Miquel Marti I Pol La joie de la parole par-dessus

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Miquel Marti I Pol La joie de la parole par-dessus
Miquel Marti I Pol
La joie de la parole par-dessus les heures de la mort lente
Porte close à toute réclamation mon corps en l’état, je peux toucher des
yeux l’origine tiède de la solitude et devenir flèche, arc et cible.
La nuit viendra et ne sera point cruelle. (Cinq graffiti sur le mur).
Miquel Martí i Pol est certes le plus prestigieux poète catalan de son temps,
le plus aimé, le plus lu, le plus cité même pour le prix Nobel de littérature,
il ne doit véritablement sa reconnaissance en France que par l’immense
chanteur Lluis Llach qui n’aura eu de cesse en quarante ans de carrière,
de défendre et de faire aimer cette poésie de la vie, de la densité des
choses que portait en lui, cet homme de la solidarité, malade très tôt et
parlant plus haut et plus loin que la souffrance, du silence qui a recouvert
sa voix, et la mort qui l’aura attendu patiemment.
Lluis Llach a mis une trentaine de ses poèmes en musique dont Ara
mateix, Roses blanques, Un pont de mar blava ,(Un pont de mer bleue)
1993, Porrera,1995) Temps de revolta, (Temps de révolte), 2000.
Et Lluis Llach au cours de nos rencontres n’a eu de cesse que de me
persuader de la grandeur de Martí i Pol, aussi il est temps de m’acquitter
de ma dette envers lui et de payer mon dû en dédiant ces quelques pages
au poète de Roda de Ter, son village, son ancrage sur terre.
Martí i Pol est la figure emblématique de la résistance contre la volonté
d’éradiquer sa langue, son pays catalan, de déshumaniser le monde
ouvrier. Même en fauteuil roulant, même rendu presque muet par la
sclérose en plaques qui creusait en lui les sillons de la mort, pendant il fut
de tous les combats. Toujours généreux, toujours tourné vers autrui,
toujours plein d’espoir.
Sa voix s’est élevée, comme oiseau en plein ciel, comme alouette plus
haut que les noirs nuages, contre le temps de misère que l’on voulait
imposer.
Sa voix forte et charismatique a su exprimer la joie et la peine, chanter
les humbles et « les misérables », trouver les mots simples pour dire les
choses simples de la vie de tous les jours.
« Poète engagé, engagé envers les siens et son pays, engagé, surtout,
envers la vie. », ont dit ses amis.
Et c’est cette volonté inflexible d’opposer l’amour à la mort, de combattre
toujours l’injustice du monde qui fait de lui un poète exceptionnel.
Il restera comme le poète de son pays, de tous les pays où passent les
vents de la liberté.
Il demeure la voix d’un peuple, la voix de ses paysages.
Aussi rendons hommage à Marti I Pol comme l’exigeait et l’exige toujours
son ami Lluis.
Le serment de la vie
Le sang coule solennellement en chaque chose.
Désormais tout est chemin. Je jure de vivre. (L’hôte insolite).
Marti I Pol est le poète qui a soulevé la chappe de plomb du franquisme
qui voulait écraser la Catalogne. Il a aussi soulevé la chappe de plomb de
la maladie qui va le miner pendant 34 ans, le détruisant pan par pan,
jusqu’à lui ôter la parole et les jambes.
Miquel Martí i Pol est né le 19 mars 1929 à Roda de Ter et il meurt le 11
novembre 2003 à Vic, toutes deux villes ancrées dans la province de
Barcelone.
Fils de famille d’ouvriers il est mis au travail dès quatorze ans à l'usine
textile de La Blava à Roda de Ter, et n’aura donc suivi que des études
primaires. Aussi sa passion pour la lecture et la poésie seront ses
véritables professeurs. Dès 16 ans il commence à écrire en espagnol, le
catalan étant interdit. Mais il passe outre cette prison de la langue et à 19
ans il écrit pour toujours dans sa langue intime et totale, le catalan.
