Rosny et le Japon qui s`ouvre
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Rosny et le Japon qui s`ouvre
Rosny et le Japon qui s’ouvre Patrick Beillevaire En ce 2 décembre, nous avons le choix des commémorations : celle du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte ou celle de la résistance républicaine manifestée par le jeune Léon de Rosny, âgé de quinze ans — il est né en avril 1837. Durant ces journées troublées, selon le témoignage de son ami Désiré Marceron, il imprimait avec d’autres écoliers des bulletins « non » pour faire obstacle aux ambitions du prince-tyran. L’insuccès de cette résistance l’aurait dégoûté de la politique, et il est vrai que l’on ne trouve pas de profession de foi politique dans son œuvre, même s’il resta attaché au régime républicain et aux idéaux progressistes et rationalistes qui s’accordaient avec son spiritualisme maçonnique, et par ailleurs avec un soutien aux prémisses de l’expansion coloniale. L’œuvre savante à laquelle il allait se consacrer est essentiellement un travail de lecture, de déchiffrement du génie propre à chaque civilisation ou nation, celles de l’Extrême-Orient tout spécialement, avec pour conviction qu’il existe une « corrélation intime et nécessaire entre tous les éléments de l’univers ». Comme il le formule à l’âge de vingt-sept ans, la recherche érudite visait, selon lui, à reconstituer la « mosaïque infinie de la création », afin de « rattacher à un même principe et à des corollaires identiques les conditions essentielles d’existence de tous les êtres » (Études asiatiques de géographie et d’histoire, 1864, p. XII). La bibliographie de Léon de Rosny est imposante et d’une vertigineuse diversité ; sa carrière d’enseignant, et plus encore d’organisateur de sociétés et d’éditeur, d’une effervescente densité. Mais c’est sur son seul travail de japonisant, axe central de sa carrière et de son œuvre, que je me concentrerai ici. En très peu de mots, j’en rappelle les débuts. On sait la précocité intellectuelle de Léon de Rosny. À l’âge de quatorze ans, en sus d’une formation de relieur-typographe souhaitée par ses parents, il se passionne pour la botanique, guidé par Adrien de Jussieu. Mais son professeur particulier d’algèbre et de géométrie, Charles de Labarthe — qui bientôt fondera avec lui la Société d’ethnographie — éveille son intérêt pour la Chine et ses philosophes. Abandonnant les sciences, il suit alors, à quinzeseize ans, une grande variété d’enseignements à l’École impériale et spéciale des langues orientales et au Collège de France. Le sinologue Stanislas Julien le pousse à entreprendre l’étude de la langue japonaise. Commence alors pour Rosny un méticuleux et fort productif travail de rassemblement des connaissances acquises par les Européens sur cette langue. Les travaux des sinologues intéressés avant lui par le Japon, Julius Klaproth, Jean-Pierre -1- Abel-Rémusat, sont de peu de portée pour son projet, même s’il profite des ouvrages chinois ou chinois-japonais de leurs bibliothèques, comme de celle de Stanislas Julien, dont il dit dans un hommage posthume en demi-teinte qu’il ne rechignait jamais à prêter livres ou manuscrits. Très vite, également, il délaisse les grammaires et vocabulaires des jésuites João Rodriguez ou Diego Collado, jugés par lui inutiles pour lire la littérature japonaise, car dépourvus de « signes idéographiques » (Rapport à S. Exc. le ministre d’État sur la composition d’un dictionnaire japonais-français-anglais , 1862, p. 22). L’aide la plus précieuse lui est fournie par les travaux de trois savants européens : l’Allemand Philipp Franz von Siebold, qui a passé six ans à Nagasaki, un autre Allemand, Johann Hoffmann, nommé professeur de chinois et de japonais à l’Université de Leiden en 1855, et