Les républicains anglais dans la France révolutionnaire - E-rea

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Les républicains anglais dans la France révolutionnaire - E-rea
Les républicains anglais dans la France révolutionnaire
Rachel HAMMERSLEY
Traduction Pierre Lurbe
En 1756, le marquis d’Argenson écrivait dans son journal : “Cependant il souffle d’Angleterre un vent
philosophique : on entend murmurer ces mots de liberté, de républicanisme ; déjà les esprits en sont
pénétrés et l’on sait à quel point l’opinion gouverne le monde" (Voyer V, 346).1 L’influence des idées
républicaines anglaises dans la France du XVIIIe siècle est un sujet qui reste encore négligé. Les
historiens qui étudient la dissémination des idées républicaines anglaises ont eu tendance à
s’intéresser exclusivement au monde anglophone, qu’il s’agisse de la Grande-Bretagne ou de
l’Amérique du Nord au XVIIIe siècle.2 Pour leur part, ceux qui s’intéressent aux origines intellectuelles
de la Révolution française, et aux sources du langage et de l’idéologie révolutionnaires, ont été enclins
à souligner l’importance des textes en langue française — ceux de Montesquieu et Rousseau au
premier chef —, et à mettre l’accent sur les débats internes à la culture politique française elle-même
et sur les transformations qui l’ont affectée.3 Pourtant, de nombreux éléments suggèrent que des
théoriciens républicains du XVIIe siècle anglais, comme James Harrington, Marchamont Nedham et
John Milton, ont joué un rôle non négligeable dans la formation du langage et des idées d’un certain
nombre de révolutionnaires français.
Comme l’ont démontré les travaux d’Olivier Lutaud et d’autres chercheurs, le comte de
Mirabeau s’est beaucoup intéressé aux œuvres en prose de Milton à la fin des années 1780.4 Il
coordonna la traduction d’Areopagitica et de A Defense of the People of England, et donna des précis
d’autres œuvres de Milton à l’intention du public français.5 Mirabeau fut aussi responsable de la
traduction de l’Histoire d’Angleterre (History of England), ouvrage à tonalité républicaine de Catharine
Macaulay.6 Un autre révolutionnaire important, l’abbé Sieyès, s’inspira d’un grand nombre de
mécanismes constitutionnels exposés par Harrington dans The Commonwealth of Oceana.7 Toutefois,
ce sont les membres de l’un des clubs révolutionnaires les plus radicaux, le club des Cordeliers à Paris,
qui recoururent le plus systématiquement aux idées républicaines anglaises, au début des années
1790.
Je commencerai par présenter le Club et ses activités, en montrant ce qu’avait de spécifique
son positionnement politique. Je montrerai ensuite de quelle façon les Cordeliers se sont servi des
idées républicaines anglaises du XVIIe siècle pour promouvoir et justifier leur propre position politique.
Enfin, je soulignerai qu’en modifiant les idées anglaises pour les adapter à la situation qui était la leur
1
Sur le marquis d’Argenson, voir N.O. Henry, “Democratic Monarchy: The Political Theory of the marquis d’Argenson,” Ph.D.,
Yale University, 1968.
2
C.A. Robbins, The Eighteenth-Century Commonwealthman: Studies in the Transmission, Development and Circumstances of
English Liberal Thought from the Restoration of Charles II until the War with the Thirteen Colonies ; B. Bailyn, The Ideological
Origins of the American Revolution ; G.S. Wood, The Creation of the American Republic 1776-1787 ; J.G.A. Pocock, The
Machiavellian Moment: Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition ; A.C. Houston, Algernon Sidney and
the Republican Inheritance in England and America.
3
F. Furet, Penser la Révolution française ; K.M. Baker, Inventing the French Revolution: Essays on French Political Culture in
the Eighteenth Century.
4
O. Lutaud, “Des révolutions d’Angleterre à la Révolution française. L’exemple de la liberté de presse ou comment Milton
‘ouvrit’ les États généraux” (je suis reconnaissante au Professeur Lutaud de m’avoir donné un exemplaire de cette communication) ; O. Lutaud, “Emprunts de la Révolution française à la première Révolution anglaise”. Voir également D.M. Wolfe, “Milton
and Mirabeau”, T. Davies, “Borrowed Language: Milton, Jefferson, Mirabeau”.
5
H.G., comte de Mirabeau, De la Liberté de la Presse, Imité de l’Anglais de Milton & Théorie de la Royauté après la doctrine de
Milton.
