Jean-Jacques Cheval Maître de conférences à l`Université

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Jean-Jacques Cheval Maître de conférences à l`Université
Jean-Jacques Cheval
Maître de conférences à l’Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3
Chercheur associé au laboratoire CERVL- Pouvoir, Action publique, Territoire (UMR 5116 du
CNRS)
Responsable du Groupe de Recherches et d’Etudes sur la Radio (GRER)
Cet article est paru dans Dossiers de l’Audiovisuel, n° 100 ("Audiovisuel : cents témoins, cent
paroles"), novembre-décembre 2001, 111 p.
LA RADIO A-T-ELLE UN AVENIR COMME MEDIA GENERALISTE ?
La fragmentation du média radiophonique semble inéluctable. Se modelant sur le
modèle américain, la radio évoluerait d’un modèle généraliste initial vers des formats
thématisés de plus en plus segmentés, s’adressant à autant d’auditoires, de publics
spécialisés sur des niches étroites allant jusqu’à l’individuation. Mais pourra-t-on encore
parler de radiodiffusion ?
La spécialisation de la radio ne date pas des dernières années. Depuis ses premiers
développements, la radio paraît avoir subi un mouvement de dissémination et de fractionnement.
À l’origine, dans ce qui a été une des premières utopies de la communication au XXe siècle,
l’accent avait été mis sur le caractère unificateur de la radio. Dépassant les frontières
géographiques, politiques et sociales, elle apparaissait capable de s’adresser à tous en même
temps, de fusionner des audiences millionnaires communiant à l’écoute de contenus identiques.
À cette époque la notion de mass média prévaut, elle est instrumentalisée à des fins de
propagande pour certains, dans des buts d’éducation ou de culture pour d’autres.
Les attentes du public importaient peu, la radio avait une mission de formation ou
d’ouverture des esprits. De manière volontariste, il fallait attirer les auditeurs sur ce que l’on
souhaitait leur faire écouter. Dans cette optique la BBC naissante de John Reith s’était même
essayée à ne pas diffuser ses émissions à heure fixe pour obliger les auditeurs à glaner dans sa
programmation et découvrir de manière aléatoire des programmes qu’ils n’auraient pas eu
l’intention d’écouter d’eux-mêmes.
De plus, durant plusieurs décennies, la radio généraliste a correspondu à une pratique : celle
de l’écoute collective, en famille ou dans des lieux publics. Il fallait plaire à tous et satisfaire une
audience globale dont on devait saisir et satisfaire les plus grands dénominateurs communs.
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La connaissance croissante des audiences et une avancée des démarches marketing ont
modifié ces conceptions. Il apparaissait que le public massif des mass media, n’était en fait
composé que d’une mosaïque de publics multiples, dissemblables et parfois opposés dans leurs
goûts, leurs attentes et leurs pratiques. Parallèlement, l’apparition des postes transistors a
précipité le mouvement. Chacun pouvant disposer individuellement d’un récepteur, il n’était plus
obligatoire d’écouter les mêmes programmes. Les nouveaux récepteurs furent mis en vente avec
les premiers enregistrements de Bill Haley et Elvis Presley. La radio devenait l’un des vecteurs
du Rock’n’Roll, musique qui était alors largement inaudible pour les parents des “ teenagers ”,
qu’importe chacun pouvait écouter sa musique sur son propre poste ; la radio des enfants n’était
plus celle des parents. L’histoire s’est renouvelée depuis, du rock au rap, de “ Salut Les
Copains ” à “ Lov’in Fun ”. La radiodiffusion a continué à croître, à se multiplier, elle a aussi
amorcé paradoxalement sa division par la spécialisation.
Celle-ci est tout d’abord passée par la programmation spécifique des créneaux horaires, des
émissions en fonction de publics désignés à l’avance. Le matin, la radio devenait celle des
ménagère ; à la sortie des classes, elle pouvait être celles des adolescents ; plus tard ce fut la
radio des professions de la nuit... De cette manière, les stations ne se dégageaient pas
immédiatement du modèle de la radio généraliste, si les émissions s’isolaient, elles s’ajoutaient
aussi les unes aux autres pour composer au total un programme s’adressant à tous.
