Cris écrits - Revues Plurielles

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Cris écrits - Revues Plurielles
L'ACTUALITE LITTERAIRE
Rachid
KORAICHI
•
Cris écrits
par
Nicole de Pontcharra*
"… l’art a failli étouffer sous l’étau des grammairiens et des
théoriciens, comme la poésie qui continuait souterrainement
à exister et ose aujourd’hui resurgir avec sa charge lyrique et
émotionnelle, en prise sur le monde réel et sur l’être profond
et sur l’altérité. Rachid Koraïchi réconcilie le mental et
l'émotionnel, l'enracinement et le voyage. Il est moderne et
novateur car résolument libre… "
Il y eut ce vol de passereaux dans le ciel du soir, à peine assombri, d’un
bleu violet, une chorégraphie précise de formes se déplaçant suivant un
ordre aussi rigoureux que fluide, frémissant sur place, en une seule et même
figure constituée d’une foule de signes vibratiles. L’un d’eux se détacha,
glissa comme une pierre et s’abattit sur la frondaison épaisse de l’un des
ficus de l’avenue Bourguiba, suivi, à distance, par tous les autres. L’arbre
n’était que bruissement et l’espace, à nouveau vide, à retrouver. La nature
lève les énigmes. L’oeuvre de Rachid Koraïchi reste pour moi reliée à cette
vision magique écrite dans le ciel de Tunis, éclairant l’autre longuement
méditée dans l’atelier de Sidi Bou Saïd.
L’atelier de l’artiste est ouvert sur le ciel comme sur l’histoire. Dans ce
lieu réceptacle, il s’agit seulement d’émettre, de forcer le silence jusqu’à ce
qu’il crépite. Au petit jour, l’œ uvre se déploie dans un temps reconstitué.
Après l’extravagance, le nomade s’enferme pour livrer ce que le génie
mobile a mûri.
Rachid Koraïchi vient de l’Afrique du Nord, du pays couchant, d’un
occident africain contradictoire visité par l’orient arabe. Né sur une terre
aux imprégnations encore visibles, et les plus enfouies ne sont pas les moins
obsédantes, l’artiste concentre des syncrétismes, interroge les échos des
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
séismes et les débris de mausolées. Les formes qui sont au travail dans son
imaginaire ont la charge que leur confère le temps. Ce n’est pas sous la
seule pulsion du sang que surgissent les signes et les couleurs. A la lettre
brandie en incendie, à la pyramide de lumière, une archéologie peut aider à
donner du sens. Rachid Koraïchi n’est certes pas seulement l’homme d’une
terre et d’une histoire. Mais c’est en restant profondément relié à
l’originaire qu’il explore l’universel et invente le futur. Le signe de Tânit,
les pyramides garamantiques, les haïks, les arcs, les claveaux, les étendards
étoilés, les tablettes coraniques, lui appartiennent de naissance. Il ne vit pas
au passé cette appartenance. Il la révèle dans la continuité de son geste et de
sa réflexion d’artiste du XXème siècle.
"… il connaît
le visage de la Méduse
et se détourne d’elle… "
Il dit souvent qu’il n’est pas l’homme de la tribu, même s’il a grandi dans
la vastitude des plateaux des Aurès et dans une cellule familiale imprégnée
de philosophie soufie. Il en retient d’ailleurs une inquiétude de l’infini qui le
portera toute sa vie à regarder vers Eden. L’amour sera, lui aussi, dès
l’adolescence, blessé par la perte. Celle du double, du frère, l’ami d’élection,
qui ne sera jamais rejeté par la mer comme le marin du roman japonais.
Et celles des proches et anonymes tombés pendant la guerre d’Algérie. Il
connaît le visage de la Méduse et se détourne d’elle.
