Après le crash de Charm el-Cheikh, « L`Expansion » révèle les

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Après le crash de Charm el-Cheikh, « L`Expansion » révèle les
B U S I N E S S
enquête
Les failles cachées
de la
sécurité
aérienne
Après le crash de Charm el-Cheikh, « L’Expansion » révèle
les grandes dérives et les petites combines d’une industrie
parfois trop fragile pour offrir à coup sûr la sécurité à ses clients.
122 L’Expansion / février 2004 / numéro 683
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Pilotes : alerte aux
licences fantaisistes
Selon le Bureau des archives des accidents de l’aéronautique, à Genève, 70 %
des accidents résultent d’une défaillance
humaine. « Dans un avion, les pannes sont
fréquentes, mais la gravité des conséquences dépend de la manière dont l’équipage sait les affronter », explique un pilote
d’Air France… qui a passé une heure de
son temps de vol entre Rome et Paris à
résoudre la défaillance d’un système hydraulique sur un Airbus A319.
Or le recrutement des pilotes (ils sont
environ 100 000 dans le monde, dont les
deux tiers aux Etats-Unis) s’effectue parfois au pied levé. Un pilote français bourlingueur détient ainsi une « licence impériale » délivrée par Bokassa en
personne, une autre reçue par fax du Liberia, et un document irlandais accordé
sur recommandation de son employeur.
Cet ancien instructeur d’Air France affirme que dans de nombreux pays
(Moyen-Orient, Afrique, Europe de l’Est)
la sélection se réduit souvent au simple
transfert d’un pilote de chasse, ou même
d’un bon pilote amateur, aux commandes
d’un avion civil de ligne. Ainsi, en décembre 1999, un DC-10 d’AOM affrété
par la Cubana de Aviacion s’est écrasé au
bout de la piste de l’aéroport de Guatemala City. Bilan : 18 morts. Selon
Juin 2002 : un
une hôtesse rescapée, Fokker de la
le pilote, ex-officier compagnie
Luxair s’écrase
de l’armée de l’air au Luxemcubaine, formé en bourg :
France au pilotage de 20 morts.
l’appareil civil, s’était vanté de ne pas
avoir à tenir compte des distances réglementaires pour atterrir. Aux déficits de
compétences s’ajoutent les effets de la fatigue. On a souligné, dans le cas de Flash
Airlines, les voyages aller en classe éco
des pilotes amenés à effectuer les vols de
retour. Des navigants repartent épuisés,
faute de repos. « J’ai été effrayé en entrant par surprise dans le cockpit, raconte
un membre du personnel de la Cubana de
Aviacion : pilote, copilote et mécanicien,
tout le monde dormait à poings fermés
alors que nous survolions l’Atlantique. »
Heureusement que les instruments de bord
automatiques sont fiables !
Entretien : de drôles
2
de ficelles pour faire
baisser les prix
Les constructeurs comme Airbus ou
Boeing n’ont pas de département maintenance, mais ils sont responsables des
défauts de conception des appareils jusqu’à la fin de leur vie. Ils recueillent donc
les expériences des opérateurs – les compagnies qui utilisent leurs avions – et
émettent des consignes de navigabilité.
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▲
GAMMA
L
es premiers décryptages
des boîtes noires du
Boeing 737 de la compagnie aérienne égyptienne
Flash Airlines donnent
une certitude aux enquêteurs : la chute en mer
de l’avion, quelques minutes après le décollage de l’aéroport de
Charm el-Cheikh, le 3 janvier dernier,
provoquant la mort de 148 personnes,
n’est pas le fait d’un attentat. Il s’agirait
soit d’une défaillance technique, soit
d’une erreur humaine. Déjà, les révélations sur l’état réel des avions de cette
compagnie, sur la gestion des équipages,
sur les contradictions entre autorités gérant l’aviation civile au plan international et dans chacun des pays survolés,
éclaire une réalité moins reluisante de l’industrie du ciel.
