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Les gemmes précieuses
Al- Yawâqît wa Al-Jawâhir fî bayân ‘Aqâïd al-Akâbir
DE
L’Imam Sha‘rânî
Volume 1
Préface et préambule
Traduction
IDRIS DE VOS
Introduction et préface
SLIMANE REZKI
Les gemmes précieuses
Al- Yawâqît wa Al-Jawâhir fî bayân ‘Aqâïd al-Akâbir
DE
L’Imam Sha‘rânî
Volume 1
Préface et préambule
Traduction
IDRIS DE VOS
Introduction et préface
SLIMANE REZKI
© Septembre 2013, Tabernacle des Lumières
1
Les Gemmes précieuses
Al- Yawâqît wa Al-Jawâhir fî bayân ‘Aqâïd al-Akâbir
De l’Imam Sha‘rânî
Préface
L’auteur du livre que nous présentons ici est le très saint guide des initiés et l’imam
éminemment connaissant Sidî Abû al-Mawâhib Abû al-Futûhât ‘Abd al-Wahâb asch-Shâfi’î
ash-Sha’rânî ibn Ahmad. Il naît en 899 à Qalqachandah, la ville d’origine de sa mère qui se
trouve dans sa famille lors de son accouchement. Il grandit dans la ville d’ash-Sha’râ ville de
résidence de son père et de ses ancêtres depuis l’époque du saint Sidî Moussa Abû ‘Imrân.
Faisons un retour en arrière pour bien comprendre comment le Sheikh ash-Sha’rânî
arrive au Caire. Sa généalogie remonte à l’Imâm Muhammad ibn al-Hanifiyah1 fils de l’Imâm
‘Alî ibn Abî Taleb lui-même cousin et beau-fils du Prophète Muhammad (qu’Allah place la
prière sur lui sur la langue et dans le cœur de toutes les créatures). Les circonstances du califat
feront que ses ancêtres, à l’image de nombreux musulmans, émigreront vers l’Occident
(Afrique du nord). Ils seront Sultan de la région de Tlemcen jusqu’à l’époque de Sidî Moussa
Abû ‘Imrân. Celui-ci demandera à son père d’abdiquer afin de se consacrer à la voie
spirituelle du tassawuf. Sujet à une aspiration profonde, il demandera conseil aux savants de
son temps qui l’orienteront vers le maître du temps, le pôle des initiés le Sheikh Abû
Madyân2. Lors de leurs premières relations le Sheikh adresse à Sidî Moussa cette célèbre
sentence « Les fastes du pouvoir ne conviennent pas à la voie du dépouillement (al-faqr) ».
Peu après Sidî Abû Madyân accepte Sidî Moussa, l’aïeul de Sidî ‘Abd al-Wahhâb, comme
disciple en lui disant ; maintenant je vais t’instruire et t’éduquer. Un peu plus tard, le Sheikh
Abû Madyan dépêche une délégation vers l’Egypte à laquelle se joint Sidî Moussa, c’est à
cette occasion que s’opère le retour de la famille Sha’rânî vers l’Orient. Un peu avant le
départ de la délégation le Sheikh mande Sidî Moussa, son disciple, et lui dit ; lorsque tu
arriveras en Egypte, cherche la ville de Hûr 3 car c’est là que se trouve ton lieu de sépulture.
Depuis cette époque les ancêtres de Sha’rânî vécurent en Egypte.
Sidî Moussa était connu pour parler aux animaux et se promener sur le dos d’un lion,
son fils Sidî Muhammad et son petit fils Sidî Ahmad Chihâb ad-Dîn étaient connus comme
maîtres réalisés, ascètes et connaissants. Ce dernier était illettré et pourtant il corrigeait les
lecteurs du Coran et du hadith et enseignait le commentaire des écritures saintes. Son fils le
Sheikh Nûr ad-Dîn ‘Alî al-Ançarî était également un connaissant réalisé, il disait ; le
1
Muhammad ibn al-Hanifiyah est issu du second mariage de l’imâm ‘Alî. Il est enterré au Caire près de Dhu anNûn al-Misrî.
2
Célèbre Saint qui mériterait au moins un ouvrage sur sa vie et un autre sur son œuvre. Il vécut au Maroc puis à
Tlemcen et enfin à Béjaia en Algérie. Il se rendit en terre sainte pour combattre lors des croisades où il perdit un
bras. Il mourut à Tlemcen où se dresse jusqu’aujourd’hui son mausolée.
3
Ville située dans la région de Bahnasah en haute Egypte, c’est là que reposent plusieurs centaines de
compagnons et de suivants qui participèrent à la prise de l’Egypte sous le Califat de Sidnâ ‘Omar ibn al-Khattab.
2
fondement de la voie est la bonne nourriture4. Il connaissait le Coran par cœur et commentait
les grandes œuvres à l’université d’al-Azhar5. Il jeûnait un jour sur deux et lisait la moitié du
Coran la nuit et l’autre moitié le jour, ces voisins témoignèrent que même après sa mort on
entendait sa voix réciter le Coran la nuit. Il avait également la particularité d’être en contact
subtil par mode de dévoilement avec le maître connaissant Sidî Jalâl ad-Dîn as-Suyûtî qui
transmettra plus tard sa khirqah6 à Sidî ‘Abd al-Wahhâb. Il eut trois fils dont Sidî Ahmad le
père de Sidî ‘Abd al-Wahhâb l’auteur de ce traité.
