Intervention de Michel Laforcade

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Intervention de Michel Laforcade
BIENTRAITANCE DANS LES ÉTABLISSEMENTS MÉDICO-SOCIAUX :
ENTRE MYTHE, ILLUSION ET RÉALITÉ
Conférence donnée à l’Université du Tampon, Ile de la Réunion
le 10 juin 2013 dans le cadre des
Journées de la Fondation Père Favron
La bonne gouvernance des organismes gestionnaires et des E.S.M.S.
Michel LAFORCADE
Directeur Général de l’ARS d’Aquitaine, co-auteur avec Philippe Ducalet de «Penser la qualité dans les institutions sanitaires
ème
et sociales : sens, enjeux, méthodes » -Séli ARSLAN, 3 édition, 2008
Je vous propose de nous inspirer du pari de Pascal. Rappelons-nous ce superbe pari de Pascal que
nous avons tous étudié.
Pascal, qui nous disait, je ne sais pas si Dieu existe, peut-être que Dieu n’existe pas, peut-être qu’il
existe. Ce qui est une façon, je crois, par anticipation d’indiquer que les fondamentalistes de tout poil
devaient se tromper.
Il disait avec beaucoup de modestie, peut-être que la présence de Dieu ne pourra jamais être
démontrée ; donc je suis devant un pari.
Et de manière assez prosaïque, il s’agit finalement d’établir deux colonnes en disant quels sont les
avantages et les inconvénients de croire ou ne pas croire en Dieu.
Et puis, pour lui, (ça n’engage que lui), la somme des avantages, l’emportait sur celles des
inconvénients et il nous disait : « pour moi, et peut être pour l’humanité, il est avantageux de faire le
pari que Dieu existe ».
Reprenant le pari de Pascal, le grand psychiatre Tomkiewicz faisait le pari que toute institution était
maltraitante. Même s’il se trompe, je crois qu’il vaut mieux faire le pari qu’il a raison. Je me méfie
beaucoup plus des gens bardés de certitudes qui pensent que la violence, la maltraitance ne les
concernent pas ou qu’ils sont dans une institution par définition bienveillante.
Je me méfie beaucoup plus de ces certitudes-là que de ceux qui, remplis de doutes, partent du
principe que chacun de leurs actes mérite d’être interrogé et qu’il est peut-être potentiellement
maltraitant.
Nous partirons donc de cette conception-là, pour finalement, nous demander, ce qui, en terme de
gouvernance peut plutôt favoriser la bientraitance dans une institution d’abord et dans une
association ensuite.
Et je vous proposerai chemin faisant cinq ou six pistes qui me semblent de nature à favoriser cette
bientraitance.
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Le premier point que j’ai envie d’évoquer avec vous, c‘est une institution capable d’abord de réfléchir
collectivement à ce qu’est la définition de la bientraitance et de la maltraitance. Cette définition ne
va jamais de soi, il y a simplement des institutions qui acceptent de consacrer du temps pour que
collectivement, on se demande ce qu’est la maltraitance ou ce qu’est la bientraitance. Tomkiewicz ,
aujourd’hui nous propose une définition, mais chaque définition est à construire au plus près du
service et au plus près de l’institution. L’institution ne doit pas croire à une forme de vérité
universelle dans la définition de la violence ou de la maltraitance. Chaque définition est à argumenter
et à construire au plus près de l’usager. Tomkiewicz estime que parmi les définitions de la violence, y
en a une qui lui est chère, c’est l’action qui consiste à faire subir un dommage, une souffrance
psychologique ou physique inutile pour l’usager donc qui peut contrevenir à sa vie future, et qui peut
contrevenir à son émancipation, pensez en particulier aux enfants. Une violence physique ou une
violence morale ou psychologique inutile, ça renvoie donc précisément à cette liberté de discussion,
de choix ou d’analyse de toute institution. La notion de violence inutile ne sera pas la même dans
n’importe quelle institution ça renvoie aussi au fait qu’il peut y avoir des formes de violence « utile »
si on appelle violence, la capacité à persuader des gamins anomiques que la limite, l’interdit sont
absolument fondateurs même si c’est peut-être une forme de violence momentanée certes, mais
totalement utile et intéressante pour l’enfant concerné. J’ai en tête quelques images pour les avoir
vécues. Qu’est-ce qu’on peut dire de la violence utile ou inutile dans un Foyer d’Accueil Médicalisé
quand une personne refuse absolument ses traitements contre l’épilepsie alors que l’on sait que si
elle ne prend pas ce type de traitement, elle est en danger de mort dans les heures qui suivent ?. Ça
veut dire quoi, à ce moment-là, concrètement, la violence utile ou la violence tolérable. Faut-il la
ceinturer (ce n’est pas une métaphore) pour l’obliger à prendre ses médicaments ? Doit-on
rechercher d’autres formes de médicaments qui n’existent peut-être pas ?
Où doit-on au nom de sa liberté se détourner, en disant, qu’elle ne veut pas prendre ses
médicaments ? Donc cela renvoie systématiquement à un vrai débat institutionnel au plus près de
l’usager.
Et puis, Eliane Corbin ajoute que sont violentes ou maltraitantes, les institutions qui ont tendance à
donner la priorité au choix des professionnels au détriment des usagers. Encore une fois, deux
définitions qui valent ce qu’elles valent mais qui permettent de lancer le débat dans une institution.
Listons ensemble, les types de violences que l’on rencontre : les violences physiques bien
évidemment, ça tombe sous le sens, mais aussi les violences psychologiques et morales, les propos
d’infantilisation, les propos proches du chantage par exemple, les langages irrespectueux ou
dévalorisants.
Cette vieille question du vouvoiement, permet peut-être de poser l’hypothèse qu’il y a ici des
tutoiements complètement malveillants et qu’il existe aussi des vouvoiements complètement
malveillants, en fonction de ce que souhaite la personne, de ce qu’a été son histoire, de ce qu’ont été
éventuellement « ses connivences » avec le professionnel qu’elle a en face et qu’elle connaît peutêtre depuis des décennies.
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Les violences matérielles et financières, ça va de soi.
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Les violences médicales et médicamenteuses : cela va de l’absence de médicaments
absolument utiles, (la lutte contre la douleur) à une surcharge médicamenteuse qui
effectivement est d’une rare violence.
