« Il est impossible de voir rien de plus sale et de plus joli »

Transcription

« Il est impossible de voir rien de plus sale et de plus joli »
Centenaire de la loi du 31 décembre 1913 sur les monuments historiques
De la loi au monument : Marseille 1
Robert Jourdan, conservateur régional des monuments historiques
« Il est impossible de voir rien de plus sale et de plus joli. »
Prosper Mérimée, Marseille, septembre 1834
Vue aérienne © Robert Jourdan, drac paca crmh
La première prise de vue photographique connue de Marseille, réalisée dès octobre 1839 par Horace Vernet (le petitfils de Joseph Vernet) représente son port, barré par le fort Saint-Jean et le fort bas de Saint-Nicolas, le fort
Ganteaume, saisi d’un point de vue à peu près comparable à celui retenu par le grand peintre.
Le (Vieux) Port, monument premier au fondement de Massalia, n’est pas protégé au titre des monuments
historiques, il l’est au titre des sites depuis 1932.
Le monument historique, îlot de protection
Nous le verrons plus loin, la notion de monument historique, installée formellement avec la Révolution française,
n’a cessé d’évoluer dans ses champs typologiques et historiques ; elle laisse ouverts toutes possibilités de réceptions
nouvelles, et un dialogue avec la législation sur les sites : comment ainsi protéger un jour l’extraordinaire Canal de
la Durance (le Canal de Marseille) dans sa totalité, dont les vestiges de la digue de la prise d’eau initiale, à hauteur
du nouveau pont de Pertuis, ont été détruits récemment ?
L’Ile du Diable (qui comprend la maison d’Alfred Dreyfus) et qui forme avec deux autres îles les îles du Salut sur
la commune de Cayenne, a reçu en commission nationale des monuments historiques du 19 mars 2012 un avis
favorable au classement au titre des monuments historiques pour la totalité de sa superficie, au-delà des
constructions et aménagements des bagnes, tandis que l’Ile de Dieu, ou plus raisonnablement l’Ile des Saints - SaintHonorat à Lérins, au large de Cannes, berceau du monachisme occidental - est classée au titre des sites avec
quelques parties seulement classées au titre des monuments historiques depuis 1840.
A travers le XIXe siècle
Le Service des monuments historiques est né politiquement et formellement en 1830 avec la création du poste
d’inspecteur général des monuments historiques, confié au jeune historien et critique d’art Ludovic Vitet, au rôle
immédiatement essentiel (et durable puisqu’il aidera son successeur), puis, quatre ans plus tard et pour vingt ans, à
l’étonnant philologue, historien, archéologue et écrivain Prosper Mérimée.
A sa demande, la Commission des Monuments Historiques, créée en 1837 principalement pour répartir les fonds de
l’Etat au bénéfice de la sauvegarde de monuments jugés importants, fera appel en 1840 à des architectes connaissant
la structure des édifices anciens, qui constitueront par la suite le corps spécialisé des architectes en chef des
monuments historiques.
Crypte de l’abbaye Saint Victor © Françoise Thurel, drac paca crmh
La première liste formalisée des monuments pour lesquels des secours ont été demandés date précisément de 1840 :
pour Marseille y figurent le « Musée de Marseille » (alors dans l’ancienne chapelle des Bernardines – Lycée Thiers),
les « Tombeaux de l’abbaye Saint-Victor », les « Caves de Saint-Sauveur » (vastes structures d’époque
hellénistique, au sud de la place de Lenche, réutilisées en sous-sol par les Bénédictines de Saint-Sauveur, reconnues
depuis le XVIIe siècle par les érudits marseillais, en partie détruites en 1858 par le propriétaire d’alors), « l’Eglise de
la Major », la Tour de Saint-Jean (du Fort Saint-Jean), la « Butte de Milon » (non pas les vestiges de la Maison de
Titus Anneus Milon, probablement un édifice médiéval rue des Grands Carmes, détruit au début du XIXe siècle,
mais en fait le Buste de Milon, croit-on, placé dans une niche de la façade de ce même édifice), la Porte Joliette
(détruite avec les grands travaux du Second Empire), « l’Autel Saint-Lazare » (l’admirable chapelle renaissante
Saint-Lazare, à double arcature, due au sculpteur Francesco Laurana et achevée en 1481), pourtant dans « l’Eglise
(cathédrale) de la Major », la Vieille-Major.
La Vieille Major © Médéric Mieusement, Ministère de la Culture, Médiathèque
de l’architecture et du patrimoine
Détail de la chapelle Saint Lazare de Francesco Laurana,
La Vieille Major © Robert Jourdan, drac paca crmh
La loi du 31 décembre 1913 prend appui sur un premier dispositif législatif, la loi du 30 mars 1887, fondamentale.