Dès les années 40, aux États-Unis, on va plus loin en spécialisant les stations elles mêmes.
Naissent des radios entièrement centrées sur des genres musicaux, des communautés
linguistiques, ethniques ou sociales, des familles de pensée. La formatisation du mode
d’expression (radios entièrement musicales ou à l’inverse entièrement parlées) peut se conjuguer
à une thématisation du propos, la diffusion de flux remplace la programmation de rendez-vous,
pour composer des paysages radiophoniques diversifiés et tout à fait éclatés.
En France, c’est véritablement à partir de 1981 que la dérégulation et la multiplication des
fréquences ont permis d’accéder à l’univers des radios thématiques. Elles sont rapidement
venues concurrencer l’audience des anciennes stations généralistes nationales. Au début de
l’année 1990, Médiamétrie pointait une avance encore large de ces dernières sur leurs rivales
thématiques : sur la semaine, les enquêtes leur attribuaient 46,5% de parts de marché contre
32%. Mais, au fil de la décennie, l’écart s’est réduit, jusqu’à s’inverser à partir de 1999. Sur la
période avril-juin 2001, du lundi au vendredi, les programmes généralistes atteignaient 39,1% de
parts de marché contre 46,3 points pour les programmes thématiques, composés principalement
par des programmes musicaux nationaux (39,5%) mais aussi de France Info par exemple qui
comme radio parlée d’information est l’exemple d’une radio spécialisée, à la fois dans sa forme
et son contenu. Ces verdicts sont renforcés par le constat du vieillissement régulier du public des
radios généralistes.
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Les nouveaux bonds technologiques, la numérisation, la diffusion sur Internet ouvrent de
nouvelles frontières à la radio, mais semblent constituer autant de nouvelles menaces pour les
stations généralistes. Nouveau paradoxe, la radio peut se mondialiser et s’individualiser tout à la
fois. De nouveaux programmes sonores peuvent s’imaginer tels des rubans ininterrompus
consacrés à des styles musicaux très pointus, voire à un seul artiste, l’étroitesse des publics étant
compensée par leur potentiel mondial. À travers l’accès au portail musicaux et aux bases de
données de fichiers sonores, on nous annonce des radios si proches de leurs auditeurs qu’ils en
seraient eux-mêmes les programmateurs individuels. La radio deviendrait synonyme de juke-box
personnel. Mais s’agira-t-il encore de radio ? Intrinsèquement la notion de radiodiffusion n’estelle pas liée à l’idée de programmation, de ligne éditoriale, de médias et donc de partage, de
communication ?
Les stations généralistes demeurent en marge de ces prospectives, sont-elles condamnées
pour autant ? On remarque aisément que si leur audience est en baisse, en dehors des aspects
commerciaux, leur prestige reste malgré tout inentamé, auprès de la profession elle-même en
particulier. Chacun des grands groupes radiophoniques français dispose ou aspire à disposer
d’une chaîne généraliste. Elle doit constituer le programme haut de gamme qui leur assure une
reconnaissance sur la sphère publique et surtout politique, plus importante encore aux yeux des
dirigeants des entreprises radiophoniques.
À l’évidence, qu’elles soient locales ou nationales, les radios généralistes pâtissent de leurs
coûts induits par des programmations exigeantes où le poids de l’information seule est
considérable. Pourtant, c’est là aussi l’un de leur principal atout et la valeur-refuge constitutive
de leur identité sur laquelle elles s’appuient et peuvent armer leur défense À travers
l’information, ces stations revendiquent un rôle de lien social et d'intégration que ne joueraient
pas les radios formatisées aux programmations axées sur des comportements de générations, de
groupes. La segmentation radiophonique contribuerait à la fragilisation des équilibres sociaux,
notamment en accentuant les inégalités face à l'information, quand l’écoute des radios
généralistes permettrait de “ vivre ensemble ” pour reprendre le slogan de rentrée 2001 de l’une
d’entre elles. Ces argumentations ne sont toutefois pas gratuites, face à un avenir menaçant, elles
jouent un rôle de légitimation et de sauvegarde et servent à revendiquer un traitement privilégié.
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