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Pensons bien évidemment aux privations de droits, aux violations de droits. Imaginons par
exemple, qu’on veuille se mettre dans une posture totalement favorable au respect des
droits des personnes que l’on héberge : cela veut dire que la M.A.S, que le F.A.M, que
l’E.P.H.A.D sont un substitut du domicile. Si la personne est chez elle, allons jusqu’au bout de
cette logique de bientraitance. Soyons non pas utopiques mais j’ai presque envie de dire
hyper réalistes sur la question de l’accès à ses droits : si je suis chez moi dans un E.H.P.A.D,
l’E.H.P.A.D n’est autre qu’un substitut du domicile. Ça veut dire que je rentre, que je sors
comme je veux. Ça veut dire que j’accueille qui je veux à n’importe quelle heure du jour ou
de la nuit. Alors je vois le principe de réalité qui commence à apparaître dans vos yeux ; bien
évidemment vous avez raison de me ramener à ce principe de réalité, mais je vais tout de
même poursuivre… Ça veut dire que j’ai le droit à l’intimité absolue. Que fait-on des relations
sexuelles et affectives dans une institution ? Ça veut dire bien sûr que je dois avoir mon nom
sur ma porte, que l’on doit frapper avant d’entrer. Ça veut dire que l’on écoute ma réponse
après avoir frappé. Ça veut dire que le facteur, les rares fois où il y a du courrier pour moi,
pourra frapper à ma porte pour me l’apporter. Ça veut dire que je peux apporter mes
meubles. Ça veut dire, que je peux apporter mes souvenirs. Ça veut dire que je peux venir
avec mon chat ou mon chien.
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Bien évidemment, terminons par toutes les négligences passives que l’on connaît bien : les
abandons, les négligences parce que bien évidemment il y a aussi de la violence et de la
maltraitance par inaction.
Tout ceci simplement pour donner quelques éléments d’éclairage aux yeux de tous mais en se
rappelant que la vraie question c’est cette capacité, au plus près de l’usager, à définir ensemble ce
qu’est la bientraitance et ce qu’est éventuellement la maltraitance.
Le troisième point que je voudrais évoquer avec vous concerne plus fondamentalement la question
des besoins en partant du postulat et aussi du constat que l’institution risque peut-être de verser
dans la maltraitance voire dans la violence, chaque fois qu’elle n’a pas cette obsession fondamentale
de l’action sanitaire et sociale consistant à se demander tout simplement même si c’est infiniment
difficile si ce qu’elle fait répond bien aux besoins des personnes qu’elle accompagne.
Vous voyez bien qu’en disant ça, je n’ai pas inventé avec vous la pierre philosophale et pourtant, eston sûr ici ou là qu’il n’y a pas quelque institution ou association maltraitante, la plupart du temps,
involontairement, tout simplement parce qu’elle ne consacre pas assez de temps à cette éternelle
question des besoins.
Est-ce que je suis bien dans une logique de réponse aux besoins ou au contraire dans une logique
d’offre tautologique ? Est-ce que ce que j’offre correspond aux besoins de la population ?
Ne suis-je pas en train de me projeter dans les besoins des personnes et donc d’imposer mes
propres représentations ?
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Et bien, je crois qu’il y a une forme de gouvernance positive de l’institution et de l’association qui
consiste à trouver le temps peut-être comme aujourd’hui, à trouver le temps en tout cas, pour
collectivement réfléchir ensemble à la question des besoins.
Nous n’aurons pas le temps de beaucoup étudier cette question-là. Mais je voulais simplement vous
livrer ma théorie « des trois patates ». C’est un concept plus rustique que sophistiqué. Quand on
réfléchit à la question des besoins (question infinie de l’action sanitaire et sociale que je dois me
poser tous les matins quand j’arrive dans mon institution), on réfléchit d’autant mieux si on compare
en permanence les besoins à l’offre et à la demande.
offre
besoin
2
1
demande
On n’aura pas le temps de voir chacune des intersections ni chacun des ensembles autonomes mais
nous allons quand même cheminer pour en voir quelques-uns.
L’offre c’est l’ensemble de prestations que propose mon institution. Je suis dans un F.A.M, dans un
I.M.E, dans une M.A.S., dans un E.H.P.A.D., je propose de l’hôtellerie, je propose de la restauration, je
propose bien sûr des soins, je propose de l’animation, je propose de l’accompagnement à la douleur,
je propose éventuellement de la fin de vie.
Bref, quel est l’ensemble des prestations concrètes que je propose ? La demande sera l’ensemble des
prestations sollicitées par les usagers eux-mêmes.
Si on voulait un peu plus sophistiquer ou surtout être un peu plus complet, il faudrait aussi évoquer
la demande des familles qui bien évidement de temps en temps peut recouper le besoin de la
personne mais pas forcément.
Et puis le besoin, nous terminons par le plus difficile, c’est bien l’ensemble des prestations
« nécessaires » pour les usagers eux-mêmes.
Vous voyez que cet adjectif, c’est pour ça que j’y mets beaucoup de guillemets peut être à la fois
fondamental, fondateur mais aussi potentiellement totalitaire dans le cas où d’aucun se prenant
pour un génie serait capable de dire : moi je sais ce qui est nécessaire pour les usagers.
Nous sommes en danger maximum, donc potentiellement c’est un chemin scabreux et ce qui est à
mon avis encore plus scabreux c’est de ne pas prendre ce chemin et en particulier de partir du
postulat radicalement délétère de l’action sanitaire et sociale selon lequel la demande et le besoin se
recouperaient.
Vous savez, par exemple que, ce n’est pas parce que les personnes âgées n’expriment pas le besoin
de boire, en pleine canicule, qu’elles n’ont pas le besoin de boire.
Ce n’est pas parce qu’elles n’expriment pas ce besoin, qu’il n’est pas vital, à l’inverse, vous savez, que
les usagers peuvent exprimer des demandes qui ne relèvent pas d’un besoin.
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Et pourtant, combien de fois avons-nous entendu les promoteurs d’un projet venir dans le bureau
d’une D.R.A.S.S., d’une D.D.A.S.S. ou maintenant d’une A.R.S., pour parler de besoins sans aucun
étayage objectif.