Rapidement orphelin, c’est en 911, alors qu’il a douze ans, qu’il quitte sa région natale
avec ses oncles et ses frères pour se rendre au Caire. Il s’engage dans un cycle de dix années
d’étude du Fiqh7, il fréquente soixante quinze maîtres8, parmi les maîtres de la chaîne de
transmission nous retrouvons Sidî Zakariyah al-Ançarî, Sidî ‘Abd ar-Rahîm al-‘Iraqî, Sidî
Abû Hamid al-Ghazâlî, Sidî Abî Sa’îd al-Almatî et Sidî Ibn ‘Abbâs le cousin et compagnon
du Prophète (qu’Allah lui accorde éternellement Ses grâces et la paix sanctifiante). Il
fréquente les saints de son époque dont certains sont ses maîtres de Fiqh9. Il est proche
notamment de Sidî Ahmad al-Bahlûl qui lors d’un dévoilement initiatique lui annonce son
union avec celle qui sera sa première épouse Sitty Zeineb bent Khalîl al-Qaçabî. C’est ce
même maître qui lui dira un jour ; ô Sidî ‘Abd al-Wahhâb ta connaissance du Fiqh est
suffisante, ce que je te souhaite, c’est un maître qui te guidera sur la voie d’Allah et te mènera
à la sainte présence de ton Seigneur. Intrigué par ses paroles, Sidî ‘Abd al-Wahhâb va
consulter la plupart de ses maîtres qui tous le dirigent vers le Pôle des connaissants réalisés
Sidî ‘Alî al-Khawwaç.
En fait, ash-Sha’râni fréquente plusieurs maîtres, parmi eux, Sidî ‘Alî al-Murçafî que
l’on nommait le Junayd10 de son époque, il était illettré et disait ; je ne me suis jamais assis
parmi des disciples sans avoir préalablement reçu par l’Envoyé d’Allah l’autorisation divine
de les éduquer. Il fréquenta également Sidî Abî al-‘Abbâs al-Harithî de qui il reçut une
transmission particulière à opérativité immédiate, ainsi que Sidî Muhammad ibn ‘Anân, et
4
Nouys retrouvons souvent lien entre la nourriture et la spiritualité. Sans pouvoir développer plus avant cette
question, nous signalerons simplement un hadith du Prophète allant en ce sens : « La science est de deux genres ;
la science des corps et ensuite la science des religions (de la spiritualité) ». Thumma, le terme arabe traduit par
ensuite indique la hiérarchie de ces deux genres de science et la nécessité de la première pour aborder la seconde.
5
Al-Azhar est la plus grande et plus célèbre université islamique du monde qui accueille des étudiants de toutes
les régions du monde. Ses enseignants ont toujours été parmi les plus grands savants du monde toute discipline
confondue. Son nom fut changé par un sultan fatimide en l’honneur de la fille du Prophète Seyida Fâtima Zahra.
6
Mode d’investiture représenté par le don d’un objet comme un manteau, un bonnet, un chapelet etc… qui
signifie l’autorisation de transmettre à d’autres personnes ce que l’on a reçu.
7
Cette discipline comprend l’étude du Coran, du hadith, du commentaire, de la langue arabe et de la
jurisprudence entre autre.
8
L’étude du Fiqh est régie par les mêmes règles que l’initiation ou les autres sciences islamiques : les maîtres
suivent eux-mêmes un cycle d’étude et reçoivent une transmission leur donnant licence d’enseigner à leur tour.
Cette licence est une autorisation qui peut comprendre toutes les disciplines ou seulement certaines d’entre elles,
il n’est, en effet, pas rare de rencontrer dans les grandes universités islamiques des enseignants spécialisés dans
une matière précise. Ces spécialisations permettent à un étudiant de pouvoir fréquenter plusieurs maîtres en
même temps, ce qui est également possible dans un cadre initiatique tant qu’une méthode précise n’est pas
transmise. Lorsque c’est le cas, le disciple doit impérativement ne suivre qu’un seul maître.
9
Il est courant de voir des maîtres du Fiqh, donc des sciences exotériques, être des maîtres du tassawuf et
délivrer sous un autre rapport une initiation spirituelle et donc ésotérique.
10
Célèbre Saint de Baghdad qui était nommé le prince ou la couronne des initiés. La majorité des grandes
branches initiatiques passent par lui.
3
Sidî Nûr ad-Dîn Chûnî qui est enterré avec lui sans sa zawiya. Il eut pour maître également
Sidî Chihâb ad-Dîn an-Nachilî, Sidî ‘Abd al-Qâdir ad-Dachtûtî, Abû al-‘Abbâs al-Ghumarî,
Abû Sa’ûd al-Jârihî et ‘Umar al Bijâ’i et encore bien d’autres. Si ash-Sha’rânî dit qu’il reçut
quelque chose des tous ces maîtres, trois d’entre eux parfirent son initiation, il s’agit de ; Sidî
‘Alî al-Murçafî, de Sidî Muhammad ach-Chunâwî al-Ahmadî et surtout de Sidî ‘Alî alKhawwaç. En 932 il reçoit la khirqah de Sidî Muhammad ach-Chunâwî al-Ahmadî qui se
trouve à l’article de la mort. Parmi ses dernières paroles, il lui dira : je demande à Allah de te
prendre sous Sa protection entre Ses mains. Peu de temps après, un grand nombre de gens se
présentent à lui pour lui demander la transmission de l’invocation et de la baraka. Son maître
Sidî ‘Alî al-Khawwaç lui conseille alors de ne pas donner suite à ces demandes, mais sous la
pression des demandes répétées, il leur transmet le dhikr. Il reconnaîtra plus tard qu’aucun
d’entre ceux à qui il transmit la baraka à cette époque n’en tira profit, plus, il dira ; chaque
fois que Sidî ‘Alî al-Khawwaç donna son accord, les gens en tirèrent grand profit11. Sidî ‘Alî
al-Khawwaç est par excellence le maître spirituel, c’est lui qui mène Sha’rânî au but et en fait
un maître accompli12. La première chose que lui enjoint al-Khawwaç fut de vendre sa
bibliothèque, une des plus importantes et des plus fournies de son époque. Ce que fit Sha’rânî.
