La Sagesse du Créateur de Parfum

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La Sagesse du Créateur de Parfum
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Du même auteur
Questions de parfumerie (en collaboration),
Corpman Ed., 1988.
Dictionnaire du langage parfumé, J.-F. Blayn,
M. Leyris, M. Maurin, Éditions quarante-huit
publicité, 1993.
Maurice Maurin
La Sagesse du Créateur
de Parfum
À mes enfants Véronique et Laurent,
Pauline et Valentin mes petits-enfants.
Photo de couverture : Chrystèle Lacène,
détail d’un mur de maison, Diano Castello, Ligurie.
Direction artistique : Patricia Chapuis.
Merci à Aude Alric et Juliette Solvès pour leur aide
à l’édition de ce livre.
© L’œil neuf éditions, 2006
94, rue de L’Amiral-Mouchez – 75014 Paris
www.œil9.com
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Le soleil était près du zénith, fin de matinée, début d’après-midi. De gros nuages
blancs se découpaient sur un ciel d’azur, un
vrai ciel de Magritte. Il faisait très chaud, le
15 août était passé de deux ou trois jours. Sous
le grand platane à l’entrée de la place, le chauffeur du command car venait de couper le
contact ; aucun des quatre ou cinq soldats, la
carabine US M1 sur les genoux, ne bougeait.
Arrêt sur image.
Une odeur, je dirais maintenant une
« forme olfactive », exhaustée par la chaleur du
moteur et la moiteur de l’air, auréolait le véhicule. Cette odeur s’est fixée à jamais dans les
circuits imprimés de mon cortex. C’était un
mélange d’huile minérale chaude, d’essence,
de sueur, de Lucky Strike et de spearmint des
chewing-gums mâchés. J’avais huit ans. Seraitce ma madeleine ? Cette scène a conduit ma
réflexion tout au long de ma carrière sur le
parfum et, plus encore, sur les odeurs.
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Pour le sens commun, une odeur est sousentendue mauvaise, à moins qu’elle ne soit
expressément qualifiée de « bonne ». La perception olfactive d’une seule molécule est une
odeur simple. Composée de plusieurs ou d’une
multitude de molécules odorantes, c’est une
odeur complexe. Il peut s’agir d’une forme
olfactive apparue naturellement, ou d’un parfum – forme olfactive construite par l’intelligence de l’homme dans le but avoué de susciter
le plaisir.
Dès la plus haute Antiquité, l’Égypte
développa des parfums. La première utilisation
en fut les offrandes aux dieux, pour lesquels on
faisait brûler des résines et des bois aromatiques : leurs fumées chargées d’odeurs montaient vers le ciel (per fumum signifie « à l’aide
de la fumée »).
Au-delà des simples fumigations, les
prêtres égyptiens apprirent à extraire les principes aromatiques des végétaux à l’aide de
corps gras et à élaborer des baumes. Ils furent
les premiers créateurs de parfums. Très rapidement ils appliquèrent leurs connaissances à
l’embaumement des morts. Sous la pression
des riches Égyptiens ils consentirent à faire
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jouir les humains de plaisirs réservés jusqu’alors aux immortels. Les Égyptiens se servaient des parfums pour leur personne, mais
également pour parfumer les salles de banquet. Le premier parfum pensé, écrit et pesé
fut le Kiphi1.
À la même époque, les Hébreux, sous
l’influence des Égyptiens, usèrent également
des parfums, d’abord pour les rites religieux,
puis pour la vie privée. « Tantôt on les emploie
à donner une odeur agréable aux vêtements,
tantôt on les brûle pour parfumer la salle du
festin, tantôt enfin on les répand sur le lit, où
ils devaient faire naître des songes agréables.
“J’ai parfumé ma couche de myrrhe, d’aloès et de
cinnamome.” » 2
Toutes les civilisations anciennes – Perses,
Assyriens, Grecs et Romains ainsi que les
Arabes – employèrent sans compter ces trésors
aromatiques. L’utilisation en était réservée aux
monarques et aux fortunés. De la pratique
funéraire des Égyptiens à la dévotion du
paraître actuel, le parfum a toujours occupé une
1. Celui-ci a été récemment reconstitué par une créatrice de
parfum en collaboration avec le musée du Louvre.