Il a connu d’abord une crise religieuse de 1952 à 1957, qui va se traduire
dans des recueils de poèmes comme Porto la tarda recolzada al braç
(l’après-midi Porto se reposait dans ses bras (1948-1954), avant de
revenir profondément, totalement au réalisme historique dès 1956, avec
El poble, Le peuple,(1956-1958) et La fàbrica, l’usine,(1970-1971),
marqués par la poésie engagée de Jacques Prévert. Il se marie à cette
époque avec Dolors Feixas et entre de toutes ses forces dans la révolte
contre toutes les injustices, les répressions de l’état franquiste. Ses
poèmes servent parfois d’étendard à des chanteurs dont le jeune Lluis
Llach, emblème de la Nova Cançó (La Nouvelle chanson catalane) des
années cinquante. Et en 1970 il est le poète le plus populaire de sa
Catalogne, toujours sous le joug fasciste
Il continue à travailler dans une usine textile, malgré qu’en1969
apparaissent les premiers symptômes de la maladie qui va l’accompagner
jusqu’à sa mort. Ce qui qui l’oblige en 1973, à d’abandonner son travail
quand la sclérose en plaques est diagnostiquée. Il fait front devant cette
lente envahissement de son corps par l’ankylose, l’effritement de ses
forces comme un château de sable balayé par les vagues. Ceci le pousse
non pas à l’isolement intérieur, mais à opposer à cette mort lente son
amour des autres, sa générosité son courage. Cette sclérose en plaques si
elle le ronge ne fait qu’accroitre son engagement pour les causes de
l’humanité. Il va dans un recueil qui le rendra célèbre, Estimada Marta
(1978), dresser un chant d’amour à sa femme qui venait de mourir. Il
devient de plus en plus invalide, mais grade sa joie intérieure, après la
révolte le sourire comme le chante Lluis Llach qui venait souvent le visiter,
lui l’invalide. Et cette aimantation de l’un pour l’autre avait aussi une autre
raison que la communauté d’esprit.
Et ce lien de Marti I Pol avec son jumeau astral chantant Lluis Llach est
plus fort encore que le combat commun pour la défense de l’identité
catalane et son indépendance, il y avait de plus une communauté de
destins, et cela on ne le sut que plus tard. Un combat commun contre la
maladie qui rongeait les êtres les rapprochait.
Ainsi en mars 2007 Lluis Llach fit la révélation suivante :
« Cela devait être vers 1991. J’avais un cancer et les médecins m'ont dit
qu’il me restait un an à vivre. J'ai préféré ne pas en parler à l’époque.
Maintenant non plus je ne tiens pas en parler, si ce n'est pour montrer
qu'avec une grande force de volonté on peut vaincre un cancer. C'est ce
qui s’est passé dans mon cas. Il me semble que j’ai l'obligation de faire de
mon exemple une pédagogie et j’en parle parce que cela peut être utile à
quelqu'un se trouvant dans une situation similaire à celle que j'ai vécue
alors.
De cette époque je me rappelle l'enthousiasme et la passion avec laquelle
nous travaillions avec Miquel Martí i Pol en écrivant les textes d’Un pont de
mar blava. Surtout le dernier tiers d’Un pont de mar blava reflète très bien
comment nous nous sentions à ce moment, aussi bien moi que Miquel, qui
a toujours eu une santé très fragile. Nous avions de longues conversations,
nous riions beaucoup et nous nous passions de très bons moments quand
nous étions ensemble, même si nous n'avions, à ce moment là, pas
beaucoup de santé ni l’un ni l'autre. »
Miquel Martí i Pol était atteint de maladie inéluctable depuis 1969, et Lluis
Llach fait allusion, avec pudeur, à sa leucémie vaincue depuis.
Pour mémoire mon ami Lluis Llach était venue rechanter à mon invitation
en mars 1990, pour la troisième fois depuis 1979, puis en février 1993
pour célébrer ses 25 ans de chansons, et enfin en octobre 1996 pour
lancer son spectacle Nu et inaugurer la rénovation de la Salle Nougaro,
sans un mot sur sa traversée de douleurs, mais beaucoup de paroles sur
son ami poète Marti I Pol et la nécessité de se battre contre l’injustice.