Le maître lui demande ensuite de distribuer l’argent de la vente aux indigents, lorsque
Sha’rânî demande la raison de tout cela, le maître lui répond : l’important est que la science
véridique soit dans ton cœur et non exposée dans tes livres. A cette époque, Sha’rânî est une
personne publique, en tant que savant du Fiqh il est réputé dans toute l’Egypte et consulté
régulièrement. C’est alors que son maître Sidî ‘Alî lui impose de rompre avec le monde et de
s’isoler le plus possible pour se consacrer à l’invocation (dhikr). Sa troisième
recommandation est de ne jamais se sentir supérieur aux créatures de Dieu. Après avoir fait le
pacte et lui avoir transmis le dhikr et le wird, il le soumet aux disciplines préparatoires, il lui
dit : tu n’obtiendras le fath (l’ouverture spirituelle) 13 qu’auprès du bassin al-Muqiyyâs. Rendstoi à cet endroit muni d’un encrier et de cahiers. Ce que fait Sha’rânî le lendemain même. A
peine arrivé à la porte du jardin où se trouve le bassin, les sciences commencent à inonder son
cœur. Sciences qu’il retranscrit sur sept cahiers et, rempli de joie il retourne vers son maître et
lui expose ce qui s’est passé. Celui-ci lui dit : « Cela n’est que le fruit de ta réflexion ». Et il
effaça avec de l’eau tout le contenu des cahiers. Puis il lui dit : « Demain retourne au même
endroit et attend le fath ». Il se produisit la même chose que la veille et le Sheikh agit de la
même manière en lui renouvelant le même conseil. Le troisième jour, Allah lui ouvrit les
sciences des convenances de la servitude (adâb al-‘ubûdiyah), de retour, lorsqu’il exposa ses
ouvertures à son maître, celui-ci lui dit : « Allah a accompli ta réalisation, a élevé ton degré
(qadruka), illuminé ton invocation (dhikruka) et abreuvé ton cœur à la source de ton Seigneur.
Maintenant tu peux écrire ce que tu veux ». C’est ainsi que prit naissance le premier livre que
11
Dans le même ordre d’idée, le Sheikh Muhammad Abî al-Hamâil a dit ; j’ai transmis l’invocation à environ
dix mille personnes, seul Sidî ach-Chunâwî en a vraiment tiré profit et obtenu l’ouverture spirituelle.
12
Sha’rânî consacra deux écrits complets à rappeler les enseignements et les relations qu’il eut avec ce maître.
Le premier intitulé Durar al-Ghawwâç (Les Perles du plongeur) et le second al-Jawâhir wa ad-durar (Les
Joyaux et les perles). Nous proposerons la traduction annotée de ces deux écrits prochainement.
13
Dans les différents degrés que peut comprendre l’ouverture spirituelle, en général, lorsque qu’elle est évoquée
sans plus de précision, elle consiste à parvenir au contact conscient de la Réalité muhammadienne, c'est-à-dire, le
Maître intérieur. Nous renvoyons à l’article de Guénon intitulé « le Guru intérieur » pour une approche plus
précise de cette notion. Nous pouvons dire que cette station correspond à à l’aboutissement du voyage horizontal
ou au terme des petits mystères.
4
Sha’rânî écrivit sous la guidance de Sidî ‘Alî al-Khawwaç, il l’intitula « Al Anwar alquddusiyah fî bayân adâb al ‘ubudiyah » (La clarification des convenances de la servitude au
moyen des lumières saintes)14. Son maître, bien qu’analphabète, fut un grand akbarien, il
commentait les œuvres du Sheikh al-Akbar Sidî Muhy ad-Dîn Ibn ‘Arabî, il en transmit
l’amour et la connaissance à son disciple Sidî ‘Abd al-Wahhâb qui reste un des plus grands
commentateurs et connaisseurs de l’œuvre magistrale et unique du plus grand des maîtres.
L’un comme l’autre s’inscrivent dans cette chaîne subtile et centrale que l’on nomme assilsilah al-akbariyah.
Sidî ‘Abd al-Wahhâb reçut, ou plutôt réunit en lui, l’héritage de toutes les plus
grandes chaînes initiatiques ; la Rifai’yah, la Qâdiriyah, la Ahmadiyah, la Burhaniyah, la
Shâdhiliyah, la Wafâïyah, la Sohrawardiyah, la Naqchbandiyah, la Jichtiyah, la quchaïriyah,
la Madianiyah, la Fardusiyah, la Khalwatiyah, la Uwaysiyah, la Tayfuriyah, la Khadiriyah, la
Adhamiyah, la ‘Aziziyah, etc… . Il écrit plus de trois cent ouvrages abordant tous les
domaines de la tradition.
Sur la demande du Maître parfait Sidî Abû al-‘Abbâs al Khadir, il institua des séances
de dhikr se déroulant après la prière du matin (al-fajr) jusqu’au levé complet du soleil. Cellesci sont centrées sur la prière sur le Prophète et l’invocation d’Allah 15. Elles réunissent
indistinctement les divers représentants des branches initiatiques autour de l’amour d’Allah et
de Son Prophète. Il insistait beaucoup sur l’amour fraternel que doivent se vouer
mutuellement les initiés entre eux. Dans sa propre zawiyah il reçoit qui désire y entrer et
demande à ses disciples de se tenir la main à la fin des séances de dhikr.
