Forum des Indépendances Africaines

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Forum des Indépendances Africaines
BANQUE OUEST‐AFRICAINE DE DEVELOPPEMENT
Forum des
Indépendances Africaines
Quelles ressources humaines pour accompagner
l’émergence de l’Afrique?
Soumana Sako
15‐17 juin 2010
Lomé, République du Togo
Quelles ressources humaines pour accompagner l’émergence de l’Afrique?
I.Introduction:
A leur accession à l’indépendance au début des années 1960, la plupart des
pays africains, notamment les pays francophones, ont hérité de la colonisation un
important deficit quantitatif
et qualitatif en ressources humaines capables de
concevoir et de gérer le processus de développement économique et social dans
lequel ils s’apprêtaient à s’embarquer. En effet, le système éducatif mis en place par
le colonisateur était largement destiné à fournir le personnel local d’exécution et les
intermédiaires de bas niveau dont l’administration territoriale avait besoin pour
maintenir la loi et l’ordre, communiquer avec les populations et organiser
l’exploitation et le drainage des matières premières locales vers la métropole, étant
entendu que les postes de conception et de direction revenaient aux ressortissants
de la puissance colonial dépêchés sur place par leurs corps civils ou militaires
d’origine.
Afin de pouvoir faire face aux besoins pressants de leur développement et à la
forte demande d’éducation poussée en partie par une démographie galopante, les
Etats nouvellement indépendants ont tenté de fournir une offre d’éducation et de
formation visant à se doter des ressources humaines requises. Malheureusement,
en dépit des réformes introduites par quelques pays, comme le Mali, le système
éducatif post‐indépendance s’est vite révélé inadéquat et inadapté aux besoins de
type nouveau suscités par les missions nouvelles que les Etats africains ont dû
prendre en charge: gestion macro‐économique et planification du développement;
mise en œuvre, suivi et évaluation des programmes et projets de développement,
gestion d’entreprises, gestion du commerce extérieur et des investissements,etc.En
réponse à ces besoins largement insatisfaits, les pays africains nouvellement
indépendants ont fait appel‐ ou se sont vus proposer ou imposer‐ l’assistance
technique bilatérale ou multilatérale.
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En dépit des progrès notables enregistrés au cours de la dernière decennie,
notamment en matière de scolarisation primaire comme en témoigne le rapport
2010 de l’Unesco sur l’Education pour Tous (EPT), les observateurs s’accordent à
reconnaître que les pays africains au sud du Sahara en general, et les pays africains
francophones en particulier, doivent investir plus et mieux dans les ressources
humaines endogènes s’ils veulent accéder au club des pays dits émergents.
Bien que la problématique d’ensemble des ressources humaines pour le
développement concerne à la fois l’éducation et la formation ainsi que la santé,
l’alimentation et la nutrition (en fait,trois des sept indicateurs utilisés par la Banque
Mondiale pour mesurer la compétitivité des économies portent directement sur les
ressources humaines, savoir : la santé et l’enseignement primaire, l’enseignement
supérieur et la formation,l’innovation) le present exposé se concentrera surtout sur
les questions liées à l’éducation, à la formation et à l’utilisation optimale des
ressources et capacités humaines requises pour accompagner l’émergence de
l’Afrique en tant qu’actrice et bénéficiaire dans un contexte de mondialisation
accélérée où le savoir et le capital humain ainsi que leur mise à niveau permanente
jouent un role aussi important, voire plus important, que le capital physique et la
dotation initiale en ressources naturelles. Ainsi, on traitera tour à tour a) de
l’importance du capital humain dans le processus de croissance économique et de
développement et b) des besoins prioritaires de l’Afrique en capacités humaines
face aux principaux défis du développement et de la mondialisation.
II.Importance du capital humain dans le processus de croissance et de
développement:
2.1 Approches théoriques et expériences historiques:
Alors que, dans La Richesse des Nations,(1776) Adam Smith avait déjà estimé
que les ressources humaines (somme des talents et compétences d’une population
acquises à travers l’éducation et l’apprentissage) pouvaient être considérées comme
une forme de capital productif dont l’efficacité pouvait être améliorée par la division
du travail, il a fallu attendre plus d’un siècle et des auteurs comme Charles Pigou
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(1928), Arthur W. Lewis (1954), Jacob Mincer (1958) et Gary Becker (1964) pour que
le capital humain soit considéré comme l’un des principaux facteurs de la croissance
économique dont les différentiels de qualification et de productivité obtenus par
l’éducation, la formation et l’apprentissage peuvent expliquer non seulement les
différences de salaires et de revenus entre individus mais aussi les différences de
niveau de développement entre nations.