Avec une rentabilité moyenne de 3 %,
le transport aérien est une activité coûteuse et somme toute peu rentable. La
pression économique qui s’exerce sur certaines compagnies déficitaires – régulières
ou de charters – est une menace insuffisamment contrôlée pour la sécurité des
passagers. Même si, avec 677 décès accidentels pour 1,7 milliard de passagers
transportés, selon le magazine spécialisé
Aviation Week, l’avion peut toujours s’enorgueillir d’être le moyen de transport le
plus sûr de la planète. Enquête.
L’Expansion / février 2004 / numéro 683 123
B U S I N E S S
Les failles de la sécurité aérienne
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Ainsi, dans le cas du Boeing 737, un risque
de faiblesse du moteur d’asservissement
du gouvernail a été signalé dès 1991,
après un accident survenu à proximité de
Colorado Spring. Depuis, le constructeur
a émis sept recommandations successives
Ratios crash d’appareil/million de départs
pour remédier au défaut. La dernière, du
Sources : Boeing, Aircraft Analytical System, AvSoft Ltd.
12 novembre 2002, prônait la mise en
place d’un kit de substitution. Vaste chanMD-11 (Boeing) 4,11
tier quand on sait que 4 500 avions de ce
type sont concernés et que l’addition
s’élève à 182 000 euros par avion. Les
DC-10 (McDonnell Douglas) 2,37
autorités américaines ont accordé à
Boeing six ans pour faire effectuer le
changement. « Si le gouvernail du 737 de
Flash Airlines n’avait pas été changé sui747 (Boeing) 2,02
vant les spécifications du constructeur,
l’avion se trouverait cependant en conformité avec la réglementation », souligne
A310 (Airbus) 1,74
un porte-parole de la Direction générale
de l’aviation civile (DGAC). En cas de
panne, le réparateur n’intervient que sur la
A300 (Airbus) 1,56
partie signalée par l’opérateur. S’il découvre d’autres faiblesses touchant aux
organes vitaux de l’appareil, il doit les siA300-600 (Airbus) 1,28
gnaler afin que les autorités empêchent
l’avion de repartir. « Mais nos techniciens
n’ont pas les moyens de juger de la santé
AVRO RJ-70 (British Aerospace) 1,19
réelle d’un moteur lors d’une intervention de trois heures, réalisée sous l’aile »,
souligne un professionnel.
747-400 (Boeing) 1,02
Après chaque atterrissage, un mécanicien doit inspecter l’avion. Puis, selon les
modèles, les visites se succèdent : sous
FOKKER F-100 (Stork Aerospace) 0,87 l’aile, après quelques centaines d’heures
de vol ; en atelier pour les « petites visites », tous les trois à cinq ans, et pour
L-1011 (Lockheed Martin) 0,75
les « grandes visites », tous les sept à dix
ans. Cette vigilance a un prix : facturée
de 40 à 60 dollars l’heure de technicien,
pour des travaux qui peuvent facilement
BAE-146 (British Aerospace) 0,62
nécessiter des milliers d’heures, la maintenance des appareils est le deuxième
poste de dépense après l’équipage, soit
A320 (Airbus) 0,59
au moins 12 % du budget de fonctionnement pour un avion de moins de 10 ans.
Une manne que se disputent une pléMD-80 (Boeing) 0,40
thore d’intervenants. Air France Industries, Lufthansa Technik, TAP Technik
ou Ethiopian Airlines sont issus de
767 (Boeing) 0,40
compagnies aériennes. Les motoristes
Snecma, General Electric, Pratt & Whitney et Rolls-Royce assurent à peu près la
moitié de l’entretien de leurs moteurs ins757 (Boeing) 0,40
tallés. On trouve aussi des indépendants
tels Bedek (Israël) ou FLS (Angleterre).
Mais les canards boiteux existent. Une
737-300 (Boeing) 0,37
entreprise déficiente a été récemment repérée en Grèce.
