, p.15.
6
ESCARPIT, R. Que sais-je: sociologie de la littérature. Vendôme, Presses Universitaires de France, 1958, p.7.
5
7
Il y a toujours eu une interaction entre la littérature et la société, mais le domaine de la
sociocritique ne s’est développé qu’au cours des XIXe et XXe siècles. Si nous parlons dans le
paragraphe 3.2 de cette expression à l’aide de quelques écrivains qui l’ont influencée, nous
aborderons ici les théorisations déterministes, afin de mieux comprendre les différentes
perspectives. La doctrine d’Hippolyte Taine est la première, ayant eu une grande influence sur
l’étude de la relation entre la société et la littérature. D’après cet auteur, c’est la convergence
de trois facteurs qui détermine le phénomène littéraire, à savoir la race, le milieu et le
moment.7 Cette formule ternaire contient deux grandes idées, comme l’explique Bergez :
Le milieu et la race viennent de loin ; ils relèvent de ce qu’on appellerait aujourd’hui
la longue durée. Le moment, lui, fait intervenir non seulement l’événementiel ponctuel
mais aussi le changement saisi en un point particulièrement fort. L’écrivain et son
texte sont ainsi un double produit et non quelque miracle gratuit.8
Les critiques signalent qu’il manquait à Taine d’avoir clairement la notion de « science
humaine ». Ils objectent que « son schéma de la race, du milieu et du moment est trop fruste
pour englober tous les aspects d’une réalité infiniment complexe. »9 Néanmoins, l’essentiel de
la doctrine tainienne demeure. Depuis la publication de ses idées, ni les historiens de la
littérature, ni les critiques littéraires ne peuvent plus se permettre d’ignorer les déterminations
que les circonstances extérieures, et notamment sociales, font peser sur l’activité littéraire.10
Au cours du temps, de plus en plus de domaines différents se sont occupés de la
relation entre la littérature et la société. Ainsi, le marxisme a beaucoup influencé les théories
littéraires. Même si la focalisation de ce courant allait vers la politique et l’économie, la
littérature a été mentionnée et théorisée par des critiques littéraires comme Georg Lukács et
son élève Lucien Goldmann. Le marxisme estime non seulement que la sociologie de la
littérature s’occupe principalement de la production, de la distribution et de l’échange des
produits littéraires dans une société (comme l’origine sociale de l’écrivain ou la manière dont
les livres sont publiés), mais aussi qu’il faut donner une explication plus complète de l’œuvre
littéraire, ce qui veut dire qu’on doit accorder plus d’attention aux formes, aux styles et aux
importances du travail.11 La littérature et la culture devaient être repensées comme effets et
7
La race indique l’état physique de l’être humain, le milieu désigne la géographie ou le climat et le moment est
l’état d’avancée intellectuelle de l’homme.
8
BERGEZ, D. et al. Méthodes critiques pour l’analyse littéraire. Paris, Armand Colin, 2005 (Première édition
en 1990 par Bordas, Paris), p.163.
9
ESCARPIT, R. (1958), p.9.
10
Ibid, p.9.
11
EAGLETON, T. Marxisme en literatuurkritiek. Nijmegen, SUN, 1980, p.11 (traduit par Lieke van Duin et
Henk Hoeks. Titre original : Marxism and Literary Criticism. Londres, Methuen & Co Ltd, 1976).
8
comme moyens d’une dernière instance économico-sociale. Le « nouveau matérialisme »12
allait opérer dans trois directions : d’abord la lecture des champs culturels et littéraires, où on
insistait sur le fait que la littérature est un aspect de l’histoire sociale. Puis l’interprétation des
grands textes allait être étudiée, surtout ceux du XIXe siècle. Le but était de montrer que
l’idéologie avouée des auteurs était parfois en contradiction avec le résultat de leurs œuvres.
Le troisième point était l’esquisse d’une finalisation, car le marxisme était non seulement une
interprétation, mais également une politique sur la littérature.13 Ainsi, Lukács a écrit sur la
problématique de la forme littéraire qui est, selon lui, incarnée par l’élément social. Il
argumente que la représentation des contradictions de la société reflète la totalité complexe de
la société même. L’art lutte contre l’aliénation de la société capitaliste et conçoit une image
riche et universelle de l’être humain.14 Lukács souligne d’ailleurs que la place de l’écrivain
dans l’histoire est très importante. Ainsi, le roman historique comme genre s’établit à un
moment d’agitations révolutionnaires au début du XIXe siècle, lorsque les écrivains avaient la
possibilité de comprendre leur propre temps comme « histoire », c’est-à-dire qu’ils étaient
capables de considérer le passé comme histoire du présent.15
Avant de finir cette première partie, nous voulons encore insister sur la vision de JeanPaul Sartre concernant la littérature et son rapport avec la société. Dans son étude Qu’est-ce
que la littérature ?, Sartre traite la question de savoir ce que c’est qu’écrire, pourquoi écrit-on
et pour qui. Il y explique les fonctions de la prose : « La prose est utilitaire par essence (…) le
prosateur (…) se sert des mots. (…) L’écrivain est un parleur : il désigne, démontre, ordonne,
refuse, interpelle, supplie, insulte, persuade, insinue. »16 La prose est donc non seulement un
moyen pour transmettre ses idées, mais aussi pour mettre une chose en mouvement, ce que
Sartre présente aussi : « L’objet littéraire est une étrange toupie, qui n’existe qu’en
mouvement. Pour la faire surgir, il faut un acte concret qui s’appelle la lecture, et elle ne
dure qu’autant que cette lecture peut durer. »17 Sans la lecture, sans le lecteur, il n’y a que des
tracés noirs sur le papier et cela ne mène à rien. Par ailleurs, Sartre n’est pas du même avis
que les marxistes et considère que ce qu’ils disent sur la représentation des personnages est
inadéquate : « Valéry est un intellectuel petit-bourgeois, cela ne fait pas de doute. Mais tout
intellectuel petit-bourgeois n'est pas Valéry. » Il montre donc surtout qu’être petit-bourgeois
12
Terme employé par Marx pour désigner l’idée que les événements historiques sont influencés par les rapports
sociaux, en particulier les rapports entre classes sociales.
13
BERGEZ, D. et al. (2005), pp.164,165.
14
EAGLETON, T. (1980), p.32.
15
Ibid, p.34.
16
SARTRE, J-P. (1948), p.26.
17
Ibid, p.52.
9
n’est pas incompatible avec être un grand écrivain. Enfin, Sartre est aussi celui qui a insisté
sur l’importance de l’engagement dans la littérature. Il estime que « parler c’est agir »18 et
que l’écrivain sait que la parole est action. L’auteur veut dévoiler un aspect du monde et ce
dévoilement entraîne forcément la volonté de vouloir le changer. D’après Sartre, l’écrivain est
« engagé », parce qu’il ne peut justement pas, comme le peintre, faire une peinture plus ou
moins impartiale de la société et de la condition humaine.19 L’écrivain sait qu’il est l’homme
qui nomme ce qui n’a pas encore été nommé ou ce qui n’ose dire son nom. Un des auteurs ici
traités en est un bel exemple : Didier Daeninckx dénonce ce qui était jusqu’alors inconnu pour
la majorité des lecteurs.
2. Le rôle de la littérature au cours des siècles
Après avoir montré divers points de vue sur ce qu’est la littérature et sur son rapport avec la
société, nous voulons aborder la fonction de la littérature dans la société française au cours
des siècles. En effet, il y a eu un changement, voire une évolution considérable de la
littérature médiévale jusqu’à nos jours. Il faut tout de suite noter que « le rôle » de la
littérature n’existe pas. Elle remplit beaucoup de rôles. La littérature sert à s’exprimer et à
raconter, à se distraire et à dénoncer. Mais elle est aussi un moyen d’enrichissement
intellectuel et culturel. Dans ce chapitre, nous verrons les fonctions dont la littérature s’est
chargée dans la société française à l’aide de quelques exemples pour montrer le rapport qui
existe entre la littérature et la société.
2.1 Du Moyen Âge à l’Humanisme
Le Moyen Âge
Nous commençons non par hasard par l'étude du rôle de la littérature dans le Moyen Âge. Sa
naissance a en effet eu lieu dans cette période. Avant le XIIe siècle, il n’y avait pas encore de
littérature en langue vulgaire, c’est-à-dire écrite dans une des langues qui deviendra le
français. Tout était donc à inventer. Afin de comprendre la littérature au Moyen Âge, il faut
d’abord insister sur l’influence de la religion. En effet, cette époque était profondément
imprégnée du christianisme qu’on pourrait même qualifier comme « militant ». Les auteurs
étaient des clercs qui écrivaient avec une intention didactique, une finalité, et vivaient dans un
18
19
Ibid, p.29.
Ibid, p.30.
10
monde religieusement orienté.20 La chanson de geste en est un bon exemple, car elle est
entièrement nourrie d’esprit religieux. Ainsi, il y a beaucoup d’allusions à Dieu et à l’ange
Gabriel, parce que les chansons de geste sont des récitations des héros que sont les chevaliers
chrétiens. Cela montrait aux gens la bonté de Dieu et sa puissance. Comme dans tous les
textes au Moyen Âge, il y a toujours une valeur morale et politique. En utilisant des types,
comme le roi, le chevalier et le traître, l’auteur peut se permettre de moraliser.
Après les chansons de geste, les deux premières siècles du « Moyen Age littéraire »
ont accordé une place importante au concept de la fin’amor, le noyau central de la courtoisie.
La fin’amor est l’amour parfait et délicat et place l’amant en position inférieure par rapport à
la dame, qui devient la suzeraine de celui qui l’aime.21 Il est complètement soumis à ses désirs
et à ses vœux. L’idéal de l’amour courtois a été répandu à l’oral par les troubadours et par les
trouvères. La transmission orale était le moyen par excellence pour atteindre un grand public,
parce que la majorité des gens à l’époque ne savait pas lire. Dans ces chansons il y a
également une morale, du moins c’est l’intention. En général les trouvères finissaient toujours
avec la morale.
Au XIIIe siècle, le roman courtois remplace la chanson de geste avec comme exemple
le plus célèbre Le Roman de la Rose, écrit par Guillaume de Lorris et Jean de Meun. Dans ce
texte, une multitude d’aspects d’amour est traitée sous la forme de l’allégorie. Sous des
notions abstraites et des sentiments comme la Jalousie et le Danger, elle sert à moraliser et à
enseigner. L’influence de ce roman ne doit d’ailleurs pas être sous-estimée. Le succès
considérable du roman a culminé dans la « Querelle du Roman de la Rose », qui opposait les
féministes et les défenseurs de la foi et de la religion aux philosophes.
A côté de la poésie, il existait aussi des romans médiévaux, comme ceux qualifiés sous
le nom de « la matière de Bretagne », dont le cycle arthurien est un thème fort. Il s’agit des
histoires chevaleresques autour du roi Arthur, de son entourage et de la quête du Graal. Le
thème de l’Autre Monde y est très présent sous la forme des créatures fabuleuses, ce qui
donne une dimension mystérieuse et troublante à ce genre. En même temps, il y a beaucoup
de symbolisme dans les romans arthuriens en combinaison avec la religion. Ainsi, dans
l’œuvre Lancelot ou le chevalier de la charrette de Chrétien de Troyes, l’auteur fait des
références à Dieu et à Satan à travers le vieux roi Bademagu et son fils Méléagant, ainsi
qu’une comparaison de Lancelot avec le Christ. Il faut d’ailleurs remarquer que Lancelot ou le
20
VALLECALLE, J-C. Littérature et religion au moyen âge et à la renaissance. Lyon, Presses Universitaires de
Lyon, 1997, p.17.
21
MITTERAND, H. Littérature : textes et documents. Moyen Âge et XVI e siècle. Paris, Nathan, 1988, p.45.
11
Chevalier de la Charrette est bien un roman courtois. Lancelot est en effet l’amant de la reine
Guenièvre et est devenu une figure légendaire de l’amour courtois. Il incarne, avec Tristan, un
modèle de la passion, de l’amour absolu.22 Contrairement à Le Roman de la Rose, l’amour a
une utilité sociale dans les romans chevaleresques, parce que stimulés par l’amour, les
chevaliers ont le courage d’accomplir des actes héroïques.23 Ceci en combinaison avec leur
rôle de croyant exemplaire mène à la création d’un modèle aussi bien en amour qu’en religion
pour les lecteurs.
Le XIVe et le XVe siècles étaient un temps de crise, à cause des guerres, des révoltes,
de la famine et de la peste. Ces événements ont entraîné une crise des valeurs, une mise en
question de l’authenticité des choses, comme par exemple l’amour courtois. Nous pouvons
donc conclure que la littérature au Moyen Âge montre à quel point la religion était imprégnée
dans la société médiévale, puisque les auteurs décrivaient des héros idéaux dans l’amour et
dans la religion. Ils étaient des personnages à qui on voulait se référer. Il est vrai que les
histoires ne sont pas une imitation de la vie réelle de l’époque, mais bien une mimésis, c’està-dire que les écrivains reproduisaient le livre formé de la main de Dieu. Les auteurs
médiévaux avaient en effet une mission qui consistait en la transmission de leur savoir et ils la
considéraient comme divine, fixée par Dieu.
L’Humanisme
Caractérisé par d’importantes découvertes géographiques et scientifiques, comme l’invention
de l’imprimerie par Gutenberg, le XVIe siècle était une époque charnière entre le Moyen Âge
et les Temps modernes. L’influence de l’Eglise telle qu’on l’a vue au Moyen Âge reste
considérable, même s’il y avait un besoin de considérer la vie sociale et la religion d’une autre
manière. C’est en effet au XVIe siècle qu’a eu lieu la Réforme protestante, commencée par
Luther et continuée par Calvin. En même temps, le mouvement intellectuel de retour aux
Lettres antiques, caractérisé par un immense désir de savoir, voit le jour sous le nom de
l’ « humanisme ». Il a été une réaction contre le mode de vie médiéval et a accompagné
l’Evangélisme, en ce sens qu’il veut réformer l’Eglise par la foi d’abord.24 Ce retour aux
textes et l’essor de l’esprit critique se sont opposés à l’autorité de la Sorbonne et de l’Eglise.
La littérature de la deuxième moitié du siècle a pris position dans les débats religieux (huit
guerres se sont succédées de 1562 à 1593) en exaltant la tolérance, la modification ou la
22
Ibid, p.153.
SLINGS, H. (sous la direction de). Roman de la Rose,
http://www.literatuurgeschiedenis.nl/lg/middeleeuwen/tekst/lgme011.html, consulté le 15 juillet 2009.
24
MITTERAND, H. (1988), p.218.
23
12
réforme.25 Elle servait aussi à critiquer ce qui se passait au Moyen Âge et montrait
l’enrichissement intellectuel de l’époque. La Pléiade avait ainsi la volonté de lutter contre le
« monstre Ignorant ».26
Un des grands écrivains de l’époque qui a incarné les valeurs de l’humanisme était
François Rabelais. Ses romans sont d’apparence populaire et mettent en scène un diablotin
issu des mystères médiévaux et transformé en géant (Pantagruel) et ensuite un héros du
folklore français (Gargantua). On ne s’attendait pas à cela, surtout parce que le roman était un
genre méprisé par la plupart des humanistes, comme Erasme, et dénoncé par les théologiens
de la Sorbonne.27 Les thèmes qui importaient aux humanistes sont pourtant très développés
dans les romans rabelaisiens, comme celui de l’éducation. Ce thème lui permettait d’opposer
la « barbarie » médiévale à la pédagogie humaniste. Rabelais s’est énormément distancié du
Moyen Âge et s’en moquait même. En même temps, il dénonçait l’Eglise telle qu’elle était à
son époque, avec ses institutions et ses abus. Un autre procédé dont il se sert dans ses romans,
c’est qu’il s’adresse aux lecteurs. Rabelais trouble le lecteur en disant d’abord une chose et
puis la remettant en question. De cette manière, il incite les lecteurs à réfléchir, à ne pas
immédiatement tout croire ce qui est dit.
Il y a aussi d’autres grands humanistes qui ont eu beaucoup d’influence. Ainsi, Michel
de Montaigne a influencé la société française avec ses Essais, dans lequel il s’agit des « essais
du jugement ».28 Un article important des Essais s’intitule « Vie et mœurs des cannibales »,
dans lequel le nom de « cannibales » s’applique aux populations anthropophages de
l’Amérique récemment découverte. Avec ce texte, Montaigne voulait montrer à l’homme la
relativité de ses coutumes et aux Français de 1580 leur inhumanité :
jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres. Je pense qu’il y a
plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à déchirer par
tourments et par gênes un corps encore plein de sentiment (…) que de le rôtir et
manger après qu’il est trépassé.29
Montaigne confronte ses contemporains ici avec leur jugement, c’est-à-dire de ce que l’on
accepte dans la société et ce qui est qualifié comme « différent », ou même « barbare ». Ainsi,
25
NOUAILHAC, I. et NARTEAU, C. Mouvements littéraires français du Moyen Âge au XIX e siècle. Paris,
E.J.L., 2005, p.23.
26
MITTERAND, H. (1988), p.330.
27
MÉNAGER, D. Rabelais en toutes lettres. Paris, Bordas, 1989, p.31.
28
MITTERAND, H. (1988), p.429.
29
MONTAIGNE, M. de. Essais, Tome I. Paris, Librairie Générale Française, 1972 (Première édition : 1580),
p.312.
13
il a argumenté : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ».30 Nous pouvons
conclure à la modernité des Essais de Montaigne, qui incitent à une mise en question de ses
propres coutumes et nous forcent à réfléchir sur nous-mêmes et sur nos valeurs.
Du Moyen Âge à l’Humanisme, beaucoup de changements ont eu lieu. Même si
l’Eglise était toujours importante au XVIe siècle, elle était aussi une source de critique. Grâce
à l’invention de l’imprimerie, plus de gens ont eu accès à la littérature et d’autres idées se sont
répandues. Si au Moyen Âge les auteurs moralisaient par l’allégorie, les humanistes ont pu
exprimer plus directement leurs idées.
2.2 Classicismes
Le siècle du théâtre
Après le choc des guerres de Religion et de la Réforme, ainsi que celui des grandes
découvertes, la première moitié du XVIIe siècle était une période de défoulement. Les
baroques, pessimistes, contrairement aux humanistes, ont lâché la bride à leur imagination et
prenaient de grandes libertés avec le style, ce qui entraînait en réaction le retour à l’ordre du
classicisme. La grandeur, la raison et l’idéal de l’« honnête homme » étaient des
caractéristiques du règne du Roi Soleil.31 Dans cette période, une grande expansion culturelle
a également eu lieu, qui concernait entre autres l’école, les universités, l’Etat et les Eglises et
donnait la possibilité à une minorité de gens de la population d’apprendre à lire et à écrire,
une situation bien meilleure qu’avant.32
Au XVIIe siècle, le théâtre vivait son âge d’or en étant le genre littéraire majeur du
classicisme. C’est à cette époque que les œuvres de Corneille, Molière et Racine ont été
publiées. Corneille redonnait à la tragédie une dimension politique, comme cela avait déjà été
courant dans l’Antiquité. En faisant appartenir les protagonistes à la classe dirigeante, l’auteur
a provoqué une réflexion sérieuse sur les problèmes qui se posaient aux collectivités
humaines, comme la justice et l’injustice, le bon et le mauvais gouvernement.33 Il s’agissait
donc d’un théâtre engagé, ce qui est confirmé par l’idéologie politique de l’époque qu’elle
reflétait.
Molière a procédé d’une autre manière et a fait passer son message au moyen des
farces et des comédies. Il a fondé son comique sur la satire des mœurs contemporaines. Ainsi,
30
Ibid, p.307.
NOUAILHAC, I. et NARTEAU, C. (2005). p. 31.
32
MITTERAND, H. Littérature : textes et documents. XVIIe siècle. Paris, Nathan, 1987, p.3.
33
Ibid, p.205.
31
14
son œuvre la plus populaire a été Le Tartuffe, où il critique le faux-dévot, l’hypocrite. Comme
on était très pieux au XVIIe siècle, la pièce a été accusée d’impiété, surtout de la part des
dévots. Pour Molière, la comédie devait corriger les vices des hommes par la vertu du rire. En
dénonçant les mœurs de l’époque, Molière tendait un miroir au public.
Finalement nous aimerions encore insister sur un autre genre qui est bien présent au
e
XVII siècle, à savoir les fables. Dans la deuxième moitié du siècle, c’est Jean de la Fontaine
qui a publié ses Fables, un genre qui n’avait pratiquement pas droit de cité dans la littérature.
Ayant renouvelé ses formes et ses tonalités, La Fontaine a fait des fables souvent satiriques,
qui critiquent notamment la justice, la cour et la monarchie « de droit divin » et traitent de
thèmes plus philosophiques. La fable ne sert donc pas à divertir ou à amuser, mais à
enseigner, à donner une leçon, d’ordre philosophique et même politique, pour révéler,
rappeler et prôner la vérité.34
Les Lumières
Le roi est mort, vive le roi ! La mort de Louis XIV libérait toutes les forces que le despotisme
du vieux roi avait contenues et donnait le sentiment qu’une époque nouvelle s’était ouverte
pour la vie intellectuelle.35 Le XVIIIe siècle était une vaste époque de croissance. Beaucoup
d’hommes et de nombreuses femmes (mais moins) apprenaient à lire et à écrire. Vers 1789,
près d’un Français sur deux et une Française sur quatre sont capables de signer leur nom. Cela
veut donc dire que la littérature a atteint plus de lecteurs et les influençait davantage. En
même temps, la presse périodique prenait aussi de l’importance et la lettre du lecteur
apparaissait dans les journaux, ce qui montre qu’il y avait une plus grande familiarité entre les
gens et la presse.
Dans la littérature, le statut de l’écrivain changeait également. A la fin du XVIIIe siècle
une prise de conscience a eu lieu et on a reconnu le droit de l’auteur. Les écrivains n’étaient
en général plus dépendants d’un mécénat (il faut d’ailleurs noter que ce n’était pas encore le
cas pour des écrivains comme Voltaire et Rousseau). La littérature de cette époque était
marquée par un grand nombre de textes philosophiques, parfois écrits sous la forme d’un
roman. Un bon exemple est L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, qui visait à lutter
contre l’intolérance et le despotisme, avec des articles concernant le christianisme, l’économie
34
MITTERAND, H. (1987). p.380.
MITTERAND, H. Littérature: textes et documents. XVIII e siècle. Paris, Nathan, 2000 (Première édition :
1987), p.8.
35
15
et beaucoup d’autres sujets. Afin de ne pas nous perdre dans la richesse littéraire de l’époque,
nous nous proposons seulement d’aborder trois écrivains très importants.
Charles-Louis de Secondat, connu sous le nom de Montesquieu, a développé dans De
l’esprit des lois le principe de la distinction des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, base
de toute démocratie. Il visait à faire comprendre le monde aux gens en étudiant l’ensemble de
toutes les sociétés réelles qui se sont succédées dans l’histoire. Montesquieu a également écrit
des romans, dont le plus célèbre est le roman épistolaire Lettres Persanes. Le genre épistolaire
permettait à Montesquieu de critiquer la société de son temps, ses mœurs et ses institutions en
utilisant le regard étranger et exotique des voyageurs persans. En même temps, le genre offrait
des réflexions et des argumentations plus juxtaposées qu’opposées, sur des sujets fort sérieux
comme la philosophie, la religion, la morale et la politique.36 De cette manière, Montesquieu
voulait tendre un miroir aux Français et leur montrer que certaines de leurs coutumes étaient
vraiment ridicules.
Voltaire est sans doute le plus polyvalent de tous les écrivains des Lumières. Il a brillé
dans tous les genres, que ce soit comme historien, philosophe, conteur ou poète. Dans son
roman Candide, il a utilisé beaucoup d’ironie dans ses objets de critique comme l’esclavage,
les privilèges des nobles et l’Eglise. Sa description de l’Eldorado entraîne par exemple un
effet de caricature, De cette manière, il veut montrer aux lecteurs que l’utopie ne fonctionne
pas, l’homme n’est pas prêt à la vivre. Le roman est considéré comme un roman
d’apprentissage, car au fur et à mesure de l’histoire on se rend compte que le monde idéal
s’avère ne pas l’être. Il faut donc accepter la médiocrité de notre monde. C’est ainsi que
Candide conclut : « Il faut cultiver notre jardin. »37
Enfin, Jean-Jacques Rousseau porte sa propre vision sur la société. Comme les deux
autres écrivains, il écrit des textes philosophiques et des romans, dans lesquels il argumente
que l’homme est naturellement bon et que c’est avec la société qu’apparaît le mal. C’est elle
qui produit l’inégalité, la convoitise et finalement la guerre. C’est la volonté du peuple qui est
souverain et non pas Dieu.38 Dans son ouvrage Emile, Rousseau moralise en insistant sur la
nécessité d’adapter l’éducation à l’âge de l’enfant et à ses capacités et de trouver ainsi une
éducation qui dénature le moins.
36
PUZIN, C. Lettres Persanes (Profil d’une œuvre). Paris, Hatier, 2004, p.6.
VOLTAIRE. Candide. Paris: Libraire Générale Française, 1995 (Première édition : 1759), p.167.
38
NOUAILHAC, I. et NARTEAU, C. (2005), p.49.
37
16
Nous pouvons donc conclure que les écrivains des Lumières ont eu pour vocation de
faire évoluer la société en mettant en question les mœurs et les coutumes de l’époque, en
critiquant les inégalités et en proposant des idées afin de créer une meilleure société.
2.3 Modernités
Romantisme et Réalisme
Avec la chute de la monarchie en 1789, le XIXe siècle a été entièrement marqué par la
Révolution et à la suite l’entrée massive de la littérature en politique. En 1900,
l’alphabétisation était à peu près générale et a créé un grand public pour l’écrivain. Dans la
première moitié du siècle, du Consulat à la révolution en 1848, le maître mot était le
Romantisme. C’était un courant littéraire qui s’est dressé contre les Lumières, en refusant la
toute-puissance de la raison. La nature et l’histoire nourrissaient la littérature et c’est ainsi que
le roman historique est devenu un genre populaire. La nature est d’ailleurs le concept qui a
fait le passage entre l’âge romantique et le réalisme vers 1850. Le réel gagnait du terrain par
rapport aux rêves. Dans la lignée des Lumières, le mouvement réaliste croyait en la science et
dans le progrès social. Le Naturalisme allait même plus loin en argumentant que ce n’est plus
la raison, mais la « nature » (c’est-à-dire hérédité et milieu social) qui détermine le
comportement de l’homme et son organisation sociale.39
Si l’idée du Romantisme s’est notamment exprimée par des poètes tels que Victor
Hugo, il y avait aussi bien des romans romantiques. George Sand exprimait les idées de ce
courant littéraire dans des romans comme Indiana, qui est une lutte contre la société et les
préjugés. Honoré de Balzac est l’auteur qui fait le pont entre le Romantisme et le Réalisme.
Auteur de La Comédie Humaine, Balzac a témoigné d’une volonté aussi bien explicative que
descriptive. Il voulait établir la classification des espèces humaines en se basant sur
l’hypothèse d’un corps social identique à la faune naturelle. Elle ne devait toutefois pas être
seulement une reproduction du monde, elle devait aussi en apporter l’explication. Le roman
balzacien reconstitue le réel en créant des personnages typiques et de dresser ainsi un riche
tableau de la société, Balzac montre en plus un refus : de la société bourgeoise, de sa vision
du monde et de son capitalisme conquérant.40 Les personnages des romans du XIXe siècle
39
NOUAILHAC, I. et NARTEAU, C. (2005), p.72.
LEBRUN, J-C. « Anniversaire. Il y a deux cents ans naissait Balzac », dans L’Humanité, le 27 mai 1999.
http://www.humanite.fr/1999-05-27_Cultures_-Anniversaire-Il-y-a-deux-cents-ans-naissait-Balzac, consulté le
23 juillet 2009.
40
17
sont caractérisés par leur proximité et leur familiarité (psychologique ou sociologique) avec le
lecteur. De ce fait, le roman balzacien peut être qualifié comme « roman d’éducation ».
Emile Zola est allé plus loin que Balzac avec ses romans expérimentaux. Il a
également utilisé le procédé d’un cycle de romans, intitulé Rougon-Macquart et sous-titré
« Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire ». La manière dont
l’auteur a organisé les personnages dans ses romans, est en fonction d’une typologie
psychologique et d’une symbolique morale très accentuée.41 Zola n’est d’ailleurs pas
seulement devenu célèbre grâce à ses romans, mais aussi par un manifeste qu’il a publié en
1898, le fameux J’accuse, accusation contre l’antisémitisme, très présent en France à
l’époque. Ce document a mené à une politisation, c’est-à-dire une prise de conscience de la
misère, et indirectement à la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Le XXe siècle
Plus le temps passe, plus la littérature évolue. Si au Moyen Âge nous avons pu nous limiter à
quelques genres, au XXe siècle il y a tant d’écrivains et de courants littéraires différents qu’il
n’est pas possible de les traiter tous. Nous pouvons toutefois distinguer quatre « époques »
littéraires : Le temps de la décadence au modernisme, le temps de l’engagement, le temps des
crises des idéologies et finalement la post-modernité.42 Le début du XXe siècle se caractérisait
par la « Belle Epoque » avant la Grande Guerre, pendant laquelle sous des apparences de
frivolité et de facilité, la vie n’était pas toujours aisée. C’était à cette époque où Marcel Proust
a bouleversé toutes les normes du genre romanesque. Dans ses romans, il critiquait
l’apparente frivolité en portant des jugements ironiques et cruels sur la noblesse.
Les « années folles » après la Grande Guerre semblaient être le prolongement et la
multiplication des audaces de l’avant-guerre. Mais après la crise des années 30, on se refusait
à cette insouciance et on se posait des questions telles que « comment vivre ». Dans cette
période de l’entre-deux-guerres, le roman a pris une place considérable, ayant pour mission de
retracer l’histoire de la France contemporaine. Le public demandait aux écrivains de répondre
à certaines interrogations. Ainsi, le roman devenait philosophique, social ou moral.43 Leurs
constats se transformaient souvent en des textes très critiques.
