La pub dans l`alimentaire

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La pub dans l`alimentaire
DOSSIER
Hold-up sur nos assiettes : alimentation, médecine et société
La pub
dans l’alimentaire
Maxime Drouet
Etudiant chercheur à l’Ecole
des hautes études
en sciences sociales (EHESS)
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En octobre de l’année dernière, le Bureau de
des spots qui dévalorisaient sciemment le rôle
Vérification Publicitaire (BVP) rendait public une
parental dans la transmission du savoir alimen-
nouvelle recommandation déontologique sur la
taire. L’enfant faisait la leçon à sa mère, qui ne
publicité alimentaire pour enfants qui, dans la
prenait pas de céréales et se réveillait donc fati-
logique d’autorégulation de la publicité, fait offi-
guée chaque matin.
ce de marche à suivre pour la profession. Elle se
« Dans les cas où sont présentées des équiva-
révèle surtout instructive pour cerner les méca-
lences nutritionnelles entre produits alimen-
nismes de la publicité alimentaire, un secteur de
taires, celles-ci doivent être nutritionnellement
première importance dans l’économie publicitai-
pertinentes (par exemple porter sur des nutri-
re française.
ments communs, présents en quantité significa-
Car, parmi les dix premiers annonceurs, deux
tive). La présentation des équivalences ne doit
appartiennent à l’agroalimentaire (Danone et
pas inciter à des substitutions entre catégories,
Nestlé), sans compter Carrefour et Leclerc.
notamment en suggérant que les bénéfices de
Distribution et alimentaire sont ainsi les deux
deux produits comparés sont globalement équi-
premiers postes d’investissement de la publicité
valents ». Et voilà qu’une célèbre pâte à tartiner
française (respectivement 11,64 % et 11,02 %
se voit privée de son argument de vente princi-
du marché) (1).
pal, le fameux « égal à un verre de lait ».
Le texte du BVP (2) traite par exemple de l’inci-
Le dernier point développé par le BVP est celui
tation à la consommation excessive d’un pro-
de la traduction maximaliste : « La publicité ne
duit. « On entend par incitation à une consom-
doit pas suggérer que la seule consommation
mation excessive le fait, par exemple, de
d’un produit induit une performance optimale
représenter un enfant consommant un produit
ou la réussite maximale dans une activité notam-
sans retenue ou dans des quantités déraison-
ment artistique, scolaire ou sportive ». Un certain
nables. N’est en revanche pas visée l’expression
nombre de publicités de ces dernières années se
de satisfaction et de plaisir liée à la consomma-
verraient interdites d’antenne. Plus possible de
tion d’un produit ». L’honneur est sauf : le cœur
nous montrer un enfant qui, pour réussir son
du métier n’est pas entamé.
match de basket, pour draguer sa copine, pour
« La publicité ne doit pas dévaloriser ou minimi-
réussir ses examens, prenait un bol de céréales.
ser l’autorité ou les conseils des parents en
Voilà donc, quoi qu’il en soit, la mise à jour
matière de consommation desdits produits, ni
publique de quelques-unes des recettes mobili-
suggérer leur démission ». Aveux flagrants de la
sées pour rendre désirable un produit alimentai-
distribution des rôles de la pub : depuis des
re : mettre en avant son utilisateur en dénigrant
années, on nous montre des parents soit com-
toute altérité (le « Nous n’avons pas les mêmes
plices, soit absents, soit désarmés face au jeune
valeurs » d’une célèbre marque de rillettes) ;
enfant. Au consommateur de se souvenir de la
rendre magique la consommation du produit
lourde campagne d’une marque de céréales avec
(« Un yaourt et mon transit intestinal va déjà
P R AT I Q U E S
DOSSIER
Histoire de pouvoir
beaucoup mieux, comme le montrent le schéma
matif. Mais des canaux plus ou moins fragiles,
et mon sourire ») ; tout en le rendant substi-
plus ou moins inscrits dans des pratiques ou des
tuable sur le plan nutritionnel (« seulement une
discours. Là aussi, la santé publique est en jeu.
calorie » pour le petit bonbon en boîte). Mais les
Rappelons que la publicité commerciale se
adultes sont-ils moins crédules que les enfants ?
construit autour du produit star et miraculeux.
Poser cette question, c’est pointer la contradic-
Chaque séquence publicitaire va donc nous pro-
tion au cœur de la rédaction de ces nouvelles
poser un aliment comme s’il était seul sur le mar-
règles déontologiques. Si la réglementation vise,
ché, seul au monde. Un Robinson du désir et du
de fait, la publicité pour enfants, l’argumenta-
choix. Le format publicitaire participe donc, lui
tion qui la sous-tend n’est en rien exclusive à
aussi, à cette perte de repères. Le repas ne se fait-
l’enfance ou l’adolescence. Elle concerne chaque
il plus alors par l’accumulation, la juxtaposition
consommateur.
de produits que par une appréhension écolo-
La perte de repère est une des principales carac-
gique de la nutrition ?
téristiques de notre pratique alimentaire, comme
Questionner le discours ou l’idéologie véhiculée
le note l’Institut de veille sanitaire, dans son
par la pub est un travail nécessaire, mais insuffi-
« baromètre santé nutrition 2002 ». Sur un mar-
sant. La publicité, en tant que médium, induit
ché où les « objets comestibles non identifiés »
elle aussi des effets sur la valorisation des ali-
selon l’expression du sociologue Claude Fischler,
ments. Réfléchir sur la mise en publicité d’une
prolifèrent, les consommateurs n’ont plus les clés
alimentation saine et intelligente devient alors
d’évaluation intuitive des aliments proposés. Et
un horizon à atteindre.
le consommateur de préférer le bio et l’allégé
aux fruits, aux légumes et poissons.
Sur ces tendances de fond qui semblent faire
consensus, on peut avancer également d’autres
explications que celle de l’idéologie publicitaire,
1. Source : SECODIP 2002 (Investissements publicitaires
Grands Médias).
2. Disponible sur le site www.bvp.org.
comme autant d’hypothèses de réflexion. Car, si
les règles qui viennent d’être prises par les publicitaires ne sont en rien à dénigrer, il existe par
ailleurs certains enjeux et problématiques inhérents à la technique, au cadre et au format de la
publicité télévisée.
Un premier constat semble difficilement réfutable : l’asymétrie de visibilité des produits en
vente sur le marché. Le radis ou la salade, ancrés
dans des traditions alimentaires, ne font pas le
poids face aux espaces publicitaires pour le prochain alicament. Ce n’est pas la pratique publicitaire qui est en cause ici, mais l’économie du système publicitaire. Des tickets d’entrée élevés tant
pour l’achat d’espace que pour la production
d’un spot et la rémunération d’une agence ne
permettent pas des mises en publicité équivalentes. Se dessinent alors plusieurs canaux de
transmission du comportement alimentaire norP R AT I Q U E S
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