La petite vendeuse de soleil Synopsis Mambety, un cinéaste

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La petite vendeuse de soleil Synopsis Mambety, un cinéaste
La petite vendeuse de soleil Un film de Djibril Diop Mambety (Sénégal, 1998) Synopsis Pistes pour aborder le film, par Melissa Thackway (INALCO) Sili, une fillette d'une dizaine d'années, se déplace dans Dakar à l'aide de béquilles. Elle mendie pour survivre et pour aider sa grand-­‐mère aveugle. Un jour, renversée par les garçons vendeurs de journaux, elle décide de faire comme eux, de « vendre Le Soleil », bien que ce travail soit habituellement réservé aux garçons. Malgré les obstacles, Sili ne se décourage jamais. Au fil de ses déplacements, nous découvrons le monde de la rue, celui des laissés-­‐pour-­‐compte, un monde parfois sans pitié, mais aussi un monde d’entraide. Deuxième film dans une trilogie inachevée intitulée « Histoires de petits gens », La Petite vendeuse du soleil est à la fois un hymne à l’esprit indomptable des enfants de rue, et une ode à la détermination. Des pistes pour aborder le film : Mambety, un cinéaste iconoclaste, mais un cinéaste de son temps Pour bien comprendre l’œuvre de Djibril Diop Mambety, il convient de le situer dans le contexte cinématographique dont il est issu. Mambety fait partie de la première génération des réalisateurs d’Afrique subsaharienne qui n’ont pu commencer à faire des films qu’après les Indépendances africaines au début des années soixante. Auparavant, en effet, les autorités coloniales françaises, bien conscientes du pouvoir de l’image qu’ils utilisaient à des fins de propagande coloniale, imposent dès 1934, avec le décret Laval, l’obligation de demander l’autorisation de tournage dans ses colonies. Une autorisation qui ne fut jamais accordée aux réalisateurs africains. Sans pouvoir créer leurs propres images, les populations colonisées consomment donc :  Des films de propagande coloniale qui promeuvent la « mission civilisatrice » française, tout en gommant les réalités peu glorieuses de la colonisation et les points de vue des Africains ;  Des films d’aventure hollywoodiens (Tarzan, Les mines du roi Solomon, African Queen…) dans lesquels une Afrique fantasmée, exotique ne sert que de décor et les Africains de faire-­‐valoir aux personnages blancs ;  Des films ethnographiques (un regard extérieur, essentialisant et figeant). 1
Toutes ces images concourent à renforcer les notions de suprématie et d’hégémonie coloniale, créant l’image d’une Afrique fantasmée, et construisant des représentations des populations africaines faussées et stéréotypées (des grands enfants / des bons serviteurs / des dangereux sauvages…) Cette situation unique rend la question de la représentation incontournable pour les réalisateurs africains qui, dès les Indépendances, s’approprient l’outil cinématographique. Ceux-­‐ci ressentent l’urgence de proposer d’autres représentations de leur réalité, de montrer, comme dit le cinéaste malien Souleymane Cissé, que « les Blancs ont menti par leurs images ».1 Cette urgence est renforcée par les écrits des intellectuels influents tels que Fanon, Nkrumah, Cabral…, qui argumentent que la culture doit être une arme pour décoloniser les esprits. Une idée qui trouve une résonance particulière dans une aire culturelle dans laquelle l’art joue le plus souvent un rôle social et éducatif, et où l’artiste se considère au service de son peuple. Naît alors, avec entre-­‐autre le travail du réalisateur sénégalais et doyen Ousmane Sembène, un cinéma engagé, qui questionne les sociétés africaines et leurs réalités, un cinéma qui cherche à restaurer la dignité bafouée des Africains. Autodidacte, venu d’une formation théâtrale, Mambety se situe dans cette mouvance – il fait de nombreux clins d’œil à l’œuvre de Sembene dans ses films (cf. le garçon à charrette dans La petite vendeuse / Borom Sarret de Sembène) – même s’il s’engage dans une expérimentation formelle poussée, avec le désir de créer un langage cinématographique qui reflète mieux son univers iconoclaste et ses réalités. Mambety crée alors un univers poétique, parfois surréel, très personnel, mais toujours traversé de questions sociales, et ancré dans la dure réalité, voire même la crasse de la ville (cf. les nombreuses images du réel, quasi documentaires, saisies sur le vif et qui s’insèrent dans le film). Ces questions sociales sont souvent traitées « en creux ». Par exemple, dans La Petite vendeuse, les titres des journaux annoncent la dévaluation du Franc CFA ; le t-­‐shirt du garçon à la charrette déclare : « Pour une scolarisation massive des filles » (la question de l’illettrisme est encore abordé plus tard quand nous apprenons que ni Sili ni Babou ne savent lire) ; ou la répétition de la déclaration, par Sili, puis par la jeune femme au dépôt : « ce que les garçons font, les filles aussi peuvent le faire »… 1
