Saint-Pourçain-des-Arts

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Saint-Pourçain-des-Arts
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Paysage perdus n°4 - 2012 - Détail
Format 130 x 97 cm, craie noire, acrylique sur papier marouflé sur toile.
Saint-Pourçain-des-Arts
est le fruit commun de deux acteurs culturels basés à Saint-Pourçain
et décrits dans les pages qui suivent : les Amis de Frédéric Charmat,
qui animent la Maison de la Lithographie, et les éditions Bleu autour.
Leur coopération est ouverte : sans doute d’autres acteurs issus des
mondes de la musique et du théâtre se joindront-ils à eux dans le futur.
Objectif de cette coopération : proposer des manifestations
couplant différentes formes d’expression artistique, la peinture et la
littérature pour commencer. À condition, bien sûr, qu’il y ait des
correspondances et des résonnances entre les œuvres picturales et
littéraires présentées conjointement. Ces œuvres prendront ainsi un
nouveau relief et leur accès s’en trouvera facilité.
Surtout si sont racontées ces correspondances et résonnances,
et elles le seront par les artistes et autres « passeurs » lors des
vernissages et des conférences qui les précéderont. Elles le seront
aussi dans le petit livre qui accompagnera et prolongera chacune des
manifestations. Voici le premier. Il a pour fil rouge Le Grand Meaulnes.
Le second fera rimer Istanbul avec Saint-Pourçain-sur Sioule.
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Dessin de Sébastien Pignon illustrant la couverture de Suites byzantines,
de Rosie Pinhas-Delpuech (Bleu autour, 2009)
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Les détours de Bleu autour
Ouvertes sur l’ailleurs, ce dont témoignent leurs livres de littérature étrangère, notamment traduits du turc, les éditions Bleu autour
ne le sont pas moins sur ces ailleurs que sont aussi pour elles les
entours du lieu, Saint-Pourçain-sur-Sioule, où elles sont basées.
J’allais écrire « implantées », et je l’aurais pu, à condition de préciser
que, si elles sont nées ici, c’est d’assez fraîche date, il y a moins de
vingt ans, en 1997, et que moi qui les ai créées, je ne suis pas d’ici,
or l’on n’est jamais que de son enfance, et la mienne fut turque puis
parisienne.
Braize, Meaulne, Istanbul
Au milieu des années 1970, à un peu plus de vingt ans, je suis parti
pour une France à l’écart, plus rurale qu’urbaine, entrevue à treize
ans, qui m’était étrangère et qui, pour cela, m’attirait, l’Allier, aux
confins du Berry. À Braize exactement, petit village situé en bordure
de la forêt de Tronçais, tout proche de celui de Meaulne (sans « s »
mais non sans rapport avec Le Grand Meaulnes dont l’intrigue se noue
dans le bourg voisin d’Épineuil-le-Fleuriel, « Sainte-Agathe » dans le
roman d’Alain-Fournier).
Étrangère, cette France ? Comme je l’étais à moi-même.
Méconnue, plutôt, ma France aussi, mais voilée. Car, sauf à le rejeter,
l’étranger n’est-il pas, in fine, l’autre, l’étrange qui est en nous et que
nous ignorons ? Comme apprenti journaliste, je me suis jeté sur les
petites routes du département de l’Allier avec la ferme intention de le
connaître, d’essayer de le comprendre, de le raconter, et, en chemin,
de m’y révéler à moi-même.
Peut-être que je le raconterais toujours si, trente-cinq ans après
l’avoir quittée, à l’âge de sept ans, je n’étais pas retourné dans la ville
où j’ai appris à lire et à écrire, où j’ai mes premiers souvenirs, Istanbul.
Moins sur place que, quelques mois plus tard, dans un rêve, un cauchemar, l’adulte que j’étais a vu, littéralement vu l’enfant qu’il avait
été. Passé le bouleversement, d’abord douloureux, qui ne saurait en
quelques pages être un tant soit peu démêlé, j’ai décidé de faire non
plus des journaux mais des livres. Des livres que, pour commencer,
d’autres écriraient et qui diraient des géographies dans la tête, je
n’employais alors pas encore le mot approprié d’exil, c’est de Leïla
Sebbar que bientôt je le tiendrai.
