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20/01/09 9:20 Page 41 dossier D_04_RIGOULOT1_10P:DOSSIER LE CHOC SOLJENITSYNE par Benoît Villiers* Réticences et résistances I L N’Y A AUCUN DOUTE : L’ARCHIPEL DU GOULAG PERMIT QUE LES Occidentaux reconnaissent, massivement, enfin, ce qu’ils savaient déjà mais ne pouvaient admettre: l’URSS abritait tout un réseau de camps et l’existence de ce réseau était une donnée centrale du communisme soviétique. Des barrières psychologiques étaient désormais levées. Des bribes de savoir se cristallisaient, s’organisaient en un tableau cohérent. Les témoignages de 277 anciens zeks, la propre expérience de l’auteur et ce qu’il faut bien appeler son art permirent ce miracle : la vérité sur le Goulag, que l’on admettait sans plus sur la base de témoignages particuliers, jugés souvent irrecevalbes pour cause d’anticommunisme[1], semblait être, enfin, entendue, comme si c’était la toute première fois. Pourtant, certains ne l’entendirent pas de cette oreille. Si l’énormité des faits était en général reconnue, le sens de L’Archipel, clair aujourd’hui pour tout lecteur honnête, fit l’objet d’une réduction, d’un appauvrissement intéressé. À vrai dire, la réaction d’une partie de la gauche, du PC bien sûr, mais pas uniquement, était déjà prévisible, quasiment programmée depuis la parution en France en 1962 d’Une journée d’Ivan Denissovitch. Si Soljenitsyne parlait des camps, pouvait parler des camps, c’était pour en finir et peut-être même parce qu’on en avait fini avec cette horreur concentrationnaire indigne d’un État socialiste. Une journée d’Ivan Denissovitch était « le signe qu’une des tâches principales était de rendre le retour de ce passé impossible », écrivit Jean Cathala. Prudent cependant, il s’appuyait sur une réflexion de l’écrivain soviétique Smirnov pour affirmer aux lecteurs de l’hebdomadaire communiste France Nouvelle, le 12 septembre 1962: « Soljenitsyne s’est montré dans ce roman un authentique auxiliaire du Parti. Une journée d’Ivan Denissovitch n’est donc pas un brûlot contre l’URSS ou le communisme. Elle fait prendre cons* Benoît VILLIERS est historien. 1. Les exemples ne manquent pas, de Victor Kravchenko à Margaret Buber-Neumann en passant par Elinor Lipper. En France, signalons, entre autres, les témoignages d’André Sentaurens, d’Armand Maloumian. Dans notre pays, les procès Kravchenko (1949) et David Rousset (1950) informèrent le public de l’eixstence du monde concentrationnaire soviétique. Leur impact resta cependant limité. N° 37 41 D_04_RIGOULOT1_10P:DOSSIER 20/01/09 9:20 Page 42 HISTOIRE & LIBERTÉ cience d’un drame passé[2] ; elle rend le vécu d’une excroissance monstrueuse, mais heureusement dépassée, du communisme ». Soljenitsyne « porte condamnation sur ce qui n’est pas et ne peut pas être le communisme ». Encore membre du Parti communiste, Pierre Daix, dans sa préface à l’édition française[3], affirmait lui aussi que ce récit « s’inscrit dans l’effort actuel pour laver la révolution des crimes qui la souillent… C’est un livre qui vise à rendre à la révolution toute sa signification ». Six ans après, en 1969 – L’Archipel du Goulag est déjà écrit mais loin d’être encore publié – lorsque Soljenitsyne fut exclu de l’Union des Écrivains d’URSS, le Comité national des Écrivains français réagit par une déclaration publique, affirmant que l’évocation des camps réalisée par Soljenitsyne n’était pas le fait d’un écrivain antisocialiste: elle visait au contraire à rejeter du socialisme ce qui n’avait rien à voir avec lui. Vercors, Elsa Triolet, Jean-Paul Sartre, Jacques Madaule, Jean-Louis Bory et Christiane Rochefort jugeaient donc que cette œuvre n’était nullement anticommuniste et que l’exclusion pourtant prononcée était « une erreur monumentale », contribuant maladroitement « à confirmer l’opinion du socialisme qu’en propagent nos ennemis ». Quand parut le premier tome de L’Archipel, en russe, à la fin de 1973, le même Cathala reprit la même argumentation que lors de la publication d’Une Journée d’Ivan Denissovitch, mais en manifestant une certaine inquiétude: ce nouveau livre était une œuvre cathartique. En l’analysant et en le dénonçant, par la voix d’un de ses grands écrivains, l’URSS pouvait rejeter loin derrière elle, comme une triste scorie, le système concentrationnaire. Mais ce fait du passé était-il dépassé pour autant? On ne pouvait le dire tout à fait puisque les autorités soviétiques n’en avaient pas discuté et avaient encore moins lancé de débat national sur la question. Le Goulag était ainsi comme une blessure mal refermée qui s’infectait de ne pas être soignée. Le corps (sain) du socialisme méritait plus d’attention! Il fallait laisser à L’Archipel le soin de poursuivre la dénonciation, la mise à distance, l’épuration du socialisme. Mais Cathala prêchait dans le désert. Les communistes avaient bien perçu quelle mise en cause radicale véhiculait L’Archipel. Et il leur était insupportable, ainsi qu’à bien des 2. La thèse s’appuie aussi sur le fait que la scène d’Une journée d’Ivan Denissovitch se déroule en 1951. 3. Julliard, 1963. 42 HIVER 2008-2009 20/01/09 9:20 Page 43 dossier D_04_RIGOULOT1_10P:DOSSIER intellectuels de gauche, d’accepter que Soljenitsyne ne se limite pas à dénoncer les camps du passé mais présente le phénomène concentrationnaire comme un élément essentiel du système communiste. Naturellement, pour les besoins de la polémique et conformément à leur vision d’un monde en guerre où tous les coups sont calculés, les communistes perçurent une autre dimension de cette publication: le lancement de ce livre à succès était la manifestation d’une « une nouvelle campagne antisoviétique »[4]. Ils ripostèrent en minimisant les difficultés de l’écrivain, « libre de s’exprimer » dans son pays selon Georges Andreï Vlassov (1900-1946), Marchais. Maître dans l’art du déplacement, le PCF général soviétique de l'Armée rouge, qui se rallia à Hitler et combattit glissait donc de l’œuvre à l’auteur, déconsidéré par dans les rangs de la Wehrmacht ses sympathies vlassoviennes[5], puis à l’opportu- lors de la Seconde Guerre mondiale. nité de débattre de lui puisque « l’heure était à la lutte », c’est-à-dire à l’union, alors que l’anticommunisme divisait. Contraint cependant de se prononcer sur l’œuvre elle-même, le PCF insistait sur le fait qu’elle était sans objet, puisqu’elle dénonçait les manquements à la « légalité socialiste » et que l’URSS avait déjà dénoncé en son temps ces manquements, à quoi donc servait-elle? Une interprétation de L’Archipel évidemment erronée puisque ce dernier vise le communisme depuis Lénine et bien après Khrouchtchev… Le 18 janvier 1974, le Bureau politique du PCF soulignait que les faits décrits par L’Archipel étaient connus depuis longtemps – et depuis longtemps condamnés par le Parti communiste d’Union soviétique au cours de ses XXe et XXIIe congrès. Mais l’élément nouveau et pernicieux de cette œuvre était que Soljenitsyne s’y révélait un adversaire déclaré du socialisme lui-même. Robert Escarpit, chroniqueur au Monde à ses heures et admirateur à plein temps de l’Albanie d’Enver Hodja, ne dit pas autre chose[6]. Lors de l’émission « Italiques » consacrée à L’Archipel, il minimisa l’importance de cette publication, selon lui un 4. L’Humanité, 31 décembre 1973. 5. L’Humanité, 17 janvier 1974. Ce thème est martelé pendant tout le début de l’année 1974. 