2. Eugène Rimmel, Le Livre des parfums (1870), Comedit, 1995,
p. 75. Citation extraite du Cantique des cantiques.
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place importante dans ces différentes sociétés.
De toute évidence, il constitue un acte social.
Toutes les religions polythéistes magnifièrent le parfum, pour les dieux et pour les
hommes. À l’avènement des religions monothéistes judéo-chrétiennes, la tendance s’inversa;
seul l’Islam garda les mêmes règles3. Le christianisme conserva dans ses rites l’emploi des fumigations d’encens et les roses (couronnes de
roses, eau de roses, rosaires) mais proscrivit les
cosmétiques, qui favorisaient sans doute trop la
coquetterie, la séduction et le plaisir.
Jusqu’à la Renaissance, le parfum remplissait ainsi trois fonctions : hédonique, médicale
et ésotérique. Les parfumeurs étaient des
prêtres en Égypte, des alchimistes en Orient et
en Europe.
C’est précisément à la Renaissance qu’un
premier bouleversement technique survient :
les parfums sont désormais présentés sur alcool
et confectionnés avec des huiles essentielles
obtenues par distillation à la vapeur d’eau.
Trois siècles plus tard, dans les années 1850,
3. Les hommes musulmans se parfumèrent longtemps plus que
les femmes, une tradition qui s’étendit au seul pays chrétien en
contact avec l’Islam, l’Espagne, et perdura longtemps après le
départ des Arabes.
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s’en produit un autre, avec l’incorporation de
molécules de synthèse dans les formules.
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les
parfumeurs étaient aussi de véritables hommes
d’affaires : ils ouvraient leurs propres boutiques, créaient, confectionnaient et vendaient
leurs compositions4 – parfums et cosmétiques.
Au X I X e siècle, la parfumerie était nationale. Les parfums étaient créés à Paris,
Londres, New York, Moscou, Le Caire ou
encore Barcelone. Les parfums parisiens, réputés meilleurs que les autres, étaient universellement reconnus. La banlieue ouest de Paris
regorgeait de petites usines qui alimentaient les
boutiques de la capitale. Ces boutiques se sont
transformées en marques ou ont disparu pour
cause de mondialisation.
Les parfumeurs s’approvisionnaient en
matières aromatiques à Grasse, qui est ainsi
devenue la capitale mondiale des parfums
naturels. Les industriels grassois avaient un
4. La littérature en contient quelques figures incontournables :
dans Le Parfum de Patrick Süskind, Jean-Baptiste Grenouille est
apprenti parfumeur chez Baldini, qui tient boutique sur le Pontau-Change, et chez Balzac, César Birotteau, fabricant parfumeur
de La Comédie humaine, officie rue Saint-Honoré.
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sens inné de la matière aromatique naturelle et
du parfum. Ils ont formé jusqu’aux débuts des
années 1970 la quasi-totalité des créateurs travaillant dans le monde entier. Attachés à des
maisons grassoises ou à des fabricants de synthèse, ces parfumeurs ont peu à peu remplacé
les créateurs des boutiques et des marques.
Dans les années 1950 un heureux hasard
a amené ma famille à Grasse, et à vingt ans, je
me suis retrouvé dans le laboratoire d’une des
quarante usines à parfums qui y étaient encore
en activité. Après dix années fastes passées
outre-mer à m’occuper d’agriculture de
plantes à parfums aux Comores, en Algérie et
ailleurs, à vivre avec ces plantes dans les
champs, à extraire leur essence et à m’initier à
leur transformation physique ou chimique, j’ai
intégré l’école de composition d’une usine
grassoise où, pour commencer, il m’a fallu
mémoriser toute la palette du parfumeur. Bien
entendu j’identifiais les produits, pour en avoir
fabriqué certains et analysé d’autres. Je
connaissais même leurs atmosphères olfactives
grâce à mes dix années d’apprentissage
nomade. Cependant, réussir à mémoriser des
matières premières de façon non seulement à
Le parfum des souvenirs 1 1
les nommer en les sentant, mais aussi à les sentir dans sa mémoire en les nommant, était un
exercice assez périlleux…
L’odorat, à la différence de la vue et de
l’ouïe, n’a été étudié que très tard5. La physiologie de l’olfaction est fort complexe. L’odorat
et le goût sont des sens chimiques, la vue et
l’ouïe des sens physiques. La molécule odorante est piégée dans le mucus des fosses
nasales, les récepteurs olfactifs collectent les
sensations et transmettent l’information (ou
perception) au cerveau limbique (ou reptilien),
qui est également le siège de l’émotion et de la
mémoire. L’encodage d’une odeur est difficile
car l’opération fait appel à la mémoire épisodique, au contexte : en même temps qu’une
odeur, il faut mémoriser une histoire, des personnages ou un paysage.