Donc pour en finir avec cela, mesurons combien il est intéressant pour une institution qui se veut
bientraitante, de trouver des moments où ensemble on va pouvoir concrètement réfléchir à ce que
l’on met dans ces trois ensembles et dans leurs intersections : l’offre, le besoin et la demande.
Quelques exemples, pris dans la zone 1 du schéma. Quand dans un E.H.P.A.D. à 14h30, on commence
à brancher la télévision à tue-tête, dans le hall d’accueil et que les personnes âgées de manière un
peu pavlovienne après la sieste, descendent pour se mettre devant la télévision, sommes bien
devant une offre ou devant une demande ? Je ne pense pourtant pas qu’on puisse dire par postulat
que nous soyons devant un besoin. Deuxième et dernier exemple l’I.M.E. où jusqu’au mois de juin,
on a proposé aux gamins une activité escalade, parce qu’un éducateur féru d’escalades se trouvait là.
Et puis arrive une sémillante éducatrice à partir du mois de septembre, férue d’équithérapie : à
partir du mois de septembre on propose donc une activité autour du cheval. Mais quel est le besoin :
c’est l’escalade ou le cheval ? C’est quand même important de se poser ce type de question dans une
institution. Alors peut être me direz-vous le tout c’est de faire des choses ensemble. Cela peut
s’entendre mais il n’en demeure pas moins que faire des choses ensemble n’est pas une vertu en soi.
En tout cas, on est en droit, me semble-t-il, de se poser ce genre de question. Je me contenterai de
ce deuxième exemple mais il y a intérêt à visiter l’ensemble des intersections.
Si nous sommes dans la zone 2 du schéma nous serons devant l’immense champ des besoins de
l’action sanitaire et sociale qui sous le mauvais prétexte qu’ils ne se traduisent pas en demande
explicite, ne font pas l’objet d’une offre de l’ensemble des institutions sanitaires et sociales c’est-àdire ces besoins silencieux qui ne sont jamais traduits en demande et qui sont parfois vitaux.
Et bien, inutile de vous dire que là encore, nous n’avons que l’embarras du choix pour illustrer par
quelques exemples cette zone 2. C’est le cas de la prise en charge des autistes, chaque fois que le
besoin n’est pas exprimé et donc que l’offre ne se mobilise pas. Et nous trouvons aussi dans cette
zone l’immense champ de la prévention. Nous avons un système de santé absolument remarquable
dès qu’il est question de curatif. Nous avons peut-être le meilleur système de soins au monde. Mais
ne nous méprenons pas : dès que nous avons besoin d’être soignés nous sommes souvent très bien
soignés, mais quand il est question de prévention, de santé publique, de promotion de la santé,
d’éviter de tomber malade, notre système est loin d’être le meilleur du monde. Donc, posons-nous
des questions sur cet immense champ de la prévention qui la plupart du temps ne fait l’objet ni
d’offre, ni de demande explicite : on a peu vu de manifestation de rue en faveur de la prévention !
On peut aussi évoquer dans cette intersection-là la question de la santé des plus démunis. On sait à
quel point des personnes largement exclues sont tellement éloignées de la santé.
On sait tous que la santé est un peu comme la beauté, si on ne la croise plus, on ne sait plus ce
qu’elle est. Et bien ces personnes largement exclues sont tellement éloignées de la notion de santé,
qu’elles n’ont pas croisée depuis des années, qu’elles n’ont peut-être jamais croisée, qu’elles sont
dans le déni de leurs problèmes de santé et ces grands exclus, à l’évidence, n’expriment pas souvent
de demande. Et bien il faudrait que le système ne se contente pas de dire puisqu’il n’y a pas de
demande, je n’offre rien. Donc là nous avons bien sûr une infinie problématique autour de la santé
des plus démunis. Peut-être que chaque institution peut réfléchir à la bientraitance en se posant non
seulement la question de ceux qu’elle reçoit mais peut être encore plus de ceux qu’elle ne reçoit
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jamais, et qu’elle aurait pourtant beaucoup d’intérêt à recevoir. Une institution progresse aussi
beaucoup en s’interrogeant sur ceux qu’elle ne voit jamais. Je pense qu’il en va de même pour
l’hôpital, le secteur médicosocial et le secteur des bibliothèques pour ne prendre qu’un simple
exemple externe. Donc une institution comme l’hôpital, comme bien d’autres a aussi beaucoup
d’intérêt à s’interroger sur ceux qu’elle ne voit pas.
Quatrième point, nous allons évoquer rapidement, la question des signes avant-coureurs de la
maltraitance. A partir de mon passé professionnel, je vais vous dire quels sont les signes avantcoureurs à côté desquels à la fois l’institution, l’association et les autorités de contrôle peuvent
passer. Je me contenterai de lister les cas les plus fréquents, c’est-à-dire, ceux qui, le plus souvent
apparaissent dans les cas de maltraitance :
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Les professionnels peu diplômés : - le diplôme ne fait pas tout, on le sait tous. Le diplôme
nous donne le droit d’exercer un métier pas la compétence pour l’exercer mais, si de
manière très récurrente, on est dans des institutions où les professionnels n’ont pas le
diplôme correspondant à leur mission, ça doit interroger
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un recrutement qui privilégie d’autres critères que la compétence : vous pouvez imaginer ce
que sont le clientélisme, les pressions locales, circuits parallèles ou népotisme qui font que ce
n’est pas toujours la qualité des professionnels qui prévaut.
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un sous-effectif permanent dans les institutions qui ont beaucoup de mal à trouver des
candidats ou qui volontairement optent pour un sous-effectif, peut-être pour se faire une
petite pelote financière bien pratique. Cela doit effectivement interroger. La principale
richesse de vos institutions, ce sont quand mêmes les hommes et les femmes qui y
travaillent.
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des difficultés récurrentes avec le personnel, vous connaissez tous comme moi, des
institutions qui cumulent plaintes, licenciements, renouvellement rapide des personnes ou
absentéisme important.
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un projet d’établissement inexistant ou complètement caduc. Si l’on croit au projet
d’établissement, on n’a pas le droit d’accepter de travailler dans une institution qui n’a pas
ce type de document qui fédère les énergies sur un projet, sur les résultats à atteindre.