6
H.G., comte de Mirabeau, Histoire de l’Angleterre. Sur Catharine Macaulay, voir B. Hill, The Republican Virago.
7
Voir notamment E.J. Sieyiès, Vue sur les moyens & Quelques idées de Constitution applicables à la ville de Paris en juillet
1789 . Sur l’utilisation de Harrington par Sieyès, voir J.H. Clapham, The Abbé Sieyès ; H. Russsell-Smith, Harrington and his
Oceana 205-215 ; S.B. Liljegren, Introduction à A French Draft Constitution of 1792 44-79 ; D. Trevor, “Some Sources of the
Constitutional Theory of the Abbé Sieyès” ; M. Forsyth, Reason and Revolution. The Political Thought of the Abbé Sieyès.
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et à leurs propres préoccupations, les Cordeliers les ont fait servir à des fins très différentes de celles
qu’avaient en vue leurs créateurs anglais.
Le quartier dans lequel le Club des Cordeliers8 était implanté, sur la rive gauche de la Seine,
avait une solide réputation de radicalisme politique ; c’était là qu’habitaient bon nombre de penseurs
et d’auteurs révolutionnaires, comme Georges Jacques Danton, Jean-Paul Marat, et Camille
Desmoulins. Ce dernier décrivit ainsi son quartier :
C’est un charmant district que les Cordeliers… On voit que ce district se ressent du voisinage
du café Procope… on n’a plus, il est vrai, le plaisir d’entendre Prion, Voltaire, Jean-Baptiste
Rousseau, mais les Patriotes soutiennent encore sa réputation… Il a la gloire unique que
jamais le langage de la servitude n’a osé s’y faire entendre ; que jamais les patrouilles royales
n’ont osé y entrer ; et c’est le seul asile où la liberté n’ait pas été violée.9
Tout au long de la première année de la Révolution, le quartier se trouva sous la juridiction du
district des Cordeliers, qui était l’un des soixante districts électoraux constitués pour l‘élection des
députés aux nouveaux États-Généraux. Le district des Cordeliers eut tôt fait de se forger une
réputation de radicalisme. Ses membres offraient leur protection aux journalistes et aux écrivains,
dont Marat, qui se trouvaient en butte aux autorités. De plus, dans les débats qui se déroulaient au
sein de la municipalité sur la manière d’organiser le gouvernement de la capitale, ils se mirent aussi à
défendre des idées particulièrement démocratiques.
Bien que l’on ait des indices qui permettent de penser que le Club des Cordeliers existait déjà,
à l’état embryonnaire, à la fin avril 1790, les membres du Club lui-même faisaient remonter son
existence à l’abolition des districts en juillet de cette même année :
C’est à la dissolution du district des Cordeliers, que la société des droits de l’homme et du
citoyen doit son origine. Il étoit naturel que des citoyens qui depuis la révolution s’étoient
journellement assemblés pour surveiller la chose publique, et qui avoient contracté dans ces
assemblées l’habitude de se voir, de s’étudier, et de s’estimer ; il étoit naturel, dis-je, à ces
concitoyens de se réunir sous une autre dénomination ; ils convinrent donc de substituer au
mot District qu’ils ne pouvaient pas conserver, celui de club des Cordeliers. (Momoro,
“Adresse aux Parisiens”)
Quelles que soient ses origines exactes, il est incontestable que le Club des Cordeliers adopta
et développa de nombreuses idées, et reprit en charge de nombreuses fonctions, qui étaient
auparavant associées au district.
Le Club des Cordeliers avait pour nom officiel la Société des amis des droits de l’homme et du
citoyen, allusion directe à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui formait le socle de la
pensée politique du Club. Pourtant, en dépit de leur admiration pour le contenu théorique de la
Déclaration des droits, les Cordeliers s’inquiétaient de voir que ses principes n’étaient pas appliqués
comme il l’aurait fallu dans la pratique. Ils se consacrèrent donc à la protection et à la défense des
droits et des libertés de citoyens particuliers, ainsi qu’à faire campagne en faveur de ceux dont les
droits avaient été bafoués ou violés par les autorités. Les membres du Club résumaient ainsi leur
conception des activités de leur organisation :
C’est cette société dont les membres sont journellement occupés les uns à visiter les prisons
et à consoler les malheureux, d’autres à les défendre dans les tribunaux, d’autres à solliciter
en leur faveur dans les comités de l’assemblée nationale, ou chez les ministres, et dont, en
général, tous les membres concourent par des contributions fréquentes à ces actes de
bienfaisance. (Momoro 88)
8
Sur les Cordeliers, on consultera : A. Bougeart, Les Cordeliers : Documents pour servir à l’histoire de la Révolution Française ;
A. Aulard, “Danton au District des Cordeliers et à la Commune de Paris”, et “Danton au Club des Cordeliers et au département
de Paris” ; A. Mathiez, Le Club des Cordeliers pendant la crise de Varennes et le massacre sur le Champ de Mars ; G.M.