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Coll. part.
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Vichy-Tombouctou dans la tête
© Josette Vial. Ville de Vénissieux
Les titres des deux premiers livres que j’ai publiés témoignent de
ce projet initial : Vichy-Tombouctou dans la tête, de Jean-Michel
Belorgey, qui me soufflera l’intitulé de la collection inaugurale, « d’un
lieu l’autre », et Le Village et enfin, de Luc Baptiste, son village natal
reclus dans la misère et enfin les horizons qu’ouvrent la littérature,
les voyages, l’écriture…
Puis il y eut la rencontre avec Leïla Sebbar, née en Algérie d’un
père algérien et d’une mère française de France, autour de portraits
de femmes sur cartes postales coloniales collectionnées par JeanMichel Belorgey. « Les femmes du peuple de mon père », écrira-t-elle
en ouverture de Femmes d’Afrique du Nord, le premier de nos livres
construits autour d’un corpus d’images. Un livre riche aussi des regards
du collectionneur et, depuis sa seconde réédition, de l’historienne
Christelle Taraud, spécialiste de la prostitution coloniale, car beaucoup
des modèles photographiées pour ces cartes postales dans des studios
d’Algérie ou du Maroc étaient des prostituées.
Leïla Sebbar en 2007, à la bibliothèque Robert-Desnos de Vénissieux.
Photo Josette Vial.
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Mes Algéries en France
Je me retrouvais dans ce livre et dans l’univers de Leïla Sebbar qui
dit l’exil, la violence intime et politique. De la guerre d’Algérie, des échos
m’étaient parvenus à mon retour d’Istanbul, en 1960, j’avais alors sept
ans. Déjà, juste avant notre départ, en été, il y avait eu, au printemps,
un coup d’État militaire en Turquie, j’avais vu des soldats menaçants
chez les riches parents de mon ami turc, j’ai souvenir d’Istanbul vide
où seules les forces armées avaient le droit de circuler, j’entendrai
parler de la pendaison sur une île du Premier ministre Menderes. Puis,
à Paris, vite, des photos sanglantes dans Paris-Match que je n’avais
pas le droit de feuilleter, un bruit d’explosion un jour à BoulogneBillancourt, les discussions enflammées des adultes, Algérie française,
Algérie algérienne, « oui », « non », « OAS » sur les murs, l’attentat
du Petit Clamart, un premier aperçu d’histoire vive française.
De Leïla Sebbar je publierai ensuite Mes Algéries en France qui
ouvrait, elle et moi l’ignorions alors, une trilogie sur ses mythologies
et où elle fait s’entrecroiser textes et images d’elle et de « [ses]
compagnes et compagnons sur [ses] routes algériennes », entre
autres images celles d’un dessinateur-né, Sébastien Pignon. Puis elle
nous donnera des récits, des nouvelles, deux romans, le premier a
pour titre Les Femmes au bain qui, sur la couverture, s’inscrit dans un
« Nu rouge » d’Édouard Pignon, le grand-père de Sébastien, le beaupère de Leïla ; elle lui fait place dans son dernier livre, Le Pays de ma
mère – Voyage en Frances, qui fait suite à sa trilogie du côté de son père.
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Journal de Budapest
Parallèlement, Bleu autour se consacre de plus en plus à la littérature étrangère. Ce fut d’abord, traduit de l’américain, Retours - Journal
de Budapest, de Susan Rubin Suleiman, qui avait repéré Bleu autour
grâce à une brève signalant sa naissance dans Le Monde des Livres.
C’est le récit d’une quête de traces qui mène cette professeur de littérature française à Harvard jusqu’en Pologne où, dans certaines villes,
on ne peut plus trouver aucun document attestant la naissance ou la
mort d’un seul Juif.