A partir des années 40, plusieurs événements constituaient des difficultés pour les
penseurs et les écrivains de l’époque. De la Seconde Guerre mondiale aux sanglants combats
41
MITTERAND, H. Littérature : textes et documents. XIX e siècle. Paris, Nathan, 2005 (Première édition :
1986), p.466.
42
MITTERAND, H. Littérature : textes et documents. XX e siècle. Paris, Nathan, 2003 (Première édition : 1983).
43
Ibid, p.275.
18
de la décolonisation, ils ne savaient plus comment penser. C’est dans cette période que
l’existentialisme est apparu, dont Jean-Paul Sartre est à l’origine. Dans ce courant, on trouve
notamment l’absurdité de la condition humaine, entraînée par les événements à l’époque.
A cause des constats comme la faillite du mythe progressiste des Lumières et de la
« barbarie à visage humain », les penseurs et écrivains des années 70 et 80 commençaient à
s’interroger sur le sens même de la modernité. En mettant en scène la nouvelle société,
l’auteur postmoderne confronte le lecteur avec les caractéristiques de cette société.
Avant de finir cet aperçu sur les rôles de la littérature au cours des siècles, nous
aimerions encore consacrer quelques mots à la littérature francophone. Ainsi, au Maghreb
s’est développée après la Seconde Guerre mondiale une littérature indissociable des
mouvements nationalistes et de l’émergence d’une conscience politique. Ces écrivains ont
dénoncé la condition de leur compatriotes sous l’occupation française, en insistant sur les
injustices, l’intolérance et la discrimination. Si dans les années 50, des auteurs comme Albert
Memmi mettaient encore en cause l’impérialisme colonial, la génération des années 60 traitait
plutôt les séquelles de la guerre d’indépendance et les problèmes d’adaptation au monde
moderne. C’est à Paris que s’était formé déjà avant la Seconde Guerre mondiale le
mouvement dit « Négritude », un projet de défense et d’illustration des valeurs culturelles du
monde noir. Aimé Césaire, Léopold Sedar Senghor et Léon-Gontran Damas, trois auteurs de
différents pays de l’Afrique noire et des Antilles, ont pris la tête de ce mouvement. Leur
littérature peut être qualifiée comme une littérature de désaliénation.44
44
Ibid, pp.662, 670.
19
3. Un genre, une approche et leur apport
Dans la partie précédente, nous avons vu qu’au cours des siècles, divers courants littéraires se
sont succédés, apportant tous d’une autre manière leur vision du monde. De plus en plus de
lecteurs de toutes les couches sociales ont finalement eu accès à cette littérature, qui peut
servir à moraliser, puis à dénoncer, à informer et à faire réfléchir les lecteurs. Or, ces rôles de
la littérature peuvent être atteints de plusieurs manières. En utilisant un certain genre,
l’écrivain peut se permettre de choisir une certaine perspective. Dans cette partie, nous
présenterons un genre littéraire dont un des romans que nous analyserons fait partie et une
approche : le roman historique et la sociocritique.
3.1 Un genre : le roman historique
Comme nous pouvons le voir, le terme « roman historique » se constitue de deux mots qui se
contredisent. Il implique en effet une contradiction entre le fictif (roman) et le réel (histoire).
Cette sorte de roman prend pour toile de fond une Grande Histoire, comme par exemple la
Seconde Guerre mondiale, et mêle le fictif et le réel. Plus précisément, le roman historique
« prétend donner une image fidèle d’un passé précis, par l’intermédiaire d’une fiction mettant
en scène des comportements, des mentalités, éventuellement des personnages réellement
historiques ».45 Dans Meurtres pour mémoire de Didier Daeninckx, la Grande Histoire est la
manifestation pacifique algérienne du 17 octobre 1961, brutalement réprimée par les C.R.S.,
qui ont laissé des dizaines de morts. Contrairement à cet événement bien réel, la « petite
histoire » du roman est fictive. Il s’agit d’une enquête que l’inspecteur Cadin mène à la suite
d’un meurtre d’un Français pendant la manifestation. Il faut remarquer que dans le roman
historique, il ne s’agit pas forcément d’un passé lointain qui peut rejoindre le présent. En
regardant des œuvres comme Le Rouge et le Noir de Stendhal, dont le sous-titre
est « Chronique de 1830 » – plus tard « Chronique du XIXe siècle » – nous pouvons constater
que l’Histoire du présent est aussi bien envisagée que celle du passé. Plus concrètement, le
roman historique met en évidence des continuités, des liens de cause à effet.46
Depuis la Révolution, les écrivains se rendent compte d’une certaine façon que la
littérature est l’expression de la société et comme la société se transforme, la littérature évolue
45
MADALENAT, D. « Roman historique », dans: Dictionnaire des littératures de langue française. Paris,
Bordas, 1994, p. 2136.
46
GENGEMBRE, G. Le roman historique. Paris, Klincksieck, 2006, p.52.
20
aussi. Le roman historique a vu son apogée au XIXe siècle, où de 1815 à 1832, entre un quart
et un tiers des romans français publiés appartenaient au genre historique, ce qui équivaut à
cinq à six cents romans. Le roman historique est un genre intéressant à choisir pour les
écrivains, parce qu’elle touche un plus grand public qu’un manuel d’Histoire. L’avantage est
qu’elle permet l’empathie du lecteur, qui s’identifie par ce genre avec la situation historique.
Enfin, le roman historique autorise l’auteur à plus de liberté dans le but de pouvoir dénoncer
ce qu’il veut. C’est ce que nous verrons dans l’analyse de Meurtres pour mémoire. L’écrivain
n’a toutefois pas une liberté totale, il y a des règles auxquelles il faut se tenir. Ainsi, le roman
historique oblige l’auteur à avoir un écart d’une génération entre les faits et le moment de
l’écriture, afin d’avoir du recul par rapport à l’Histoire.
Le « créateur » du roman historique a été l’Ecossais Walter Scott, qui donnait dans son
œuvre une peinture vivante des mœurs écossaises, anglaises et françaises entre le Moyen Âge
et le XVIIIe siècle. Il y valorisait le rôle du petit peuple dans le processus historique.47 A la
suite de Scott, plusieurs écrivains français ont élaboré leur propre vision du genre. Ainsi, dans
Notre-Dame de Paris, Victor Hugo fait revivre le grouillement d’un peuple de parias. Alfred
de Vigny assigne au roman historique une mission plus didactique, comme il argumente dans
la préface de Cinq-Mars. Finalement, Alexandre Dumas père se consacrait aussi notamment
au roman historique, qu’il faisait paraître en feuilleton, avec des romans tels que Les Trois
Mousquetaires. Les auteurs utilisent le roman historique donc de différentes manières. C’est
Balzac qui en a fait un roman parfaitement politique. Ses œuvres sont nourries de la réalité et
font que La Comédie Humaine est inséparable de l’Histoire contemporaine – elle n’est donc
pas un roman historique « stricto sensu » –, car malgré qu’elle ne se tient pas à la règle de
l’écart d’une génération, la dimension historique y est très importante. Pour Stendhal, avec sa
« Chronique », il s’agit d’attirer l’attention du lecteur sur ce qui s’est réellement passé dans
l’histoire, donc des faits historiques, pris dans une histoire fictive.48 Au XXe siècle, le roman
historique peut être retrouvé dans l’œuvre des écrivains comme l’italien Umberto Eco (Le
Nom de la Rose) et en France Marguerite Yourcenar (Mémoires d’Hadrien). De nos jours, la
popularité du genre a mené à des adaptations cinématographiques comme celles des
« Mousquetaires » – plus d’une trentaine de films différents – et au roman historique pour la
jeunesse, qui est un des genres les plus florissants aujourd’hui.49
47
AUTEUR INCONNU. Scott, Walter.
http://fr.encarta.msn.com/encyclopedia_761570860_1____7/Scott_Walter.html#s7, consulté le 6 août 2009.
48
GENGEMBRE, G. (2006), p.65.
49
Ibid, p.123.
21
Le roman historique est souvent mélangé avec le roman policier, comme c’est le cas
dans Meurtres pour mémoire. Structuré comme une enquête policier, ce type de romans
commence en général avec un assassinat, pour continuer avec la recherche du meurtrier et de
révéler la vérité. Le roman policier a l'air d'être un roman vraisemblable.
3.2. Une approche : la sociocritique
La sociocritique désigne la lecture de l’historique, du social et de l’idéologique du culturel
dans le texte.50 De plus, elle en apporte une interprétation. La lecture sociocritique est un
mouvement qui ne se réalise pas seulement à partir de textes fondateurs et d’archives, mais
aussi à partir d’une recherche qui invente un nouveau langage, fait surgir de nouveaux
problèmes et pose de nouvelles questions.51 La sociocritique ne dirait donc jamais que le texte
est un produit fini, parce qu’on y part avec l’idée que le texte, toujours déterminé, est aussi un
nouveau déterminant. Elle est un engagement dans la recherche des contradictions et des
confluences.
Cette étude des rapports entre la littérature et la société ne s’est constituée en
discipline qu’au début du XIXe siècle, en même temps que se développaient les sciences
sociales. Grâce à la Révolution, qui avait fourni des clartés, on était persuadé d’avoir trouvé le
secret du fonctionnement et du mouvement des sociétés.52 Pourtant, cette Révolution avait en
même temps troublé le présent, entraînant de nombreuses questions à cause des
contradictions. En annonçant et en vérifiant, la littérature s’occupait de ces problèmes. On
pensait en effet avoir une idée claire du produit social qu’est la littérature. Ainsi, Mme de
Staël argumentait que la littérature n’était plus un art mais une arme : pour agir et pour
comprendre. Son ouvrage De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions
sociales peut être considéré comme la première tentative de joindre en une étude systématique
les notions de littérature et de société.53 Elle s’y propose « d’examiner quelle est l’influence
de la religion, des mœurs et des lois sur la littérature, et quelle est l’influence de la littérature
sur la religion, les mœurs et les lois ». Ainsi, la littérature est toujours critique en même temps
qu’appel d’une chose. C’est d’ailleurs aussi après 1789 que la question du « quoi écrire »
gagne du terrain par rapport à celle du « comment écrire ».54 Avant, il était plus difficile de
50
BERGEZ, D. et al. (2005), p.153.
Ibid, p.154.
52
Ibid, p.151.
53
ESCARPIT, R. (1958), p.8.
54
BERGEZ, D. et al. (2005), pp.159.
51
22
s’engager à cause de la censure. Les romans de Rabelais par exemple, dans lesquels il
critiquait entre autres fortement l’Eglise, ont été condamnés par la Sorbonne et n’ont souvent
pu être publiés qu’en version censurée. Outre cette lecture diachronique, Mme de Staël a
raisonné que le changement et le progrès se rapportaient aussi à l’espace, car il y a des
territoires différents pour la littérature et la pensée. La littérature est aussi ce qui se passe
ailleurs. Ces idées ont entraîné la fin du modèle français et le début d’une anthropologie
littéraire.55
Il est évident que Mme de Staël n’est pas la seule à avoir réfléchi sur ce rapport entre
la littérature et la société. Ainsi, Chateaubriand est le premier à poser la question du rapportcohabitation entre culture païenne et culture chrétienne. Il donne les premiers exemples
d’explications de textes par l’Histoire et par le langage avec Andromaque et Phèdre.56
Finalement, Bonald apporte sa pierre à l’édifice avec la formule « La littérature est
l’expression de la société.»57 Cette idée devait se développer selon trois axes. Tout d’abord,
une reconnaissance de toute littérature impliquée par la reconnaissance de toute société – c’est
ainsi que les traductions se multiplient –. Puis une explication de toute littérature par ses
déterminations et besoins propres et enfin la naissance d’une sociologie du littéraire comme
phénomène social.58
Dans deux des trois romans que nous analyserons, Le gone du Chaâba et Chroniques
d’une société annoncée, nous proposons l’approche sociocritique.
4. Les auteurs
Didier Daeninckx est né en 1949 à Saint-Denis, dans la région parisienne. Après avoir été
ouvrier imprimeur et journaliste, il réalise son rêve de devenir écrivain en 1982 avec la
publication de son roman Mort au premier tour. D’autres ouvrages suivent, dont Meurtres
pour mémoire (1984), pour lequel il reçoit le prix Paul Vaillant-Couturier en 1984 et le grand
prix de la littérature policière en 1985. Une des caractéristiques les plus importantes et
remarquables de l’œuvre de Daeninckx est qu’il est un écrivain engagé. Il écrit notamment sur
des événements peu connus, qu’il révèle à un grand public. En insistant sur des épisodes
douloureux, cet auteur montre qu’il ne faut surtout pas les oublier ou les ignorer, parce qu’ils
sont importants pour la société d’aujourd’hui.
55
Ibid, p.160.
Ibid, pp.157, 158.
57
DE BONALD, L. « Des Anciens et des Modernes », dans Mercure de France, le 20 février 1802.
58
Ibid, pp.161, 162.
56
23
Azouz Begag est né le 5 février 1957 à Lyon. Ses parents viennent de l’Algérie et ont émigré
en 1949 en France, où ils restent jusqu’à leur mort. Begag habite jusqu’à l’âge de dix ans à
Villeurbanne, près de Lyon dans un bidonville. Puis il déménage en HLM dans la cité de la
Duchère à Lyon. Titulaire d’un baccalauréat de technicien en électronique, il décide ensuite
de faire des études universitaires de sciences économiques et obtient un doctorat en économie
à l’Université Lyon 2 sur le thème « L’immigré et la ville ». Depuis 1986, Begag travaille au
Centre national de la recherche scientifique (CNRS), ce qu’il combine avec d’autres activités.
Il écrit de nombreux romans, dans lesquels il donne la parole aux habitants des « quartiers
sensibles », s’adressant autant aux jeunes et aux adultes qu’aux responsables politiques et aux
sociologues. Begag écrit non seulement des romans, mais est aussi l’auteur d’une vingtaine de
publications en sciences sociales. Un autre domaine dans lequel Azouz Begag s’engage est la
politique. Après plusieurs essais pour être candidat lors diverses élections – sans y parvenir –,
Dominique de Villepin, Premier ministre sous Jacques Chirac, lui commande en 2004 un
rapport intitulé « La République à ciel ouvert ». Begag y dresse entre autres un bilan de vingt
années de politique d’intégration et propose une dizaine de mesures de discrimination
positive. De juin 2005 à avril 2007, il est ministre délégué, chargé de la Promotion de l’égalité
des chances, dans le gouvernement de Dominique de Villepin.
Le collectif « Qui fait la France » est né en 2007 d’indignations communes. Les membres59
sont aussi bien des auteurs publiés que des débutants et partagent le goût d’une littérature du
réel, sociale et revendicative, militant pour une reconnaissance sensible des territoires en
souffrance et de ses habitants, et plus largement pour tous ceux qui n’ont pas voix au chapitre
de ce pays.60 Chroniques d’une société annoncée est la première étape littéraire du collectif
qui vise à refléter la France invisible bien que majoritaire.
59
Le Collectif « Qui fait la France » est composé des auteurs suivants : Dembo Goumane, Mabrouck Rachedi,
Jean-Eric Boulin, Samir Ouazene, Habiba Mahany, Khalid El Bahji, Thomté Ryam, Karim Amellal, Mohamed
Razane et Faïza Guène.
60
COLLECTIF QUI FAIT LA FRANCE. Argumentaire.
http://www.quifaitlafrance.com/content/blogsection/4/33/, consulté le 22 avril 2010.
24
II La France dans les années 60
En oubliant le passé, on se condamne à le revivre.
Didier Daeninckx, Meurtres pour mémoire
1 (Dé)colonisation et perception de l’histoire coloniale
1.1 (Dé)colonisation
Afin de respecter un ordre chronologique dans notre analyse, nous commencerons par les
romans Meurtres pour mémoire, publié en 1984, et Le gone du Chaâba, apparu deux ans plus
tard. Meurtres pour mémoire, écrit par Didier Daeninckx, prend pour toile de fond la
manifestation pacifique algérienne qui a eu lieu le 17 octobre 1961 à Paris, ayant pour but la
levée du couvre-feu qui leur a été imposé. Brutalement réprimée par les C.R.S., cette
manifestation a laissé des dizaines de morts, uniquement algériens. Dans le roman, il y a
également un Français parmi les morts, Roger Thiraud, un petit professeur d’histoire, qui a
observé la manifestation en rentrant à la maison. Vingt ans plus tard, c’est son fils Bernard
Thiraud qui est assassiné par une dizaine de balles à Toulouse. Hasard ? C’est la question que
l’Inspecteur Cadin se pose. Après une longue enquête, il s’avère que le père et son fils ont été
tués pour la même raison : ils s’intéressaient trop à certains documents concernant la Seconde
Guerre mondiale, où des milliers d’enfants juifs ont été déportés de Toulouse, par Drancy, en
Allemagne. Les responsables sont l’actuel Directeur des Affaires Criminelles de la police
parisienne et le chef archiviste à Toulouse, là où père et fils Thiraud avaient consulté des
dossiers. L’auteur fait ici une allusion à Maurice Papon, nommé André Veillut dans Meurtres
pour mémoire qu’il accuse d’assassinat, car c’est Papon, préfet de police de Paris à l’époque,
qui a été responsable du massacre du 17 octobre 1961 et qui a également exécuté
fanatiquement tous les ordres des Allemands quant à la déportation des enfants juifs de
Toulouse en Allemagne.
Le gone du Chaâba, roman écrit par Azouz Begag, se déroule à la fin des années 60,
ce qui est une décennie après la manifestation algérienne évoquée dans Meurtres pour
mémoire. Le titre est un mélange entre un terme du dialecte lyonnais, « gone », ce qui veut
dire « gamin » et un terme algérien « Chaâba », ce qui signifie « tribu ». Le Chaâba est le nom
du bidonville situé près de Lyon dans lequel la plupart du récit se déroule. L’œuvre
25
autobiographique amène le lecteur dans le monde d’un petit garçon de parents algériens
immigrés en France. Au cours du récit, l’auteur montre le parcours d’Azouz qui essaie de
trouver sa place dans la société française. Le roman commence trois ans après l’indépendance
de l’Algérie.
Afin de comprendre la société française dans les années 60, époque des romans, il faut
d’abord présenter la situation telle qu’elle était avant, c’est-à-dire de la colonisation à
l’indépendance en 1962 en insistant sur la Guerre d’Algérie, qui n’était pas encore finie lors
de la manifestation de 1961. Nous abordons également l’immigration des Algériens en France
pendant les Trente Glorieuses.61 Ensuite, nous présenterons la situation telle qu’elle était dans
les années 60 dans les bidonvilles. Finalement nous insistons sur les relations et l’image des
Français à l’époque vis-à-vis des immigrés et vice-versa, parce qu’elles jouent un rôle
primordial dans Le gone du Chaâba.
Au XIXe siècle la France se lance, comme d’autres nations européennes, à la conquête de
l’Asie et de l’Afrique. Une des prises se situait en Afrique du Nord, où les Français
s’installent de 1830 à 1870 au Maroc, en Tunisie et en Algérie, en un mot au Maghreb. Quant
à l’Algérie, c’est en 1833 que ce pays est colonisé après une longue guerre qui ruine une
partie du pays, alors qu’au départ elle était seulement mise en place pour mettre fin à un
conflit diplomatique.62 Pour justifier la colonisation de ces territoires, les Français ont apporté
plusieurs raisons. Ainsi, il y avait l’esprit missionnaire, en d’autres mots la christianisation et
un sentiment de supériorité, il fallait civiliser les peuples « barbares ». L’expansion coloniale
s’accompagnait donc d’évangélisation63, on souhaitait imposer la religion chrétienne aux
indigènes, ainsi que les traditions et les mœurs occidentales. Au début, les Français
dominaient en Algérie : ils étaient les colons face aux autres, les indigènes. Au fur et à
mesure, ils ont commencé à s’intéresser pour cet Autre si différent. Ils voulaient le découvrir,
le comprendre. Surtout Napoléon III était très intrigué par l’Algérie et ses habitants et ne
voyait pas ce pays comme colonie : « L’Algérie n’est pas une colonie […] mais un royaume
arabe […] et je suis aussi bien l’empereur des Arabes que celui des Français ! »64 Ce ‘rêve
arabe’ est brisé en 1870, l’année de la défaite de la France contre la Prusse. A partir de 1871,
61
Période florissante en France après la Seconde Guerre mondiale qui a duré environ trente ans.
GUINOUNE, A-M. Syllabus La littérature française d’origine maghrébine au prisme de la
colonisation/décolonisation 1950-2006, Université de Groningen.
63
CHRÉTIEN, J-P. « Pourquoi l’Europe a conquis le monde », dans l’Histoire, n° 302, 2005, p.55.
64
STORA, B. Histoire de l’Algérie coloniale (1830-1954). Paris, La Découverte, 2004 (Première édition : 1991),
p.19.
62
26
l’Algérie passe presque exclusivement des mains des militaires à celles des colons. Le pays,
assimilé comme département français, devient son simple prolongement en outreMéditerranée. A la fin du XIXe siècle, beaucoup de Français décident de s’installer en
Algérie. Cela entraîne le renforcement du christianisme, parce que c’est surtout par cela qu’ils
peuvent se différencier et garder l’image de leur France bien-aimée. Mais en face l’islam reste
la seule ‘patrie’ de référence idéologique pour la masse des Algériens. Le fameux slogan
d’Abdelhamid Ben Badis l’affirme : « L’arabe est ma langue, l’Algérie est mon pays, l’islam
est ma religion »65 Le cadre religieux est donc très important, parce qu’au moyen de cela
l’Algérie reste en contact avec le monde arabo-islamique et soutient un patriotisme algérien
naissant. Il offre partout aux populations algériennes les moyens de combattre la présence
coloniale étrangère.
A l’issue de la Grande Guerre, la désagrégation finale de l’Empire ottoman entraîne
dans de nombreux pays arabes la faillite d’un imaginaire et d’une certaine vision de la ‘nation
arabe’. Cela provoque la naissance et le développement d’une conscience d’indépendance
nationale ; puis celle d’une solidarité entre Arabes contre l’ennemi commun.66 En 1936, le
projet Blum-Violette voit le jour, permettant à une minorité d’Algériens de devenir citoyen
français tout en gardant leur statut lié à la religion. Ainsi, l’incompatibilité entre la fidélité à
l’islam et l’appartenance à la communauté politique française serait rompue. Pourtant, l’Etoile
nord-africaine (L’E.N.A.) était contre parce que ce serait encore un moyen pour diviser le
peuple algérien. Ils se battaient pour le rejet de la loi en disant : « Nous ne sommes pas
Français, nous sommes un peuple conquis par les Français. Ce qui n’est pas la même
chose. »67 Pendant la Seconde Guerre mondiale, la France veut toujours garder sa puissance
en Algérie et à cause des mesures entre autres prises à Vichy, la radicalisation d’une partie des
Algériens a commencé. Le jour où la France signe l’armistice, le 8 mai 1945, des Algériens
défilent avec des banderoles : « A bas le fascisme et le colonialisme »68. Rien ne sera plus
comme avant. Le fossé s’est considérablement élargi entre la masse des Algériens et la
minorité européenne.
Neuf ans plus tard, la Guerre d’Algérie commence, ayant pour cause l’immobilisme
français face aux Algériens. Toutes les réformes sont bloquées. En 1954, le Front de libération
nationale (F.L.N.) est fondé et il lance l’insurrection du 1er novembre, qui inaugure à son tour
65
Ibid, p. 37.
Ibid, pp. 41,42.
67
Ibid, p.79.
68
Ibid, p. 85.
66
27
la guerre d’indépendance.69 Ce qui suit est une guérilla qui agite le pays. La guerre se propage
autant dans les campagnes que dans les villes. La France répond par des opérations militaires
de plus en plus offensives. On donne beaucoup de liberté à l’armée, pour qu’elle arrête la
rébellion. En 1958, la IVe République tombe à cause de cette guerre et Charles de Gaulle
revient au pouvoir, notamment sous la pression de l’armée en Algérie. Pourtant, il contrarie
bientôt les partisans de l’Algérie française qui l’ont soutenu en suggérant l’indépendance de
l’Algérie. Les chefs militaires en poste en Algérie tentent un putsch, mais ils échouent. La
guerre finit en 1962, lorsque la France et le F.L.N. signent les accords d’Evian.
1.2 Perception de l’histoire coloniale
Décrite en détail dans Meurtres pour mémoire, la manifestation du 17 octobre 1961 a été
jusque-là largement occultée en France. Ainsi, Octobre à Paris, documentaire réalisé par des
militants contre les exactions policières, n’a pu être programmé dans un cinéma des ChampsElysées que trente ans après.70 D’où vient cette ignorance d’une date si importante ?
Tout d’abord, comme l’explique l’historien Benjamin Stora, il y a une contre-vérité
historique. Sur le bilan officiel avancé par Maurice Papon, il n’y a eu que trois morts pendant
la manifestation, alors qu’il s’agit plutôt de 200 à 300 morts selon le F.L.N. et les historiens.
Stora l’appelle « une espèce de négation du fait historique sur le 17 octobre 1961. »71 Jusqu’à
nos jours, les études historiques sont encore entravées par les interdits de consultation des
archives et par les étranges disparitions de documents. L’établissement des faits demeure donc
impossible.72
Ensuite, l’Etat français a énormément de mal à reconnaître sa responsabilité, comme le
montre un entretien de Bernard Marchetti avec Maurice Papon sur France 2 en 1983, vingtdeux ans après la manifestation, dans lequel ce dernier dit : « Si j’avais à refaire ce que j’ai
fait, je le referais. » Nous pouvons constater une négation de l’histoire de la manifestation, de
la Guerre d’Algérie et plus généralement, un manque de mémorisation, voire un refoulement
de l’histoire coloniale. Dans l’ouvrage La fracture coloniale73, plusieurs écrivains, dont
Benjamin Stora, expliquent la société française au prisme de l’héritage colonial et insistent sur
la façon dont la Guerre d’Algérie est « perçue » par la société française.
69
Ibid, p. 107.
LIAUZU, C. La société française face au racisme. Bruxelles, Editions complexes, 1999, p.136.
71
GAGNIER, E. Rôle Papon 17 octobre 61, Agence, Paris, France 3, 1997.
72
LIAUZU, C. (1999), p.136.
73
BLANCHARD, P, BANCEL, N. et LEMAIRE, S. (sous la direction de). La fracture coloniale. Paris, La
Découverte, 2005.
70
28
La majorité des Français ne se sentaient et ne se sentent pas concernés par l’histoire
coloniale, dont la Guerre d’Algérie constitue une partie douloureuse. Au contraire, elle
apparaît toujours comme extérieure à l’histoire générale de la France contemporaine. En effet,
comme le montre une étude dans le même livre, seulement 7% des Français considéraient au
début des années 90, la Guerre d’Algérie comme un des « principaux événements marquants »
de l’histoire de France au XXe siècle. Pour la masse des Français, l’Algérie a longtemps été
un territoire lointain, les populations qui la composaient étaient peu connues. Les Français ont
découvert l’Algérie essentiellement pendant la guerre elle-même. La France se considérait
comme le centre d’une histoire profondément européenne, occidentale, absolument pas
comme partie prenante d’une histoire venant de l’Afrique ou du monde arabe. C’est justement
dans la méconnaissance de l’histoire coloniale que se trouve en partie la dénégation de la
Guerre d’Algérie. Si l’on observe la production cinématographique, il existe très peu de films
français qui traitent l’histoire coloniale. La figure du colonisé a donc longtemps été absente.
Pourtant, la Guerre d’Algérie ne peut se comprendre que si on la « prend » en amont, comme
l’explique Benjamin Stora.74 Le manque d’une construction des récits historiques d’une
grande ampleur sur l’histoire coloniale ont, entre autres, causé l’incompréhension de la
Guerre d’Algérie. Elle n’était pas un drame franco-français comme Vichy, qui concernait
toute la société française. L’Algérie et sa guerre ne concernent que les groupes porteurs de la
mémoire de la guerre coloniale, comme les immigrés, les harkis, les pieds noirs ou les soldats.
Si la société française a voté pour le principe d’autodétermination par référendum en 1961 et
1962, elle l’a fait en majeure partie pour se débarrasser d’une terre lointaine, devenue
remuante.75 L’image de l’utopie coloniale républicaine montrée par les médias et par la
propagande s’est avérée fausse. Pendant la période coloniale, les manuels scolaires étaient de
véritables promoteurs de la colonisation. Les manuels d’histoire et de géographie, aussi bien
que ceux de littérature ou de philosophie, reflétaient le sentiment impérial et ont mis en avant
l’Etat français comme puissance impériale, il en était de même des médias. C’est très
probablement pour cela que pendant l’enquête mentionnée dans La fracture coloniale, 48,8%
des personnes interrogées, de plus de 55 ans, estiment que la colonisation a beaucoup apporté
aux pays concernés, contre seulement 18,8% à 28,8% dans les catégories plus jeunes.76 Cela
s’explique par la différence du traitement de l’histoire coloniale à l’époque où les personnes
de plus de 55 ans fréquentaient l’école et celui d’après. Pour revenir précisément à la
74
Ibid, p.61.
Ibid, p.65.
76
Ibid, p.281.
75
29
manifestation du 17 octobre 1961, décrite dans Meurtres pour mémoire, elle a longtemps été
occultée dans les manuels scolaires qui traitaient la Guerre d’Algérie, même après la
décolonisation.
