Par ousmane dia*une si longue lettre est un texte narratif a
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Par ousmane dia*une si longue lettre est un texte narratif a
1 ENTRE TRADITION ET MODERNITE. LE ROMANESQUE EPISTOLAIRE1 D’UNE SI LONGUE LETTRE Par Ousmane DIA* Abstract Mariama Ba’s so long a letter is an epistolary novel which, through Ramatoulaye’s narrative voice, opposes group values to the individuals. The fist group of values are embodied by the representative figures of the nobility and the second category of values by the epistolary couple: Ramatoulaye-Aïssatou. The epistolary nature of the novel constantly shows in this discrepancy which is central to the plot. Ramatoulaye’s discourse follows that pattern which also structures the characterisation system. It is the narrator’s inability to fit her voice into the social space that represents in actual fact the conditions of her ability to do so. Une si longue lettre est un texte narratif à double ancrage culturel. Cette œuvre majeure, qui signe l’entrée de Mariama Bâ dans le genre épistolaire, appartient en effet à l’hypoculture2 wolof, dépendante d’une double tradition musulmane et aristocratique. Mais elle est aussi l’expression d’une hyperculture magistralement portée par les signes d’une modernité dont nous dégagerons, au fil de cet article, les modes de production et les formes de représentation. Cette ambivalence culturelle et narrative constitue un des grands axes constructeurs de l’épistolarité3 dans Une si longue lettre. Elle en résume l’économie narrative à travers le dédoublement de la figure actantielle dominante : Ramatoulaye. Notre lecture critique vise à déterminer les enjeux littéraires de cette épistolarité. Nous l’envisagerons dans sa double fonction de support narratif et d’emblème de la voix singulière de Ramatoulaye qui parcourt le texte, le tisse et le façonne selon un processus de réévaluation critique de son propre patrimoine hypoculturel. Ce parcours critique sera développé selon cinq principaux axes de * Université Cheikh Anta Diop de Dakar. 1 Le mot épistolaire vient du grec epistellein qui signifie « envoyer ». Par extension, il désigne tout ce qui concerne la lettre. Parler de romanesque épistolaire, c’est parler d’un genre d’écriture par lettre. Lire l’épistolaire, c’est tenter de comprendre l’articulation entre une pratique d’écriture dont l’objectif est de communiquer une information et une poétique, c’est-à-dire une recréation de cette pratique à finalité esthétique et littéraire. 2 Par hypoculture, nous entendons l’ensemble des pratiques et de croyance constitutives de l’espace culturel de l’œuvre. L’hyperculture recouvre le domaine intérieur au premier, et en particulier celui de l’écriture. 3 L’épistolarité désigne tout ce qui caractérise l’écriture d’une lettre : depuis quelques années, de nombreuses études ont été consacrées à ce sujet, ouvrages, colloques, éditions de lettres d’auteurs divers se sont multipliés. © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org 2 lecture : le paradoxe de la distance, le veuvage comme lieu de l’écriture intime, un processus de triangulation épistolaire : la présence du tiers exclu, le repli sur soi et la perspective hyperculturelle, le discours de moi à moi : solitude et résurrection de l’épistolière. 1. Le paradoxe de la distance D’emblée, l’aventure épistolaire de Ramatoulaye signale à la fois sa propre causalité interne et ses conditions de possibilité à travers une rhétorique de la proximité et de la distance. En voici l’incipit : A Aïssatou, J’ai reçu ton mot. En guise de réponse, j’ouvre ce cahier, point d’appui de mon désarroi, notre longue pratique m’a enseigné que la confidence noie la douleur4. Dès l’abord, l’existence malheureuse de Ramatoulaye est captée par l’écriture qui lui donne sens après les échecs cumulés de la vie sociale. La forme épistolaire accorde ainsi naturellement une place importante au narrataire à la faveur de cette correspondance constitutive du discours littéraire entre la souffrance et la création. Une si longue lettre, à l’image de tout roman épistolaire, ne prend ainsi forme et sens que dans la liaison entre Ramatoulaye et Aïssatou. Parce que Ramatoulaye investit sa lettre de la mission d’assurer une simultanéité par delà l’absence, elle articule son discours sur les conditions de sa réception et de sa lecture : « j’ai reçu », «je t’écris ». Le romanesque épistolaire se construit, en outre, selon le protocole intertextuel de la communication différée, celui de la distance5. En effet, l’absence de Aïssatou fournit à la lettre à la fois son motif narratif et ses déterminations rhétoriques. Il s’agit d’un topos constitutif du genre par lequel le discours épistolaire postule un éloignement dont la distance géographique6 est évidemment la forme la plus récurrente. F. Calas explicite cette modalité énonciative de la lettre dans son Etude stylistique du roman par Lettres (1669 – 1782) : 4 Mariama Bâ, Une si longue lettre, Dakar, N.E.A., 1998, p.12. La particularité de ce type de communication réside dans le fait que le texte exhibe cette composante ou la commente. Il ya toute une échelle de degrés dans cette mention car elle est le fruit d’une subjectivité aux prises avec elle-même et avec autrui. La distance qui sépare destinateur et destinataire, qu’elle ait lieu dans l’espace ou dans le temps, toujours mentionnée par le texte, est une modalité d’organisation textuelle prégnante . 