La création lui désigne quelque lumière salvatrice. Il mettra son génie et
sa passion dans les grands projets de reconstitution d’une identité algérienne
nouvelle, jusqu'à ce que ceux qu’il appelle les “militaires paysans” ne
chassent les esprits libres vers l’exil. Et c’est ainsi qu’il pourra s’écrier,
après avoir frayé avec toutes les grandes capitales du monde : “La terre est
tellement petite que je ne peux avoir qu’une conscience planétaire.”
Cet élargissement de la conscience, il a la générosité de nommer ceux qui
l’ont, pense-t-il, aidé à le forger, persuadé de la richesse de la vie avec les
autres, lui qui a un goût tout aussi fort pour la solitude. Les amis et les
maîtres, Rachid KoraÏchi les garde vivants en lui quand ils ne sont pas très
près de lui. Déjà, à Alger, dans l’atelier de Choukri Mesli il y connaît le
bonheur d’une réflexion partagée.
Le cercle des amis Issiakhem, Khadda, Ali Khodja, Baya, Zoubir, Chaïr,
se constitue pour la vie. Le vaste mouvement panafricain exaltait les utopies,
les espoirs. Venus du Cap Vert, de Mozambique, de l’Angola, des EtatsUnis et d’Europe, ensemble des hommes chantent la négritude et la liberté.
Avant que l’Europe ne l’empoigne à son tour, Rachid Koraïchi vit ce
moment privilégié de l’histoire précédant l’éclatement du rêve. La musique
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
d’Archïe Schep et les accents de Che Guevara sont enfouis dans les écritures
à venir, comme le sera la voix de René Char.
L’Europe l’empoigne bien. Et Paris convient à son âme cosmopolite.
Despierres, Rohner, Lagrange, Dorny l’accompagnent dans ses recherches,
à l’Ecole des Arts Décoratifs et aux Beaux-Arts. Le jeune artiste travaille
pour le Groupe Cobra, Corneille, Karel Appel… La gravure lui apparaît
comme un bel outil capable de faire le lien entre la peinture et la sculpture.
L’excellent graveur Triki est le premier à l’initier. Il n’arrêtera pas ce
travail-là, utilisant tous les matériaux, le métal, le bois, le zinc, le cuivre,
jouant des techniques et des accidents de parcours. Sa réflexion sur le signe
et l’écrit s’approfondit dans la proximité d’écrivains, de poètes, Rachid
Boudjedra, Etel Adnan, Adonis, Mahmoud Darwich. Les peintres Kacimi,
Farid Belkahia circulent aussi dans la planète Paris, ainsi que ses amis Dia
Azzawi, Chaker Hassan Saïd, et les liens forgés à cette époque le seront de
manière indéfectible. Comme ceux qu’il maintient avec l’Atelier à Rabat,
lieu de découverte de l’art contemporain du Maghreb et de la Méditerranée.
"… l’homme et l’artiste
des connivences… "
Il voyage à Cuba, à Moscou, à Madrid où la fidèle amie Carmen Gimenez
reste toujours attentive à son parcours de créateur. Sa vie durant, il
accompagne et il est accompagné. Les textes de Michel Butor, de Jamel
Eddine Bencheikh s’insèrent dans la texture de l’oeuvre gravée. Habité par
la cause palestinienne, il saura forger les signes ponctuant les poèmes de
Mahmoud Darwich. Et quand, en 1990, Marie Char lui propose de figurer
dans la grande exposition “Faire du chemin avec René Char”, cet intitulé ne
saurait mieux lui convenir. Il est l’homme et l’artiste des connivences, des
relations durables. Dans l’exposition qui se tient au Palais des Papes, son
installation de tablettes d’argile voisine avec les oeuvres de Zurbaran on ne
pouvait manquer d’évoquer la figure de l’autre inspiratrice, la muse cruelle,
Salomé, éternelle vivante.