C’est surtout pendant les Trente Glorieuses que les Français sont entrés en contact
avec les Algériens, venus en Métropole pour travailler. Au début, ils vivaient dans les
bidonvilles, isolés de la société française. Cette immigration a parfois été considérée comme
intolérable, parce que beaucoup de groupes de la société voulaient justement « oublier »
l’Algérie, l’histoire coloniale. Elle est un « passé qui ne passe pas ».77 Cela se reflète dans la
manière dont on a longtemps parlé de la Guerre d’Algérie. La France n’a reconnu qu’en 1999,
sous la présidence de Jacques Chirac, qu’il s’agissait d’une guerre. Avant, on parlait
notamment des « événements d’Algérie » ou « événements d’Alger ». Seulement 37 ans après
la guerre, l’Etat français a donc pris la responsabilité en donnant un nom à ce qui était en effet
beaucoup plus une guerre que seulement « des événements ». Malgré cela et surtout dans les
textes législatifs, l’expression officielle continue à être « événements d’Algérie » au lieu de
« Guerre d’Algérie ».
2 Historique de l’immigration et les réalités sociologiques
2.1 Historique de l’immigration
On peut donc caractériser les relations entre les Français et les Algériens en Algérie comme
marquées par celles qui lient colons à colonisés. Qu’en sera-t-il en France ? La Métropole a
une longue tradition d’immigration, avec par exemple celle des Belges, des Espagnols, des
Italiens, des Polonais et des Portugais. Venus pour différentes raisons, comme le travail ou la
mauvaise situation dans leur propre pays, ces étrangers arrivaient assez bien à s’intégrer en
France. Cela ne veut d’ailleurs pas dire que la xénophobie était absente, parce que déjà à la fin
du XIXe siècle il y a eu des bagarres entre des Français et des Italiens, comme le montre le
documentaire Les dossiers de l’Histoire ; l’immigration en France au XXe siècle.78 Dans ce
documentaire, on voit la première présence des Maghrébins en France pendant la Grande
Guerre. En effet, la France a fait appel aux colonies pour lutter contre l’Allemagne. Au total,
on comptait environ quinze millions de Nord-Africains, qui ont combattu par exemple dans la
77
LIAUZU, C. (1999), p.9.
Mehdi L. Les dossiers de l’histoire – Un siècle d’immigration en France, Mémoires Vives ProductionsFrance 3, 2007.
78
30
Marne, mais qui étaient également recrutés pour le travail dans les usines. Après la guerre, les
survivants sont rentrés dans leur pays et il n’était donc pas question d’une immigration
algérienne considérable. C’est surtout après la Seconde Guerre mondiale que de nombreux
Algériens s’installent en France. Beaucoup d’Algériens sont partis pour la France à cause du
Massacre de Sétif, répression sanglante d’une émeute nationaliste du 8 mai 1945, le jour où
l’Allemagne nazie a capitulé. De plus, il y avait un manque de main d’œuvre en France
pendant les Trente Glorieuses et les colonies offraient un réservoir bon marché, dont les
Algériens, Français musulmans à l’époque, constituaient le gros des bataillons. Ils
travaillaient surtout dans les usines, ce qui était un travail pénible. La Guerre d’Algérie n’a
donc pas cessé l’immigration vers la France, ce qui s’explique par la mauvaise situation
économique et le futur incertain des Algériens en Algérie.
Comme nous avons pu voir ci-dessus, il y avait déjà un nombre considérable
d’Algériens en France avant que la Guerre d’Algérie n’ait éclaté. Dans Les dossiers de
l’Histoire ; l’immigration en France au XXe siècle, un Algérien estime que la Révolution
algérienne vient justement de la France, parce que :
Ce sont les ouvriers de l’immigration qui ont côtoyé les ouvriers français ici, qui ont
acquis un certain savoir, qui ont pris conscience des problèmes qui se posaient à eux
en Algérie et c’est comme ça que le mouvement est parti, donc par la suite on se
cotisait par village.
Cela est confirmé par le documentaire Nanterre, une mémoire en miroir79, dans lequel un
autre Algérien explique que « Nanterre a toujours été le fief de la Révolution algérienne ». Il
faut d’ailleurs noter qu’à l’époque, Nanterre comptait de grands bidonvilles dans lesquels
habitaient des milliers d’Algériens. Ainsi, l’E.N.A., évoquée ci-dessus, est née à Nanterre
dans les années 20.
Il est nécessaire de connaître l’histoire pour comprendre les événements qui suivent. Ainsi, la
manifestation algérienne du 17 octobre 1961 n’est pas un événement en soi. Les causes
doivent être trouvées dans une accumulation de faits qui a résulté en un sentiment d’injustice.
La cause directe a été l’imposition d’un couvre-feu le 5 octobre 1961, destiné uniquement aux
« Français musulmans d’Algérie ». Tous ceux qui avaient l’air « basané » et qui étaient dehors
79
CHEIKH, D. Nanterre, une mémoire en miroir, Générique Productions, Paris, 2006.
31
entre 20h30 et 5h30, ont été arrêtés, dont même un touriste américain.80 En même temps, la
manifestation a été organisée par le F.L.N. pour appuyer la discussion sur les accords d’Evian,
car le gouvernement français ne prenait pas de décision. Selon un des manifestants, on voulait
un peu forcer la France pour qu’elle se décide. Le F.L.N. était non seulement présent en
Algérie, mais aussi en France, parmi les ouvriers algériens et surtout dans la région
parisienne, comme à Nanterre. Dans le documentaire Nanterre, une mémoire en miroir, une
autre participante raconte : « on voulait une manifestation pacifique, sinon on n’aurait pas dit
d’amener les enfants. ». M. Kerzreho, membre de la Société d’Histoire de Nanterre explique
que la manifestation a été très discrètement préparée, mais sur une grande échelle dans les
bidonvilles. Tout le monde a arrêté le travail pour y participer. Environ 30 000 personnes se
sont rassemblées à des endroits différents. La police parisienne, qui avait déjà été menacée
dans les mois précédents aussi bien par le F.L.N. que par l’OAS, a réagi impitoyablement
avec une grande violence. Près de 12 000 personnes ont été arrêtées et amenées au Palais des
Sports, d’autres ont été assassinées et jetées dans la Seine. On évoque des morts noyés, tués
par balle et retrouvés même dans les lieux d’internement, comme le Palais des Sports et la
Préfecture de Paris. La manifestation du 17 octobre 1961 a marqué une rupture avec la Mère
patrie, dont les Algériens avaient la nationalité, sans en avoir les droits.
2.2 Les réalités sociologiques
Après avoir abordé l’immigration des Algériens en France pendant les Trente Glorieuses,
nous insistons maintenant sur la situation des Algériens en France pendant les années 60.81
Après la Seconde Guerre mondiale, la masse des immigrés algériens arrivent en France. Ce
sont notamment des hommes qui viennent pour le travail, comme nous l’avons dit, car il y
avait un grand besoin de main d’œuvre en France. Le pays était toutefois rapidement
confronté à un autre problème : le manque de logements. Contrairement à ce que les Français
avaient promis aux ouvriers en Algérie – des recruteurs y étaient venus pour chercher de la
main d’œuvre –, une fois arrivés en France, ils devaient se débrouiller et il n’y avait pas de
logement disponible. Dans le documentaire Nanterre, une mémoire en miroir, un Algérien
explique que si on arrivait à trouver un logement, le loyer était très cher, environ 1000 à 1500
francs par mois. Cela menait à une situation précaire dans laquelle cinq ou six ouvriers
80
WESSELING, H.L. Frankrijk in oorlog, 1870-1962. Amsterdam, Uitgeverij Bert Bakker, 2007 (Première
édition : 2006), p.310.
81
Pour construire une image du bidonville dans les années 60, nous nous sommes notamment basés sur le
documentaire Nanterre, une mémoire en miroir.
32
partageaient une seule chambre, serrés comme des sardines. On utilisait des réchauds à gaz et
il y avait des cafards partout. Avec le grand nombre d’immigrés qui s’ajoutaient à ceux déjà
installés, les bidonvilles ont vu le jour. On construisait des baraques sur de grands terrains
libres à la périphériques des grandes métropoles, sans électricité et eau courante. Les gens y
vivaient dans des conditions d’hygiène déplorables. Dans les années 70, on permettait le
regroupement familial. Dans le documentaire traitant la situation à Nanterre, Brahim
Benaïcha, venu au bidonville quand il était enfant, explique sa déception en arrivant en
France : « on était persuadé de venir au paradis terrestre ». C’est ce qui était inscrit dans la
mémoire collective, quand on parlait de la France. Pourtant « en arrivant au mois de
novembre, jour d’automne (…) et de se retrouver dans la boue sous la pluie, c’était quelque
chose de terrible, alors qu’on a laissé le soleil, le sable et les lumières ». La terre promise à
laquelle on s’attendait, s’avérait être un terrain sale avec des taudis. Au début de la
construction des bidonvilles, les logements étaient faits « en dur ». C’est après que, vu la
grande demande, de plus en plus de gens construisaient des baraques en bois. Il y avait des
bidonvilles de différentes tailles. Certains hébergeaient des milliers d’habitants et les endroits
surpeuplés n’étaient pas rares. En fait, il s’agissait de reconstituer un village avec même des
services, comme par exemple des cafés et des coiffeurs.
La situation des immigrés était très différente de celle de la plupart des Français.
Certes, ils vivaient en France, mais littéralement à l’écart de la société française. Un des
interviewés dans le documentaire compare cette situation avec l’Algérie, où il y avait d’une
part le village européen et d’autre part le douar82. La solidarité dans les bidonvilles était
grande, notamment parce que les immigrés avaient tendance à se regrouper avec d’autres gens
de la même famille ou de la même ville en Algérie. Bien sûr, les gens étaient confrontés à des
difficultés, mais il régnait une chaleur humaine.
La « fracture géographique » était ressentie par les habitants des bidonvilles qui,
contrairement aux Français, étaient en contact avec les deux « mondes ». Les hommes au
travail et les enfants à l’école. Un interviewé remarque :
On avait vraiment conscience de venir d’ailleurs, d’autant que nous, nous habitions
dans des maisons fabriquées avec des planches en bois et qu’à côté, pas très loin, il y
avait de belles maisons avec de la pierre (…) on savait bien que c’était pas pareil, on
savait bien qu’on n’était pas chez nous.
82
Le douar est une agglomération de tentes disposées en cercle, que les Arabes nomades installent
temporairement.
33
Cette différence était perçue comme douloureuse. En quelques mètres, on changeait de temps,
de civilisation, de culture. Les immigrés avaient honte de vivre dans des conditions
déplorables, surtout par rapport à la société française. Ainsi, les enfants des immigrés
algériens qui vivaient dans les bidonvilles, fréquentaient une école où ils se trouvaient dans la
même classe que les Français. Un Algérien, enfant à l’époque, explique qu’il n’osait pas dire
où il habitait : « Je fuyais un peu les copains (…) je voulais pas qu’on me suive, je voulais pas
qu’on sache où j’habitais. J’étais obligé de rentrer dans un immeuble pour dire que j’habitais
là ». Ces enfants vivaient donc dans la marginalité.
A la fin des années 70, la plupart des bidonvilles ont été supprimés et les habitants ont
déménagé dans des cités de transit des banlieues. D’abord, beaucoup de H.L.M. étaient encore
occupées par des Français, mais au fur et à mesure, les immigrés ont pu y accéder et ce
changement a été considéré comme une ascension sociale. La situation y était effectivement
meilleure, avec des logements en béton où on avait accès à l’électricité et à l’eau courante.
Le fossé entre les Français et les Algériens n’était pas que géographique, mais aussi dans leurs
relations. Il y avait d’une part une sorte de sentiment de supériorité des Français vis-à-vis des
Algériens, qui montraient clairement aux derniers qu’ils n’étaient pas chez eux. D’autre part,
il existait une ignorance par rapport à la différence culturelle, qui n’était pas comprise par la
plupart des Français à l’époque.
Au début, la présence des immigrés en France n’était pas considérée comme mauvaise.
Elle devait être temporaire et l’économie française ne pouvait simplement pas se passer de
cette main d’œuvre étrangère, surtout dans la région parisienne. Normalement, ils travaillaient
sur des postes simples, car c’était du travail que les Français ne voulaient pas faire et qui était
facile à apprendre. Les dossiers de l’histoire : l’immigration en France au XXe siècle montre
qu’à l’entreprise Bouygues, on disait :
Si on recrute des Français, ils nous coûtent 25 à 30% plus chers. Les étrangers sont
des gens qui ont beaucoup de qualités, (…) ils viennent pour travailler et à la base ce
sont des gens très courageux. Par contre, ils parlent une autre langue, ils ne sont pas
tellement qualifiés.
Pour le travail dans les secteurs comme l’automobile et le bâtiment, il était plus intéressant
d’embaucher des étrangers que des Français. Ainsi, on trouvait environ 30% d’étrangers dans
les usines modernes, montant à 70 à 80% dans les hautes usines vers Creil. On évoque
34
également un employeur dont de temps en temps 90 à 95% des employés étaient des
immigrés.
Si pendant la période des « Trente Glorieuses » l’immigration a été quasiment absente
des débats parlementaires – vers 1950, il n’y avait pas de difficultés graves dans les relations
entre Français et étrangers83 –, le sujet a été brusquement projeté sur le devant de la scène
dans les années 80. Déjà dans les années 70, la montée du racisme commence à prendre
forme, annonçant des politiques qui rendent les étrangers coupables de la crise. Ainsi, le
documentaire montre une femme française qui discute avec l’intervieweur : « on en a
beaucoup plus, trop hein, on en crève… (La présence des étrangers en France est malsain ?)
Exactement, y en a beaucoup trop, de plus en plus (…) il faut les renvoyer dans leur pays ». Il
s’agit notamment des immigrés issus d’anciennes colonies, dont une partie s’était déjà
installée en France avant l’Indépendance, comme les Algériens qui sont partis après le
Massacre de Sétif. Aux yeux des Français, ils restaient des étrangers, malgré leur
appartenance à la France. Depuis la crise du choc pétrolier, l’inquiétude suscitée par
l’intrusion d’un corps étranger, qui est l’une des constantes des représentations de
l’immigration dans la culture française, revient au premier plan.84 En effet, l’immigration se
transforme d’une activité de travail en un peuplement, d’autant que le regroupement familial
est adopté au même moment. La plupart des immigrés préfèrent rester en France au lieu de
retourner dans leur société d’origine. Ils ont le droit de devenir des citoyens français et
notamment leurs enfants mis sur le territoire, mais la France ne les accepte pourtant pas
comme tels. Alors que les « musulmans de France » essaient de trouver leur place dans la
société française, ils sont souvent confrontés à la perception des Français « de souche », qui
les considèrent comme une menace pour la nation et pour ses valeurs.
Dans une enquête du début des années 90, évoquée dans La fracture coloniale85, la majorité
des personnes estiment que « la connaissance de l’histoire de l’autre est un des principaux
facteurs d’amélioration des relations entre Français et immigrés venus de l’ex-Empire, car
l’ignorance crée du rejet ». Nous revenons sur la notion de « rejet » dans le chapitre suivant,
mais elle est également importante ici. La connaissance ou l’ignorance de l’histoire sont
notamment le fait d’une institution de l’Etat, à savoir l’école. En effet, ce moyen essentiel de
transmission est au cœur des enjeux de la mémoire. Selon les auteurs de La fracture coloniale,
83
GIRARD, A, STOETZEL, J. Français et immigrés. Cahiers de l’INED, n° 19 et 20, Paris, PUF, 1953-1954.
LIAUZU, C. (1999), p. 145.
85
BLANCHARD, P, BANCEL, N. et LEMAIRE, S. (sous la direction de) (2005).
84
35
un meilleur enseignement de l’histoire nationale – coloniale – pourrait contribuer à apaiser les
tensions de certaines cohabitations « intercommunautaires ». Cependant, on rencontre
quelques problèmes quand on regarde le traitement de l’histoire à l’école dans les années 60,
quelque temps après l’Indépendance de la dernière colonie française. Avant, l’histoire
enseignée était le reflet des discours politiques consensuels, véhiculant en même temps un
ensemble de stéréotypes appliqués aux colonisés. Après les décolonisations, la question était
donc de savoir comment traiter les indépendances, alors que jusqu’au dernier moment, le
discours officiel était toujours resté en faveur du système colonial. Cela explique en partie le
mutisme des manuels sur cette phase de l’histoire nationale dans cette période.86
Le traitement de l’histoire dans les années 60 n’accordait pas de place à l’Autre, à
l’immigré. Cette ignorance peut expliquer l’incompréhension des Français envers les
Algériens et leurs coutumes, leur culture. Pourtant, contrairement à leurs parents, les enfants
des immigrés algériens – la seconde génération –, désignés comme « beur », ne se définissent
plus uniquement par leur participation au travail, comme le fut la première vague
d’immigration. Ils appartiennent à la société française et sont présents à l’école. Cette
découverte n’a pas provoqué des connotations uniquement péjoratives, mais aussi des
caractéristiques positives. Il est pourtant important de donner des repères aux jeunes situés
entre deux cultures. Evidemment, l’école ne peut, à elle seule, effectuer l’ensemble de ce
travail, mais elle peut bien contribuer à modifier les regards des uns sur les autres et à restituer
l’histoire. Il faut le faire sans parti pris, ni critique ni nostalgie87, c’est-à-dire sans donner de
leçons de morale. A cet égard, il faut insister sur la recherche d’identité à laquelle ces enfants,
ces jeunes étaient et sont confrontés. Il ne s’agissait pas uniquement d’un processus commun
à tous les adolescents, mais d’un parcours plus compliqué. En effet, ces enfants vivaient dans
les bidonvilles, à l’écart de la société française, entourés par d’autres familles de la même
origine. Si les coutumes et les traditions algériennes dominaient dans les bidonvilles, à l’école
on apprenait l’histoire de la France, ses normes et ses valeurs. Ces deux « sociétés » ne se
ressemblaient pas.
En même temps, le Français moyen à l’époque n’était pas au courant de la situation
dans laquelle vivaient les immigrés. Beaucoup de gens ignoraient qu’à seulement dix minutes
de Paris, il y avait des bidonvilles jusqu’à La Défense. Tout comme la Guerre d’Algérie, des
informations ont été « cachées » aux citoyens. En regardant le documentaire Nanterre, une
mémoire en miroir, il ressort pourtant qu’il ne faut justement pas oublier cette histoire. Ainsi,
86
87
Ibid, p. 100.
Ibid, p.108,148.
36
un ex-habitant du bidonville explique : « Le problème de cette histoire c’est qu’elle s’est
jouée, mais n’a jamais été remise-en-scène (…) c’est une façon d’authentifier l’histoire (…)
qu’on nous prenne pas pour des débiles ». Quand on n’a pas vu les images, il est en effet
difficile de s’imaginer qu’il y a seulement 40 ou 50 ans, des personnes vivaient à la Défense
avec des morceaux de planches et allaient à l’école avec les chaussures plein de boue. Selon
les Algériens du documentaire qui ont grandi dans les bidonvilles, c’est comme un puits qu’on
ouvre et puis des choses vont surgir. Malgré le tabou, il ne faut rien oublier de ce temps-là,
explique l’un d’entre eux : « Y a seulement à faire deuil à un moment donné, faut en parler,
faut qu’il y ait un débat. Faut que ça soit ressorti en place publique ». Plus généralement, un
autre estime « C’est un problème qui appartient à la France, c’est-à-dire, ce n’est pas que la
Guerre d’Algérie ou le 17 octobre 61, c’est la France en tant que nation, elle a un problème
général avec son histoire ». L’absence de connaissance de l’histoire coloniale mène à
l’incompréhension de la présence d’immigrés issus de l’ex-Empire et en même temps une
réelle difficulté pour les immigrés et leurs descendants à se sentir liés à l’histoire de la France.
Les auteurs de La fracture coloniale parlent de « double fracture » de la mémoire. Ici réside
en effet entre autres la problématique que nous avons vue à plusieurs reprises : l’ignorance et
la volonté d’oublier des parties douloureuses de sa propre histoire de la part des Français et un
sentiment d’entre-deux culturel et historique pour les enfants de parents immigrés, grandis en
France.
37
3 La France partagée dans les années 60
3.1 Les immigrés, « Français de branche »88
Dans ce chapitre, nous abordons la perception de la France par les Algériens et leur vie en
France à travers le bidonville, l’école et la banlieue. Dans Meurtres pour mémoire, le récit se
déroule sur deux périodes : 1961 et 1981. La première année parle de la manifestation
algérienne, ainsi que du meurtre de Roger Thiraud. A partir du troisième chapitre, l’histoire
continue vingt ans plus tard, l’année où Bernard Thiraud est assassiné. Nous suivons
l’Inspecteur Cadin pendant sa recherche pour comprendre d’abord la mort du fils, puis aussi
celle du père. De nombreuses références sont alors faites à 1961, même si le récit se déroule
en majeure partie dans les années 80.
En 1961, la Guerre d’Algérie touche à sa fin, mais c’est un événement qui se déroule
loin de la vie quotidienne française. Officiellement, l’Algérie est à ce moment-là encore un
département français et le peuple algérien peut se nommer Français. Pour montrer la
différence entre les « Français de souche » et les « Français musulmans d’Algérie », nous
nous permettons dans ce travail de parler d’une part des Français et d’autre part des Algériens,
comme le fait Didier Daeninckx dans Meurtres pour mémoire.
Malgré cette appellation de « Français musulmans d’Algérie », il y a un fossé entre les
Algériens et les « Français de souche ». Dans Meurtres pour mémoire, l’auteur le montre de
différentes manières. D’abord, le fossé est littéralement marqué par l’aspect géographique.
Dans le premier chapitre, nous trouvons beaucoup de descriptions de l’endroit où habitent
entre autres Saïd et Kaïra. Il s’agit d’un bidonville près de Nanterre, décrit comme « une
agglomération de huttes, de gourbis où vivaient cinq mille personnes : le bidonville des
Prés. ». 89 L’absence de logements disponibles pour eux fait que les ouvriers algériens se sont
logés sur des terrains vagues, près des usines où ils travaillaient. Il y avait aussi des Français
qui habitaient dans les bidonvilles, parce qu’à l’époque, les prix des loyers étaient très élevés
et il y avait une crise du logement. Pourtant, peu à peu, les Français sont partis pour des
appartements dans les banlieues, où la vie était meilleure. Les immigrés algériens étaient donc
presque les seuls qui restaient dans les bidonvilles :
88
Nous utilisons ici le terme « Français de branche » pour faire la différence avec les gens considérés comme
« Français de souche » par la société dominante.
89
DAENINCKX, D. Meurtres pour mémoire. Paris, Editions Gallimard, 2007 (Première édition : 1984), p.24.
Dans ce qui suit, les références seront indiquées par le sigle MM suivi du folio.
38
Quelques Français occupaient encore les maisons situées en périphérie (…) Chez
Rosa, chez Marius, Café de la Justice (…) plus misérables les uns que les autres se
succédaient maintenant. Au fil des années les propriétaires avaient revendu leur
affaire à des Algériens et ceux-ci conservaient l’enseigne d’origine. (MM 12,13)
Pour décrire encore plus la mauvaise situation de la vie dans le bidonville, les logements ne
sont pas appelés « maisons », mais « baraques ». En effet, peu de logements étaient en
ciment : « Aounit ralentit et se dirigea vers l’une des rares baraques de ciment » (MM 20). La
majorité des baraques était construite de matériaux comme le bois et le caoutchouc : « A côté,
des hommes s’affairaient à colmater le toit d’une masure en clouant, aux jointures des
planches, des bandes de caoutchouc prélevées sur des pneus usagés » (MM 21).
Meurtres pour mémoire reflète de nombreux éléments que nous avons vus dans les
documentaires et lus dans les articles, comme les descriptions du bidonville. Mais il y a aussi
d’autres allusions à la société française des années 60. Ainsi, le premier chapitre est écrit du
point de vue des Algériens, Saïd et Kaïra. De cette manière, l’auteur montre la préparation de
la manifestation et son but, d’abord exprimé par Saïd : « si nous sommes là ce soir, c’est pour
avoir le droit de devenir vieux à Djebel Refaa » (MM 15). La manifestation est en effet en
faveur de l’indépendance algérienne, c’est-à-dire le rêve des Algériens d’obtenir une
« Algérie algérienne ». Même s’ils vivent dans la soi-disant « Mère patrie », ils ne se sentent
pas acceptés par elle et se rapprochent donc de leur propre pays. Le but de la démonstration
est également décrit par l’auteur : « Le but de la démonstration était clair : obtenir la levée du
couvre-feu imposé depuis une semaine aux seuls Français musulmans et du même coup
prouver la représentativité du F.L.N. en métropole » (MM 33). D’une part, la manifestation
s’oriente donc sur la Guerre d’Algérie, en montrant que nombreux sont ceux en Métropole qui
exigent l’Indépendance, d’autre part, elle veut souligner les injustices et les inégalités à
l’encontre des immigrés algériens en France. Issus d’un département français, ils n’ont pas les
mêmes droits et ne sont pas traités de la même manière par les autres Français. Grâce aux
protagonistes algériens dans les deux premiers chapitres, Meurtres pour mémoire montre la
réaction des Français sur les immigrés, observée par Saïd : « le métro se remplissait
d’Algériens. A « Stalingrad », il était bondé ; les rares Européens se lançaient des regards
angoissés » (MM 15). Cela montre le fossé entre les Français et les Algériens. Apparemment,
les immigrés font peur aux Français « de souche ». Il faut quand même remarquer qu’il était
question d’un état insurrectionnel et qu’un grand groupe fait toujours peur à une minorité,
mais dans le roman, on ne mentionne rien de particulier concernant le comportement des
39
immigrés. Même si la peur des Français semble mal fondée ici, les préjugés demeurent.
Pourtant, Saïd n’y prête pas beaucoup d’attention, c’est comme s’il s’est habitué aux gens qui
le regardent de travers. Au début du roman, nous comprenons que Saïd peut en effet vivre
avec ce qu’on lui dit, mais que cela ne lui est pas complètement égal : « Les relations avec ses
compagnons de travail restaient amicales tant qu’il s’efforçait de fermer son esprit à leurs
incessantes remarques » (MM 12). Il s’agit ici surtout de « vivre l’un à côté de l’autre » dans
un pays et d’accepter la présence de l’un dans la vie de l’autre, mais sans être égaux.
Cela nous fait revenir au déroulement même de la manifestation du 17 octobre 1961.
Meurtres pour mémoire montre clairement son aspect pacifique : « Pas un ne portait d’arme,
le moindre couteau, la plus petite pierre dans la poche » (MM 33) et « Kémal et ses hommes
contrôlaient les individus suspects ; ils avaient expulsé une demi-douzaine de gars qui
rêvaient d’en découdre » (MM 33). Il s’agit de protester tranquillement, mais résolument pour
leur cause et non pas de casser tout ce qu’on trouve sur le chemin. L’auteur le souligne en
évoquant la présence des femmes et des enfants : « Ils n’ont pas l’air aussi terrible que cela.
Il y a même des femmes et des enfants » (MM 28). La manifestation est décrite en détail, ainsi
revient souvent l’heure exacte du commencement : « A dix-neuf heures vingt-cinq, le mardi
17 octobre 1961 ». L’intérêt du détail est d’insister sur la réalité de l’événement. Puis, le
lecteur suit la manifestation de différents endroits – elle avait non seulement lieu au centre de
Paris, mais devait passer par le pont de Neuilly – et les réactions aussi bien des Algériens que
de la police parisienne. D’abord, les manifestants expriment la cause de leur présence par des
banderoles « Non au couvre-feu » (MM 27) et en criant « Algérie algérienne » (MM 28).
Lorsque les C.R.S. arrivent avec tout leur équipement, l’ambiance change radicalement. Dans
le texte, la police est représentée comme un grand homme puissant : « l’énorme silhouette se
mit en mouvement, accompagnée d’un long cri (…) Il semblait que rien ne puisse l’arrêter
dans son élan ; le martèlement des bottes sur les pavés renforçait ce sentiment de fatalité »
(MM 30). La confrontation entre d’une part les C.R.S et d’autre part les manifestants devient
inéluctable, il s’agit d’un affrontement entre un attaquant supérieur sur le point d’écraser son
adversaire. Le centre de Paris se transforme en un champ de bataille : « Les cris, les
bousculades, les grenades qui éclataient, les coups de feu » (MM 118). Les manifestants
commencent à avoir peur, parce qu’ils ne s’attendaient pas à une réaction si dure de la part de
la police. Il n’y a pas de temps pour organiser une défense, la panique s’empare des
manifestants. Ce qui suit est une répression impitoyable des C.R.S., qui répondent à la
manifestation comme s’il s’agissait d’un danger d’intérêt vital, tout geste violent est autorisé :
40
Un policier jeta une femme à terre en la rouant de coups de galoche ; il lui assena une
volée de gifles et s’éloigna. Un autre frappait de toutes ses forces le ventre d’un jeune
garçon avec son bidule, si fort que le bois se rompit. Il continuait en se servant du
morceau le plus acéré. (MM 31)
Ce « spectacle » donne au lecteur un sentiment d’absurdité et de révolte, parce qu’il n’y a
aucune raison de frapper les gens qui n’ont rien d’autre que leurs mains pour se défendre et
qui se sentent envahis par « une peur atroce » (MM 31). Nous revenons plus tard sur le rôle
de la police dans le récit, mais ce qui est surtout important ici, c’est la notion du droit du plus
fort que les Français s’arrogent par rapport aux Algériens. Malgré le fait que ces derniers sont
beaucoup plus nombreux pendant la manifestation, ils ne peuvent rien faire contre la grande
« puissance », qui les réprime, comme cela se passait également en Algérie. C’est avec une
grande violence physique que les gens sont blessés, maltraités et tués: « On m’a parlé
d’Algériens empalés sur les grilles du métro aérien, de viols dans les commissariats (…) Pas
un seul n’était mort par balle. Le diagnostic était identique pour tous : matraquage » (M 86,
97).