6 Aucune réflexion sur la lettre ne put faire l’économie d’un truisme qui, pour en être un, n’est pas moins porteur d’une vérité fondatrice : toute lettre naît d’une absence dont l’éloignement physique prolongé est la 5 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org 3 La lettre, écrit-il, explicite à la fois narrativement la thématique de l’absence et discursivement le recours aux procédures de l’énonciation-énoncée. L’absence, mode propre de la relation épistolaire, met en œuvre une stratégie énonciative7. Mais, à travers l’appel réitéré de Aïssatou, la lettre de Ramatoulaye vise à gommer la distance qu’elle instaure par son discours. Elle se veut l’équivalent d’une conversation nécessaire à Ramatoulaye pour créer l’illusion épistolaire qu’elle s’adresse à quelqu’un, à un autre personnage absent. Sans se limiter aux seules topoï de l’épistolarité et à leur déploiement dans le champ romanesque, il importe de souligner, en effet, que la séparation des partenaires est, dans Une si longue lettre subsumée par la proximité caractéristique de la confidence. Celle-ci participe de l’hypoculture wolof, constitutive d’une sociabilité qui ressortit au genre du « diiso (la confidence douloureuse)8. La lettre fonctionne, aux yeux de Ramatoulaye, comme une thérapeutique morale destinée à soustraire l’héroïne de la tyrannie de l’univers conjugal dominé par les hommes et marqué par des normes sociales et éthiques à valeur de prescriptions. Par le geste épistolaire, Ramatoulaye se libère « des tabous qui frustrent » et se constitue en être de langage dans l’espace clos et privé du veuvage. 2. Le veuvage, un lieu de l’écriture intime Dans le tête-à-tête entre Ramatoulaye et Aïssatou propice à la confidence, la forme épistolaire qui s’épanouit dans l’espace clos du veuvage se prête à la manifestation des sentiments et au retour sur soi. Elle réussit ainsi à harmoniser la langue de l’émotion et celle de l’analyse, épouse toutes les nuances de la vie intérieure et lui donne l’expressivité de la parole immédiate. La conscience de l’identité se précise chez Ramatoulaye en se refermant sur le sentiment de sa propre singularité surmodalisée par le je du narrateur. La distance comme espace de relation s’inverse en exil intérieur symbolisé par l’artifice rhétorique du manifestation la plus évidente. Par ailleurs, cette absence constamment liée aux thèmes de la mort et du silence, est une figure paradoxale : elle est le plus souvent décrite comme une souffrance, alors que, sans elle, la lettre qui la dit resterait silencieuse, qu’elle n’existerait pas. Pour avoir le plaisir d’écrire sa souffrance, il faut qu’on souffre. 7 F. Calas, Etude stylistique du roman par lettres de 1669 à 1782 ou l’Imposture épistolaire, thèse de Doctorat, université de Paris IV- Sorbonne, 1993, p.132. 8 .Cet aspect d’Une si longue lettre a été souligné par Papa Samba Diop (Université de Bayrouth) dans son article : « Une si longue lettre de Mariama Bâ, genre narratif à doublement enracinement culturel, dans Francophonia, n° 2,1993, p.86. © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org 4 veuvage. Equivalente du couvent dans la littérature occidentale, la retraite de la veuve crée les conditions de possibilité de l’intériorité propice au recueillement et à la réflexion sur soi. Le veuvage constitue l’espace infini de la rêverie et de la dilatation du moi, au contraire de l’existence sociale qui refuse les valeurs de la singularité et des sentiments susceptibles de la remettre en cause. Paradoxalement, pour écrire sa lettre, et donc s’ouvrir à l’autre, Ramatoulaye doit adopter une position d’introversion propice au rêve et à la méditation philosophique. Au temps social marqué par l’écrasement de la femme par son partenaire masculin se substitue le temps de la véritable intimité qui permet à la narratrice de ressaisir, par l’écriture, son trajet narratif comme une aventure intérieure. Mais si le genre de la confidence intègre dans ses modalités énonciatives l’intimité d’un cadre spatial d’où ne puissent s’ébruiter les événements racontés9, il est remarquable que ce n’est pas physiquement que Ramatoulaye s’est déplacée pour aller se confier à Aïssatou. Sa démarche est beaucoup plus symbolique. Elle emprunte les voies détournées de l’écriture épistolaire et du mensonge romanesque. A l’intimité d’un cadre référentiel et physique qui devrait se traduire, pour ainsi dire, par « une mise en route » du destinateur, Ramatoulaye substitue la proximité fictive que crée le rapport direct à la page blanche10 et la tentation de la matérialité des mots : « j’écoute des mots qui créent autour de moi une atmosphère nouvelle où j’évolue, étrangère et crucifiée »11. A travers cette immersion dans l’espace scripturaire « se trouve valorisée une posture de l’écrivain en sujet écrivant, c’est-à-dire à la fois en situation d’adresse et en position d’absence »12. Installée au cœur des