Robertson, “The Society of the Cordeliers and the French Revolution 1790-1794” ; J. Guilhaumou et R. Monnier, “Les Cordeliers
et la République de 1793” ; R. Monnier, “Cordelier, Sans-culottes et Jacobins” — l’article de J. Guilhaumou, “Le Club des
Cordeliers et la crise de l’été 1793”, pourtant annoncé comme à paraître dans l’article co-signé par Monnier et Guilhaumou, n’a
malheureusment pas été publié ; J. de Cock, Les Cordeliers dans la Révolution française ; R. Hammersley, “The Influence of
English Republicanism on the Political Thought of the Cordelier Club.”
9
Cité par Aulard 117.
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Alors que la Déclaration des droits était un texte révolutionnaire dont la teneur était somme
toute modérée, les conclusions qu’en tiraient certains des membres les plus influents du Club des
Cordeliers allaient beaucoup plus loin. Pour bon nombre des membres du Club, dont François Robert
et Desmoulins, les droits et libertés des citoyens de la nation ne pouvaient être garantis que par un
gouvernement de forme républicaine. Comme l’explique Robert dans Républicanisme adapté à la
France, opuscule publié vers la fin de 1790 :
Toute autre institution que le républicanisme est un crime de lèze-nation… et que les apôtres
de la royauté sont ou des traîtres ou des hommes imbécilement égarés que la société doit
regarder comme ses ennemis.
On dit dans ce moment que la France est libre : quoi, la France est libre ! et c’est une
monarchie ? Il ne faut pas nous abuser ; si la France est libre, elle n’est pas une monarchie ;
et si elle est une monarchie, elle n’est pas libre. (Robert 1-2)
De plus, le type de république que Robert et ses amis appelaient de leurs vœux était de
nature extrêmement démocratique. Dès 1789, Desmoulins déclarait fièrement : “Je me déclare donc
hautement pour la démocratie” (Desmoulins, La France libre 46). En pratique, cela signifiait le rejet du
gouvernement représentatif, qui avait pourtant les faveurs de beaucoup d’autres révolutionnaires.
Dans son conflit avec l’Assemblée Communale, le district des Cordeliers avait mis en doute le
caractère représentatif dont elle se targuait, et s’était efforcé d’asseoir son contrôle sur ses propres
députés en leur donnant des mandats contraignants. Cette idée fut reprise ensuite par les membres
du Club, et Desmoulins défendit cette pratique dans son journal, Révolutions de France et de
Brabant : “Il faut donc avouer que les pouvoirs de notre corps législatif ne sont que les pouvoirs de
mandataires, de représentans, et que les règles éternelles de mandats, sont dans cette question les
principes de la matière” (Desmoulins, Révolutions de France et de Brabant VII, 108). Parmi les autres
moyens que défendaient les membres du Club pour s’assurer que les députés continueraient à être
contrôlés par leurs électeurs figuraient la brièveté des mandats électifs, et la ratification des lois par
les citoyens réunis en assemblées locales. À l’objection selon laquelle la France était trop vaste pour
que l’on puisse procéder à la ratification des lois par le peuple, Robert répondit que la France étant
divisée en départements, districts, cantons, municipalités et sections, il ne serait pas plus difficile de
tenir une assemblée populaire pour ratifier les lois que pour désigner les représentants du peuple :
Ceci posé, je dis qu’il n’y a rien de plus aisé que de faire concourir tous les citoyens français à
la confection de la loi, comme ils concourent à la nomination de leurs représentans ; et si une
fois ils concourent à faire la loi, ils sont libres, et la France est heureusement changée en
république. (Robert 88)
Un ancien ami de Rousseau, René Girardin, reprit la même idée dans un discours de juin 1791
au Club des Cordeliers : après l’avoir écouté, les Cordeliers votèrent la décision de le faire imprimer10
et de le distribuer à d’autres sociétés de patriotes ; en outre, ils adoptèrent explicitement les idées
exprimées par Girardin.