Cette pudeur et ce courage étaient communs à nos deux poètes, nos deux
amis.
Tous deux « Avec des mots comme des mains » ont su bâtir le territoire
des hommes libres.
La dernière partie de la vie de Marti I Pol est sereine malgré la souffrance.
Il se remarie en1986 avec Montserrat Sans, après la mort en 1984 de s
apremière femme,, et publie de nombreux recueils de poèmes, des
nouvelles et des contes (Contes de la ville de R. et autres récits) des
traductions, surtout du français comme Saint-Exupéry, Simone de
Beauvoir, Apollinaire, Flaubert, Zola, Racine, Huysmans.
Sensible au temps qui glisse hors de lui, à la beauté des paysages, à la
fragilité du monde, il ne s’isole pas, il va vers l’essentiel, l’absolu. Il a su
transcendé la réalité et son écorce corporelle. Il navigue sur le temps
absolu, radieux, dans ses paysages intérieurs.
Sa mort à 74 ans est une tragédie nationale en Catalogne.
Mais sa poésie, fortement autobiographique continue à le faire vivre et
Lluis Llach a fondé au cœur de sa fondation un prix de poésie Marti I Pol.
Son œuvre est traduite en plus de 15 langues, mais hélas fort peu en
français.
Le pain de la parole donné à tous
En toi et avec toi je restitue
la densité de chaque chose dite,
la densité plus encore : la vie.
Le fondement essentiel de la personnalité de Marti I Pol repose sur la
fidélité. Fidélité avec sa ville natale, Roda, qu’il ne quittera que pour
mourir. Fidélité à sa condition d’ouvrier de 14 ans à 43 ans, et donc à la
lutte contre les oppressions subies. Fidélité à »la joie de la parole » que sa
maladie va lui ôter peu à peu dès 1970. Fidélité à sa patrie La Catalogne,
et aussi à ses élans de vie intérieure. Pour connaître sa biographie, il suffit
de lire ses poèmes jadis disponibles chez Orphée dans la belle traduction
de Patrick Gifreu.
C’est par eux que l’on peut approcher son espace intérieur.
Il avait d’abord voulu le comprendre par la foi catholique, mais c’est par
l’ouverture sociale qui a brisé son isolement, et découvert qui il était
vraiment, homme luttant contre toutes les détresses spirituelles,
humaines ou de la maladie. La réalité historique l’a délivré dès 1959 de ce
mur qui le séparait des hommes, du monde, du pur existentialisme.
Il va célébrer le travail humble et quotidien, les choses les plus banales
qui font une vie. Humble lui-même, il est le poète des humbles.
«Je veux parler d'eux, en parlant des gens d'aujourd'hui. / Je veux parler
d'eux. Sans eux, je n'existe pas. ».
Ses héros sontces femmes de ménages, ces travailleurs partant à l’aube
et revenant de nuit, ces retraités face au temps qui fuit. Ce sont eux qui
sont les acteurs d’actions quotidiennes et héroïques, simplement en
voulant vivre et survivre. Il le sait, il vit au milieu d’eux, il entre dans
leurs rêves et leurs espoirs. Parfois il les nomme tendrement, et leurs
prénoms, leurs noms continuent à flotter hors de la poussière de la
mémoire. Mais il le fait sans crier, sans hurler une quelconque rage,
simplement avec amour et partage. Et sa poésie demeure un chant. Il la
veut pourtant immédiate et accessible à tous. Aussi il choisit des
métaphores fortes mais simples, des images immédiates qui souvent
reviennent.
« Regardez-moi bien : je suis l’autre » disait-il dans son recueil Vingt-sept
poèmes en trois temps. (1972).
Il était l’autre que cet infirme cloué par la maladie, mais il était aussi tous
les autres, oscillant en son monde intérieur et le réel, entre le retrait et le
combat. Porte-parole des sans paroles, jamais il ne sera rendu au
désespoir, à la proximité de la mort qui était assise sur ses genoux.