mots, constituée par les mots des autres, il devient difficile à Ramatoulaye de convoquer l’illusion référentielle dans l’univers cohérent de l’espace littéraire. Dans cette optique, Aïssatou s’institue moins en sujet biographique qu’en figure actantielle, sorte d’adjuvant littéraire dont la présence simulée permet de maintenir 9 Ibid., p. 86. Voir également, à ce sujet, Béatrice Didier, Autoportrait, Paris, P.U.F., N°5, 1983, p. 171. Les genres de la littérature intime- le journal, l’autobiographie, les Mémoires, les souvenirs, l’autoportrait- ont en commun que l’énonciation y est le fait d’un je réfléchissant sur lui-même, soit au jour le jour, soit rétrospectivement, devant l’Histoire ou pour Soi. La correspondance est exemplaire de ce processus d’autoreprésentation. Elle ne cesse, en effet, de mettre en scène : « écrire et se regarder écrire est une attitude caractéristique de l’épistolier, rappelle Roger Duchêne dans son article : « Du destinataire au public, ou les métamorphoses d’une correspondance privée », R.H.L.F., 76 : 1, janvier-février 1976, p.33. 11 Mariama Bâ, Une si longue lettre, éd.cit., p. 40. 12 Anne Chamayou, op.cit., p. 77. 10 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org 5 ouverte la structure de l’échange13. Cette textualisation du personnage est d’autant plus plausible que la présence du lecteur comme personnage- tiers empêche la narratrice de se cantonner en effet dans le domaine strict de la relation affective. La lettre suscite ainsi la violation d’une intimité dont elle construit en même temps les conditions de possibilité. La présence de ce lecteur-tiers, qui confère au romanesque épistolaire de Mariama Bâ une configuration triangulaire14, se manifeste surtout au niveau des commentaires métanarratifs de l’instance d’énonciation. Ainsi de ce passage : L’histoire marchait inexorable. Le débat à la recherche de la voie juste secouait l’Afrique Occidentale. Des hommes courageux connurent la prison ; d’autres poursuivirent l’œuvre ébauchée15 Ces commentaires métanarratifs, très nombreux dans le roman de Mariama Bâ, sont des signes de lecture qui, par leur généralisation, permettent l’introduction du tiers dans le cadre intime de la confidence. Ce processus triangulaire se traduit par une immobilisation de la structure de l’échange et le double essor du discours idéologique et de la parole publique à la faveur d’une implication de l’écrivain dans l’hypoculture. Mariama Bâ écrit en lisant le corpus culturel qu’elle confronte à son patrimoine hyperculturel, fruit de son commerce avec l’école française et vécu dans la jouissance d’une intellectualité assumée. Elle parle son idéologie tout en racontant son histoire, assumant de manière constante la voix auctoriale du récit qui surplombe toutes les autres : « Nous sortir de l’enlisement des traditions, superstitions et mœurs, nous faire apprécier de multiples civilisations sans reniement de la nôtre. »16 La fusion du « je » de Ramatoulaye et du « tu » de Aïssatou en une instance unique permet l’intrusion d’un tiers dans l’intimité de la destination exclusive de la lettre. La parole privée et confidentielle de Ramatoulaye s’élargit ainsi à l’espace public, ce qui permet le renforcement de la sociabilité épistolaire et l’épanouissement concomitant de l’intimité.17 La 13 Dans l’espace réservé aux lettres, le destinataire de la correspondance en est, théoriquement, l’unique narrataire. Il faut, du moins, le supposer, dans l’optique de la vérité du discours épistolaire. Tout absent qu’il est, ce destinataire joue un rôle primordial. Son absence génère le discours épistolaire. 14 Selon Anne Chamayou, op.cit., la structure triangulaire de la lettre peut relever d’un archétype à la fois constructif et redoutable, où se manifeste la résurgence d’une structure fondamentale de l’imaginaire. 15 Mariama Bâ, Une si longue lettre, éd.cit., p. 51. 16 Ibid., p.27. 17 Pour une analyse approfondie, on se reportera à l’ouvrage de Melançon, Contribution à une poétique de la Lettre familière au XVIII éme siècle, Québec, Fidès, 1986, p. 418. Il y examine les diverses manifestations et les recompositions de cette figure triangulaire : il la réfère à la fois à une conduite affective qui vise un absolu du © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org 6 vérité intérieure que la fiction prend pour modèle est bien à chercher alors dans le langage comme médium d’une communication pure, débarrassée des préjugés sociaux et des stéréotypes culturels18. Cette modernité épistolaire permet à Mariama Bâ d’instaurer un jeu de métaphorisation de la réception littéraire sur le mode de la réception postale : « j’ai reçu ton mot, dit Ramatoulaye. En guise de réponse, j’ouvre ce cahier,point d’appui de mon désarroi »19. La réflexivité de l’acte d’écriture affiche ici son caractère éminemment moderne par rapport à une tradition littéraire africaine largement monopolisée par la fonction référentielle de son discours. En instaurant un jeu constant entre le référentiel et la fiction, Une si longue lettre préfigure une modernité littéraire qui sera systématisée par l’œuvre de Boubacar Boris Diop, chef de file d’une nouvelle génération d’écrivains au