Après les deux premiers chapitres, l’écrivain n’a plus choisi pour perspective celle des
Algériens et par conséquent nous ne pouvons pas exactement voir l’effet de l’événement sur
ces immigrés. Pourtant, d’après le texte, nous pouvons conclure que la manifestation du 17
octobre 1961 a résulté en un renforcement du sentiment d’injustice, de mépris et de honte
dans cette population, non seulement à cause de la violence disproportionnée, mais également
par le manque de respect des policiers, qui ont jeté des corps dans la Seine, empêchant les
familles de revoir leurs êtres chers. Meurtres pour mémoire montre aussi que vingt ans après
le 17 octobre 1961, la société française n’a pas changé. Ainsi, un chauffeur de taxi essaie de
démarrer une conversation avec l’Inspecteur Cadin « sur les tares de conduite comparées des
Arabes et des Africains. Désespéré par mon silence il essaya de nouer un contact antisémite
sans plus de succès » (MM 88). Les Français et les Algériens vivent toujours les uns à côté
des autres et de nombreux préjugés existent encore ou se sont peut-être même renforcés.
Après avoir observé les immigrés à travers Meurtres pour mémoire, nous les abordons
maintenant dans Le gone du Chaâba. Ce roman se déroule à la fin des années 60,
principalement dans le bidonville, puis en banlieue. Nous verrons comment les Algériens
perçoivent la France de cette époque. Il faut tenir compte du fait que le récit est raconté par un
petit garçon, ce qui permet à l’auteur une description « naïve » de la société française, mais
nous éclaire sur l’école.
41
L’auteur amène le lecteur dans le bidonville en le décrivant de son état de
l’« épanouissement » jusqu’à sa fermeture. En effet, on entre dans l’histoire lorsque le Chaâba
est très peuplé. Ce bidonville se trouve près du Rhône, vers le remblai. Pour arriver à l’école,
Azouz et les autres gones doivent marcher assez longtemps. On évoque d’abord un petit
chemin qui donne sur des chalets, où « les véhicules (…) roulent à faible vitesse à cause des
trous » (GC 118), puis une avenue, ensuite un boulevard. Finalement il faut traverser un pont.
Le Chaâba est donc bien éloigné de la ville. Par ailleurs, le bidonville est « cerné » par les
prostituées, ce qui rend le quartier assez louche, mais une preuve de plus de sa marginalité
géographique.
Les conditions de vie des habitants du bidonville sont pénibles. Autour de la maison
de béton d’origine où Azouz vit avec sa famille, il y a beaucoup d’autres baraques, plantées
dans une « géométrie désordonnée »90, car « Des baraques ont poussé côté jardin, en face de
la maison. La grande allée centrale, à moitié cimentée (…) sépare à présent deux
gigantesques tas de tôles et de planches » (GC 11). La plupart des maisons ne sont pas solides
et peuvent s’écrouler à tout moment. La précarité du lieu est relevée quand tout le monde, à
l’exception de la famille d’Azouz, a quitté le Chaâba, il ne reste plus qu’ « un remblai de
matériaux de construction pour bidonville » (GC 143). Ce sont les habitants qui donnent
l’âme au bidonville, ils le font vivre. Et pourtant, la vie y est difficile, entre autres à cause de
l’absence d’électricité et d’eau courante. Les hommes essaient d’améliorer la vie peu à peu.
Ainsi, le bidonville a son « installation sanitaire », qui consiste en une cuve entourée par un
abri en planches. De plus, il y a une pompe manuelle qui tire de l’eau potable du Rhône. On
vit dans des baraques collées les unes aux autres, ce qui provoque rapidement des irritations.
Les femmes se disputent parfois pendant la journée, faute d’une meilleure occupation. Un
prétexte évoqué dans le roman est la trop longue utilisation du puits par une des femmes
tandis que sa voisine attend. Cela provoque une bagarre. Les femmes sont toute la journée au
Chaâba à la maison, « scellées aux tôles ondulées et aux planches du bidonville. Pour le
nettoyage de la cour, du jardin, des WC, le tour de rôle est peu respecté. Les nerfs flanchent
facilement » (GC 10). Malgré ces disputes, rien ne change, on continue à vivre sa vie
ensemble, la haine ne dure que quelques heures. Après tout, les habitants se trouvent dans la
même situation misérable et il vaut donc mieux s’entraider pour supporter la vie.
90
BEGAG, A. Le gone du Chaâba. Paris, Point, 2005 (Première édition : 1986), p.11. Dans ce qui suit, les
références seront indiquées par le sigle GC suivi du folio.
42
Pour revenir à la création du bidonville, Le gone du Chaâba apprend au lecteur qu’il y
a eu des Français qui y ont vécu avant. Ainsi, l’ancien propriétaire de la maison où Azouz
habite est un Français. De plus, au cours du récit, il y a toujours deux Français qui vivent au
Chaâba, M. Gu et sa femme, nommée « La Louise ». Ils ne vivent pas dans un taudis, mais
dans une « maisonnette en béton, du côté du boulevard » (GC 39) avec un jardin dans lequel
ils gardent des animaux. Comparé aux baraques des immigrés, le logement de ces deux
Français ressemble à un « château » (GC 42).
A l’écart du reste de la France, le Chaâba représente l’Algérie à l’intérieur de la Métropole,
c’est-à-dire qu’il reflète ses traditions et ses coutumes. D’abord, cela se remarque par le grand
nombre de mots en arabe, car c’est évidemment la langue utilisée dans le bidonville. Les
enfants, qui apprennent le français à l’école, parlent aussi cette langue, ou plutôt un mélange
des deux. Dans le récit, on trouve de nombreux mots, indiqués par l’auteur comme « des mots
bouzidiens91 ; parler des natifs de Sétif » (GC 235), par exemple « Abboué » (père),
« Emma » (maman) et « Hallouf » (cochon). Ce dernier mot est d’ailleurs également employé
par La Louise, influencée par les autres habitants du Chaâba. La religion est aussi très
importante, ainsi le mot « Allah » est nommé à plusieurs reprises. Cela n’a pas toujours une
signification strictement religieuse – ces mots sont souvent employés par habitude –, mais
montre bien à quel point la religion est imprégnée dans la vie des Algériens du Chaâba. En
effet, le bidonville est un endroit à l’intérieur d’une culture d’un autre pays où on peut
continuer à pratiquer l’islam et conserver ses traditions. Lorsque Azouz et sa famille se
retrouvent seule au Chaâba, sa mère dit à La Louise que les autres Algériens vont revenir :
« Dans quel autre Chaâba les hommes vont-ils pouvoir prier dans les champs ou dans le
jardin sans paraître ridicules ? Dans quel autre endroit vont-ils fêter l’Aïd ? Et pour les
circoncisions, comment vont-ils faire ? Et pour égorger leurs moutons ? » (GC 142). La
Louise lui répond : « Oui, ici vous êtes chez vous. Jamais vous retrouverez d’endroit comme
celui-là » (GC 142). Le Chaâba est la « petite Algérie » qui donne la « liberté » d’y pratiquer
les coutumes algériennes, la possibilité de continuer à vivre comme en Algérie. La culture
arabe revient régulièrement, avec des références par exemple au mauvais œil et aux djoun92.
Comme le Chaâba ne compte presque que des familles algériennes – à l’exception de
La Louise et de son mari –, la solidarité et l’hospitalité y sont très grandes. Ainsi, Bouzid, le
91
Bouzid est le père d’Azouz.
Dans les croyances arabes, les « djoun » – ou les « djinn » en arabe coranique – sont de bons génies ou
démons situés entre les anges et les êtres humains.
92
43
chef du bidonville, regarde l’amoncellement de huttes qu’il a laissées s’ériger là. Il semble
que le Chaâba devient surpeuplé, mais il se dit : « Comment refuser l’hospitalité à tous ces
proches d’El-Ouricia qui ont fui la misère algérienne ? » (GC 12). En effet, on se rassemble
dans les bidonvilles par le lieu d’origine en Algérie. C’est pourquoi on trouve entre autres le
frère de Bouzid dans la baraque à côté d’Azouz et encore d’autres familles d’El-Ouricia. A
part le logement, la solidarité se reflète aussi par l’entraide. Ainsi, Bouzid a trouvé un travail
pour son frère dans la même entreprise que lui. Les femmes partagent le repas avec d’autres et
Zohra, la sœur d’Azouz, passe par toutes les baraques pour traduire en arabe les résultats des
enfants à l’école. Même quand la famille d’Azouz part en dernier du Chaâba, il y a un Arabe
d’El-Ouricia qui revient pour les aider à déménager. Un autre avantage de ce rassemblement
d’Algériens en un seul endroit est la possibilité de partager ses expériences, son passé. Après
une journée de travail, les hommes discutent avec nostalgie au milieu du Chaâba sur la vie en
Algérie et cela continue le soir dans les baraques, où « les postes de radio murmurent de la
musique arabe à des nostalgiques tardifs » (GC 63). La solidarité est d’autant plus
compréhensible que les Algériens constituent une minorité en France. C’est sur cet aspect que
la mère de Nasser, camarade de classe d’Azouz, se fonde lorsqu’elle lui demande d’aider son
fils pendant les compositions, en d’autres mots de tricher, car : « Nous sommes tous des
Arabes, non ? » (GC 74).
La pauvreté est le dernier aspect du Chaâba que nous voulons traiter. En effet, elle est
une des raisons pour lesquelles Bouzid a quitté l’Algérie, comme le dit la mère d’Azouz :
« On avait moins qu’ici, là-bas [à El-Ouricia]. Qu’est-ce que tu crois ? Que ton père est venu
là pour son plaisir ? » (GC 137). Bien que la situation dans le bidonville soit meilleure qu’en
Algérie, elle est toujours épouvantable. Azouz raconte à l’effervescence lorsque le camion de
poubelles arrive, décrit comme « majestueux, plein aux as, débordant de trésors de tous
côtés » (GC 36). Cette image « idyllique » de ce qui est en fait un tas de saletés fait fortement
penser à une situation à laquelle nous nous attendons uniquement dans le Tiers Monde. Les
enfants y fouillent pour trouver des « trésors », notamment de la nourriture, mais aussi des
chaussures ou des jouets. En effet, les enfants se contentent de jouer avec ce qu’ils trouvent au
Chaâba, dans la nature, avec de la boue. Mais ils ont aussi fait une cabane dans le creux d’un
chêne, pêchent avec des branches et chassent avec des flèches en bois.
Bien que la plupart du roman se déroule dans un bidonville, une partie non-négligeable a pour
arrière-plan la banlieue. En effet, lorsque la première famille quitte le Chaâba à cause d’une
grande dispute, la communauté est brisée et tout le monde commence à rêver du « Départ ».
44
Une meilleure vie dans un logement avec tout le confort s’annonce. Le père d’Azouz, chef du
Chaâba, est pourtant très attaché à cet endroit et même si tout le monde s’en est allé, il veut
rester avec sa famille dans le bidonville. Il ne comprend pas pourquoi les gens ont fui son
paradis. Après avoir répété à plusieurs reprises qu’ils veulent partir, Azouz, son frère et ses
sœurs voient la réalisation de leur rêve lorsque le frère de Bouzid revient au Chaâba avec une
offre de logement dans la banlieue. Quand la famille déménage, le lecteur sent la joie
d’Azouz, qui s’attend à une amélioration des conditions de vie. Même s’ils n’habitent pas
dans un des meilleurs appartements, ils sont contents d’avoir du confort. Pourtant, il y a aussi
des inconvénients. Contrairement au Chaâba, la banlieue est vaste, avec de grands bâtiments
mal isolés. Azouz se dit avec nostalgie : « J’aurais préféré habiter près de chez eux [ses
cousins], continuer à vivre comme au Chaâba. Ici, les temps vont être difficiles pour nous »
(GC 171). En effet, il ne se trouve plus dans son « village algérien » avec ses amis, mais est
immergé dans une banlieue à côté d’une métropole, où les habitants sont aussi bien des
Français que des immigrés. Finalement, malgré la difficulté de vivre dans la banlieue – les
dépenses augmentent –, le déménagement est quand même considéré comme une ascension
sociale. Au fur et à mesure, Azouz arrive à s’habituer à sa nouvelle habitation et à se faire des
amis. Les Algériens cherchent des compatriotes dans leur nouvel environnement et la question
importante reste : « Tu es d’où, en Algérie ? » (GC 180). C’est ce qui les rapproche. Une
différence entre le bidonville et la banlieue se remarque par le langage utilisé. Ainsi, les
nouveaux amis d’Azouz emploient des mots qu’il ne connaît pas, un argot propre à la
banlieue, comme « Qu’est-ce que tu branles ? » et « on va t’accompagner, comme ça tu
montreras où tu crèches » (GC 178). C’est un autre environnement.
Après avoir insisté sur la situation géographique du protagoniste, nous abordons maintenant la
perception de l’école dans Le gone du Chaâba. Sur la quatrième de couverture du roman,
l’école est décrite comme : « Là, de nouveaux horizons apparaissent : un monde de
connaissances, de rêves et d’espoirs ». La fonction de l’école devient tout de suite claire : elle
est le meilleur moyen d’accéder à la société française. Pour les enfants du Chaâba, cette
institution représente la France, car c’est surtout par elle qu’ils sont en contact avec la société
française. Bouzid est le seul parent qui comprend l’importance de l’école et encourage
vraiment son enfant à bien travailler : « Si tu travailles à l’école, c’est pour toi et pas pour
moi. C’est ta vie que tu prépares » (GC 110). D’autres parents insistent surtout sur le besoin
de gagner de l’argent en faisant travailler leurs enfants au marché les jours où il n’y a pas
d’école.
45
Le protagoniste de Le gone du Chaâba se fixe au cours du roman un objectif : « Je
veux être dans les premières places du classement, comme les Français (…) Je veux prouver
que je suis capable d’être comme eux. Même si j’habite au Chaâba » (GC 58). En obtenant de
bonnes notes, l’école peut lui donner la possibilité d’être comme les Français. Il est essentiel
ici de comprendre que « Français » veut dire « savant » pour Azouz, car ce sont toujours les
Français qui sont en tête du classement. Ainsi, à la fin du roman, lorsqu’il reçoit la meilleure
note de la classe, il se dit « J’étais enfin intelligent ! » (GC 216) et à la maison on le considère
comme un savant. Une des manières par lesquelles Azouz croit s’approcher des Français,
c’est en appliquant les leçons de morale. En effet, lorsqu’il est en CM1, le maître donne
chaque jour des leçons de morale sur des sujets comme l’hygiène et la politesse. Ce sont ces
normes qu’Azouz considère comme bonnes et justes, alors qu’elles ne correspondent pas aux
habitudes au Chaâba. Les standards français sont valorisés par Azouz, car c’est dans la société
française, culture dominante, qu’il souhaite être accepté. Ainsi, pendant la leçon de morale sur
l’hygiène, il se rend compte que « au Chaâba nous étions de très mauvais praticiens » (GC
96). Les normes au bidonville ne correspondent pas à celles apprises à l’école et Azouz
conclut que « Entre ce qu’il raconte et ce que je fais dans la rue, il peut couler un oued93 tout
entier ! Je suis indigne de la bonne morale » (GC 57). Pendant son année scolaire il se
demande à plusieurs reprises si ses actes sont conformes à la morale. Par exemple, lorsqu’il
vend des fleurs au marché et qu’il rencontre son maître, il devient rouge de honte :
Est-ce que c’est bien, pour la morale, d’aller vendre sur le marché des fleurs qu’on a
seulement cueillies dans la forêt ? Non. Quand on est bien élevé, on ne fait pas des
choses comme celle-là. D’ailleurs, au marché, il n’y a pas de petits Français qui
vendent des lilas, seulement nous, les Arabes du Chaâba. (GC 72)
Le fait que les enfants français ne vendent pas de fleurs est pour Azouz un signe que ce n’est
pas une bonne chose à faire. Il a honte et n’ose pas regarder le maître le lendemain.
Au début du roman, Azouz estime qu’il faut être comme les Français pour être accepté
par eux. Il se rend compte que « arabe » a une connotation péjorative en France et c’est
pourquoi il essaie de cacher ses origines. Il est important de noter ici qu’Azouz sent le besoin
de se défendre quand on lui demande s’il est arabe. Ainsi, après une mauvaise expérience
avec une professeure en CM2, qui se moque des origines d’Azouz, il a peur quand son
professeur en sixième lui demande s’il est arabe : « J’ai envie de lui dire : « Je ne suis pas
celui que vous croyez, mon bon monsieur » » (GC 201).
93
« Oued » signifie rivière en arabe.
46
Alors que le protagoniste fait de son mieux pour ressembler aux Français, ses
camarades de classe arabes insistent justement sur l’injustice qui leur est faite. Selon eux, les
Français sont des racistes qui ne les traitent pas de la même manière que leurs compatriotes.
Ainsi, ils croient qu’ils sont toujours les derniers de la classe à cause de leur origine. En fait,
la raison est plutôt liée au fait qu’ils ne parlent pas le français à la maison et que la famille ne
les encourage pas à travailler à l’école. C’est le problème d’Hacène, cousin d’Azouz, qui veut
réviser mais n’y arrive pas à cause des bruits à la maison et qui est en plus confronté à
l’incompréhension de ses parents : « Tu commences à nous crisper, toi, avec tes papiers au
milieu de la maison (…) Allez vous amuser dehors avec vos cahiers » (GC 79).
Nous finissons ce paragraphe par la perception de la France par les immigrés de première
génération dans Le gone du Chaâba. Bien que le récit tourne essentiellement autour du petit
Azouz, les sentiments et les idées de ses parents et des autres parents algériens envers les
Français et la France sont souvent exprimés. On apprend que le père d’Azouz travaillait en
Algérie pour un pied noir, ce qui n’était pas une très bonne expérience : « mon père dit que les
« binoirs » [pied noirs] n’aiment pas les Arabes (…) Il paraît qu’ils disent toujours aux
Algériens du chantier : Vous avez voulu votre indépendance et maintenant vous venez
travailler ici ! » (GC 203). Après que la police ait découvert l’endroit où le frère de Bouzid
égorge illégalement des moutons, la situation semble s’aggraver. Un habitant du Chaâba dit :
C’est une honte pour nous tous, Bouzid (…) Regarde, moi, en rentrant du travail, sur
le chemin, la police m’a arrêté : contrôle de papiers. J’ai donné ma carte. Ils ont ri de
moi, m’ont traité de bikou [bicot]. Tous les jours, ça va être comme ça, maintenant.
(GC 130).
Il faut noter la différence entre la première et la deuxième génération d’immigrés, car Le gone
du Chaâba montre la fracture qui s’établit au fur et à mesure entre Azouz et ses parents. Son
père travaille dur pour pouvoir donner un bon avenir à ses enfants, car il dit : « je ne veux pas
que vous soyez ce que je suis, un pauvre travailleur » (GC 21). Les enfants fréquentent l’école
et apprennent à lire et à écrire, alors que leurs parents sont souvent analphabètes. Les enfants
écoutent le hit-parade français, tandis que leurs pères collent leurs oreilles contre la radio pour
entendre de la musique arabe. Pour les femmes qui ont rejoint leur mari en France, il est très
difficile de s’intégrer en France. Elles restent toute la journée au Chaâba avec les autres
Algériennes et continuent ainsi à vivre dans leur petite Algérie. Lorsque la famille d’Azouz
déménage dans la banlieue, sa mère garde ses habitudes et porte les mêmes vêtements : « Ma
47
mère n’a pas réalisé que nous ne sommes plus chez nous, au Chaâba. Elle se tient là, à l’aise
dans son binouar au beau milieu de la rue » (GC 170). Si c’était encore normal de porter un
binouar au Chaâba, dans la banlieue cela n’est pas bien vu. Les femmes essaient aussi de
trouver d’autres familles algériennes dans la banlieue, car « c’est pas bien de vivre seul » (GC
169). Elles se définissent donc uniquement par leur origine algérienne et ne se sentent pas du
tout françaises, alors que la deuxième génération ne connaît que la France et la considère
aussi plus ou moins comme son pays, même si elle se trouve un peu à l’écart de cette société.
Il faut quand même remarquer que dans le récit, une femme algérienne est en contraste
avec la mère d’Azouz, elle incarne l’intégration des Algériens en France, à savoir la tante
Zidouma. Déjà au Chaâba, elle avait contredit son beau-frère, chose remarquable qui ne se
produit guère dans la culture maghrébine. Dans la banlieue, contrairement à la mère d’Azouz,
elle porte des vêtements plus ou moins français : « Zidouma, elle, arbore une jupe plissée
dernier cri, des talons aiguilles. Si sa rondeur n’avait pas été si prononcée, on aurait pu la
confondre avec une autochtone… » (GC 170).
3.2 Les Français de souche
Après avoir vu la réalité de la France vécue par les Algériens dans Meurtres pour mémoire et
Le gone du Chaâba, nous présentons dans ce paragraphe les Français et analysons leur vision
sur leur société à partager avec des immigrés. Il s’agit plus précisément de la perception de
l’histoire de la France, parce que le passé influence le présent. Les mots-clés sont ici
l’ignorance et le désir d’oublier.
Comme la Guerre d’Algérie est liée à la manifestation, il faut d’abord bien déterminer
comment elle est perçue par les citoyens français. Nous avons vu dans Meurtres pour
mémoire que la majorité des Français ne se sentaient pas concernés par la Guerre d’Algérie et
que ce département était un endroit lointain qui ne les intéressait guère. En France, ils étaient
« confrontés » à des immigrés algériens, mais ces derniers vivaient plus ou moins en dehors
de la société dans les bidonvilles. A part éventuellement le travail, il n’y avait pas beaucoup
de contacts entre les deux populations. Le 17 octobre 1961, Paris appartient pour une soirée
aux Algériens. L’auteur indique que « La guerre qui pour la grande majorité des Français
avait la seule réalité d’une suite de communiqués, tour à tour euphoriques ou creux, cette
guerre prenait corps au centre de Paris » (MM 28). En effet, la guerre était là en arrière-plan,
mais on l’oubliait facilement après avoir éteint la télévision ou posé le journal. Le citoyen
français ne pouvait pas voir lui-même ce qui se passait en Algérie, il devait regarder les
48
informations ou lire le journal pour le savoir. A l’époque, les médias étaient donc les seules
sources disponibles au Français moyen pour se faire une idée des colonies, en particulier sur
ce qui se passait en Algérie. Comme la télévision était encore sous l’influence du
gouvernement, il est probable, voire certain, que ces informations n’étaient pas objectives.
Ainsi, un réalisateur belge dit : « La télévision belge a su se dégager du pouvoir politique bien
avant ses homologues françaises…Personne ne fait pression sur les journalistes pour les
contraindre à retirer un sujet » (MM 104). Cela veut donc dire qu’en France, les journalistes
ont été limités dans leur travail qui consiste à rapporter la vérité et la conséquence est que le
lendemain, la manifestation n’a pas été une grande nouvelle dans les journaux : « Le
lendemain (…) les journaux titraient sur la grève de la S.N.C.F. et de la R.A.T.P. (…) Seul
Paris Jour consacrait l’ensemble de sa « Une » aux événements de la nuit précédente » (MM
38). Nous pouvons conclure que les médias n’ont pas donné une image objective de ce qui se
passait en Algérie et qu’on a même essayé de dissimuler les événements en France.
L’incompréhension des Français par rapport à la manifestation algérienne est donc le résultat
d’un manque d’une connaissance de la situation algérienne.
A cet effet, il faut voir la réaction de la plupart des citoyens français pendant la
manifestation. Pendant son déroulement, le concierge d’un immeuble dit à Roger Thiraud :
- C’est un comble ! Ils se croient à Alger… J’espère que l’armée va rappliquer pour
me virer tous ces fellouzes94.
- Ils n’ont pas l’air aussi terrible que cela. Il y a même des femmes et des enfants.
- On voit bien que vous ne regardez pas les informations, monsieur le Professeur.
Leurs méthodes, c’est le pillage et les massacres. Leurs mousmées et leurs gosses, ils
s’en servent pour poser les bombes. Alors, si vous voulez mon avis, pas de quartier.
(MM 28).
Le concierge juge par ce qu’il a lu et entendu et ce ne sont que des préjugés, à savoir que les
femmes se marient tôt – mousmées95 – et qu’elles ont beaucoup d’enfants. Pour lui, cette
manifestation est une attaque du F.L.N contre la France. Une grande partie des Français, à
l’exception certains comme Roger Thiraud, sont convaincus de la volonté des Algériens
d’utiliser la violence pour arriver à leurs fins. De même que le concierge, un autre passant n’a
pas non plus de pitié vis-à-vis des manifestants : « si vous croyez qu’ils ont pitié des nôtres làbas [en Algérie]. Et d’abord ce sont eux qui ont tiré les premiers » (MM 34). Remarquons
que le passant n’a même pas vu le début de la manifestation, il ne sait donc pas qui a tiré le
94
95
Terme employé pour un soldat du F.L.N.
Mousmée, mot emprunté du japonais musume, signifie « jeune fille ».
49
premier, mais il suppose tout de suite que ce sont les Algériens. Son point de vue montre la
puissance des préjugés : les Algériens manifestent leur indépendance, ils tuent des Français en
Algérie, ce sont donc certainement eux aussi qui ont commencé à utiliser des armes à feu. Les
citoyens français moyens à l’époque sont ignorants et jugent sans connaître la vérité.
Le sentiment des citoyens français d’être solidaires avec les C.R.S. domine, car c’est
l’Algérie et les Algériens qui veulent être indépendants de la France et des Français et cela se
reflète dans la manifestation. A cause de la violence des C.R.S., les musulmans essaient de
fuir, de se cacher derrière des voitures ou dans de petites rues. C’est le chaos complet avec des
« corps tombés aux terrasses de cafés parmi les tables renversées, les verres brisés, les
vêtements maculés de sang » (MM 31). Les citoyens français réagissent en aidant la police :
« De nombreux passants prêtaient main-forte aux C.R.S. et leur désignaient les porches, les
recoins où se cachaient des hommes, des femmes rendus stupides par l’horreur » (MM 32).
Ce ne sont pas uniquement les policiers qui sont actifs dans cette manifestation, les passants
aussi. Ils réagissent dans un réflexe de défense de leur propre territoire, de leur pays contre les
« intrus ». Les Algériens ont beau être issus à l’époque d’un département français, les
relations entre les deux peuples sont tendues et les « immigrés » ne sont pas perçus de la
même manière que les Français. Le 18 octobre 1961 une équipe de secours envoyée par la
Préfecture de Police recherche les blessés et les cadavres sur les boulevards. Cette scène est
décrite comme s’il s’agissait du lendemain d’un champ de bataille : « il ne restait plus (…)
que des milliers de chaussures, d’objets, de débris divers qui témoignaient de la violence des
affrontements. Le silence s’était établi, enfin » (MM 37). L’équipe fait le bilan des morts et
des blessés et mentionne qu’il s’agit du « quinzième de crevé » dans le coin lorsqu’ils
retournent le corps de Roger Thiraud : « Oh merde, c’est pas un bicot ! On dirait un Français.
Le chef d’équipe était bien embarrassé par sa découverte » (MM 28). Le mot « bicot », terme
à caractère raciste qui désigne un Arabe, montre les sentiments de la police. Ensuite, le chef
d’équipe est bien embarrassé par la découverte du corps français, car ce n’était pas le but,
alors que pour tous les autres on ne fait que les inscrire sur une liste. Il risque d’y avoir plus
de réactions avec la mort d’un Français, un Français mort pèse plus qu’un Algérien. Nous
avons déjà indiqué que jusqu’à nos jours, le vrai nombre de morts reste inconnu à cause de la
disparition des dossiers et des documents secrets. Or, Roger Thiraud a été le quinzième mort
qu’on a trouvé, alors que quelques lignes plus loin nous trouvons le bilan officiel : « Vers
midi, la Préfecture communiqua son bilan et annonçait 3 morts (dont un européen) 64 blessés
et 11 538 arrestations » (MM 38). Didier Daeninckx relève les fausses déclarations
concernant le nombre des morts pendant la manifestation. Evidemment, la littérature reste
50
fiction, comme le montre la mort de Roger Thiraud mentionnée dans le bilan, mais elle reflète
la société, elle révèle des faits jusqu’alors inconnus et essaie de faire comprendre l’histoire.
Un des faits marquants dans le roman est la grande violence que la police utilise. Dans
Meurtres pour mémoire, nous trouvons des indices qui peuvent nous aider à une éventuelle
compréhension des actes ou au moins une explication des causes de la violence de la police,
en nous appuyant sur l’observation de la relation entre la France et l’Algérie.
Regardons d’abord la réaction de la police pendant la manifestation à travers certains
ordres, puis à travers son comportement. Le premier constat qui ressort est que malgré
l’aspect pacifique de la manifestation, les consignes données ont été particulièrement dures.
Ainsi, la radio du car de liaison commandait : « N’hésitez pas à vous servir de vos armes si la
situation l’exige. Chaque homme est fondé à juger, en cas d’engagement physique, du moyen
de riposte approprié » (MM 29). Ici on pourrait encore croire qu’il n’y a pas forcément besoin
d’une intervention acharnée, mais on laisse beaucoup de liberté aux policiers. Une liberté dont
ils vont abuser : « Le règlement prévoyait qu’un quart seulement des hommes de la
Compagnie disposerait de leurs armes au début d’un engagement. Il était temporairement
suspendu » (MM 29). On comprend alors qu’il ne s’agissait pas d’un engagement normal pour
la police. En effet, un grand affrontement est programmé, une confrontation marquée
d’avance par la violence. Les C.R.S. ont carte blanche pour agir brutalement contre les
manifestants, la situation dégénère complètement. Il semble que les policiers ont perdu le
contrôle d’eux-mêmes : « Un capitaine mettait toute son énergie à retenir ses hommes qui, au
comble de l’excitation, ne cessaient de frapper les prisonniers » (MM 107). L’excitation
mène alors à une violence excessive. Ils se transforment en « robot écumant » (MM 31),
comme le dit Kaïra. La question est de savoir pourquoi la police parisienne a réagi d’une telle
manière contre les manifestants. En d’autres mots, la question est de comprendre d’où vient
cette haine contre les Algériens cristallisée ce 17 octobre 1961.