Comment établir une république démocratique dans un État aussi vaste et moderne que l’était
la France ? Tel était le problème que se posaient les Cordeliers, et que Montesquieu et Rousseau, ainsi
que de nombreux révolutionnaires, avaient jugé insoluble. C’est pour tenter de le résoudre que des
membres du Club des Cordeliers s’intéressèrent aux écrits des républicains anglais du XVIIe siècle qui,
plus d’un siècle auparavant, s’étaient trouvés dans une situation semblable. Les Cordeliers
s’inspirèrent plus particulièrement des œuvres de James Harrington et de Marchamont Nedham.
Dans une lettre en date du 2 septembre 1790, un futur secrétaire du Club des Cordeliers,
Théophile Mandar, décrit ainsi sa découverte du livre de Nedham, The Excellency of a Free State :
“Depuis ce jour [le 14 juillet 1789], mon ami, je me suis livré, plus que jamais, à la lecture des
ouvrages qui ont contribué à éclairer les hommes sur les intérêts. Le premier auquel je donnai mes
veilles, fut celui de Néedham”.11 Mandar fut tellement frappé par l’importance des idées de Nedham
et par leur pertinence pour la France révolutionnaire qu’il décida de traduire son livre en français.
Publiée en 1790 sous le titre De la souveraineté du peuple, et de l’excellence d’un état libre, cette
10
R. Girardin, Discours de René Girardin.
11
Lettre de Théophile Mandar à Guillaume Tibbatts, 2 septembre 1790. Cette lettre est reproduite dans T. Mandar, De la
souveraineté du peuple et de l’excellence d’un état libre II 228.
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traduction fit l’objet d’un compte-rendu l’année suivante dans le Journal du Club des Cordeliers ; son
auteur voyait en Mandar un vrai Cordelier, et portait un jugement enthousiaste sur le livre de Nedham
(Momoro 31-4).
Deux raisons essentielles semblent expliquer l’attrait de Mandar, et des Cordeliers en général,
pour ce texte. De manière générale, l’ouvrage proposait une définition anti-monarchique et
potentiellement démocratique d’un état libre, étayée par de très nombreux arguments tirés des
sources classiques et des sources bibliques. De manière plus spécifique, il fournissait, avec la pratique
de la rotation des offices, le moyen d’accroître au maximum la participation des citoyens au processus
politique. Ainsi, comme Mandar s’en était aperçu, Nedham répondait au problème que posait
l’instauration d’une république démocratique dans un État moderne très étendu.
Mandar n’est pas le seul futur secrétaire du Club des Cordeliers à s’être intéressé aux idées
républicaines anglaises du XVIIe siècle. Jean-Jacques Rutledge, qui fut aussi le secrétaire du Club
pendant l’année 1791, s’intéressait de longue date aux œuvres de James Harrington. Rutledge avait
parlé de l’Oceana de Harrington dans deux livres publiés dans les années 1780. Dans son Eloge de
Montesquieu (1786), il établit un parallèle entre les idées de Montesquieu et celles de Harrington.
Dans ce livre, Rutledge renvoie également le lecteur à deux numéros de son journal, Calypso, ou les
Babillards, qui avaient été publiés l’année précédente et étaient consacrés à la vie et à l’œuvre de
James Harrington (313-359).
Si Rutledge s’était intéressé à Harrington et à ses idées, c’est précisément parce qu’il donnait
des conseils sur la manière d’établir un gouvernement démocratique à la fois stable et durable :
M. Mably est fait pour la bien sentir, & pour reconnaître que le génie de l’infortuné Harrington
a bâti d’une main intrépide, & offert la base, sur laquelle tout Législateur Philosophe, de
quelque Gouvernement que ce soit, peut solidement poser & élever l’edifice de la constitution
démocratique la plus égale & la plus durable. (221)
Étant donné cette manière de voir, il n’est pas surprenant que Rutledge se soit à nouveau
intéressé à Harrington en 1791, quand il était un membre éminent du Club des Cordeliers.