Il a beaucoup écrit, mais surtout il aura été le combattant de la vie, de
l’instant même. Avec sa volonté d’aurore, il aura ouvert un domaine
d’espoir.
Il aura fait de sa poésie un bon pain qu’il coupe et distribue aux pauvres,
«son peuple».
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Un jour, je serai mort ...
Un jour, je serai mort
et encore dans l'après-midi
dans la paix des routes,
dans les champs verts,
Parmi les oiseaux et au milieu de l'air
tranquillement en ami
et de passage parmi ces hommes
Je ne sais pas et je t'aime.
Un jour, je serai mort
et encore dans l'après-midi
dans les yeux des femmes
qui viennentt et qui m'embrassent,
dans la musique ancienne
toute mise au point,
ou même dans un objet,
le plus intime et le plus clair
ou peut-être dans mes vers.
Dites-moi quel prodige
rend le soir si doux
et si intense à la fois,
et à quel champ ou à quel nuage
dois-je attribuer ma joie;
parce que je sais supporter
tout de mon entourage,
et que je sais que quelqu'un, plus tard,
saura préserver ma mémoire.
Les paroles au vent, adaptation personnelle
Paroles du cri unanime
Je parle le cri unanime du sang
et je m’accuse de tous les préjudices
Choses antiques.. ! Objets, comme vous
je suis vieux de tous les siècles.
Pour qui les ruelles poussièreuses
organisent-elles les paroles ?
Oh compagnons, vous avez lestés les bateaux
de tant de cordes inutiles
Il y a de grands fleuves qui espèrent.
Paroles au vent, adaptation personnelle
SAUVEZ MES YEUX
Lorsque j'aurai tout perdu sauvez mes yeux,
sauvez mon regard, qu'il ne se perde point !
C'est la seule chose que je regretterai
car le brin de vie qu'il me reste encore
provient de mes yeux, je vis à travers eux
adossé à un grand mur qui s'écroule.
Par les yeux je connais, aime, crois, et sais,
je peux sentir, toucher, écrire, et grandir
jusqu'à la hauteur magique du geste,
au moment où le geste ronge ma vie;
en chaque mot il faut sentir le poids
de ce corps très lourd qui ne m'obéit plus.
Par les yeux je me reconnais, je me touche,
je vais et je viens dans l'architecture
de moi-même, en un effort tenace
pour rechercher la vie et l'épuiser.
Par les yeux je sors boire la lumière,
avaler le monde, aimer les filles,
déchaîner le vent et calmer la mer,
me brûler de soleil et m'enduire de pluie.
Lorsque j'aurai tout perdu sauvez mes yeux.
Disparu, je ne vivrai que par le regard.
Cahier de vacances, Traduction Patrick Gifreu
JOIE DE LA PAROLE
Tu m'appelles à plus de combat,
pensée vive, parole vive,
au-delà et au-dedans de moi.
Je ne me plains pas ; que serais-je sans toi ?
Tout se résoud dans ton feu
qui brûle sans consumer
dans la pierre que tu dresses devant moi.
En toi et avec toi je restitue
la densité de chaque chose dite,
la densité plus encore : la vie.
Paroles claires, Traduction Patrick Gifreu
L'hôte insolite
Je ne dilapiderai pas le silence. Mon corps
j'en connais les parages et les raccourcis
et j'en aime les éclats et les défaillances ;
je ne l'habite pas par plaisir mais il me suffit.
Je ne dilapiderai ni le silence ni l'espace
lourd de mon corps et des projets
démesurés qui me peuplent et m'exaltent.
De mes doigts gourds de palper les mémoires
j'adhère à toutes sortes de projets
de joie et d'espérance.
Profonde et claire,
la voix qui me répète proclame la vie.
Je ne dis pas ce que nous avons perdu.
Tu sais cela aussi bien^que moi, ces vermisseaux
insistants et résolus, te le répètent
si tu prends la peine de tendre l'oreille.
Mais je te dirai ce que nous avons gagné :
un arpent de monde, concret, localisable,
et un prisme de couleurs pour le contempler.
Ferme les yeux et tu le verras comme je le vois.