l’Autrichien August Pfizmaier, ces deux derniers étant redevables à Siebold et comme Rosny des orientalistes de cabinet. Il noue avec eux des relations personnelles. Il saura aussi tirer parti du dictionnaire de Gochkiévitch ou des travaux de missionnaires, comme Charles (Karl) Gutzlaff, qui étaient en contact avec des Japonais. Son Introduction à l’étude la langue japonaise , sous-titrée Résumé des principales connaissances nécessaires à l’étude de la langue japonaise , publié dès 1856 — il n’a que dix-neuf ans, deux ans avant les premiers traités commerciaux signés avec le Japon —, puis la tenue du premier cours de japonais à l’École des langues orientales à partir de 1863, peu après la visite de la première ambassade shôgunale en France, font incontestablement de Rosny un pionnier des études japonaises en Occident. En 1868 est créée une chaire de japonais dont il devient le titulaire. Malgré les nombreux exercices, manuels ou lexiques de japonais qu’il publie à la fin des années 1850 et au cours des années 1860 — publications qui visent à former ceux qui sont maintenant appelés à se rendre au Japon —, c’est encore un peu en sinologue que Rosny aborde l’étude de civilisation japonaise. Bien qu’il ne soit pas toujours enclin à citer ses sources, ses premiers articles sur le Japon, Ezo ou les îles Ryûkyû s’appuient largement sur le Zhufan zhi 諸 蕃 志 (Rapport sur les divers barbares) de 1225, sur le Ditu zongyao 地圖綜要, un traité de géographie publié sous les Ming, et sur la grande encyclopédie sino-japonaise, Wakan sansai zue, de 1712-15, fortement inspirée d’une encyclopédie chinoise parue un siècle plus tôt, et dont Abel-Rémusat avait déjà traduit la table des matières. Au reste, les articles qu’il publie durant cette période, d’abord dans la Revue de l’Orient, qu’il quitte en 1859, puis dans la revue de la Société d’ethnographie, qu’il fonde avec d’autres érudits cette même année — la Revue orientale et américaine — traitent surtout de géographie, au sens le plus large, et sont généralement assortis de propos introductifs prolixes. On trouve en fait relativement peu de choses sur l’histoire ou la religion, et son Mémoire sur la chronologie japonaise de 1857 emprunte directement aux « Annales des empereurs du Japon », Nihon ôdai ichiran, traduites par Isaac Titsingh et -2- publiées à Paris par Julius Klaproth en 1834. Rosny puise aussi beaucoup dans les récits de voyages contemporains et dans les cinq gros volumes de Nippon publiés par Siebold de 1832 à 1839. Si l’on excepte encore une fois ses travaux de linguistiques, son principal travail de japonisant, jusqu’en 1870, est sa traduction du « Traité de l’éducation des vers à soie », Yôsan shinsetsu, publiée en 1868, traduction qui répondait à une demande conjointe des ministères de l’Agriculture et de l’Instruction publique. En 1871, paraît ce qui reste sans doute son travail le plus apprécié, une Anthologie japonaise de poésies anciennes et modernes , traduction du recueil Shika zenyô diffusé la même année pour accompagner son enseignement. Rosny a très tôt déploré la pauvreté des fonds japonais dans les bibliothèques européennes. Dans l’introduction à sa traduction partielle du Nihon-shoki — son dernier travail d’importance dans le domaine des études japonaises, paru en 1884 —, il dit combien lui a été précieux son réseau de correspondants au Japon pour l’obtention d’ouvrages japonais, et combien il a longtemps cheminé à l’aveugle, sans repères solides, incapable même, dans un premier temps, d’apprécier la valeur des ouvrages qui lui arrivaient. Témoignent aussi de ses tâtonnements l’avant-propos à son article sur Motoori Norinaga, paru également en 1884 ( Mémoires de la Société des études japonaises, tome 3) : « Lorsque j’ai entrepris pour la première