6. Billetiste au Monde de 1949 à 1979, compagnon de route du PCF dans la région bordelaise, Robert Escarpit fut un des fondateurs des Amitiés franco-albanaises. Et soutint le régime en place presque jusqu’à son effondrement. N° 37 43 © Archivo del diario Clarín, Buenos Aires, Argentine RÉTICENCES ET RÉSISTANCES D_04_RIGOULOT1_10P:DOSSIER 20/01/09 9:20 Page 44 HISTOIRE & LIBERTÉ témoignage parmi tant d’autres, et souligna qu’il ne fallait pas « profiter du cas Soljenitsyne pour faire le procès d’un système politique ». La prudence, la retenue à l’égard du pouvoir soviétique, domina même une partie de la gauche modérée. Quand Soljenitsyne fut déchu de la citoyenneté soviétique et expulsé d’URSS, le 13 février 1974, Le Monde minimisa la gravité et la cruauté de la mesure en titrant platement: « Soljenitsyne se rend en Allemagne fédérale », comme s’il s’agissait d’un voyage d’agrément de l’écrivain chez son ami Heinrich Böll. Quand l’édition française sortit enfin en librairie, Le Monde se caractérisa de nouveau par la prudence. Il publia certes une interprétation anticommuniste (et pas seulement antistalinienne), mais en se « couvrant » bien: d’une part en confiant la rédaction de l’article à Piotr Rawicz, un ancien d’Auschwitz – comme si une telle expérience passée seule garantissait la légitimité des propos; d’autre part, pour bien contrebalancer cette analyse, en publiant à la page suivante trois autres approches – pas moins! – fort compréhensives à l’égard de l’URSS, écrites par Basile Kerblay, par Francis Cohen et par Erik Ignel[7]. Jean Daniel, à gauche, dénonça clairement – et très rapidement – les contorsions, les réserves, la gêne avec laquelle une partie de la presse française avait salué la sortie de L’Archipel: « Chacun se sent obligé de se justifier, de recourir à des cautions, de rappeler son passé. Avant de saluer Soljenitsyne, il faut, si l’on ose dire, montrer patte rouge, parce que l’important, n’est-ce pas, c’est de ne pas être traité d’antisoviétique, d’anticommuniste et de diviseur de la gauche »[8]. Jean-Marie Domenach, le directeur d’Esprit, ironisa quant à lui sur les excommunications lancées par les communistes contre ceux qui voulaient lire L’Archipel et juger par eux-mêmes de son importance. En quoi, d’ailleurs, Esprit prenait enfin ses distances, toutes ses distances, avec le communisme, alors que la revue n’avait pas su le faire vingt ans auparavant, à l’époque du procès Kravchenko. Certains commentateurs ne rendirent compte de l’ouvrage que derrière un épais blindage et sur présentation d’un certificat de bonne conduite socialiste. Ainsi, du haut de leur marxisme-léninisme, les trotskistes de Rouge jugèrent que L’Archipel du Goulag était né précisément de la timidité de la « déstalinisation » entreprise en URSS après 1956. À ne pas oser faire le ménage lui-même, le PC laissait le champ libre à des individus qui, comme Soljenitsyne, exprimaient et alimentaient l’anticommunisme de la bourgeoisie!: « Le livre de Soljenitsyne, en présentant le stalinisme [sic] comme un long tunnel de l’horreur, ne permet pas, mais bien au contraire éloigne de la compréhension du stali7. Le Monde, 21 juin 1974. 8. Le Nouvel Observateur, 18 février 1974. 44 HIVER 2008-2009 20/01/09 9:20 Page 45 © INA.FR RÉTICENCES ET RÉSISTANCES nisme… Mais en montrant […] la quotidienneté de la répression, les arrestations, les procès truqués, les exécutions, la réalité des camps… Soljenitsyne rouvre un débat que la bureaucratie espérait à tout jamais enterré ». Où l’on voit l’originalité de la position trotskiste : les faits avancés par Soljenitsyne sont vrais. Mais l’écrivain critique le communisme au lieu de Alexandre Soljenitsyne à l’occasion de l’une critiquer la bureaucratie soviétique. Cette de ses apparitions à la télévision française. Ici, lors de l’émission « Apostrophes », confusion n’aurait pas été possible si le PC avait le 11 avril 1975. été… trotskiste! À gauche, son ami et éditeur Nikita Struve. Les réticences se firent