Oscar Wilde et le portrait surréel d`un désir invisible
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Oscar Wilde et le portrait surréel d`un désir invisible
Oscar Wilde et le portrait surréel d’un désir invisible Frank Pierobon IHECS Bruxelles [email protected] ABSTRACT. Oscar Wilde’s only novel, The Picture of Dorian Gray, is an intriguing piece of writing for which the concept of the virtual may usefully serve as a paradigm. Apparently, this novel seems to be just another, albeit brilliant, reinterpretation of the Faustian trade-off between eternal youth and a license to indulge in a potlatch of sinful excesses. Dorian Gray’s beauty is depicted as absolute and it is its absoluteness that both defies description in writing and calls for a picture – a masterpiece of course – the splendour of which may be conveyed only in writing. Art and nature meet only in the absolute and the reader’s imagination does the work of showing something which any actual instantiation would prove inevitably disappointing. This article investigates the various and interconnected statuses given by Wilde to virtual images (paintings and photographs as they exist as hallucinations prompted by the text into the readers’ imagination) and to the metaphysical ideal of physical beauty in mystical overtones and entangled articulations to evil, shame, violence and destiny. « Le vrai mystère du monde est le visible, non l’invisible... » Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray 1. La virtualité à la lumière du désir La virtualité fait rêver, ce qui rend quelque peu difficile le travail de la pensée à son endroit. La perspective de disposer d’un univers de substitution est particulièrement séduisante, à proportion d’ailleurs de ce que ce monde-là puisse être confondu avec le réel : elle serait comme l’œuvre d’un Malin Génie, sans aucune malignité cette fois car l’on accepterait d’entrée de jeu qu’il s’agisse là d’illusions. Toutefois, quelque chose d’indéfinissable vient à manquer dès lors que l’effet de surprise s’émousse et que l’on en a rapidement fait le tour, l’illusion ressemblant à ce point à la réalité qu’elle en a contracté la Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) ISSN 2281-9177 114 Frank Pierobon fadeur et la banalité ordinaires. L’illusion – comme le fantasme – s’use à se répéter et la première séduction des technologies pionnières résidait dans leur existence même : les premières photographies déconcertèrent jusqu’au trouble, non pas tant par ce qu’elles représentaient, mais par le fait même qu’elles représentaient – surtout dans le cas du portrait – sans qu’il y ait eu d’intervention de la part d’un artiste, avec l’inévitable prisme de son regard subjectif, de son style et de sa technique. Aujourd’hui, le questionnement philosophique adressé à la réalité virtuelle reste de prime abord et le plus souvent épistémologique, s’articulant à une volonté indéterminée et profondément non subjective de voir ; par ailleurs, l’objectivité ainsi restituée est ordinairement assujettie à une finalité instrumentale (comme dans les simulateurs de vols ou de situations de combat). Mais osons poser cette question : qu’en serait-il de cette réalité virtuelle si le regard était celui du désir ? Poser la question du désir dans sa dimension originaire de regard, c’est, à notre sens, pratiquer de facto une certaine épochè sur la conception que nous nous faisons ordinairement du monde, qui est celle d’un monde neutre et, pour tout dire désincarné. Ce monde que nous vivons et dans lequel nous vivons suppose toujours déjà de l’autrui, et en sa personne, un corps qui puisse être désirable, sans qu’il y ait pour autant quelque nécessité. Dans ce dernier cas, celui du corps désiré d’autrui, l’épochè s’approfondit car nous devons alors réaliser qu’un tel regard, pour s’avérer désirant, aura nécessairement recouvré sa propre subjectivité : en effet, ce regard redeviendrait ainsi celui singulier d’un corps qui, parce qu’il revient dans le jeu, cesse d’être un universel concret – “un corps en général” – pour se déterminer selon le genre et l’orientation sexuels, et en cela, privilégier ce visible-là plutôt qu’un autre. Or, c’est essentiel, la différence des sexes, obéissant encore et toujours pour l’essentiel à d’anciens paradigmes, assigne le regard (actif) au masculin et le regardé (passif), au féminin. Une certaine idéologie hétéronormative peut ainsi influencer subtilement, sinon invisiblement, les enjeux philosophiques du regard tel qu’il est ordinairement conceptualisé. Il faut donc, pour déconstruire cette idéologie, un nouveau tour de vis dans cette épochè, au risque de l’aporie inhérente à l’adoption d’un point de vue de plus en plus singulier et énigmatique pour rendre compte des concepts aussi larges que la perception, le regard, le virtuel, l’imaginaire, etc. Tentons cependant l’aventure : l’unique roman d’Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, 1 présente pour ce faire une matière providentielle 1 L’intrigue est bien connue, peut-être même trop : Dorian Gray est un jeune homme d’une très grande beauté physique dont un peintre subjugué réalise le portrait. De chef-d’œuvre à chefd’œuvre, de la nature à l’œuvre, une inversion s’opère de par un discret maléfice qui confère à ce Faust modo estetico l’immutabilité de l’image, et à l’image quelque chose de plus que le Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) Oscar Wilde et le portrait surréel d’un désir invisible 115 dans la mesure où les enjeux mutuellement intriqués du regard, de l’image, du fantasme, etc., sont noués d’une manière qui déjoue et subvertit certains automatismes de pensée. Toutefois, il faut le souligner, la politique du regard désirant chez Wilde reste enracinée dans des paradigmes fort anciens : Dorian Gray, objet de l’avidité chastement scopique du peintre de ce fameux portrait, est positionné à la place de l’éromène passif, éphèbe adolescent, que convoitent des érastes adultes qui connaissent bien les règles du jeu (comme c’est le cas pour Lord Henry Wotton, qui lui prodigue l’équivalent d’une éducation socratique). Aujourd’hui, cette hiérarchie actif/passif n’a plus autant cette valeur d’évidence. En évitant ce genre d’anachronisme, l’on peut étudier avec fruit la manière dont le Portrait de Dorian Gray construit un espace qui fait exception aux normes et aux automatismes de toutes sortes qui structurent l’impensé et “l’attitude naturelle” de toute une époque. C’est en effet par un espace de virtualités qui s’évanouissent dès que l’on se sent porté, d’une manière ou d’une autre, à appeler un chat un chat, ou comme Wilde le dit, une pelle une pelle – « to call a spade a spade »2 –, que le désir peut faire dissidence d’avec une sexualité politiquement astreinte à la seule hétérosexualité procréatrice. Ce désir-là n’est d’ailleurs pas un phénomène dès lors qu’il n’en est le plus souvent que la promesse et l’œuvre de Wilde peut ainsi prendre l’allure d’un Bildungsroman, c’est-à-dire d’un “roman d’éducation” dans la mesure où l’initiation à des réalités politiquement invisibles prend la tournure d’une séduction qui a valeur de conversion et qui perturbe totalement la manière de penser l’altérité sexuelle comme une virtualité et peut même, à l’occasion, la rendre actuelle quoique toujours impensable. Cette interprétation, sur fond de politique sexuelle, de la virtualité serait loin d’épuiser la richesse philosophique du Portrait de Dorian Gray à cet égard. En 2 vieillissement : une extériorisation impudique des signes de débauche parmi les plus honteuses et par conséquent les plus secrètes. Tout cela finit très mal, naturellement… Une version plus concise et à notre sens plus puissante de ce roman parut d’abord dans le Lippincott’s Monthly Magazine en juillet 1890, version pour laquelle nous recommandons la reconstitution établie par FRANKEL 2012. Après avoir consenti pour l’édition en magazine à un véritable toilettage pour en gommer les références trop ouvertement homosexuelles, Oscar Wilde étoffa cette première version avec quelques chapitres passablement anecdotiques et c’est cette édition en livre, de 1891, parue chez Ward, Lock and Company que nous citons dans cette étude à partir de la traduction de Richard Crevier, avec une présentation fort riche due à Pascal Aquien : cf. WILDE 2006 [1891]. « […] je déteste le réalisme vulgaire en littérature. Celui appelle une épée [spade] une épée est forcé de s’en servir. Il n’est bon qu’à ça ». WILDE 2006 [1891], p. 262. La traduction de René Crevier est fautive : spade signifie le plus souvent une pelle ; d’ailleurs, cette expression est passée dans la langue. Le contexte – une anecdote rapportée par Lord Henry à propos de l’un de ses jardiniers – renforce le choix ironique d’un exemple aussi prosaïque, pour ne pas dire naturaliste (Zola) ou encore vériste. En fait, la cible de la critique, de la part de Wilde, est le réalisme littéraire prôné en Angleterre par Matthew Arnold. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) 116 Frank Pierobon effet, il ne suffit pas de supposer, comme de par une hypothèse innocente, que le regard désirant redéfinit son espace de vision pour l’architecturer autour du corps d’autrui. Désirer ne suffit pas, voir ne suffit pas, et l’on pourrait même avancer que la fusion téléologique espérée dans le sexe ne va jamais sans malentendu,3 dont le désir peut même à l’occasion se nourrir perversement. Cela mérite quelques explications et pour cela il faut faire retour, comme de juste, aux choses elles-mêmes : chacun sait peu ou prou, à partir de l’expérience, même tue, de son corps, que le désir se déploie tout d’abord en un espace de virtualisation qu’il suscite de par lui-même et dans lequel ce qui est désiré prend consistance et figure, sans qu’elles n’acquièrent pour autant une telle stabilité endurante que l’on puisse parler d’altérité à l’égard de l’objet du désir. Le désir est d’abord fantasmatique, même s’il ne peut jamais se contenter de s’y tenir. La phénoménologie du désir sexuel brouille radicalement les modes ordinaires par lesquels se définissent le sujet, l’objet, soi-même, le monde, l’altérité dans les rapports sexuels effectifs, le virtuel dans la fantasmagorie en laquelle le désir se manifeste tout d’abord, etc. Répétons-le aussi simplement qu’il est possible, le désir n’est pas lui-même un phénomène au sens ordinaire du terme, pas plus que ne le sont toutes les entités qu’il suscite : le corps en tant qu’il est mien, celui d’autrui, ce que j’en sais, ce que j’en vois, ce que je sais de ce que l’on voit de moi, etc. Il serait plutôt une puissance de phénoménalisation, qui justifie d’ailleurs que l’on puisse l’étudier autant que faire se peut en termes de virtualité, à ceci près que cette puissance ne peut jamais, par ses forces propres, aboutir en une production de phénomènes. L’on peut rêver du corps d’une femme désirable, et du désirable lui-même dans la femme, mais tant s’en faut qu’il soit par-là donné, au sens que la phénoménologie contemporaine donne à ce terme, de Merleau-Ponty à JeanLuc Marion. Ce moment virtuel est constamment transi par sa propre négativité, celle-là même qui permet de distinguer principiellement entre le virtuel et le réel. Nous voudrions à cet égard insister sur ceci, qui forme le motif directeur de notre apport : ni la réalité phénoménale, celle d’un passage à l’acte dans le cas du désir sexuel, ni la virtualité fantasmatique ne contiennent de quoi les 3 Peut-on désirer sans aimer, aimer sans désirer? Notre époque postmoderne considère volontiers qu’il s’agit là d’une tautologie, et l’époque victorienne, d’une contradiction. Sur ce point, comme sur tant d’autres, Jean-Luc Marion a parfaitement raison quand il souligne que ce que l’on recherche dans le sexe est justement ce qui ne s’y trouve pas, parce qu’on est toujours déjà à l’affut de ce qu’il faut appeler techniquement la transcendance : « Une personne ne se possède pas plus qu’on ne possède une chair érotisée – on possède seulement un corps physique ou un objet. On ne possède que ce qui ne peut s’aimer. Et dès qu’on s’aperçoit qu’on ne l’aime pas, on le tue – en fait, on découvre qu’il était déjà mort. Il s’agit du complexe d’Orphée : Eurydice se trouve partout, sauf aux Enfers (là où une personne se trouve, il n’y a ni enfer, ni même les Enfers), ou alors, sous ce nom, Orphée cherchait tout autre chose, moins avouable ». MARION 2003, p. 257. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) Oscar Wilde et le portrait surréel d’un désir invisible 117 distinguer : l’on peut s’enamourer d’une apparition ou d’une vision, soit très peu en réalité de ce qu’autrui pourrait donner à voir, dans la mesure où rien ni personne ne se donne d’emblée tota simul dans une nudité frontale. C’est toujours d’abord d’une possibilité dont l’on tombe amoureux. D’une virtualité, dont le passage à l’acte peut nous combler ou nous détruire. Et c’est cela, le vrai propos du Portrait de Dorian Gray. Avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous faut faire une remarque générale qui concerne à la fois le thème du virtuel et la manière dont nous pouvons en traiter : nous voulons parler ici de la médiation, ordinairement méconnue, de l’écriture. Elle est omniprésente, puisque nous travaillons avec l’écriture sur un texte littéraire et elle est un medium tout particulier, s’il faut en mesurer le degré de virtualité. Nous pouvons ainsi oublier qu’il y a écriture lorsque nous lisons un texte, faisant coïncider le regard phénoménologiquement entendu – supposant des yeux, de la lumière, quelque chose à voir, etc. – et nous pouvons tout autant nous rendre sensibles à une certaine matière littéraire, un style, des particularités, qu’ils soient ceux d’Oscar Wilde lui-même ou ce qu’il en reste dans le prisme du traducteur, lequel peut lui aussi en avoir réinterprété la musique. Nous voyons sans yeux, nous entendons sans oreilles et en cela, nous n’avons appréhendé l’écriture que du point de vue du lecteur. Car il faut également tenir compte de l’écriture littéraire en tant que création, dont nous dirons volontiers, s’agissant de Wilde, qu’elle est exploratoire. L’écrivain sait ce qu’il va écrire, mais ce faisant il ne cesse pas de mieux comprendre, par le fait d’écrire, ce qui pourtant ne cesse pas de se métamorphoser. L’écriture est non seulement le pouvoir de dire les choses telles qu’on croit qu’elles sont – ce dont Wilde se garde expressément –, mais aussi et surtout de les réinventer en profondeur et de faire surgir des apparitions que l’on n’attendait pas. Des apparitions ou des pensées, des idées neuves, ce qui laisse entrevoir, outre la fiction littéraire, comment se déploie la réflexion philosophique. Il conviendrait par conséquent de pouvoir produire une véritable phénoménologie de l’écriture dans cette étude de la virtualité, de manière à mesurer précisément comment les positions respectives de l’écrivain et du lecteur peuvent ou non influer sur le concept ainsi exploré. Pour “revenir aux choses elles-mêmes” comme le demande la phénoménologie à partir de Husserl, il faudrait pouvoir se départir de ce qui a pu nous en séparer. Or, la philosophie est de prime abord et le plus souvent elle aussi une affaire d’écriture ; il n’est pas improbable que cette distance qui nous sépare des choses et au delà de laquelle il nous faudrait les retrouver, soit celle, invisible, impalpable et omniprésente, de l’écriture et que le concept de virtualité soit déterminé par la manière dont l’écriture fonctionne pour l’imagination, celle de l’auteur comme celle du Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) 118 Frank Pierobon lecteur, même s’il faut bien distinguer ces deux positions. Or, pour l’essentiel, cette phénoménologie de l’écriture reste à faire, à notre sens. 2. Ce que l’écriture du désir permet : voir avec les yeux de l’imagination « L’amant aime ce qu’il ne voit pas plus que ce qu’il voit ; ou plutôt, il ne voit que parce qu’il aime ce que, d’abord, il ne pouvait pas voir. L’amant aime pour voir – comme on paie pour voir. » Jean-Luc Marion4 Œuvre d’écriture, Le Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde est une véritable encyclopédie du virtuel, dont l’intrigue dans son déploiement suscite une démultiplication considérable de niveaux entre lesquels l’actuel se révèle virtuel, et vice-versa. Cette convertibilité de l’actuel et du virtuel, qui contamine également le départage entre réel et imaginaire a le pouvoir de réenchanter ce monde dans lequel nous vivons ordinairement, où tout trouve sa place assignée une fois pour toutes, à ce point rassurant qu’il pourrait même perdre tout intérêt. La subversion du réel par le virtuel est tout d’abord un effet d’écriture et elle prend sa force dans l’illusion selon laquelle le lecteur se croit admis au sein de l’imaginaire de l’auteur alors qu’en fait, c’est son propre imaginaire qui fournit la matière et l’énergie de la fiction qu’il lit, tout en étant à son tour manœuvré par le désir de l’écrivain, un désir dont celui-ci par ailleurs ne sait pas tout. Toute écriture littéraire de qualité, pourrait-on énoncer, est aventurée, risquée, exploratoire. La conjonction du désir de l’écrivain à celui qu’il révèle chez le lecteur fait toute la magie de ce roman et, en même temps, elle est exactement ce qui se produit dans la conversion qu’opère Lord Henry sur Dorian Gray, une conversion à un désir dont ce dernier ignorait tout, et dont on ne sait jamais in fine, s’il est propre au jeune homme ou s’il est l’effet d’une influence formatrice autant que subversive. Le schème fantastique au cœur du roman, par lequel l’image et son modèle intervertissent leur puissance de révélation, constitue une mise en abîme du rapport du lecteur au texte, dans la mesure où tant le portrait que Dorian lui-même ne peuvent être vus du lecteur que par le prisme de sa propre imagination. C’est ainsi que le lecteur voit Dorian Gray de même que son portrait, le lien de l’un à l’autre étant moins 4 MARION 2003, p. 142. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) Oscar Wilde et le portrait surréel d’un désir invisible 119 la seule ressemblance que cette beauté dont il est donné allusivement à comprendre qu’elle est au-delà de l’imagination... Et par conséquent, l’écriture littéraire réussit ce prodige de susciter l’idée, dans l’imagination, d’une beauté qui pourtant la dépasse de toutes parts. A fortiori, cela explique implicitement qu’il faille la peindre, cette beauté, puisqu’on ne peut pas voir ce que l’on n’a pas dessiné, ceci dit pour paraphraser Goethe 5… il faut la peindre car le regard ordinaire ne suffirait pas à soutenir une beauté aussi surabondante et, inversement, une beauté dont l’on pourrait faire le tour d’un seul regard ne mériterait pas qu’on lui consacre un livre. La construction même du personnage central, Dorian Gray, rend indispensable la médiation de l’imagination. En effet, en évoquant tout simplement un jeune homme d’une certaine beauté, l’on ne demande au lecteur que d’imaginer ce qu’il peut par ailleurs avoir vu à l’occasion, dans le cours ordinaire de sa vie quotidienne. Tout change ici, avec l’hypothèse d’une beauté superlative, qui reflue du portrait magnifié comme chef-d’œuvre vers son modèle. Par la médiation de l’art pictural, Dorian Gray cesse d’être joli pour devenir “beau” de manière transcendante, ce dont par ailleurs il prend conscience. Ce dédoublement d’une même beauté entre la nature et l’art est l’opérateur essentiel du roman, sans compter qu’il accueille le maléfice par lequel l’image évoluera en lieu et place de Dorian. Un tel dédoublement ne va pas sans négativité : entre Dorian Gray et son double pictural, il y a un absolu de trop. Et cette négativité, à son tour, est inhérente à la structure propre au désir. Elle déborde du cadre de l’intrigue pour en imbiber les personnages, lesquels, tous autant qu’ils sont, désirent Dorian du même désir que celui de Wilde, à la fois imaginant et écrivant. Ce que le désir de l’auteur est à son écriture, Dorian l’est à son portrait. Et l’avantage de ce genre d’analogie est que l’on y saisit clairement des rapports entre des éléments dont les concepts respectifs restent obscurs, sinon cachés : le désir homosexuel lui-même, le portrait, la position de l’auteur, toujours omniprésent mais jamais là… Dorian Gray n’entre en possession de sa propre beauté qu’au moment où il la voit enfin, dans le reflet sublimé et virtuel que lui oppose son portrait. Et Oscar Wilde ne voit Dorian qu’à proportion de ce qu’il l’écrit, de manière 5 « Was ich nicht gezeichnet habe, habe ich nicht gesehen ». Je trouve cette phrase ailée de Goethe dans le texte que Jean Clair a consacré à un peintre et graveur slovène qui a ramené des camps de concentration un ensemble de dessins assez insoutenables et qui valent document. Cf. CLAIR 1988, pp. 5-7. Goethe que cite Jean Clair était lui-même inspiré de Dürer, et avait griffonné cette observation dans ses carnets de croquis qui accompagnaient la rédaction de son célèbre Voyage en Italie. Mais tandis que dans ce mot, Goethe vise la beauté, Jean Clair en radicalise la portée pour l’assigner à l’horreur qui comme la beauté est au-delà des mots et pour dire ainsi la nécessité d’en faire témoignage. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) 120 Frank Pierobon exploratoire : la métamorphose du réel en virtuel sublimé – c’est l’essence même du portrait – va de pair avec la production, dans l’imagination, d’un effet de réel au départ d’une virtualité – et c’est ce que l’écriture produit, à savoir une hallucination sublime chez le lecteur. La confection du portrait est donc un élément essentiel de la constitution du personnage. Il n’est tout d’abord qu’une pure extériorité de surface, comme celle d’un tableau. La personnalité en devenir de Dorian Gray dépend étroitement du tableau qu’on a fait de ce qu’il donne à voir ; certes, il sait à quoi il ressemble mais il ne s’était jamais vu dans les yeux d’un autre, qui non seulement le désire absolument, mais encore possède les moyens artistiques de cimenter en une œuvre elle-même absolue cette conjonction entre le désir et son objet. Il se voit désiré et surtout absolument désiré, aspiré dans cet absolu que l’œuvre d’art, dans le prisme d’une description littéraire, peut susciter et soutenir dans l’imagination du lecteur. C’est là que la fiction imprime invisiblement une courbure au récit : dans la réalité, aucun tel absolu n’aurait lieu. Ce portrait se doit d’être exceptionnel : il ne peut s’agir du portrait quelconque d’un quelconque jeune homme. Rien de moins qu’un chefd’œuvre. C’est ainsi que la beauté surnaturelle peut se naturaliser par l’artifice pictural sans que ce dédoublement entre modèle et portrait implose, un effet en revanche consubstantiel à l’essence même du photographique. Il nous faut, en effet, être attentif à ceci, dont dépend toute interprétation du virtuel dans l’image : si nous l’appréhendons à partir du paradigme désormais hégémonique de l’image comme ressemblance absolue, c’est-à-dire comme photographie, la spécificité de la peinture s’en trouvera ipso facto disqualifiée comme l’insignifiant parasitage que la “manière” du peintre inflige à ce qu’on voudrait voir du modèle, donné par hypothèse comme absolument beau. Le portrait de Dorian Gray, pour cette raison, ne peut pas être transposé au cinéma sans que l’essentiel en soit perdu. En effet, l’acteur jouant le rôle principal sera toujours en dessous de celui-ci, joli là où on attend du beau et, pis encore, le portrait paraîtra toujours une approximation gauche et malhabile du visage de l’acteur, dont on voudra, c’est compréhensible, qu’il reste reconnaissable à travers le barbouillage prétendument artiste. Rien de tel dans l’écriture littéraire. Ce que la photographie ne peut pas montrer, à savoir l’absolument beau, il suffit de l’énoncer. Le même problème se pose au théâtre, problème que Wilde résout tout aussi simplement, en faisant passer de voix en voix l’énoncé insistant selon lequel « […] la princesse Salomé est belle ce soir […] ». Telle est la magie du théâtre, qu’elle fait oublier ce qu’on voit pour lui substituer ce que l’imagination hallucine. Tout est là, Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) Oscar Wilde et le portrait surréel d’un désir invisible 121 dans cette ambivalence de l’imagination, qui se substitue au regard autant qu’elle en soutient le fonctionnement : quoi qu’il arrive, l’on croit toujours que l’on a vu quelque chose alors qu’il se peut qu’on n’ait été sensible, à l’occasion, qu’à l’impossibilité de tout voir de celle-ci, comme dans le cas d’une beauté plus grande que grande, c’est-à-dire sublime. Le paradigme photographique, à l’époque de Wilde, reste toutefois d’introduction récente, et pour cette raison, vient encore se surajouter, de manière inassimilée, à une culture du regard qui reste profondément picturale. Là où la photographie impose la ressemblance, l’ancienne peinture maintient à peu près intacte un effet de présence, pour autant que le monde où elle se montre ne soit pas encore redéfini par l’omniprésence d’images techniquement parfaites et pour tout dire submergé par elles. À travers le prisme de l’écriture littéraire, l’évocation du tableau restitue pour l’imagination un effet de présence sans pouvoir jamais lui imposer celui, toujours saturant, de la ressemblance. Aucune description n’est en fait ressemblante à l’ère de la photographie généralisée, une indication que nous devons laisser à l’état d’allusion dans le cadre limité de cette communication. La question du visage est essentielle dans notre discussion. En effet, dans une perspective purement photographique, tout visible est visible de manière égale. Ce n’est le cas ni dans la sexuation – le visage est ce qui est politiquement visible, tout le reste est à des degrés divers caché, habillé et relativement invisible –, ni dans la peinture classique, et nous appelons “classique” cette peinture qui ne serait pas encore contaminée en sous-main par le paradigme photographique. Le visage prime. Il est cette partie qu’au temps jadis se réservait le Maître, laissant aux apprentis selon leur métier et leur expérience le soin de rendre le fond, le paysage, les drapés, les détails. Dans la théologie grecque-orthodoxe de l’Incarnation, il n’y a d’icône, à proprement parler, que du visage. Et la raison en est que le regard se situe dans le visage, qu’il voit et qu’il est vu en même temps, dans le vis-à-vis politique par lequel l’humain atteste de sa présence auprès d’autrui tandis que du même mouvement, celuici atteste de la sienne. Le visage est ce qu’il y a de moins corps dans un corps, et de plus âme… C’est le visage de Dorian Gray, et parfois aussi les mains, que les ténèbres de son âme contaminent et