Comme le disait si bien Sénèque " il n’y a pas de bon vent pour ceux qui ne savent pas où ils
vont »
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des arbitrages fréquents en faveur du personnel. Fort heureusement, dans une vie
institutionnelle, il n’y a pas que des situations, où les choix s’opposent de manière binaire
entre l’intérêt des professionnels et l’intérêt des usagers. Il n’en demeure pas moins que des
situations de ce type existent bien évidemment. Les choix horaires, plutôt fait
systématiquement en faveur du personnel, une répartition très inégalitaire entre l’activité
nocturne et l’activité diurne alors que l’établissement a aussi besoin de personnel la nuit, les
effectifs très allégés le week-end, peut-être un peu plus allégés que de raison. Bref, ce type
de signe avant-coureur est aussi particulièrement important.
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un faible temps de présence des professionnels auprès des usagers, je me souviens d’une
institution qui pensait avoir progressé sur la démarche qualité. Ils pensaient avoir trouvé le
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référentiel miracle, qu’ils avaient plaisir à me présenter, qui avait pour conséquence
concrète, que les éducateurs passaient la moitié du temps derrière leur ordinateur pour
assurer la traçabilité de l’autre moitié du temps qu’ils exerçaient auprès des usagers. Et le
« drame » c’est qu’ils étaient aussi honnêtes que vous et moi, ce qui veut dire qu’il peut y
avoir des formes de maltraitance par fascination pour la technologie, pour l’outil, pour le
remède miracle qui nous font oublier que l’essentiel, c’est quand même votre présence
auprès des usagers.
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une direction peu présente sur le site, c’est un danger majeur.
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ce que j’ai envie d’appeler le huis clos institutionnel : une institution complètement
renfermée sur elle-même parce que peut être inconsciemment, elle a l’angoisse de l’altérité,
l’angoisse de ce regard extérieur. Que va-t-il se passer si l’autorité de contrôle vient trop
souvent dans mon institution ? Que va-t-il se passer si nous accueillons trop de stagiaires ?
Ces institutions qui ont peur du regard extérieur, alors qu’elles doivent souhaiter cette
ouverture sur l’extérieur, cette capacité d’indignation au sens positif du terme, en tout cas,
cette forme de virginité du regard que porte toute personne qui arrive pour la première fois
dans une institution. Favorisons ces regards extérieurs si l’on veut éviter l’endogamie d’une
institution.
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des contre-pouvoirs défaillants, sont aussi l’une des conditions malheureuses de la
maltraitance. Des institutions ont oublié ces vertus démocratiques du jeu du pouvoir et du
contrepouvoir. Comme le disait Montesquieu seul le pouvoir annule le pouvoir, une
institution ne peut être bientraitante, une association ne peut être bientraitante que par
cette alchimie de pouvoirs et de contre-pouvoirs, chacun contrôlant l’autre, chacun
demandant des comptes à l’autre : le CA demandant des comptes à la direction, le directeur
demandant des comptes à ses collaborateurs, les usagers et leur famille demandant des
comptes à l’ensemble de l’institution, les autorités de contrôle et de tarification demandant
légitimement des comptes. Mais le directeur demande des comptes aussi d’une certaine
façon à l’association en disant la politique, la stratégie, c’est de votre ressort. Je peux vous
garantir que 9 fois sur 10 lorsqu’on observe des cas de maltraitance grave, c’est que cette
alchimie, cet équilibre complexe a été complètement perturbé débouchant la plupart du
temps sur un acteur qui est dans la toute-puissance que ce soit le Président , le DG ou le
Directeur. Les cas les plus scandaleux de maltraitance sont presque toujours liés à ce
sentiment d’impunité et de toute puissance.
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continuons par le clivage entre les professionnels dans une institution, ce clivage délétère
entre les soignants, les services généraux, les éducateurs. Et bien les institutions ne peuvent
être bien traitantes que si elles sont persuadées que tout le monde est soignant dans
l’institution et que tout le monde est éducateur. S’il y a des gens chez les éducateurs qui
n’acceptent pas d’entendre que tout le monde est éducateur, il faut s’interroger sur leur
bientraitance. S’il y a des soignants qui n’acceptent pas d’entendre que tout le monde est
soignant il faut s’interroger sur leur bientraitance. J’ai eu la chance, dans une vie antérieure
de gérer pendant 4 ans un institut national de jeunes sourds. Et bien j’ai vu que parmi les
meilleurs soignants et les meilleurs éducateurs, il y avait bien sûr le cas classique que vous
avez tous croisé : celui du jardinier qui arrivait à tirer quelque chose d’un gamin qui avait
désespéré tout le monde, cela relevait peut-être de la résilience. Il se trouve, magie des
relations humaines que le jardinier en faisait à peu près ce qu’il voulait. Heureusement que
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cette institution autorisait ce jardinier à se voir comme un éducateur. L’un de mes meilleurs
« éducateurs » c’était ce chauffeur méditerranéen, très extraverti et qui, alors que je ne lui
demandais rien, venait 15 jours après que je les ai recrutés, me faire une évaluation des
éducateurs. Mais c’était tellement délicieux et pertinent que je ne pouvais me refuser cette
évaluation sur le tas. « Celui-là poursuivait-il quand son groupe monte dans mon bus pour
faire du sport il n’y en a pas un qui me dise bonjour. Rassurez-vous, je me mets au milieu du
couloir et tant qu’ils ne m’ont pas dit bonjour ils ne montent pas ». C’était sa façon à lui
d’être éducateur. C’est un peu primaire peut être comme conception mais j’avais envie de
dire tout simplement pas plus absurde qu’autre chose. Et puis il me rajoutait quand ils
partaient pour faire du sport il y avait du chocolat, des papiers partout dans le bus : un coup
de sifflet et tout le monde remontait dans le bus. Tant que le bus n’était pas propre ils
n’allaient pas faire de sport. Quel malheur si l’institution n’avait pas accepté qu’il se vive
comme un éducateur. D’autant que le lundi matin il faisait 500 km dans toute l’Aquitaine
pour récupérer les gamins sourds partout et le vendredi soir il les ramenait chez eux. C’était
pour lui l’occasion de capter des informations précieuses qu’il ramenait aux éducateurs de
l’institution.