Selon T. W. Schultz, l’accumulation du capital humain sous forme
d’investissement quantitatif et qualitatif dans les ressources humaines est l’une des
clés de la croissance et du développement. Dans le même esprit, la Banque
Mondiale (1980) estime que l’investissement dans les ressources humaines par le
truchement de l’éducation a une rentabilité économique plus élevée que tous autres
types d’investissement, et ce, advantage encore dans les pays en développement.
Toutefois, ce consensus sur l’importance critique de l’éducation et de la
formation des ressources humaines pour la croissance et le développement achoppe
souvent sur la question de savoir si la priorité devrait être accordée à
l’enseignement primaire plutôt qu’à l’éducation secondaire ou tertiaire, et si l’accent
devrait être mis sur la formation de spécialistes et de personnels techniques par
opposition aux généralistes ou aux littéraires. En se fondant sur des analyses coût‐
bénéfices, il a souvent été soutenu que, tandis que l’investissement dans le
secondaire et le supérieur a surtout une rentabilité privée, l’investissement dans le
primaire a une rentabilité économique et sociale plus élevée. Il en est découlé,
notamment dans les années 1980 dans le cadre des programmes d’ajustement
structurel de première generation, des prescriptions de politique publique destinées
aux pays en développement tendant à privilégier le financement public du primaire
et à délaisser pratiquement le secondaire et le tertiaire, ce qui s’est révélé être une
grave erreur d’appréciation. Toutefois, il est généralement admis aujourd’hui que les
trois niveaux d’enseignement et de formation se complètent et que l’investissement
dans le secondaire et dans le supérieur est indispensable pour la croissance et le
développement de l’Afrique dans un contexte de mondialisation où l’accès au
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progrès scientifique et technologique et son utilisation determinent largement le
progrès économique et social, et où le savoir peut être un atout plus précieux que
les ressources naturelles. Selon la Banque Mondiale (2002), il serait illusoire de
vouloir atteindre l’objectif de l’éducation primaire universelle et de l’élimination de
la disparité basée sur le genre dans le primaire et le secondaire en l’absence d’un
système tertiaire solide.
Historiquement, les pays ayant realisé les progrès les plus importants en
matière d’éducation sont généralement ceux‐là mêmes ayant enregistré les niveaux
de développement les plus élevés, même si les avancées en matière d’éducation ne
sont pas la seule variable explicative. Aux Etats‐Unis d’Amérique, l’enseignement
secondaire prit son envol surtout à partir de l’année 1910, avec la vague de création
des high schools (lycées) sous la poussée des progrès techniques et technologiques
dans les usines et de la forte demande des grosses enterprises en personnel qualifié.
Il en est resulté des gains de productivité et d’efficacité pour les entreprises ainsi
que des revenus plus élevés pour les travailleurs diplômés du secondaire par rapport
à ceux des employés qui n’avaient qu’une éducation de niveau primaire.
En Union Soviétique, après la Révolution d’Octobre 1917, les dirigeants ont
compris qu’en plus du pouvoir des soviets et de l’électrification, le développement
économique de leur pays exigerait le recours à ce qu’ils ont, à juste titre d’ailleurs,
appelé ‘’ l’efficacité américaine’’, d’où la nécessité de disposer de ressources
humaines capables d’appliquer les principes du ‘’ management scientifique’’.
En Inde, le Président Nehru a encouragé l’introduction de la science et de la
technologie dans les programmes d’éducation dès le niveau du primaire aussi bien
pour les filles que pour les garçons.
En République Populaire de Chine, Deng Tsiao Peng a, dès son retour aux affaires à
la fin des années 1970, envoyé des milliers d’étudiants chinois se former dans
beaucoup de disciplines dans les universités américaines. Cette initiative, qui avait
étonné plus d’un à l’époque, n’est pas pour rien dans les réformes économiques
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introduites en Chine et dans l’émergence de ce pays comme l’une des locomotives
les plus puissantes de l’économie mondiale.