A trop vouloir être sublime, l’artiste occidental a perdu la source de
l’émotion et sa capacité à résonner avec le monde. A vouloir être au plus
près de la modernité, celle-ci lui échappe, il n’en retient plus que les formes
stéréotypées et s’absente du territoire où les véritables forces sont à l’œ uvre.
La chance des créateurs des pays extra-européens ou amérindiens engagés
dans la création contemporaine, c’est, malgré leur position marginale, d’être
au centre de la réalité, engagés dans une expérience totale, riche
d’alternances possibles. A l’ancestral, ils peuvent donner un contenu
subversif et corrosif sans se détruire eux-mêmes et produire ainsi cette
comète surgie de la nuit des temps qui illumine l’à venir.
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
Sans s’absenter de la civilisation industrielle, ils réagissent à la
matérialisation forcenée et à la conceptualisation outrancière de l’Art. La
peinture doit retenir du souffle du cosmos, de la tension du corps, des
sourires des amants. L’art a failli étouffer sous l’étau des grammairiens et
des théoriciens, comme la poésie qui continuait souterrainement à exister et
ose aujourd’hui resurgir avec sa charge lyrique et émotionnelle, en prise sur
le monde réel et sur l’être profond et sur l’altérité. Rachid KoraÏchi
réconcilie le mental et l'émotionnel, l'enracinement et le voyage. Il est
moderne et novateur car résolument libre.
Rachid Koraïchi se déplace suivant le mouvement dicté du dedans et au
regard de la ligne de fuite de l’horizon. Il rend le présent plus présent et
connote le passé. Sa liberté vit dans sa création ouverte à toutes les
appréhensions. Il est de là-bas, d’ici, et d’ailleurs. Du désert, il garde le goût
de l’ascétisme et la passion des architectures pures, une tenace obsession de
communication avec tous les hommes. De la vision de la guerre et des
oppressions, une colère durable qui remue dans la lumière noire en conflit
avec les autres lumières de la couleur.
La peinture fait ainsi triompher de vastes espaces solaires ou nocturnes,
couleurs transcendant le réel, fiction saisissable d’un univers complexe. Cet
artiste refuse l’enfermement. Il lui faut se projeter dans un espace toujours
plus vaste, explorer des matériaux, des formes, être dans l’alchimie
permanente et aussi dans le dialogue avec les autres formes d’expression,
l’écriture, la musique, la danse, lui qui réécrit le signe, le fait vibrer, bouger,
le brandit hors de la toile pour une transe que vont lui renvoyer un jour le
corps vivant de Salomé et le tambourin de Carlo Rizzo.
Dans le cadre et hors du cadre, le geste porte l’émotion.
L’écriture/peinture casse toute calligraphie, déjoue les symboles,
interprétés, modulés en arpèges et percussions. L’artiste qui a découvert la
peinture de chevalet n’est pas dépourvu d’héritage.
Et sa véritable voie d’exploration se relie à celle de ces ancêtres qui
gravaient de hautes falaises avec les pointes de silex, des bédouins
composant les desseins de leurs tapis, sans l’assistance de carton, des
femmes ramassant l’argile pour le cuire et l’orner de motifs. Motifs et
motets inscrits aussi dans l’or et l’argent des bijoux.
Il évolue entre mémoire et oubli. L’Afrique, l’Occident, l’Extrême-Orient
fusionnent dans une création sans citations (… )
*Rachid Koraïchi, Cris écrits. Bruxelles : Editions de Lassa, 1991
•
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
Rachid
KORAICHI
•
"Faire jaillir l'occulte et le caché"
par
Rachid Boudjedra
Le sens du lieu toile ne se limite pas chez Koraïchi à sa signification
première, c’est-à-dire à une surface plane pour refléter et accrocher ses idées
et ses fantasmes, mais il dépasse cette compréhension pour s’assurer et
s’assumer le lieu et l’intégrer en tant qu’élément parmi tant d’autres aussi
complexes qu’enchevêtrés (les obsessions, la calligraphie, l’outil, etc.) dans
la tonalité des perpectives et dans la recherche de la relation entre la
plénitude et la vacuité, entre la blancheur et la noirceur, entre la largeur du
support et l’enroulement de la forme calligraphique.