Ce furent ensuite deux récits d’enfance turque, Au pays des poissons captifs, de Nedim Gürsel, que j’avais rencontré dans une fête du
livre à Saint-Étienne, et Suite byzantine, de Rosie Pinhas-Delpuech,
amie parisienne de Leïla Sebbar, née dans une famille sépharade
d’Istanbul, un des rares écrivains turcs de langue française. Puis, par
Rosie, la découverte du grand nouvelliste Sait Faik, le pape – un drôle
de pape – de la littérature moderne turque. C’est dans son sillage
qu’écrivent Nedim Gürsel, Orhan Pamuk (que nous avons laissé à
Gallimard !) et Enis Batur qui publie chez Actes Sud et chez nous, qui
est avec Nedim Gürsel le plus français des écrivains turcs.
Puis une économiste parisienne d’origine turque, de nationalité
française aussi, Deniz Ünal, m’apporte sa traduction de l’œuvre en
vers libres d’Orhan Veli, le Prévert ou le Desnos turc, qui avec Nâzım
Hikmet a révolutionné la poésie turque. Il était le contemporain et
l’ami de Sait Faik, leur cause était moins celle du peuple, portée par
Nâzim Hikmet et Yachar Kemal (dont nous avons édité une anthologie
de grands reportages), que celle de l’individu ; aussi sans doute
étaient-ils restés méconnus en France où les premiers « passeurs »
de la littérature turque moderne, des exilés politiques de Turquie, se
retrouvaient davantage dans des textes engagés.
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Les nuits froides de l’enfance
Et toujours par Deniz (car nous convolerons), qui, sous le pseudonyme d’Elif Deniz, dirige maintenant le domaine turc de Bleu autour,
nous publierons la nouvelliste Füruzan et l‘incandescente Tezer Özlü :
lisez d’elle Les nuits froides de l’enfance et La Vie hors du temps, comme
aussi L’arabe comme un chant secret de Leïla, La Chambre aux pommes
de Florence Hinneburg, qui se dit autant par des mots que par des
gravures, l’âpre Discorde de Michel C. Thomas, Sur la route du
Karakoram, de Luc Baptiste (qui s’y révèle aussi photographe), Suites
byzantines (au pluriel, depuis sa réédition augmentée par Rosie
Pinhas-Delpuech de courts récits), Le Facteur d’Üsküdar, d’Enis
Batur, recueil de trente-six romans, et tous les autres livres, jusqu’au
dernier-né, Notre Chanel, de Jean Lebrun, qu’il a écrit entre Fond de
France, dans les Alpes, et la maison forestière de Giverzat, à un jet de
pierre de l’abbaye des Bénédictines de Chantelle, à portée de voiture
de Saint-Pourçain-sur-Sioule, où nous revoilà après ce long détour
par la Turquie. On épargnera d’autres détours au lecteur, car nous
avons fait des incursions dans les littératures arménienne, ouzbek,
norvégienne avec trois écrivains disparus (respectivement Raffi,
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Tchulpân et Olav H. Hauge), dans la littérature russe aussi avec le
bien vivant Evguéni Grichkovets, anglaise enfin ou plutôt de langue
anglaise avec Moris Farhi qui a des origines sépharades et turques et
dont paraît ce printemps Les Enfants du Romanestan, après le recueil
de son œuvre poétique, Cantates des deux continents, publié fin 2013
et comprenant des gravures de Florence Hinneburg déjà citée pour sa
Chambre aux pommes, si vous me suivez toujours…
Visites aux paysans du Centre
© Coll. Henry - de Durat
Donc des livres de littérature étrangère, française aussi, avec,
récemment, un début de collection de rééditions critiques et illustrées de textes classiques qui ont une forte résonnance dans les
contrées du centre de la France. L’idée de la première réédition s’est
imposée comme une évidence aux Rendez-vous de l’histoire de Blois,
quand fut annoncé, en octobre 2011, le thème des Rendez-vous de
2012 : « les paysans ». Je savais épuisée l’unique réédition, en 1978,
de Visites aux paysans du Centre, de Daniel Halévy, dont la lecture, à
mon arrivée dans l’Allier, m’avait donné bien des clés de ce département rouge. Du moins jusqu’aux élections municipales de mars
dernier où même Bourbon-l’Archambault, berceau du syndicalisme
paysan au début du XXe siècle, a perdu son maire communiste et viré
à droite. Cela n’a pas été le cas – la tradition est sauve – de la
commune voisine d’Ygrande, patrie de l’écrivain-paysan Émile
Guillaumin, qui fut la plume des paysans syndiqués du Bourbonnais
et que son roman La Vie d’un simple fit connaître à Paris, d’où il vit un
jour débarquer chez lui l’intellectuel dreyfusard Daniel Halévy,
curieux de ces campagnes alors en ébullition.