fois, en 1863, la lecture à mon cours de quelques passages du Nihon-gi, j’ignorais la place absolument exceptionnelle qu’occupait ce beau livre dans l’histoire et les lettres du Japon ; j’ignorais surtout l’existence des grands travaux d’exégèse et de critique entrepris au Nippon pour servir à l’explication de ce livre canonique et à celle de quelques autres monuments également importants de l’antiquité japonaise. » Et ce n’est que lorsqu’il entreprend la traduction d’un premier exemplaire du Kojiki que lui a envoyé du Japon, si je ne me trompe, son ancien élève le Dr. Paul Mourier, guère avant 1880, qu’il découvre que cet « ouvrage offrait les plus grandes ressemblances » avec le Nihon-shoki. On pourra juger de la connaissance que Rosny avait acquise de la littérature japonaise, dans un sens englobant, en parcourant son ouvrage tardif, Introduction à l’étude de la littérature japonaise , de 1896. Ce réseau de correspondants conféra prestige et autorité aux revues et sociétés fondées par Rosny. Il fut aussi pour lui un lien vivant avec un Japon où jamais il ne se rendit. Bien sûr, il y avait d’autres voies, celles des marchands japonistes comme Hayashi Tadamasa ou Siegfried Bing, par lesquelles se fit l’acquisition de livres japonais et se constituèrent d’importantes collections, comme celles de Théodore Duret, de Philippe Burty, des Goncourt, ou bien sûr celle d’Auguste Lesouëf, proche ami de Rosny, entré à la Société d’ethnographie en 1872, à la collection duquel -3- Véronique Béranger a consacré une remarquable thèse. Lucien de Rosny, le père de Léon, américaniste et grand collectionneur, possédait lui-même environ quatre-vingts ouvrages japonais dans sa bibliothèque. Il est notoire, du reste, que collectionneurs et érudits-philologues se côtoyaient assez indistinctement dans les sociétés savantes de l’époque. Mais Rosny, même s’il les aida par sa connaissance du japonais, ne s’intéressa que marginalement aux albums, livres illustrés et enluminés que prisaient les collectionneurs. Dans les années 1860, il fit lui-même l’acquisition d’une petite collection de livres, assez disparates et d’intérêt secondaire, me semble-t-il, rassemblés par un prêtre russe, Ivan Makhov, qui résida à Hakodate vers 1860-61. Mais, outre les dons faits par des visiteurs occasionnels, c’est « à ses amis d’Edo » qu’il doit « en grande partie sa riche collection de livres indigènes », ainsi qu’il l’écrit dans son Anthologie japonaise de poésies. L’identité des correspondants, au moins d’une partie d’entre eux, nous est donnée dans les revues et annuaires de la Société d’ethnographie américaine et orientale et de la Société des études japonaises, crée en 1873. Parmi les Européens résidant au Japon qui ont aidé Rosny, on trouve Georges Appert, conseiller juridique et professeur à Tôkyô, Basil Hall Chamberlain, bientôt professeur à l’Université de Tôkyô, trois anciens élèves de Rosny : François Sarazin, qui sera l’un des précepteurs de l’empereur Taishô, le Dr. Paul Mourier, grand collectionneur d’ouvrages, et Joseph Dautremer, successeur de Rosny aux Langues’O. Il y a aussi deux prêtres de la Société des missions étrangères de Paris, Louis Furet et Eugène Mermet, tous deux entrés à la Société d’ethnographie dès sa création en 1859, alors qu’ils se trouvaient, le premier à Okinawa, le second à Hakodate. De Mermet, devenu très vite bon japonisant, et un des Occidentaux les mieux informés sur la situation au Japon au début des années 1860, je n’ai en fait pas trouvé trace de relation directe avec Rosny. Il est vrai qu’il était lié à Léon Pagès, le rival malheureux, mais réellement moins qualifié, de Rosny pour l’attribution du cours de japonais aux Langues’O. Nul doute, toutefois, que Rosny connaissait ses articles parus dans La