Interviewé dans le documentaire Souleymane Cissé de Rithy Panh (1991)
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Cinéma et oralité > Le cinéaste-­‐griot Epousant la notion de responsabilité sociale, de nombreux réalisateurs d’Afrique subsaharienne, se réfèrent dès les années 60 à la figure du griot.2 Mambety, notamment, revendiquait cette affiliation : “Griot est le mot qui convient à ce que je fais et au rôle que le cinéaste joue dans la société. C'est un mot qui, pour moi, signifie plus qu'un conteur ; le griot est un messager de son temps, un visionnaire et le créateur du futur”.3 Par ailleurs, Mambety décrit La petite vendeuse comme un conte. De surcroit :  le film se termine sur la voix en off d’un narrateur, que l’on entend pour la première fois ; cette voix clôt le film avec une formule habituellement énoncée pour clore un conte : « Ainsi, ce conte se jette à la mer ». Auquel répond la voix d’un enfant (l’habitude, lors de veillées, d’appels et des réponses) : « Le premier qui le respire ira au paradis ».  Contes dans le conte filmique A travers le célébrissime livre de contes sénégalais, Leuk le lièvre, que Babou fait mine, comme on comprendra plus tard, de lire à plusieurs reprises, et à travers le conte de Leuk narré par Sili (elle-­‐même jeune et intelligente, comme le lièvre des contes animaliers – l’analogie est claire), l’univers des contes est clairement référencé.  Influences de la narration orale Comme d’autres, Mambety s’inspire aussi des codes narratifs des contes, les adaptant au cinéma pour créer un langage cinématographique propre. 2
Le griot détient et transmet l’histoire et la mémoire collective. Dans des cultures orales, il manie l’art de la langue, et sert souvent de conseiller aux autorités locales. Conteur, il transmet à travers ses histoires les valeurs et mœurs collectifs, mais aussi interroge les faits sociaux. Loin d’une « tradition » figée, les contes sont toujours actualisés pour refléter leur époque et ses mutations. Il ne s’agit pas de « contes de fées », mais d’histoires à enseignement ancrées dans, et traversé par, le réel. 3
June Givanni, "African Conversations: Interview with Djibril Diop Mambety", African Conversations, 1995. 3
Thèmes :  Le voyage / la quête initiatique Le voyage (des quartiers périphériques au centre-­‐ville / les déplacements laborieux de Sili sur ses béquilles) symbolise le thème courant de quête, dans lequel le protagoniste doit surmonter une série de défis et/ou d’obstacles afin d’accomplir une tâche spécifique (devenir vendeuse de Soleil / « faire ce que les garçons font »). Le protagoniste rencontre sur son chemin ceux qui l’aident, et ceux qui l’empêchent d’avancer (littéralement en volant sa béquille) Au fil des ses déplacements, nous découvrons son monde (le Dakar des déshérités). Le voyage / la quête est le moteur du narratif, et symbolise le plus souvent une forme d’initiation / une quête de soi / une quête de connaissance. Les voyages réels et symboliques sont au cœur de tous les films de Mambety. Personnages -­‐ Les « Petits gens » – les marginaux – les handicapés – les mendiants -­‐> un monde des marges de la société sur lequel Mambety pose un regard tendre, bienveillant, dénichant sa poésie. Résistance / résilience / dignité plutôt que marginalité Cette fragilité des marges est incarnée par le mouvement désarticulé, balançant du corps de Sili qui ne peut se déplacer sans béquille (et de Moussa – l’homme au fauteuil roulant – et les autres handicapés du marché). -­‐ Sili : la détermination : ses maîtres mots : « on y va ! », « on continue ». Un personnage lumineux, associée au soleil (le journal / sa robe et lunettes de soleil jaunes) Rien ne l’arrête ; ni son handicap, ni la méchanceté de la bande de garçons, ni l’injustice. Son handicap n’est pas source de pitié/compassion, mais amplifie son courage. -­‐ Les enfants de rue Le film, comme indique l’intertitre de fin, « est un hymne au courage des enfants de la rue ». (Le sujet de plusieurs films sénégalais : Pic Mi de Mansour Soura Wade ; Dewenti de Dyana Gueye…) 4
-­‐ Yaadikoone Le « robin des bois » sénégalais (évoqué par un titre de journal/ une affiche). Son esprit plane sur le film, et sur les actions de Sili. -­‐ « La folle » -­‐ Personnage récurrent des contes et des films africains, le fou a la parole libre dans les sociétés où la parole est très codée. Le fou dit souvent les choses que les autres doivent taire, énonce la vérité (la femme accusé ede vol : « ils sont devenus fous dans ce pays ») Tout comme l’aveugle est souvent celle/celui qui « voit ».  