PIANISTE.grenier.7 FÉVRIER 03

Transcription

PIANISTE.grenier.7 FÉVRIER 03
ERIKA
OU
« LE MORTEL PAYS DE L'AMOUR MATERNEL » 1
La pianiste d'Elfriede Jelinek, Points, Seuil, 2002
LOUISE GRENIER
La pianiste commence par une querelle entre une mère possessive et une fille qui rentre tard.
Pendant son attente, madame Kohut a déchiré les nouveaux vêtements de sa fille de trente-six ans,
Erika. S’ensuivent un échange de coups et d’insultes, pleurs de la mère et regrets de la fille. L’une
est le reflet de l’autre, le double impossible à tuer car cela reviendrait à se détruire soi-même.
Ainsi en est-t-il de certaines relations mères/filles quand elles forment un couple siamois.
Elles sont soudées psychologiquement l’une à l’autre. Non qu’elles soient pareilles, mais elles
dépendent de l’existence de l’autre, de ses moindres mouvements émotionnels, de ses pensées et
désirs. Entre les deux, pas de père, pas de tiers, que l’espace vide du miroir.
Dans ce cas, la fille est victime d’un abus narcissique ou identitaire non moins destructeur
qu’un abus sexuel. L’abus narcissique consiste en la projection de la mère sur l’enfant (cela peut
aussi provenir du père) de ses propres besoins de gratification et de valorisation.2 Le fait d’être
ainsi l’élue de la mère ne signifie pas que la fille est mieux aimée puisque l’amour est dirigé non sur
l’enfant dans sa vérité mais sur le rêve maternel qu’elle est chargée de réaliser. L’abus narcissique
est d’autant plus dévastateur que la fille ne peut se plaindre d’un manque d’amour, au contraire, au
regard de son entourage, elle est comblée.
L’exclusion du père par la mère sous-tend ce type de lien fusionnel mère/fille. En général,
l’absence favorise l’idéalisation. Ici, ce n’est pas le cas puisque le père est disqualifié. Restent Erika
et sa mère pour former un couple sado-masochiste. Amour et haine conjugués dans un appartement
de Vienne. L’atmosphère est étouffante. Entre ces deux solitudes, peu de paroles, beaucoup de
reproches, des cris, des gémissements, des silences meurtriers.
La mère attend sa fille soir après soir devant un téléviseur beuglant. La fille fait attendre la
mère. Aucune des deux ne sachant ce que veut dire être adulte, être une femme. On reste une
éternelle petite fille. La mère reprochant à sa fille de ne pas avoir réalisé son rêve : être une pianiste
1
La pianiste d'Elfriede Jelinek, Points, Seuil, 2002 ; et film franco-autrichien de Michael Haneke, 2001.
Lire à ce sujet : Alice Miller, Le drame de l’enfant doué. À la recherche du vrai soi (1979) Paris, PUF, 1983.
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de réputation mondiale. Erika, c’est l’échec vivant de sa mère. Mère et fille, inséparables,
confondues dans leur défaite.
Au centre de cet « amour meurtrier », une place reste vide, celle du père. Il ne compte pas,
il ne compte pour rien. Il n’est ni l’objet sexuel de la mère, ni un tiers séparateur. L’accès à une vie
autonome est dès lors impossible pour la fille-phallus de la mère. La sexualité génitale lui est
interdite.
Erika est voyeuse quand elle épie des couples dans les ciné-parcs ou quand elle fréquente les
peep-show. Le spectacle l’excite au point qu’un jour elle urine dans la rue. C’est une sexualité
primitive, non génitale, auto-érotique. Ainsi, elle partage la chambre de sa mère et parfois, son lit.
Parfois, elle se jette sur le corps de sa mère, découvre ses seins, son sexe, et crie « je t’aime ». La
mère effrayée lui réplique : « tu es folle !»
3
Rien n’arrive jamais à Erika Kohut. Que la montée douloureuse d’une excitation qui
n’aboutit pas ou qui se transforme en violence ! Il n’y a pas d’inceste génital avec la mère, mais
régression vers un mode de satisfaction masochiste qui en tient lieu.
Alors qu’en apparence, c’est la mère qui domine la fille, en réalité, cette dernière maintient
son emprise sur la mère. Comme un juste retour des choses ! À ce jeu, c’est elle la plus forte. Pire,
elle le mène jusqu’à son extrême limite : risque sa vie pour garder la mère sous son contrôle, pour la
faire souffrir. Incapable de renoncer au cocon, malgré quelques incartades perverses elle revient
toujours vers la mère, sa victime et son bourreau.