Grâce à cette profusion des écritures, des symboles, des traces, des
tatouages, des plis et des rides, Koraïchi aspire à la restitution de la
légitimité, non seulement de la calligraphie arabe, mais aussi de tout ce qui
est en rapport avec les gestes et les signifiants bourrés de séquelles
spirituelles et matérielles, reflétant ce que nous avons enfoui en nous de
traditions et d’habitudes authentiques à la fois et novatrices. C’est ainsi que
Koraïchi prépare les éléments de notre gestuel écrit et non écrit, afin de les
utiliser comme éléments et constituants internes et externes, et qui visent
tous à faire jaillir l’occulte et le caché, de la toile même, c’est là que
Koraïchi ébranle ce qui est connu et préconçu, qu’il s'enfonce en profondeur
dans la chair des choses vives.
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
Rachid
KORAICHI
•
La liberté de l’homme
dans le décor du signe
par
Pierre Restany
"… l’écrit est une vie seconde qui traduit le long travail de
l’ouverture de l’être au monde et que ce travail comporte
maints relais, maintes reprises, maintes perspectives… "
Dans un beau texte de 1988, Jamel Eddine Bencheikh parle “d’écriture
passion” à propos de Rachid Koraïchi, rien ne me semble plus juste, en
effet, pour définir le climat existentiel qui préside à la création de l’artiste.
J’ai eu l’occasion de rencontrer Rachid Koraïchi [en 1989] à Cuba et cette
rencontre se plaçait tout naturellement sous le signe de ce que Baudelaire ou
Rimbaud auraient pu appeler des "correspondances”.
Pour des gens comme moi qui sont restés très marqués affectivement par
leur jeunesse maghrébine, le personnage est fascinant et émouvant à la fois.
Pour un être à la sensibilité extrêmement affinée, la vie a été dure; l’enfance
sous l’oppression militaire, l’indépendance de la patrie et ses immenses
espoirs trop vite déçus. Que reste-t-il à faire pour surmonter ce magma de
lacérations et déchirures si ce n’est d’en faire un noeud de sensations pour
armer le poing. Le poing ou la main. La gestualité koraïchienne est
d’instinct spontanée et directe comme un signe de révolte de l’être dans son
angoisse existentielle.
Mais cette écriture devient très vite plus complexe car l’expérience de vie
de l’artiste lui a appris que l’écrit est une vie seconde qui traduit le long
travail de l’ouverture de l’être au monde et que ce travail comporte maints
relais, maintes reprises, maintes perspectives. Le geste signifiant que
Koraïchi a fait sien se prête organiquement à ce genre de tracés caractériels
qui sont autant d’oscillations rythmiques. La sténographie des pulsions
rejoint le graphe des contours de la conscience anthologique. Tout ce que
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
peut entreprendre Rachid Koraïchi est lié à cette intelligence profonde du
fonds culturel de sa tradition écrite.
L’écriture est la vie : l’artiste se sent libre d’utiliser tous les supports qui
jalonnent l’entier parcours existentiel de l’Islam. Les objectivités s’envolent
aisément du parchemin pour venir orner, justifier, nommer et transcender le
cuivre, l’ivoire, le bois, la céramique. La vie est dans l’écriture : telle est la
grande leçon mentale, et sentimentale que Rachid Koraïchi a retiré
d’emblée de sa culture. La vie dans l’écriture cela implique aussi la prise en
compte de l’immense liberté dès lors qu’il a acquis sa parfaite autonomie
gestuelle. Respecter le rite c’est aussi savoir s’en éloigner et cette distance
est la marque même des individus conscients et responsables qui entendent
assumer leur vision du monde dans sa dimension de vraie générosité qui est
un humanisme universel.