plus grandes encore lors de la parution en 1975 du deuxième tome. Invité le 11 avril à Apostrophes, une émission littéraire célèbre qu’animait Bernard Pivot, Soljenitsyne dénonça la complaisance de l’Occident à l’égard de l’URSS[9]. L’Humanité protesta: l’écrivain russe voulait « accréditer l’idée que la vie en Union soviétique serait un enfer et qu’on y reviendrait aux violations de la légalité qui se sont produites au temps de Staline ». Or, « rien n’est plus faux »! – et l’Humanité de commencer ce jour-là une longue étude sur les camps… nazis! Bernard Féron, du Monde, ne fut pas moins vif que son confrère communiste, au lendemain de l’émission: Soljenitsyne « parle même lorsque, dans l’intérêt de son image de marque [sic], il aurait intérêt à se taire »… Certains, à gauche ou au PC, se déchaînèrent contre Soljenitsyne, coupable de détruire l’image de l’URSS, malgré tout porteuse d’espoir, car il venait, paraît-il, d’accepter une invitation de Pinochet à se rendre au Chili pour le deuxième anniversaire de son coup d’État[10]. De plus, la guerre du Vietnam étant considérée alors (aujourd’hui encore d’ailleurs) comme une guerre de libération nationale à laquelle voulaient s’opposer les États-Unis, on comprend l’indignation que suscita la dénonciation par Soljenitsyne de l’action des communistes au Vietnam et plus particulièrement des horreurs perpétrées par « le FNL » (Front national de Libération du Sud-Vietnam) lors de l’offensive du Têt[11]. « La tuerie bestiale de Hué, quoique dûment attestée, 9. V. Jean Laloy dans ce numéro, p.67. 10. C’est du moins ce qu’annonça Le Monde, le 12 septembre 1976, sur la foi d’une dépêche de l’AFP qui s’appuyait sur une déclaration du président des étrangers au Chili. Le lendemain, Le Monde publia un démenti très clair. 11. V. Histoire & Liberté, n°34, p.83. N° 37 45 dossier D_04_RIGOULOT1_10P:DOSSIER D_04_RIGOULOT1_10P:DOSSIER 20/01/09 9:20 Page 46 HISTOIRE & LIBERTÉ avait-il précisé, n’a été signalée qu’en passant et l’on a pardonné très vite parce que la sympathie de la société était acquise à l’agresseur… »[12]. Pour l’Humanité, Soljenitsyne était donc avant tout un réactionnaire russe utilisé pour alimenter une campagne anticommuniste récurrente. Pour un journal de gauche comme Libération, Soljenitsyne et les communistes étaient les chantres de deux erreurs égales, de deux manières de s’éloigner d’une ligne politique lucide: l’écrivain avait « simplement changé de camp », écrit Libération, et il était dommage « qu’en changeant de camp il ait tout oublié et n’ait rien d’autre à nous proposer que Salazar contre Staline et Kissinger contre Brejnev! ». Les Français face au goulag : aveuglements et indignations. L’utilisation du terme de « camp » pour criti(Éditions universitaires, 1991). quer Soljenitsyne ne manque pas de vulgarité, à la relecture. Comme paraît bien obsolète aujourd’hui l’idée que Kissinger, comme Salazar, pouvaient être mis sur le même pied de malignité et de dangerosité que l’URSS de Brejnev. Certains, qui avaient défendu Soljenitsyne au moment de la parution de L’Archipel, prirent alors leurs distances: la dénonciation des camps, oui. Mais le soutien aveugle à l’Occident menacé par le mal soviétique, non. Jean Daniel rejeta le concept de « totalitarisme » défendu par Soljenitsyne pour désigner le seul système communiste, ou plutôt jugea qu’il s’appliquait autant au « stalinisme » qu’au colonialisme. La commisération peut tuer le respect et délégitimer la parole de celui à qui elle s’adresse. Jean Daniel usa de cette arme peu glorieuse en expliquant que Soljenitsyne avait connu l’enfer, qu’il en avait été marqué, déformé. Le penseur s’était fait visionnaire. Quasi-illuminé, le pauvre homme avait, il est vrai, « l’excuse d’avoir été asphyxié dans un Archipel »[13]. Quelques mois plus tard, à son tour, Robert Chapuis se déshonorait en cherchant à déshonorer l’écrivain. Comme ce dernier avait ouvertement regretté le soutien apporté par l’Occident à l’URSS de Staline pendant la deuxième guerre mondiale, 12. Alexandre SOLJENITSYNE, « Paix et violence, l’hypocrisie de l’Occident », in Contrepoint, n° 12, novembre 1972. Ce texte est celui d’une lettre adressée par Alexandre Soljenitsyne au quotidien norvégien Aftenposten en septembre 1972. 