Un de ses étudiants de l’Académie de Vienne – Walter Klemmer – est tombé amoureux
d’elle. Erika ne supporte pas. Ne supporte pas davantage qu’il soit gentil avec une autre étudiante.
Elle cache du verre cassé dans la poche de son manteau pour la blesser et l’empêcher de jouer du
piano. Pas de rivale donc ! Mais cette jeune musicienne n’est-elle pas un autre double d’Erika ?
Comme elle, prisonnière d’une mère ambitieuse et sévère ?
Le piano et la pianiste sont destinés à ne faire qu'Un. Comme Erika et sa mère ! L’une est
l’autre : pareillement possédées, contrôlées, solitaires, violentes. Avec ce besoin répétitif de mises
en scène sado-masochistes : coups et insultes suivis de larmes et de mea culpa et, apothéose finale,
le coup de couteau que se donne Erika après avoir été repoussée par le jeune homme qu’elle-même
3
p. 63.
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a fait souffrir. Le coup n’est pas fatal car il faut pouvoir continuer de (se) faire mal, de blesser et de
souffrir. Continuer le jeu cruel avec la mère ?
Un duo pour l’éternité ?
Aucun homme n’a le droit de s’insérer entre Erika et sa mère. Et quand un tiers se présente en la
personne de Klemmer, c’est le conflit insurmontable entre l’appel d’un désir sexuel et le maintien
vital du duo narcissique mère/fille qui déclenche une violence sauvage. Violence qui rejaillit
d’ailleurs sur tous les protagonistes du drame.
Arrêtons-nous sur ces trois objets significatifs du scénario. Ces éléments étant des points de
repère psychologique qui me permettront d'articuler le drame personnel d'Erika à certains concepts
fondamentaux de la psychanalyse. Voici ces éléments :
1. Le piano
2. La lettre
3. La lame de rasoir
Le piano
Instrument de la gloire avortée de la mère4 et de la féminité sacrifiée de la fille5 le piano, solitaire,
règne en signifiant maître de la vie d'Erika. Monument érigé sur les ruines du rêve maternel, il
rappelle par sa présence massive l'échec de la fille à s'y soumettre. Immense, brillant, noir, il
domine la scène, toutes les scènes, aussi bien celle de la vie professionnelle que celle de la vie
psychique d'Erika. C'est ainsi qu'il commémore le narcissisme maternel déçu – promesse non tenue
de lendemains magnifiques – et la défaite de la fille. Il éternise le duo mère/fille ne cessant d'en
réfléchir cette image glacée.
Le piano symbolise la pianiste et peut-être surtout, le rapport spéculaire mère/fille.
Polysémique, il matérialise par sa présence envahissante ( comme la mère ) le destin d'Erika. Il est
donc à la fois l'instrument au nom duquel la mère immole la fille tout en faisant d'elle son «
instrument ». Il faut posséder la fille, la contrôler, pour qu'elle arrive au sommet, mais la mère
n'arrive à en faire qu'une «sous-maître» (soumettre), un professeur ! Mais Erika refuse la
soumission tout en étant incapable de se séparer de sa mère. Elle s'évade, prend quelques
4
« L'idéal pour la mère ? Une pianiste de réputation mondiale…». (20)
Tant que la mère sera là et tissera l'avenir d'Erika, l'enfant n'aura qu'un but : le sommet absolu de la célébrité » p. 20
5
La mère la met en garde contre les envieux, particulièrement la « la horde de sexe masculin » p. 20.
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récréations coupables pour revenir près d'elle, demander pardon et manger quelques raclées. Sa
fonction est d'être elle-même un instrument autant pour la mère que pour les grands maîtres dont
elle interprète les œuvres. Erika occupe tantôt la place d'interprète, tantôt celle de spectatrice.
Signifiant du désir maternel, phallus, le piano attache la fille à sa mère tout en les opposant
dans une lutte hégélienne (dialectique du maître et esclave). Il représente aussi ce qui manque à la
mère pour être heureuse. Erika s'identifie au piano, essaie de suivre la partition maternelle, d'être la
meilleure interprète du monde, comme elle tentera plus tard de se faire l'instrument de Klemmer. «
Erika est prise à jamais dans le moule de l'éternité. Jamais sortie de la mère ? Éternité qu'elle
partage allégrement avec ses chers musiciens… ». « La mère n'entend rien à cette musique, mais
elle contraint son enfant à vivre sous son joug ( le sien et celui de la musique).
