Sur le film de Mark Soosaar « Le père, le fils et le saint Torum »

Transcription

Sur le film de Mark Soosaar « Le père, le fils et le saint Torum »
Sur le film de Mark Soosaar « Le père,
le fils et le saint Torum »
par Eva Toulouze
L'attribution du prix Nanook à Mark Soosaar, en mars 1997, a fait événement - il
n'est pas fréquent qu'un film estonien obtienne une si prestigieuse
récompense internationale - et a marqué la reconnaissance du jury pour une
forme originale de film ethnographique. Ce film a suscité des réactions à
l'étranger - enthousiastes, choquées. À juste titre. Nous avons affaire à un film
riche, problématique, qui ne saurait laisser indifférent. À un film dont
l'appartenance à un genre précis est soumise à caution. En Estonie même, le
film montré à la télévision près d'un an après sa parution, a soulevé les
passions.
Ce n'est pas la première fois que Mark Soosaar va chercher ses
matériaux en Sibérie. Même si ses films de ces dernières
années ont traité surtout de problématiques estoniennes (le
naufrage de l'Estonia, le dernier ambassadeur de l'Estonie
d'avant-guerre à Washington), il avait révélé dans quelques
oeuvres peu remarquées son intérêt croissant pour la Sibérie. Il
avait en effet consacré il y a quelques années un documentaire
sans grandes prétentions à « Trois chamanes » : il y présentait
un personnage légendaire de Saaremaa, Vigala Sass, le chef
d'une tribu Sequoia (en Amazonie) et un chamane khanty. La
démarche comparative - démarche risquée s'il en est - avait été
reprise dans un film longuement préparé à divers endroits de la
Mark Soosaar
planète et intitulé, dans sa version anglaise présentée en 1994
au Bilan du cinéma ethnographique de Paris, Grand'ma of boats. Mark Soosaar y
présentait parallèlement la fabrication des pirogues traditionnelles, taillées dans un
seul tronc d'arbre, chez les Sequoia, chez les Khantys, chez des Indiens de la côte
est des États-Unis, en Estonie et en Hongrie. On pouvait suivre les différentes étapes
de la fabrication de la pirogue, mais aussi entendre de la bouche des différentes
populations la valeur symbolique de la pirogue, et notamment ses rapports avec l'audelà. Ce film n'avait pas attiré l'attention des critiques, sans doute en raison du
caractère un peu artificiel et construit des corrélations. Mais le travail fait à cette
occasion a donné à Mark Soosaar l'occasion de se familiariser avec l'univers khanty
et d'approfondir sa perception des phénomènes qui s'y produisent, d'effectuer un
mûrissement intérieur. Si dans ces deux films, la culture khanty était présentée
subordonnée à d'autres objectifs, ici, elle devient l'objet direct du propos de l'auteur.
Ce film ne laisse pas indifférent qui le regarde, même si le manque de références
peut troubler un spectateur peu averti de la vie des populations autochtones de
Sibérie occidentale. Mark Soosaar a bénéficié d'un matériau exceptionnel, l'a travaillé
avec soin et talent et aboutit à un message qui tape juste. Pourtant, l'on est souvent
troublé par ce qui apparaît comme une manipulation arbitraire du matériau, par le
caractère tendancieux de certaines présentations, ce qui conduit à s'interroger sur le
genre auquel appartient ce film.
En soi, la taïga de Sibérie occidentale offre un matériau filmique de grande qualité,
de par ses étendues infinies de forêt, ses cours d'eau en apparence limpides et ses
innombrables lacs. De plus, l'omniprésence de l'industrie pétrolière, qui a conduit
cette région au bord de la catastrophe écologique, donne aux prises de vue un
caractère particulièrement spectaculaire : les troupeaux de rennes viennent brouter
au pied des tours de forage. Ce n'est pas tout : au milieu de cette nature rigoureuse
vit une population exotique, haute en couleurs, un peuple de chasseurs, pêcheurs et
éleveurs de rennes, qui ont des chamanes et qui vénèrent l'ours... La taïga, le
pétrole, les Khantys : le cadre du film est en place. Mais Mark Soosaar ne se
contente pas de faire un simple reportage, il nous raconte une histoire, et il faut
reconnaître qu'il a trouvé des personnages qui, pour être réels, n'en sont pas moins
particulièrement impressionnants, car en eux se trouvent concentrés les éléments
essentiels des drames qui se jouent dans la taïga. C'est une histoire de famille.
Le père et la mère vivent dans la taïga, dans
une petite cabane en bois, ils ont des rennes. Le
père est chamane. Le fils (fils adopté, c'est en
fait un neveu resté orphelin), Petja, vit en ville, à
Sourgout, où il occupe un poste de
responsabilité dans l'entreprise pétrolière qui
exploite la région. Pire encore : il est chargé des
relations avec la population autochtone, c'est à
dire qu'il sert d'intermédiaire entre les siens et
les industriels qui les chassent de leur territoire.
Le vieux chamane et son épouse
Nous avons donc dans les relations de ces
personnages des tensions dans les relations parents-enfants, des tensions sociales,
voire nationales (Petja vit avec les Russes, il apparaît comme étant de leur côté).