Sénégal. Loin de mettre en « situation réaliste »20 le personnage de Ramatoulaye et d’Aïssatou, le romanesque épistolaire d’Une si longue lettre procède à une fictionnalisation de l’acte d’écriture. Celle-ci se traduit par une poétisation du livre comme lieu d’expression d’un patrimoine hyperculturel assumé par l’instance d’énonciation dans l’intimité d’une parole dite à haute voix, mais tenue secrète dans le silence de la retraite : Puissance des livres, conventions merveilleuses de l’astucieuse intelligence humaine. Signes divers, associés en sons ; sons différents qui moulent le mot[…] instrument unique de relation et de culture.21 La tentative de construction d’un nouveau rapport au monde passe, chez Mariama Bâ, par l’expérience privilégiée de la lecture. Le déploiement du geste poétique sur le mode du sentiment où se confondent l’amour et l’amitié et l’effet d’une structuration du texte par deux procédés rhétoriques : la répétition et l’antimétabole. 18 Incontestablement, la forme épistolaire permet à Ramatoulaye de rendre compte de l’utopie de l’amour conjugal et de l’incommunicabilité dans un contexte social marqué par l’hypocrisie des hommes. 19 Mariama Bâ, Une si longue lettre, éd.cit.p.51. 20 Jean Louis Leclercle fait remarquer que « les lettres couvrent non pas une mais plusieurs subjectivités. A un point de vue unique, nécessairement partiel, se substituent des points de vue multiples parfois contradictoires, toujours complémentaires », Rousseau et l’Art du roman, Paris-Armand Colin, 1969, p., 119. 21 Mariama Bâ, Une si longue lettre, éd.cit., p. 51. © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org 7 « taasu » ou du « back »22 installe l’écrivain dans l’expérience jouissive d’un désir d’écrire, dans le plaisir du texte pour parler dans les termes de Roland Barthes. La syntagmatique narrative détraque à la faveur d’un emballement scripturaire où toute désignation référentielle s’abolit. Le métadiscours du narrateur supplante le récit premier et s’enchante de son jeu pur. A la limite du paradoxe, la communication épistolaire d’Une si longue lettre se positionne constamment sur une ligne tangente où elle joue en permanence avec les risques de la noncommunication. 4. Repli sur soi et perspective hyperculturelle. A la faveur d’un processus de repli sur soi, l’écriture épistolaire devient l’espace libérateur où s’adosse la condition malheureuse de la femme confrontée à l’égoïsme des hommes, et cherchant sa vérité intérieure comme être de langage à la quête d’un nouveau statut à l’intérieur des catégories de la sociabilité traditionnelle : « ce que la société te refusait, ils [les livres] te l’accordèrent : des examens passés avec succès te menèrent toi aussi, en France »23. Cette apologie de l’écriture dans un contexte de culture de l’oralité relève, nous semble-t-il, d’une modernité littéraire et d’une appropriation du patrimoine hyperculturel. La pratique épistolaire fait ici l’expérience d’une écriture au sens littéraire du mot, celle qui se consume mais ne s’abolit pas dans l’accomplissement de ses fonctions de communication, celle qui, une fois cette communication consumée, laisse rayonner, tel le « phénix », la solitude des signes. Ramatoulaye se décrit, en effet, dès les premières pages du roman, comme écrivain engagé dans l’univers social en sa qualité de pionnière de la promotion de la femme africaine. Apte à l’analyse et engagée également dans l’univers des signes, elle est porteuse d’un questionnement philosophique et d’un projet critique sur l’univers culturel sénégalais : Pourquoi devrai-je suivre l’index de ma mère pointée sur Daouda Dieng, célibataire encore, mais trop mûr pour mes dix-huit hivernages.24 22 Poèmes accompagnés de danse et centré sur l’autoglorification. Mariama Bâ, Une si longue lettre, éd. cit., p. 51. 24 Ibid. 23 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org 8 Cette fierté intellectuelle est d’autant plus justifiée que les femmes formées à l’époque sont peu nombreuses, élevées « à la française » et séduisantes en raison de leur instruction. Elles manifestent, dans la jouissance, l’émergence d’un nouvel espace intellectuel inscrit dans un processus hyperculturel de recomposition sociale. La pratique épistolaire s’élargit ainsi à l’espace proprement artistique d’un imaginaire intellectuel aux prises avec les modèles idéologiques constitutifs de l’hypoculture wolof : pratiques familiales, cérémonies matrimoniales et religieuses. L’épistolarité d’Une si longue lettre s’inscrit, en effet, dans une perspective de redistribution des rôles sociaux par un éclatement du système social qui les organise. La conscience du devoir social dévolue aux geers (nobles) par l’architexte de la culture sénégalaise est en effet transférée aux ñeeño (castés). Le départ d’Aïssatou du foyer de Maodo, l’acharnement avec lequel elle plonge dans les études et sa détermination à construire son avenir en femme indépendante sont emblématiques d’une individualité glorieuse en rupture avec les modes de reproductions des valeurs princières. Certes, par des manœuvres maladroites, Seynabou Diouf est parvenue à rétablir la lignée princière à laquelle appartient son fils