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et puis dernier point peut être ce qu’on peut appeler le repérage des représentations à
l’œuvre dans les institutions. Souvent les écrits de l’institution livrent beaucoup de choses
sur ses représentations. Parfois inconscientes : en regardant avec un esprit critique, le projet
d’établissement, les projets de vie, les chartes associatives, les projets de service, on a
beaucoup de visibilité sur les représentations à l’œuvre dans les institutions. La
représentation mentale des usagers par exemple est révélatrice : est-ce que on va plutôt
mettre l’accent sur leurs difficultés, leurs contraintes, leurs défauts ou plutôt leurs capacités.
La représentation des familles, porte aussi son lot de vérités : pour le dire de manière caricaturale est
ce que les familles sont des gens en difficultés qu’il faut aider, ou est-ce un mal nécessaire, un tiers
dont on se passerait bien ? On pourrait aussi évoquer la gouvernance associative et la façon dont
chaque acteur voit les autres acteurs (le conseil d’administration, les professionnels, les syndicats, les
représentants des salariés, les usagers).
Cinquième point, plus globalement, me semble-t-il, une institution qui veut être bien traitante doit se
lancer dans une démarche qualité. Je pense certes à une démarche qualité au sens obligatoire du
terme (évaluation interne/externe), mais je pense aussi à une démarche qualité culturelle et au
management qui favorise la qualité. Il y aurait beaucoup à dire sur le management qui favorise la
qualité. Le temps passant je me contenterai d’un point qui me paraît crucial : cette capacité des
managers, de tous les professionnels de l’institution à réinterroger les fausses évidences, qui servent
trop souvent de fondements à l’action.
La maltraitance vient très souvent de ces fausses évidences que nous n’avons pas interrogées
tellement elles nous paraissent aller de soi, agissant presque par prétérition. C’est inconsciemment
que nous les portons, elles agissent à notre place. Selon la formule bien connue, « la clé ne se trouve
pas toujours sous la lumière du réverbère ». Vous connaissez bien cette histoire avec les deux
clochards qui cherchent la clé sous la lumière du réverbère. Il y en a un qui se croit moins saoul que
l’autre et qui lui dit, « mais mon pauvre ami, pourquoi chercher la clé ici alors que ce n’est pas là
qu’on la perdue ? Et l’autre de lui répondre : mais je sais bien que ce n’est pas là qu’on la perdue
mais c’est là qu’il y a de la lumière. »
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Et bien je crains que les professionnels de l’action sanitaire et sociale que nous sommes, soient de
temps en temps dans le syndrome des clochards, pensant que la solution se trouve dans le discours
convenu du moment, c’est-à-dire la vulgate partagée, la « bienpensance » du moment. Je pense que
les professionnels, autorités de contrôle ou même les consultants, nous participons tous, parfois de
cette vulgate de la bienpensance du moment. Ce qui est intolérable c’est de ne pas faire un petit
mouvement d’introspection et de recul pour se demander quel est le dernier avatar de la pensée
conforme du moment ou à l’inverse si ce qu’on nous propose est vraiment documenté, étayé, et
argumenté et peut répondre aux besoins des personnes que l’on accueille. Ce petit travail de recul,
ce petit pas de décalage, je crois qu’il est important en particulier, pour éviter de confondre théorie
professionnelle et idéologie. Nous sommes au cœur d’un vrai danger de maltraitance chaque fois que
l’on confond théorie professionnelle et idéologie. Nous avons tous besoin de ces grandes idéologies,
qui nous permettent de comprendre à tort ou à raison le monde qui nous entoure. Par contre ce qui
est tragique pour l’usager, c’est lorsque nous croyons utiliser des théories professionnelles alors que
c’est tout simplement notre idéologique qui parle. Pourtant théorie et idéologie n’ont rien à voir. La
théorie consubstantiellement est biodégradable. La théorie a vocation à être mise en débat, elle a
vocation à être modifiée, elle a vocation à être un jour remplacée par une autre. Il n’y a de théorie
que si elle est remplie de doute, c’est-à-dire si elle porte les conditions de sa propre réfutabilité. Ce
n’est une théorie que si elle est documentée, argumentée et étayée par la littérature, l’expérience, si
elle a fait ses preuves. On disait d’ailleurs en médecine, il n’y a pas de bonne médecine si elle n’est
pas fondée sur des preuves.
L’idéologie, elle, est du registre de la foi, donc elle ne se discute pas. Encore une fois je ne fais pas
l’apologie de l’agnostisme ce n’est pas du tout ça. Je dis simplement que la confusion entre les deux
est délétère. Prenons simplement chemin faisant quelques exemples de ces confusions qui me
semblent gravissimes pour la question de la maltraitance.
1er exemple de confusion, la libre adhésion qui est une théorie mais qui est aussi entendue plus
vulgairement comme une idéologie. La théorie de la libre adhésion est évidente : si l’autre demande
mon intervention, adhère à mon intervention, bien évidement (c’est totalement documenté) mon
intervention sera plus efficace. Nous sommes bien dans une théorie qui a fait ses preuves. En
revanche l’idéologie de la libre adhésion, est d’une autre nature : je ne peux intervenir que si l’autre
me le demande. Là nous sommes dans une complète idéologie d’autant plus dangereuse qu’elle est
ruisselante de bon sentiments, au nom de la liberté de l’autre, qui, par postulat est réputé être
capable d’exprimer cette liberté. Comment peut-on imaginer que l’autre est toujours suffisamment
serein, suffisamment en forme physiquement pour exprimer une demande auprès des
professionnels ? Le meilleur psychiatre, le meilleur travailleur social peut avoir le sentiment légitime
d’avoir fort bien accompagné tous ceux qui sont venus demander leur aide, mais cela ne résoudra
jamais la question de tous ceux qu’ils ne verront jamais et dont il est pourtant à peu près avéré que
c’est eux qui ont le plus besoin d’aide.