Dans notre époque post-moderne, creuset d’une société post-industrielle
qui s'ignorera, par la force des choses, la belle, la terrible, l’impitoyable
liberté gestuelle de Rachid Koraïchi constitue le plus pure acte de foi dans
l’homme. Un homme qui n’a pas besoin de travestir les données formelles
de sa tradition et de sa culture pour exprimer le cri profond de son âme et la
réalité de sa vision.
Pourquoi faire un discours aussi grave devant des propositions
esthétisantes ou à la limite décoratives, me direz-vous? En bien je vous
répondrai que tout est là. Tout réside dans cette idéologie du décor qui
transcende le formalisme du discours écrit et sa sémantique routinière.
La graphie gestuelle s’affirme en tant que telle comme un fait en soi, lié à
la responsabilité même de l’auteur. Elle est automatiquement libérée de ce
fait de la pesanteur intégriste du sens rituel. Elle se trouve directement
projetée au carrefour universel de la rencontre des signes.
L’écrit renonce à son sens pour mieux exprimer les pulsions
fondamentales de l’humain élémentaire. L’écrit non écrit rejoint les aspects
immédiats et primaires de communication non verbales sur lesquelles se
fondent tant de rythmes conceptuels qui constituent l’amorce de notre
sensibilité post-moderne.
Ces exercices de style/non-style constituent pour nous les regardeurs
d’authentiques travaux pratiques qui nous préparent à assumer la culture
des nouvelles technologies.
Le jour où l’implacable rigueur de la pensée binaire sera compensée par
un troisième élément du calcul, lorsqu’à “oui” et à “non” viendra s’ajouter
“peut-être” alors comprendrons-nous mieux le sens de cette idéologie du
décor dans l’unité qui élimine le sens lié au caractère pour lui faire vivre la
plénitude de sa liberté en tant que signe de l’homme fondamental et éternel.
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
Rachid
KORAICHI
•
"La nostalgie du futur… "
"… l’artiste est le libérateur des signes. Ne pouvant nous
libérer, ni libérer nos proches, ni libérer l’espèce humaine,
nous libérons leurs “équivalences”, nous faisons dire et
danser nos “doubles”, nous inondons le monde d’une
subversion muette… "
Cher Rachid,
Il fait sombre dans ma mémoire… c’était à Paris il y a au moins dix ans.
Dans une galerie j’avais vu une de tes gravures, des lettres noires au pinceau
sur un fond également écrit. Je ne te connaissais pas. J’ai eu la subite
impression d’atterrir sur une surface que je ne connaissais pas mais qui était
l’objet d’une rencontre, comme un explorateur “découvre” la forêt tropicale
ou les sources du Nil.
C’est très simple : au début des années 70, je cherchais l’émergence de
l’écriture de la peinture arabe. Je cherchais plutôt une “certaine” écriture,
une qualité du coup de pinceau et de la ligne, la résurgence d’une écriture
(même si elle demeurait parfaitement lisible).
Nous avons, nous les Arabes, un lien sacré avec l’écriture : un héritage
qui a investi les caractères de notre alphabet d’un pouvoir de feu. L’écriture
est la trace de feu sur une feuille de papier : feu de l’esprit, feu de l’encre
noire. Et c’est ce côté triomphant et brûlé, c’est-à-dire cette victoire de
l'esprit qui se consume dans sa propre victoire, que je recherchais, et que j’ai
trouvé ce jour-là dans ton oeuvre graphique. C’est cela qui m’est cher dans
tes gravures : une force d’affirmation, un sentiment de pérennité investi de
son contraire : le sentiment que l’éternel est une fulgurance.
Ce sont là, diront certains, les caractéristiques de la calligraphie arabe
classique : oui, tu n’es pas un calligraphe dans le sens classique du terme,
mais de rares peintres, comme toi (et Shakir Hasan Al-Saïd, par exemple, à
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
Baghdad), ont une écriture désacralisée qui provoque un choc spirituel aussi
intense que celui qui a été provoqué par les vieux manuscrits à l’écriture
strictement codifiée.