Image reproduite sur la couverture de Visites aux paysans du Centre (Bleu autour, 2012).
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Yvonne de Galais chez Pierre Loti
Après avoir revisité les Visites aux paysans du Centre avec des amis
proches, l’historienne Marie-Paule Caire-Jabinet, l’essayiste et ancien
député François Colcombet, mon vieux compagnon de route Didier
Arrachart, avec encore pour préfacier l’ancien ministre Pierre Joxe,
petit-fils de Daniel Halévy, nous avons jeté notre dévolu sur Le Grand
Meaulnes, paru cent ans plus tôt, en 1913. Le journaliste Bernard
Stéphan, qui a coordonné cette réédition, a réuni d’intéressants éclairages sur Alain-Fournier, également sur le personnage noir du roman,
Valentine, dans la vraie vie Jeanne Bruneau, le contrepoint de la lumineuse et inaccessible Yvonne de Galais inspirée d’une certaine Yvonne
de Quiévrecourt. Sur cette dernière, nous étions pauvres, mais nous
ne le sommes pas restés longtemps, grâce à Alain Quella-Villéger
auquel je parle, peu avant qu’il ne soit bouclé, de ce travail collectif.
Natif, comme Pierre Loti, de Rochefort-sur-Mer, il est, avec Bruno
Vercier le spécialiste de l’auteur d’Aziyadé dont ils ont notamment
publié chez nous l’œuvre dessinée et photographique. D’ailleurs, c’est
Loti et cette fois son Pêcheur d’Islande qui nous font nous croiser à
Paimpol lors d’une manifestation qui lui est consacrée. Mais sitôt que
j’évoque Le Grand Meaulnes, Alain me ramène à Rochefort où, racontet-il et écrira-t-il, Henri Fournier eut ses derniers rendez-vous avec
Yvonne de Quiévrecourt qui y avait des attaches.
Alain-Fournier et Pierre Loti ne se rencontreront pas plus à
Rochefort qu’ailleurs, poursuit-il, « mais une photographie atteste, en
revanche, que Pierre Loti reçut en sa fantasque demeure, à l’une des
fêtes qu’il se plaisait à y donner, en l’occurrence une soirée musicale
dite “des Ondines”, Yvonne de Quiévrecourt en personne ! » Dans sa
tunique décolletée garnie d’une guirlande de fleur, parmi les jeunes
femmes déguisées en ondines, elle apparaît absente, troublante.
L’étrange photo, qui date de 1908, eût à elle seule justifié la réédition de ce roman de l’enfance et de l’adolescence, roman initiatique,
tragique aussi, où la quête du bonheur, de l’amour absolu se perdra,
comme toujours est perdu le « paradis de l’enfance ».
Dans une note de l’éditeur, j’écris encore que tout commence par
la « fête étrange » qui désoriente. Dans le « domaine mystérieux »
survient le Bohémien. Ici soudain c’est l’ailleurs. L’horizon s’ouvre, il
faut partir, à Paris, en Allemagne, obéir à cette quête dans l’urgence
de l’avant-guerre. Car, note Pierre Bergounioux dans la préface de la
réédition, Alain-Fournier « a eu, comme Charles Péguy, le pressentiment que la catastrophe était imminente ».