Patrie ou son opuscule sur les Aïnous. Le cas de Louis Furet a plus d’intérêt. Furet, scientifique de formation, et qui a vingt-et-un ans de plus que Léon de Rosny, a fait la connaissance de celui-ci en 1852 au Muséum d’histoire naturelle ou au Collège de France. Il lui écrit peu après son arrivée à Hongkong, fin 1853. Sa seconde lettre de Hongkong, datée d’août 1854, est aussitôt publiée par Rosny dans la Revue de l’Orient. Plusieurs articles de Furet sur Okinawa et sur son voyage au nord du Japon avec l’expédition de l’amiral Guérin, présentés comme des lettres à Léon de Rosny, vont ensuite paraître dans cette revue jusqu’en 1861. En 1858, dans les Annales de philosophie chrétienne, Rosny édite sa traduction partielle d’un livre de morale populaire, le Shinkagami-gusa, de 1711 ou 1719, attribué à un certain Kôfûshi, un pseudonyme. Rosny republiera -4- ensuite, en 1857, les articles du missionnaire sur son périple à Ezo et en mer d’Okhotsk, puis, en 1860, les mêmes lettres augmentées de celles sur Okinawa, d’une traduction du « Notre-Père » en langue ryûkyû, de plusieurs vocabulaires et de la traduction du Sinkagami-gusa. Ce dernier recueil fit l’objet d’un commentaire élogieux de la part du philologue, indianiste et spécialiste de mythologie comparée, Max Müller ( Saturday Review, 26 janvier 1861, p. 102, cité dans Rapport à la Société d’ethnographie pour 1865, p. 69). Furet, de son côté, envoie à Rosny, d’Okinawa, en 1857, « trois petits volumes de Confucius chinois-japonais », puis, en 1858, un dictionnaire japonais non identifié. Rosny proposa aussi, sans succès, à la Société des missions étrangères d’acheter les caractères japonais qu’il faisait graver à l’Imprimerie impériale. Furet reçut son diplôme de membre correspondant de la Société d’ethnographie à Okinawa, au milieu de l’année 1860, honneur qu’il ne refusa pas malgré la défiance de ses supérieurs à l’égard de Rosny. Parmi les correspondants japonais les plus anciens, entrés à la Société d’ethnographie en 1862, il y a trois membres subalternes de la première ambassade shôgunale, conduite par Takenouchi, venue en Europe en 1862 pour renégocier les traités : Fukuzawa Yukichi, le penseur le plus célèbre de l’ère Meiji, Mitsukuri Shûhei, qui sera plus tard professeur de yôgaku (études occidentales) à l’institut Keiô fondé par Fukuzawa, et Matsuki Kôan, ancien médecin du daimyô de Satsuma Simazu Nariakira, et qui surtout deviendra en 1873 ministre des Affaires étrangères sous le nom de Terashima Munenori. Pour Rosny, la rencontre avec ces envoyés japonais fut capitale. D’abord, parce qu’elle fut pour lui l’occasion de faire la preuve de sa capacité à parler japonais en servant d’interprète, quelles qu’aient été les faiblesses de son japonais, auxquelles remédia un usage palliatif de l’anglais. Ensuite, parce que au cours des longues conversations amicales qu’il eut avec Fukuzawa, Mitsukuri et Matsuki à l’hôtel du Louvre, lors de promenades ou à son domicile, puis à La Haye et à Saint-Pétersbourg, où il les accompagna, il put corriger ce qu’il appelle la « défectuosité de ses données » sur le japonais et recueillir quantité d’informations et de textes calligraphiés dont il usa ensuite dans ses enseignements, notamment dans sa Chrestomathie de 1863. De son côté, Fukuzawa Yukichi mit à profit ses échanges avec Rosny pour le premier volume de Seiyô jijô (État ou situation de l’Occident), paru en 1866, dont Rosny reçut un exemplaire. Il est amusant de noter que dans son compte rendu de cette ambassade, savamment intitulé « Notes sur l’ethnographie du Japon », Rosny écrit qu’il a vu « peu d’hommes absorber une égale quantité de spiritueux, sans en souffrir d’une manière apparente et sans donner les moindres apparences d’ivresse » (Bulletin de la Société