Ces qualités attribuées à ce qui, dans la tradition, était considéré propre à
ce qui est éternel, notre tempérament d’Arabes le transmet aussi (et
aujourd’hui) à ce qui est vivant : il y a des écritures expressives dans ton
travail, et il y a aussi une foule de personnages : non pas le portrait , mais la
présence de l’humain, l’être humain devenu signe parmi le signe. Le signe
chez toi est cousin de l’écriture. Il appartenait à la famille. Tout est dans
l’Univers chez nous, tout est apparenté. Tes personnages sont donc des
signes : tout comme tes lettres noires, ils ont une présence obsessive. Ils
existent à jamais. Et, eux aussi, sont brûlés.
"… des mémoires calcinées
et pourtant vivantes… "
Brûlés, d’abord, dans ta conscience politique : enfant de la Guerre de
Libération de l’Algérie, adulte au coeur brûlé par la tragédie palestinienne,
tu as vu le feu et tu le comprends. Nous avons le privilège d’avoir des
mémoires calcinées et pourtant vivantes.
Tes personnages (et ce qui les entoure) naissent donc sur tes oeuvres
vivants et morts, simultanément. Ils ne peuvent jamais mourir, parce qu’ils
sont déjà morts au départ, et en cela ils ont une vie indestructible. Tu peins
donc notre condition humaine essentielle.
Le signe chez toi, devient à son tour écriture, il est chargé de sens à un
point tel qu’il n’est plus une image simplifiée, mais une idée-force, une
idée-pouvoir, une idée-magie.
Tu multiplies écritures et signes avec fureur. Tes oeuvres ont la folie de la
répétition et de la totalité. Tu aimerais écrire, lettres, phrases, signes, et
hachures, sur les arbres, sur tout support, et peut-être même sur la surface
impalpable de l’air. Pourquoi? Pourquoi tout ce cri qui est aussi tout un
silence? Parce que le passé et le futur te hantent, et parce que l’énormité du
possible attire ton énergie. Mais il y a aussi autre chose, peut-être, dans cette
frénésie, il y a le soupçon que la réalité est multiple, et que l’une des
manifestations de la réalité est le signe de sa répétition, et que l’artiste est le
libérateur des signes. Ne pouvant nous libérer, ni libérer nos proches, ni
libérer l’espèce humaine, nous libérons leurs “équivalences”, nous faisons
dire et danser nos “doubles”, nous inondons le monde d’une subversion
muette. En regardant tes graphismes, je me retrouve devant un miroir.
Ton univers est enfin sorti des feuilles de papier et de la surface plane.
Tes lettres, signes, auxquels se sont joints des chiffres, ont débordé, et
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
comme des fourmis ont creusé des chemins-labyrinthes sur des céramiques,
dalles de briques, murs et tapis.
Mais ce fourmillement chez toi n’est jamais absolu, ce qui aurait pu créer
un cauchemar. Il est plutôt ordonné, et équilibré par des zones, nues comme
la musique l’est, par les interruptions et les silences. Nous avons ainsi des
compositions rigoureuses où le vide, jamais absent, joue le rôle de
répondant.
Ce que j’apprécie tant dans ton oeuvre est donc une modulation
perpétuelle, une sorte d’intention unique aux variations multiples.