La raison primordiale semble être la Guerre d’Algérie. Un bon nombre de C.R.S.
avaient servi en Algérie et c’est là que ce sentiment de haine s’est développé. Dans Meurtres
pour mémoire, un chauffeur de C.R.S. avait commandé un D.O.P.96 en Algérie, c’est-à-dire un
détachement de quinze ou vingt soldats qui étaient chargés de contrôler un petit secteur
géographique, en liant des contacts avec les indigènes. Or, peu à peu, leur mission s’est
bornée à démanteler les réseaux d’aide aux maquisards, par tous les moyens (MM 94). Il est
96
Dispositif Opérationnel de Protection.
51
compréhensible que de telles missions aient provoqué un sentiment de haine, car pendant les
opérations, des Français ont été tués, des camarades des C.R.S. Il semble que les policiers
appliquent pendant la manifestation la loi du talion. La Guerre d’Algérie a été une expérience
horrible et douloureuse et les plaies sont toujours ouvertes. Pierre Cadez, la personne qui a tué
Roger Thiraud sur ordre, explique pourquoi il n’a pas eu de problèmes de conscience :
Parce que vous pensez que l’OAS avait des problèmes de conscience quand elle a fait
sauter la gueule d’une douzaine de mes meilleurs copains en truffant leur salle de
réunion avec trente kilos de plastic ? (…) Vous avez déjà entendu les cris de mômes de
cinq ans rendus aveugles, dans le seul but d’instaurer la terreur ? En ce temps-là
j’évitais de me poser la moindre question pour ne pas devenir dix fois plus enragé.
(MM 154, 155).
La violence brutale du 17 octobre 1961 s’explique donc surtout par les souvenirs de la Guerre
d’Algérie, la mort de camarades et les actions injustes de l’OAS tuant des citoyens innocents
français. Il faut cependant souligner que la plus grande responsabilité incombe au Préfet de
Police, parce que ses ordres autorisaient les C.R.S. à se comporter d’une telle façon. Sa
décision avait été sans doute prise parce que que dans les mois précédant la manifestation, la
police a été menacée par l’OAS et par le F.L.N.
Finalement, nous voulons insister sur le désir des Français d’oublier leur propre histoire
coloniale. Comme nous l’avons vu, la majorité des Français ne considère pas la Guerre
d’Algérie comme un événement qui appartient à leur propre histoire. Une des raisons réside
dans le fait que cette guerre ne s’est pas déroulée dans la Métropole, mais à distance. Nous
avons déjà évoqué la responsabilité des médias à construire et à renforcer des préjugés sur
l’Algérie et ses habitants et plus généralement sur l’histoire coloniale. Rappelons que le récit
de Meurtres pour mémoire se déroule en 1961 et en 1981, on parlait toujours officiellement
des « événements d’Algérie » au lieu de la « Guerre d’Algérie ».
Dans Meurtres pour mémoire, l’auteur insiste sur la difficulté que la France rencontre
à propos de la manifestation algérienne. En effet, à travers l’Inspecteur Cadin, qui souhaite en
savoir plus sur la manifestation afin de comprendre la mort de Roger Thiraud, nous voyons
qu’il rencontre énormément de problèmes et de difficultés pour avoir accès à des dossiers et
pour obtenir des informations des témoins. Ainsi, il décide tout d’abord d’aller voir un ancien
collègue qui travaille dans le département des « Identifications » des « Renseignements
Généraux » pour consulter le fichier de la mort de Roger Thiraud. Cadin remarque que le
dossier est incomplet et qu’il n’y figure pratiquement pas d’informations sur la manifestation :
52
« il s’agit d’une histoire importante. Un Oradour en plein Paris ; personne n’en sait rien ! Il
doit bien exister des traces d’un pareil massacre… » (MM 81). Un des employés du
département vient alors pour commenter le dossier, mais il est clair que cette personne est mal
à l’aise. Lorsque Cadin pose plus de questions, il répond : « Laisse tout ça tranquille. Tu es le
premier à remuer ces questions depuis vingt ans (…) Les gouvernements n’ont aucun intérêt à
voir resurgir certains fantômes » (MM 81, 82). L’employé recommande de ne pas se mêler de
l’histoire, parce que certaines personnes importantes en 1961 étaient toujours en poste au
début des années 80. Evidemment, l’évocation des faits du 17 octobre 1961 nuirait à leur
image et pourrait avoir de graves conséquences. C’est ainsi que l’employé conclut : « Les
gens actuellement au pouvoir en France ont condamné l’action de la police, à l’époque. Dans
leur grande majorité (…) L’heure est à l’oubli, sinon au pardon » (MM 82). Fait
remarquable : on parle d’abord d’oublier ce qui s’est passé pendant la manifestation, ensuite
de pardonner la police, alors qu’elle ne s’est jamais excusée. Le gouvernement français a pu
condamner les actions à l’époque, mais cela ne comprend pas une véritable reconnaissance de
l’événement. L’oubli est préférable à la confrontation avec son passé. A la suite d’une enquête
sur les morts de la manifestation, le résultat par la commission a été « Classé sans suite ».
L’employé explique qu’il était établi dans les conclusions du rapport « que la police
parisienne avait répondu à sa mission, en protégeant la capitale d’une émeute déclenchée par
une organisation terroriste. Très peu de choses ont été rendues publiques » (MM 83). Nous
pouvons conclure que la difficulté d’accès aux dossiers doit surtout se comprendre dans le
sens où il s’agissait de ne pas nuire à son propre pays et de soutenir sa force policière afin
d’éviter de nouvelles manifestations, ou, comme on l’a marqué dans les dossiers, « des
émeutes F.L.N. ». Il n’était pourtant pas question d’« émeutes », mais d’une manifestation
pacifique où la violence n’est venue que de la part des C.R.S. Pourtant, cette déclaration
justifie les actes de la police. L’Etat voulait à tout prix éviter sa déstabilisation et remettre
l’affaire d’octobre 1961 sur la place publique aurait pu produire cet effet.
Une deuxième personne dans le roman qui insiste sur l’oubli de la manifestation du 17
octobre 1961 est un photographe qui était sur place. Comme plusieurs autres Français, il
répond à l’Inspecteur Cadin : « ça vous avancera à quoi de remuer le passé ? » (MM 92).
Personne, à l’exception de l’Inspecteur, ne veut se lancer dans la compréhension des
souvenirs douloureux et peu glorieux pour la France.
Dans Meurtres pour mémoire, Didier Daeninckx montre qu’il ne veut pas oublier le
passé. La morale du roman est la citation qui figure au début : « en oubliant le passé, on se
condamne à le revivre » (MM 7). Claudine, la veuve de Bernard Thiraud, qui fait un travail
53
sur la zone parisienne – c’est-à-dire la banlieue actuelle – au début du XXe siècle, explique la
situation des immigrés au cours du XXe siècle : « des milliers de personnes se sont installées
sur cette zone (…) c’était interdit, mais quelques fois les lois cèdent le pas aux réalités ; la
crise du logement et les prix des loyers » (MM 132). Claudine évoque en effet la
problématique du logement en France, à laquelle les immigrés algériens se voyaient
également confrontés. Puis, elle développe l’évolution durant quelques décennies et conclut
par :
Rien n’a vraiment changé. Les brebis galeuses sont maintenant ceux qui logent dans
les grands ensembles, en lointaine banlieue (…) Ça continue avec l’utilisation actuelle
du thème de l’insécurité. On tente d’assimiler les couches les plus durement frappées
par la crise, à des groupes présentant des dangers pour le reste de la société (…) les
victimes sont transformées en épouvantails. (MM 133, 134).
A travers notre dernier roman, ces propos prendront toute leur lumière. A cause des médias,
les citoyens se créent une certaine image des gens de la banlieue, ils croient que la criminalité
y est très élevée. Or, elle correspond à celle de Paris, mais « Certains avaient intérêt à donner
une image négative du peuple de la zone » (MM 134). Daeninckx souligne le rôle des
politiciens et des média, car ils sont très importants dans la construction de la perception
qu’un pays a de son histoire.
Après avoir analysé Meurtres pour mémoire, nous abordons maintenant Le gone du Chaâba,
écrit du point de vue d’Azouz, enfant algérien. Pourtant, nous trouvons des indices qui
indiquent comment les Français perçoivent leur pays et notamment la présence des excolonisés.
Tout d’abord, les Français considèrent les Algériens comme des étrangers. La plupart
des Français qui apparaissent dans le récit, ne font guère de lien entre la France et l’Algérie et
les Algériens ne sont absolument pas perçus comme un peuple qui était autrefois « français »,
mais plutôt comme des « intrus ». Notons que le récit se déroule même pas dix ans après
l’Indépendance. C’est sans doute pour cela que lorsqu’on fait un lien entre les Algériens et la
France, c’est sur le mode du reproche, les cicatrices sont fraîches.
L’école est un des endroits où Azouz entre en contact avec les Français. Sa classe se compose
de Français et d’Arabes, qui vivent plus ou moins les uns à côté des autres. La distinction s’y
fait par la nationalité. Les Français se trouvent en général en tête du classement et les Arabes
54
sont les derniers. Il n’y a pas beaucoup d’interaction entre les deux « groupes ». Ainsi,
pendant une leçon de morale, Moussaoui ne veut pas montrer ses chaussettes au maître et une
violente discussion commence, qui finit par dégénérer. Après cet événement, « quelques
élèves français commentent à voix basse le coup d’État des Arabes du fond de la classe » (GC
100). De plus, pendant la récréation, les deux groupes ne jouent guère ensemble. Azouz est
l’exception à la règle, mais cela s’explique car il figure à un certain moment presque en tête
du classement.
En même temps, nous voyons une totale ignorance de la part des élèves français des
conditions de vie de leurs camarades de classe arabes. Bien qu’ils fréquentent la même école
primaire et devraient donc normalement habiter de manière assez proche, ils ne sont pas au
courant de la situation dans laquelle vivent Azouz et les autres élèves du bidonville :
- T’as regardé la télé hier ?
- Non. Chez moi, on n’a pas encore la télé
Jean-Marc semble ébahi. Il réitère :
- Vous n’avez pas la télé ?
- Non. Et même qu’on n’a pas d’électricité dans notre maison. (GC 81).
Pour Jean-Marc, les appareils comme la télévision sont tout à fait normaux et il ne se réalise
pas qu’en France, à cette époque, ce n’est pas partout pareil. En même temps, les habitants du
Chaâba n’exhibent pas leurs conditions de vie. Azouz n’amène jamais ses copains français
chez lui, car il a honte de dire où il habite. Ainsi, lorsqu’il était allé chez Alain, il a remarqué
que sa maison était beaucoup plus belle et grande que sa baraque et que les Français ne se
comporteraient pas comme les gones du Chaâba : « Il [Alain] n’est pas du genre à prendre
plaisir à fouiller les immondices des remblais, à s’accrocher aux camions de poubelles, à
racketter les putes et les pédés ! D’ailleurs, sait-il au moins ce que « pédé » veut dire ? » (GC
57). Les enfants français ne partagent pas le même monde que les Arabes de la classe, c’est
pourquoi ils peuvent toujours répondre aux questions posées pendant les leçons de morale.
Par ailleurs, l’école n’aide pas à changer l’image des enfants français par rapport à leurs
camarades de classe arabes. Avec les leçons de morale, le maître exclut les « pauvres » et
pendant les cours d’histoire, rien n’est évoqué par rapport aux immigrés et aux ex-colonisés.
Azouz remarque en effet : « Le maître a toujours raison. S’il dit que nous sommes tous des
descendants des Gaulois, c’est qu’il a raison, et tant pis si chez moi nous n’avons pas les
mêmes moustaches » (GC 60). La citation reflète également la rigidité du système scolaire
quant à la lecture de l’histoire.
55
Après le déménagement en banlieue, plusieurs opinions de jeunes Français sont exprimées
dans le roman. Dans cet environnement se trouvent non seulement des immigrés, mais aussi
des Français. Les copains d’Azouz sont notamment d’origine algérienne, et lorsqu’ils traînent
un peu dans la rue et embêtent des filles, elles les insultent en disant : « Sale Arabe, retourne
dans ton pays. » (GC 224). Les Français commençaient de plus en plus à utiliser ce genre de
discours vis-à-vis des immigrés à partir des années 70.
Après avoir rapidement évoqué la perception qu’ont les enfants français des immigrés, nous
insistons maintenant sur les impressions des adultes français. Dans Le gone du Chaâba, elles
sont en général négatives, à l’exception de quelques personnes, comme La Louise, qui habite
au même endroit que les immigrés et qui ne porte pas de jugement négatif sur eux. Le récit
montre que ses conditions de vie sont meilleures que les familles qui habitent dans les
baraques, mais cela ne l’empêche pas de chercher dans le tas des saletés du camion des
poubelles. Elle raconte des histoires aux enfants et une fois par semaine, quelques gamins sont
invités chez elle pour le goûter, en échange de leur aide dans son jardin. Grâce à elle, les
enfants peuvent manger de temps en temps du chocolat et de la confiture.
L’autre impression positive que le lecteur peut percevoir du Français, est à travers
Azouz. Ainsi, qui vend deux bouquets de fleur à une femme au marché : « Alors elle met la
main dans mes cheveux, tripote une bouclette et me félicite : - Quels jolis cheveux vous avez !
Je reste perplexe devant son sourire. Les bouquets à la main, elle poursuit son chemin en se
retournant tous les trois mètres » (GC 71). D’abord, le petit garçon ne comprend pas ce qui
lui arrive, car il a l’habitude que c’est justement son apparence qui est mal vue par les
Français, mais ici c’est l’inverse.
La perception négative des immigrés par les Français est exprimée par plusieurs
personnes. D’abord il y a les prostituées qui ont choisi de travailler à la hauteur du petit
chemin près du Chaâba. La Louise et les parents trouvent que cela pourrait avoir une
influence néfaste sur le quartier. Alors, on décide qu’elle va leur dire deux mots avec les
autres femmes du bidonville en insistant sur le fait qu’il y a beaucoup d’enfants près de
l’endroit où elles travaillent. Pourtant, la prostituée répond :
Non mais dis donc, la mémé, tu crois p’têt que tu vas nous faire peur avec ta bande de
moukères bariolées ? C’est raté. Tu nous vois bien, nous toutes ! eh ben, on te dit
merde. Tu comprends. MERDE ! On va rester là et toi tu vas retourner dans ton jardin
avec tes brebis du djebel, d’accord ? Allez : barre-toi de ma vue ! (GC 50).
56
La prostituée réagit non seulement négativement envers les femmes algériennes, mais aussi
contre La Louise, et ce avec des propos très insultants et dénigrants, comme « brebis du
djebel ».
Après cet événement, on décide d’envoyer les gones aux prostituées pour qu’ils les
chassent d’une manière plus « violente », c’est-à-dire en lançant des cailloux. Cela marche en
effet mieux, mais un des clients s’approche des gamins en leur disant : « Bande de p’tits
bougnoules97 ! Vous croyez que je vais vous laisser faire les caïds dans notre pays ? » (GC
52).
Ces
jeunes
garçons
sont
déjà
perçus
comme
des
« étrangers »
pouvant
être dangereux pour la France. Ce mépris pour l’Autre souligne encore plus la différence
sociale.
En dehors de quelques citoyens français, la police française est également mentionnée
dans Le gone du Chaâba. Les policiers viennent au bidonville pour chercher des abattoirs
clandestins. Rien ne s’est encore passé lorsque « L’inspecteur nous lance un regard loin
d’être amical » (GC 118). Quand il veut parler aux femmes, elles disent qu’elles ne
comprennent pas le français, ce qui l’énerve : « Vous êtes tous les mêmes. Vous ne comprenez
jamais le français devant les flics (…) Y a que pour leur intérêt qu’ils savent parler français »
(GC 119). La police les traite plus tard de « bicots ».
Dans le roman, trois professeurs d’Azouz sont décrits et ils se comportent tous les trois
différemment par rapport aux immigrés dans leur classe. D’abord, il y a M. Grand, le maître
d’Azouz en CM1. Il fait surtout une différence entre les élèves qui sont en tête du classement
et ceux qui sont derniers. Il ne se comporte pas d’une manière négative envers Azouz, parce
qu’il travaille, mais il critique les autres Arabes qui n’obtiennent pas de bonnes notes. En
dehors du cours, il discute surtout avec les bons élèves. Le maître n’adapte pas ses cours aux
élèves qui ne sont pas d’origine française, car pendant les leçons de morale, « une discussion
s’engage entre les élèves français et le maître » (GC 57), tandis que les Arabes de la classe
n’ont rien à dire, à cause de leur environnement si différent de celui des Français de la classe.
Lorsqu’Azouz déménage en banlieue, il change aussi d’école et sa maîtresse en CM2
est Mme Valard. Contrairement à M. Grand, elle se moque tout de suite de lui, en disant
« Ah ! Ah ! Nous avons un petit génie avec nous ! » (GC 177). Notons qu’elle n’avait pas
encore échangé un seul mot avec Azouz, elle se fonde sur le carnet scolaire envoyé par M.
Grand, dans lequel figure les bonnes notes du protagoniste. Même si ce n’est pas
97
Terme à caractère raciste qui désigne un Arabe.
57
explicitement dit dans le texte, nous pouvons conclure que la réaction de Mme Valard est
fondée sur des préjugés, c’est-à-dire qu’il lui est difficile de croire qu’Azouz est capable
d’être un des premiers de la classe. Au cours de l’année, cela se remarque quand elle lui
donne de mauvaises notes en disant « Azouz, dix-septième sur trente… C’est pas fameux pour
un ancien petit génie » (GC 186). De plus, sur toutes les rédactions d’Azouz, elle
inscrit « Inintéressant », « Manque d’originalité » ou « Trop vague ». Les remarques de la
maîtresse montrent son manque d’objectivité par rapport aux différents élèves de la classe et
de leurs origines.
Le dernier professeur mentionné dans Le gone du Chaâba est M. Loubon. Il est pied
noir et son comportement est à l’opposé de celui de Mme Valard. Il s’intéresse aux origines
d’Azouz, à l’arabe et pose beaucoup de questions pendant les cours. Ainsi, le fait d’être arabe
devient intéressant ici. Au début Azouz sent le besoin de se défendre, il est le seul Algérien
dans la classe et pense que le professeur va le traiter comme la maîtresse de CM2, mais M.
Loubon se lie à Azouz en disant : « Jules Roy est un Algérien comme nous » (GC 207). Il
apprend à Azouz des faits sur son pays d’origine et sur sa langue maternelle. Le professeur
perçoit l’Algérie et l’Arabe positivement, ce qui aide Azouz à accepter son identité.
Finalement, nous aimerons insister sur un dernier aspect. Nous avons vu que les Français
perçoivent les Algériens comme des immigrés, ce qui leur fait supposer qu’ils ne restent que
temporairement en France. En effet, à plusieurs reprises ils mentionnent le départ ou parlent
de « votre pays ». Le meilleur exemple est celui à la fin du roman, lorsque le régisseur de
l’appartement d’Azouz et de sa famille demande à son père : « Alors, quand c’est que vous
repartez dans votre pays ? » (GC 231). En fait, l’histoire a pris une autre tournure, les
immigrés sont restés en France.
58
III La France des années 2000
On dit de moi que je suis d'origine étrangère, un beur, une racaille, un
islamiste, un délinquant, un sauvageon, un « beurgeois », un enfant issu de
l'immigration... Mais jamais un Français, Français tout court.
Mustapha Kessous, journaliste au Monde98
1. Photo sociale des années 2000
Après la présentation de la France des années 60 dans les chapitres précédents, nous abordons
maintenant le présent et plus précisément la dernière décennie, en analysant Chroniques d’une
société annoncée, publié par le collectif « Qui fait la France ? ». Constitué de douze
nouvelles, cet ouvrage souligne le malaise de la situation dans laquelle se trouvent les jeunes
de banlieue. A travers le roman, les auteurs montrent leur vision sur la société française, qu’ils
commentent au début du livre par un Manifeste99. Dans ce paragraphe, nous insistons sur la
société française dans les années 2000 en abordant la banlieue, son évolution au cours des
dernières décennies et l’influence de l’environnement sur les habitants, ainsi que la perception
des Français sur les banlieusards et vice versa.
A l’origine, le mot « banlieue » désigne le périmètre d’une lieue entre la ville et la campagne
sur lequel s’exerce le droit de ban. Mme Annie Fourcaut, spécialiste de la politique urbaine et
des problèmes de logement en France au XXe siècle, explique dans son article Qu’elle était
belle, la banlieue…100 qu’avec la ville industrielle est venue la stigmatisation de la banlieue.
Nous reviendrons là-dessus. D’abord, il faut savoir comment la banlieue a changé d’un
endroit pour les gens de milieux aisés en un lieu très négativement perçu par la plupart des
Français. Le documentaire Chroniques de la violence ordinaire – Les mauvais garçons101
montre l’évolution de la « Commanderie », cité jugée difficile à Nogent-sur-Oise. Pour
résoudre la crise du logement à une certaine époque, les urbanistes ont choisi la construction
de masse, ce qui aboutissait à des cités-dortoirs. A sa création, la banlieue était un lieu
98
KESSOUS, M. « Moi, Mustapha Kessous, journaliste au « Monde » et victime du racisme », dans Le Monde,
le 23 septembre 2009.
99
Voir Annexe I.
100
FOURCAUT, A. « Qu’elle était belle, la banlieue… » dans L’Histoire, no 315, 2006.
101
CARR-BROWN, D, BOURGEOIS, P. et BODET, P. Chroniques de la violence ordinaire – Les mauvais
garçons, Nova Prod, France 2, 2004.
59
agréable à vivre, il y avait des massifs de roses, de la pelouse et des règles strictes comme par
exemple celle qui interdisait de tendre le linge pendant la journée. Beaucoup de Français des
milieux aisés ont quitté la banlieue, suivis par les familles des classes moyennes dans la
période où les loyers augmentent, ce qui était un encouragement pour quitter les HLM afin de
devenir propriétaires de petits pavillons gérés par le marché privé. Les immigrés, qui ont
laissé venir leur famille en France, se sont installés à leur tour dans les banlieues. De cette
manière, on croyait pouvoir les intégrer socialement. C’est à cette époque-là que les
problèmes, auxquels on est toujours confronté de nos jours, ont commencé. La situation est
complexe. Béatrice Giblin, professeur de géopolitique à Paris-VIII, explique qu’il y a eu
plusieurs raisons pour expliquer la situation difficile dans les banlieues à nos jours : « La crise
actuelle est le résultat de l’évolution de la société à partir du milieu des années 1970 et
d’abord de la chute des emplois industriels les moins qualifiés. Elle a touché en premier les
habitants des grands ensembles. »102 En effet, dans les années 80, on assiste à la fermeture
d’usines et comme les populations les plus démunies, au chômage, parfois immigrées, ont pu
bénéficier d’aide au logement, elles se sont retrouvées concentrées dans les cités qui offraient
le plus de logements sociaux. Cela avait pour résultat, comme le souligne Giblin, que ces
quartiers cumulent aujourd’hui les handicaps : plus forts taux de chômage – 30 à 35% chez les
jeunes – et un grand échec scolaire. Cela entretient des frustrations et des difficultés
d’intégration, car la crise des banlieues renvoie à la question de l’immigration. Le
documentaire Chroniques de la violence ordinaire – Les mauvais garçons montre que les
habitants qui pouvaient fuir la banlieue, l’ont déjà fait depuis longtemps. La France où les
étrangers s’intègrent est celle des barres ou des tours de HLM dégradées, des banlieues, du
chômage massif, de la galère des jeunes, bref, une France en déréliction.103 Chaque cité est
contrôlée par une ou plusieurs bandes et la consommation de drogues douces est massive.
Alors, on passe facilement de la délinquance juvénile à la violence urbaine. L’aspect le plus
important ici est que la fracture géographique entraîne une fracture sociale. Fracture
géographique car la banlieue n’est pas considérée comme un endroit à part entière appartenant
à la société française et fracture sociale, parce que le lieu de résidence détermine la perception
de l’Autre sur soi, souvent négative.
Afin de comprendre la situation dans les banlieues de nos jours, il faut d’abord insister sur le
passé. Même si le problème auquel la France est confrontée actuellement s’explique surtout à
102
103
FOURCAUT, A. (2007), p.7.
LIAUZU, C. (1999), p.147.
60
travers des clés sociales ou culturelles, le côté historique ne doit pas être sous-estimé non plus.
Des essais comme La fracture coloniale104 et La société française face au racisme105
soulignent l’importance de la colonisation sur la société française. Si nous avons déjà constaté
un manque de mémoire des Français concernant la (dé)colonisation dans les chapitres
précédents, il s’avère que dans les années 2000, il n’y a pas eu autant de changements qu’on
aurait pu l’espérer à ce sujet. Dans ce cadre, La fracture coloniale estime que, lorsque la
société se pose la question des immigrés maghrébins en France, elle le fait toujours dans le
registre de l’extrême nouveauté, comme s’ils avaient été de tout temps étrangers à l’histoire
nationale. La raison est que l’histoire des Maghrébins appartient à l’histoire trop méconnue de
la colonisation, qui fait pourtant partie intégrante de l’histoire de la France.106 De nos jours,
nous pouvons avancer que la fracture sociale des jeunes de banlieue, issus de l’immigration,
est alimentée par une fracture coloniale, c’est-à-dire que, comme au temps des colonies, il
existe toujours une frontière entre d’une part les « colonisés » et d’autre part les « colons ». A
cet égard, il faut savoir que depuis les années 80, les programmes scolaires et les manuels
d’histoire ont beaucoup évolué par rapport au sujet de la colonisation et de la décolonisation.
Mais contrairement à cette évolution, l’enquête publiée dans La fracture coloniale relève
toujours une faible connaissance de ce domaine chez les Français de souche et une frustration
de la part des enquêtés issus de l’immigration. Ainsi, un étudiant de première année à
Sciences Po. dit :
A quoi se réduit l’histoire des Noirs, dans les programmes d’histoire ? A quatre cents
ans d’oppression. Comme si les Noirs n’avaient rien apporté à l’humanité (…).
Comme l’enfant d’Alsace ou d’Auvergne, qui se reconnaît dans ce que dit le prof, je
voudrais, moi aussi, ma petite part de reconnaissance. Et le récit de quatre cents ans
d’humiliations ne me la donne pas.107
La plupart des personnes interrogées, aussi bien les Français de souche que les Français issus
de l’immigration, insistent sur le besoin de mieux connaître cette histoire. Il reste également
beaucoup à améliorer concernant l’enseignement de l’immigration en France, qui est toujours
absent jusqu’au secondaire.108 Les auteurs de La fracture coloniale estiment qu’un meilleur
enseignement de ces aspects de l’histoire nationale pourrait contribuer à apaiser les tensions
104
BLANCHARD, P, BANCEL, N. et LEMAIRE, S. (sous la direction de). La fracture coloniale. Paris, La
Découverte, 2005.
105
LIAUZU, C. La société française face au racisme. Bruxelles, Editions complexes, 1999.
106
BLANCHARD, P, BANCEL, N. et LEMAIRE, S. (sous la direction de) (2005), p.67.
107
Ibid, p.97.
108
Ibid, p.97.
61
entre les différents « groupes » en France, car son analyse peut permettre de comprendre des
phénomènes contemporains.
Il y avait et il y a toujours des tensions entre les Français « de souche » et les Français
« de branche », notamment d’origine arabe. En effet, tandis que les immigrés asiatiques
bénéficient d’un certain capital de bienveillance, la population arabe focalise l’obsession de la
différence. C’est ainsi que Fernand Braudel exprime dans L’Identité de la France que « Pour
la première fois l’immigration pose à la France, sur un plan national, une sorte de problème
colonial, cette fois planté à l’intérieur d’elle-même ».109 La colonisation a pu contribuer à
alimenter le racisme en France. En janvier 2005, une cinquantaine de chercheurs et de
militants associatifs clament que « La France a été et reste Etat colonial ! ». En se désignant
comme les « Indigènes de la République », ils veulent montrer « comment des stéréotypes
hérités du passé dictent les pratiques d’aujourd’hui. »110 Benjamin Stora, historien français
spécialiste de l’Algérie contemporaine et de l’immigration algérienne en France, a
vigoureusement critiqué l’Appel de ces « Indigènes de la République », car selon lui on
assiste à une confrontation des mémoires. D’une part, il y a des partisans de la « nostalgérie »,
qui multiplient toujours les stèles à la gloire de l’OAS et d’autre part, les immigrés des excolonies qui sont frustrés à cause d’une trop lente reconnaissance par les autorités françaises.
Stora estime qu’ « On a soulevé une partie du couvercle et les vieilles rancœurs affleurent à
la surface. »111
Nous pouvons donc conclure qu’à la différence d’autres immigrations, celle des
Maghrébins est considérée comme plus compliquée et plus difficile que par exemple
l’immigration européenne ou asiatique, à cause du passé colonial. Or, il y a aussi un autre défi
pour les immigrés de l’Afrique du Nord, à savoir l’acceptation de leur religion, l’islam, dans
un pays laïque et à la base catholique. La xénophobie repose en effet sur des aspects mal
connus d’une autre religion. Nous développerons cet aspect dans le paragraphe suivant.
1.1 A travers les médias
Nous voulons montrer ici la situation des jeunes banlieusards issus de l’immigration
maghrébine en insistant sur l’influence des médias, considérés comme le miroir de la société.
Une analyse des médias est nécessaire pour comprendre les représentations dominantes de
109
BRAUDEL, F. L’Identité de la France. Paris, Arthaud-Flammarion, 1986.
FEBVRE, C. « Le nouveau combat des « Indigènes » », dans l’Histoire, nº302, 2005.
111
Ibid.