Archétypes (l’enfant précoce/Leuk le lièvre : Sili ; la femme folle ; la femme aveugle ; ceux qui aident : garçon à charrette / Babou/ le commissaire ; ceux qui font trébucher…)  Le chœur antique : ce petit peule qui n’a pas forcément la parole, mais qui voit, témoigne (influences théâtrales Mambety). Codes narratifs :  Récits à tiroirs Le récit en Afrique est rarement linéaire, il est fait de hiatus temporels (coupures dans la progression du temps), d'inserts de multiples intrigues secondaires (mais qui, on comprend au fil du récit, ont un rapport avec le récit original) ainsi que des métaphores et une morale qui n'est pas forcément donnée à la fin de l'histoire. Exemple de la séquence pré-­‐générique, sorte de prologue : Pas de lien manifeste, au départ, entre cette séquence et la suite du film (bien que le personnage de Moussa est présent, et relie, les deux récits). Or, plus tard, quand Sili est aussi accusée de vol, sa trajectoire va croiser celle de la femme devenue folle. Une résonance est créée ; par contre l’issu pour Sili sera à l’opposé, comme souvent dans les contes où des parcours « en miroir » proposent des chemins possibles différents. A la fin du film, seulement, nous pourrons imaginer une lecture possible de cette séquence, chorégraphiée comme la lutte sénégalaise (sport national) : La vie est une lutte, pleine d’injustices, dont l’homme peut rester spectateur — On pense à Aimé Césaire : « gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur, car
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la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium, car un
homme qui crie n'est pas un ours qui danse... » (Cahier d’un retour au pays natal) – ou, comme Sili, actrice. Pour ne pas perdre l’auditoire / le spectateur et pour relier les différents fragments, le conteur va utiliser des techniques narratives que l’on retrouve adaptées à de nombreux films :  Répétitions : -­‐ D’actions (bousculade Moussa / bousculade Sili) -­‐ De leitmotivs visuels et sonores (les chariots / chant off de la grand-­‐mère / bruit béquille / couleurs…) -­‐ De personnages « fil » qui relient (Moussa, l’homme au fauteuil roulant, là dès le prologue, et à travers reste du film / les policiers / la femme folle / la grand-­‐mère) -­‐ Circularité (Sili sur le dos du garçon à charrette / sur le dos de Babou) – la boucle est bouclée, le voyage terminé, mais le personnage a évolué).  Personnages / parcours en miroir : Contraste entre les trois femmes du film, leurs destins : la femme folle (accusée de vol) – Sili (mendiante, puis vendeuse, aussi accusée de vol) – la grand-­‐mère (mendiante) Contraste Moussa / Sili (passif/observateur – active) Contraste « petits gens » / l’homme riche, en costume, qui s’adresse à Sili en français (et dont la contre-­‐plongée magnifie l’importance) Ces différents personnages permettent aussi de multiplier les points de vue spatio-­‐temporels, mais aussi d’évoquer les chemins possibles.  Une fin ouverte : laisse le spectateur libre d’interpréter le message du film.4 L’espace urbain, hybride Tous les films de Mambety se passent à Dakar. 4
Le conte en Afrique a toujours plusieurs niveaux de lecture, comme le rappelle Amadou Hampaté Bâ, citant le préambule traditionnel d’un conte initiatique peul : « Pour les bambins qui s’abattent au claire de lune, mon conte est une histoire fantastique. Pour les fileuses de coton pendant les longues nuits de la saison froide, mon récit est un passe-­‐temps délectable. Pour les mentons velus et le talons rugueux, c’est une véritable révélation. Je suis à la fois futile, utile et instructeur. » 6
Dakar — ses espaces —, devient même un personnage à part entière. C’est un espace multiple, contrasté (périphéries, bidonvilles, quartiers neufs, en construction, centre-­‐ville), hybride, et mouvant (chassés-­‐croisés permanents, chorégraphiés, avec des gens qui sortent d’un cadre, rentrent dans un autre, croisent d’autres personnages) Dès le début du film, une plongée dans la rue, la foule, le bruit des voitures et des gens. Le bitume est souvent au centre ou en avant plan : les êtres humains et leurs activités sont en marge, comme délimitant cet espace de croisement et de vie, cette « scène ». Souvent, les scènes commencent en plan moyen, voire en gros plan, puis le cadre s’élargit ; c’est le contraire de la narration cinématographique classique, qui commence par un plan général qui situe, avant de se centrer dans l’action. Mambety ancre ainsi le personnage dans son environnement, privilégiant le détail / l’ambiance. Le travail sur le son aussi relie ces espaces et ces personnages (mélange son de béquille Sili / marteau du casseur de pierres – deux exemples de détermination / mélange son oiseau en cage et la meute de garçons qui crient…) C’est aussi un Dakar connecté, relié au monde (avion / publicité Air Afrique, « un pont entre l’Europe et l’Afrique »). Un monde hybride, traversé d’influences venues d’ailleurs, notamment cinématographiques (que l’on retrouve dans tous les films de Mambety) : par exemple le film de gangster, le Western, que rappelle le dernier très long plan du film : la silhouette de Sili, sublimée par la lumière, portée sur le dos de Babou, s’éloignant tel un cowboy qui s’éloigne vers l’horizon sur sa monture… 7