13. Nouvel Observateur, avril 1975. 46 HIVER 2008-2009 20/01/09 9:20 Page 47 RÉTICENCES ET RÉSISTANCES Chapuis, dans un billet publié en première page du Monde, rapprochait cette position de celles de Laval, de Doriot et de Déat, qui avait accueilli « les nazis en libérateurs »[14]. Même François Furet, à l’époque, présentait Soljenitsyne comme un « héros parfois inquiétant, frôlant les précipices de la pensée contre-révolutionnaire, l’archaïsme slavophile, l’antisémitisme, l’irrationalisme prophétique, la croisade pour le monde libre »[15]. Le troisième tome parut en 1976. Il fut moins lu – on serait tenté de dire « comme par hasard », car c’est dans cette troisième partie que Soljenitsyne aborde le point central et le moins difficile à admettre pour une bonne partie de ses lecteurs d’alors: la liaison du système concentrationnaire et du régime communiste. Doit-on reconnaître au Goulag une existence continue tout au long du régime communiste ou faut-il y voir un phénomène historiquement daté et dépassé: l’époque stalinienne, avec à la rigueur ses prémisses et ses séquelles? Parler de stalinisme et rejeter donc le Goulag dans un passé lointain, comme le faisaient bien des lecteurs de gauche, indignait Soljenitsyne au plus haut point. « Les zeks hurlent – écrit-il – : comment penser que cela ne se reproduira plus alors que nous y sommes, actuellement, et dans les mêmes conditions? »[16]. Staline n’était pas responsable des camps mais un système tout entier les avait produits: « Cela fait trop de millions d’hommes et trop d’années pour que la chose puisse être expliquée par les caprices de Staline, la malice de Béria, la confiance et la naïveté d’un parti dirigeant éclairé sans discontinuité par la lumière de la Doctrine d’Avant-garde »[17]. C’est aussi dans ce troisième tome que Soljenitsyne indique que, du fond de sa solitude et de sa souffrance, quelque chose se lève dans le cœur du zek, quelque chose qui est de l’ordre de la rédemption: « Je n’aurais pas cru […] que mon âme, petit à petit, allait se décourber », écrit-il. Le Goulag, affirmait-il, était certes essentiel au fonctionnement du communisme, mais il était aussi le lieu possible d’une métamorphose. Soljenitsyne en témoigna d’ailleurs en personne, en demandant le baptême en 1957… Le 9 mars 1976, pour la sortie en français de ce troisième tome, les « Dossiers de l’écran » invitèrent Soljenitsyne à répondre aux questions des téléspectateurs. 14. 15. 16. 17. Robert CHAPUIS, « Les grandes découvertes », Le Monde, 3 juillet 1975. Nouvel Observateur, 28 juillet 1975. L’Archipel du Goulag, tome III, p. 398. Ibidem, p. 69.. N° 37 47 dossier D_04_RIGOULOT1_10P:DOSSIER D_04_RIGOULOT1_10P:DOSSIER 20/01/09 9:20 Page 48 HISTOIRE & LIBERTÉ L’Humanité – mais c’était attendu – écrivit que celui-ci soutenait une politique de guerre froide, que le socialisme avait ses taches, sans doute, regrettables, déplorables, condamnables même. Mais même le soleil en avait! « Son discours n’apparaissait que comme une longue suite de variations antisoviétiques et anticommunistes, dénigrant toute idée de progrès et tout espoir de réelle détente »[18]. Le Monde insista plus sur la dimension « prophétique » de Soljenitsyne. Dans un article intitulé « De l’intransigeance à l’intolérance », Bernard Féron écrivit que c’était un « prophète