Maodo. Mais, Aïssatou reste imperturbable dans sa volonté de conquête d’une nouvelle dignité, apparaissant, ainsi, comme la seule figure du récit à avoir incarné une vertu que la pensée sociale wolof attribue aux geers : le diom (sens élevé de l’honneur). Elle est également porteuse des valeurs de générosité naguère attribuées aux nobles. Il est en effet remarquable que c’est Aïssatou, la castée, qui se montre plus généreuse que Ramatoulaye, la noble : Je n’oublierai jamais la joie et la surprise qui furent miennes, lorsque, convoquée chez la concessionnaire de Fass on me dit de choisir une voiture que tu te chargerais de payer intégralement.25 En incarnant une forme raffinée de sociabilité et un sens élevé de l’amitié, Aïssatou se construit une nouvelle noblesse sur les ruines des anti-valeurs du passé et conforme à son statut symbolique. On comprend, ainsi, que le déploiement de cette individualité à la fois 25 Ibid., p., .28. © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org 9 conquérante et provocatrice se traduit chez Aïssatou par une marginalité sociale et culturelle. Elle refuse le compromis de la polygamie avec Maodo et rejette en bloc tout le système des valeurs sur lequel repose l’hypoculture wolof. Cette étrangeté d’origine sociale se double symboliquement d’une marginalité géographique qui consacre la rupture du personnage avec son espace culturel d’origine : pour assumer l’hyperculture, Aïssatou vit aux Etats-Unis, loin de son espace social et culturel de référence. Comme si l’émergence de l’individualité dans un contexte de forte prégnance des valeurs de groupe induisait fatalement une rupture avec l’espace originel. Historiquement, cette dimension personnelle26 n’a pu se développer que dans la limite des convenances sociales et du contexte moral de chaque période. En occident, elle est restée dépendante d’une tradition de civilité à la fois chrétienne et mondaine qui en a longtemps proscrit l’expression : le véritable honnête homme se reconnaissait à l’oubli de soi-même. En effet, le libre choix d’Aïssatou comme épouse ne correspond pas, selon les normes sociales wolof, au modèle prescrit : nul n’est émancipé de l’autorité de ses parents dans le choix du mari ou de l’épouse. C’est selon cette pensée sociale que Mère Seynabou condamne l’union librement consentie entre Maodo et Aïssatou. C’est encore au nom de ce code moral qu’elle impose la petite Nabou à son fils. Le développement d’une sociabilité détachée de ses fondements éthiques a fini par compromettre, aux yeux de Ramatoulaye, toute possibilité d’épanouissement de l’individu. Celui-ci, pour reconquérir sa dignité bafouée, est condamné au départ hors de son espace d’origine. Le départ d’Aïssatou et la forme épistolaire se miment ainsi réciproquement par un effet de mise en abîme : la lettre est, en effet, une forme constamment « en partance » et l’épistolier simule grâce à elle le mouvement même du voyage. L’épistolarité se fait ainsi l’écho d’une perversion sociale et idéologique des modèles hypoculturels. Celle-ci est symbolisée par l’amitié "contre-nature” entre Ramatoulaye, une Geer, et Aissatou, une Teegue [forgeron], située, certes, au sommet de la pyramide des groupes artisanaux, mais crainte, pour son pouvoir maléfique, dans l’imaginaire collectif 26 L’écriture de soi telle qu’elle s’est manifeste dans l’autobiographie constitue un genre typiquement occidental, et les conditions de son émergence sont étroitement liées au rapport qu’entretient la civilisation occidentale avec le monde. © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org 10 wolof. Abdoulaye Bara Diop a explicité cette ambivalence sociale constitutive de cette catégorie socioprofessionnelle dans son ouvrage, La Société Wolof, Traditions et Changements. Les Systèmes d’inégalité et de domination : La nature de leur travail exigeant des techniques complexes la maîtrise du fer, supposerait les dons magiques qu’on leur attribue (ils se livren à des incantations ) […]. Ce commerce avec les esprits, s’il donne une puissance positive a sa contrepartie négative, ils ont la réputation de répandre un sort maléfique, néfaste (malheur, pauvreté) à ceux qui entretiennent des contacts étroits avec eux : les accusations de sorcellerie sont fréquentes à leur rencontre.27 Or, la régression des valeurs aristocratiques se traduit, dans Une si longue lettre, par une survalorisation des nouveaux modèles éthiques incarnés par les hommes de castes. Ce sont eux qui portent les innovations sociales au cœur de l’édifice superstructurel de la société sénégalaise, elle-même prise dans une dialectique de la négativité de l’œuvre.28 Le couple épistolaire Ramatoulaye - Aissatou assume, dans sa dimension subversive, la rupture de la relation interlocutoire entre nobles et castés d’une part, entre hommes et femmes de l’autre. Dans ce processus de renouvellement des valeurs ancestrales incarné par les hommes de castes, il est significatif que les figures de noblesse continuent à s’arc-bouter sur un monde déjà vieux. Et c’est Tante Nabou, la mère de Maodo, qui assume exemplairement cette fonction de reproduction des valeurs princières : Elle [Tante Nabou] vivait dans le passé sans prendre conscience du monde qui muait. Elle s’obstinait dans les vérités anciennes. Elle croyait ferme au sang porteur de vertus et répétait en hochant la tête, que le manque de noblesse à la naissance se retrouve dans le comportement29. Dans cette tentative obstinée de défendre l’unicité de la lignée princière, Tante Nabou apparaît comme une des figures les plus rétrogrades du texte. Elle prône une idéologie 27 Abdoulaye Bara DIOP, La Société Wolof, Tradition et Changements. Les Systèmes d’inégalité et de domination, Dakar, Paris, IFAN, Kartala, 1981, p. 63. 