Auparavant seules des circulaires ministérielles -il faut signaler les trois circulaires remarquables et courageuses de
1841 du ministre de l’Intérieur Duchâtel- définissaient et organisaient les missions et le travail du service des
monuments historiques. Cette loi dépasse les limites du dispositif de 1887 (poursuite de la dégradation de
monuments majeurs ; situation générale du patrimoine religieux, édifices comme objets ; dépeçages et exportations
d’édifices, on pense d’abord aux cloîtres en Languedoc et Roussillon) en renforçant le régime du classement par des
sanctions civiles et pénales et celui du classement d’office étendu aux propriétés privées, en créant les procédures de
travaux d’office et d’instance de classement, en élargissant à l’intérêt public ce qui relevait jusqu’ici de l’intérêt
national, enfin en affermissant le régime des objets appartenant aux particuliers.
Mais la loi de 1913, qui systématise et renforce le droit du monument historique inauguré par la loi de 1887, qui met
en œuvre un intérêt public très puissant, est plus encore une loi matricielle : dispositif ferme et dispositif intelligent,
souple, car ce socle enrichi par d’autres apports (inscription, abords) reste celui, depuis 2004, du Code du
Patrimoine, et inspire toujours, y compris dans l’organisation administrative et budgétaire, de nombreuses nations.
Quatre-vingt trois édifices classés ou inscrits
La loi du 31 décembre 1913 établit une liste des immeubles classés à sa promulgation ; Marseille n’y compte plus
que quatre monuments, à l’égal de Tarascon ou Saint-Rémy, alors qu’Arles et Les Baux en présentent dix-huit
chacune, Aix-en-Provence dix (dont aucun de ses cent cinquante hôtels particuliers des XVIIe et XVIIIe siècles).
Figurent ainsi la Cathédrale Sainte-Marie-Majeure (la Nouvelle), l’Ancienne église (cathédrale) de la Major et
toujours les Caves de Saint-Sauveur (dont on a vu le sort), l’Eglise de l’abbaye Saint-Victor et ses souterrains (les
cryptes, anciennes églises successives). Plusieurs monuments ont ainsi disparu des listes (très maigres pour
Marseille) de 1862, 1875, 1889 et 1900.
Cathédrale Sainte-Marie-Majeure (nouvelle Major) © Petit, Ministère de la Culture, Médiathèque de
l’architecture et du patrimoine
Aujourd’hui quatre-vingt-trois édifices sont classés ou inscrits au titre des monuments historiques, le patrimoine des
objets mobiliers et des orgues est également protégé avec 490 oeuvres.
Eglise Saint Férréol les Augustins,
buffet d’orgue (en cours de restauration)
© Stéphane Pesce
Constatons immédiatement que les bastides y sont peu nombreuses : la plupart des 750 à 1 500 (voire 3000), selon
les critères utilisés, ont disparu depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, soit du fait de l’industrialisation spontanée
du terroir marseillais, soit du fait plus récent et tout autant «spontané» des urbanisations collectives puis plus près de
nous promotionnelles. Cinq sont protégées au titre des monuments historiques avec la partie rescapée de leur ancien
domaine, auquel on peut ajouter une bastide « urbaine » récemment inscrite, il y a peu menacée de démolition, et le
« château Borély », somptueux et savant palais à la campagne, commandant un domaine bastidaire de 89 ha en
1778.
Château Borély, vue d’ensemble © Séeberger frères, Ministère de la Culture,
Médiathèque de l’architecture et du patrimoine
Décor peint sur dessus de porte concave, 2e étage du château Borély
© Robert Jourdan, drac paca crmh
Les principaux monuments du Second Empire, époque grandiose du développement urbain et architectural de
Marseille, sont en bonne part protégés, mais restent à considérer, outre les patrimoines industriel et commercial dans
leur ensemble, des édifices remarquables sinon majeurs, comme l’église Saint-Vincent-de-Paul-les Réformés,
synthèse subtile des gothiques français, tandis que le patrimoine portuaire, dont la Jetée monumentale du Large,
attendra encore une reconnaissance culturelle et un consensus des gestionnaires.
Eglise Saint-Vincent-de-Paul © Séeberger frères,
Ministère de la Culture, Médiathèque de l’architecture
et du patrimoine
Au « tournant du Siècle » -fin XIXe, début XXe-, l’atelier du photographe Nadar puis de la dynastie Detaille a
échappé à la démolition partielle en 2011 pour être inscrit en 2012. Depuis, son propriétaire et le service des
monuments historiques recherchent un usage adapté à l’histoire et aux dispositions de ce qui représente sans doute le
dernier atelier - au niveau mondial, et fort bien documenté - d’un des plus grands photographes du XIXe siècle.