Beaucoup de ressortissants de pays arabes du Moyen‐Orient se sont formés aux
techniques et outils de la gestion économique et du management des affaires,
toutes choses qui ont permis, entre autres, à l’Arabie Saoudite de se doter des
capacités humaines nationales nécessaires pour une gestion moderne de sa manne
pétrolière et pour conduire des négociations éclairées avec les grands groupes
pétroliers internationaux.
Ce qu’il est convenu d’appeler le ‘’ miracle des pays de l’Asie de l’Est est
générablement attribué à la qualité de leurs ressources humaines (en la quasi‐
absence de ressources naturelles) et aux investissements massifs qu’ils ont effectués
dans le secteur de l’éducation. En Corée du Sud, par exemple, en 1960 déjà, soit à la
veille de son décollage économique, le taux de scolarisation du primaire atteignait
90% tandis que le taux de scolarisation dans le tertiaire a bondi de 16% en 1980 à
68% en 1996, soit un quadruplement en moins de vingt ans.
Actuellement, le rôle de la science et de la technologie, y compris les nouvelles
technologies de l’information et de la communication, et, plus généralement, celui
des connaissances et du savoir est reconnu comme étant essentiel dans la
compétition économique à l’échelle mondiale. Ainsi, il est généralement admis
qu’aux Etats‐Unis d’Amérique, le cycle de boom économique quasi‐ininterrompu
que ce pays a connu dans la décennie 1990 était largement imputable aux gains de
productivité découlant de l’économie du savoir (knowledge‐based economy).
2.2. Etat actuel des ressources humaines en Afrique:
2.2.1. Education et formation:
D’après le rapport 2010 de l’Unesco sur l’Education Pour Tous (EPT), les pays de
l’Afrique sub‐saharienne ont fortement amélioré leurs taux de scolarisation du
primaire par rapport aux années 1990. Parallèlement, les disparités basées sur le
genre dans ce cycle ont regressé. Toutefois, selon les tendances actuelles, 50
millions d’enfants africains en âge d’aller à l’école ne seront pas scolarisés d’ici 2015
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tandis que plusieurs millions d’autres abandonneront l’école avant la fin du cycle
primaire.En effet, le taux d’accession au niveau secondaire reste faible, de même
que la qualité de l’éducation dispensée.
En outre, en dépit des efforts déployés ces dix dernières années, la recherche
scientifique et technologique reste à la traîne en Afrique, aussi bien en termes de
ressources consacrées à ce domaine pourtant stratégique que sous le rapport de la
contribution
des
chercheurs
africains
aux
publications
scientifiques
et
professionnelles. L’apport actuel de l’Afrique à l’augmentation du stock des
inventions mondiales demeure faible (moins d’un millième des brevets délivrés par
le Bureau des brevets et marques des USA sur la période 2000‐2004).
Le déficit quantitatif et qualitatif de l’Afrique en capacités humaines requises pour
réussir son ‘’décollage’’ économique est agravé par a) le gaspillage et la mauvaise
utilisation des compétences disponibles; b) la fuite des cerveaux; c) les
conséquences des conflits armés et d) les ravages du VIH/Sida.
2.2.2 Gaspillage et mauvaise utilisation des ressources humaines:
Comme l’a souligné Labatut ( ), le déficit de développement de l’Afrique est en
partie attribuable au gaspille et à l’utilisation sub‐optimale des ressources humaines
disponibles. Dans beaucoup de pays du continent, l’école semble n’avoir d’autres
finalités que de ‘’produire’’ des diplômés destinés au chômage. Ce phénomène est
dû non seulement au déficit quantitatif global de création d’emplois par rapport à
l’accroissement naturel de la population active, mais aussi à l’inadéquation
qualitative entre les formations dispensées et les exigences des emplois disponibles.
Les établissements secondaires et supérieurs continuent à former des ‘’généralistes’’
et des cadres dits de ‘’conception’’ alors qu’il subsiste un déficit considérable en
contre‐maîtres, ouvriers qualifiés et cadres techniques d’encadrement moyen. Il y a
un manque patent de ‘’linkage’’ entre les programmes de formation et leur contenu
d’une part, et les besoins actuels et futurs de l’économie, d’autre part, toutes choses
agravées par l’absence d’un système d’information prévisionnel et de prospective
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sur les tendances lourdes de l’évolution économique au paln local, régional et
international et des restructurations et besoins nouveaux qu’elles impliquent.