réécrivent en profondeur. Et dans l’économie de cette fiction, Oscar Wilde devait introduire subrepticement une hypothèse énorme de conséquences, à savoir qu’un visage finit toujours par montrer la vérité d’une âme. L’ambigüité omniprésente dans le Portrait amène à demander quelles sont les parts respectives du dépérissement propre aux mortels que nous sommes – le visage perd sa beauté en vieillissant –, de l’assouvissement de vices ordinairement tenus secrets ou encore d’un véritable Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) 122 Frank Pierobon cancer de l’âme dont la teneur serait moins sexuelle qu’éthique, à mesurer en termes du respect d’autrui. Le fait est que ce visage dans le portrait wildien est, comme l’oracle grec, toujours vrai mais toujours obscur et il fait couple, naturellement, avec celui, physique, de cet homme demeuré éternellement jeune et qui s’évide jusqu’à n’être qu’un pur simulacre, une image. Sans aucunement préciser, Oscar Wilde implique à son insu le lecteur qui peut, ordinairement, goûter la fiction d’un ensorcellement magique qui troque image pour image, l’invisible visage de l’âme contre l’éclat survisible d’une beauté à la fois physique et métaphysique… L’écriture est ce qui permet à l’imagination de voir ce que la peinture ne peut réussir qu’occasionnellement à représenter : l’absolu, le sublime, le divin. Sans rouvrir ici l’épais dossier de la Querelle des images et trancher entre les valeurs spirituelles respectives de l’icône et de l’idole, il convient de souligner ici que l’écriture incite l’imagination à voir, lui ouvrant un très large champ là où toute représentation picturale et a fortiori photographique l’en empêche. C’est que l’imagination a ceci de particulier qu’elle crée ce qu’elle voit comme elle voit ce qu’elle crée. Et nous visons ici davantage l’imagination du lecteur que celle de l’auteur, même s’il est courant que le lecteur attribue les séductions de ce qu’il voit à l’art de l’écrivain. Il n’a ni totalement tort ni totalement raison et cette ambigüité-là est justement ce que la photographie et le cinéma s’avèrent le plus souvent incapables de respecter. C’est dans cette ambigüité-là que le désir surgit. 3. Le désir et la portée politique de son ambigüité L’écriture – son essence, sa phénoménologie, son travail… – est ce que l’on voit le moins dans ce qu’elle donne à voir. Il lui faut alors trouver une figuration qui lui convienne et, paradoxalement, c’est dans le Portrait, l’acte de peindre luimême qui en devient la métaphore non seulement privilégiée mais aussi piégée. En effet, l’on peut énoncer d’une manière générale et innocente que ce qu’est Basil Hallward à la peinture, Oscar Wilde l’est à son écriture. 6 Mais il y a beaucoup plus, dès lors qu’on s’intéresse non pas au résultat – la magnification de l’aspect physique de Dorian – mais à ce qui le motive : le désir, dont l’ambigüité propre au sein du fait pictural, est qu’il se généralise, s’esthétise, 6 Oscar Wilde se reconnaît en Basil comme il l’écrit à Ralph Payne : « Je suis extrêmement heureux de savoir que vous aimez ce roman d’étrange apparence [that strange coloured book of mine] : il contient beaucoup de moi-même. Basil Hallward est ce que je crois être ; Lord Henry, ce que le monde me croit ; Dorian, ce que je voudrais être – en d’autres temps, peut-être ». WILDE 1994, p. 190. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) Oscar Wilde et le portrait surréel d’un désir invisible 123 redevient invisible et surtout se désincarne en s’effaçant totalement derrière son objet. Basil Hallward peint cela même qu’il désire et peint à partir de son désir pour que celui-ci, de charnel et honteux, devienne spirituel et glorieux et cela est montré, décrit, discuté, dans les limites ce qu’il était possible d’énoncer en 1890. Oscar Wilde par l’écriture élargit le champ que le seul acte de peindre refermait : il élève immédiatement le portrait au niveau du chef-d’œuvre et de par cet ascenseur peut accéder à son propre désir aussi extatiquement qu’il est possible, s’avançant masqué de par un désir à la fois sublimé dans un medium artistique et cependant exalté, à la fois montré et caché, avec une charge à la fois désincarnée bien qu’explosivement sexuelle.7 Les éditeurs, en 1890 et en 1891, tout comme Oscar Wilde, se sont employés à faire disparaître toute évidence d’une inspiration homosexuelle, de manière à ce que l’on puisse lire en toute innocence ce Portrait de Dorian Gray, sans jamais en suspecter les enjeux. Cette innocence-là est d’ailleurs celle de Dorian luimême au tout début du livre, et il n’est pas indifférent qu’en passant de l’autre côté du miroir, en s’initiant à un savoir tenu secret, il se métamorphose en pervers narcissique. Le fait est que toute la société victorienne est dans cette structure perverse8 et qu’ainsi, comme Wilde le revendiquait, 9 Dorian Gray est, littérairement, le miroir dans lequel chacun se mire et s’aperçoit lui-même. La signification de la structure perverse dont nous empruntons le concept à la psychanalyse et surtout à Jacques Lacan peut être résumée ici comme la réification d’autrui – son devenir-chose – qui peut ainsi devenir un souffredouleur : le pervers transfère ainsi sa propre souffrance interne, à la fois 7 8 Neil McKenna, dans sa biographie The Secret Life of Oscar Wilde – MCKENNA 2005, pp. 118 & seq. –, explique avec un luxe de détails parfois turpides, la passion qu’avait conçue Wilde pour un certain John Gray, une passion qui avait cessé à un certain moment d’être platonique. Ce jeune homme, qui se signalait par une très grande beauté juvénile et des valeurs socialement pragmatiques – il quitta Wilde pour un mécène bien plus riche et manipulable encore, un certain André Raffalovich – s’était arraché à la condition très médiocre de sa famille (dont l’atmosphère ressemble à celle que Wilde imagine autour de Sibyl Vane) grâce à ses grandes prédispositions intellectuelles et un parcours d’autodidacte persévérant et déterminé. On peut concevoir que ce Portrait en est véritablement un, une magnification et une réécriture de la passion que Wilde a pu concevoir pour l’incandescente beauté de John Gray, qui, non sans humour, à l’occasion signe “Dorian” les lettres qu’il destine à son ancien mentor. La perversion est ordinairement abordée à travers son folklore, dont par ailleurs Oscar Wilde a longtemps été un emblème. Il ne s’agit pas de cela, ici, mais d’une part, de la transgressivité propre à la pulsion sexuelle, et d’autre part, de la divergence de plus en plus béante en notre ère postmoderne entre la Loi qui s’avère davantage non-humaine qu’inhumaine, dès lors qu’elle est celle des machines et des marchandises, et l’être humain, qui tout entier, paraît inassimilable à cette légalité – le discours de la Science – qui a remplacé l’instance divine. Il s’ensuit que l’humain se vit à la fois comme exilé de l’intérieur selon l’expression frappante de Roland Jaccard et comme endehors de la norme, quoi qu’il fasse. Philosophiquement, la tâche nous incombe de penser le lien entre le niveau psychologique ou psychanalytique où la perversion possède une histoire à forte évolution – ainsi l’homosexualité n’est (presque) plus pensée comme une perversion – et le niveau Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) 124 Frank Pierobon indicible et déstructurante sur sa victime à laquelle il demande, pour ainsi dire, de souffrir pour lui. À l’apogée de la Modernité scientifique et industrielle, selon notre lecture, c’est la société qui se radicalise en une structure perverse et se fabrique l’une ou l’autre figure de sa propre marginalité (le juif, le fou, l’homosexuel) pour loger en elle le chiffre de sa propre énigme et l’ayant ainsi identifié, le détruire. Si l’écriture permet d’énoncer une beauté absolue que l’imagination de tout lecteur peut, selon ses propres moyens, se représenter, elle peut tout aussi bien produire les mêmes enchantements à l’occasion du mal : le Portrait est particulièrement allusif quant aux méfaits, turpitudes et autres vilenies de Dorian Gray adulte et l’imagination lectrice s’emploie à nommer l’innommable, substituant l’horreur ressentie à l’objet horrible lorsque celui n’est pas identifiable. En ce sens, nous pourrions montrer – bien qu’il nous faille renoncer à le faire ici, faute de place – que la fiction wildienne a valeur apotropaïque : elle consiste à figurer cette structure perverse généralisée dans la société victorienne en la logeant dans un personnage à double entrée, hautement visible et bassement secret et à en organiser l’autodestruction dans une dramaturgie fantastique dont le ressort est ouvertement celui d’un maléfice faustien et, plus secrètement, la traduction de la puissance de destruction et de déspiritualisation de l’idéologie de son temps. Toute la charge diabolique qui investit peu à peu Dorian Gray a été insérée dans le maléfice premier, celui qui rend sensible le tableau, et