Il eut quatre épouses ; Zeineb, Halîma, Fâtima et Umm al-Hassan, toutes très pieuses.
Il eut de nombreux enfants qui tous décédèrent de son vivant.
Il vécut soixante quatorze ans, fut atteint d’une hémiplégie au moment de la prière de al-‘asr
le dix du mois de Rabî’ ath-thânî en l’an 973, sa maladie dura trente trois jours et il décéda.
Un cortège immense vint chercher son corps qui fut transporté jusqu’à la mosquée d’al-Azhar
où plus de cinquante mille personnes firent la prière du défunt sur sa dépouille. Son corps
repose depuis dans sa zawiyah située sur la place appelée Bâb ash-Sha’riyah au Caire.
Le livre des que nous intitulons « Les gemmes précieuses », porte pour titre complet
« Les gemmes précieuses16 issues de la glose des doctrines de l’élite ». Il constitue, à notre
connaissance, la première traduction de l’une des œuvres de ce maître pourtant si prolixe. Il se
compose de deux tomes de volume équivalent. Le premier comporte un préambule et une
introduction divisée en quatre chapitres. Suivent trente études (mabhath) pour clore le premier
tome. Le second tome contient quarante et une études et une table des matières générale.
Le préambule nous décrit l’objet du livre et la méthode employée. Le Sheikh nous
explique pourquoi cette étude est centrée sur l’œuvre d’Ibn ‘Arabî et les précautions
nécessaires que devra prendre tout lecteur en disant : « Notre Cheikh, ce maître en matière
14
La notion de « lumières saintes » se réfère aux saintes écritures.
Ces séances existent toujours mais se déroulent sur la première partie de la nuit.
16
Le terme yawâqît est le pluriel de yaqût qui signifie plus précisément « hyacinthe » mais qui peut convenir, à
l’image du terme français « gemme » à toute pierre précieuse.
15
5
d’islam, Zakariya al-Ansârî - que Dieu lui fasse miséricorde - disait : « Les paroles des
illustres savants17 participent immanquablement d’un des trois cas suivants : Soit elles
s’accordent à l’enseignement explicite du Livre Saint et de la tradition prophétique. Dans ce
cas, il est impératif d’y souscrire. Soit elles contredisent l’enseignement explicite du Livre
Saint et de la tradition prophétique. Dans ce cas, il est formellement interdit d’y souscrire.
Soit on ne peut distinguer si elles sont en accord ou en désaccord avec les textes. Dans ce cas,
le mieux est de s’abstenir [de porter un jugement]. » Enfin, il nous informe que dans certains
exemplaires des Futûhât qu’il a pu tenir entre ses mains, un certain nombre d’erreurs (des
copistes) volontaires ou non se sont glissées et que l’un des objectifs de ce travail est
d’apporter les corrections nécessaires afin que le Sheikh al-Akbar et son œuvre ne soient plus
l’objet de dénigrement injustifiés. Il dit à cet effet : « le Cheikh Abû Tâhir al-Muznî ashShâdhilî – que Dieu soit satisfait de lui – m’a informé que l’ensemble des paroles du Cheikh
Muhyî ad-Dîn Ibn ‘Arabî contrevenant à l’enseignement explicite de la voie légale 18 ont été
introduites à son insu dans ses ouvrages ».
Le premier des quatre chapitres constituant l’introduction présente le Sheikh alAkbar ; le second présente certains de ses enseignements le plus souvent incompris ; le
troisième aborde la nécessité d’une terminologie technique propre aux hommes de la voie ; et
enfin, le dernier de ces chapitres est consacré à l’explication des règles et principes de la
théologie.
Les trente études du premier tome et les quarante et une du second tome abordent les
concepts doctrinaux majeurs de façon précise.
La traduction a été effectuée à partir de la seconde édition de Dâr al-Kutub al-‘ilmiya
de Beyrouth imprimé en 2007. Nous nous sommes également appuyés sur le manuscrit détenu
par l’université du Michigan. Un certain nombre de différences entre l’édition libanaise et le
manuscrit sont apparues. Lorsque les deux textes présentaient des différences nous nous
sommes toujours fiés au manuscrit, lequel s’est avéré plus exact.
Il est difficile de parler de cette œuvre sans commencer par la situer par rapport à celle
d’Ibn ‘Arabi et en particulier de ses Futûhât al-Mekkiyya. La doctrine de l’islam s’est fixée au
cours des siècles et selon les circonstances des diverses époques. Si au début elle est
essentiellement orale, très vite elle va devoir être codifiée, consignée et structurée pour éviter
les déviations et incompréhensions qui inévitablement se présenteront dès les premiers
siècles, mais aussi pour répondre à nombre d’interrogations que les contextes impliqués par
l’expansion musulmane susciteront. Tous les domaines des sciences fondamentales seront
concernés comme les sciences du Coran, celles du hadith, de la jurisprudence, du
commentaire, l’astronomie, la cosmologie, les mathématiques, la littérature, l’histoire, les
sciences politiques, la médecine … Le domaine de la spiritualité et plus précisément ceux de
la métaphysique et de l’initiation (At-Tassawuf) va également être concerné par cet impératif.