De surcroît, du fait d’un système d’incitations perverses en vertu duquel le revenu et
le prestige social sont attachés plus à des postes bureaucratiques qu’à des emplois à
caractère intellectuel (enseignement et recherche, par exemple), les cadres
investissent l’essentiel de leurs efforts et de leur énergie à rechercher des postes de
direction administrative au lieu de mettre la formation acquise et leurs compétences
de médecins, d’agronomes, de vétérinaires, d’analystes économiques, d’enseignants
ou de chercheurs au service de la recherche de solutions concrètes aux problèmes
concrets auxquels sont confrontés les populations et les divers secteurs
économiques et sociaux. Dans la plupart des pays africains, en effet, le statut social
du lettré est beaucoup plus fonction de la dimension de son bureau et de la
cylindrée de sa voiture que du volume et de la qualité de sa contribution aux revues
scientifiques et professionnelles ainsi qu’à l’accumulation du stock de connaissances
ou d’applications pratiques susceptibles d’aider ses compatriotes à sortir de l’ornière
de la pauvreté.
Par ailleurs, en raison d’une compréhension erronnée du multipartisme et de la
démocratie, certains gouvernements africains en arrivent à se priver des
compétences professionnelles et de l’expertise de cadres catalogués comme ne
possédant pas la ‘’ carte de militant’’ du parti au pouvoir. Il s’ensuit que l’apport
potentiel de milliers de cadres africains est ‘’stérilisé’’ dans un contexte où rares
sont les pays africains qui puissent se targuer d’avoir le stock quantitatif et qualitatif
de capacités humaines requis pour la croissance et le développement. Cette
politisation excessive de l’emploi public aggrave l’inefficacité et le manque de
professionalisme de l’Administration et des services publics.En plus, les
fonctionnaires de l’Etat en arrivent à développer une conception patrimoiale et
vénale de leurs postes peu propice au développement économique et social.
Manquant d’esprit de service public, beaucoup d’agents de l’Etat cessent d’être des
facilitateurs du secteur privé pour devenir des complices d’affairistes nationaux et
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étrangers dans des réseaux de clientélisme se nourrissant du manque de
transparence et d’obligation de reddition de comptes dans la gestion des ressources
publiques.
Dans le même temps,les Etats africains continuent à manifester un manque
démoralisant de confiance dans leurs propres cadres‐ même ceux formés à
l’extérieur‐ en continuant de faire appel à l’assistance technique étrangère – très
souvent il est vrai sous la pression des bailleurs de fonds‐ , y compris dans des postes
aussi stratégiques que ceux liés à l’élaboration et à la conduite des politiques
publiques engageant l’avenir de la nation et le sort des populations. Or, dans
l’histoire récente, il n’y a pas d’exemples de pays ayant réussi leur décollage
économique en abdiquant dans les mains d’assistants techniques étrangers la
responsabilité de leur politique de développement.
2.2.3. Fuite des cerveaux:
L’Afrique est privée d’une partie non négligeable de ses ressources humaines
qualifiées en raison de la fuite des cerveaux vers des pâturages plus verts situés
outre‐océans. Ainsi, il y a plus de scientifiques et d’ingénieurs africains vivant aux
USA qu’il n’en résiden dans toute l’Afrique, tandis que 40% de tous les scientifiques
africains se sont installés dans les pays membres de l’OCDE. Ce phénomène
s’explique par toute une grappe de facteurs à la fois d’ordre interne (facteurs push,
attribuables aux pays africains eux‐mêmes) et externe (facteurs ‘’pull’’, imputables
aux pays d’accueil, le plus souvent des pays développés).