J’ai toujours aimé dans l’art islamique son unité extraordinaire dans sa
variété infinie : ces calligraphies, par exemple, qui couvrent des parchemins
ou des murs de briques, ou des céramiques émaillées, ou des dômes de
mosquées, ou des ardoises d’enfant, ou des plaques de cuivre et de bronze,
ou des tapis de prière. Cette folie de l’unicité, ce besoin de repérer une vérité
à l’infini, cet amour fou du Verbe Divin? et du langage — verbal et non
verbal — a crée un univers de civilisation parallèle au grand univers. Cette
essence du monde arabo-musulman, une poignée d’artistes arabes
contemporains lui ont donné une dimension nouvelle. Ils mettent notre
monde dans le courant de l’histoire d’aujourd’hui. Ils prouvent par la
pratique que les prémisses de la sensibilité arabe et celle de notre
civilisation, sont toujours valables et toujours vivantes.
… rompre
avec les divisions arbitraires
de l'art occidental…
Ces artistes arabes, fidèles à eux-mêmes et résolument modernes, sont en
effet très rares. Car il ne suffit pas d’utiliser un seul élément artistique venu
de la tradition pour se réclamer de cette dernière. On peut utiliser la lettre
arabe, par exemple, sans renouer avec ses racines ou sans même donner une
signification à sa toile. C’est qu’il faut utiliser toutes les richesses qui
s’offrent, et comprendre toutes les données d’une culture, et non pas l’un de
ses éléments, isolé de sa relation avec le tout.
Un artiste, je sais, n’est pas, ou n’a pas à être un philosophe : sa pensée
s’exprime visuellement, ou implicitement dans un matériau et une technique
donnés. Matériaux, couleurs et formes, sont le langage du peintre.
Tu prends tes formes chez les artisans arabo-berbères de l’Algérie : des
vases, des assiettes de céramique… Tu as rompu avec les divisions
arbitraires — et je dirais même injustes — de l’art occidental. Tu sais
qu’une jarre de potiers algériens ou marocains, artisans modestes, est
souvent une parfaite sculpture. Tu n’as pas le snobisme qui tue le jugement
du public.
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
De ton métier de graveur, tu gardes la netteté des lignes et des formes, la
clarté des contrastes : en cela aussi, comme en tout, tu appartiens à la vérité
de l’expérience vécue. De nos pays de soleil et d’ombres, tu retiens la
rigueur du soleil et la noirceur de son absence.
Tu gardes aussi, à part le noir et le blanc, la couleur ocre, celle des
argiles, du sable, du henné, du poil du chameau et du Couchant.
Algérien, tu es sensible aux éléments essentiels qui t’entourent : le tapis,
qui est le symbole même de l’habitat, plus que la maison, puisque nos âmes
sont restées, heureusement, nomades. Et tes tapis transportent sur leur
surface un héritage de lettres arabes, des signes berbères, et des bijoux de
femmes. La collaboration de l’artiste et de l’artisan, qui était courante dans
toutes les civilisations du monde, sauf dans l’ère de la machine, est le
nouvel espoir de l’art contemporain, ainsi que de l’architecture. Tu l’as
compris depuis longtemps.
Je suis heureuse que tu aies eu le courage de rompre avec la toile,
détruisant ainsi la hiérarchie qui s'était établie dans les arts. Pourquoi un
dessin ou une peinture sur une poterie ou sur du verre serait-il moins beau,
ou moins noble, que s’il était sur du papier ou de la toile? Tu as compris,
comme assez peu d’artistes du Tiers-Monde, que la décolonisation de la
terre ne sert à rien si elle n’est pas poursuivie dans nos pensées et dans les
formes que nous créons. Je ne sépare pas le moral du politique et de
l’esthétique. Tout se tient. Et tu as toujours d’instinct compris cette vérité, et
tu l’as mise en pratique.
Je sais que tu es une sorte de nostalgie du futur. Un passé que certains
auraient voulu mort, tu l’as rendu vivant en te mettant à son école et son
écoute. En faisant cela tu as rendu le futur possible. L’alchimie est un rêve
— ou un art? — des Arabes.
L’art est une sorte d’alchimie : des matériaux les plus apparemment
ordinaires, il sort une oeuvre magique, et je suis sûre que tes briques, pots,
laines et parchemins, vont créer un monde qui va faire réfléchir et rêver.