Le 3 janvier 1791, Rutledge commença la publication d’un journal intitulé Le Creuset, Ouvrage
Politique et Critique, dont il est admis qu’il était dans l’orbite du Club des Cordeliers. Bien que cette
fois-ci Rutledge n’ait pas reconnu explicitement sa dette envers les idées de Harrington, leur influence
sur le contenu du journal est évidente. Rutledge reprend des idées centrales chez Harrington, comme
l’axiome selon lequel le pouvoir politique découle directement de la propriété foncière, l’idée qu’il faut
dissocier le débat de la décision (que Rutledge illustre en utilisant l’analogie harringtonienne des deux
petites filles partageant un gâteau), et le recours à des méthodes électorales que l’on associe au
système de gouvernement en vigueur à Venise (y compris un plan — emprunté directement à
Oceana — de la pièce dans laquelle se déroulaient les élections vénitiennes). En outre, à partir du
cinquième numéro du Creuset, et sans indiquer nulle part que les idées qu’il exposait n’étaient pas les
siennes, Rutledge entreprit la traduction des six premiers chapitres du System of Politics de
Harrington.
Dans Le Creuset, Rutledge s’inspirait des aspects théoriques de l’œuvre de Harrington (tels
que ce dernier les expose dans les préliminaires à Oceana et dans A System of Politics) et cherchait à
appliquer cette théorie à la France. À ce stade, Rutledge s’intéressait beaucoup moins au modèle de la
république océane lui-même. Toutefois, la pertinence de ce modèle pour la situation française apparut
nettement un an plus tard.
En septembre 1792, Théodore Le Sueur, autre membre du Club des Cordeliers et ami proche
de Rutledge, présenta à la nouvelle Convention Nationale un opuscule intitulé Idées sur l’espèce de
gouvernement populaire qui pourrait convenir à un pays de l’étendue et de la population prèsumèe de
la France.12 Il s’agissait d’un projet de constitution pour la nouvelle République française. Comme l’a
remarqué le chercheur scandinave S.B. Liljegren quand il en vit un exemplaire au British Museum au
début du X Xe siècle, ce projet ressemblait énormément à l’Oceana de Harrington. Comme dans
Oceana , le début de l’ouvrage était consacré à la manière de répartir les citoyens de la nation en
12
On trouve un exemplaire de cet ouvrage dans les Archives parlementaires du 17 avril 1793. Voir M. Madival & E. Laurent,
Archives Parlementaires 1787-1860 LXII 548-65.
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différents ordres selon leur lieu d’habitation, leur âge, et leur richesse. En outre, le livre comportait
des descriptions détaillées de deux éléments centraux de la théorie harringtonienne, celle de la loi
agraire au début, et celle du système électoral inspiré du modèle vénitien à la fin.
Ces membres du Club des Cordeliers ne se contentaient pas de présenter les idées anglaises
du XVIIe siècle à un public français ; ils les modifiaient au passage pour les adapter à leur propre
situation, et aux préoccupations qui étaient les leurs. Plus spécifiquement, ils ne se contentaient pas
de puiser leur inspiration dans des ouvrages dont ils jugeaient la teneur “démocratique”, ils les
adaptaient et les modifiaient pour leur donner un caractère bien plus démocratique encore que ce
qu’avaient voulu leurs auteurs.