d’ethnographie, 1862, p. 55). Matsuki Kôan, futur Terashima Munenori, revint en France avec la mission secrète de Satsuma en 1865 sous le nom d’Idemizu Senzô. Il s’initia alors à la photographie et les très beaux vers que lui inspira cette expérience sont reproduits par Rosny, avec leur calligraphie originale, dans son Anthologie japonaise de poésies : Shashin-jutsu wa zôbutsu-sha no ga ni shite kôki wa -5- sono fude nari : « La photographie est une peinture du Créateur, dont le pinceau est la lumière » (on notera que dans sa transcription Rosny écrit shinsha et butsuzô). Un très jeune membre de l’ambassade de 1862 (il n’a que vingt-et-un ans), Fukuchi Genichirô, que Rosny avait vu aux côtés de Fukuzawa, revint lui aussi à Paris avec la mission de Satsuma en 1865, année où son nom apparaît dans Revue orientale et américaine. Proche de Shibusawa Eiichi et d’Itô Hirobumi, il participera à l’ambassade Iwakura de 1873 puis, devenu journaliste sous le nom de Fukuchi Ôchi, fera carrière à la fois dans la politique et la critique artistique. Il fut notamment rédacteur en chef du Tôkyô nichi-nichi shinbun. Les noms de quelques autres correspondants japonais méritent d’être relevés. Celui de Kurimoto Teijirô, par exemple, qui apparaît en 1868. Désigné comme « capitaine de vaisseau à Edo », il est le fils adoptif de Kurimoto Jo’un, haut fonctionnaire du gouvernement d’Edo, très proche d’Eugène Mermet, qui servit la politique de soutien de la France au régime shôgunal déclinant. Il semble que Kurimoto Teijirô soit arrivé à Paris avec la délégation shôgunale pour l’Exposition universelle de 1867. Son père, Jo’un, y arrivera en août, chargé par le gouvernement shôgunal d’une demande de prêt à la France, ce qui lui épargna d’être pris dans la guerre civile et sans doute lui sauva la vie. Quoi qu’il en soit, Teijirô resta quelques années en France et il fut le premier répétiteur japonais de Rosny aux Langues’O (c’est Léon de Rosny qui introduisit dans cet établissement le recours aux « répétiteurs indigènes »). Il contribua lui aussi par un court poème à son Anthologie japonaise de poésies. À partir de 1873, on note, parmi les correspondants, les noms de Harada Kazumichi, officier d’artillerie venu à Paris avec la mission Iwakura, futur membre du genrôin ; celui de Narushima Ryûhoku, précepteur des shôgun Iesada et Iemochi, mais aussi officier de cavalerie, intime de Charles Lemoine qui avait conduit la première mission militaire française au Japon — Harada sera ensuite écrivain et rédacteur en chef du Chôya shinbun ; autre nom, celui de Shimaji Mokurai, moine du Nishi-Hongaji. Trois autres noms encore, qui apparaissent un peu après : celui de Ogura Iemon, ou Umayabara Jirô, futur juge venu étudier le droit en France, qui publie dans les Mémoires de la Société des études japonaises, en onze livraisons, une traductionadaptation du Nihon gaishi, de Rai San’yô, sous le titre « Histoire indépendante du Japon » ; Hamao Arata, futur président de l’École des beaux-arts de Tôkyô, puis de l’Université impériale de Tôkyô, qui fut brièvement ministre de l’Éducation en 1897 ; troisième nom que je ne veux pas oublier : celui de Goseida Yoshimatsu, peintre occidentaliste, élève au Japon de Wirgman et de Fontanesi, qui passe les années 1880 en France, où il travaille avec Léon Bonnat, et que l’on dit être le premier peintre japonais exposé au Salon de Paris. Goseida est aussi l’auteur des splendides illustrations qui ornent deux exemplaires de l’ Anthologie japonaise de poésies de Rosny. -6- Enfin, on trouve aussi parmi les correspondants, les assistants japonais, ou « répétiteurs indigènes », qui succédèrent à Kurimoto Teijirô auprès de Rosny aux Langues’O, notoirement, Imamura Warô, futur conseiller d’État, qui contribua beaucoup