Donc un cadre particulièrement propice, une famille exceptionnelle : les ingrédients
sont là.
Encore faut-il en faire un film. C'est ce que Mark Soosaar a su faire magistralement.
Nous sentons bien que rien n'est laissé au hasard dans la construction : à n'en point
douter nous avons là un film de montage. Rappelons d'ailleurs que Mark Soosaar est
l'un des rares cinéastes qui font pratiquement tout eux-mêmes : il est cameraman,
ingénieur du son, il assure le montage (et cherche les financements pour
l'opération...). Nous sentons bien qu'il a disposé d'une masse de rushes suffisante
pour y trouver ce dont il avait besoin pour ses objectifs. Il est également servi par un
travail d'opérateur qui mérite quelques remarques : sa caméra est « froide ». À
aucun moment son travail de précision ne permet au spectateur de s'identifier à l'un
ou l'autre des personnages, voire d'éprouver à leur égard une chaleureuse
sympathie. Certaines scènes sont particulièrement impitoyables : celle où la femme
de Petja lui nettoie les moustaches et où il lui demande de réitérer l'opération. Celle
aussi où la mère montre les photos de Petja pendant son voyage aux États-Unis, et
où elle le montre « en compagnie de George Bush », lequel prétendu George Bush
est un inconnu l'accompagnant au cours de son voyage. Ce ne sont pas les
personnages qui vont susciter les émotions du spectateur, mais une globalité
construite par petites touches.
Que reste-t-il, une fois que le film est terminé, une fois que tout est oublié ? Il reste
tout d'abord la conscience aiguë d'une contradiction insoluble : celle entre
l'industrialisation sauvage d'un côté et la nature avec ses habitants de l'autre. Le
pétrole est partout, on le cherche partout ; la taïga est transpercée d'innombrables
puits, aucune région n'a été laissée intacte ; le poisson meurt ; il n'y a plus de place
pour les rennes, et sans rennes, il n'y a plus de vie humaine. Si nous allons un peu
plus loin sur le message de ce film, nous découvrons que tout est impasse. Les
personnages cherchent chacun à sa façon, désespérément, comment sortir de
l'impasse. Le vieillard, hostile à tout compromis, refusant de céder aux industriels,
affirme : « Nous avons toujours vécu sans eux, nous pouvons bien continuer de la
même manière ». Le fils, lui, prenant acte de la réalité, choisit de négocier, afin de
sauver l'essentiel - la possibilité de survivre. Mais quoi qu'en dise le vieux chamane,
les rennes coexistent bien avec les puits de forage, et Petja est bien obligé
d'admettre que son travail n'implique aucun réel pouvoir de décision et que c'est là
plutôt du tape-à-l'oeil pour la galerie. Et puis, quoi que l'on fasse, la lecture négative
est toujours possible : l'obstination de l'irréductible vieillard peut aussi être comprise
comme un refus entêté de voir la réalité, comme un aveuglement volontaire. Et la
quête de Petja, comme une trahison envers son peuple. Je dois avouer, ayant
séjourné à plusieurs reprises dans cette région, que la désespérance qui demeure
après ce film correspond de manière très pertinente à ce que l'on éprouve à observer
la situation sur place. De ce point de vue, le message du film est juste, il ne trompe
pas son spectateur.
Et pourtant, parfois, ledit spectateur se demande bien si on n'est pas en train de le
mener par le bout du nez. Il se demande si l'histoire qui lui est présentée s'est
véritablement produite, s'il n'est pas dupe d'une habile manipulation de matériaux.
Question justifiée : le montage est tellement raffiné qu'on ne saurait échapper au
doute. Et si certains plans nous étaient présentés hors contexte, si la signification de
ce qui s'est passé dans la réalité était différente de ce qui nous est suggéré ? Par
exemple par les intertitres, ou par le lien avec les images précédentes... Le doute se
glisse dès le début : nous voyons le vieillard revenir de la pêche, nous découvrons
son cadre de vie, la rivière, les rennes, les poissons. Et soudain voilà que le paysage
change discrètement pour quelques secondes, le temps d'apercevoir un ours brun se
déplacer dans la forêt. Ours manifestement filmé ailleurs. On comprend le souci de
Mark Soosaar : l'ours est en fait un élément nécessaire à la composition, et
justement l'ours vivant. Animal totémique, il est présent dans la suite du film sous la
forme de cette tête empaillée à laquelle la mère de Petja confie ses malheurs. L'ours,
c'est en fait l'un des personnages de cette histoire, même si nous ne le voyons pas
tout le temps : c'est lui, le saint Torum du titre, la divinité qui sert d'ultime recours.
Alors faute d'avoir un vrai ours sibérien, filmé dans la taïga, Mark Soosaar va en
chercher un ailleurs. Donc la première réserve qui surgit porte sur la manipulation
peut-être sans scrupules de la réalité. Et quand un intertitre nous annonce que
« malgré les promesses de Petja... » les industriels ont fait ce qu'ils voulaient, n'estce pas une interprétation tendancieuse de ce qui précède, où Petja n'a pas fait de
promesses, mais s'est limité à conseiller aux Khantys de s'unir pour mieux se
défendre ?