Le créateur de parfum, pour ne pas
encombrer sa mémoire, limite au maximum la
référence nécessaire. Pour me souvenir de certains aldéhydes fort répandus dans les parfums
mais n’ayant pas toujours d’équivalent dans la
5. Précisons cependant que de grands progrès ont été faits ces
trente dernières années.
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nature, je pense à un atelier mécanique, ou à la
peau blanche sous l’écorce des oranges. Pour
ne pas confondre le narcisse et la jonquille, qui
sont botaniquement assez proches, je repère
dans le premier la facette « sueur de cheval ».
À long terme, la mémoire olfactive est plus
stable que les autres mémoires. Il a été également prouvé que la mémorisation d’une odeur
s’établit mieux d’une façon fortuite que volontaire. Mémorisées, les odeurs sont toujours
d’une grande force évocatrice et raniment des
souvenirs anciens. Syndrome proustien.
Après la guerre, nous sommes restés
quelques années dans ce village de la haute vallée du Var que j’ai évoqué à l’orée de ce chapitre. J’avais l’âge auquel tout se forme et tout
s’apprend, j’étais à la campagne et je baignais
dans un environnement aux odeurs vives.
L’éducation olfactive inconsciente que j’ai
reçue dans l’arrière-pays méditerranéen m’a
enrichi d’une extraordinaire façon. Plus tard,
au moment de la création, je puiserai en moi
ces souvenirs accumulés.
En dehors des heures d’école, nous étions
totalement livrés à la nature. Je me plaisais dans
ce climat rude, bouillonnant au printemps, très
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chaud et oppressant en été, délicieux et parfumé en automne, froid, glacé et presque sans
odeur au moment de l’hiver. Chaque saison
possédait des caractéristiques propres.
Le printemps « bouillonnant » n’est pas
seulement une formule poétique, les rivières
sont pleines, puissantes mais limpides, les
berges développent rapidement des herbes, des
fleurs, les osiers pleurent, l’odeur dominante
est verte, florale, menthée, aromatique… Il me
sera aisé plus tard de faire correspondre des
produits synthétiques aux odeurs saisonnières :
le salicylate de cis 3 hexényle, le nonadiénal ou
le tiglate de géranyle sont étiquetés « bord de
rivière au printemps », car leur odeur me le rappelle instantanément.
L’été, c’était le sud de l’Ardèche, où nous
passions nos vacances dans la maison familiale :
le temps des moissons. Le blé était coupé avec
une faucheuse mécanique, mue et tractée par
une paire de bœufs, ensuite les gerbes étaient
disposées en rond sur une aire et là, pendant
six à huit heures, l’attelage tournait, tirant un
rouleau de pierre de près de 300 kilos, afin
d’aplatir la paille et séparer les grains de l’épi.
Pendant la journée, la chaleur était si intense,
l’air tellement sec qu’ils annihilaient les odeurs.
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Après le coucher du soleil, l’olfactif reprenait
ses droits, un peu de fraîcheur remontait alors
de la rivière et nous commencions à sentir de
nouveau quelques odeurs. À la fin du jour, il
fallait encore séparer les grains de blé de leurs
enveloppes à l’aide d’un tarare, gros ventilateur actionné par la main de l’homme. L’odeur
du blé, de la paille nous emplissait d’une note
douce et rassurante que l’on retrouve partiellement dans la fleur d’oranger ou la tubéreuse, fragrances essentiellement sensuelles,
« près du corps ».