110
62
l’Arabe et de sa présence en France aujourd’hui. Nous insistons sur les images des jeunes
d’origine arabe, parce qu’ils occupent la place prépondérante dans le roman que nous
analyserons ensuite. Pour les saisir, il faut d’abord noter que la désignation des immigrés
maghrébins en France est assez floue : elle est un amalgame de catégories comme
« musulman », « islamiste », « jeune de banlieue », « immigré » et « étranger ». Comme le dit
un jeune : « Il n’y a qu’à regarder les infos. Ils ont tout mélangé (…) Le Français de base qui
regarde les infos, pour lui, un Arabe, c’est un terroriste ».112 Les auteurs de La fracture
coloniale offrent une analyse des journaux télévisés et de la presse écrite français depuis les
années 80.113 Un des résultats les plus importants s’appuie sur la fracture qu’on a évoquée cidessus. Les discours médiatiques provoquent des oppositions manichéennes associées aux
images de l’Arabe, qui font une différence entre vrais et faux Français, bons et mauvais
immigrés et qui ont imposé dans la mise en scène médiatique des personnages stéréotypés,
devenus récurrents depuis plus de vingt ans.
Dès le milieu des années 1980, les médias présentent une image ambiguë de
l’ « Arabe » qui suggère que cet « Autre » est une menace pour l’identité française. Ainsi, Le
Figaro Magazine met sur sa couverture en 1985 une Marianne habillée en « tchador » en
s’interrogeant « Serons-nous encore Français dans trente ans ? ». Ce n’est pas un hasard si
Le Figaro Magazine pose une telle question justement dans cette période, puisque depuis les
années 70, il devient clair que les « immigrés » resteront en France, qu’ils sont ou seront
inévitablement français et qu’ils sont présents dans la société française. Les deux obsessions
médiatiques des années 1990-2000 sont l’islam et la banlieue. C’est en automne 1989 que la
première affaire du « voile islamique » a lieu à Creil, quand trois filles musulmanes portant le
voile sont exclues de leur école. Bien qu’il y ait un accord entre les parents et le collège après
trois semaines, cette affaire est à l’origine d’une vague médiatique où la relation entre l’islam
et l’école en France est mise en question.114 Une année après, ce sont les « émeutes urbaines »
de Vaulx-en-Vélin – à la suite de la mort d’un jeune homme qui voulait forcer un barrage de
police – qui deviennent le prisme presque exclusif du traitement médiatique de la « présence
arabe » en France. Les dernières années, la situation dans les cités difficiles est un sujet sur
lequel les médias insistent. Leur influence a été grande pendant les émeutes en novembre
112
BLANCHARD, P, BANCEL, N. et LEMAIRE, S. (sous la direction de) (2005), p.216.
Ici, nous nous basons sur le chapitre 17 de La fracture coloniale. Pour les détails concernant la presse écrite
consultée, voir Mathieu RIGOUSTE, Les Cadres médiatiques, sociaux et mythologiques de l’imaginaire
colonial. La représentation de l’« immigration maghrébine » dans la presse française de 1995 à 2002. Paris-XNanterre, 2003.
114
Ainsi, Le Point du 16 octobre 1989 (nº891) publie un article de six pages intitulé « Faut-il laisser entrer
l’Islam à l’école ? »
113
63
2005. Etant discriminés et stigmatisés par la société française à cause de leurs origines, la
colère des émeutiers – des jeunes entre 14 et 25 ans habitant dans les banlieues – à la suite
d’un incident entre la police et deux jeunes, pourrait être interprétée comme un cri d’attention.
Même si les médias y ont porté beaucoup d’intérêt, leur rôle est douteux. D’une part, ils ont
eu un rôle médiateur en insistant sur les causes de la révolte, en donnant la parole aux
émeutiers et en proposant des solutions. Ils ont également critiqué le discours populiste de
Nicolas Sarkozy, le Ministre de l’Intérieur à l’époque. D’autre part, les médias ont mis de
l’huile sur le feu en amplifiant cette image provocatrice de Sarkozy et en répétant les
expressions qu’il a utilisées comme « racaille » et « voyous », ce qui a entraîné un
renforcement de la colère des jeunes. De plus, les médias ont montré à plusieurs reprises le
nombre de voitures brûlées, ce qui a mené à une sorte de « compétition » entre cités, qui
voulaient tous brûler le plus de voitures.115
Avant de continuer sur l’influence des médias, nous voulons insister sur deux interprétations
de l’identité française qui semblent coexister. L’une extensive, qui inclut juridiquement
l’ensemble des nationaux quelles que soient leur culture, leur religion et leur couleur de peau ;
l’autre restrictive, qui tend à exclure symboliquement ceux qui n’entrent pas dans la catégorie
des « Français de souche », qu’on imagine naturellement blancs, prioritairement chrétiens et
instinctivement fidèles au pacte laïco-républicain. Jacques Chirac montre bien cette binarité
en faisant une distinction entre les « Français » et les « Juifs, ou musulmans ou autres » lors
de son allocution télévisée du 14 juillet 2004. C’est à partir de cela que les médias font
constamment une différence entre d’une part les « Français de souche » et d’autre part les
« Français issus de l’immigration ». Parmi les « Arabes de France », il existe une opposition
entre le groupe non intégré – à la fois jeune, arabe, se référant à l’islam et socialement
défavorisé – et celui qui renvoie à l’« Arabe qui a réussi » comme le footballeur Zinedine
Zidane, le chanteur Faudel ou l’acteur Jamel Debbouze. Ces figures restent pourtant souvent
réduites à des cas exceptionnels du spectacle, renvoyant le reste des « Arabes » à l’échec.
C’est ainsi que les figures de « l’Arabe qui a réussi » permettent de concevoir les autres
« Arabes » comme les premiers responsables de la discrimination, car s’ils faisaient un effort,
ils pourraient se faire aimer. Ces deux groupes construisent une image de leur
« inassimilabilité », sauf exceptions louables.116
115
116
PELS, H. La révolte des banlieues en 2005. Utrecht, Université d’Utrecht, 2006.
BLANCHARD, P, BANCEL, N. et LEMAIRE, S. (sous la direction de) (2005), p.200.
64
Dans les années 2000, plusieurs événements montrent la fracture qui existe entre « les
Français de souche » et les « Français issus de l’immigration », souvent appelés « Arabes »
dans les médias. Ainsi, le résultat du premier tour de la présidentielle en 2002 – lorsque JeanMarie Le Pen a fini en deuxième place avec 16,86% des votes – a imposé l’idée qu’une
fracture nationale divise désormais l’identité française en deux camps. En effet, ceux qui
refusent une société multiculturelle ont fait entendre leur voix par ce vote. La loi adoptée en
février 2004 visant à exclure des établissements d’enseignement public les jeunes filles
porteuses du voile islamique, devenues les figures métaphoriques de la menace islamique,
mène à une nouvelle affaire du voile. Elle est soutenue par une focalisation médiatique intense
et s’est appuyée sur l’idée de la nécessité de séparer les « colonisés » des « colons », comme
aux temps des colonies.
Le traitement médiatique des banlieues consiste en une territorialisation de l’immigration, la
constitution d’un espace symbolique « musulman » et « délinquant », et l’utilisation du terme
« ghetto ». Ces termes permettent la mise à distance d’un segment ethnicisé de la population
française. Il est vrai que, depuis une bonne vingtaine d’années maintenant, la vie sociale dans
les quartiers sensibles a été marquée par un fort repli, la mise en place d’un « ordre social »
spécifique marqué par une forte segmentation entre les groupes, l’absence de communication
entre les sexes, l’ethnicisation des identités et le poids croissant de la religion. Les auteurs de
La fracture coloniale estiment qu’en France, nous assistons à la formation de quartiers
occupés par des populations reléguées dont les relations avec la société ont tendance à se
réduire et qui se replient au fur et à mesure que l’intégration leur est refusée.117
Effectivement, ce n’est pas uniquement la banlieue sur laquelle les médias mettent l’accent.
Actuellement, les journaux parlent également de la relation entre l’Algérie et la France. Le 21
mai 2010, Le Monde insiste sur le choc des mémoires entre ces deux pays, toujours
existant.118 Le journaliste reprend l’expression de l’académicien Pierre Nora, qui dit que le
psychodrame, permanent entre l’Algérie et la France, oppose la mémoire et l’histoire : « D’un
côté, la perception, nourrie d’affect, de sentiments, de ressentiment, qu’ont les uns et les
autres de leur passé ; de l’autre, la reconstitution, aussi dépassionnée qu’il est possible, des
événements de ce passé. »119. La polémique a eu lieu à Cannes, au festival cinématographique.
117
Ibid, p.213.
Pour l’article intégral, voir Annexe II.
119
AUTEUR INCONNU. « Algérie – France : le choc des mémoires – encore », dans Le Monde, 20 mai 2010.
118
65
Cette année, le film Hors-la-loi de Rachid Bouchareb – réalisateur d’Indigènes et sélectionné
pour représenter l’Algérie – relate les événements de Sétif de mai 1945. L’auteur de l’article
insiste sur la volonté de la France d’occulter cette partie douloureuse de son histoire pendant
longtemps et montre que certains, comme le sous-préfet mentionné dans l’article, ne
l’acceptent toujours pas. Ils refusent de voir les événements de Sétif pour ce qu’ils ont été. Le
journaliste conclut que cet enfermement des mémoires – aussi bien de la France que de
l’Algérie, qui a massacré des harkis – divisent toujours les deux pays. Selon lui, nous avons
besoin des historiens pour que la France et l’Algérie partagent des vérités historiques.
1.2 A travers le ressenti des jeunes
Nous traitons ici comment les jeunes de la banlieue perçoivent la société française. D’abord,
ils ont le sentiment de ne pas être considérés comme des citoyens à part entière, mais comme
des citoyens de deuxième zone. Il existe un contraste dans les discours moraux d’institutions
diverses, appelant les jeunes banlieusards à ne pas être « passifs », alors qu’en même temps,
ils ne sont pas de véritables acteurs dans la société française et se sentent pris pour des idiots
lorsqu’on leur fait la morale. Prisonniers de leur situation sociale, du racisme et de la
discrimination, ils n’ont pas d’autre issue que le départ. Quitter la banlieue est considéré
comme la seule manière de participer à la société « normale », dominante, car leur quartier
réduit les habitants à des « cas sociaux » ou des « Arabes ». Pourtant, beaucoup de jeunes
pensent que tout espoir de quitter le quartier est illusoire.
Dans ce cadre, il faut remarquer que la société ne fait pas de différence entre l’individu
et le groupe auquel il appartient ou est assigné. Une « qualification » et une image identifient
l’Autre, dans ce cas les habitants issus de l’immigration maghrébine des quartiers populaires.
En tant que groupe social minoritaire, la qualification est imposée et très largement vécue
comme une contrainte externe. Il est très difficile de changer la définition d’être « arabomusulman », connotée négativement. Le racisme est vécu par ces gens, ils sentent que
l’identité qui leur est imposée, est celle du « paria » : « Les gens, on voit bien qu’ils ne nous
aiment pas. Quand on marche dans la rue, on voit bien qu’ils se méfient. »120 Ils ne peuvent
de fait pas échapper à cette identité négative, construite par le regard extérieur : « Syndrome
de persécution : lorsqu’on est immigré, on le reste jusqu’à la mort dans les yeux des Autres,
120
Ibid, p.216.
66
c’est le prix de l’intégration (…) Mon visage (…) m’empêche d’être moi-même partout. »121
Face aux Autres, ils doivent toujours se présenter avec l’image négative, construite par les
Autres dans laquelle ils ne se reconnaissent pas.
Ce qui ressort entre autres est que la société définit les critères d’altérité. Dans La
société française face au racisme,122 Claude Liauzu explique que la société française a du mal
à faire face au problème à la fois ancien et sans cesse renouvelé du racisme en évoquant la
progression du Front National. On l’a déjà évoqué, les scores du FN ne cessent d’augmenter,
avec 2002 comme « apogée ». La société française semble donc mal préparée à assumer la
pluralité culturelle, dont il faut constater l’importance grandissante. Si la France proclame
« l’égalité » en mettant l’accent sur les ressemblances, en pratique cela n’est pas le cas. Le
débat aujourd’hui médiatisé concernant les immigrés et la banlieue entraîne des stéréotypes
comme « immigration égale problème, immigration égale délinquant »123 et concerne aussi
bien les « vrais » immigrés que les jeunes issus de l’immigration, nés en France. Ce sont
notamment les populations issues de l’immigration maghrébine qui se retrouvent victimes du
chômage, soumises au racisme et ghettoïsées dans des banlieues, endroits disqualifiés qui sont
souvent réduits dans les médias aux images de l’insécurité, de la délinquance et de la violence
urbaine. La plupart du temps, ces Maghrébins issus de l’immigration sont justement
profondément attachés aux valeurs républicaines et désirent trouver leur place dans la société.
Pourtant, ils sont souvent perçus comme constituant une menace pour la nation et se sentent
rejetés.124 Il est significatif que dans une enquête en 2001, leur sentiment d’être rejeté est
beaucoup plus fort que celui de la population totale, à savoir 25% contre 8%. L’enquête dans
La fracture coloniale montre qu’une partie des interviewés issus de l’immigration perçoivent
la colonisation comme une métaphore d’une oppression subie aujourd’hui, ce qui résulte en
un sentiment de ne pas ou ne plus savoir quelle est leur histoire et en une quête nationale – le
sentiment d’entre-deux culturel et historique, qui veut dire qu’on ne se sent ni complètement
lié à la France, ni à son pays d’origine –. Pour les Français de souche, en revanche, les
événements historiques comme le drame algérien sont perçus comme une preuve que les excolonisés issus du Maghreb et leurs descendants seraient non intégrables en France.125 Autre
résultat de l’enquête : les relations entre immigrés et Français sont majoritairement
considérées comme « négatives ». Plus on est jeune, plus le regard sur la société s’ethnise, ce
121
CHELEK, Malek. L’Autre n’a pas de visage, dans : SPEAR, Thomas C. La culture française vue d’ici et
d’ailleurs. Paris, Karthala, 2002.
122
LIAUZU, C. (1999), p.9.
123
BLANCHARD, P, BANCEL, N. et LEMAIRE, S. (sous la direction de) (2005), p.106.
124
Ibid, p.121.
125
Ibid, p.254.
67
qui montre que le sentiment de fracture existe bel et bien, surtout chez les nouvelles
générations. Cette fracture s’affermit dans les quartiers les plus en difficulté. Finalement,
l’évolution la plus inquiétante est que les franges les plus jeunes des enquêtés ressentent le
plus négativement les relations intercommunautaires, à savoir à peu près trois quarts des
moins de 25 ans. De plus, dans les quartiers où les interviewés sont confrontés à la plus
grande diversité communautaire, l’appréciation négative des rapports entre communautés
s’accentue, ce qui laisse penser que l’état des relations sociales dans ces quartiers est
singulièrement dégradé et s’ethnicise de plus en plus nettement.126 La montée du Front
National en France et le « problème des banlieues » obligent à se poser les questions
concernant le contact et le refus de l’autre.
Nous finissons ce paragraphe en insistant sur un article paru en septembre 2009, où
Mustapha Kessous, journaliste du Monde, témoigne le traitement douloureux qu’il subit
quotidiennement à cause de ses origines algériennes.127 Certes, il n’a pas grandi dans une cité
jugée difficile et il a un bon travail, mais c’est justement pour cela que nous voulons montrer
que ces gens sont toujours poursuivis par leurs origines maghrébines : « Je pensais que ma
« qualité » de journaliste au Monde allait enfin me préserver de mes principaux « défauts » :
être un Arabe, avoir la peau trop basané, être un musulman. (…) Mais quels que soient le
sujet, l’endroit, la population, les préjugés son poisseux »128 Ainsi, il évoque un spectateur du
Tour de France qui lui dit « Je te parle pas, toi » alors que son collègue « français » n’a aucun
souci pour discuter avec cet homme et il avoue plus tard qu’une employée de l’organisation
l’a appelé pour demander si Mustapha Kessous était bien son chauffeur. Même Brice
Hortefeux, ministre de l’immigration et de l’identité nationale, lui dit en 2008 « Vous avez vos
papiers ? ». L’article évoque plus d’une dizaine de situations que le journaliste a vécu, les
unes encore plus cuissantes que les autres. Même en évoquant son métier, les gens sont
hostiles et ne le croient pas : « A quoi bon me présenter comme journaliste au Monde, on ne
me croit pas. Certains n’hésitent pas à appeler le siège pour signaler qu’ « un Mustapha se
fait passer pour un journaliste du Monde ! » ». Mustapha Kessous souligne dans cet article
qu’il a dû amputer une partie de son identité et effacer son prénom arabe de ses
conversations : « Je me dis parfois que je suis parano, que je me trompe. Mais ça s’est si
souvent produit… ». Ce témoignage montre douloureusement à quel point les préjugés contre
126
Ibid, p.283.
Pour l’article intégral, voir Annexe III.
128
KESSOUS, M. « Moi, Mustapha Kessous, journaliste au « Monde » et victime du racisme », dans Le Monde,
le 23 septembre 2009.
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les personnes d’origine étrangère et notamment arabe imprégnent toujours la société
française.
2. La France à travers « Chroniques d’une société annoncée »
2.1 Les protagonistes, jeunes banlieusards « de branche »
Dans ce paragraphe, nous analyserons comment la France est perçue par les protagonistes des
douze nouvelles de Chroniques d'une société annoncée, tous issus de l’immigration et
notamment d’origine maghrébine. Afin d’éviter la répétition, nous traiterons cet ouvrage non
pas par nouvelle, mais à travers les thèmes principaux et récurrents, à savoir le racisme, de
désespoir et la folie. Ces thèmes sont constamment en interaction.
Avant d’aborder les nouvelles, nous nous arrêtons d’abord au manifeste publié au début de
l’ouvrage. Il présente aussi bien la vision des auteurs sur la France d’aujourd’hui que
l’objectif du roman, qui consiste en une explication de ce qu’ils souhaitent changer dans la
société française. Contrairement aux nouvelles, il ne s’agit pas de fiction ici. Chaque alinéa
commence par « parce que » ou « nous ». Le terme « parce que » explique d'abord la raison
pour laquelle les auteurs ont décidé de se mettre en un collectif. Ensuite, il argumente sur
pourquoi ils ont écrit cet ouvrage et insiste également sur leur croyance en une évolution
positive de la société française. Ils commentent cette perception entre autres en disant que la
littérature qui existe de nos jours n’est pas comme la littérature devrait être : « Parce que la
littérature à laquelle nous croyons (…) est aux antipodes de la littérature actuelle, égotiste et
mesquine, exutoire des humeurs bourgeoises ».129 Selon les écrivains, la littérature est
dominée par un certain « groupe » dans la société, qui ne montre pas une image représentative
de la France. Ils sont pourtant optimistes concernant l’évolution de la France : « la France est
un pays moderne dont le vivre-ensemble s’élabore par le décloisonnement des mentalités »
(CS 7). Ensuite, plusieurs alinéas commençant par « nous » se succèdent, s’appuyant sur la
volonté des auteurs de changer la société et la littérature par le collectif : « Nous, écrivains en
devenir, ancrés dans le réel, nous nous engageons pour une littérature au miroir, réaliste et
démocratique, réfléchissant la société et ses imaginaires en leur entier » (CS 9). La littérature
reste donc une manière pour dénoncer certains aspects de la société : « Nous (…) souhaitons
129
COLLECTIF QUI FAIT LA FRANCE ? Chroniques d’une société annoncée. Paris, Stock, 2007, p.7. Dans ce
qui suit, les références seront indiquées par le sigle CS suivi du folio.
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combattre par le verbe et par la plume les préjugés honteux qui sclérosent notre pays et
minent le vivre-ensemble » (CS 9).
Le manifeste est suivi d’une courte introduction, qui dit que le collectif « Qui fait la
France » est avant tout une « aventure littéraire » (CS 11). Notons que Chroniques d’une
société annoncée est le premier ouvrage publié par le collectif. Les auteurs estiment que la
littérature est constamment en interaction avec la société, elle en est le miroir : « Ils
revendiquent pleinement la littérature au miroir, chère à Stendhal » (CS 11). Ils posent un
jugement tranché sur la société française en voulant rester fidèles à la réalité. Selon eux, il y a
peu de livres sur le « réel » en France :
Si en France il y a si peu de livres sur le réel – c’est-à-dire le vécu et le ressenti
communs, les plus largement partagés – au profit de livres égotistes, bourgeois,
introspectifs et secs, ce n’est pas faute d’auteurs de talent, mais parce que ces auteurs
n’aiment pas le réel français, parce que la France ne s’aime pas elle-même. (CS 12).
Les auteurs du collectif « Qui fait la France » prennent clairement parti pour les marginaux
dans la société française, comme les enfants d’immigrés, les souffrants, les méprisés
et également ceux de la banlieue. Ils concluent que leur littérature est forcément politique et
profondément démocratique. Il ressort du manifeste et de l’introduction de Chroniques d’une
société annoncée que le « réel » est le mot-clé des auteurs.
Dans toutes les nouvelles, la banlieue et les origines maghrébines jouent un rôle primordial.
La banlieue est ainsi toujours là à l’arrière-plan, elle est la cause de beaucoup de problèmes
rencontrés par les jeunes. Cela vaut également pour les origines notamment maghrébines des
protagonistes, porteuses des préjugés de l’Autre. Les thèmes principaux que nous avons cités
au début de ce paragraphe sont le résultat de ces deux critères : la vie dans la banlieue et être
d’origine arabe. Il faut noter également le choix des personnages principaux par les auteurs.
Dans la plupart des nouvelles, ce sont de « bons jeunes » issus de l’immigration. Ils sont
motivés pour participer à la société française et ont un casier judiciaire vierge. Pourtant, cette
participation leur est rendue difficile à cause des préjugés et de la discrimination. Leurs
éventuels faux pas sont ainsi le résultat d’une frustration par rapport à une société qui ne veut
pas d’eux.
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2.1.1 Le racisme
Afin de savoir comment les protagonistes perçoivent la France, nous avons proposé trois
thèmes : le racisme, le désespoir et la folie. Nous commençons par le racisme. Le fait de venir
de la banlieue parisienne entraîne rapidement des préjugés, surtout lorsqu’on est enfant
d’immigrés. Le racisme vécu par les jeunes ressort notamment du fait qu’ils sont d’origine
maghrébine. Leur couleur de peau pose des problèmes, ainsi que leur nom. Deuxièmement,
résider dans la banlieue ne favorise pas l’image de l’Autre sur soi, car comme nous l’avons
déjà dit, les préjugés renvoient la banlieue à délinquance et violence. La banlieue était
différemment perçue à sa création, comme le dit le protagoniste d’ « Il y a quelque chose
d’inouï au Royaume du Danemark ». Il comprend le désarroi des retraités blancs qui passaient
parfois, car « Leur temps à eux, c’était tombola CGT, kiosque à musique et femmes à robes de
soie » (CS 165). C’était un lieu agréable à vivre, tandis que « maintenant, c’était diversité et
sportswear généralisé » (CS 165).
Comme le titre laisse présager, le racisme occupe une place centrale dans « Racisme
aveugle ». Baptiste Leblanc, ironiquement un jeune homme « noir » de Cachan, dans la
banlieue parisienne, est invité à un entretien d’embauche. Cela se déroule parfaitement et le
directeur aimerait engager Baptiste dès la semaine suivante : « J’avoue que votre profil me
séduit de plus en plus (…) A quelques formalités près, vous êtes embauché » (CS 57, 60). Il
est alors étonnant que deux jours après, Baptiste reçoit une lettre disant que le poste a déjà été
pourvu. Il s’avère que le directeur est aveugle et n’a donc pas remarqué que Baptiste n’était
pas blanc. Il l’avait jugé uniquement sur ses compétences et pas sur son extérieur. Cette
nouvelle est un exemple douloureux du racisme existant en France, notamment à l’embauche.
Ici il s’agit d’un poste de vendeur et il semble que la couleur de peau du vendeur semble être
importante pour l’image du magasin.
La difficulté de trouver un travail pour les jeunes issus de l’immigration est un aspect
qui revient dans plusieurs nouvelles. Ainsi, dans « Vagues à l’âme », Samir se sent sous
pression permanente, à cause du travail : « c’était le boulot qui n’allait pas. Il enchaînait les
contrats de merde, dans la manutention ou dans l’entretien. Que de l’intérim » (CS 37).
Certes, la formation de Samir n’est pas mentionnée, mais il est clair qu’il trouve seulement
des petits boulots. Nous voyons cela également dans « Une nuit de plus à Saint-Denis », où
Ibrahim a un bac+4 mais n’a toujours pas trouvé un travail après un an de recherches. Malgré
une bonne formation, il reste difficile pour ces jeunes de trouver un emploi et du coup de
s’intégrer dans la société française. Le travail favorise l’intégration et comme ces jeunes ne
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peuvent pas accéder à un bon poste, l’intégration leur est refusée. Ils sont enfermés dans un
cercle vicieux duquel il est très difficile de sortir et qui ne motive pas les jeunes. Il entraîne,
en revanche, une perception négative de soi, comme le dit Ibrahim: « nous sommes là, moi et
ma honte, enchaînés, à nous ignorer » (CS 123).
Le racisme vécu par les jeunes banlieusards issus de l’immigration ressort non
seulement au niveau de l’emploi, mais aussi par les nombreuses expressions racistes qui leur
sont adressées. On les trouve fréquemment dans cet ouvrage. Nous insisterons ici sur l'effet
que ces insultes ont sur les jeunes. « Garde à vue » est la nouvelle qui confronte le lecteur le
plus au racisme. Il s’agit d’Abdel, un jeune d’origine arabe, qui est accusé à tort d'avoir
braqué une banque. Les policiers se fondent sur la description d’un témoin qui a parlé d’un
« Arabe » de la même taille qu’Abdel : « tu es un délinquant, tu as une cicatrice sur le front,
tu es jeune et de type bicot, tu fais approximativement un mètre soixante-quinze (…) c’est tout
pile-poil la description donnée (…) Alors te fous pas de notre gueule » (CS 212). Dans les
nouvelles, nous trouvons entre autres des insultes comme « sale bicot », « bougnoule » et «
racaille ». De plus, les policiers n’arrêtent pas de rappeler les origines des protagonistes : « la
petite merde arabe que tu es » (CS 214). Les généralisations sont également fréquentes : « la
seule solution pour se débarasser de tous ces ratons, c'est de les exterminer ! » (CS 215).
L’effet de ce genre d’insultes est que les jeunes banlieusards issus de l’immigration n’aiment
pas le pays où ils sont nés et ont grandi. Il est impossible pour eux de ne pas être en colère
contre la France, car elle les vomit. Nombreuses sont en effet les remarques comme « Si tu
n’aimes pas la France, retourne dans ton pays ». Ce genre d’expression est très dénigrant, car
c’est la France qui est leur pays, le seul pays qu’ils connaissent.
Un des aspects du racisme qui revient également dans les nouvelles est la réduction
des jeunes à une seule caractéristique, celle d’être issu de l'immigration maghrébine. Cela
veut dire que lors des débats qui n'ont rien à voir avec les origines des protagonistes, les
personnages français présents dans les nouvelles les contredisent avec des « arguments »
uniquement fondés sur leurs origines. Ainsi, dans « Garde à vue », Abdel dit que lorsqu’il
s’exprimait contre la chasse dans un débat public : « où il n'obtint pour seule réaction que des
insultes de chasseurs aux regards chargés de haine (...) La France, tu l'aimes ou tu la
quittes...mais de quoi on lui parle au juste? Être contre la chasse ou exprimer une colère
légitime fait de lui un sous-citoyen qui n'aime pas son pays ? » (CS 217). La société
dominante souligne les origines des jeunes dans des contextes non-appropriés, reprochant aux
jeunes de critiquer ou de se mêler des affaires qui ne les regardent pas. Cette vision est
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contradictoire, car les jeunes sont appelés à participer à la société dominante, alors qu’ils ne
sont pas acceptés par elle. Abdel se demande alors :
On lui demande d’être citoyen, mais de quelle citoyenneté lui parle-t-on ? D’une
citoyenneté de seconde zone marquée du sceau « rebeu, citoyenneté française
tolérée » une citoyenneté matérialisée par cette carte d’identité que l’Administration
lui a établie, mais que le peuple de ce pays et les institutions publiques ne lui
reconnaissent pas, de sorte qu’il n’a que le droit de s'entendre dire de retourner dans
son pays. Mais son pays c'est la France, bordel ! (CS 217).
Le racisme entraîne des frustrations, car il freine la situation des jeunes issus de
l’immigration. Tant que la société dominante ne change pas sa perception sur ces jeunes, ils
seront toujours méprisés, comme le montre la nouvelle « Abdel Ben Cyrano », une pièce de
théâtre dans laquelle un jeune banlieusard annonce sa candidature aux prochaines élections
municipales. Le récit montre le débat entre le maire actuel, Abdel et ses amis, d’où il ressort
que le maire méprise les habitants dans sa commune, uniquement parce que ce sont des jeunes
et en plus d’origine étrangère : « Le maire, d’un sourire méprisant : Alors monsieur Abdel,
auriez-vous l’amabilité de nous entretenir de votre analyse en tant que représentant des
jeunes ? C’est bien comme ça ? » (CS 228). Notons que cette phrase du maire est sarcastique
et réfère à la demande d’Abdel de le vouvoyer. Elle est la seule phrase « polie » prononcée
par lui. Le mérite de cette nouvelle est qu’elle force le lecteur à réfléchir sur les stéréotypes de
la société française. En effet, tandis qu’Abdel et ses amis emploient la langue française avec
éloquence comme « Je n’ai aucune prétention ni quelque velléité ou compétence – et relevez
ici encore mon humilité – pour vous délivrer une instruction » (CS 230), le maire s’exprime
de plus en plus maladroitement et finit par des insultes : « Mais comment il se la joue, lui,
d’où tu m’insultes sale morpion ! » (CS 229). Cela embrouille le lecteur, car on s’attendrait à
un emploi du langage dans l’autre sens. La littérature sert ici à une réflexion critique en
invitant le lecteur à réfléchir sur les préjugés sur les jeunes banlieusards. La phrase clé de
cette nouvelle est une remarque d’Abdel : « Il est nécessaire parfois, pour mieux se connaître,
de se voir dans le regard des autres » (CS 228).