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© Maison de Pierre Loti / Musées de la Ville de Rochefort
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Parmi les jeunes femmes costumées en ondines qui constituent le chœur de la soirée musicale
donnée par Pierre Loti, le 25 avril 1908, dans sa maison de Rochefort, on reconnaît Yvonne
de Quiévrecourt, debout à gauche, de face, en tunique décolletée garnie d’une guirlande de fleurs.
Le personnage masculin déguisé n’est pas Loti, mais l’un de ses invités, un certain Cavailhé.
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Claire Forgeot et ses « paysages perdus »
C’est en ayant en tête ce tragique du roman, qui me frappe à sa
relecture, que je m’interroge sur l’illustration de la couverture. Me
revient en mémoire le flou irisé de la longue scène de la fête dans le
film d’Albiccoco que j’avais vu, adolescent, à sa sortie, en 1967. Je revois
le film, il est loin du roman que je viens de relire, je m’ennuie, c’est une
autre esthétique si c’en est une… Cependant, le traitement impressionniste de la scène de la fête m’aiguille vers des paysages qui eux tomberaient juste, des tâches de couleurs primaires mais parsemées de
points noirs, très noirs, flanquées, parfois barrées de troncs et de
bosquets calcinés du même noir : une série de tableaux de Claire
Forgeot qui a un pied dans l’Allier et un autre à Paris où je les ai vus
exposés. Alors je lui demande, à Moulins, si cela lui dirait de créer des
images qui pourraient être reproduites sur les pages de couverture de
notre réédition du Grand Meaulnes. Je le fais en me gardant d’employer
le mot d’illustration. Je sais bien, en effet, qu’elle entend ne plus se
consacrer qu’à sa seule peinture, après avoir longtemps travaillé et
acquis une notoriété certaine dans le monde du livre comme illustratrice de couvertures, chez Gallimard ou au Seuil, et d’albums pour la
jeunesse, notamment aux anciennes éditions Ipomée, à Moulins, où,
sous leur impulsion, s’est ouvert le Musée de l’illustration jeunesse.
Elle me répond qu’elle est prête à tenter un travail qui s’inscrirait dans
la série de ses « Paysages perdus » et qui serait à prendre ou à laisser.
J’ai pris, des deux mains. Voyez, dans notre réédition, les pages 1 et 4
de couverture, aussi les paysages et feuillages en noir et blanc qui
ouvrent chacune des trois parties du roman d’Alain-Fournier.
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F. Tülin et l’obsession du noyau
Au Sélect, à Paris, la brasserie préférée de Leïla où nous travaillons
et bavardons souvent, le « café près de la gare Montparnasse » qu’évoque Tezer Özlü dans Les nuits froides de l’enfance (de passage à Paris
elle y rencontre un buveur de rakı et de cognac, il est fou de Léo Ferré
et Paris, elle dort avec lui sous les toits les nuits suivantes) au Sélect,
donc, Deniz et moi retrouvons régulièrement Enis et Tülin, Enis Batur
et « Tülin tout court, à la rigueur F. Tülin », précise-t-elle. Elle est
folle de Paris elle aussi, et peintre, grande peintre. Nous avons vu de
ses toiles à Istanbul Modern, le musée d’art contemporain qui borde
le Bosphore, et, il y a peu, dans une galerie d’Istanbul, ses saisissantes variations autour du noyau de pêche qui l’obsède « par le
mouvement perpétuel qu’il crée ». Ce sont des formes différentes,
mobiles elles aussi, qu’elle nous a données pour la couverture et les
pages intérieures du Facteur d’Üsküdar, le second livre que nous
avons fait paraître d’Enis Batur, en 2011, après D’une bibliothèque
l’autre, en 2008, avec une préface d’Alberto Manguel. Mais, contrairement aux œuvres de cet auteur, qui publie aussi chez Actes Sud,
celles de Tülin, qui travaille de plus en plus à Paris où elle habite
maintenant régulièrement, sont inconnues en France. Seulement,
où les exposer ? nous demandons-nous.