L’automne est la saison la plus riche, la
saison raisonnée : la température y est suffisamment élevée pour exhaler les odeurs, et l’atmosphère suffisamment humide pour bien les
percevoir. La cueillette des champignons
apporte toutes les nuances de terre humide, de
sous-bois, mais il y a aussi les fruits et baies
sauvages, fraises, framboises, mûres, myrtilles,
sorbes, nèfles, figues. Les muscs macrocycliques proches de la galaxolide sentent les
figuiers rabougris sous le soleil de Provence,
abandonnés depuis longtemps. Les mûres de
ronces, bien noires en pleine chaleur, recèlent
également cette odeur musquée, plus fine que
celle du figuier, plus proche de l’exaltolide,
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autre référent synthétique connu des seuls
créateurs de parfum.
L’hiver n’a pas la même intensité olfactive. Sur les terres glacées ou sur la banquise, il
n’y a pas de développement organique, pas de
moisissures, pas de fermentations, pas de
dégradations donc pas d’odeurs. L’odeur est le
témoin de la vie ! L’hiver, les odeurs se déplacent à l’intérieur des maisons. Un feu de cheminée est une symphonie olfactive. Il faut
réunir du petit bois, des écorces, des lichens,
des pommes de pin, des herbes sèches… On
craque une allumette et, avec la fumée, l’odeur
monte. Toutes ces senteurs se mélangent et
emplissent la pièce : on les qualifie de boisées,
herbacées ou encore aromatiques. Toutes ces
« notes », ces orientations, vont varier avec la
montée en température du feu. Puis, si vous
l’approvisionnez avec une grosse bûche de
chêne sèche, il sentira les tanins et la whisky
lactone6 ; si vous y mettez un fagot d’osier, une
odeur de bord de ruisseau se répandra aussitôt. Le cade encore garni de ses aiguilles sentira à la fois le gin (variété de genévrier) et une
selle sortant juste des ateliers Hermès à Pantin.
6. Molécule fruitée, boisée, isolée du Bourbon, qui provient en
réalité du bois de chêne des tonneaux.
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Si vous brûlez de très vieilles planches, la pièce
s’emplira d’une incompréhensible odeur de
vanille. Ces odeurs sont importantes, mais
rappelons qu’elles sont liées à la chaude
ambiance, aux crépitements des flammes, à
leurs couleurs, leurs formes, leurs mobilités.
Le nez a besoin de tous les autres sens pour
goûter pleinement. L’odeur du feu dans la
cheminée ne serait rien sans la mise en scène
qui réunit cheminée, flamme, crépitements.
Elle a besoin de cet écrin.
Le futur créateur de parfum qui entre en
apprentissage avec un tel bagage enfoui en lui
aura sans conteste de l’avance. De cette
mémoire des molécules naturelles, il lui faudra
savoir jouer, la superposer à d’autres odeurs et
de là… recréer cette forme olfactive sentie au
printemps sur les bords de la rivière. Il suffit
d’un lien dans le grand ordinateur du cerveau.
Serait-ce une forme d’art ?
Il y a toujours eu une réticence de la part
des acteurs de cette profession à nous donner
le nom de créateur ou compositeur de parfum.
Coincés entre les clients et les patrons, nous
jouons plus les bêtes de foire que le rôle qui
devrait nous revenir. Notre dénomination offi-
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cielle est donc « parfumeur », mais le sont également les marques Dior, Givenchy ou Rochas
ainsi que les propriétaires de boutiques de diffusion. Cela fait beaucoup de monde sous le
même vocable.
Dans les années 1980, nous nous sommes
retrouvés sous les projecteurs par l’intermédiaire des journalistes qui, pour nous différencier des autres, nous ont bêtement appelé des
« nez ». Il était également de bon ton de nous
affubler d’un don particulier qui nous permettait de faire jaillir de notre tête des parfums à
profusion, sans effort apparent.