D'autres questions se posent. Quand, au début du film également, le réalisateur
intervient (c'est la seule fois) directement en posant des questions sur l'au-delà au
vieux chamane, l'on s'interroge sur la valeur de l'information ethnographique qui nous
est délivrée. Mark Soosaar interroge de manière insistante. Il suggère peut-être un
peu trop. Et l'informateur répond, du moins nous reste-t-il cette impression, comme
l'on s'attend à ce qu'il réponde, ou conformément à l'image qu'il a des attentes de
son interlocuteur. Je ne mets nullement en doute le caractère informatif de cet
interview, car toute réponse, fût-elle inventée, ne reflétera pas autre chose que
l'univers mental de celui qui la donne. Mais je doute qu'il soit possible de déduire
quoi que ce soit au premier degré de ce type de travaux de terrain.
La même question se pose à propos du vieux chamane. N'y a-t-il pas, dans les
longues séquences où il officie avec son tambour, une mise en scène à l'intention du
visiteur étranger ? Un chamane s'expose-t-il vraiment de la sorte ? Et puis encore :
dans bien des scènes nous voyons les personnages soûls. Là, c'est une
interrogation d'ordre éthique qui se pose. A-t-on le droit de filmer des gens sans leur
accord dans un état où ils ne savent pas ce qu'ils font, où ils n'ont plus aucun
contrôle de ce qu'ils livrent ? N'est-ce pas les traiter comme de simples objets, et non
comme des interlocuteurs à part entière ? Mark Soosaar pourrait-il montrer ce film à
ceux qui lui ont permis de le faire ? Dans une interview donnée en Estonie, il affirme
qu'il n'a pas voulu le faire avant que le film ne soit achevé. Je doute qu'il le fasse un
jour...
Toutes ces interrogations portent en réalité sur un aspect précis : le rapport entre le
film et la réalité. Elles présupposent que nous ayons affaire à un film documentaire,
voire relevant de l'anthropologie visuelle . Or je suis convaincue que c'est faire
fausse voie. Car Mark Soosaar, plus qu'un chercheur résolu à livrer des matériaux
importants en soi et utilisables y compris par d'autres (ce qui est l'objectif de
l'ethnologue), est un fabricant de contes moraux. Il procède comme un auteur de
bons romans historiques : avec des personnages de fiction et des événements de
fiction, il recrée une atmosphère, une époque plus vraies que nature. Qui attendrait
des références bibliographiques dans un roman ? Laissons-nous donc aller à
regarder ce film comme une ?uvre de fiction, même si la matière de cette fiction est
empruntée à la vie. Cela la rend plus crédible, mais pas plus vraie. Ne cherchons pas
une réalité au premier degré, mais un concentré de réalité, qui, par des voies qui ne
sont pas celles de la vie, nous transmet quelque
chose.
Petja Moldanov
À regarder le film avec cette grille, un certain nombre d'aspects acquièrent une juste
place : si la narration de la réalité avait été le but de l'auteur, pourquoi aurait-il omis
de filmer avec tous les détails la rencontre de Petja avec ses parents ? Pendant tout
le film, les parents disent pis que pendre de leur fils et celui-ci a aussi quelques
reproches à leur faire. Mais lorsqu'il va dans la taïga pour rendre une visite éclair à
ses parents, tout ce que nous voyons, c'est Petja remonter en hélicoptère, et nous
lisons qu'il est venu emprunter de l'argent à ses parents. Nous ne savons rien du
tout, en réalité, de ces gens que nous suivons pendant tout le film - rien de leurs
sentiments, de leur manière de vivre les crises qui apparaissent à l'écran. C'est que
ce ne sont pas des êtres en chair et en os, ce sont des personnages, des rôles, des
symboles. C'est pour cela qu'ils ne sont même pas sympathiques ou antipathiques ils ne sont pas tout court, ils servent et ils disent. Il est important qu'ils soient
contradictoires : Petja ne croit pas lui-même à sa mission, mais il l'accomplit ; il vit en
ville, mais il n'a pas perdu entièrement ses traditions ; il reproche à un Khanty qu'il va
voir à l'hôpital d'avoir signé les papiers des industriels, mais il encourage les autres à
s'unir pour pouvoir signer. Le père se présente comme le porteur de la tradition, mais
l'abus d'alcool suscite une agressivité qui se tourne avant tout vers ses proches... La
réponse à toutes nos questions aurait été l'affaire d'un autre film, un film que nous
aimerions bien voir, mais que Mark Soosaar ne fera pas. Il a son message, et oeuvre
comme un créateur, en façonnant tel un sculpteur sa matière afin qu'elle se plie à sa
volonté. Accordons-lui ce droit, et acceptons ce film tel qu'il est. Car tel que Mark
Soosaar l'a voulu, c'est vraiment un beau film : un film visuellement convaincant, et
dont le message est en accord avec une réalité concrète.

Documents pareils