Je ne dirai pas ce qu'il y a sous chaque mot.
Il a déjà plu et ce qui reste de l'après-midi
sera plus intime et plus clair.
Fuyons toute verbosité.
Disons seulement l'essentiel :
les mots grandir et aimer, et le nom
le plus utile et le plus simple de chaque chose.
Délimite mon espace, mais n'attends pas
que je renonce à ce que j'aime.
Regarde le vent prendre la forme des bégonias,
regarde-le nettoyer vitres et rideaux
aiguiser les angles vifs du crépuscule.
J'ai une pierre dans les mains.
Chaque nuit
elle tombe dans le puits profond du sommeil
aumatin, je la retire, trempée de vie.
Je ne garde rien qui appelle la mémoire
du vent exaspéré et des noms du silence.
Je viens d'une longue saison de pluies sur la mer
calme des années, rien ne me pousse à me retourner.
Tu me connais, ne suis-je pas celui qui aime
la vie pleinement et par dessus toute richesse,
l'extase et le tourment, le feu et la question.
À l'appel de la vie, je vis, et pose ma main
à plat sur ce ponant que le ponant magnifie.
Le sang coule solennellement en chaque chose.
Désormais tout est chemin. Je jure de vivre.
Tous deux ne faisons plus qu'une seule
colonne de clarté, je pense à l'urgente
nécessité de combattre les mirages,
d'abandonner la plage des heures
où le soleil de plomb tombe sur le sable
annihile les volontés, d'établir de nouveaux chemins, jalonnés de présages.
À présent, ce risque est tentant.
Nul besoin
de spectateurs furtifs, de gens qui approuvent
chaque geste et en souligne l'habileté.
Nous coupons le pain à chaque instant.
Inofensifs
et téméraires, nous aimerons la vie
qui se transforme et se parfait, noble
et lente, noble et obstinée.
Nous irons très loin, enchaînés au pur hasard
des horizons qui jamais ne ferment
à clé la stimulation du paysage.
Traduction Patrick Gifreu
Métamorphose
Parfois la mort et moi ne faisons qu'un :
nous mangeons la même tranche de pain
et buvons le vin de la même coupe,
en bons amis nous partageons les heures
sans rien dire, lisant le même livre.
Parfois, je suis tout seul à la maison,
et voilà que la mort, ma mort, m'est présente.
Nous discutons alors tranquillement
des événements du monde et des filles
que je ne peux avoir. Tranquillement
nous parlons, la mort et moi, de cela.
Parfois — et seulement à ce moment —
c'est elle, la mort, qui écrit mes poèmes
et me les lit quand je tiens lieu de mort,
je l'écoute en silence, c'est ainsi
qu'elle doit m'écouter lorsque je lis.
Parfois la mort et moi ne faisons qu'un.
Ma mort et moi ne faisons qu'un,
le temps s'effeuille lentement et nous le partageons,
la mort et moi, sans faire de manières,
dignes, si je puis m'exprimer ainsi.
Puis les choses se remettent à leur place
et chacun reprend son chemin.
Traduction Patrick Gifreu
À cet instant même (Ara mateix)
À cet instant même, j'enfile cette aiguille
avec le fil d'un propos que je ne dirais pas et je me mets à ravauder.
Aucun des miracles qu'annonçaient les très éminents prophètes
n’est advenu et les années défilent vite.
Du néant à si peu, toujours face au vent, quel long chemin d'angoisse et
de silences.
Et nous en sommes là: mieux vaut le savoir et le dire,
les pieds bien sur terre et nous proclamer les héritiers d’un temps de
doutes
et de renoncements où les bruits étouffent les paroles
et les nombreux miroirs déforment la plus grande part de la vie.
Plaintes et complaintes ne servent à rien,
pas plus que cette touche d'indifférente mélancolie,
qui nous servent de gilet ou de cravate pour sortir.
Nous avons si peu et nous n'avons rien d’autre :
un espace concret d'histoire qui nous est octoyé,
et un minuscule territoire pour la vivre.