28 Dans Une si longue lettre, en effet, les catégories sociales castées peuvent, à leur tour, devenir un pôle négatif. Le système d’opposition entre nobles et castés n’est jamais binaire : les réversibilités toujours actives d’un modèle à l’autre, assurent la dynamique des confrontations. Ainsi, Farmata, tel qu’elle est décrite, est moins soucieuse de rectitude morale que de réussite sociale. 29 Mariama Bâ, Une si longue lettre, éd.cit. p.42. © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org 11 radicale de démarcation entre « les castés » et les nobles. Ainsi évolue-t’elle en marge de la relation épistolaire tout en participant à la radicalisation du « je » de Ramatoulaye. La distance qui sépare la noblesse et les hommes de castes, systématisée par la figure la plus symbolique de l’hypoculture wolof, est une modalité d’organisation textuelle très prégnante dans Une si longue lettre. Elle se traduit par l’impossibilité de toute communication entre les deux catégories sociales créant ainsi les conditions de possibilité d’un discours qui se perd comme un écho ou qui se referme sur lui-même, parce que les figures du passé restent insensibles et muettes à toute velléité de changement. Organisé par les modalités énonciatives qui postulent un espace de circulation de la parole, le romanesque épistolaire d’Une si longue lettre aboutit, paradoxalement, à un rétrécissement des réseaux de communication sociale. Celui-ci peut aller jusqu'à la ruine de l’altérité30 comme principe actif de l’écriture épistolaire : « Car demeurait une énigme pour moi et à travers lui tous les hommes, dit Ramatoulaye »31. Ainsi, à mesure que l’espace de la sociabilité se rétrécissait, la relation épistolaire entre Ramatoulaye et Aïssatou se dilate inversement. Les stratégies d’investissement du destinataire s’ouvrent ainsi à l’horizon de la confidentialité qui, à son tour, conforte la fiction de l’adresse, réitère l’expérience d’une existence vécue à deux et savourée dans la double entente : Aïssatou, mon amie, je t’ennuie peut-être, je t’ai quitté hier, tu te souviens de ce train matinal, Aïssatou , je n’oublierai jamais la femme blanche.32 La privauté constitutive de la relation épistolaire atteint ici sa plénitude significative dans l’activation constante de l’isotopie de la confidence et le balisage de sa lecture. Elle réintègre le projet moral de la correspondance à Aïssatou, seule capable pour Ramatoulaye de soutenir les conditions douloureuses de l’écriture de soi. Ainsi à mesure que Ramatoulaye fait 30 L’altérité est, en effet, au cœur de l’écriture «épistolaire : la lettre, parce qu’elle porte les traces du commerce social qu’elle est chargée d’entretenir, témoigne de la prise en compte du lien social au sein de la création littéraire. Ses modalités énonciatives favorisent un dialogue à la fois ouvert et structuré avec l’autre, car il faut un destinataire à l’horizon du discours épistolaire pour que ce discours ait lieu et pour qu’il soit habité, conditions nécessaires de la communication à distance. La présence de celui pour qui se produit le texte le colore et l’infléchit naturellement. En outre, la lettre est un espace spéculaire fantasmatique, une psyché où l’écrivain produit derrière le reflet de son visage, le reflet du visage de l’Autre, et où le lecteur, ensuite, découvre la superposition de ces deux reflets. Ecrire une lettre, c’est abîmer son moi dans le miroir et y convoquer l’image de l’Autre, la convoquer à nous y rejoindre. Voir Michèle Ramou, « La Lettre ou le lien délirant », Ecrire, Publier, Lire la correspondance. 31 Mariama Bâ, Une si longue lettre, éd.cit.p.32. © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org 12 l’expérience douloureuse de l’incommunicabilité dans ses rapports avec les hommes, la structure de l’échange se transforme en une entreprise globale de délégitimation des valeurs constitutives de l’hypoculture. Le discours de moi à moi consacre définitivement la solitude de Ramatoulaye tout en la projetant dans un avenir porteur d’espoir. 