Selon une approche d’obédience ‘’néo‐classique’’, il existerait, du fait de la
mondialisation, un marché mondial des compétences et de l’expertise en vertu
duquel les ‘’cerveaux’’ devraient, selon une sorte de loi de l’offre et de la demande,
être libres de circuler et d’émigrer là où leur talent pourrait avoir la remunération la
plus élevée. Cette ‘’circulation des cerveaux’’ serait même un facteur d’équilibre
pour les pays de départ dont elle servirait à évacuer l’excédent d’offre de ressources
humaines qualifiés par rapport à la demande effective intérieure. D’après une
version extrême de cette ‘’théorie’’, la fuite des cerveaux aurait même un effet
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positif sur le développement du capital humain en Afrique et sur les jeunes africains
dans la mesure où la possibilité d’emplois rémunérateurs outre‐océans serait une
source de motivation incitant ces jeunes à vouloir acquérir les compétences et
l’expertise technique en forte demande en dehors du continent. De surcroît, la fuite
des cerveaux aurait pour l’Afrique un effet‐retour en ‘’brain gain’’ très important
sous la forme a) d’envois de fonds des émigrés (lesquels représenteraient, pour
certains pays africains, des flux financiers aussi importants sinon plus importants
que l’aide publique au développement ou l’investissement direct étranger), b) de
contribution au progrès économique, politique, social et culturel à travers les
apports de technologies, de know‐how, d’idées nouvelles et de pression en faveur
du changement, sans oublier l’influence que la diaspora africaine pourrait avoir sur
la politique et les volumes d’aide au développement des pays d’accueil au profit des
pays de départ.
Nonobstant cet argumentaire plutôt fallacieux et à maints égards tiré par les
cheveux,il reste que, pour la plupart des observateurs, la fuite des cerveaux
représente une perte nette et l’un des plus grands fléaux déprivant l’Afrique d’une
bonne partie de sa matière grise et aboutissant à une situation hautement perverse
suivant laquelle ce serait plutôt le continent african qui serait en train de
subventionner le progrès économique et technologique des pays riches. Une telle
aberration, confortant les tenants de la théorie de la dépendance,est même
amplifiée par l’existence de politiques délibérées et de programmes spéciaux conçus
et mis en oeuvre par les pays développés et leurs grandes compagnies
multinationales
pour
appâter
et
attirer
l’expertise
africaine
(médecins,
infirmiers,ingénieurs, scientifiques, chercheurs, managers,etc) préalablement
formée à grands frais par des pays pauvres aux moyens budgétaires limités. A cet
égard, la politique dite de ‘’l’émigration choisie’’ récemment mise en avant par l’une
des ex‐puissances colonisatrices ressemble fort à une nouvelle version de la ‘’traite
des noirs’’ mise à la sauce du jour, la ‘’force de travail intellectuelle’’ d’aujoud’hui
remplaçant fort opportunément et tout simplement la ‘’force de travail physique’’
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d’hier. Certains milieux soutiennent même qu’à défaut de verser des compensations
pour la traite des esclaves, les pays riches devraient, à tout le moins, compenser les
pays africains des effets positifs que les premiers tirent du brain drain, sinon pour
des raisons politiques ou morales, du moins en conformité avec les préceptes de la
théorie économique des externalités (en l’espèce positives).
Ce débat entre défenseurs et critiques de la fuite des cerveaux n’est pas près d’être
clos. En attendant, force est d’admettre qu’il revient au premier chef aux Etats
africains eux‐mêmes de mettre en place des politiques et des programmes (bonne
gouvernance, promotion et récompense du mérite et du professionalisme, création
de l’environnement institutionnel à la valorisation des compétences techniques et
professionnelles, prévention et gestion pacifique des conflits,etc…) susceptibles
d’atténuer, sinon d’ éliminer les facteurs ‘’push’’ qui incitent souvent les cadres à
s’expatrier hors du continent. Parallèlement, puisqu’il faut bien admettre qu’aucune
loi ni aucune mesure incitative ou coercitive ne sera jamais en mesure de juguler
entièrement et définitivement la fuite des cerveaux ( ni de convaincre tous les
cadres émigrés de rentrer au bercail), les Etats africains devraient mettre en place
des mesures visant à tirer le meilleur part possible‐ au plan politique, économique,
financier, intellectuel, scientifique,etc…) de l’importante diaspora africaine d’outre‐
mer, à l’instar de ce que la République populaire de Chine a réussi à faire
(Zafar:2010). Dans ce contexte, la communauté internationale devrait appuyer les
efforts de l’Afrique au délà des actuels programmes Mida, Rquan et Tokten. Les
nouvelles technologies actuellement disponibles en matière d’information et de
communication ainsi que les tendances vers l’émergence et la généralisation de
formes variées d’économies du savoir offrent des atouts et des potentialités
techniques et technologiques fort intéressantes pour la création et l’animation de
réseaux et de groupes ‘’virtuels’’ permettant de canaliser certains apports positifs de
la diaspora vers le progrès économique et socio‐culturel de l’Afrique.