insensible, son modèle. Toute l’intrigue subséquente ne fait qu’accomplir ce qui, invisiblement, s’insérait dans ce vœu faustien qui revendique le statut athanatos de la jeunesse politique, où cette structure perverse, selon nous, est devenue la norme – nous, les êtres humains, sont ce qui échappe à l’explication scientifique totalisatrice et la transgresse. On le remarquera aisément, les positions se sont échangées, depuis cette époque, celle de la reine Victoria, où le bon sens, l’ordre de la nature, les décrets de la providence et l’ordre politique s’harmonisaient en une norme prétendument humaine et où l’homosexualité lui servait de repoussoir et de marqueur fondamental de la perversité. Tout le Portrait de Dorian Gray pourrait être interprété, en son détail, comme matrice de convertibilité de la perversion englobante en perversion individuée et pour tout dire, dont la cristallisation en une individuation absolue est réalisée par l’élément fantastique (l’inversion du naturel et de l’artificiel dans le phénomène Dorian Gray). Nous devons laisser cela à l’état d’indications, tout en proposant à la méditation ces quelques lignes tirées de La Part Obscure de nous-mêmes : une histoire de pervers, d’Élisabeth Roudinesco, dont l’exergue est une citation frappante de G. Bataille: « Plus grande est la beauté, plus profonde est la souillure » : « Si aucune perversion n’est pensable sans l’instauration d’interdits fondamentaux – religieux ou laïques – qui gouvernent les sociétés, aucune pratique sexuelle humaine n’est possible sans le support d’une rhétorique. Et c’est bien parce que la perversion est désirable, comme le crime, l’inceste et la démesure, qu’il a fallu la désigner non seulement comme un discours nocturne où s’énoncerait toujours, dans la haine de soi et la fascination pour la mort, la grande malédiction de la jouissance illimitée. […] Que les pervers soient sublimes quand ils se tournent vers l’art, la création ou la mystique, ou qu’ils soient abjects quand ils se livrent à leurs pulsions meurtrières, ils sont une part de nous-mêmes, une part de notre humanité, car ils exhibent ce que nous ne cessons de dissimiler : notre propre négativité, la part obscure de nous-mêmes ». ROUDINESCO 2011, pp. 15-6. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) Oscar Wilde et le portrait surréel d’un désir invisible 125 inaltérable – athanatos, c’est-à-dire immortel et par conséquent divin. C’est la partie classique et grecque de l’intrigue. 10 L’éclat surhumain, s’il touche au divin, se paie en contrepartie par une noirceur subhumaine : c’en est la partie médiévale et chrétienne. L’excès de lumière et l’excès d’abîme sont articulés en une fatale gémellité dans l’intrigue, avec ceci de particulier que la lumière se voit, même si son excès aveugle, et que la nuit noire est aussi bien l’effet d’un tel éblouissement que les ténèbres d’une certaine cécité. Le noir ne se voit pas : l’ambigüité permet ici de passer d’une incapacité organique du voir quoi que ce soit à l’absence de quelque chose à voir pour un regard fonctionnant parfaitement. Cela pourrait constituer, à tout le moins, une réponse possible à la question que l’on n’ose pas toujours poser, celle de la signification du mal qui possède Dorian Gray, en contrepartie de sa jeunesse éternelle. Est-ce que ce mal figure et désigne le désir homosexuel que sa beauté fait flamber ? Est-ce qu’il est la contrepartie de l’hubris de cette omnipotence d’une beauté absolue peut faire valoir sur tout regard ? Comme Joseph Bristow le remarque, l’intrigue du Portrait de Dorian Gray se déploie dans un brouillard qui masque l’homosexualité des protagonistes en même temps qu’il le proclame. Mais cette ambigüité ouvre sur une autre ambigüité plus profonde encore : le mal que Dorian fait incessamment autour de lui est-il lié, par quelque nécessité, à son homosexualité ?11 À suivre Bristow, deux réponses sont possibles : l’on peut penser que ce type de désir caractéristique de Dorian Gray fait l’objet d’une répression implacable et que l’origine du mal est politique, ou bien l’on peut juger que l’homosexualité elle-même est un « instrument meurtrier », ce qui est une manière, peut-être inconsciente chez ce commentateur, d’accréditer la thèse, omniprésente dans le livre de Wilde et dans l’air du temps, que la séduction homosexuelle – voire même toute séduction, en dehors de la finalité procréatrice du mariage – est une conversion au mal, quel qu’en soit le concept. Bristow se tire de ce faux-pas en argumentant que Dorian est la proie de ses 9 « Chaque homme voit en Dorian Gray son propre péché. Quels sont les péchés de Dorian Gray, nul ne le sait. Celui qui les décèle, c’est qu’il les a commis ». Lettre au Directeur du Scots Observer, du 9 juillet 1890, in WILDE 1994, pp. 142-3. 10 De par son éducation soignée, Oscar Wilde est parfaitement familier des modes de pensée anciens : cela lui permet d’appréhender la beauté comme un rayonnement analogue à celui de la lumière. Cette analogie, dans la pensée grecque, est rendue possible par une communauté originaire de nature entre ce qui est beau et ce qui est solaire. Et la lumière est affaire de regard, et vice-versa. Ce qui est beau est lumineux, et vice-versa. Nous renvoyons pour le détail de ces considérations à notre livre, en cours de parution, L’œil solaire : PIEROBON 2015. 11 Joseph Bristow pose clairement la question : « How then, might we interpret Dorian’s desires? Are they doomed by a homophobic culture? Or is their homophilia itself an instrument of murder? ». BRISTOW 1997, p. 211. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) 126 Frank Pierobon passions, au lieu d’en être le maître,12 à ceci près que l’expression est redondante (dès lors que la passion est étymologiquement ce que l’on subit et non ce dont on se rend maître) et que l’idéologie de la maîtrise de soi, très grecque il est vrai mais aussi très victorienne, suppose ces renoncements et ces reculs dont Lord Henry fait la cause de l’enlaidissement de l’âme qui accompagne la vieillesse : souvenons-nous de ces « tentations exquises auxquelles nous n’avons pas eu le courage de céder ».13 Ne cherchons pas la cohérence d’une logique binaire dans ce Portrait et c’est d'ailleurs ce qui fait son pouvoir de fascination, encore palpable aujourd’hui. La généralisation de l’ambigüité et de l’équivoque dans le roman, depuis les sophismes de Lord Henry – « le courage de céder à la tentation » – jusqu’à l’architectonique du virtuel et du réel dans toutes les modalités de l’image, depuis le portrait jusqu’à l’incarnation scénique, est non seulement délibérée, brouillant en amont toutes les cartes et rendant impossible une interprétation sagement analytique, mais aussi philosophiquement riche. Au-delà du trucage et de l’artifice, sur le statut duquel, on le sait, Wilde a beaucoup de choses à dire, l’ambigüité méthodologique répond à l’ambigüité du fait humain, qui ne s’exalte jamais autant que dans l’exception alogique que l’homosexualité constitue au sein de la conception victorienne de la différence des sexes et, à un niveau plus profond encore, dans cette similaire exception alogique que constitue le fait humain dans toute son ampleur par rapport à la rationalité technoscientifique dont l’essor inexorable et irrésistible se fait sentir en cette fin-de-siècle. Naturellement, il ne peut être question de prêter à Oscar Wilde des intentions au-delà de ce qu’il en a lui-même énoncé. Toutefois, tout comme le lecteur est piégé au-delà de ce qu’il suspecte dans la magie faustienne de ce désir que le Portrait diffracte en mille facettes, l’auteur ne peut pas davantage contrôler ce qui, jusqu’à un certain point, s’impose à lui. À commencer par son désir et par le fait que celui-ci soit à la fois indicible – c’est le thème de la beauté absolue – et impossible – c’est le thème de la répression et du refoulement comme sources de laideur.14 À tout le moins, Le Portrait de Dorian Gray peut être interprété comme un manifesto homosexuel. C’est ce que le Portrait donne à voir, prima facie, pour la sensibilité d’aujourd’hui, à une époque où 12 « The problem for Dorian lies in how he falls prey to his passions ». BRISTOW 1997, p. 214. 13 WILDE 2006 [1891], p. 68. 14 Décrivant ce qu’il advient de la jeunesse et de sa beauté, Lord Henry se montre lyrique : « […] notre jeunesse à nous ne revient jamais. La pulsation joyeuse qui bat en nous à vingt ans se transforme en apathie. Nos membres nous lâchent, nos sens se corrompent. Nous nous décomposons en d’affreux pantins obsédés par le souvenir de passions devant lesquelles nous avons reculé et de tentations exquises auxquelles nous n’avons pas eu le courage de céder ». WILDE 2006 [1891], p. 68. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) Oscar Wilde et le portrait surréel d’un désir invisible 127 l’homosexualité perd progressivement sa charge de scandale indépassable. L’envers du portrait fait signe vers l’horizon sous lequel Oscar Wilde écrit, qu’il le veuille ou non, qu’il s’en défende en pleine conscience ou qu’il s’efforce de l’ignorer, et cet horizon ne s’est pas estompé, bien au contraire. Si l’époque de Victoria se signale par la répression de tout désir sous l’égide d’une idéologie inhumaine, nous en avons conservé le maléfice civilisationnel que l’on pourrait nommer désenchantement après Max Weber15 et qui, entretemps, s’est révélé totalitaire et indépassable, sans oublier le triomphe absolu de l’image photographique et la réduction de tout imaginaire littéraire à son régime audiovisuel… Certes, Oscar Wilde, dans son projet d’écriture, ne peut pas être aussi conscient de ces enjeux et voir d’emblée aussi loin, évidemment, que ce que nous semblons lui faire dire. Parce qu’il ne s’agit pas de voir. Lorsqu’on écrit d’après nature, il faut tout noter car l’on n’a rien compris à son modèle, en se contentant de l’avoir vu, justement. Mais lorsqu’on écrit d’après l’idée, tout peut être suggéré si cette idée sonne juste. Et dans le cas du Portrait, le non-dit recouvre confusionnellement autant ce que l’on sait très bien mais qu’il est interdit de dire que l’indicible lui-même – la beauté, le désir, la mort, mais aussi la déspiritualisation galopante d’une société de Philistins paranoïaques, qui se croient modernes. Et par ce biais, le désir en général et le désir homosexuel en particulier dans le contexte victorien fonctionnent comme une Aufhebung de la rationalité scientifique, industrielle et mercantile qui, à terme, voudrait réduire le monde à un ensemble gérable de machines et de marchandises. Et cette réduction est en passe de s’actualiser… Aujourd’hui, le désir homosexuel semble s’être passablement acclimaté : il est devenu mainstream et petit à petit il a perdu sa propre logique pour adopter, avec enthousiasme, celle du consommable et du mercantile. Le danger s’est éloigné, et avec lui, tout espoir de salut. Lord Henry Wotton avait vu juste, la jeunesse est la valeur suprême,16 avec sa charge fantasmatique qui la donne pour plus qu’elle n’est. La mentalité du publicitaire a remplacé la mystique du peintre. 17 15 Cf. WEBER 2004. L’expression usitée, désenchantement, traduit die Entzauberung der Welt, c’est-à-dire littéralement l’éradication de toute la magie du monde, ce monde pouvant utilement être entendu dans son sens phénoménologique. 16 « […] la jeunesse est la seule chose qui vaille ». WILDE 2006 [1891], p. 66. 17 Rachel Bowlby montre d’une manière aussi fascinante que convaincante, que Le Portrait de Dorian Gray construit un personnage qui doit bien davantage à la logique de la publicité à venir, qu’à celle de l’esthétisme hérité de Walter Pater. Elle fait remarquer que le travail de Lord Henry sur la personnalité de Dorian est similaire au marketing d’un produit par un publiciste : mieux encore Dorian Gray est à la fois le produit et le consommateur de ce produit, qui est le produit du siècle, à la fois la beauté et la jeunesse moderne : « Lord Henry remakes Dorian as the advertiser markets his product. In representing his image to him as both the epitome of modern youth and beauty, ‘the finest portrait of modern times’ and the ‘the real Dorian Gray’, he gives him an advertisement for himself, in relation to which Dorian is both the consumer and what he buys. He is taken over by Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) 128 Frank Pierobon Aujourd’hui, Dorian Gray, très people, défilerait pour Karl Lagerfeld. 4. Sibyl Vane, l’anti-portrait de Dorian Gray Faire surgir sur scène non pas un personnage péniblement joué par une actrice vaguement au point mais Juliette elle-même dans la célébrissime pièce de Shakespeare, Romeo et Juliette, c’est tirer d’un néant silencieux et opaque une vision qui s’imposerait à nous, indépendamment de ce que nous pourrions lui vouloir. L’importance de l’épisode de Sibyl Vane, dans le Portrait, ne doit pas être éclipsée par l’impact mélodramatique du dénouement. Rappelons-en les enjeux : le récit est mis dans la bouche de Dorian Gray, qui, tout seul, par luimême, clandestinement même pourrait-on dire – mais c’est là non pas le secret mais la solitude de qui s’absorbe dans un fantasme naissant – se rend régulièrement dans un théâtre de énième ordre, sordide, sale et sinistre, pour admirer une actrice, très jeune, très malheureuse et bien sûr très belle. En fait, même si le texte ne le dit pas expressément, elle est le double féminin de Dorian. Qu’il soit lui-même la cible d’évidents désirs homosexuels ne dit rien sur sa propre orientation sexuelle et il nous faut croire qu’il croit sincèrement aimer cette jeune fille, quoiqu’en fait il aime en elle l’incarnation protéiforme des grands rôles féminins du répertoire. Il serait inexact d’affirmer qu’elle est une enveloppe creuse, car il faudrait user ici d’une autre image, plus subtile, voire même d’un nouveau concept : ce n’est pas son corps mais bien son âme qui se laisse envoûter, par une mimèsis18 absolue, par les rôles qu’elle joue soir après soir. Si nous pouvons parler ici d’un “double féminin” de Dorian, il faut préciser toutefois que ce double présente une tout autre disposition que celle-ci qui structure le personnage du roman : au dédoublement au terme duquel le tableau et son modèle entrent dans une concurrence fatale – il y a un absolu de trop, avions-nous dit – répond l’implosion de l’actrice et de son personnage par words which impose on him an identity he will henceforth live as his own. But his very uniqueness is entirely derivative ». Bowlby 1996, p. 185. Et après que Dorian ait opté pour l’image (picture) de lui-même comme idéal moderne, ajoute-t-elle, il paraît tout à fait logique qu’il solde son âme comme un résidu démodé à un diable tout aussi démodé: BOWLBY 1996, p. 185. 18 Effectivement, un rapprochement s’impose ici avec la mimèsis antique, celle que Socrate décrit au Livre III de la République (392d-393b) lorsqu’il explique que l’on devient Chrysès, le grand prêtre suppliant, lorsqu’on récite par cœur les implorations et les imprécations formulées par Homère à la première personne. Ce n’est pas l’effet d’une volonté délibérée, mais bien plutôt celui de la restitution, à partir de la mémoire, de paroles dont la force propre suffit à convoquer un très puissant effet de présence autre. Et il faut donc définir la mimèsis non pas dans son rapport possible au spectateur ou au lecteur, mais par rapport à celui qui, disant les mots à voix haute, devient le personnage. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) Oscar Wilde et le portrait surréel d’un désir invisible 129 l’incarnation que celle-ci en fait. Dorian est une image oblique, immanquablement inféodée au paradigme de la ressemblance et similaire en cela à la diégèse, là où Sibyl est une image frontale, répondant au paradigme de la présence et mettant en œuvre une véritable mimèsis. Tout théâtre est mimétique, toute littérature, même l’autofiction, est diégétique. Tout comme le tableau diffère de son modèle par la part essentiellement subjective de l’artiste, à savoir son regard, son désir, son métier, son style, sa “manière”, etc., Sibyl diffère des rôles qu’elle est capable d’incarner avec une présence hallucinatoire par cela même qu’elle est, c’est-à-dire presque rien, lorsqu’elle ne joue pas. 19 Les dénouements respectifs du trajet de Dorian et de Sibyl présentent maintes similarités de structure : le meurtre du peintre annoncera le dénouement du maléfice pictural, qui aboutira à la tentative de destruction de l’image, entraînant magiquement celle du modèle, Dorian recouvrant par-là les stigmates de son vieillissement et de ses vices jusque-là cachés ; ici Sibyl massacrera le personnage de Juliette en cessant de l’incarner, en la jouant comme une « poupée de bois »,20 scolaire et mécanique, pour redevenir ellemême sans prendre conscience que c’était l’image-présence qu’elle projetait que Dorian croyait aimer, et non ce que l’on ne pouvait en voir, à savoir ellemême. Les similitudes s’arrêtent là ou, à tout le moins, changent de niveau. Le maléfice faustien qui frappe Sibyl est de nature socio-économique. 21 Son malheur est suffisamment grand pour qu’elle fuie le monde, en son entier, dans une vie par procuration, devenant quelqu’un d’autre pour être quelqu’un. Pour Dorian Gray, jeune, riche, libre, etc., il faut bien pour faire dérailler le train quelque invention du diable. Et tout se passe comme s’il fallait, à quelqu’un que le malheur a épargné, qu’il se fasse lui-même diabolique. L’écriture, dans l’économie d’un roman, est incapable de cette mimèsis que son auteur, Oscar Wilde, donne pour totale chez Sibyl. Nous voyons Sibyl à travers les yeux de Dorian, et nous en savons ce qu’il nous fait vivre, par procuration. Pour susciter de la présence, l’écriture littéraire doit recourir à d’autres moyens, faute de cet espace vivant qui sous-tend le théâtre et en démultiplie la dimensionnalité scripturale. 