5. Le discours de moi à moi : solitude et résurrection de l’épistolière Toute la première partie du roman se présente, en effet, comme un bilan, celui d’une vie qui, incapable de s’adosser sur une sociabilité pertinente, se replie progressivement sur elle- même. Ramatoulaye y retrace les étapes par lesquelles elle passe d’un bonheur conjugal exemplifié par l’exaltation d’une jeunesse exubérante aux malheurs de la vie polygamique. L’acte de remémoration par lequel Ramatoulaye affirme sa puissance intradiégétique sur le récit et sa victoire sur l’ensemble social brise le cadre protecteur de la distance et installe le sujet dans la jouissance narcissique de la résurgence du passé : Je t’invoque, le passé renaît avec son cortège d’émotions, je ferme les yeux, flux et reflux de sensations […], je ferme les yeux, flux et reflux d’images[…].33 La toute puissance du souvenir se traduit par la résurgence de l’intériorité caractéristique de la situation de retraite de Ramatoulaye. Elle abolit le dialogisme constitutif de la lettre : la présence de Aïssatou à l’horizon du roman est surplombée par la relation de moi à moi dans une opération d’extrême concentration de Ramatoulaye sur elle-même : Ma voix connaît trente années de silence, trente années de brimades. Elle éclate, violente, tantôt sarcastique, tantôt méprisante.34 L’exclusion d’Aïssatou à la marge de la relation épistolaire dans un élan d’abolition de l’altérité favorise ainsi l’éclosion, dans l’intimité de l’entretien privé, d’une parole poétique centrée sur l’instantanéité de l’écriture mémorielle. La présence des partenaires sociaux caractéristique du romanesque épistolaire est ici doublement occultée : Aïssatou est absente, et Ramatoulaye écrit sans être tendue vers l’autre. La toute puissance du « je », très singulière dans la tradition littéraire africaine marquée plutôt par la prédominance de l’univers collectif 32 Ibid. Ibid., p.7. 34 Ibid. 33 © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org 13 sur l’individu35, ne rayonne à travers l’obscurité que dans la trace d’une expression qui, selon le mot d’ Anne Chamayou, « veut se porter à son comble au point de former à l’informe, au point de faire signifier l’insignifiant..»36 C’est là que se manifeste la plus grande suspicion envers la lettre. Ce qui est mis en cause, en effet, c’est le texte comme signe de l’absence de l’Autre. V. Kaufman dont il faut saluer l’approche novatrice a proposé en 1990 dans L’Equivoque épistolaire des études suggestives sur Baudelaire, Mallarmé, Proust, Flaubert ou Valéry, en exposant des choix critiques clairs qui pourraient s’appliquer au roman de Mariama Bâ : La lettre semble favoriser la communication et la proximité ; en fait elle disqualifie toute forme de partage et produit une distance grâce à laquelle le texte littéraire peut advenir. Si l’écrivain voulait communiquer, il n’écrirait pas, et cette possibilité idéale de ne pas communiquer est sans doute la raison pour laquelle il entretient souvent des correspondances volumineuses, acharnées, s’efforçant inlassablement de convoquer autrui pour mieux le révoquer37 Cette position reprend en les orientant singulièrement les propositions de Blachot sur la solitude de l’espace littéraire et sur cette instance du neutre qui absorbe les présences de l’écrivain et de son lecteur dans une mutuelle abolition de leur identité particulière : Ecrire, c’est briser le lien qui unit la parole à moi-même, briser le rapport qui, me faisant parler « vers toi », me donne parle dans l’entente que cette parole reçoit de toi, car elle t’interpelle, elle est l’interpellation qui commence en moi parce qu’elle finit en toi. Ecrire c’est rompre ce lien.38 En effet, dans Une si longue lettre, la conscience de l’identité se précise chez Ramatoulaye en se refermant sur le sentiment de la singularité. La distance, comme espace de relation, s’inverse en exil intérieur dans lequel se confondent le lieu géographique où se trouve l’instance narrative et le lieu mental d’où elle parle. La mort de Modou, ou, plutôt, son meurtre symbolique, doit, dans cette perspective, être intégrée dans la dynamique textuelle 35 Historiquement, cette dimension personnelle n’a pu se développer que dans les limites des convenances sociales et du contexte moral de chaque période. Elle est restée dépendante, en effet, d’une tradition de civilité à la fois musulmane et mondaine qui en a longtemps proscrit ou contrôlé l’expression. A l’image de l’honnête du dix-septième siècle, le noble se reconnaît par l’oubli de soi-même. A défaut de présence, l’épistolier répond par un surcroît de signes : ils remplissent l’absence tout en la portant à son plus haut degré ; ils la « comblent ». Le désir de communication immédiate s’applique bien à ressusciter le passé le plus éloigné en se conformant à un processus de transposition essentiel : ce qui est perçu comme un effet de réel résulte d’un effet de texte. 36 Anne Chamayou, op.cit., p., 88. 37 V. Kaufman, L’Equivoque épistolaire, paris, Minuit, « critique », 1990, p.17. 