La période de l’école bagdadienne et le procès d’Al-Hallâj marque un tournant important,
celui de l’opposition de l’exotérisme et de l’ésotérisme. De nombreuses œuvres vont, dès lors,
17
18
Imâm
Sharî‘a
6
tenter de réconcilier ces deux dimensions d’une même tradition et, en même temps, établir la
structure de la doctrine du soufisme. Plusieurs auteurs posent les premières pierres de cet
édifice tels Al-Sarrâj, Al-Kalâbâdhî ou encore Abû Taleb Al-Mekkî. Une seconde période
voit une éclosion de ce genre de travaux et trouve sa plénitude dans l’œuvre prolixe d’Abû
Hamîd al-Ghazâlî notamment à travers ses Revivifications des sciences religieuses.
Cependant, le réel aboutissement de cette effort de structuration et de clarification se trouve
dans l’œuvre du plus grand des maîtres, Muhyî ad-Dîn Ibn ‘Arabi. Sa somme intitulée les
Futûhât al-Mekkiyya, répond à toutes les questions essentielles, elle va au-delà de tout ce qui
a été précédemment écrit. Tous les auteurs du domaine qui lui succèderont seront influencés
par cette œuvre et ne pourront faire autrement que de s’y référer plus ou moins directement.
Ainsi, de nombreux commentaires ou études vont se succéder pour clarifier et
expliciter cette somme difficile d’accès. Réservée à une élite et demandant plusieurs acquis
préalables, l’œuvre du Shaykh al-Akbar est étudiée au sein de cercles fermés et sous la
direction de maîtres. Objet d’incompréhensions lorsqu’elle n’est pas approchée selon ces
conditions, cette œuvre sera aussi la cible de nombreuses attaques virulentes. C’est ainsi que
les nombreux commentaires évoqués auront pour rôle, comme nous le disions, de clarifier ses
significations mais aussi d’en assumer la défense.
Al-Yawâqît (ou Les Gemmes) représente sûrement le commentaire le plus important et
le plus exhaustif du genre, car, comme le dit M. Chodkiewicz dans son livre Un océan sans
rivage19, la majorité de ces commentaires n’offrent qu’une interprétation précise de certains
passages voire que d’un seul chapitre. Rappelons par exemple les travaux du Cheikh alMakhzûmî qui consigne de nombreux témoignages dans son livre Kashf al-ghitâ’ ‘an asrâr
kalâm ash-cheikh Muhyî ad-Dîn.20 Le Cheikh Al-Jalâl as-Suyûtî a écrit pour sa part un livre
en réponse aux détracteurs du Cheikh Muhyî ad-Dîn. Il a intitulé celui-ci Tanbîh al-ghabî fî
tabri’a Ibn al-‘Arabî.21 Enfin, nous pouvons citer la majorité de ses successeurs comme AlJilî ou Qachânî et tous ceux qui furent influencés par le plus grand des maîtres jusqu’à l’Emir
‘Abd el-Qâdir ou Michel Vâlsan et ses disciples. Bien que certains d’entre eux exprimèrent
certaines divergences doctrinales22, leurs œuvres demeurent profitables à tous ceux qui
désirent pousser plus avant l’étude de ces conceptions constitutives de l’ésotérisme islamique.
Ibn ‘Arabî lui-même eut conscience de cette nécessité et indiqua au chapitre cinq cinquante
neuf de ses Futûhât que ce chapitre de plus de cent pages constituait une synthèse de tous les
autres chapitres du livre. Y étaient rappelé l’essentiel des lumières, des éclairs, des états, des
stations, des connaissances intuitives, des sciences divines, des demeures de contemplation,
des actions saintes, des invocations salvatrices, des discours … qu’il est nécessaire de lire
avec attention et qu’en ce chapitre se trouve le secret du guide évident (al-imâm al-mubîn).
Sha’rânî nous offre ici une œuvre qui constitue une introduction complète,
probablement la seule, un commentaire des enseignements fondamentaux, une clarification
des points de doctrines difficiles, qu’il serait dommage de négliger pour aborder l’œuvre du
19
Cf. p. 81.
De l’explicitation des paroles du Cheikh Muhyî ad-Dîn.
21
Disculpation d’Ibn al-‘Arabî à l’usage des sots.
22
Ce qui fut le cas du Sheikh Semnânî originaire de la région de Semnân proche de Shiraz et Tabriz. Il fut
l’héritier spirituel de Najmu-dîn Kubra et fortement influencé par l’œuvre d’Ibn ‘Arabi.
20
7
plus grand des maîtres. M. Chodkiewicz nous dit également dans l’ouvrage 23 déjà cité : « A ce
soufisme qui, peu à peu, se structure, il manquerait donc quelque chose s’il n’y avait,
précisément, l’œuvre d’Ibn Arabî lequel, ne pouvant être revendiqué en exclusivité ou en
priorité par une tarîqa plutôt que par une autre, appartient donc au patrimoine commun ».
Sha’rânî se situe environ trois siècles après Ibn ‘Arabi en une période où le confrérisme
connait déjà un déclin. Il s’inscrira dans un mouvement de réforme conduisant à rappeler
l’unité du but et des fondements doctrinaux et méthodiques des différentes branches de
l’ésotérisme islamique. En cela, il se situe dans le lignage des plus grands héritiers du Shaykh
al-Akbar qui, comme nous l’avons vu, est commun à toutes les voies 24.