Donc au nom de cette idéologie de la libre adhésion on peut d’une certaine façon acheter sa
tranquillité et être sûr de ne pas voir ceux qui sont le plus en danger. Je ne suis pas en train de vous
faire l’apologie de l’injonction thérapeutique. Il ne s’agit pas comme le disait parfois la psychanalyse
d’avoir du désir à la place de l’autre mais d’avoir le désir que l’autre ait du désir ce qui n’est pas la
même chose. Une institution ne peut être bien traitante que si elle va au-devant de ceux qui ne lui
demandent jamais rien, mais qui pourtant auraient beaucoup de raisons de faire appel à elle. La
psychiatrie n’est pas toujours exempte de cette idéologie de la libre adhésion. Je ne résiste pas à ce
propos, au plaisir de vous poser une question, que m’a posée un jour un psychiatre rempli
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d’humour, ce psychiatre qui interrogeait le principe de libre adhésion m’a dit : Est-ce que vous savez
combien il faut de psychiatres pour changer une ampoule ? Est-ce que vous avez la réponse ? Il y a
des gens mal intentionnés qui disent « Il va en falloir trois ou quatre au moins ». Non la réalité est
beaucoup plus simple que cela. Il en faut un seul mais il faut que l’ampoule le lui demande.
2ème exemple de confusion : la question de la différence, qui nous amène parfois à nous fourvoyer
dans l’idéologie de la différence. Allons jusqu’au bout d’une forme d’idéologie de la différence pour
les personnes handicapées par exemple. Nous ne pourrions les accepter qu’en focalisant l’attention
sur leurs différences. Est-ce que le problème n’est pas plus complexe, est ce qu’il ne faut pas
s’intéresser au moins autant à leurs ressemblances ? Si je suis en empathie avec l'autre, si je suis
bienveillant en tant que professionnel, n’est-ce pas d’abord parce que je suis certain que nous nous
ressemblons. Tout homme porte en lui la totalité de l’humaine condition disait Montaigne. Se
focaliser sur la différence, va peut-être nous faire oublier l’essentiel c’est-à-dire les neuf dixièmes des
besoins que nous partageons tous : le besoin de nourriture, d’empathie, de gratifications et de
reconnaissances, de rapports affectueux. L’on peut penser que dans 80% des établissements pour
handicapés où l’on ne traite pas la question de la sexualité, il aurait peut-être été plus intéressant de
se focaliser sur les droits à la ressemblance que sur les droits à la différence.
3ème exemple : la question du projet, mesurons à quel point là aussi nous sommes victimes de
l’idéologie dominante dans une société qui nous incite à avoir des projets, des résultats et à être
compétitifs y compris dans la notion de projet de vie. Si on veut faire un petit pas de côté et analyser
ce que ce mot qui apparemment est pétri de bonnes intentions peut avoir comme charge
idéologique. Encore une fois je vous fais confiance et fais confiance aux autorités de contrôle pour
avoir une vision métaphorique de ce terme-là. Mais attention à ne pas demander à des personnes
handicapées ou dépendantes d’avoir des projets de vie c'est-à-dire d’être plus ambitieuses que nous.
Qui dans cette salle a un projet de vie ? Qu’il lève la main. Nous avons un projet pour ce soir, demain
matin, cette semaine, cet été peut être. Mais un projet de vie qu’est-ce que cela veut dire ?
Mesurons les risques de cette bienpensance partagée.
Peut-être un dernier exemple, sur la place envahissante de la question de la dépendance, alors que la
dépendance est prise en charge la plupart du temps remarquablement. Elle s’impose tellement à
vous notamment dans un EHPAD ou une MAS que vous la prenez en charge remarquablement. Mais
déplaçons le regard et demandons-nous si le couple fondateur de toute vie n’était pas celui que
nous a appris Albert Memmi le philosophe, le couple dépendance-pourvoyance. Nous sommes tous
dépendants : de la valeur de nos collaborateurs, de l’amour de notre conjoint, de l’amitié de nos
proches, de nos enfants, de nos parents. Nous sommes tous dépendants de l’air que l’on respire.
Mais fort heureusement l’un des grands bonheurs de la vie, c’est que nous sommes aussi
pourvoyeurs à l’égard des autres qui sont dépendants de nous. Quel bonheur que les gens soient
dépendants de nous, ce qui va nous permettre d’être pourvoyants à leur égard. Le drame de l’EHPAD
c’est peut être que quelqu’un, quand il passe la porte de cette institution, n’a plus rien à donner à qui
que ce soit. Je vois là aussi dans vos pupilles le principe de réalité émerger, et vous semblez vous
demander comment une personne lourdement dépendante peut encore être pourvoyante à l’égard
des autres. Je sais quelle est la population que nous avons dans les EHPAD, je dis simplement que si
on veut porter un regard de pourvoyance sur n’importe qui il peut être pourvoyeur même à la fin de
sa vie. Si on est capable de penser à sa pourvoyance, de faire en sorte que même alors qu’elle est
dans le coma dépassé, ses enfants, petits-enfants et arrière petits enfants pourront venir lui tenir la
main, le temps qu’ils voudront, 30 secondes, 5 minutes, une demi-heure, une demi-journée, une
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nuit, l’on permet une expérience peut être la plus fondatrice dans la vie de l’homme en terme de
transmission généalogique, alors que la personne est dans le coma dépassé.
Si on veut être pourvoyant quand il y a coma dépassé, on doit être pourvoyant n’importe quand dans
une institution.