Le racisme est également incompréhensible pour les jeunes, car on les hait pour des
raisons uniquement liées à leur apparence et à leurs origines. Ainsi, dans « Garde à vue »,
Abdel se dit : « Qu’on lui en veuille pour des actes,(…) c’est de l’ordre du compréhensible.
Mais qu’on le traite avec autant de haine pour des raisons qui sont indépendantes de sa
volonté et liées à ses origines relève d’un processus qui le dépasse » (CS 216). En effet, il
compare cette situation avec un exemple qui semble ridicule aux lecteurs, afin de montrer que
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la haine envers lui l’est aussi : « C’est comme si, lui, il se mettait à haïr (…) les chauves, les
blonds ou les cathos, c’est absurde. Détester quelqu’un pour son apparence physique ou ses
croyances lui apparaît aujourd’hui, plus que jamais, d’une imbécillité foudroyante. » (CS
216).
Un des effets du racisme vécu par les jeunes banlieusards est la frustration. Une
situation injuste sans perspective à une meilleure vie mène effectivement à un tel sentiment.
Cela apparaît dans pratiquement toutes les nouvelles. Après une confrontation douloureuse
avec la police, qui le traite sans raison d’une manière très dure, Ibrahim retourne à la maison
et explique sa frustration :
Je suis mal dans ma peau et l’espace couvrant le monde entier ne me suffirait pas
pour me sentir libre. Tout me paraît trop étroit tant ma frustration est grande. Frustré
d’être constamment enfermé, de toujours perdre. Emprisonné dans mon corps, mon
apparence, mon quartier, ma ville, mon département. (CS 156, 157).
La perception des autres sur soi est une chose difficile à influencer et cela est évidemment
frustrant. Par ailleurs, il est très difficile de s’échapper de sa cité, ce qui donne un sentiment
d’enfermement. L’envie de fuite et d’évasion dans des pays oniriques revient dans « Vagues à
l’âme » et « Il y a quelque chose d’inouï au Royaume de Danemark ». Dans la première
nouvelle, Samir veut fuir l’enfermement de la banlieue en allant à la mer, qui représente pour
lui la liberté. Il pense pouvoir oublier la banlieue : « Le sable de la plage lui manquait. Et
aussi l’air de la mer (…) l’allure paisible des nuages (…) Il était venu pour ça. C’était le seul
moyen d’échapper aux spectres de béton, aux horizons meurtris (…) d’oublier sa cité » (CS
34). Pourtant, même dans une maison d’un village au bord de la mer, il se sent encore
enfermé par le béton. Le protagoniste de « Il y a quelque chose d’inouï au Royaume de
Danemark » arrive à partir de son pays pour aller vivre au Danemark – à l’aide d’une attaque
de la Dansk Bank – et il réussit à s’installer là-bas. Au Danemark, il ne se voit pas confronté
aux « problèmes » qu’il a connus en France, il ne fait peur à personne. Le Danemark
symbolise ici le paradis, contraire de la France, dont il dit : « J’allais quitter la France, que je
haïssais presque » (CS 167) et « J’avais hâte de quitter la France » (CS 169).
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2.1.2. Le désespoir et la folie
Le désespoir revient régulièrement dans les nouvelles. Il est causé par l’environnement des
jeunes, la banlieue dont la description est très négative. Ainsi, dans la première nouvelle,
« Vagues à l’âme », le lecteur est tout de suite confronté à la banlieue comme lieu
d’enfermement. Samir, qui l’a quittée pour aller à la mer, n’en pouvait plus de l’étouffement
de sa cité, des blocs de bétons gris sans espérance ni perspective. Il explique à Sandrine, fille
d’un village normand au bord de la mer, à quoi ressemble la banlieue : « T’as qu’à imaginer
un endroit où t’as que du béton, partout, où que tu mettes ton nez. Y a plus de cœur, plus
d’âme, y a que de la putain de pierraille grise qui t’use les yeux, et t’as pas le choix parce que
tu peux pas regarder ailleurs » (CS 22). Samir insiste sur ces tours en disant que le ciel bleu,
pour lui le symbole de la liberté en combinaison avec la mer, est « défiguré par des tours de
quarante kilomètres de haut avec que des cages à lapins à l’intérieur » (CS 29). L’effet que
les tours de la banlieue ont sur les habitants ne doit en effet pas être sous-estimé, comme le
montre la nouvelle « Détours ». Hassan évite de toutes les manières possibles les tours de sa
cité, décrites comme :
Les sept tours de ma cité, trente étages, quarante mètres de haut, je les hais, je les
vomis. Elles m’ont élevé aux mamelles de la laideur (...). Les architectes (…)
construisaient des habitats psychopathogènes, criminogènes. L’infection a gagné les
trottoirs, la voirie, les grilles, les murs, les façades. Le gris et la rouille, les couleurs
du désespoir. (CS 84, 85).
La banlieue a donc tout en soi pour être le lieu du désespoir, un endroit dont on souhaite
s’échapper. L’auteur d’ « Une nuit de plus à Saint-Denis » insiste au début de son récit sur la
banlieue en tant que cause du désespoir et de la tristesse des jeunes. Commençant par une
description plutôt positive d’une belle journée d’été avec du soleil, le lecteur est rapidement
ramené à la réalité lorsque le protagoniste parle de l’endroit où il vit. Ainsi, l’image
pittoresque du soleil et des rideaux qui ondulent et dansent est remplacée par une « Fenêtre en
panorama de meurtrière avec zoom sur quartier pourri » (CS 118). En effet, les rues aux
tendres noms de fleurs sont un paradoxe avec la réalité, où « la laideur et la honte libèrent
une odeur faisant suffoquer l’œil » (CS 121). Le 93, le département de Seine-Saint-Denis, est
représenté comme « Un ciel brisé au-dessus d’un bateau de pirates sans gouvernail. La cime
et le gouffre » (CS 122). Ces descriptions montrent une perception très négative de leur
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quartier, qui est une des causes de leur souffrance. Un décor gris de malaise et d’enfermement
ne favorise en effet pas le bien-être des habitants, au contraire.
L’auteur de « Racisme aveugle » insiste sur l’influence de la résidence du protagoniste
sur la perception que les autres portent sur lui. Le gérant demande à Baptiste ce qu’il pense
des événements dans sa ville : « Cachan a été récemment dans l’actualité avec cette histoire
de gymnase squatté par des sans-papiers, qu’en avez-vous pensé ? » (CS 53). Cette histoire
n’a évidemment rien à voir avec les capacités de Baptiste dans son travail de vendeur. On lui
pose pourtant cette question comme si cela le concernait ou s’il en savait plus. Le lieu où l’on
habite détermine ainsi son identité. Notons que le directeur ne pose pas cette question à cause
de la couleur de peau de Baptiste, car il ne la connaît pas encore à ce moment-là, à cause de sa
cécité. Baptiste est très surpris par la question : « Baptiste s’était préparé à des coups vicieux,
pas à un scud. Demander son opinion politique en entretien d’embauche, c’est proscrit,
non ? » (CS 53).
La folie ressort dans plusieurs nouvelles, comme dans « Détours », où Hassan Dridi essaie
d’éviter de toutes les manières possibles les sept tours de sa cité : « Pour mon équilibre
mental, il ne faut pas que je les voie » (CS 65). Ayant passé du temps à l'hôpital
psychiatrique, Hassan explique pourquoi la banlieue le rend littéralement fou :
« Qu'est-ce que j'allais leur expliquer ? Qu’elles m’obsèdent ? Qu'au milieu d'elles, je
suis emmuré vivant ? (...) Qu'à leur pied, j'ai l'impression d'être un prisonnier
surveillé par des miradors ? (...) qu'elles me renvoient l'image de cinquante ans d'une
politique de concentration inhumaine ? » (CS 84).
Il s’avère ici que la construction de la banlieue avec les grandes tours qui ont pu accueillir des
milliers de personnes est une des causes de la situation des jeunes banlieusards.
L’environnement détermine les gens, les rend comme ils sont : « Ces géantes hideuses
bouchent mon horizon, mon avenir » (CS 84,85). Cette métaphore renvoie à la diffulté de
trouver un bon travail et d’accéder à une meilleure vie lorsqu'on habite dans une cité jugée
difficile. La haine du protagoniste vise surtout la politique française, qui a créé cette situation,
mais qui n'en assume pas les conséquences :
Les tours, les barres et toute cette lèpre, présentées comme une révolution pour les
revenus modestes des années cinquante, ont été le tombeau de leurs illusions perdues.
Les hommes politiques, de leurs cabinets ouatés, n'avaient pas prévu que la main
d'œuvre s'y installerait. (CS 85).
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En traitant de tels aspects comme la folie provoquée par le lieu d’habitation, Chroniques
d’une société annoncée souligne les conséquences qu’entraîne la situation particulière des
jeunes banlieusards issus de l’immigration. De plus, l’ouvrage montre que cela arrive aussi
aux « bons » jeunes, ceux qui ont un casier vierge et une bonne éducation. Il est difficile
d’échapper à de tels environnements.
Finalement, quelques nouvelles traitent des personnes qui sont déjà en pleine folie.
Ainsi, dans « Dans un jardin délaissé », Ahmed se trouve dans une maison de fous et est hors
de lui-même. Il voit des personnes imaginaires, comme son amie imaginaire Safia, à qui il
raconte ce qui lui est arrivé. Son histoire est basée sur la pièce de théâtre Hamlet de William
Shakespeare. Le père d’Ahmed est décédé et Ahmed veut « démasquer » le nouveau copain
de sa mère, un Français de souche, comme l’assassin de son père, tout comme Hamlet le
faisait à son oncle. Pourtant, dans « Dans un jardin délaissé », il est clair qu’Ahmed est
devenu fou après la mort – naturelle – de son père. Les protagonistes des nouvelles – dont
Ahmed – souffrent et sont en conflit avec eux-mêmes. Ils sont à la recherche de leur identité
et ont besoin de repères parce que nés en France ils sont confrontés aux discriminations. Les
personnages principaux des nouvelles « Une balle dans la tête » et « Je suis qui je suis »
plongent dans l’irréalité, ils sont mythomanes. Dans « Une balle dans la tête », le protagoniste
pense qu’il est Roger Federer et il parle à Rafael Nadal130 comme s’il s’agissait d’une bataille
entre deux « caïds » d’une cité. La nouvelle écrite par Faïza Guène, « Je suis qui je suis »,
parle d’une personne schizophrénique qui se présente plusieurs fois comme quelqu’un
d’autre : « Je m’appelle Thierry Henry (…) Je m’appelle Jean-Paul Gaultier (…) Je
m’appelle Sylvie Vartan (…) Je suis l’abbé Pierre » (CS 103, 113, 115). Dans la deuxième
partie de la nouvelle, un jeune de banlieue, Kamal Ait Moudane dit, contrairement aux autres
« Moi, je suis personne » (CS 112) et ses propos de désespoir montrent la souffrance de
l’enfermement, la folie et il finit par crier : « Sortez-moi d’ici ! » (CS 115). Le sentiment de
souffrance domine dans cette nouvelle, elle est soulignée dans le dernier alinéa : « Je suis
fatigué (…) Je suis triste. Je suis enfermé. » (CS 115).
Ce paragraphe a montré les sentiments au quotidien des jeunes banlieusards d’origine
maghrébine. Les nouvelles insistent sur les thèmes du racisme, du désespoir et de la folie et
montrent la vie complexe des protagonistes, qui souffrent beaucoup à cause du traitement que
leur fait subir la société dominante. On devient forcément un autre, « l’Arabe » et on se définit
130
Les deux meilleurs joueurs de tennis en ce moment.
77
comme tel. Ainsi, après toute une aventure pour arriver à son rendez-vous aux Assédics,
fermées pour cause de grève, Ibrahim soupire : « Je me sens ridicule. Moi, ma gueule
amochée, mon mollet en sang, mon jean déchiré et mes papiers de chômeur. Ma merdeuse vie
d’Arabe de banlieue en somme » (CS 154).
2.2 Les Français
Après avoir insisté sur les protagonistes d’origine étrangère en France, les marginaux, nous
abordons dans ce paragraphe les Français de souche présents dans Chroniques d’une société
annoncée. Nous voulons très fermement souligner que les Français présentés dans cet ouvrage
ne sont pas représentatifs pour le Français moyen et ne doivent donc pas être interprétés
comme tels. En effet, la vision des Français de souche qu’ont les personnages principaux des
nouvelles est en général très péjorative. Il est nécessaire de l’observer, parce qu’il s’agit de
montrer le comportement des Français avec qui les jeunes banlieusards sont le plus souvent en
contact, comme la police. Même si le point de vue des nouvelles est toujours celui d’un
Français issu de l’immigration, nous pouvons avoir une idée du comportement des Français
envers eux. Nous donnerons également une explication pour leur conduite.
La première Française qui entre en scène s’appelle Sandrine, une adolescente d’un village
normand au bord de la mer. Elle est intéréssée, puis presque obsédée par Samir, ce garçon
exotique venu d’un endroit relativement lointain et si différent d’elle. En effet, elle ne connaît
que sa région et contrairement à Samir, elle déteste la mer et son village : « Et la mer, j’en ai
ras le cul, tu comprends ? Elle me donne l’impression de vivre sur une île déserte. En plus,
faut pas croire, elle est grise aussi (…) au village, y a que dalle » (CS 30). D’une part, la
remarque de Sandrine prouve que la banlieue n’est pas le seul endroit où on peut se sentir
triste et enfermé, d’autre part, elle montre sa méconnaissance de la banlieue, car Sandrine ne
sait pas à quoi elle ressemble. Pour cette adolescente, l’exotisme incarné par Samir est un
moyen de s’échapper à sa vie malheureuse et surtout ennuyeuse.
Les autres Français qui apparaissent dans les nouvelles sont souvent en contact avec les
jeunes de banlieue, c’est-à-dire qu’ils « vivent » les uns à côté des autres dans la vie
quotidienne. La police est par exemple omniprésente et ses actions sont parfois considérées
comme douteuses, c’est-à-dire trop dures et pas toujours fondées. Il n’est donc pas étonnant
que dans plusieurs nouvelles, le rôle de la police soit remis en question. Il faut dire que dans
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les deux nouvelles où la police joue un rôle considérable, à savoir dans « Une nuit de plus à
Saint-Denis » et dans « Garde à vue », les jeunes sont innocents et ont un casier vierge. De
cette manière, les auteurs veulent souligner que les actes de la police sont absolument
injustifiés.
Dans les deux nouvelles, ce qui caractérise la police sont notamment les
généralisations et les préjugés, ainsi que le mépris en combinaison avec le sentiment de
supériorité à l’encontre des banlieusards. Le premier contact de la police avec Ibrahim est une
preuve de la généralisation envers les jeunes de banlieue et d’un jugement trop rapidement
porté sur ce jeune d’origine maghrébine. Par malheur, Ibrahim bouscule deux Gardiens de la
Paix en courant aux Assédics, où il a un rendez-vous. Il est clair qu’il ne l’a pas fait exprès.
La réaction des deux Gardiens est cependant très exagérée : « les fonctionnaires, eux, ont
résisté au choc sans chuter, ils n’ont rien de cassé, mais tous les deux courent vers moi, l’air
furieux et la main sur la matraque (…) arrivés à ma hauteur, ils me sautent à la gorge,
comme un pit-bull sur un chaton. » (CS 137). Sans explication, ils donnent à Ibrahim une
longue série de coups de matraque jusqu’à ce qu’il s’effondre au sol. Les premiers propos
qu’ils lui adressent, avant qu’il n’ait pu s’exprimer, sont remarquables : « Fous de rage, ils me
plaquent violemment au mur en criant à pleine gorge : « Tu bouges pas ! Tu bouges pas ! Tu
fermes la gueule et tu bouges pas, hein !!! » Je n’ai encore prononcé aucun mot. » (CS 137).
Ce début de « confrontation » entre Ibrahim et les deux Gardiens de la Paix montre la rapidité
du jugement sur le jeune homme, qui s’explique sans doute par un sentiment de menace
ressenti par les policiers, car plus tard dans la nouvelle, on apprend que ce n’est pas la
première fois que la police est la cible des violences. Par conséquent, les policiers en viennent
à généraliser en pensant que tout jeune – d’origine étrangère – qui entre en contact avec eux,
est forcément criminel et de mauvaise intention. Ils disent à leur collègue qui arrive plus tard
et qui prend parti pour Ibrahim : « tu sais très bien comment ils sont » (CS 149). Ils font ainsi
une généralisation de tous les jeunes banlieusards d’origine étrangère du quartier. Notons que
la policière qui va au secours d’Ibrahim – la seule « bonne » policière dans les nouvelles – est
une femme d’origine marocaine et pas Française de souche.
Comme nous l’avons dit dans le paragraphe précédent, la haine des policiers
s’accompagne d’expressions de mépris et d’insultes racistes. En général, il s’agit de termes et
d’expressions très péjoratives se rapportant aux origines des jeunes : « Comment ça se fait que
tu pues le Camerounais comme ça ? Hein ? (…) Mais t’empestes le bouc, mon salaud ! Le pur
bouc de Ouarzazate, alors ! » (CS 141). Il est important de noter ici qu’Ibrahim reste plus ou
moins tranquille et qu’il parle poliment : « Je suis vraiment désolé de vous avoir bousculé
79
monsieur l’agent, je ne vous ai vraiment pas vu mais je comprends que ça a pu vous énerver
(…) Écoutez monsieur l’agent, avec tout le respect que je vous dois » (CS 140, 143). Il est de
sa bonne foi, mais les Gardiens de la Paix n’y prêtent pas attention et se moquent de lui « Ça
va Mère Teresa, on t’a pas sonné » (CS 140) et ce qui est encore plus incompréhensible, c’est
qu’ils provoquent Ibrahim constamment : « - Chhhtt, ta gueule. – Hein ? – Ta gueule ! – Dites
pas ta gueule, s’il vous plaît… - Tu comprends pas quand j’te cause bouseaux ?! Toifrançais-pas-comprendre ? – Si, mais me dites pas ta gueule… - TA GUEULE ! » (CS 143,
144). La politesse à laquelle on s’attendrait plutôt de la part des policiers n’est que chez
Ibrahim. L’auteur montre que la violence des jeunes envers la police – Ibrahim n’arrive
finalement pas à se retenir – peut être une réaction aux provocations et à l’absence de respect
des policiers. Ibrahim partage les insultes habituelles qu’il subit avec le lecteur :
Des insultes habituelles ne m’étonnant pas de la part de gens comme eux. Comme le
fait que je pue l’Africain, que je suis sale et que les gens comme moi, ils en ont marre.
Qu’ils nous foutraient volontiers tous dans un bateau qu’ils feraient couler dans la
Méditerranée, pour se débarrasser de nous une bonne fois pour toutes ! (CS 147).
Nous voulons également insister sur le rôle de la police dans la nouvelle « Garde à vue ». Ici,
l’auteur va encore plus loin que dans « Une nuit de plus à Saint-Denis » quant au langage
violent et au comportement de la police. La haine, le racisme et surtout l’humiliation subis par
Abdel y sont encore plus grands. Les deux policiers veulent à tout prix qu’il avoue un crime
qu’il n’a pas commis. Il semble qu’Abdel soit la victime d’une recherche d’un coupable
sélectionné sur si peu de critères qu’à part lui, il y a encore beaucoup d’autres jeunes qui
auraient pu l’avoir fait. Il est pourtant important pour la police d’avoir l’auteur de cet acte
délictueux, pour ne pas perdre la face envers la banque qui a été braquée. Pour arriver à une
déclaration de la part d’Abdel, ils le maltraitent physiquement : « Bide [le policier] (…) lui
assène frénétiquement une flopée de gifles. Il le saisit ensuite par les cheveux et le somme
d’avouer » (CS 213). De plus, on le laisse pendant six heures assis dans la même position.
Irrités par le refus d’Abdel d’avouer le crime, un des policiers va plus loin en étouffant
presque Abdel. Les actes d’humiliation sont grands et très choquants pour le lecteur, comme
lorsque « Bide » décide d’uriner sur Abdel. La nouvelle finit sur un malheur, lorsque le
policier veut faire peur à Abdel en dégainant son pistolet : « Moi je peux te tuer parce que j’ai
un flingue et qu’il suffit d’appuyer sur la détente. Tu ne parles plus maintenant, hein, tu fais
dans ton falzar sale bicot… » (CS 222). Quand la porte s’ouvre et un autre policier entre,
« Bide » se retourne brusquement et un coup de feu retentit. Abdel est mort.
80
Cette nouvelle est choquante, non seulement à cause du langage violent utilisé, mais
aussi par les actes hallucinants de la police. Le lecteur doit s’interroger sur la cause de tant de
haine envers les jeunes de banlieue issus de l’immigration. Le but de l’ouvrage n’est pas de
montrer la vision des Français de souche sur cette problématique et il est difficile de saisir les
raisons et d’en faire une conclusion. Le lecteur ne comprend pas les policiers dans ces
nouvelles et c’est exactement le but du collectif « Qui fait la France ». Il montre ainsi que les
réactions envers les protagonistes d’origine étrangère sont hors normes et veut que le lecteur
s’identifie avec ces personnages. Ce que nous pouvons pourtant relever, c’est que le
comportement des policiers envers ces jeunes ressemble fort à celui de l’époque coloniale.
Les auteurs veulent montrer que même de nos jours, la situation est la même, un sentiment de
supériorité des Français envers les « nouveaux » Français, qui ne sont pas acceptés comme de
« vrais » Français. Il s’agit notamment des Français qui sont le plus souvent en contact avec
les jeunes, comme la police. Ibrahim remarque que sans l’aide de la policière qui est venu à
son secours : « j’aurais peut-être, comme dans le film American History X, fini la mâchoire et
les dents éclatées contre le trottoir par ces deux héritiers d’un comportement de colon de la
guerre d’Algérie » (CS 151). Les auteurs veulent que le Français moyen qui lit ces nouvelles,
s’interroge sur sa propre conduite envers les jeunes.
Dans les autres nouvelles, nous relevons la vision de quelques Français de souche envers les
jeunes banlieusards issus de l’immigration. Comme nous avons indiqué dans le premier
paragraphe de ce chapitre, les médias jouent un rôle considérable dans la constitution de cette
image. Nous trouvons un exemple dans « Garde à vue », où un article apparaît dans
L’Humanité à la suite de la mort d’Abdel. Connaissant la « vraie » histoire qui précède cet
article, il est intéressant de voir comment elle est traitée dans le journal. Ce qui est le plus
remarquable, c’est qu’on n’évoque que le fait que le policier n’avait pas le droit de porter une
arme et on ne dit rien sur ce qui s’est passé avant. Evidemment, le journal ne peut pas le
savoir, mais il faut noter qu’on dit à plusieurs reprises que la victime était déjà connue auprès
de la police pour de petits délits et qu’elle « s’était déjà rebellée durant l’une de ses
interpellations » (CS 224). Avec une telle description d’Abdel, le lecteur a beaucoup moins
de pitié pour lui que celui qui connaît toute l’histoire. Néanmoins, remarquons que les
origines d’Abdel ne sont pas évoquées, ni son prénom arabe. On dit seulement qu’il a été tué
dans un commissariat de la banlieue parisienne et on insiste sur son casier judiciaire. Cela
veut dire qu’on ne lui donne pas tout de suite le statut d’ « Arabe », ce qui aurait pu renforcer
les préjugés existants chez les lecteurs. Le journal semble donc plus ou moins objectif en
81
n’évoquant pas les origines de la victime, mais il donne des informations négatives limitées
sur la police et suggère que l’on a affaire à un « jeune de banlieue ».
Pour finir, nous regardons l’impression du Français « moyen » sur les protagonistes
d’origine étrangère. Comme les policiers, ils font aussi une différence entre les Français de
souche et les Français « de branche ». Ainsi, dans « Une journée à Dreux », un Français lui
dit : « - Sénégal – France, vous avez eu de la chance…Mais bien joué (…) – J’suis pas
sénégalais. – T’es quoi ? – J’suis français. – T’es français… Mais tu vois ce que je veux
dire » (CS 262). En parlant justement du Sénégal et de la France, le Français, une ancienne
connaissance du protagoniste, fait une différence douloureuse, affichant ce dernier comme
« Sénégalais », alors qu’ils ont grandi ensemble en France. Dans « Racisme aveugle », il
devient clair que les préjugés sont totalement imprégnés et très difficiles à effacer. On a beau
être né en France et on peut posséder autant de compétences qu’on le souhaite, tant qu’on a la
peau noire, le travail de vendeur dans un magasin de vêtements prestigieux est inaccessible.
La question reste de savoir si cela est uniquement à cause des gérants du magasin et de la
marque ou si c’est aussi le vœu des clients. Il est très probable que ces derniers achètent plus
si le vendeur est blanc, car on se méfie souvent – à tort – des personnes de peau noire. Un
autre préjugé est relevé dans « Détours », où Hassan remarque : « C’est fou le nombre de fois
où on m’a catalogué dealer juste parce que je suis un Arabe de banlieue » (CS 76).
Finalement, la nouvelle « Il y a quelque chose d’inouï au Royaume du Danemark »
veut signaler que les jeunes issus de l’immigration sont uniquement vus comme les « Autres »
en France même. Au Danemark, les gens l’affichent comme « Français ». L’auteur veut ainsi
souligner qu’il existe une situation et un traitement de ces jeunes par les Français qui doivent
être mis en question.
82
IV Synthèse
Dans les deux chapitres précédents, nous avons proposé une analyse de la France des années
60 et des années 2000 à travers les yeux des Français « de souche » et des Français d'origine
maghrébine dans Meurtres pour mémoire, Le gone du Chaâba et Chroniques d'une société
annoncée. Dans cette synthèse, nous aimerons notamment insister sur le message des auteurs
et leur manière de le faire passer au lecteur.
Si les trois romans analysés dans ce mémoire sont différents, les ressemblances ne sont pas à
négliger. Les auteurs sont clairement engagés et veulent passer un message au lecteur. Ils
utilisent plusieurs moyens pour arriver à leurs buts. Ainsi, il est remarquable que les écrivains
ont fait un choix non-évident de personnages principaux, des Français « marginaux » dans le
sens qu’ils appartiennent à une minorité. Nous avons déjà insisté sur le choix des personnages
dans Chroniques d’une société annoncée. Les « bons jeunes » d’origine étrangère reviennent
également dans les deux autres romans. Ainsi, Le gone du Chaâba est écrit du point de vue du
petit Azouz, un enfant né en France d'origine algérienne. En écrivant l’histoire à travers les
yeux du « gone », l’auteur se permet de faire une description naïve de la société française et
de la marginalité d’Azouz et de sa famille au Chaâba, le petit monde algérien en France. De
cette manière, il peut critiquer le comportement de certains Français envers les Algériens. Il
incite le lecteur à réfléchir en montrant certaines situations comme une évidence à travers le
regard naïf d’un enfant, alors qu'en réalité elles sont épouvantables, comme la description
idyllique du camion de poubelles, qui est en fait un tas de saletés. En même temps, l’écrivain
pose la question du traitement des élèves d’origine maghrébine à l’école, en présentant trois
professeurs différents. Au cours du roman et surtout vers la fin, Azouz Begag montre une
« rupture » entre les enfants, grandis en France, et leurs parents, qui ont passé la plupart de
leur vie en Algérie. Il insiste sur les problèmes que rencontrent les jeunes d’origine
algérienne, mais aussi à quel point ils désirent accéder à la société française.
Le choix des personnages principaux est aussi très important dans Meurtres pour
mémoire. Dans les deux premiers chapitres, on suit trois personnages : Saïd Milache, Roger
Thiraud et Kaïra Guelanine, un Français et deux Algériens. Le 17 octobre 1961 se déroule à
travers leurs histoires. On voit donc surtout leurs opinions et leurs points de vues, même s’il y
a un narrateur omniscient qui raconte, qui observe. En prenant les deux Algériens pour
protagonistes, on comprend mieux les raisons pour lesquelles ils se comportent d’une certaine
83
façon et pourquoi la manifestation a été organisée. Si le concierge de l’immeuble avait été le
narrateur, l’histoire aurait été complètement différente. Le lecteur n’aurait sans doute pas
compris les vraies raisons de la manifestation et serait resté englué dans les préjugés de
l’époque. De plus, Didier Daeninckx n’a pas choisi n’importe quel personnage d’Algériens :
Kaïra ne représente pas la majorité des femmes dans les bidonvilles, elle est plus libre :
Kaïra connaissait des femmes dont le dernier pas en dehors du bidonville remontait à
deux, voire trois ans. Sa mère était ainsi. Le jour de sa mort, Kaïra s’était juré de ne
pas être une simple hypothèse de sa mère (…) Elle se tenait à son serment et (…) elle
se libérait, insensiblement, du fardeau des traditions. (MM 21-22).
Kaïra donne l’image d’une femme algérienne moderne, libre. Ainsi, Daeninckx veut montrer
que toutes les femmes algériennes ne sont pas dociles « comme des moutons », ne restent pas
toutes confinées à la maison avec leurs enfants. Il y a des femmes qui sont entreprenantes et
qui ne sont pas autre que la femme française.
Il en est de même des personnages français choisis par l’auteur, à savoir Roger
Thiraud dans les deux premiers chapitres et ensuite l’inspecteur Cadin. Ils sont différents que
la plupart de leurs compatriotes de l’époque. Ils défendent les colonisés, les Algériens, et
essaient de montrer à leurs collègues qu’ils ont tort : il faut perdre ses préjugés et ne pas
cacher des faits historiques dont on a honte.