aux revues de Rosny et au premier congrès des orientalistes en 1873, et Matsunami Masanobu qui, en dehors d’un début de traduction du Manyôshû et du catalogage de la bibliothèque de Paul Mourier, donna au Mémoires de la Société des études japonaises, en 1884, un an après sa parution au Japon, la traduction d’un chapitre du Tôyô minken hyakka-den, un recueil de biographies de précurseurs de la défense des droits civils, du journaliste et partisan du Jiyû minken undô, Komuro Shinsuke ou Angaidô. Le catalogue du fonds japonais légué par Léon de Rosny à la bibliothèque municipale de Lille, établi par Peter Kornicki, montre par ailleurs que d’autres membres des ambassades shôgunales de 1862, 1864 ou 1867, ou des Japonais venus ensuite en France, donnèrent des ouvrages à Rosny, sans que leurs noms figurent parmi les correspondants de ses revues : Seki Shinpachi et Takashima Sukehiro en 1862, Otsukotsu Wataru et Yamanouchi Rokusaburô en 1864 (Yamanouchi revint pour l’Exposition universelle de 1867), Kawada Hiromu, venu une première fois à Paris en 1864, mais à nouveau en Europe de 1877 à 1882, Tanaka Rikusaburô en 1868, Samejima Naonobu, premier représentant du Japon à Paris après la Restauration de Meiji. Des lettres reçues par Rosny de ses correspondants, il ne reste, je crois, quasiment rien. On serait toutefois porter à croire que certains d’entre eux l’ont invité à proposer ses services au gouvernement shôgunal. Les archives de l’Université Keiô possèdent en effet trois lettres de Rosny adressées au ministre des Affaires étrangères à Edo. Plus exactement, une lettre de la main de Rosny en date du 10 mars 1867, une autre de la main de Charles de Labarthe, du 26 mars, mais qui elle aussi porte le visa de Rosny, et une seconde lettre de Rosny, du mois d’août de l’année précédente, 1866, mais dont nous n’avons que la traduction en japonais. Quelques kanji, pour des toponymes ou des titres, sont insérés dans le français pour être lus verticalement. Que contiennent ces lettres ? Elles donnent de brèves informations sur la situation politique dans divers pays européens, sur la défaite de l’Autriche face à la Prusse, sur la question d’Orient, ou même sur le départ des troupes françaises du Mexique, et aussi sur les progrès de l’armement. Surtout, elles expriment l’inquiétude de Rosny devant l’absence de délégation shôgunale à l’Exposition universelle de 1867 (elle n’arrivera qu’après l’ouverture de l’exposition). Le fief de Satsuma est, lui, déjà présent et ses représentants sont reçus au ministère d’État. Cette situation donne une impression de -7- faiblesse du gouvernement d’Edo, alors que Satsuma passe pour un État autonome, sinon souverain, d’autant que son seigneur est paré du titre de « roi des Ryûkyû » et qu’il fait offrir aux officiels, en son nom, de belles décorations rappelant la Légion d’honneur et portant les kanji « Satsuma Ryûkyû-koku ». Satsuma avait en effet pour agent le comte Charles de Montblanc, membre de la Société des études japonaises et successeur de Rosny à sa présidence, qui défendait l’idée que le Japon était une « confédération de princes indépendants ». Rosny regrette vivement d’être dans l’incertitude sur la manière de voir du nouveau Taïkoun (Tokugawa Yoshinobu), auquel la France, assure-t-il, se doit de rester fidèle, et il demande au ministre de lui adresser ses instructions pour les faire connaître dans la presse. Il suggère aussi l’intérêt pour le Japon d’avoir en Europe une mission militaire permanente, ce qui éviterait au gouvernement d’Edo des achats d’armes inutiles, tant la capacité meurtrière de celles-ci s’accroît rapidement. Rosny offre de se charger de l’organisation de cette mission et de ses contacts avec les gouvernements européens. Le brouillon de réponse en