Surtout, il y a des « trucs » pour
Statistique réalisée sur les avions
contourner la rigueur de la législation. Un
de ligne les plus courants fabriancien pilote de la compagnie de charters
qués dans l’Union européenne
TransAer, aujourd’hui disparue, raconte
ou aux Etats-Unis. Elle exclut les
appareils très anciens.
qu’il a refusé de repartir avec un avion
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DINO FRACCHIA/REA
Avions
occidentaux :
l’échelle des
dangers
enquête
sortant des ateliers d’une société danoise
parce qu’il l’estimait insuffisamment
remis en forme ! Pour délivrer le certificat de navigabilité en toute légalité, les
techniciens s’étaient appuyés sur le système des tolérances : des interventions
nécessaires, mais qui ne portent pas sur
la sécurité – la réparation d’une climatisation, par exemple. Elles peuvent être
différées afin de ne pas immobiliser l’appareil. La « ficelle » consiste à procéder à
une intervention de maintenance superficielle qui permet d’inscrire sur le carnet
de bord un « Ground Check OK ».
détachées :
3Pièces
un inquiétant bazar
Les pièces aéronautiques sont très coûteuses. Le motoriste Snecma reconnaît
que le chiffre d’affaires réalisé avec les
pièces détachées dépasse celui des ventes
de moteurs. Hormis les pièces de structure, dont la gestion relève exclusivement
des constructeurs, la copie de pièces aéronautiques est une activité légale et ces
copies sont soumises à certification.
« Nous avons déjà constaté, lors d’opérations d’entretien sur nos moteurs, la présence de pièces que nous n’avions pas fabriquées, précise un technicien de la
Snecma. Dans ce cas, nous ne nous engageons pas sur leur efficacité. » Pour réduire les coûts, les opérateurs utilisent
aussi des pièces détachées d’occasion,
voire louées à des sociétés spécialisées
qui peuvent fournir sans délai un vérin de
train d’atterrissage, dans l’attente de l’arrivée de la pièce de rechange. Les compagnies disposant de flottes importantes
Difficile d’être
certain de la
rigueur et de
l’état de santé
des 100 000
pilotes qui
volent dans le
monde.
puisent dans leur
propre stock en cannibalisant des avions ;
d’autres sous-traitent
la gestion d’un stock
auprès de sociétés
comme Sogerma, filiale d’EADS. Snecma Services tient ainsi
300 de ses moteurs CFM56 à la disposition de ses clients. « Nous ne montons jamais de pièces dont nous ne pouvons pas
garantir l’origine et l’historique », assure
Pierre-Emmanuel Gires, le directeur des
opérations client de Snecma Services.
Mais, sachant que la durée de vie d’un
avion peut dépasser trente ans et qu’il intègre des dizaines de milliers de pièces,
il est presque impossible de certifier toutes
les pièces d’occasion ou de location.
Réglementation :
4
l’hypocrisie au
pouvoir
Sur 100 pays audités par la Federal
Aviation Administration américaine
(FAA), 27 ne respectent pas les normes
et les règles de sécurité émises par l’Organisation internationale de l’aviation civile (OACI). Parmi eux, on retrouve pour
l’Europe la Grèce, la Pologne, la Serbie
et la Bulgarie ; pour l’Afrique, la Côte
d’Ivoire ; pour l’Amérique latine, l’Argentine. Des Etats qui figurent pourtant
parmi les 187 adhérents de l’OACI. Cette
association, créée en 1944, constitue un
véritable gouvernement du transport aérien mondial, relayé dans chaque pays par
une autorité locale souveraine. C’est en
effet le pays qui délivre le certificat de
Tunisair,
la compagnie
à zéro mort
DE MALGLAIVE/GAMMA
transporteur aérien aux compagnies volant sous son pavillon. En France, la
DGAC vérifie les compétences des personnels et l’entretien des avions. Mais,
au nom de la réciprocité, ces certificats
font foi de pays à pays. Ce qui laisse la
porte ouverte à des dérives.