38 Ibid. P ; 18. © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org 14 comme condition de possibilité d’une écriture protégée par son isolement, en retrait de l’ensemble social. Tout se passe comme si, pour s’approprier la parole publique que la tradition sociale lui interdit en tant que femme, Ramatoulaye célébrait dans la retraite sa prise de parole dérobée à l’ensemble social, comme s’il n’est de littérature que dans la noncommunication. Le repli sur soi, comme forme de subversion de l’altérité fondatrice du commerce épistolaire, crée ainsi les conditions de la confidentialité nécessaire au déploiement de l’hyperculture. Il permet, en outre, à Ramatoulaye de ressaisir tous les échecs de sa vie polygamique, toute l’évanescence du bonheur conjugal dans la présence des signes de l’épistolarité, au moment même où l’écriture s’en empare : « L’exil offre toujours une belle distance, pathétique, dramatique, critique, esthétique-sérénité orpheline de son propre monde, c’est la figure idéale du territoire.»39 La situation de retrait de la veuve crée les conditions de possibilité d’une prise de parole directe par laquelle Ramatoulaye se constitue elle-même par l’écriture. Elle accède ainsi, en privé et sans intermédiaire, à l’existence que lui refuse la vie publique. Comme le souligne Bernard Beugnot : La lettre dit à la fois la béance d’un discours épistolaire et le besoin de l’autre ; Mais elle demeure discours solitaire et sa forme est la déception de ce qui la fait Accéder à l’être, l’attente d’une présence, puisque dans l’instant éphémère de sa composition et de sa lecture, elle abolit et concrétise la séparation.40 La temporalité rétrospective, analeptique des mémoires de Ramatoulaye se traduit ainsi par un dédoublement du « je » en deux instances, l’héroïne qui vit son histoire et la narratrice qui occupent sur la gamme romanesque deux octaves différentes : l’histoire vécue et l’écriture de cette histoire. Dès lors, la fiction épistolaire n’est plus à chercher dans le récit lui-même et sa prétention à passer pour vraie l’histoire fausse, mais dans les conditions même de sa fabrication. En ordonnant la narration autour de deux pôles du destinateur et du destinataire, donc de celui qui écrit et de celui qui lit, le romanesque épistolaire d’Une si longue lettre procède à une double fictionnalisation du geste créateur et de l’acte de lecture lui-même. Cette approche reconnaît, en même temps qu’elle la « fabrique », une fictivité 39 40 J.Bandrillard, L’Autre par lui-même, Paris, P.U.F., 1987, p. 45. Bernard Beugnot, « Style ou styles épistolaires ? », in RHLF, 78, 6, Nov-déc, 1979, p.949. © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org 15 nouvelle du texte qui vise à instaurer un protocole de réception littéraire, un lecteur et un auteur. Ce dédoublement ne s’estompe que lorsque la dynamique du récit opère une coïncidence de la structure interne et de la structure externe du roman, au moment où le présent de la narratrice, Ramatoulaye, vient se confondre avec celle de l’héroïne. Cette coïncidence s’opère à la faveur d’une reconstitution de la syntagmatique narrative interrompue par la parenthèse de la remémoration : « j’ai raconté d’un trait ton histoire et la mienne. J’ai dit l’essentiel […] j’ai célébré hier comme il se doit le quatrième jour de la mort de Modou »41 A la faveur de ce rétablissement de la syntagmatique narrative, le texte retrouve la temporalité propre à l’écriture de la lettre qui abolit toute distance discursive. La première personne resurgit dans l’actualité de sa propre énonciation et dans le déploiement de son métadiscours. A cette étape du roman, le passé rejoint le présent qui, à son tour, ouvre l’horizon d’un futur prometteur : Je t’avertis déjà, je ne renonce pas à refaire ma vie. Malgré toutes les déceptions et humiliations - l’espérance m’habite. c’est de l’humus sale et nauséabond que jaillit la plante verte et je sens pointer en moi, des bourgeons neufs.42 La lettre se place, ici, dans le temps du présent fragile marqué du sceau de l’attente d’un avenir meilleur. Elle se situe entre le passé révolu et le futur attendu, entre la nostalgie du présent aboli et l’anticipation joyeuse d’une résurrection portée ici par l’image métaphorique de la germination. Par ce processus de création d’un avenir utopique, l’écriture d’Une si longue lettre est, dans sa structure profonde, une écriture de fiction. Le ressentiment que les échecs de l’existence sociale n’ont de cesse de nourrir est transformé ici en une source de création littéraire, car Ramatoulaye est avant tout un écrivain qui se penche sur son passé dans un élan de repli sur soi pour transformer les malheurs de sa vie en un chant exubérant. 41 42 Mariama Bâ, Une si longue lettre, éd.cit., p.84. Ibid. © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org 16 La lettre apparaît ainsi comme le lieu de reconstruction par excellence de l ‘individualité à l’épreuve de la vie sociale, l’instrument d’une reformulation des rapports entre l’écriture et la fiction. Mariama Bâ a ainsi profité de la forme ouverte de la lettre pour développer successivement l’esprit critique et le point de vue subjectif, prendre le risque du dialogue, exprimer sa vie intérieure, adapter la fiction à une sensibilité nouvelle et, enfin, créer une modernité littéraire où « travaillent côte à côte » la parole de communication et le rayonnement solitaire des signes, l’offrande d’une présence douée de signification et le retrait silencieux du sens. En outre, le geste épistolaire se pose comme une compensation aux ratages de l’existence. Au regard de l’échec de la vie polygamique, la forme épistolaire permet à Ramatoulaye de saluer, de loin, la disparition d’un monde pour en recréer un autre, tout perdre pour tout regagner, en somme écrire d’outre-tombe pour renaître, tel un phénix, de ses cendres. © 2003 Tous droits réservés. http://www.critaoi.org