qui se laissait emporter par sa vision ». Ce géant « qui compose d’interminables fresques est un terrible simplificateur ». Manichéen, nostalgique d’une chrétienté depuis longtemps disparue, « si l’on n’y prenait garde, il passerait de l’intransigeance qui sauve à l’intolérance qui aveugle… ». Soljenitsyne ? « Un homme que le manichéisme soviétique a conduit au manichéisme opposé »[19]. Quant à Témoignage chrétien, il expliqua que cet écrivain réactionnaire avait le culot, en attaquant, la gauche, de faire comme si ce n’était pas elle qui l’avait tiré d’affaire par ses protestations! Heureusement pour l’image de la gauche, Paul Thibaud caractérisa comme il convenait cette levée de boucliers (trop) généralisée: « Que l’on dise, comme autrefois les communistes, qu’il n’y a pas de camps, qu’on veuille en ignorer l’importance comme naguère une bonne part de la gauche […] ou bien que maintenant on prétende que Soljenitsyne n’apporte rien de neuf, le résultat est toujours le même: il s’agit de ne pas y penser, d’entretenir un oubli intéressé de la grande catastrophe du XXe siècle, celle qui a englouti la vie de dizaines de millions d’hommes et l’espoir de centaines de millions. À cette condition, une certaine politique à bout de course peut continuer à ronronner et à plastronner »[20]. Nous savons aussi que l’impact des analyses de Soljenitsyne, avec l’intégration d’une forte dimension éthique et l’adoption de la catégorie du totalitarisme, mise en opposition avec celle de démocratie – remplaçant ainsi l’ancien binôme capitalisme/socialisme - allait permettre de renouveler la réflexion politique française, irriguer le courant dit des nouveaux philosophes[21] et inspirer la réflexion d’intellectuels comme Pierre Daix[22] et Claude Lefort[23]. 18. 19. 20. 21. Georges BOUVARD, 10 mars 1976. Le Monde, 13 avril 1976. « Une lecture politique du goulag », Esprit, juillet 1976. V. notamment La Cuisinière et le mangeur d’hommes (Paris, 1975) d’André GLUCKSMANN et La Barbarie à visage humain (Grasset, 1977) de Bernard-Henri LÉVY. 22. On relira avec profit Le socialisme du silence de Pierre DAIX (Seuil, 1976). 23. V. Un homme en trop - Réflexions sur «L’Archipel du Goulag», Claude Lefort (Seuil, 1976). 48 HIVER 2008-2009 20/01/09 9:20 Page 49 RÉTICENCES ET RÉSISTANCES Pourtant, trente ans plus tard, Soljenitsyne suscite encore chez quelques-uns les mêmes préventions. Jean-Luc Mélenchon, qui vient de quitter le Parti socialiste pour fonder un parti intitulé « La Gauche », osa sur son blog cette envolée au lendemain de l’annonce de la mort de Soljenitsyne. « Devant le flot de pieuses pensées émues que le décès de l’inepte griot de l’anticommunisme officiel va déclencher, il faut rester de marbre […], le départ de Soljenitsyne ne manquera pas à la pensée de notre temps. Soljenitsyne était une baderne passéiste absurde et pontifiante, machiste, homophobe et confit en bigoteries nostalgiques de la Grande Russie féodale et croyante… C’était un perroquet utile de la propagande occidentale… une voix de droite parmi les plus réactionnaires », etc. Les remarques de Nicolas Weill, le 16 septembre 2008 dans Le Monde, n’ont rien à voir avec ces emportements. Cependant le déferlement d’hommages qui furent rendus à Soljenitsyne au lendemain de sa mort le laissèrent « perplexe »: le « panslavisme ombrageux de l’écrivain obérait son héritage ». En demandant aux Russes comme aux Juifs de faire acte de repentance pour ce qui a été commis par le communisme soviétique, Soljenitsyne aurait donné « la caution morale d’un combattant de la liberté à une grossière déformation de l’histoire », moins parce qu’il note la présence de nombreux Juifs dans les rangs révolutionnaires que parce qu’il cherche à isoler des facteurs ethniques (les Russes, les Juifs) pour