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Frédéric et Gilles Charmat
Je suggère au centre de la France, à… Saint-Pourçain-sur-Sioule.
Et je raconte à Tülin qu’au chevet de l’église de cette petite ville, dans
le dos de la Marianne qui surplombe la place du marché, les caves des
Bénédictins abritent chaque été depuis une vingtaine d’années des
expositions d’art moderne sous l’égide d’une association, Les Amis de
Frédéric Charmat, que préside Gilles Charmat, le frère cadet de celuici. Ces caves, mises à la disposition de l’association par la Ville de
Saint-Pourçain, sont aussi dénommées La Maison de la Lithographie,
en raison de presses léguées avant sa mort, en 1988, à l’âge de 42
ans, par Frédéric Charmat, éditeur et critique d’art, dessinateur et
peintre aussi. Peut-être Gilles Charmat voudra-t-il accueillir les
noyaux de Tülin, et les paysages calcinés de Claire Forgeot, et encore,
demain, les gravures de Florence Hinneburg, les dessins et aquarelles de Sébastien Pignon… Oui, il veut, l’union fait la force, me ditil à Saint-Pourçain, après qu’il a feuilleté notre Grand Meaulnes et les
catalogues d’expositions passées, à Istanbul, de Tülin.
« Nu rouge », 1973, huile de Édouard Pignon.
Coll. Dominique Pignon.
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Sur mon bureau surnage – par quel hasard ? – un petit livre
consacré à l’œuvre d’Édouard Pignon. Pourquoi, me demande-t-il ?
Je lui réponds qu’il le saurait s’il connaissait mieux les livres d’une
petite maison d’édition basée à Saint-Pourçain ! Et je lui montre le
« Nu rouge » sur la couverture des Femmes au bain, de Leïla, ainsi
que d’autres œuvres du même Édouard Pignon reproduites dans
d’autres livres d’elle. Puis Gilles me rend la pareille : si j’avais attentivement lu la notice consacrée à son frère Frédéric à l’entrée de la
Maison de la Lithographie, j’aurais découvert que parmi les nombreux
artistes dont celui-ci avait édité des lithographies figurait Édouard
Pignon. Et il m’apportera par la suite une série de photos où son frère
est au côté du peintre et, surtout, l’une des lithographies signées
Pignon qu’il a exhumée : un « Nu rouge » ! Alors aussi une exposition,
demain, de toiles et lithographies d’Édouard Pignon au chevet de
l’église de Saint-Pourçain-sur-Sioule ? J’en reparlerai à Leïla, peutêtre que Dominique Pignon, son mari, dira oui.
Lithographie de Édouard Pignon, 1974.
© Fonds Charmat.
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Saint-Pourçain-des-Arts
Pour ce printemps 2014, du 7 au 31 mai, place aux « Paysages
perdus », de Claire Forgeot, puis à F. Tülin qui, du 12 juin au 23 août,
présente à Saint-Pourçain-sur-Sioule sa première exposition en
France, qu’elle a intitulée « Au-delà du noyau ». Deux expositions
dont les vernissages sont précédés le premier d’une conférence par
l’historienne Marie-Paule Caire-Jabinet sur notre réédition du Grand
Meaulnes, le second d’une rencontre sur la modernité de la littérature
turque contemporaine qu’animera l’écrivain et éditeur Enis Batur.
Suivront d’autres manifestations couplant peinture et littérature, et
pourquoi pas d’autres formes artistiques, musicales ou théâtrales.
Saint-Pourçain-des-Arts est né, autrement dit une série de manifestations à la manière de ces deux premières, et une série de petits livres
comme celui-ci qui les prolongeront et diront de quelles rencontres
elles sont les fruits.
Photo Louise Métayer.
Saint-Pourçain-sur-Sioule, le 21 avril 2014
PATRICE RÖTIG
La Marianne qui surplombe la place du marché à Saint-Pourçain-sur-Sioule.
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