Dans The Excellency of a Free State, Nedham expliquait que l’on éviterait l’oppression et la
tyrannie dans un état libre grâce à l’égalité de condition entre les citoyens ; mais il ne devait pas s’agir
d’une égalité pleine et entière :
La treizième raison qui prouve la supériorité d’un état libre sur tout autre, tient au fait qu’il y
existe moins d’occasions d’instaurer l’oppression et la tyrannie que dans toute autre forme de
gouvernement. Et ceci tient au soin mis à préserver, non pas une égalité de condition entre
tous ses membres (ce qui serait odieux et irrationnel), mais une proportion équitable
[equability of condition] entre eux, de sorte qu’il ne soit permis à personne, qu’il s’agisse d’un
homme ou d’un groupe particulier, de s’accaparer un pouvoir exorbitant ; et qu’il ne soit
permis à aucun rang de s’élever au-dessus du niveau ordinaire pour s’attribuer l’état de
noblesse et les titres afférents. (Nedham 38-9)13
Dans sa traduction, Mandar n’imposait aucune limite à l’égalité :
Les États libres offrent moins d’occasions d’opprimer et de tyranniser le peuple, que toutes les
autres formes de gouvernement. Dans un État libre, le premier objet est de mettre la plus
grande égalité entre tous les citoyens, afin d’empêcher qu’un ou plusieurs individus ne
puissent acquérir un trop grand pouvoir, et que qui que ce soit ne puisse usurper des droits et
une autorité qui détruiroient cette harmonie si nécessaire au maintien et à la conservation
d’une parfaite égalité, sans laquelle la liberté n’est qu’un nom. (Mandar I 98)14
De plus, le corps électoral tel que l’envisageait Mandar s’étendait bien au-delà des limites
étroites que lui assignait son inspirateur anglais. On trouve en effet chez Nedham le passage suivant :
Que ceci serve à manifester qu’un gouvernement fondé sur une libre élection et sur le
consentement du peuple, établi selon la succession réglée et ordonnée de ses assemblées
suprêmes, est plus conforme à la lumière de la nature et de la raison, et par conséquent
surpasse en excellence tout pouvoir héréditaire permanent, quel qu’il soit. Pour éviter toute
interprétation erronée, qu’il soit clair que, quand nous mentionnons le peuple, nous
n’entendons pas par ce terme la masse confuse et désordonnée du peuple, ni ceux d’entre le
peuple qui ont perdu leurs droits en raison d’actes délictueux, car ceux-là ne sauraient être
considérés comme faisant partie du peuple. (Nedham 38)15
Tout ce passage est omis dans la traduction de Mandar, ce qui implique qu’il ne définissait pas
le peuple de manière aussi restrictive.
On trouve une transformation du même ordre, qui donne de l’original une version à teneur
plus démocratique, dans Idées sur l’espèce de gouvernement populaire. Tout comme Oceana, le texte
français évoque la pratique consistant à dissocier le débat sur la conduite des affaires de la prise de
décision elle-même. Cependant, alors que dans Oceana l’ensemble du processus se déroulait au
niveau national (le Sénat débattant des problèmes et l’Assemblée populaire votant pour accepter ou
rejeter les propositions du Sénat), dans Idées sur l’espèce de gouvernement populaire, s’il revenait
bien à un organe national (le Conseil législatif) de débattre les problèmes et d’avancer des
13
Les italiques sont de moi [ce passage de Nedham est traduit par P. Lurbe, comme le sont également les autres citations
d’auteurs républicains anglais qui sont faites par l’auteur dans la suite de cet article].
14
Les italiques sont de moi.
15
Les italiques sont de moi.
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propositions, ces dernières devaient ensuite être approuvées ou rejetées non par un autre organe
national, mais par les citoyens réunis dans leurs assemblées de premier niveau :
Art. 3. Ratification ou sanction définitive de la loi, proposée d’abord, ensuite, discutée et puis
présentée par le grand conseil national législatif, appartient exclusivement à la nation
représentée légalement : 1. dans ses centuries civiques ; 2. dans ses tribus politiques ; 3. dans
ses assemblées de cercles, où cette sanction doit être exprimée sur la présentation des lois
discutées par oui pour l’affirmative, et par non, pour la négative. (Madival LXII 553)
En outre, la ratification des lois n’était pas la seule occasion qu’avaient les citoyens, réunis
dans leurs assemblées locales, de prendre part au processus politique. Ils avaient également le droit
de saisir le Conseil législatif national de problèmes et de propositions de lois qu’ils souhaitaient voir
débattus, ainsi que que de prendre part à la désignation des magistrats publics. En augmentant à la
fois le nombre de personnes participant directement au processus politique et le nombre de tâches
politiques auxquelles le peuple pouvait prendre part, l’auteur d’Idées sur l’espèce de gouvernement
populaire donnait une tonalité plus démocratique aux idées de James Harrington, comme Mandar
l’avait fait dans le cas de Nedham.
Il n’est plus possible de soutenir que les œuvres républicaines anglaises du XVIIe siècle n’ont
été lues et utilisées que dans le monde anglophone, et on ne peut pas davantage prétendre que
l’idéologie révolutionnaire française ait été une invention purement nationale. Comme je l’ai démontré,
les révolutionnaires français, tout comme leurs camarades américains, ont lu et traduit les œuvres
républicaines anglaises du XVIIe siècle. Mais en outre, ils les ont également modifiées pour les adapter
à leurs propres préoccupations. Dans le cas du Club des Cordeliers, ses membres s’inspirèrent
d’ouvrages et d’idées susceptibles de leur donner des indications sur la manière d’établir une
république démocratique, mais ils modifièrent ces idées afin de les rendre plus démocratiques, et par
conséquent, de leur point de vue, encore plus à même de répondre à leurs besoins et à leurs
préoccupations.