Al-Yawâqît aborde les questions d’ontologie, de cosmologie, de prophétologie,
d’exégèse, de métaphysique, d’eschatologie et passe en revue la doctrine complète d’Ibn
‘Arabi en la comparant à celles des différentes écoles mu’tazitlite, ach’arite, chi’ite… il
recourt à l’enseignement de plusieurs autres maîtres pour conforter les positions akbariennes
et n’hésite pas à dénoncer les erreurs d’autres penseurs. Ce voyage au cœur des Futûhât alMekkiyya permet de mieux cerner des questions épineuses comme celles des fondements de la
théologie, La nature de l’Essence divine et ses rapports avec les noms et attributs ou
autrement dit, les rapports de l’Unité et de la multiplicité. Les divers fondements de la foi
comme l’adventicité du monde créé, la proximité divine, l’omniprésence de Dieu, la science
pré-éternelle de Dieu, les noms et attributs divins, la nature des divers constituants de
l’univers : hommes, djinns, éléments, la différence entre miracle, prodige et magie. La sagesse
présidant les fonctions prophétiques, de l’impeccabilité des prophètes auxquels le Coran
attribue pourtant des fautes, la réalité du voyage céleste du Prophète, les privilèges des
prophètes, leurs rapports hiérarchique, la création des actes et donc la question du libre arbitre
qui déchira les premières générations de savants. Les relations de la foi et de la raison au
regard de la transcendance de la certitude intérieure comme fruit d’une réalisation
contemplative. La raison de l’homme et les étapes de la quête de soi-même. Les diverses
dimensions du Prophète (qu’Allah prie sur lui et le salue), historique et métaphysique ainsi
que toutes les conséquences que cela implique sur le plan initiatique. Les différents plans de
l’existence ou les états multiples de l’être. Tant de sujets constituant le cœur de la doctrine
islamique et le pont menant à la finalité commune de toutes les formes traditionnelles.
La double attestation de foi constitue le fil directeur de ces deux tomes. Dans le
premier est décrite la nature métaphysique de la nature divine et son caractère unique. Dans le
second tome est abordée et développée la notion de la Réalité prophétique et son caractère
lumineux. Bien que commun aux deux domaines de l’exotérisme et de l’ésotérisme, cette
double attestation de foi n’est pas comprise de la manière. La nature divine et la nature du
Prophète sont développées dans l’ésotérisme par les concepts techniques de Wahdat al-Wujûd
ou Unicité de l’être pour ce qui se rapporte à la nature divine, et par Al-Haqîqah alMuhammadiyah ou la Réalité Muhammadienne pour ce qui concerne la dimension universelle
du Prophète. Ces deux concepts constituent le principal fossé de compréhension entre les
deux dimensions extérieure et intérieure de l’islam. Les maîtres, en général, ne demandent pas
23
Ibid. Cf. p. 36.
Il est également intéressant de noter que le chi’isme est très emprunt de sa doctrine, au point où certain le
qualifièrent de « crypto-chi’ite ».
24
8
que celles-ci soient nécessairement comprises sachant qu’elles ne sont destinées qu’à une
élite, mais qu’elles ne soient pas reniées et combattues. Pour cela, ils ont toujours restreint
leur enseignement à des cercles fermés de gens suffisamment préparés.
A la lecture du texte arabe, nous nous sommes rendus compte que le Sheikh Sha’rânî
n’emploie aucun de ces termes pourtant bien présents dans les œuvres de ses pairs akbarien.
Nous avons également constatés que le Sheikh atténue certaines positions akbarienne et en
donne des justifications parfois édulcorées. Est-ce par prudence, ou parce qu’il ne possédait
pas le degré de réalisation et la fonction d’Ibn ‘Arabi, ce qui semble évident sachant que ce
dernier est qualifié de Plus grand des maîtres ? Nous ne chercherons pas à élucider cette
question et laisserons le lecteur se faire son propre avis. Cependant, et bien que des
circonstances particulières justifient tout cela, nous regrettons qu’un langage aussi précis et
des positions aussi claires que celles d’Ibn ‘Arabi ou de René Guénon sur ces mêmes
questions ne soient pas renouvelées ici même. Quoiqu’il en soit, hormis ces prudences qu’il
est possible de juger excessives25, le contenu est fidèle à l’enseignement d’Ibn ‘Arabi et
incontournable pour quiconque désire connaître exhaustivement la doctrine de l’ésotérisme
islamique.
En établissant le rapport des différents chapitres où se trouvent traitée une notion, Sidi
Sha’rânî produit ici la meilleure synthèse des concepts abordés dans les Futûhât ce qui
constitue, à notre humble avis, le meilleur moyen de l’aborder et de l’étudier plus en détail 26.
Cependant, encore une fois, nous insistons sur le fait que l’étude de cette œuvre magistrale
nécessite des connaissances préalables. Encore aujourd’hui, les quelques maîtres capables
d’enseigner et d’expliquer cette somme exigent un apprentissage ainsi qu’un vécu et surtout
une permission avant de se lancer au cœur de ce qui pourrait, pour les gens insuffisamment
préparés, s’identifier à un labyrinthe d’où l’on ne sort jamais.
S. R
25
Rappelons qu’un maître comme ‘Ayn al-Qudhât al-Hamadânî bien antérieur à Ibn ‘Arabi et disciple de sidî
Ahmed al-Ghazâlî frère du célèbre Abû Hamîd, ne prit pas ces précautions dans son livre Zubdat al-Haqâiq qui
constitue une des toute premières formulations de la Wahdat al-Wujûd. Il le paya de sa vie en étant assassiné à
l’âge de trente trois ans.
26
Pour se familiariser avec cette œuvre, sa structure, son origine, sa spécificité, il est également recommandé de
lire en langue française les études produites par Michel Vâlsan et de ses successeurs ainsi que les traductions des
travaux de M. Abd el-Baqî Meftah parus aux éditions Al-Bouraq, Paris.