Pour transmettre leur message, les auteurs accordent une grande place au langage, bien que
l’un plus que l’autre. Ainsi, le style d’écriture de Meurtres pour mémoire facilite la lecture du
récit, il est rapide. En renvoyant le lecteur à d’autres ouvrages, tel que le film « Récupérateur
des cadavres » (MM 18), l’auteur renforce l’importance de certains événements et aide à
mieux comprendre l’histoire.
Le langage dans Le gone du Chaâba est assez particulier. Azouz Begag a inséré un
« Petit dictionnaire des mots bouzidiens » pour aider le lecteur à comprendre le langage des
natifs de Sétif, comme « Abboué » (papa) et « Chkoun » (Qui est-ce ?). Ensuite, le lecteur
trouve le « Petit dictionnaire des mots azouziens », en d’autres mots le langage des natifs de
Lyon, qui contient des mots comme « Boche » (pierre, caillou) et « Braque » (vélo). Ce
langage sert une écriture réaliste de l’histoire. En effet, il ne serait pas très convaincant de
faire parler les Algériens vivant au Chaâba en un français parfait. Le langage sert également à
montrer la différence entre Azouz et ses camarades de classe français. Lorsque le maître
demande pendant une leçon de morale sur l’hygiène ce qu’il faut pour bien se laver, Azouz
84
répond « Un chritte et une kaissa ! » (GC 95).131 Quand le maître lui demande ce que c’est et
qu’à la suite de son explication, les élèves dans la classe se taisent, Azouz se rend compte que
ces mots ne sont pas français et il rougit de honte.
Comme dans Le gone du Chaâba, les auteurs de Chroniques d’une société annoncée utilisent
un registre particulier. Ils n’hésitent pas à employer des mots argots et familiers et leur
langage est parfois violent, voire choquant. Dans « Une balle dans la tête », on croit d’abord
qu’il s’agit d’un « combat » entre deux caïds d’une cité. Des paroles comme « fric »,
« lascar » et « enfoiré » reviennent régulièrement et le texte est rendu violent par la fréquence
des insultes comme « putain ». Nous trouvons également de tels propos envers la personne à
qui le protagoniste s’adresse : « Je vais te la dégonfler, ta grosse tête » (CS 88) et « Tu
mériterais une volée, salopard » (CS 89). Si ce registre de langage risque de répugner une
partie des lecteurs, il est certainement choisi pour renforcer et mieux faire comprendre le
message des auteurs. Les jeunes de la banlieue ont créé leur propre langue. Il faut penser ici
au verlan et à des mots construits à partir de l’arabe, comme « kiffer » – du mot arabe « kif »,
qui signifiait « état de béatitude », puis « cannabis » – et le terme « scoot », employé pour
désigner des bandes dans les banlieues – en arabe, « scoot » veut dire « ferme-la » –. Ce genre
de discours peut sembler inapproprié en littérature, mais il est réaliste. Les jeunes banlieusards
ont recours à un tel langage pour construire leur propre identité. Dans la nouvelle « Il y a
quelque chose d’inouï au royaume du Danemark », la langue joue un grand rôle et le
protagoniste se rend compte qu’il emploie le français différemment quand il se trouve en
dehors de la France : « Je parlais encore verlan, mais de moins en moins, ce n’était plus la
peine » (CS 172). Le verlan est un langage qu’il emploie dans sa cité et lorsqu’il la quitte, il
n’en a plus besoin. Plus généralement, les auteurs estiment probablement que pour
comprendre les jeunes de banlieue d’origine maghrébine, il faut utiliser un registre argotique.
En même temps, on s’attend aussi à un tel langage, comme nous l’avons vu dans « Abdel Ben
Cyrano ». Le changement du registre – le maire qui utilise des propos vulgaires et Abdel qui
se sert d’un langage très poli – embrouille le lecteur.
Finalement nous insistons sur le choix du genre des auteurs. Pour Didier Daeninckx, le roman
historique – mélangé au roman policier – est le genre par excellence pour transmettre son
message. Le roman historique lui permet de prendre un événement comme la manifestation du
131
Un « chritte » est un gant de crin et une « kaissa » signifie un gant de toilette.
85
17 octobre 1961 et de choisir un certain point de vue afin de le décrire et de dénoncer. Le
genre du roman policier n’a pas été choisi au hasard non plus. Il crée un suspense chez le
lecteur, qui lui donne envie de continuer à lire l’histoire. De plus, le roman policier a l’air
d’être un roman vraisemblable. Il permet facilement au lecteur de créer sa propre image de
l’enquête policière, de chercher le coupable. Et surtout, il laisse le lecteur s’identifier à
l’inspecteur. Grâce à ce genre, le lecteur comprend mieux à travers la fiction le message de
Daeninckx, le but de son roman. De plus, Didier Daeninckx s’est permis avec Meurtres pour
mémoire de critiquer directement celui qui est, selon lui, le responsable du massacre du 17
octobre 1961, à savoir Maurice Papon, le préfet de police de Paris de l’époque. Il lui a donné
un pseudonyme, André Veillut, mais ses accusations sont très claires : Maurice Papon est un
assassin. C’était une révélation à l’époque.
L’interaction entre la littérature et la société et son interprétation se manifestent le
mieux à travers les romans Le gone du Chaâba et Chroniques d’une société annoncée. Dans
le premier ouvrage, Azouz Begag montre la situation des ouvriers algériens et celle de leurs
enfants, souvent nés en France. A travers les yeux d’Azouz, qui grandit dans un bidonville
relativement loin du monde des Français, le lecteur peut se construire une image des années
60, vu d’un côté qui a été longtemps mis trop peu en avant. On suit le parcours du jeune
Azouz, qui, contrairement aux autres « gones », réussit à l’école. Azouz Begag explique luimême aussi pourquoi il a écrit Le gone du Chaâba en disant :
Une raison psychologiquement très forte me pousse à le faire. C’est l’histoire d’un
enfant qui sort du bidonville et qui réussit à l’école, donc dans la société. Seulement,
dans ce bidonville, sur les quarante enfants il n’y en a qu’un qui s’en sort et c’est moi.
Et ça c’est difficile à vivre. Les trente-neuf autres restent derrière toi et tu te dis :
pourquoi moi ? Tu vis mal ton succès, ta réussite ! Les trente-neuf autres se disent
d’ailleurs la même chose : pourquoi lui ?132
La relation entre les jeunes et leur environnement géographique en France est un des points
sur lequel les auteurs de Chroniques d’une société annoncée s’appuient. A travers les yeux
des jeunes banlieusards d’origine maghrébine, le lecteur est confronté à la situation dans
laquelle ils se trouvent. La sociocritique offre la possibilité de montrer à quel point la
perception de ces jeunes par les Français est dominée par les préjugés et de plus il permet
d’insister sur la difficulté de vivre dans la banlieue et les conséquences que cette vie entraîne.
Le Manifeste que nous avons commenté dans le troisième chapitre explique clairement le but
du roman. Il souligne que les auteurs veulent rompre avec la littérature « dominante » pour
132
TERRASSE, J.M. Génération beur, etc. – La France en couleurs. Paris, Plon, 1989, p.135.
86
créer un nouveau type de littérature, plus aux prises avec le quotidien des banlieues et nous
pouvons conclure qu’ils ont bien réussi. L’interaction entre la littérature et la société apporte
la démonstration que l’une peut peut-être aider l’autre à se remettre en question.
87
Conclusion
Au cours des siècles, la littérature a souvent reflété les tendances sociales et politiques de la
société. Elle est un moyen très diversement utilisé par les auteurs, pour démontrer, dénoncer,
interpeller et persuader. Dans notre mémoire, nous avons cherché la réponse à la question de
savoir : « Comment la littérature reflète-t-elle la société française ? » en insistant d’abord sur
la situation de la France à travers notre littérature secondaire, comme des articles et des
documentaires, pour ensuite analyser trois romans traitant la même période.
Il ressort de notre analyse que Meurtres pour mémoire, Le gone du Chaâba et Chroniques
d’une société annoncée reflètent la société et qu’ils insistent notamment sur son côté moins
connu et négligé et là sont les buts des romans. Ils veulent montrer la situation des
« marginaux » de la société française, pour éveiller l’intérêt des médias. Ainsi, Meurtres pour
mémoire a révélé les détails de la manifestation du 17 octobre 1961, longtemps occultée en
France. Daeninckx veut combattre cette attitude et force le lecteur à regarder la réalité en face.
Il le fait de plusieurs manières, mais les plus fortes sont le point de vue choisi et le genre du
roman. En présentant l’ouvrage sous la forme d’un roman historique et policier, il devient
plus intéressant pour le Français moyen, qui consulterait moins facilement un manuel
d’histoire. Les médias ont repris cette discussion en s’interrogeant sur la société actuelle,
influencée par le passé. Le gone du Chaâba est un ouvrage moins engagé, mais s’appuie,
comme les deux autres romans, sur la relation entre les Français « de souche » et les immigrés
et leurs enfants dans la société française. Il montre la difficulté d’accéder à la société française
quand les origines se trouvent hors de France, surtout si elles sont algériennes, l’Algérie reste
un cas sensible pour les Français. Les recherches d’Azouz Begag ont abouti à un engagement
politique. Le gouvernement français montre ainsi qu’on doit regarder en face les problèmes
entre les gens de diverses origines dans la société française, mais il est difficile de trouver une
solution et les critiques sur la politique française dans ce domaine sont grandes. Chroniques
d’une société annoncée insiste sur le besoin d’une société française meilleure, dans laquelle le
respect et l’égalité prendront de l’importance. Bien que les auteurs dépeignent la mauvaise
situation des personnes d’origines différentes, ils ont confiance en l’évolution de la société
française. Les douze nouvelles montrent de façons différentes comment les « marginaux », les
jeunes banlieusards notamment d’origine algérienne, souffrent quotidiennement dans un
environnement – la banlieue – qui détermine involontairement leur identité et qui les enferme.
Ils sont souvent la cible du racisme, qui entraîne le désespoir et peut finir en folie.
88
Les trois romans parlent du réel et proposent un témoignage. Ils incitent le lecteur à réfléchir
sur la situation en France, aussi bien celle du passé que celle du présent. Si le pays évolue, il
est toujours confronté à de grands problèmes. La France agit de manière contradictoire, en
proclamant l’égalité de tous les citoyens, alors qu’en réalité, c’est inexact. A cet effet, il est
remarquable que de nos jours, l’Etat français interdit toujours des recherches concernant les
problèmes d’adaptation propres à la troisième génération des Algériens en France en
argumentant qu’il n’y en a pas.133 Selon eux, tous ceux qui habitent en France sont français.
Nous avons vu dans notre mémoire, qu’en pratique cela n’est pas le cas. On ne peut pas nier
que dans la société française, une différence basée sur les origines perdure. Le témoignage de
Mustapha Kessous en est l’exemple flagrant. Nous pouvons ainsi conclure que de nos jours,
comme dans les années 60, la France a toujours un problème avec son histoire, car elle ne
l’accepte pas en entier – la polémique au festival de cinéma de cette année à Cannes en est la
preuve –.134 Nous voyons ce comportement aussi dans la politique. Si les Français ont été
choqués par l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour des élections présidentielles en
2002, le Front National a encore été en hausse dans les élections régionales de 2010.
L’explication réside entre autres dans le mécontentement des citoyens envers la politique de
Nicolas Sarkozy. Il semble qu’il s’agit d’un défoulement de la part de certains Français – qui
implique le refus des jeunes d'origine étrangère – contre les problèmes irrésolus dans leur
société. Il s’agit donc d’une fracture coloniale, sociale et géographique, car les personnes
issues d’ex-colonies vivant dans les banlieues ont du mal à accéder à la société française, qui
reste méfiante envers eux. A cet égard, les trois romans analysés dans notre mémoire essaient
justement de démontrer qu’il ne faut pas tout de suite accuser les immigrés d’un manque
d’assimilation, car la problématique est beaucoup plus complexe que cela. De plus, les
ouvrages insistent sur le besoin d’accepter les Français d’origine algérienne comme des vrais
Français, car nés en France, ils sont toujours considérés comme des « Autres » par les
Français. Les trois romans font ainsi un appel au lecteur. Le choix des personnages lui permet
de s’identifier à eux et peut être de mieux les comprendre. Les auteurs soulignent que les
immigrés et les jeunes issus de l’immigration ne sont pas une difficulté, mais une ressource et
qu’il faut les approcher de cette façon.
133
134
DE KONING, M. « Hoe denkt Nederland dat Parijs denkt? » dans En Route, n°121, 2010, p.7.
AUTEUR INCONNU. « Algérie – France : le choc des mémoires – encore », dans Le Monde, 20 mai 2010.
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92
Annexe I
Manifeste
Parce que nous pensons que la France est un pays moderne dont le vivre ensemble s’élabore
par le décloisonnement des mentalités, la reconnaissance des souffrances particulières, la mise
en récit de sa diversité et de ses imaginaires
Parce que nous refusons que l’espace public, seule ressource intellectuelle dont dispose une
société pour se penser, soit gaspillé par les vaines polémiques, la dérision systématique, les
discours convenus et l’inlassable mise en scène des dominants
Parce que la littérature à laquelle nous croyons, comme contribution essentielle à la guerre du
sens, est aux antipodes de la littérature actuelle, égotiste et mesquine, exutoire des humeurs
bourgeoises
Parce que nous sommes convaincus que l'écriture, aujourd'hui plus que jamais, ne peut plus
rester confinée, molle, doucereuse, mais doit au contraire devenir engagée, combattante et
féroce
Parce que nous refusons de demeurer spectateurs des souffrances dont sont victimes les plus
fragiles, les déclassés, les invisibles
Parce que nous prenons acte des défaillances d'une politique qui ne s'est jamais véritablement
dotée des moyens nécessaires pour lutter contre les inégalités qui obèrent les possibilités d'un
avenir meilleur
Parce que catalogués écrivains de banlieues, étymologiquement le lieu du ban, nous voulons
investir le champ culturel, transcender les frontières et ainsi récupérer l’espace confisqué qui
nous revient de droit, pour l’aspiration légitime à l’universalisme
Parce que cette génération, la nôtre, a le feu pour réussir, le punch pour démolir les portes, la
rage pour arriver au but, le charisme pour crever l'écran, l'intelligence pour rafler les
diplômes, la force pour soulever les barricades, la hargne du sportif, la beauté du livre, le
caractère de l'Afrique, l'odeur du Maghreb, l'amour du drapeau tricolore et de la poésie de
France
Parce que ce pays, notre pays, a tout pour redevenir exemplaire, à condition qu'il s'accepte
comme il est, et non tel qu'il fut;
Nous, artistes, décidons de rassembler nos forces et d’œuvrer ensemble pour lutter contre les
inégalités et les injustices
Nous, enfants d'une France plurielle, voulons promouvoir cette diversité qui est un atout et
une chance pour demain, une force collective
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Nous, femmes et hommes du verbe amoureux du sens et de l'action, nous voulons agir, à
notre échelle, et contribuer ainsi à l'édification d'une société plus solidaire
Nous, somme d'identités mêlées, nous mettons toutes nos forces dans la bataille pour l'égalité
des droits et le respect de tous, au-delà des origines géographiques et des conditions sociales
Nous, citoyens de là et d'ailleurs, ouverts sur le monde et sa richesse, souhaitons combattre
par le verbe et par la plume les préjugés honteux qui sclérosent notre pays et minent le vivreensemble
Nous, écrivains en devenir, ancrés dans le réel, nous nous engageons pour une littérature au
miroir, réaliste et démocratique, réfléchissant la société et ses imaginaires en son entier
Nous, enfants de la République, souhaitons participer à la force de son message, la puissance
de son inspiration et à traduire dans les faits la valeur de ses principes
Nous, fils de France, issus d'ici, lassés de l'arrogance des nantis face à nos cris de détresse,
nos appels à l’aide et nos lettres restées mortes, nous tournons aujourd’hui nos voix et nos
plumes vers la nation en nous levant comme un seul homme, comme une seule encre
Ensemble, nous existons
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Annexe II
Editorial du "Monde"
Algérie-France : le choc des mémoires - encore
LE MONDE | 20.05.10 | 14h30 • Mis à jour le 22.05.10 | 10h41
A un moment ou un autre de leur histoire, tous les peuples ont du mal à regarder
leur passé en face. Du mal à ouvrir, rouvrir les archives des périodes les moins
dignes ou les plus douloureuses de leur aventure collective.
Entre l'Algérie et la France, le psychodrame est permanent. Pour reprendre
l'expression, lumineuse, de l'académicien Pierre Nora, il oppose la mémoire et
l'histoire. D'un côté, la perception, nourrie d'affect, de sentiments, de
ressentiment, qu'ont les uns et les autres de leur passé ; de l'autre, la
reconstitution, aussi dépassionnée qu'il est possible, des événements de ce passé.
Tout est bon, tout est sujet à querelle sur fond d'opposition entre histoire et
mémoire. Cette fois, la polémique a lieu à Cannes, au festival cinématographique.
Sélectionné pour représenter l'Algérie, Hors-la-loi, le film de Rachid Bouchareb le réalisateur d'Indigènes -, relate les événements de Sétif de mai 1945.
Dans cette petite ville de la région du Constantinois, la répression de
manifestations nationalistes algériennes - qui firent une centaine de morts dans la
population française - prit des allures de massacre. L'armée et la police françaises
ont tué des milliers d'Algériens - les chiffres vont de près de 2 000 à plus de 45
000 ; des dizaines de milliers d'autres ont été blessés.
L'Algérie y voit le début de la guerre qui la conduira à l'indépendance, en 1962. La
France, elle, a longtemps voulu occulter la tuerie de Sétif - un fait aujourd'hui
avéré. Mais certains ne l'acceptent toujours pas. A Cannes, sous la pression d'un
groupe de députés de la majorité, le sous-préfet, représentant officiel de l'Etat,
entend aller, vendredi, déposer une gerbe à la mémoire "de toutes les victimes de
la guerre d'Algérie".
Pourquoi ? Sétif ferait trop mal, trop honte à la France ? Faudrait-il "compenser"
par une cérémonie rappelant, sans le dire, que l'Algérie, elle, s'est aussi rendue
coupable de massacres - contre les harkis, les Algériens accusés de collaborer avec
la puissance coloniale, tués par milliers après l'indépendance ? Cet exercice
d'équilibrage est absurde. On ne se prononcera pas ici sur Hors-la-loi. Les
massacres de Sétif sont un fait historique ; ceux des harkis aussi. Les uns ne
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justifient pas les autres. Ce qui est pour le moins condamnable, c'est cette
impression que donne le sous-préfet, donc la France, d'un refus de voir les
événements de Sétif pour ce qu'ils ont été. Au nom de quoi ? Au nom du fait que
l'Algérie fait de même avec le drame des harkis ?
Cet enfermement des mémoires, cette concurrence entre elles divisent toujours les
deux pays. Comment dépasser ce qui relève d'une sorte d'immaturité historique
partagée ? A un moment où elles entretiennent de bonnes relations économiques,
l'Algérie et la France sont incapables de liens politiques apaisés.
Et ce n'est pas d'un sous-préfet dont on a besoin, en l'espèce, mais des historiens.
Pour sortir de la bataille mémorielle et entrer progressivement dans le partage de
vérités historiques, à confronter comme telles.
Article paru dans l'édition du 21.05.10
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Annexe III
Récit
Moi, Mustapha Kessous, journaliste au "Monde"
et victime du racisme
LE MONDE | 23.09.09 | 14h46 • Mis à jour le 18.12.09 | 14h59
Brice Hortefeux a trop d'humour. Je le sais, il m'a fait une blague un jour. Jeudi
24 avril 2008. Le ministre de l'immigration et de l'identité nationale doit me
recevoir dans son majestueux bureau. Un rendez-vous pour parler des grèves de
sans-papiers dans des entreprises. Je ne l'avais jamais rencontré. Je patiente avec
ma collègue Laetitia Van Eeckhout dans cet hôtel particulier de la République.
Brice Hortefeux arrive, me tend la main, sourit et lâche : "Vous avez vos papiers
?"
Trois mois plus tard, lundi 7 juillet, jour de mes 29 ans. Je couvre le Tour de
France. Je prépare un article sur ces gens qui peuplent le bord des routes. Sur le
bitume mouillé près de Blain (Loire-Atlantique), je m'approche d'une famille
surexcitée par le passage de la caravane, pour bavarder. "Je te parle pas, à toi",
me jette un jeune homme, la vingtaine. A côté de moi, mon collègue Benoît
Hopquin n'a aucun souci à discuter avec cette "France profonde". Il m'avouera
plus tard que, lorsque nous nous sommes accrédités, une employée de
l'organisation l'a appelé pour savoir si j'étais bien son... chauffeur.
Je pensais que ma "qualité" de journaliste au Monde allait enfin me préserver de
mes principaux "défauts" : être un Arabe, avoir la peau trop basanée, être un
musulman. Je croyais que ma carte de presse allait me protéger des "crochets"
balancés par des gens obsédés par les origines et les apparences. Mais quels que
soient le sujet, l'endroit, la population, les préjugés sont poisseux.
J'en parle souvent à mes collègues : ils peinent à me croire lorsque je leur décris
cet "apartheid mental", lorsque je leur détaille les petites humiliations éprouvées
quand je suis en reportage, ou dans la vie ordinaire. A quoi bon me présenter
comme journaliste au Monde, on ne me croit pas. Certains n'hésitent pas à
appeler le siège pour signaler qu'"un Mustapha se fait passer pour un journaliste
du Monde !"
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Ça fait bien longtemps que je ne prononce plus mon prénom lorsque je me
présente au téléphone : c'est toujours "M. Kessous". Depuis 2001, depuis que je
suis journaliste, à la rédaction de Lyon Capitale puis à celle du Monde, "M.
Kessous", ça passe mieux : on n'imagine pas que le reporter est "rebeu". Le grand
rabbin de Lyon, Richard Wertenschlag, m'avait avoué, en souriant : "Je croyais
que vous étiez de notre communauté."
J'ai dû amputer une partie de mon identité, j'ai dû effacer ce prénom arabe de mes
conversations. Dire Mustapha, c'est prendre le risque de voir votre interlocuteur
refuser de vous parler. Je me dis parfois que je suis parano, que je me trompe.
Mais ça s'est si souvent produit...
A mon arrivée au journal, en juillet 2004, je pars pour l'île de la Barthelasse, près
d'Avignon, couvrir un fait divers. Un gamin a été assassiné à la hachette par un
Marocain. Je me retrouve devant la maison où s'est déroulé le drame, je frappe à
la porte, et le cousin, la cinquantaine, qui a tenté de réanimer l'enfant en sang, me
regarde froidement en me lançant : "J'aime pas les Arabes." Finalement, il me
reçoit chez lui.
On pensait que le meurtrier s'était enfui de l'hôpital psychiatrique de l'endroit :
j'appelle la direction, j'ai en ligne la responsable : "Bonjour, je suis M. Kessous du
journal Le Monde..." Elle me dit être contente de me recevoir. Une fois sur place,
la secrétaire lui signale ma présence. Une femme avec des béquilles me passe
devant, je lui ouvre la porte, elle me dévisage sans me dire bonjour ni merci. "Il est
où le journaliste du Monde ?", lance-t-elle. Juste derrière vous, Madame : je me
présente. J'ai alors cru que cette directrice allait s'évanouir. Toujours pas de
bonjour. "Vous avez votre carte de presse ?, me demande-t-elle. Vous avez une
carte d'identité ?" "La prochaine fois, Madame, demandez qu'on vous faxe l'état
civil, on gagnera du temps", riposté-je. Je suis parti, évidemment énervé,
forcément désarmé, avant de me faire arrêter plus loin par la police qui croyait
avoir... trouvé le suspect.
Quand le journal me demande de couvrir la révolte des banlieues en 2005, un
membre du club Averroès, censé promouvoir la diversité, accuse Le Monde
d'embaucher des fixeurs, ces guides que les journalistes paient dans les zones de
guerre. Je suis seulement l'alibi d'un titre "donneur de leçons". L'Arabe de service,
comme je l'ai si souvent entendu dire. Sur la Toile, des sites d'extrême droite
pestent contre "l'immonde" quotidien de référence qui a recruté un "bougnoule "
pour parler des cités.
98
Et pourtant, s'ils savaient à quel point la banlieue m'était étrangère. J'ai grandi
dans un vétuste appartement au coeur des beaux quartiers de Lyon. En 1977,
débarquant d'Algérie, ma mère avait eu l'intuition qu'il fallait vivre au centre-ville
et non pas à l'extérieur pour espérer s'en sortir : nous étions parmi les rares
Maghrébins du quartier Ainay. Pour que la réussite soit de mon côté, j'ai demandé
à être éduqué dans une école catholique : j'ai vécu l'enfer ! "Retourne dans ton
pays", "T'es pas chez toi ici", étaient les phrases chéries de certains professeurs et
élèves.
Le 21 décembre 2007, je termine une session de perfectionnement dans une école
de journalisme. Lors de l'oral qui clôt cette formation, le jury, composé de
professionnels, me pose de drôles de questions : "Etes-vous musulman ? Que
pensez-vous de la nomination d'Harry Roselmack ? Si vous êtes au Monde, c'est
parce qu'il leur fallait un Arabe ?"
A plusieurs reprises, arrivant pour suivre un procès pour le journal, je me suis vu
demander : "Vous êtes le prévenu ?" par l'huissier ou le gendarme en faction
devant la porte du tribunal.
Le quotidien du journaliste ressemble tant à celui du citoyen. Depuis plusieurs
mois, je cherche un appartement. Ces jours derniers, je contacte un propriétaire et
tombe sur une dame à la voix pétillante : "Je m'appelle Françoise et vous ?" "Je
suis M. Kessous ", lui répondis-je en usant de mon esquive habituelle. "Et votre
prénom ?", enchaîne-t-elle. Je crois qu'elle n'a pas dû faire attention à mon
silence. Je n'ai pas osé le lui fournir. Je me suis dit que, si je le lui donnais, ça
serait foutu, qu'elle me dirait que l'appartement avait déjà été pris. C'est arrivé si
souvent. Je n'ai pas le choix. J'hésite, je bégaye : "Euhhhhh... Mus... Mustapha."
Au départ, je me rendais seul dans les agences immobilières. Et pour moi - comme
par hasard - il n'y avait pas grand-chose de disponible. Quand des propriétaires
me donnent un rendez-vous pour visiter leur appartement, quelle surprise en
voyant "M. Kessous" ! Certains m'ont à peine fait visiter les lieux, arguant qu'ils
étaient soudainement pressés. J'ai demandé de l'aide à une amie, une grande et
belle blonde. Claire se présente comme ma compagne depuis cet été et fait les
visites avec moi : nous racontons que nous allons prendre l'appartement à deux.
Visiblement, ça rassure.
En tout cas plus que ces vigiles qui se sentent obligés de me suivre dès que je pose
un pied dans une boutique ou que ce vendeur d'une grande marque qui ne m'a pas
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ouvert la porte du magasin. A Marseille, avec deux amis (un Blanc et un Arabe) producteurs du groupe de rap IAM -, un employé d'un restaurant a refusé de nous
servir...
La nuit, l'exclusion est encore plus humiliante et enrageante, surtout quand ce
sont des Noirs et des Arabes qui vous refoulent à l'entrée d'une boîte ou d'un bar.
Il y a quatre mois, j'ai voulu amener ma soeur fêter ses 40 ans dans un lieu
parisien "tendance". Le videur nous a interdit l'entrée : "Je te connais pas !" Il
aurait pourtant pu se souvenir de ma tête : j'étais déjà venu plusieurs fois ces
dernières semaines, mais avec Dida Diafat, un acteur - dont je faisais le portrait
pour Le Monde - et son ami, le chanteur Pascal Obispo.
Fin 2003, je porte plainte contre une discothèque lyonnaise pour discrimination.
Je me présente avec une amie, une "Française". Le portier nous assène le rituel
"Désolé, y a trop de monde." Deux minutes plus tard, un groupe de quinze
personnes - que des Blancs - entre. Je veux des explications. "Dégage !",
m'expédie le videur. La plainte sera classée sans suite. J'appellerai Xavier
Richaud, le procureur de la République de Lyon, qui me racontera qu'il n'y avait
pas assez d'"éléments suffisants".
Que dire des taxis qui après minuit passent sans s'arrêter ? Que dire de la police ?
Combien de fois m'a-t-elle contrôlé - y compris avec ma mère, qui a plus de 60 ans
-, plaqué contre le capot de la voiture en plein centre-ville, fouillé jusque dans les
chaussettes, ceinturé lors d'une vente aux enchères, menotté à une manifestation
? Je ne compte plus les fois où des agents ont exigé mes papiers, mais pas ceux de
la fille qui m'accompagnait : elle était blonde.
En 2004, une nuit à Lyon avec une amie, deux policiers nous croisent : "T'as vu le
cul qu'elle a !", lance l'un d'eux. "C'est quoi votre problème ?" rétorqué-je. Un des
agents sort sa matraque et me dit en la caressant : "Il veut quoi le garçon ?" Le
lendemain, j'en ai parlé avec Yves Guillot, le préfet délégué à la police : il m'a
demandé si j'avais noté la plaque de leur voiture. Non...
En 2007, la brigade anticriminalité, la BAC, m'arrête sur les quais du Rhône à
Lyon : j'étais sur un Vélo'v. On me demande si j'ai le ticket, si je ne l'ai pas volé.
L'autre jour, je me gare en scooter sur le trottoir devant Le Monde. Je vois
débouler une voiture, phares allumés : des policiers, mains sur leurs armes,
m'arrêtent. Je leur dis que je travaille là. Troublés, ils me demandent ma carte de
presse, mais pas mon permis.
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Des histoires comme celles-là, j'en aurais tant d'autres à raconter. On dit de moi
que je suis d'origine étrangère, un beur, une racaille, un islamiste, un délinquant,
un sauvageon, un "beurgeois", un enfant issu de l'immigration... Mais jamais un
Français, Français tout court.
Mustapha Kessous
Article paru dans l'édition du 24.09.09
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