Eh bien non ! Comme dans toutes les
expressions artistiques il existe surtout une
prédisposition à l’étude. Être doté d’une acuité
hyper développée me semble moins important
que de se forger une bonne mémoire olfactive
alliée à un sens esthétique rigoureux. Le créateur de parfum n’a pas un sens de l’odorat différent de celui des autres, c’est son travail de
mémorisation et d’attention vis-à-vis des
odeurs qui en fait ce qu’il est.
La grande différence entre les néophytes et
les spécialistes de l’olfaction, c’est précisément
l’analyse constante de la perception, l’état de
guet permanent. Si, en respirant naturelle-
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ment, on ne fait pas attention à une odeur ou
si celle-ci est nouvelle, ou encore si son intensité est trop faible, notre cerveau ne fera
aucune tentative de reconnaissance, on ne se
rendra compte de rien. De même pour la
nourriture ou la boisson : si l’on fait boire un
grand cru classé d’une excellente année à un
non-spécialiste sans l’en avertir, il n’y prêtera
aucune attention. Si, avant la deuxième gorgée, on le lui signale, il ne saura pas énumérer
tous les arômes qui le constituent, mais il se
rendra compte qu’il boit un vin de qualité.
Un parfumeur est en perpétuel état de discrimination. Qu’il sente une odeur dans l’atmosphère ou boive un vin, il cherchera à
identifier l’odeur qu’il perçoit ; si elle est trop
complexe, il tentera de déterminer les éléments
qui lui sont connus et essayera de mémoriser
dans le contexte du moment ceux qui lui sont
inconnus. Lorsqu’il aura à nouveau l’occasion
de sentir cette même forme olfactive, il la
reconnaîtra grâce aux annexes visuelles ou
auditives qui accompagnaient cette odeur la
première fois qu’il l’a perçue.
L’apprentissage du métier ne s’arrête évidemment pas à la mémorisation des odeurs,
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c’est néanmoins un passage obligé. Chaque
matin nous devions être capables de reconnaître vingt matières premières naturelles ou
synthétiques. Faire une erreur ne pouvait être
qu’exceptionnel.
Toutes les matières étudiées étaient
consignées dans un cahier. Pour les naturelles,
j’y faisais figurer la variété botanique, la partie
de la plante distillée, quelques notes personnelles permettant de la retrouver, surtout dans
le cas d’odeurs voisines comme l’essence de
carvi ou de cumin et l’essence d’orange ou de
bigarade. Pour les synthétiques, je signalais
leur fonction (esters, aldéhydes, alcools,
cétones, etc.). J’indiquais également les temps
d’évaporation, c’est-à-dire la persistance de
l’odeur sur une « touche à sentir7 » : quelques
heures pour l’essence de bergamote, quelques
mois pour l’essence de santal. Nous reniflions
les touches à sentir tous les quarts d’heure,
tous les jours ensuite pour les produits à faible
évaporation, jusqu’au moment de l’extinction
totale de l’odeur.
L’autre exercice important se rapportait à
la puissance olfactive des produits, à leurs
7. languette de papier assez fort imbibée de produit.
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dosages. On nous fournissait un mélange de
dix matières accompagné d’une liste où étaient
inscrits leurs noms ; le « jeu » consistait alors à
retrouver le pourcentage de chacune. Étape
suivante : procéder à la même analyse mais sans
liste à notre disposition. De plus en plus compliqué, jusqu’à la réplique presque parfaite de
tel ou tel parfum ; pour cela il fallait comprendre les « accords » et trouver l’âme même
du parfum.
Enfin, des exercices de création, tout
d’abord des bases : faire une rose thé ou un jasmin vert, et ceci sans modèle. La journée était
bien remplie, Nous sentions pendant des
heures et en guise de pause nous pesions les
essais, non pas sur des balances électroniques
au 1/1000e, mais sur les trébuchets qu’utilisaient jadis les bijoutiers.
Mon agrément de parfumeur en poche, je
suis parti à Paris où j’ai commencé à exercer ce
métier en 1968. Quarante ans plus tard, je me
rends compte que l’apprentissage est permanent et la joie de trouver un accord original
n’est pas altérée par le temps.