2.2.4. Autres menaces pesant sur le capital humain en Afrique:
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Plusieurs périls pèsent sur le développement, la rétention et la fructification du
capital humain en Afrique. Il s’agit en particulier du VIH/Sida et d’autres pandémies
comme la tuberculose et le paludisme,des taux élevés de mortalité maternelle et
infantile, tous fléaux agravés par les déficiences du système socio‐sanitaire (faible
couverture sanitaire,difficultés d’accès des populations aux soins préventifs ou
curatifs de base,etc…), du fort taux d’analphabétisme et de la faible longétivité, de la
crise générale et de l’inadaptation du sysème éducatif, de la sous‐alimentation et de
la malnutrition ainsi que du faible niveau d’utilisation de la science et de la
technologie dans les activités de production (agriculture, industrie,etc…).
C’est bien connu, l’Afrique est le continent où le VIH/Sida fait le plus de ravages,
avec des coûts budgétaires, économiques et sociaux très élevés. Les enseignants, les
médecins, les infirmiers et d’autres couches professionnelles essentielles payent un
lourd tribut à ce fléau, souvent dans les tranches d’âge économiquement et
socialement les plus actives. Dans plusieurs pays, notamment en Afrique australe,
les entreprises en arrivent même à devoir dédoubler le staffing de certains postes de
travail pour pallier les conséquences de la morbidité et de la mortalité liées
directement ou indirectement au VIH/Sida, toutes choses affectant la productivité
de la main‐d’oeuvre et la compétitivité des entreprises. De surcroît, la pandémie a
un important effet délétère sur les mentalités et sur la vision‐ souvent pessimiste et
écourtée‐ que les populations se font de l’avenir, ce qui n’est probablement pas
étranger aux massacres à grande échelle (voire aux actes de génocide) qui ont
malheureusement marqué certains conflits armés sur le continent.
Quant à la sous‐alimentation et à la malnutrition, elles affectent non seulement la
capacité de travail de la population active, mais aussi et surtout le développement
physiologique ( insuffisances pondérales) et intellectuel des enfants, avec les
conséquences désastreuses que l’on sait sur les performances et les taux de
déperdition scolaires et, partant, sur la disponibilité future de ressources humaines
qualifiées pour la croissance économique et le développement.
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III Défis du développement et besoins prioritaires de l’Afrique en capacités
humaines:
Les défis auxquels l’Afrique en général, et l’Afrique sub‐saharienne en particulier,
doit faire face pour sortir de son état actuel de sous‐développement sont nombreux
et variés. Ils trouvent leur expression concentrée dans la pauvreté tant urbaine que
rurale. Selon la Banque Mondiale (2010), alors que certains autres pays en voie de
développement peuvent encore espérer pouvoir atteindre l’objectif de réduction de
moitié de l’extrême pauvreté d’ici 2015, tel ne sera pas le cas pour l’Afrique sub‐
saharienne. Dans un contexte de mondialisation galopante et de rude concurrence
pour le contrôle des parts de marchés, l’Afrique a besoin de renforcer ses capacités
humaines au délà de l’amélioration de la scolarisation primaire, secondaire et
tertiaire ainsi que de l’état de santé générale de ses populations. Il lui faut en
particulier se doter des ressources humaines endogènes nécessaires pour l’analyse
et la gestion macroéconomiques, le pilotage du développement, l’analyse, la mise en
œuvre et le suivi‐évaluation des programmes et projets de développement socio‐
économique, l’exploitation efficace des applications de la science et de la
technologie, y compris dans le domaine de l’information et de la communication, la
conduite des négociations financières et commerciales internationales, la gestion
durable de l’environnement et des changements climatiques,la planification de
l’éducation et des questions de population et développement, la gestion des
entreprises publiques et privées et la transition vers des économies et des sociétés
du savoir.