Et puis je finirai par un dernier exemple puisque le temps passe. Pour dire combien il est important
pour une institution de faire de temps en temps un petit pas de côté, pensons à ce qui a été fait
pendant des années en matière de maltraitance. Ce que nous vivons rétrospectivement comme de
la maltraitance c’était le plus souvent la bienpensance, la vulgate dominante du moment. Pendant
des années face à des gamins dont on pensait qu’ils allaient devenir de petits délinquants, face à de
jeunes gamines un peu trop délurées, nos institutions ont eu une attitude un peu ferme pour ne pas
dire plus et cela nous paraît maltraitant à l’heure actuelle. La vulgate du moment, les pratiques
dominantes utilisées sans aucun discernement ont fait que nous en sommes arrivés là. Combien il est
important dans une institution de faire un petit pas de côté, un petit pas de décalage qui va
permettre de poser cette question philosophique essentielle : Pourquoi ai-je cette pratique
professionnelle ? Mesurons à quel point les stéréotypes qui nous empêchent de penser la réalité
sont absolument délétères pour la bientraitance. Donc il va s’agir tout simplement de ne pas
succomber à cette peur de penser en dehors des consignes. Dans un premier temps il y aura du
danger à se libérer de cette pensée dominante mais en même temps c’est le prix à payer. Hegel
appelait cela l’esprit du temps c’est-à-dire ce que nous avons dans la tête inconsciemment la plupart
du temps et il ajoutait : on ne peut pas sauter par-dessus l’esprit du temps pas plus qu’on ne peut
sauter par-dessus le monde. Nous sommes tous porteurs de cet esprit du temps contre lequel on
peut lutter en se disant que rien ne va de soi et que chacune de nos postures professionnelles peut
être interrogée. Michel Onfray le philosophe, quand on lui demande pourquoi il est devenu
philosophe répond à son interlocuteur « et bien mon cher ami, vous avez été philosophe comme moi
par contre vous avez un jour cessé de l’être. Donc c’est moi qui vais vous demander pourquoi vous
avez abandonné cette posture ». Tout le monde selon lui, naît philosophe et le sommet de la posture
philosophique ce sont nos enfants de 7 ans, qui est un moment insupportable pour les parents que
l’on appelle l’âge de raison, et que Michel Onfray appelle l’âge de déraison. C’est le moment où nos
enfants disent « pourquoi, pourquoi, pourquoi » à chaque minute. Et bien Michel Onfray dit c’est le
sommet de la posture philosophique que la société et les parents eux mêmes incitent pourtant à
abandonner. Il faut donc retrouver cette fraicheur philosophique.
Je terminerai par un dernier point avant de conclure, un dernier point autour de la question de la
gouvernance associative même si tout ce que j’ai tenté d’évoquer devant vous relève indirectement
de la gouvernance associative, j’en dirai deux ou trois mots plus précis. Il y a une rhétorique assez
constante dans le monde associatif, consistant à penser que les malheurs de l’association viennent
souvent de l’extérieur. Reconnaissons pourtant que neuf fois sur dix ces malheurs viennent de
l’interne et non pas de l’externe. Les associations n’ont souvent besoin de personne pour se rendre
malheureuses, devenir maltraitantes ici ou là, pour avoir des déficits importants ou de vraies
difficultés entre les administrateurs. La réalité démontre qu’en cas de difficultés graves l’ennemi
vient très souvent de l’intérieur et pourtant il y a une rhétorique bien pratique consistant à faire
croire que l’ennemi vient de l’extérieur. Vous avez des gens qui écrivent des bouquins depuis trente
ans, je pense à des auteurs en particulier, pour nous dire que l’ombre de l’ennemi se rapproche. Elle
n’arrête pas de se rapprocher. Cet ennemi a des visages différents : c’est l’Etat par définition
machiavélique, parfois les idéologies dominantes, parfois la peur du secteur privé à but lucratif. Et
bien cette rhétorique est très pratique parce qu’elle permet d’inventer un bouc émissaire et de ne
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pas réfléchir à son ennemi intérieur. Il y a pourtant toujours un vrai travail à faire en interne en se
demandant comment on doit en permanence adapter une association aux changements des besoins
par exemple et ce travail là relève de la gouvernance associative.
En matière de changement je vous propose ce que disait le guépard : « Il faut tout changer pour que
rien ne change ». L’important dans le changement c’est bien sûr ce qu’il nous permet de conserver.
Le problème d’une association c’est comment maintenir la fidélité, comment faire un travail de
mémoire, comment ne pas devenir amnésique et rester fidèle aux engagements des pères
fondateurs. Précisément il faut en permanence changer pour être fidèle à ses valeurs fondamentales.
Si on est dans le statu quo on ne peut pas être fidèle à ses valeurs fondamentales puisque les besoins
vont évoluer en permanence.
Je vais me contenter de deux ou trois éclairages sur cette question associative pour dire d’abord que
le statut associatif ne représente aucune garantie. Je vais vous apparaître un peu dur mais
l’expérience m’a amené à ne pas me prosterner devant le statut associatif comme devant une idole.
Précisons d’abord que personne ne pourra se passer des associations, surtout pas le secteur sanitaire
et social. Par contre nous ne pouvons pas en toute lucidité penser que l’association est une école de
démocratie. L’association est tout simplement une école de liberté c’est-à-dire qu’on peut largement
y faire ce que l’on veut, sous-entendu le meilleur ce qui est la plupart du temps le cas mais aussi le
pire. Donc aucune garantie n’est liée à ce statut associatif, au contraire ce statut associatif est
intéressant à condition de ne pas le révérer comme une idole. Surtout nous savons tous que toute
institution ou association court bien sûr le risque de la bureaucratisation. Cela a été expliqué par Max
Weber au début du XXème siècle. D’aucuns vont multiplier les règles formelles au sein de l’institution
pour exister. Crozier et Parsons ont remarquablement montré qu’une organisation a deux fonctions,
d’abord produire vers l’extérieur, produire en direction des usagers mais aussi se reproduire mais
Crozier expliquait très bien que potentiellement elle préfère utiliser l’essentiel de son énergie à se
reproduire qu’à produire. Dans le secteur privé à but lucratif si vous passez votre temps à vous
reproduire et ne pas produire ça ne dure pas longtemps. Dans notre secteur ça peut durer un peu
plus longtemps. Nous connaissons tous des associations qui confondent les fins et les moyens.
Terminons-en avec trois points qui me semblent être les points fondateurs d’une gouvernance
associative. Une association doit penser à la stratégie, doit avoir un versant démocratique et enfin
avoir une dimension éthique.
La stratégie et la politique de l’association relèvent des compétences du bureau et du conseil
d’administration. S’ils ne remplissent pas cette vision stratégique à moyen et à long terme d’autre
vont venir se substituer à eux dans la meilleur hypothèse, dans la pire il n’y aura pas de stratégie.
Deuxièmement la dimension démocratique, ce jeu subtil de pouvoir et de contre-pouvoir : si ce jeu
est dévoyé je le disais tout à l’heure nous sommes devant un avenir peu radieux.