9
Préambule
Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux
Louange à Dieu, Seigneur des mondes. J’adresse mes prières et mon salut à notre
souverain maître Muhammad, ainsi qu’à sa famille, comme je les adresse à l’ensemble des
prophètes et des envoyés, ainsi qu’à l’ensemble de leurs familles et de leurs compagnons.
Ce serviteur indigent, aspirant à la clémence et à l’indulgence de Dieu, que je suis, de
son nom, ‘Abd al-Wahhâb Ibn Ahmad Ibn ‘Alî ash-Sha‘rânî – puisse le Seigneur le prendre
en pitié – adresse au lecteur ce mot d’introduction :
Ce livre que j’ai intitulé Al-yawâqît wal-jawâhir fî bayân ‘aqâ’id al-akâbir (Les
gemmes précieuses issues de la glose des doctrines de l’élite) a pour objet l’étude des dogmes.
Je m’y propose de comparer les dogmes des gens de dévoilement et des théoriciens de ce
domaine, dans la mesure de ma capacité, étant entendu que l’étude doctrinale dans son
ensemble se partage entre ces deux courants.
De fait, les hommes se divisent en deux groupes distincts : ceux qui fondent leurs vues
sur l’étude spéculative27 et théorique28 ; et ceux qui les fondent sur le dévoilement 29 et la
vision directe30. Chacun de ces deux groupes a produit des ouvrages à l’attention de ses
cercles d’étudiants.
Or il peut sembler à l’observateur peu versé dans l’étude de la voie légale 31 que les
positions des uns contredisent parfois celles des autres. C’est pourquoi je me propose dans ce
livre d’expliquer en quoi ces positions se rejoignent. Les paroles de chaque groupe s’en
trouveront ainsi confortées les unes par les autres. Personne à ma connaissance, ne s’est
engagé dans cette entreprise avant moi. Aussi, je demande à Dieu d’accorder Sa miséricorde à
quiconque consentira à voir d’un œil indulgent les insuffisances que je pourrais laisser
paraître en cette tâche à laquelle je m’attèle. De fait, les points en débat dans cet ouvrage sont
extrêmement subtils. L’imam ash-Shâfi‘î – que Dieu lui fasse miséricorde - a dit un jour à
Ishâq al-Muznî : « Emploie-toi à l’étude de la jurisprudence et garde-toi de la théologie. Car il
vaut mieux t’entendre dire : « Tu as fait une erreur. » Plutôt que t’entendre dire : « Tu as
proféré un blasphème. » Je demande donc à Dieu l’Immense de faire en sorte que tous les
savants qui se pencheront sur ce livre corrigent les éventuelles fautes ou altérations qu’ils
pourraient y trouver, ou même de les en supprimer simplement s’ils ne savent que dire pour
éclairer les musulmans sur le point en question.
Mais que l’on sache bien que je n’autorise personne à disposer d’un exemplaire de ce livre
avant d’avoir été examiné par des savants musulmans exempts de jalousie et avant d’avoir
reçu d’eux licence.
27
Nazar
Istidlâl
29
Kashf
30
‘Ayân
31
Sharî‘a
28
10
Hélas, mon âge est désormais trop avancé pour pouvoir en parfaire la rédaction.
Enfin, je conseille à toute personne incapable de pénétrer le sens des paroles des gens
de dévoilement, de s’en tenir aux propos apparents des théologiens. Le Très-Haut a dit en
effet : « S’il ne bénéficie pas des eaux de pluie, il bénéficiera du moins de la rosée. »32 Parce
que les positions doctrinales des gens de dévoilement se fondent sur des réalités contemplées,
tandis que les positions d’autres personnes se fondent sur des simples convictions. Ces
convictions sont leur seul référant dans toutes ces questions auxquelles aucun texte de
référence ne donne de réponse explicite. En outre, l’âme adopte plus aisément les convictions
partagées par la majorité que les convictions des gens de dévoilement, en raison du peu de
gens suivant leur voie.
Sache par ailleurs, mon frère, que j’ai consulté un nombre considérable d’épitres
écrites par les gens de dévoilement et que je n’ai pas trouvé de langage plus complet que celui
du Sheikh parfait, du maître réalisé et éducateur des gnostiques, le Sheikh Muhyî ad-Dîn Ibn
‘Arabî – que Dieu lui fasse miséricorde. C’est pourquoi j’ai construit cet ouvrage sur les
enseignements qu’il prodigue dans son ouvrage Al-Futûhât al-Makkiya, ou d’autres écrits de
sa plume. J’ai ainsi renoncé à relayer les paroles d’autres maîtres. Néanmoins, j’ai trouvé dans
les Futûhât des passages qui me sont restés hermétiques. Je les ai mentionnés pour que les
savants puissent les juger et établir la vérité sur les points en question, s’ils estiment cela
nécessaire. Ne pense donc pas, mon frère, que je cite ces paroles parce que je les estime vraies
et que je les adjoins bon gré à mes propres convictions. Ne fais pas comme les impudents qui
déclarent sans vergogne : « S’ils ne les approuvaient pas, ils n’en feraient pas mention dans
leurs ouvrages. » Dieu me garde de contredire la voix majoritaire des théologiens et d’adopter
l’avis d’un homme de dévoilement non exempt de fautes. Car le célèbre hadith indique que
« La main de Dieu est avec la majorité. » C’est pourquoi je précise souvent après les paroles
des gens de dévoilement « Fin de citation »33 , « Méditons cela » ; « Je dirais pour ma part »,
ou d’autres formules de cette nature. Cela permet d’indiquer la fin de citation afin qu’elle soit
comprise indépendamment, selon l’usage des théologiens.