En matière d’analyse et de gestion macroéconomiques, l’Afrique continue de
souffrir d’un déficit en capacités humaines nationales requises pour conduire
l’analyse économique devant sous‐tendre la formulation des startégies de lutte
contre la pauvreté, l’élaboration des budgets annuels et pluriannuels nationaux et,
éventuellement, des plans nationaux de développement. Certes, il est bien loin le
temps où, sous l’empire des documents‐cadres de politique économique régissant
les programmes d’ajustement structurel de première génération, les analyses
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macroéconomiques étaient entièrement faites à la rue H du bord du Potomac et
imposées ‘’clé en main et la corde au coup’’ aux gouvernements africains. Mais les
quelques centres d’analyse et de recherche économique (policy institutes et think
tanks) qui existent dans un certain nombre de pays africains, soit comme entités
indépendantes, soit comme centres universitaires, soit comme structures plus ou
moins autonomes rattachées à des Ministères ne bénéficient pas encore de la
réputation de certains de leurs précurseurs internationaux (Korea Develpment
Institute,Rand Corporation, American Enterprise Institute ou Brookings Institute, par
exemple).
S’agissant du pilotage du développement, les Ministères chargés de la planification
et les Départements techniques souffrent d’un déficit quantitatif de capacités
humaines requises pour la conception et la mise en œuvre de politiques et de
stratégies sectorielles ou multisectorielles dans des domaines aussi sensibles et
stratégiques que les ressources minières et pétrolières et l’environnement. Dans
beaucoup de pays africains, la conception, l’élaboration, la mise en œuvre et le suivi‐
évaluation des programmes et projets de développement sont encore largement
confiés à l’assistance technique étrangère, ce qui met en cause le principe, pourtant
proclamé par les bailleurs de fonds, de l’appropriation nationale.
Un peu partout en Afrique, des banques de développement ont fait faillite ou n’ont
pas pu avoir l’impact souhaité sur le développement parce que, entre autres, elle ne
disposaient pas des capacités humaines nécessaires pour procéder à l’évaluation
technique, financière, économique des projets d’investissement, se contentant le
plus souvent d’un examen essentiellement comptable des comptes d’exploitation
prévisionnelle ou d’accorder les prêts sur base de l’existence‐ souvent non avérée
d’ailleurs‐ de sûretés réelles offertes par les demandeurs de prêts.
En plus de ses difficultés d’accès aux marchés des pays développés imputables à
diverses barrières tarifaires et non tarifaires, l’Afrique fait face à un déficit en
ressources
humaines
dans
le
domaine
des
négociations
commerciales
internationales, que ce soit au niveau de l’Organisation mondiale du commerce à
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Genève ou dans le cas de contrats commerciaux spécifiques, ainsi que dans celles
relatives au transfert de technologie et aux investissements privés étrangers ( y
compris dans le contexte des dossiers de privatisation partielle ou totale
d’entreprises publiques). Celles‐ci exigent en effet une expertise et une expérience
poussées dans des domaines comme l’inginierie financière, la comptabilité
transfrontalière ou intra‐ groupe, ainsi que le droit du commerce et des affaires, etc.
Enfin, les négociations commerciales internationales, surtout celles relatives aux contrats de vente
de biens et de services impliquant des droits de propriété intellectuelle exigent beaucoup plus une
expertise juridique que des connaisances en économie internationale. Les négociations, et à plus
forte raison les litiges en matière de commerce et d’investissement se règlent non pas sur la base de
notions d’avantages absolus ou comparatifs mais en fonction de la maîtrise des arcanes du droit
commercial international applicable en la matière.Il importe donc que le continent africain se
dote de juristes professionnels spécialisés en droit commercial et en droit
international des affaires, y compris les règles de l’OMC.
Le succès des entreprises publiques ou privées dépend d’une multitude de facteurs,
y compris la disponibilité de capitaines d’industrie et de managers ayant l’expertise
et l’expérience nécessaires pour maîtriser les différentes fonctions du processus de
gestion, ainsi que de personnels techniques et commerciaux hautement qualifiés. Le
secteur privé africain doit apprendre à recruter ses employés non pas sur base de
relations de parenté comme cest trop souvent le cas, mais en fonction de critères de
copétence professionnelle.
La croissance économique et le développement sont fortement tributaires de
l’innovation et de la prise de risques calculés. L’Afrique a donc besoin
d’entrepreneurs au sens schumpétériens du terme, quitte bien entendu à mettre en
place l’environnement institutionnel approprié. Mais c’est aussi dans le domaine des
sciences et de la technologie,y compris celles liées à la révolution de l’information,
que l’Afrique a tout à gagner ou tout à perdre dans la compétition économique
mondiale.S’il est vrai que le continent africain est celui où la téléphonie mobile a fait
les progrès les plus rapides ces dernières années ( près de 40% des africains
disposant du téléphone cellulaire) ,il reste qu’il est à la traîne en matière de
connectivité et de facilité d’accès à l’internet (y compris dans les structures de
formation secondaire et tertiaire). Le fossé numérique est donc une réalité et
représente, dans la pratique, une sorte de barrière non‐tarifaire à l’accès de
l’Afrique au marché mondial des biens, des services et des connaissances.