Il y a deux Erika, l'une est glaciale, exigeante, parfois méchante ; l'autre semble perverse :
voyeuse, cruelle, masochiste… mais l'est-elle vraiment ? ou cette perversion – ou perversité
apparente – n'est-elle que le déguisement d'une impuissance et d'une souffrance psychique,
l'expression pathétique de son incapacité à sortir de la mère et à exister ? Car, elle est froide
comme son piano, sans amour et sans désir, anesthésiée, inexistante en somme… Un instrument
qui n'est animé que par celle ou celui qui en joue (ou en jouit) … et n'est-ce pas cela qu'elle
demande à Klemmer justement ? Qu'il anime son corps, ce corps froid comme le piano, ce « corps
étranger »6
Erika se sert de lui pour faire souffrir la mère et surtout lui exposer sa propre
souffrance. Ce qui provoque le rejet du jeune homme et sa fuite.
La lettre
Erika donne ses instructions dans une lettre où elle décrit minutieusement un scénario masochiste.
Or, c'est le masochiste qui contrôle le sadique, non l'inverse, c'est lui le maître du jeu, écrit François
Peraldi dans « Voyages dans l'entre-deux-morts »7 Le sadisme rend une prestation au masochiste
qui a déjà élaboré un schéma dont il exige la réalisation. Pourquoi ? Pour accéder à une jouissance
conjointe à la mort dans le « désassujettissement à l'ordre du langage ». Le masochiste voudrait
effacer sur son corps l'empreinte du signifiant car, c'est « le signifiant qui le lie à un sexe, à la
nécessité d'une médiation langagière dans son rapport à l'autre8. » Mais Erika est-elle vraiment
masochiste (au sens d'activités procurant une jouissance non soumise à la castration ) ? n'est-elle
pas plutôt « masochienne », c'est-à-dire une psychotique qui trouve dans de petits « acting out » de
6
Elfriede Jelinek, 2002, Op. Cit., p. 77.
François Peraldi, Frayages, I, 1984, 19-38.
8
Ibid., p. 27.
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type masochiste ou auto-destructeurs une défense contre l'angoisse de mort (au sens d'un retour au
sein maternel). Je dirais qu'Erika fait des incursions dans le champ de la perversion où là encore,
elle reste étrangère, hors d'elle.
Erika traite son corps comme un corps étranger, un instrument (comme le piano ) car il
appartient à sa mère, l'Autre absolu. C'est pourquoi, elle demande à Klemmer d'en jouer, d'arracher
ce corps à la mort, de l'arracher à la mère glaciale et insensible. En quête d'un amour « sur fond
d'anéantissement», Erika « aspire au désir, mais ne désire rien, n'éprouve rien9. »
Mais veut-elle vraiment que le scénario décrit dans la lettre se réalise ? Non. Cette lettre est
un leurre, en même temps qu'Erika décrit son fantasme de soumission, elle refuse toute soumission,
en même temps qu'elle transforme le jeune homme en figure maternelle dominatrice, elle le
repousse. Klemmer refuse, indigné, blessé d'être amené sur le terrain de la cruauté là où il veut
aimer passionnément. Lui, l'amant passionné, est mis en demeure de jouer un rôle de « méchant »,
de batteur de femme, de sadique. Il n'est pas reconnu là où il est, amoureux d'Erika. Or, il veut être
reconnu ; elle aussi, veut être reconnue, mais ne sait pas comment échapper au discours maternel
que la lettre reprend à son compte. « Enferme-moi avec ma mère de l'extérieur ! »10 écrit-elle.
Erika réclame des coups sur le visage, dans l'estomac, dans son sexe, pour que la mère en soit
l'auditrice impuissante, pour qu'elle souffre enfin. C'est à l'intention de la mère que la scène est
construite, ce que Klemmer ressent bien puisqu'il ne peut s'y prêter, il ne peut se faire l'instrument
phallique de cette relation sado-masochiste mère-fille. Il est déstabilisé, enragé, mis en danger
d'impuissance.
Ce qu'il ignore, c'est que le père d'Erika, le jour de son arrivée à l'asile a supplié qu'on ne le
batte pas. D'être battu par qui ? par la mère comme Erika? Voilà qui évoque une identification
imaginaire au père fou et une reprise de la relation en miroir (violente) avec la mère. Erika
occuperait également dans le rapport duel, la place du père battu. Sa lettre restera donc « lettre
morte » tout comme le corps d'Erika. Corps inutile, corps étranger qui erre dans la ville et sur les
places, à la recherche de sensations fortes. Est-elle folle ? C'est ce que dit la mère : « tu es folle »,
folle comme le père, enfermé et mort à l'asile ?