Troisièmement la question de l’éthique : l’association doit créer des espaces où l’on parle d’éthique
pas de manière pontifiante, ronflante mais en terme d’enjeux concrets.
Concluons sur l’éthique en ayant en tête cette différence fondamentale entre l’éthique et le droit. Ce
que l’on vous demande dans la loi de janvier 2002, ce que vous demande votre Conseil général, votre
ARS, ce que vous demandent les multiples circulaires relève du droit. Pourtant la question de la
bientraitance relève beaucoup plus de l’éthique. Pourquoi ? Et bien parce que le droit n’a aucun
rapport avec le juste. On peut trouver une loi juste, vous vous allez la trouver juste et vous vous allez
la trouver injuste. Cela prouve bien que le droit n’a aucun rapport avec le juste. Le juste c’est ma
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conception du droit, mon opinion sur le juste. Le droit dit simplement ce qui est permis et interdit et
nous avons bien besoin du droit sur ce plan, mais il ne dira jamais ce qui est juste ou injuste
pourquoi ? Parce que le droit est toujours la résultante d’une violence et d’un rapport de force. Dans
une dictature c’est évident, dans une démocratie cela est aussi le cas. Dans la mesure où le droit est
la résultante de ce qu’a décidé la majorité nous ne pouvons, philosophiquement, sacraliser ce
rapport de force et dire qu’il a un quelconque rapport avec le juste.
Parce que le droit est du côté de l’hétéronomie (une norme extérieure à moi-même) tout comme la
morale : les morales catholique, juive, musulmane, laïque, toutes les religions n’ont pas été créées
par moi, mais par d’autres hommes et femmes depuis des millénaires. Donc la morale est aussi du
registre de l’hétéronomie alors que précisément celle qui relève de l’autonomie c’est-à-dire de la
norme que je crée moi-même pour moi-même c’est l’éthique. Il y a des institutions, des associations
où cette question du juste est dans toutes les têtes. Il y a des services de l’hôpital où le chef de
service est capable de faire en sorte que chacun se pose la question du geste juste, du mot juste, de
l’acte de soin juste. Ces espaces là sont indispensables parce que c’est chaque professionnel qui
décidera, j’ai presque envie de dire en son âme et conscience de ce mot juste, de ce geste juste et de
ce sourire juste. Créons donc des endroits où nous pouvons effectivement évoquer cela, en
s’inspirant de ce qui a été dit voici 2500 ans par Antigone qui dit à son oncle Créon : « Tu es le
représentant de la loi humaine, donc il est légitime que toi le roi de Thèbes tu estimes que parmi mes
deux frères, Etéocle et Polynice celui qui a provoqué une guerre civile, n’a pas le droit à une
sépulture. Moi je te dis qu’il y a des lois supérieures aux lois humaines, une forme de droit naturel
qui transcende la loi humaine. J’estime donc que tout homme a droit à une sépulture ». Et bien nous
sommes dans l’éthique au quotidien, on est dans l’éthique que vous vivez au quotidien. Antigone
nous parle tous les jours, de tous les détails de la vie. La question de juste transcende bien la
question de la loi. Ce n’est pas une posture anarchique, je vous ai dit que la loi il fallait l’appliquer
puisqu’elle était indispensable aux relations humaines. La loi il faut l’appliquer mais aussi la dépasser,
et ne pas l’appliquer n’importe comment. Je conclurai autour d’un triangle qui m’est cher : celui de
Montaigne, Descartes, et Pascal. Peut-être que la bientraitance se situe précisément au carrefour des
trois sommets de ce triangle. Au premier se situe Descartes (je sais) le Descartes du savoir. Pour être
bien traitant nous avons besoin de savoirs, nous avons besoin de compétences, nous avons besoin de
diplômes, nous avons besoin de journées professionnelles où les gens s’informent, se forment, nous
avons tous besoin de cette dimension du savoir. Nous avons bien évidemment besoin de Pascal (je
crois). Ce n’est pas parce que certaines choses relèveront toujours du domaine de la croyance et pas
forcément du domaine du savoir qu’elles ne sont pas utiles. Je pense même que les croyances sont
indispensables dans notre métier. Prenons un seul exemple : tout homme est égal en dignité, c’est
bien sûr une croyance. On n’inventera jamais le dignitomètre qui nous permet de mesurer la dignité
humaine. Dont on ne sera jamais du côté du savoir, mais si je n’ai pas cette croyance mieux vaut
changer de métier rapidement en action sanitaire et sociale. Et puis il y a Montaigne cher à mon
cœur, le Montaigne du doute : « la seule chose que je sache c’est que je ne sais rien ». Et bien nous
avons fondamentalement besoin de compétences, de savoirs et de diplômes. Nous avons
fondamentalement besoin de valeurs et en même temps nous avons en permanence besoin de
douter de ces valeurs et de ces croyances. Ce qui fait que peut être si je devais symboliser la
bientraitance je la placerais en tension permanente avec ses trois pôles. Je dis bien en tension
permanente, je ne dis pas dans une politique du juste milieu. Je trouve que l’une des phrases les plus
accablantes que puisse prononcer un être humain c’est lorsque pensant avoir découvert la pierre
philosophale, il nous dit : « comme d’habitude la solution se trouve dans le juste milieu ». Je trouve
cela d’une imbécilité absolue. Il s’agit plutôt de la radicalité de la nuance qui fait que nous avons
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besoin en permanence de croire, de savoir et de douter. J’ai beaucoup apprécié entre autres choses
que l’on nous rappelle depuis ce matin ces notions de plaisir, de rêve et d’utopie indispensables dans
une institution. Le général de Gaulle disait : « quand les Français vont mal, parlez-leur de la France,
de ses rêves et de ses utopies ». Je crois qu’il faut aussi dans une institution repenser à ses rêves, aux
valeurs qu’elle porte et ne jamais perdre la dimension utopique et sachez bien que quelle que soit la
place qu’occupent vos interlocuteurs qu’ils soient dans une ARS, qu’ils soient dans un Conseil
Général, qu’ils soient des acteurs du secteur ils participent tous, je l’espère et le crois profondément
d’un même métier, raison de plus pour partager ce genre de rêves et d’utopies.
Merci à vous.
Michel LAFORCADE
Directeur Général de l’ARS Aquitaine
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