Le 25 décembre dernier, un Boeing 727
de la compagnie libano-guinéenne UTA
(Union des transports africains) s’est
écrasé au décollage à Cotonou, au Bénin,
entraînant la mort de 150 personnes. En
bout de piste, l’appareil a accroché un bâtiment de 3 mètres de haut. Les pilotes libyens avaient sous-estimé de 8 tonnes la
charge de l’appareil. Un surpoids qui
n’aurait cependant pas dû gêner l’avion
si les trois moteurs avaient fonctionné…
En outre, un pilote avait noté à Conakry
(Guinée) que la peinture de la queue de
l’appareil accidenté recouvrait l’immatriculation d’un autre Boeing 727. Six
mois plus tôt, cet appareil avait disparu
sans explication de l’aéroport de Luanda
(Angola). Sollicitées par UTA, les autorités libanaises ont refusé de certifier l’appareil. Mais les autorités guinéennes,
membres de l’OACI, ont délivré un certificat de navigabilité à l’avion, ce qui lui
a permis de voler de Cotonou à Beyrouth
via les Emirats arabes unis.
Méfiante, l’OACI pratique régulièrement des contrôles. 120 pays font l’objet
d’un suivi dont les résultats sont diffusés
auprès de toutes les autorités internationales. « Notre but est plus d’améliorer les
pratiques que de les sanctionner », reconnaît-on cependant à la DGAC.
L’Europe, avec la Joint Aviation Authority, et les Etats-Unis, avec la FAA,
disposent de leurs propres organismes de
certification. La Conférence européenne
pour l’aviation civile (Ceac) a créé le Safety Assessment of Foreign Aircrafts
(Safa), qui alimente une base de données
regroupant les résultats des contrôles inopinés effectués en Europe. Les autorités
allemandes ont ainsi signalé que la compagnie nord-coréenne Air Koryo présentait de graves manquements techniques.
Depuis, elle est mise à l’index par la plupart des administrations européennes.
Mais les compagnies fautives ne sont
pas toutes ostracisées. Tony McCully, secrétaire d’Etat britannique aux Transports,
a récemment rappelé que Cameroon Airlines était l’une des sept compagnies interdites au Royaume-Uni pour raison de
sécurité. En septembre 2000, à Roissy,
un Boeing 747 de la Cameroon est sorti
de la piste après avoir manqué son atterrissage. Pourtant, les avions de cette compagnie se posent régulièrement à Paris.
Souvent, les voies du ciel passent par les
routes de la diplomatie et de l’économie… Jean-Luc Barberi
Fait exceptionnel dans
le transport aérien,
Tunisair n’a jamais eu à
déplorer un décès sur ses
lignes commerciales depuis
sa fondation, en 1948.
Preuve que la compagnie
d’un petit pays, vivant pour
une bonne part du trafic
touristique et développant
une activité de charters, peut
décrocher le titre de
compagnie la plus sûre du
monde. Cette performance
doit bien sûr un peu aux lois
de la statistique, mais
beaucoup aussi à
l’organisation et au travail
des 7 000 salariés de
l’entreprise. Avec 29 avions,
Tunisair et sa filiale de
charters transportent chaque
année près de 3,5 millions
de personnes. Les appareils
sont âgés en moyenne de
5 ans. Ils sont tous équipés
d’assistance au pilotage pour
éviter les collisions sur les
aéroports, ou avec le relief.
Les pilotes sont contrôlés
tous les six mois sur
simulateur. La gestion
psychologique des
personnels est au
programme des ressources
humaines. Enfin, la
maintenance de la
compagnie est validée par la
certification européenne
JAR 145 (Joint Aviation
Requirement), qui lui permet
d’assurer l’entretien des
appareils des meilleures
compagnies mondiales.
« Pourvu que ça dure ! »
commente avec modestie
Asma Ennaifer, porte-parole
de la compagnie, qui sait
que, malgré toutes les
précautions, l’accident est
toujours possible.
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