9
Elfriede Jelinek, 2002, Op. Cit., p. 244.
Ibid., p. 198.
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La lame de rasoir
Parfois, Erika s’enferme dans la salle de bains et se taillade la vulve, les cuisses, les jambes, puis
montre le sang à sa mère. Pour l’émouvoir ? Pour rien ! « C’est dégoûtant ! », lui dit la mère. Petite
fille, elle a rasé les joues du père avec cette même lame de rasoir. Elle est encore habile dans le
maniement de cet outil-là. « Son passe-temps favori : taillader son propre corps », en particulier
cette porte secrète de son intimité qui ressemble à la cavité buccale. Dans cet exercice où elle se
livre à elle-même, « ce qui vaut mieux que d'être livrée à d'autres », Erika est toute-puissante et
comme d'habitude, « elle ne sent rien » Elle voit le sang et prend peur, doit se panser, mais son
corps – son sexe – reste toujours un étranger. 11
Avec la lame de rasoir, Erika opère une automutilation de la chair vive qui enveloppe le sexe
féminin. Dans une tentative infantile de creuser cet espace féminin si cruellement absent de la
relation à sa mère ! La lame de rasoir ne représente-t-elle pas le père qui n'a pas exercé sa fonction
castratrice, séparatrice de la mère et de la fille ? Quand Erika se languit d'un homme, elle se coupe,
elle se taillade. Elle ne peut aimer sans se sentir inférieure. C'est pourquoi, il lui faut d'abord abattre
l'homme, tuer le désir dans l'œuf, dans son sexe humide. Elle prend une lame de rasoir dans la salle
de bain, lame soigneusement dissimulée qui a appartenue à son père. Et se fait saigner, puis exhibe
le sang : « Regarde maman, semble-t-elle dire, je suis faite de chair et de sang, je saigne, j'existe…
» Elle veut aussi toucher sa mère. Rien n'y fait. La mère exprime son dégoût.
Autrefois, la fille a rasé les joues du père, elle est encore habile dans le maniement de cet
outil-là. « Son passe-temps favori : taillader son propre corps », en particulier cette porte secrète de
son intimité qui ressemble à la cavité buccale. Dans cet exercice où elle se livre à elle-même, « ce
qui vaut mieux que d'être livrée à d'autres », Erika est tranchante, coupante dans ses rapports à
autrui. N'est-elle pas toute-puissante celle qui ne « ne sent rien » ? Le sexe féminin est forclos, non
symbolisé, alors que le père est exclu du duo pervers mère/fille.
Serait-ce une façon bien primitive de se couper de la mère, de s'attaquer à la féminité
maternelle ? Car, Erika ne sent toujours rien, ne peut se sentir. Identifiée au phallus maternel, elle
est tout entière dans le prolongement du Moi maternel. L'objet coupant qui est aussi un souvenir –
symbole ?— du père ne représente-t-il pas un appel au père castrateur, un père qui libère la fille de
cette emprise maternelle ? Après tout, dormir avec sa mère à 36 ans, n'est pas pour aider une fille à
devenir une femme ! La mère est froide, raide, sans tendresse aucune. Elle contrôle tout, sa fille est
son bien propre. Elle surveille tout. Elle est au bout du fil, au bout de toutes les pensées de sa fille.
11
Ibid., 77.
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Le fil téléphonique est un cordon ombilical pour garder sa fille dans son cocon. Elle guette les
gestes des mains, ses allées et venues pour contrecarrer toute velléité de vie sexuelle. Et quand la
fille déroge, la mère devient violente, elle frappe. La fille frappe en retour, ce qui enchante la mère,
car ainsi elle enfonce le clou de la culpabilité et renforce son emprise. Quand Erika se jette
frénétiquement sur sa mère, en pleurant et en criant « je t'aime » que dit la mère ? « Calme-toi, tu
es folle » mais moi aussi je t'aime.
Pourquoi reste-t-elle là ? Qu'est-ce qui l'attache ainsi à sa mère ? Le lien ne peut être
rompu par la fille seule. Pourquoi ? Dans le roman, Jelinek la désigne souvent comme l'Enfant.
Mais c'est aussi « l'esclave » dans la dialectique hégélienne, esclave qui ne veut pas risquer sa vie,
qui n'existe que pour reconnaître le maître dont sa vie dépend.