français, daté de juin 1867 — à l’adresse de Léon de Rosny, 15 rue Lacépède — le remercie pour les renseignements fournis et pour ses suggestions dans l’intérêt du Japon, et elle ne le dissuade pas de continuer à informer le gouvernement d’Edo. Elle est signée par les gaikoku bugyô Tsukahara Masayoshi, Asaina Masahiro, Ezure Akinori, Ishino Noriyoshi et Kawakatsu Hiromichi. Rosny, dans un article au Temps du 21 août 1866, avait par ailleurs assez bien décrit l’ambiguïté de la position de Satsuma face à la rébellion de Nagato (Chôshû). Comment Rosny perçut-il la Restauration de Meiji ? C’est difficile à savoir, car il n’en traite pas vraiment. Le Japon est pour lui « un pays vigoureux », qu’il oppose maintenant à une « Chine usée, inerte et décadente ». Les « Japonais s’identifient à nous », « ils ont le sens du progrès », écrit-il aussi. En 1868, il publie le premier numéro de sa revue en japonais, Yo-no-uwasa (La rumeur ou l’écho du monde), qu’Alain Briot a eu la bonne idée de traduire pour l’ouvrage de Bénédicte Fabre-Muller, Pierre Leboulleux et Philippe Rothstein (Léon de Rosny, 1837-1914. De l’Orient à l’Amérique , 2014). Il n’y aura que deux numéros publiés, alors que trente numéros par an étaient envisagés. Dans le préambule de ce premier numéro, Rosny exhorte le peuple japonais, « sans aucun doute le plus intelligent des peuples d’Asie », à s’informer de ce qui se passe dans le monde, afin « de faire fructifier son intelligence ». Son intention est de les y aider par cette revue, et il lance un appel à souscriptions auprès des Japonais du Japon avec, en guise de slogan : « Si vous répugnez à marcher accroupis, ces articles vous plairont » ! Il y est question du télégraphe électrique, du fusil à chargement par la culasse, de la photographie en couleur, des relations avec le Japon de l’Espagne et de l’Autriche. -8- Il faut bien le reconnaître, l’intérêt de Rosny pour le Japon s émousse peu à peu à partir des années 1870, même s’il publie encore une traduction des Jitsugokyô et Dôjikyô attribués à Kôbô-Daishi (Kûkai), et surtout celle de la première partie du Nihon-shoki, en 1884, un magnum opus, dont François Macé va vous parler. Rosny publiera aussi de petits articles toujours nourris de sources anciennes, du Kojiki, par exemple, mais le bouleversement qui s’accomplit au Japon, son ampleur, et plus encore le soubassement sociohistorique qui préside à la réussite de cette mutation, paraissent échapper à l’imaginaire qui avait jusque-là sous-tendu si sûrement ses travaux de japonisant. Il n’aura pas publié de grand ouvrage sur le Japon, seulement des recueils d’articles peu homogènes, La Civilisation japonaise en 1883, Feuilles de momidzi en 1901. Le Japon y est appréhendé du point de vue d’une histoire monumentale, selon l’expression de Nietzsche, une approche qui préparait mal à accueillir les extraordinaires transformations de l’ère Meiji. Son article sur « Les sciences et l’industrie au Nippon » est désuet, celui sur « La révolution moderne au Japon », bien qu’il y rapporte certains des premiers remaniements institutionnels du régime de Meiji, ne peut se comparer à ce qui se publiait désormais au Japon ou en Occident sur la politique et la société japonaises. De plus, il prête à l’empereur un rôle d’agent dans la modernisation du pays, à la façon des souverains éclairés qu’a connus l’histoire européenne. Pendant deux décennies, recherche érudite et chronique de l’actualité étaient allées de pair chez Rosny. Mais, avec la Restauration de Meiji, le Japon était sorti des bibliothèques, la « mosaïque de la création » devenait infiniment plus vaste. Rosny choisit, lui, de se diriger vers l’horizon d’un spiritualisme universel, toujours accueillant, cependant, aux leçons d’un Extrême-Orient atemporel. -9-