Le XXe siècle est couvert par des protections incontournables : la Cité Radieuse, les immeubles de la Reconstruction
de Fernand Pouillon sur le quai du Port, quelques productions de Gaston Castel, le Pharos massaliote de Planier,
ainsi que par 64 labellisations « Patrimoine du XXe siècle ».
Phare de Planier © Sylvie Denante, drac paca crmh
Le patrimoine militaire des XIXe et XXe siècles est, à Marseille, considérable par le nombre et par son intérêt : après
les grands ouvrages de l’époque moderne (sous François Ier, le château d’If et le bastion de la Vigie soutenant
désormais Notre-Dame de la Garde, puis les forts Saint-Jean et Saint-Nicolas sous Louis XIV), des dizaines de forts
et batteries ont systématisé ces deux derniers siècles la défense de la rade et de la ville, témoins d’une sitologie
admirable et d’une adaptation permanente à l’évolution technique des projectiles. Leur inventaire systématique et
approfondi reste à organiser pour faciliter leur compréhension, leur sauvegarde et leur revalorisation historique et
économique.
Passerelle de Rudy Ricciotti reliant l’ancienne Porte
Royale du fort Saint-Jean à la butte de l’église Saint-Laurent,
photo de chantier © Robert Jourdan, drac paca crmh
Aux antipodes historiques et en dédoublement de la rade en quelque sorte - sachant aussi que le périmètre communal
comprend un site préhistorique d’importance mondiale, la grotte Cosquer, avec ses deux périodes d’occupation
remontant à 27 000 et 19 000 ans -, la ville est ceinturée par des oppidum jusqu’à la période protohistorique tardive
indigène : plusieurs sont classés ou inscrits, d’autres justifieraient une protection conservatoire, leur point commun
traduit une difficulté majeure à les conserver.
Entre îlot de protection et urbanisation
Avec la conservation nous touchons là le fondement de la protection au titre des monuments historiques ; nous
l’avons vu avec la liste de 1840, et la loi du 31 décembre 1913 l’a ancré : l’objectif premier du classement (et de
l’inscription) tient à assurer le sauvetage et la conservation du monument, c’est avant tout un outil opérationnel ciblé
sur un monument, ou un ensemble monumental, devant concentrer les moyens d’études et de travaux, y compris le
simple entretien, avec les limites de cette individualisation. Car le monument est souvent un objet déconnecté de son
espace historique ainsi que de ses fonctions et pratiques initiales, il est souvent tronqué (de certaines de ses parties,
de ses décors, de ses mobiliers, de ses aires propres), souvent isolé, réifié dans les évolutions urbaines, sociales et
économiques.
L’industrialisation culturelle des trente dernières années a permis d’apporter des réponses, parfois brutales et
empressées, en réintégrant nombre de monuments dans l’économie, celle du tourisme et du développement
territorial.
Si le territoire marseillais attend encore un grand inventaire systématique de ses patrimoines (monumental certes,
mais tout autant urbanistique, architectural « courant » et « vernaculaire », paysager, portuaire, industriel et
commercial, militaire), permettant de recoudre patrimonialement et peut-être, pour une part, socialement, centre
ancien « historique » , quartiers désignés périphériques, villages absorbés et axes de déplacement composant le
territoire urbain, les initiatives d’universitaires, d’érudits, d’associations et des institutions publiques ne manquent
toutefois pas. Elles devraient consolider ces politiques urbaines et patrimoniales. Mais celles-ci ne peuvent tenir
seulement à la protection, par nature et nécessité restrictive, au titre des monuments historiques ou des sites, elles ne
peuvent que s’inscrire en prospective et au quotidien dans les documents d’urbanisme approfondis, mais aussi dans
les consciences collectives par la diffusion adaptée des recherches et la qualité démontrée des projets patrimoniaux,
urbains, paysagers et architecturaux, et de leurs processus méthodologiques. A Marseille comme ailleurs.
Saint Sébastien par Pierre Puget, Santa Maria Assunta
di Carignano à Gênes © Robert Jourdan, drac paca crmh
Repères bibliographiques
Françoise Choay, L’allégorie du patrimoine, éditions du Seuil, Paris, 1992.
Marcel Roncayolo, Les grammaires d’une ville, essai sur la genèse des structures urbaines à Marseille, éditions de l’EHESS, Paris, 1996
Régis Bertrand, Le patrimoine de Marseille, une ville et ses monuments, éditions Jeanne Laffitte, Marseille, 2001.
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Ce texte est issu de l’article débutant le numéro 242 – octobre 2013 de la revue Marseille consacré aux Monuments historiques