Mise en position de phallus, de réaliser les rêves narcissiques de sa mère, Erika n'a pas
trouvé la métaphore paternelle qui lui aurait permis de substituer le désir du père au désir de la
mère. Prise dans une relation spéculaire à l'autre maternel, Erika a envie de tuer la mère… pour
exister. Son choix de rester est tributaire de ce désir meurtrier. C'est l'impensé de la vie psychique
d'Erika, impensable. Pourquoi ?
Reprenons brièvement certains éléments du stade du miroir (selon Lacan, 1949). Erika
serait fixée au troisième moment du stade du miroir qui correspond au premier temps de l'œdipe. À
ce qu'on appelle l'identification primaire (imaginaire), laquelle est la souche de toutes les autres
identifications. Elle est « duelle »parce que réduite à deux termes (le corps de l'enfant et son
image), elle est immédiate et narcissique (Freud).
L'enfant s'identifie donc à un double de lui-
même, à une image qui n'est pas lui, mais qui lui permet de se reconnaître. Ce faisant, il comble
une béance, un vide entre son corps et son image. Simultanément, il est mis en présence de ses
pairs, les agresse ou les imite et par-là tente de s'imposer à eux. Il bat et dit avoir été battu, par
exemple. « Or, cette relation agressive est homologue à celle du corps face à l'image du miroir. (…)
se caractérise par l'indistinction, la confusion du soi et de l'autre.
aliénante…»
12
En définitive, elle est
Cette relation agressive vis-à-vis des autres enfants a des traits communs avec la
relation primitive à la mère. L'enfant veut être le complément de son manque supposé, « être le
phallus de la mère ». On retrouve chez Erika quelques éléments de ce rapport spéculaire agressif
avec la mère surtout dans les scènes de combat. Également, ces éléments (duels ?) sont transposés
avec Klemmer, à travers une relation qu'Erika tente de rabattre sur le modèle de la relation duelle à
la mère.
12
J.B.Fagès(1971)Comprendre Lacan, Dunod, Paris, 1997, 16-17.
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Par ailleurs, quel est le désir d'Erika ? Si on fait appel à la formule de Lacan, « le désir
(inconscient) de l'homme, c'est le désir de l'Autre », lui-même se référant à Hegel, il faudrait dire :
que le désir de l'homme se constitue sous le signe de la médiation, il est désir de faire reconnaître
son désir. Il a pour objet un désir, celui d'autrui au sens d'être ce qui manque à l'autre, d'être la
cause de son désir. Ce qui a pour conséquence, qu'il y a nécessairement inadéquation entre le désir
et son objet. Pour Hegel, la conscience cherche une autre conscience pouvant l'aimer ou la haïr, ce
qui lui donne cette certitude d'elle-même, c'est-à-dire la conscience de soi. En somme, seule une
conscience peut la reconnaître et fonder objectivement cette certitude subjective. Or, lors de la
rencontre de ces deux consciences, un conflit surgit, une lutte de pur prestige : chaque conscience
veut être reconnue sans pour autant reconnaître l'autre, « On peut même ajouter avec Hegel que
chacune veut la mort de l'autre.»13 De cet affrontement où personne ne doit mourir surgit la
conscience de soi. Le Maître est celui qui a couru le risque absolu, qui a joué sa vie pour gagner
cette vérité de la conscience de soi. L'Esclave est celui qui a reculé devant la Mort, le « Maître
absolu». Mais un renversement dialectique s'opère car le Maître est captif d'une fausse
reconnaissance puisqu'il n'a devant qu'un esclave incapable de le reconnaître en toute liberté (ce qui
est le cas d'Erika). D'autre part, l'esclave qui vit dans l'angoisse du Maître comprend qu'il ne pourra
pas être vraiment reconnu par ce dernier. Cette dialectique de la conscience de soi, Lacan la traduit
dans celle du désir : le désir de l'homme trouve son sens dans le désir de l'Autre (lieu de
déploiement de la parole, ou le langage, ou l'Inconscient freudien), non pas tant parce que l'autre
détient les clefs de l'objet désiré que parce que son premier objet est d'être reconnu par l'autre.14
Erika, la mère et Klemmer seraient pris dans un rapport dialectique où chacun lutte pour se
faire reconnaître, lutte sans vaincu ni vainqueur. À moins que le statut quo ne soit indéfiniment
maintenu et ce, au seul bénéfice de la puissance maternelle ?
13
Fagès, ibid. 35.
J. Lacan, Écrits, Seuil Paris, 1966, 268
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