Redressons-nous encore une fois et faisons tous entendre
notre voix, solennelle et claire.
Crions qui nous sommes et tous l'entendrons.
Après tout que chacun s'habille comme bon lui semble, et en avant !
Car tout reste à faire et tout est possible.
Que cette sérénité soit claire en nous
qui fait résonner dans d’échos jusqu’alors impossibles.
Saisissons-la clairement et volontairement afin qu’elle emplisse
tout l’espace réel de cet instant même,
l’espace où le hasard ne doit pas être
où tout est vieux, triste et nécessaire
Nous avons tourné la page depuis si longtemps,
et pourtant certains s'obstinent encore
à relire toujours le même passage.
Le secret c'est peut-être qu'il n'y a pas de secret
et que nous avons parcouru ce chemin tant de fois
qu'il ne saurait plus surprendre personne;
peut-être faudrait-il casser l’habitude en faisant un geste fou,
quelque action extraordinaire qui
renverserait le cours de l'histoire.
Sans doute que nous ne savons pas profiter
du peu que nous avons ici-bas: qui sait?
Qui donc à part nous - et chacun à notre tour pourrait créer à partir des limites d'aujourd'hui
ce domaine de lumière où tout vent s'exalte,
l'espace de vent où toute voix résonne?
Notre vie nous engage donc publiquement;
publiquement et avec toutes les lois des indices.
Nous serons ce que nous voudrons être.
En vain fuyons-nous le feu même si le feu nous justifie.
Très lentement la noria pivote sans fin,
et passent les années et passent les siècles, l'eau monte
jusqu’au plus haut sommet et, glorieusement, diffuse la clarté partout.
Très lentement alors et sans fin descendent les godets pour recueillir
davantage d'eau.
L'histoire ainsi s'écrit. De le savoir
ne peut étonner ou décevoir personne.
Trop souvent nous regardons en arrière
et ce geste trahit notre angoisse et nos défaillances.
La nostalgie, vorace, trouble notre regard et glace au plus profond nos
sentiments.
Entre toutes les solitudes, voilà bien la plus noire, la plus féroce,
persistante et amère.
Il convient de le savoir comme il convient aussi
de penser à un avenir lumineux et possible.
Pas de levant éblouissant, pas de couchant solennel.
Mieux vaut savoir qu'il n'y a pas de grand mystère,
pas plus que d'oiseau aux ailes immenses pour nous sauver;
rien de tout ce que si souvent ont prophétisé
d'une voix insensible tant de noirs devins.
Posons une main après l'autre, les années renforceront chacun de nos
gestes.
Nous partagerons noblement, les mystères et les désirs secrètement
enfouis en nous
dans l'espace de temps où l'on nous permettra de vivre.
Nous partagerons les projets et les soucis, les heurs et les malheurs,
et l'eau et la soif, avec grande dignité, et l'amour et le désamour.
C'est tout cela, et plus encore, que doit nous donner
la certitude secrète, la clarté désirée.
Ni lieu, ni noms, ni d'espace suffisant pour replanter la futaie,
pas plus que de fleuve qui remonte son cours et redresse notre corps audelà de l'oubli.
Nous savons tous bien qu'il n'y a de champ libre
pour aucun retour ni sillon dans la mer à l'heure du danger.
Posons des jalons de pierre tout le long des chemins,
jalons concrets, de profond accomplissement.
Avec la clef du temps et une grande souffrance,
voilà comme il nous faut gagner le combat
que nous livrons depuis si longtemps, intrépides.
Avec la clef du temps et peut-être seuls,
accumulant en chacun la force de tous et la projetant au-dehors.
Sillon après sillon sur la mer sans cesse recommencée,
pas après pas avec une volonté d'aurore.
Nous avons été préservés du vent et de l'oubli.
L'intégrité de ces quelques espaces, ces
ambitions où nous nous sommes crus,
nous devons à la fois les faire croître et les combattre.
Et maintenant, quel sombre refus, quelle lâcheté
éteint l'ardeur d'une énergie renouvelée
qui nous faisait presque désirer la lutte?