Notre Sheikh, ce maître en matière d’islam, Zakariya al-Ansârî - que Dieu lui fasse
miséricorde - disait : « Les paroles des illustres savants34 participent immanquablement d’un
des trois cas suivants : Soit elles s’accordent à l’enseignement explicite du Livre Saint et de la
tradition prophétique. Dans ce cas, il est impératif d’y souscrire. Soit elles contredisent
l’enseignement explicite du Livre Saint et de la tradition prophétique. Dans ce cas, il est
formellement interdit d’y souscrire. Soit on ne peut distinguer si elles sont en accord ou en
désaccord avec les textes. Dans ce cas, le mieux est de s’abstenir [de porter un jugement]. »
Or ce gnostique instruit des sciences du divin, le Sheikh Abû Tâhir al-Muznî ash-Shâdhilî –
que Dieu soit satisfait de lui – m’a informé que l’ensemble des paroles du Sheikh Muhyî adDîn Ibn ‘Arabî contrevenant à l’enseignement explicite de la voie légale 35 ont été introduites à
son insu dans ses ouvrages. Parce que, m’a-t-il dit, il s’agit d’un homme accompli, selon
l’avis unanime des gens de réalisation, or l’homme accompli ne peut pas tenir des propos
32
Coran 2 : 265.
Cette précision est rendue nécessaire en Arabe par l’absence de ponctuation.
34
Imâm
35
Sharî‘a
33
11
inconvenant sortant du cadre légal posé par le Coran et la sunna, car le Législateur le
maintient nécessairement sur Sa large voie orthodoxe.
C’est la raison pour laquelle j’ai examiné les paroles sujettes à censure que les jaloux
font circuler sur le compte du Maître. Et j’y ai répondu. Parce que les ouvrages qui nous ont
été légués de lui selon une voie de transmission authentique ne comportent rien de ces
paroles. Je n’ai pas livré ces réponses en me basant sur une compréhension fondée sur ma
mémoire, comme le font d’autres savants. Aussi, que quiconque douterait d’une parole que
j’attribue au Sheikh, ne parvenant pas à la comprendre et à l’interpréter, se reporte à l’original
que j’indique en référence. Car cela pourrait être une altération du texte de ma main.
Sache mon frère que ce que nous entendons par doctrine sunnite 36 selon l’usage actuel
des gens, fait référence à la doctrine définie par le Sheikh Abû al-Hasan al-Ash‘arî37 et ceux
qui l’ont précédé chronologiquement comme le Sheikh Abû Mansûr al-Matûrîdî38 et d’autres
savants – que Dieu soit satisfait d’eux. Al-Matûridî était un éminent savant en la matière, tout
comme l’était Abû al-Hasan al-Ash‘arî. Mais comme les partisans du second étaient plus
nombreux que ceux du premier, il gagna sur celui-ci en popularité. C’est pourquoi les gens
suivant l’enseignement d’al-Matûridî se situent géographiquement derrière le Syr Daria pour
la plupart. Quant aux adeptes d’al-Ash‘arî, ils se sont répandus dans la plupart des terres
d’Islam, comme le Khorasan, l’Irak, la Syrie 39, l’Égypte et d’autres régions. C’est pourquoi il
est commun de dire : « Untel professe une doctrine acharite orthodoxe ». L’orthodoxie visée à
travers cette parole n’est donc assurément pas autre que la doctrine acharite comme l’a
indiqué l’auteur du Sharh al-Maqâsid40 : « Et il n’y a pas entre les savants confirmés de ces
deux partis de divergences réelles qui feraient que les uns accusent les autres d’hérésie ou
d’égarement. Ils ne divergent que sur certains points secondaires. Par exemple, concernant la
foi en Dieu, ils débattent du statut de la personne qui dit : « Je suis croyant s’il plait à Dieu. »
et d’autres interrogations de cette nature. »
Sufyân Ath-Thawrî disait : « Les sunnites sont les adeptes de la vérité et ils le
demeureraient même s’il n’en restait qu’un ». C’est aussi ce qu’il répondait si on lui
demandait comment se définit l’immense majorité des musulmans. L’imam al-Bayhaqî
exprimait le même avis.
Puis sache, mon frère, que quiconque suit les sunnites doit trouver en son cœur une
grande sérénité. Et à l’inverse, le cœur de ceux qui les contredisent est nécessairement gagné
par l’affliction et par la gêne. Louangé soit le Seigneur des mondes.
J’ai voulu introduire ce livre par un prologue qui sera précieux à quiconque a
l’intention de le consulter. Ce prologue comporte une explication de la doctrine abrégée41 du
Sheikh Muhyî ad-Dîn que celui-ci expose au début des Futûhât, afin que puisse y revenir
quiconque se perd dans les développements doctrinaux de l’ouvrage. Car l’intégralité de cet
ouvrage que nous présentons a valeur de commentaire de cette doctrine.
36
Ou : adeptes de la sunna et du consensus, selon l’expression arabe
Abû al-Hasan Alî ibn Ismâ‘îl al-Ash‘arî (874 - 936)
38
Muhammad Abû Mansûr al-Matûrîdî (853 - 944)
39
La grande Syrie, ou la région comprenant la Syrie, le Liban, la Jordanie et la Palestine.
40
Sa‘d ad-Dîn At-Taftâzânî.
41
Sughrâ.
37
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