expliquer le déroulement de l’histoire. Sans doute il y a là une dimension que nous n’abordons qu’avec mille précautions[24]. Mais faut-il juger pour autant que Soljenitsyne est déconsidéré pour avoir entrepris ces explorations dangereuses – sinon douteuses – qui expliquent qu’aujourd’hui il ne fasse plus recette? C’est un homme des années 1970, juge Nicolas Weill, ayant apporté à quelques intellectuels de gauche à l’époque, leur « ultime dégrisement » sur le « socialisme réel »: « sa grandeur et ses idées appartiennent au passé. Ou à l’histoire de la littérature ». Étonnante relégation dans le passé quand on pense à ce qu’a apporté L’Archipel du Goulag avec sa critique de la vision historiciste du monde, sa réintégration de la morale dans la pensée politique, le rapprochement du nazisme et du communisme soviétique et donc sa relance de toute réflexion sur le totalitarisme. Mais si Nicolas Weill avance une argumentation qu’on ne partage pas entièrement, le ton qu’il adopte est bien différent de celui qui fut utilisé en octobre 2008 à la Mairie de Paris par la majorité municipale. Trois mois après la mort de l’écrivain, les 24 .V. interview de Georges Nivat par Galia Ackerman, dans ce numéro, p.29. N° 37 49 dossier D_04_RIGOULOT1_10P:DOSSIER D_04_RIGOULOT1_10P:DOSSIER 20/01/09 9:20 Page 50 HISTOIRE & LIBERTÉ lambris de l’Hôtel de Ville furent les témoins d’une explosion d’agressivité et de préventions à l’égard de l’auteur de L’Archipel. Quand le conseiller UMP de Paris, Jérôme Dubus, demanda que la place de la Porte-Maillot soit rebaptisée « Place Alexandre-Soljenitsyne », communistes, chevènementistes et une partie des socialistes s’y opposèrent farouchement pour cause d’«antisémitisme », d’« ultranationalisme » et de « franquisme » de l’écrivain! On ne sait sur quels textes ces contempteurs de Soljenitsyne s’appuyaient. En tout cas, le projet a été refusé dans l’immédiat au profit d’un examen futur plus approfondi et donc transmis en commission[25]. L’effarouchement d’une bonne partie de la gauche parisienne ne manquera pas d’affliger encore un peu plus ceux qui avaient pris note, du « vœu » adopté, lors de la séance du Conseil de Paris du 1er mars 2008, dénonçant l’arrestation de Cesare Battisti, exigeant son élargissement et le plaçant même « sous la protection de la ville de Paris »! En 2003, le Conseil municipal de Paris avait « fait fort » également quand, à la demande du groupe communiste – avec l’approbation des Verts et des socialistes – il déclara Mumia Abu-Jamal, auteur présumé de la mort d’un policier américain, « citoyen d’honneur de la ville de Paris ». Mais le cas Battisti est sans doute plus susceptible que celui d’Abu-Jamal d’être examiné parallèlement au refus d’honorer Soljenitsyne. Dans le cas de Battisti, on a voulu ne retenir que la « bonne intention »: celle de vouloir lutter pour un « monde plus juste ». L’essentiel était l’intention, les méthodes employées ne pouvaient faire l’objet que de critiques secondaires. En revanche, pour ce qui est de Soljenitsyne, c’est bien l’approche, propre à Soljenitsyne, du communisme et de son système concentrationnaire qui faisait problème – une approche russe en effet, nationale, distinguant bien le totalitarisme des dictatures autoritaires et traditionalistes, de type Salazar ou Franco – comme si seule la gauche avait le droit de dénoncer le communisme soviétique et comme s’il ne fallait pas se réjouir, enfin, d’un tel éclairage et d’une telle puissance. On connaît le proverbe chinois: « Quand le sage montre la lune du doigt, le sot regarde le doigt ». Il trouve une belle illustration ici. Pire: le sot s’en prenait au doigt pour mieux oublier la lune ! 25. V. Pierre ASSOULINE, « Soljenitsyne divise le Conseil de Paris », Le Monde 2, 18 octobre 2008. 50 HIVER 2008-2009