22 Différents régimes imaginaires se 19 « [DG] – Ce soir elle joue Imogène, répondit-il, et demain ce sera Juliette. [Lord H.]– Quand est-elle Sibyl Vane ? – Jamais ». WILDE 2006 [1891], p. 103. 20 WILDE 2006 [1891], p. 138. 21 La condition d’actrice constitue pour la femme victorienne une transgression et un cheminement tragiques : en effet, monter sur scène, c’est déjà sortir du rang où, en tant que femme sous Victoria, il convenait de demeurer stoïquement silencieuse et posée – suffer and be still. L’effet de transe électrisante et d’incarnation hallucinée semble avoir été une constante chez les lionnes du théâtre, à commencer par la célèbre Sarah Bernhard, comme l’a très bien montré Kerry POWELL 1997, pp. 184 & seq. 22 Faute de place, nous ne pouvons pas davantage argumenter cela. Ce qui permet de distinguer entre Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) 130 Frank Pierobon trouvent par-là installés dans cette œuvre de Wilde. Nous avons d’une part, par des allusions claires, cette imagination fantasmatique qui permet de rêver aux corps inaccessibles que l’on désire et que l’on voudrait posséder en rêve, selon des rêveries que l’invasion pornographique a rendu obsolètes ; d’autre part, cette imagination aux ordres d’un texte, comme celle par laquelle le Portrait de Dorian Gray s’anime et prend vie, ainsi que nous l’avions expliqué, et d’autre part encore, ce régime d’imagination par lequel nous devons imaginer l’inimaginable : la beauté absolue de Dorian, la présence absolue de Sibyl. Dans ce dernier cas, si nous nous reportons à la performance théâtrale effective – et non à son récit par la bouche de Dorian ou encore par la médiation du texte de Wilde –, l’imagination toujours déjà sollicitée de la part du spectateur est mise sous tutelle. La présence théâtrale, toute fantasmagorique qu’elle puisse être, s’impose avec la force du réel : nous voyons Juliette, et non plus Sibyl, sans que nous puissions attribuer à la force de notre seule imagination le détail de ce que nous voyons. L’imagination ordinaire, celle qui rêvasse et s’invente des présences dont en fait elle tire toutes les ficelles, ne peut que se lasser de ce qui ne s’oppose jamais suffisamment à elle, à partir de son autonomie propre. Le corps rêvé sensuellement ne peut aucunement surprendre. Là, sur une scène réelle, tout change : alors que la présence théâtrale reste de part en part de nature imaginaire, virtuelle et non réelle, l’altérité est d’une puissance sidérante et par conséquent libératrice. Dorian, qui est à la fois le personnage qu’a créé Wilde et une présence qui s’est certainement imposée à lui au sein de son travail d’écriture, rencontre une présence similaire qui s’impose de même à lui comme ce qui échappe à son propre imaginaire. Le dénouement s’annonce, quasi mécanique : tout chute dès que la présence théâtrale s’éteint, et qu’il ne reste sur scène non pas la réalité d’une certaine Sibyl Vane, mais l’écriture ellemême dans ce que celle-ci a de plus phonographique à travers « la pénible précision d’une écolière qui a appris la diction auprès d’un professeur médiocre ».23 Wilde multiplie les descriptions de cette mauvaise performance parce qu’il lui faut rendre cette écriture réduite à elle-même, tandis que Sibyl s’en est retirée : La voix était exquise mais absolument mal placée. Elle sonnait faux. la lecture d’une pièce de théâtre et sa performance à la scène est à la fois invisible (surtout au niveau du texte lui-même) et essentiel et ne peut s’exprimer qu’en termes phénoménologiques. Nous renvoyons pour cela à notre ouvrage Salomé ou la tragédie du regard, également consacré à Oscar Wilde : PIEROBON 2009. Dans le Portrait, l’accent est mis sur l’incarnation que réalise Sibyl, comme en marge du fonctionnement dramaturgique, comme si elle devait produire ainsi un effet d’image sublime enchâssée dans l’obscurité d’une performance par ailleurs fort médiocre en ce qui concerne les autres acteurs. 23 WILDE 2006 [1891], p. 137. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) Oscar Wilde et le portrait surréel d’un désir invisible 131 Elle retirait toute vie au vers et rendait la passion irréelle. [...] elle en débita les paroles comme si elles ne signifiaient rien pour elle. Non qu’elle fût nerveuse : au contraire, elle se possédait admirablement. C’était simplement du mauvais art.24 Ce n’est donc pas une question de voix mal timbrée ou de trac, « au contraire », écrit Wilde, qui doit procéder par notations négatives pour conclure en désespoir de cause, en un raccourci assez décevant, qu’il s’agit là de « mauvais art ». Pourtant son intuition reste féconde : il s’agit davantage de rapport à l’écriture théâtrale que de la psychologie de Sibyl dont par ailleurs la beauté est intacte, comme le note Lord Henry.25 Moyennant quelques précautions, l’on peut comparer les deux attitudes du jeu de Sibyl aux portraits que peuvent réaliser d’un même visage un peintre et un photographe respectivement : le « mauvais art » consiste en l’exécution purement mécanique d’une remémoration, en une indifférence absolue au contenu des mots, et même à leur musicalité, l’équivalent de ce que les voix électroniquement reconstituées donnent à entendre de nos jours dans les espaces publics tels que les aéroports et les gares de chemin de fer. Ce que l’on entend alors est l’écriture au sens le plus fermé du terme, dans ce qu’elle a de non-vivant. La difficulté conceptuelle pour comprendre ce que serait, par contraste, un “bon art”, tient à ce que l’écriture serait, dans le jeu puissamment incarné de Sibyl, le moule disparu d’une forme admirable : dans ce jeu parfait, l’on ne sent plus qu’un texte existait avant elle, et l’on ne sent plus non plus le travail de mémorisation et de restitution, pas plus que l’on entend la respiration et le débit mis à mal par la métrique des vers et tout se passe comme si – nous soulignons ici à dessein le caractère kantien de cette expression – l’art s’était fait nature, comme si les mots que l’on entend sur scène venaient de jaillir dans l’esprit de Sibyl-Juliette, comme si elle les inventait ou les découvrait, car c’est ici la même chose, au fur et à mesure qu’elle les dit. L’effet parasite de la répétition propre à toute interprétation disparaît absolument et cette interprétation se fait création originaire. C’est ainsi qu’il y a présence et non pas ressemblance à quelque prototype toujours déjà surnuméraire. Parce que l’on en devine par-là la réponse, il faut maintenant se demander ce qui aura pu tant fasciner Dorian Gray dans l’incarnation Sibyl-Juliette : elle tient ensemble ce qui, chez lui, est en train de se séparer. Tandis que l’âme de 24 WILDE 2006 [1891], pp. 136-7. 25 En invitant Dorian à venir reprendre ses esprits au club après le fiasco, Lord Henry propose de boire « à la beauté de Sibyl Vane. Elle est belle. Que veux-tu de plus ? ». WILDE 2006 [1891], p. 138. La notation est d’une misogynie tout à fait dans l’air du temps : les femmes ne doivent pas se préoccuper d’autre chose que d’être belles, c’est-à-dire dans ce contexte, simplement jolies. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) 132 Frank Pierobon Dorian en devenant icône, c’est-à-dire représentation seconde – dans un rapport de participation d’ectype à prototype qui va lentement mais sûrement se distendre jusqu’à rompre – acquiert petit à petit l’essence maléfique d’une idole ou d’un fétiche, celui, sexuel, de l’avidité scopique du désir homosexuel, l’âme de Sibyl, en transcendant l’artifice théâtral par sa puissance expressive, fait le trajet inverse, de l’idole à l’icône, et elle fait apparaître l’âme dans sa vérité la plus rayonnante, non pas telle qu’en elle-même mais à travers l’image (Juliette) qui l’incarne – c’est l’erreur de Sibyl de croire qu’elle est restée ellemême lorsqu’elle devient quelqu’un d’autre, alors qu’elle ne peut être qu’en étant autre. À un niveau tellement enfoui qu’on pourrait à bon droit parler d’inconscient ici, l’on pourrait envisager que Dorian a aperçu dans SibylJuliette une âme incandescente, et sa passion pour elle correspond au manque qu’il éprouve confusément, celui d’une âme suffisamment puissante pour se rendre aussi visible, cette âme qu’il n’a pas, ou pour dire la même chose autrement : ce manque-là qui lui tient lieu d’âme.26 Il est une chair sans incarnation, et la visibilité de sa propre âme, comme l’on sait, en passera elle aussi par une peinture, à valeur d’idole, avec ceci de profondément “fantastique” que l’incarnation de type christologique rend visible les ténèbres d’une âme, de par une inversion qui n’est pas loin de supposer du manichéisme (comme si c’était le diable en antithèse du Christ et à valeur par conséquent égale qui s’incarnait dans l’anti-icône maléfique, c’est-à-dire le portrait). L’architecture du virtuel que Wilde met en place se monnaie parfois par d’étranges incohérences. Cette mimèsis qui