Du fond des ans nous hèle, turbulente,
la lumière d'un temps d'espoir et de vigueur.
Nous changerons tous les silences en or et tous les mots en feu.
Dans la peau de ce retour s’accumule la pluie, et les efforts
effacent certains privilèges.
Lentement nous émergeons du grand puits sur les lierres,
et non plus à l'abri d'un désastre.
Nous changerons la vieille douleur en amour
et, solennels, nous le léguerons à l'histoire.
Le domaine de tous les domaines, adaptation libre à partir du texte révisé
pour Lluis Llach, Ara mateix.
Bibliographie
Joie de la parole, Patrick Gifreu, Orphée La différence,1993, épuisé
D'un temps, d'un pays, Maria Llombart Huesca, Travaux et documents,
2007, épuisé
La poesia de Miquel Marti i Pol, Christian Camps, Tour Gile,2007, épuisé
En Catalan
Paraules al vent. (1954)
Quinze poemes. (1957)
El Poble. (1966)
La fàbrica. (1972)
Vint-i-set poemes en tres temps. (1972)
La pell del violí. (1974)
L'arrel i l'escorça. (1975)
Quadern de vacances. (1976)
Cinc esgrafiats a la mateixa paret. (1976)
El llarg viatge. (1976)
Amb vidres a la sang. (1977)
Crònica del demà. (1977)
Estimada Marta. (1978)
L'hoste insòlit. (1978)
Primavera. (1978)
Les clares paraules. (1980)
L'àmbit de tots els àmbits. (1981)
Primer llibre de Bloomsbury. (1982)
Antologia poètica. (1982)
Andorra: postals i altres poemes. (1984)
Autobiografia. (1984)
Cinc poemes d'iniciació. (1984)
Llibre d'absències. (1985)
Per preservar la veu. (1985)
Bon profit! (1987)
Els bells camins. (1987)
Temps d'interluni. (1990)
Suite de Parlavà. (1991)
El fugitiu. (1991)
Amb sang els compto. (1993)
Un hivern plàcid. (1994)
Llibre de les solituds. (1997)
Els infants componen cançons. (1997)
Antologia poètica. (1997)
Cinc esbossos de possibles variacions melangioses. (1998)
Antologia poètica. (1999)
Amb els ulls oberts. (1999)
ABCDARI. Una joia solidària. (2001)
Haikús en temps de guerra. (2002)
Nova antologia poètica. (2002)
Cantata el poble. (2003)
Martí i Pol essencial. (2003)
Després de tot. (2004)
Quietud perduda. (2004)
Quietud. (2004)
Martí i Pol clàssic. (2004)
Antologia poètica. (2004)
Per molts anys! (2005)
Sol de palla trenada: antologia poètica (1951-2003). (2007)
Poèmes de Marti i Pol mis en musique par Lluis Llach
Al carrer dels quatre llits (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Ara mateix (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Canto l'amor (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Dóna'm la mà (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
El cafè antic (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
El meu país (Miquel Martí i Pol - Teresa Rebull)
Embruix de lluna (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Et deixo un pont de mar blava (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Haikús en temps de guerra (Miquel Martí i Pol - Miguel Poveda)
He après a no queixar-me (Miquel Martí i Pol - Rafael Subirachs)
La Lira o [A Bigi] (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
La sirena (Miquel Martí i Pol - Rafael Subirachs)
Lentament comença el cant (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Marona (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Mireu-me els ulls (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
No em parleu de somnis (Miquel Martí i Pol - Rafael Subirachs)
Núvols (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Pilar (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Porrera (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Romanço (Miquel Martí i Pol - Maria del Mar Bonet)
Roses blanques (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Som una nosa (Miquel Martí i Pol - Rafael Subirachs)
Tanta llum de mar (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Temps de revolta
Tomb d'atzars (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Un pont de mar blava
Valset per a innocents (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Vinc a dur-te amb la veu un cant d'esperança (Miquel Martí i Pol - Lluís
Llach)
Vinc de molt lluny (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)
Vull somiar el demà (Miquel Martí i Pol - Lluís Llach)