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Tout en développant leurs capacités endogènes (au plan national, régional et
continental, car l’Afrique ne saurait se contenter éternellement d’un simple rôle de
consommateur d’inventions produites ailleurs dans des contextes différents et pour
des priorités qui ne sont pas toujours les siennes), le continent doit surtout s’atteler
à promouvoir l’application des connaissances scientifiques et techniques déjà
disponibles et accessibles à moindres frais dans les divers secteurs de l’activité
économique et sociale ( agriculture, industrie, commerce, médecine, énergie,
gouvernance publique et privée,etc.). Il est établi aujourd’hui que, loin d’être
réfractaires au progrès, le paysan, voire le secteur informel africains sont prêts à
embrasser le progrès, pouvu qu’ils y trouvent leur compte et que son introduction
soit basée sur une réelle appropriation et non pas dictée par des intérêts dictés d’en
haut. A cet égard, en plus de l’amélioration qualitative des systèmes d’éducation
formelle, technique et professionnellle, il importe pour les pays africains
d’encourager l’éducation informelle, l’éducation des adultes, la formation continue
et des formules d’apprentissage permanent tout au long de la vie ( diplômantes ou
non), de manière à faciliter et à recompenser l’accès à l’information scientifique et
technique de ceux des adultes, nombreux dans tous les secteurs d’activité ( ou à la
‘’retraite’’ formelle) qui, pour une raison ou une autre, n’ont pas eu accès à l’école
ou n’ont pas eu un parcours scolaire normal. L’école doit être revue dans le sens
d’une plus grande flexibilité et adaptabilité, d’une plus grande interdisciplinarité et
d’une plus grande interpénétration avec la vie professionnelle ainsi que d’une plus
grande capacité d’anticipation des changements à court, moyen et long termes qui
affetent l’environnement interne et externe de l’Afrique. En outre, les pays africains
doivent mettre fin au ‘’fétichisme du diplôme’’ et privilégier les compétences réelles
telles que démontrées à la tâche et à l’œuvre, car, comme le dirait l’autre, il
convient de considérer le diplôme comme un passeport qui a toujours besoin d’un
visa‐ en l’occurrence ce que le diplômé démontre comme compétences réelles.
Il n’y a pas jusqu’à la société civile elle‐même qui n’ait pas à renforcer ses capacités
humaines pour mieux jouer son rôle dans la consolidation de la démocratie et dans
l’enracinement de la bonne gouvernance, dans les débats et les politiques
concernant l’environnement et le changement climatique, et dans toute la
problématique de l’exploitation et de l’utilisation efficientes et transparentes des
ressources naturelles de l’Afrique, de la protection des consommateurs, de l’équité
dans le commerce international et de l’efficacité de l’aide extérieure.
IIIConclusion :
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Des pays comme ceux de l’Asie du sud‐est ne disposant pas de ressources naturelles
ont réussi à se développer et à devenir des puissances économiques de rang
mondial grâce à une politique délibérée d’éducation et de formation des ressources
humaines. Dotée d’abondantes ressources naturelles, l’Afrique peine à se sortir de la
pauvreté parce qu’elle n’a pas su se doter des capacités humaines idoines.
Cinquante ans après leur accession à l’indépendance formelle, les pays africains ont
aujourd’hui le devoir – et la possibilité scientifique et technique‐ de mettre en place
des politiques novatrices et hardies de formation et de perfectionnement continus
de ressources humaines compétentes, en bonne santé, productives et à coût
raisonnable pour permettre à l’Afrique d’améliorer son positionnement
opérationnel et stratégique dans la compétition économique mondiale au profit des
ses populations, d’élever le niveau de vie de celles‐ci, voire d’assurer l’ancrage
définitif de la démocratie.Pour ce faire, le continent africain doit favoriser
l’émergence de véritables leaders dans tous les secteurs de la vie politique,
économique et sociale qui puissent motiver les populations autour d’une vision
claire et crédible d’un progrès global qui profite à la grande majorité du peuple.
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