Malheureusement, le Club des Cordeliers ne dura guère au-delà de 1794. Il fut officiellement
fermé à la fin de mai 1795, mais son pouvoir et son influence avaient commencé à décliner bien avant
cette date. Toutefois, la disparition du club ne semble pas avoir marqué la fin de l’intérêt que l’on
portait aux idées républicaines anglaises dans la France révolutionnaire. L’année même de la
disparition des Cordeliers, deux traductions françaises d’œuvres de Harrington furent publiées. C’est
en effet cette année-là que parut la première traduction française intégrale des œuvres politiques de
Harrington, ainsi qu’une traduction distincte de ses ouvrages aphoristiques, Aphorisms Political et A
System of Politics.16 Aux yeux de certains, ces traductions étaient le signe que loin de se terminer, les
choses ne faisaient en réalité que commencer. Dans une lettre adressée au Moniteur en mars 1796,
Goupil-Préfeln, qui appartenait au Conseil des Anciens, écrivait qu’il venait de finir la lecture de cette
nouvelle traduction des œuvres politiques de Harrington. Après en avoir cité plusieurs passages, il
concluait :
J’invite à la lecture des Œuvres Politiques d’Harrington, non ces lecteurs en très grand
nombre, qui lisent pour passer le tems, ni même ceux qui lisent pour meubler leur mémoire,
et se fournir des citations au besoin, mais les lecteurs en trop petit nombre, qui lisent pour
méditer ensuite. (Moniteur universel XXVII 658-9)
Ouvrages cités
Aulard, A. “Danton au District des Cordeliers et à la Commune de Paris”, & “Danton au Club des
Cordeliers et au département de Paris”. A. Aulard éd. Études et Leçons sur la Révolution
Française, 4e série. Paris : Félix Alcan, 1904. 90-127 & 128-152.
Bailyn, B. The Ideological Origins of the American Revolution. Cambridge, Mass.: Belknap Press, 1967.
Baker, K.M. Inventing the French Revolution: Essays on French Political Culture in the Eighteenth
Century. Cambridge: Cambridge University Press, 1990.
16
Œuvres Politiques de James Harringto & Aphorismes Politiques.
Hammersley, Rachel. “Républicains anglais en France”. EREA 1.2 (automne 2003): 79-86. <www.e-rea.org>
84
Bougeart, A. Les Cordeliers : Documents pour servir à l’histoire de la Révolution française. Caen : H.
Delesques, 1891.
Clapham, J.H. The Abbé Sieyès. Westminster: P.S. King & Son, 1912.
Cock, J. de. Les Cordeliers dans la Révolution française. Vol. I. Linéaments. Lyon : Fantasques
Éditions, 2001.
Davies, T. “Borrowed Language: Milton, Jefferson, Mirabeau”. D. Armitage, A. Himy, at Q. Skinner,
eds. Milton and Republicanism. Cambridge: Cambridge University Press, 1995. 254-71.
Desmoulins, C. La France libre. Paris, 1789.
—. Révolutions de France et de Brabant. 7 vol. Paris, 1789-1791.
Forsyth, M. Reason and Revolution. The Political Thought of the Abbé Sieyès. Leicester: Leicester
University Press, 1987.
Furet, F. Penser la Révolution française. Paris : Gallimard, 1978.
Girardin, R. Discours de René Girardin sur la nécessité de la ratification de la loi par la volonté
générale. Paris : Imprimerie du Creuset, 1791.
Guilhaumou, J. & R. Monnier. “Les Cordeliers et la République de 1793”. M. Vovelle éd. Révolution et
République. L’exception française. Paris : Kimé, 1994. 200-212.
Hammersley, R. “The Influence of English Republicanism on the Political Thought of the Cordelier
Club.” Ph.D. University of Sussex, 2002.
Harrington, James. Aphorismes politiques. Traduit par P.F. Aubin. Paris, 1795.
Harrington, James. Œuvres politiques de James Harrington. P.F. Henry éd. Paris, L’an III de la
République Française (1795).
Hill, B. The Republican Virago. Oxford: Clarendon Press, 1992.
Houston, A.C. Algernon. Sidney and the Republican Inheritance in England and America. Princeton:
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