L’art contemporain est sur la voie de ce qui a été l’art arabo-musulman. Je
sais que cela est loin d’être évident !
Je veux dire que les principes de base de cet art sont proches de nos
recherches, ces principes étant basés sur l’économie des moyens : les
contrastes dynamiques : la dialectique écriture-dessin et dessin vu comme
écriture; le pouvoir de remplir l’espace tout en créant l’illusion du vide;
l’atomisation du réel pour atteindre le spirituel, et une spiritualité qui n’a
pas peur du réel… Ces principes constituent l’apport de l’art du passé
arabo-musulman au monde. Ils sont aussi également, et par des chemins
différents, ceux de l’art contemporain… pour qui sait le voir et le
comprendre! Il y a des choses qui ne meurent pas et pourtant renaissent sans
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
cesse. Je verrai ton exposition sous cette perspective. Je suis heureuse pour
toi.
Etel Adnan
Sausalito, Californie, février 1988.
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
Rachid
KORAICHI
•
Pour Salomé
par
Michel Butor
Afin de te faire deviner mes pieds la soie du sable,
Afin de te faire suivre mes jambes les brins de l’aube,
un peu gelée blanche,
Afin de te faire découvrir mon nombril les rideaux de l’écume,
les portails du sel,
les ruches de stuc,
Afin de te faire écouter mes mains l’entrecroisement des projecteurs,
les accords du luth,
les parois de faïence,
les rouleaux de parchemin,
Afin de te faire admirer mes bras le tissage des caresses,
les broderies de la montagne,
les serpents des nuages,
la calligraphie de l’argent,
les ciselures de l’horizon,
Afin de cueillir ma poitrine l’enchevêtrement du jasmin,
les constellations en attente,
les navigations et pèlerinages,
les prémonitions et talismans,
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
le miel du chèvrefeuille ruisselant sur le marbre
et le lait perlant aux grappes des palmes,
Afin de te faire sourire mon visage l’interrogation sur le mois nouveau,
le calcul des éclipses et le déchiffrement des phases des satellites
autour des planètes géantes,
la traduction du chant du rossignol au solstice
en architectures et marquetteries,
la répercussion des gongs et tambours de falaise en falaise,
la fumée d’un campement abandonné entre les dunes
avec les confidences de l’anthracite entre les dalles d’obsidienne
au lever de la gardienne des nomades,
le regard d’un chacal brillant dans une fissure et le volètement
d’une chauve-souris sortant d’une caverne,
puis les chuchotements des ruelles odorantes autour
des observations étincelants et des cuisines d’apparat.
Ce poème Pour Salomé accompagne des travaux de Rachid
Koraïchi, dont les voiles peints reproduits dans ce volume.
L'écrivain et le plasticien, l'un venu de son "écart" du Jura et
l'autre des portes bleues de Sidi Bou Saïd, se rejoignirent à
Paris à l'Institut du Monde Arabe et à Beaubourg pour ce
croisement des signes autour de Salomé.
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
Rachid Koraïchi est né en 1947 à Aïn Beïda (Algérie)
Il est diplomé de l'Ecole nationale des Beaux-Arts
d’Alger, de l'Ecole nationale supérieure des Arts
décoratifs de Paris, de l'Ecole nationale supérieure des
Beaux-Arts de Paris et de l'Institut d’Urbanisme de
l’Académie de Paris.
Artiste de renommée internationale, il a fait, depuis
1970, plus d'une centaine d'expositions de peintures,
gravures, sculptures, tissus, céramiques, etc, en Algérie
et dans une dizaine de pays dont la France, les EtatsUnis, le Japon, la Tunisie, l'Arabie séoudite, Cuba…
Il a aussi croisé ses créations avec des textes de Michel
Butor, Mohammed Dib, Mahmoud Darwish, et d'autres
grands écrivains.
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