n’a rien d’imitatif et dont nous reprenons le concept chez Platon semble être à ce point radicale qu’elle tient de la possession, au mépris même de l’art théâtral. En effet, Sibyl, jouant pour ellemême, semble devoir ne tenir aucun compte de ce qu’elle est regardée. Elle est en dehors de tout regard, et c’est cela le cœur de l’affaire dont elle s’expliquera avec une troublante lucidité, qui dissone quelque peu avec l’égarement qu’elle décrit : 26 Le schéma annonce celui de Salomé dans son rapport à Iokanaan : à sa beauté absolue il ne manquait que la voix de la vérité, c’est-à-dire un rapport à la transcendance, esthétiquement fascinant pour le moins. Toutefois, il faut le remarquer pour son caractère insolite, Salomé occupe la position de Dorian, celle d’une beauté transcendante, à ceci près qu’elle revendique sa virginité, et Iokanaan, le prophète, celle de Sibyl, la bien-nommée Sibylle avec sa puissance prophétique. Le schéma d’une incarnation qui réaliserait en le rendant visible est, de manière troublante, celle de l’incarnation christique. Le Christ est hors du Père, invisible même s’il est omniscient – comme un écrivain, en somme. Il n’est que sous la modalité de son incarnation dans du visible, ce qui légitime le statut de l’icône. Pour tout ceci, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage Salomé et la tragédie du regard : PIEROBON 2009. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) Oscar Wilde et le portrait surréel d’un désir invisible 133 – Dorian ! Dorian, s’écria-t-elle, avant de vous connaître, jouer était toute ma vie. Je ne vivais qu’au théâtre. […] Les décors peints étaient mon univers. Je ne connaissais que des ombres que je croyais réelles. Vous êtes venu – oh, mon bel amour ! – et vous avez délivré mon âme de sa prison. Vous m’avez enseigné ce qu’était vraiment la réalité. Ce soir, pour la première fois de ma vie, j’ai vu la superficialité, l’imposture, la bêtise du spectacle de pacotille dans lequel j’avais toujours joué…27 Le monde dans lequel elle évoluait et au sein duquel elle se réveille est un monde virtuel : décors peints, ombres, superficialité, imposture, pacotille, etc. Il faut songer que Dorian devait lui-même y avoir été sensible, isolant l’apparition provoquée par Sibyl et faisant abstraction de tout le reste. Elle est admirée, le texte le dit, et l’intérêt qu’elle porte au regard de Dorian semble voiler celui qu’elle porte sur lui. Les vers que Wilde met dans sa bouche sont ceux d’un amour impossible, c’est-à-dire d’un amour effectif dont le dénouement heureux est politiquement impossible. C’est là où l’effet de vérité et de réel se produit : elle dit des vers avec une incarnation telle qu’elle les rend prophétiques, et ce n’est pas la réalité, comme elle en impute l’enseignement à Dorian, mais l’amour qu’elle a en vue, un amour toujours déjà romanesque et loin de tout rapport au corps, au sexe, à la différence des sexes et ses chorégraphies, de par un refoulement qui signale, par son déni même, aux lecteurs prévenus de Wilde, qu’une actrice est toujours déjà une femme perdue, dont le nom est synonyme de prostitution. L’effet de vérité dont nous parlons fait de Dorian une présence inattendue qui vient faire irruption dans son monde virtuel, de la même manière que sa propre présence scénique a déconcerté son admirateur dans ses habitudes. Elle sort de ses rôles pour rencontrer celui qui n’en a aucun, ou aucun autre que lui-même, Dorian Gray, celui improbable du « Prince charmant », ainsi qu’elle l’appelle. Sibyl n’existe qu’habitée par un texte qui lui procure une âme et les moyens d’une présence scénique qu’elle produit sans que le reste de la scène lui soit visible, et par conséquent sans regard. Elle est tout entière image, en ce sens. De manière similaire, Dorian est lui aussi ab initio sans regard pour le soutenir dans un être autre, jusqu’à ce qu’un portrait le rende visible avec les conséquences funestes que l’on sait. De surcroît, par rapport à Sibyl, il est même sans texte, en attente de cette éducation socratique que Lord Henry lui prodiguera. Bien sûr, il n’est pas un acteur qui répète jusqu’à l’intérioriser la moindre parole de son mentor ; mais il n’en est pas moins possédé par la voix. 28 27 WILDE 2006 [1891], p. 140. 28 Dorian Gray en remarque innocemment l’effet : « Tu sais combien on peut être touché par une voix. La tienne et celle de Sibyl Vane sont deux choses que je n’oublierai jamais. Lorsque je ferme les yeux, Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) 134 Frank Pierobon Ce que Lord Henry peut avoir de performatif, tenant lieu par analogie d’écriture, ne réside pas telle ou telle parole déterminée, que Dorian citerait sans s’en rendre compte : sa performativité tient aux nombreux paradoxes et sophismes dont il émaille ses sentences, par l’instabilité même d’un savoir qui, se contredisant constamment, ne peut pas mieux tenir qu’un fantasme dans l’imagination. Oscar Wilde fait à l’occasion tenir des propos essentiels à l’un ou l’autre de ses personnages, qui paraissent parfois un peu au-delà de leurs capacités supposées. Cela tient à ce qu’il vit lui-même ce que Sibyl explique : tout comme le lecteur d’Homère devient Chrysès, il devient tour à tour l’un ou l’autre de ses personnages, à ceci près qu’à la différence de Sibyl, il ne devient pas ce personnage que quelqu’un d’autre aura écrit autrefois. Il est à lui-même son propre auteur et, pendant qu’il écrit, il est ce personnage qu’il incarne en imagination. Il écrit ce qu’il devient, il devient ce qu’il écrit. Bref, il prophétise, au sens étymologique du terme – pro phemi, il parle devant, à la place de... Il est hors de lui-même, tout entier asservi à ce que sa propre voix lui fait entendre. Et par cette écriture inspirée ou possédée, il arrive que Dorian parle un peu trop comme Lord Henry, ou Sibyl, comme Dorian, ou encore qu’en une scène pleine de finesses, l’épouse de Lord Henry parle comme… Oscar Wilde. La place nous manque pour étayer ces observations, somme toute inessentielles dans leur détail. Une dernière remarque s’impose. L’équivoque fondamentale – une amphibolie structurelle qui peut donner deux sens irréconciliables à un même fait – qui précipitera le destin de Sibyl est d’autant plus intéressante qu’elle éclaire, par analogie, celle qui innerve le personnage dramaturgique de Dorian Gray : elle n’existe pour autrui qu’en incarnant l’un ou l’autre fétiche culturel, car le récit précise bien, avec un luxe de détail, qui sont ces grandes héroïnes du répertoire connu de tous, auxquelles elle donne vie. Il est essentiel qu’elle soit située dans une tradition classique bien connue, qu’actrice inconnue dans un théâtre improbable, elle transcende par sa puissance de présence des textes qui eux-mêmes sont généralement considérés comme autant de sommets du répertoire. Nous sommes dans l’absolu : Sibyl Vane en incarnant Juliette manifeste une sur-âme, en transcendant l’art et l’artifice, de même que le je les entends et chacune me parle à sa manière. Je ne sais pas laquelle suivre ». WILDE 2006 [1891], p. 98. Dorian lui aussi est jusqu’à un certain point un corps prédisposé à la possession : par le portrait de par le désir que lui porte Basil Hallward, par l’enseignement philosophique de par ce désir homosexuel que conçoit plus discrètement Lord Henry à son égard, de par des possessions qui sont chaque fois discrètement métaphoriques et qui renvoient cependant toutes à l’éphèbe passivement réceptif, un topos fondamental dans l’homosexualité victorienne qui s’exprime à travers les catégories de la culture philhellène. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) Oscar Wilde et le portrait surréel d’un désir invisible 135 portrait de Dorian le montre en sur-corps, avec une beauté rendue visible par les moyens de l’art, et, on l’imagine, ceux-là seuls, jusqu’au moment où l’on suit les conséquences de ce que son corps et son portrait ont échangé leurs qualités. Aucune magie n’explique le génie de l’actrice, puisque c’est elle, la magicienne. Pour remployer ici les catégories de Denis Diderot dans son Paradoxe sur le comédien, 29 proposons que Sibyl Vane soit une actrice de nature plutôt que de technique : elle restitue la présence de la Juliette de Shakespeare, qu’elle est, tout simplement, selon son inspiration du moment. Jouant les grandes héroïnes de l’amour impossible, c’est la possibilité même d’un amour, même s’il est lui-même fantasmatique, qui la précipitera dans la situation qu’elle vivait jusque-là, par procuration, pour pouvoir vivre. Une généalogie pourrait être établie ici, entre le type de théâtralité illustré par Sibyl Vane et le travestissement homosexuel culminant dans l’incarnation burlesque et sérieuse à la fois opérée par les drag-queens dans la mesure où ce type de théâtralité propre au travesti fait conjoindre un effet de réalité psychologique à usage personnel – accéder à la réalité à partir du virtuel : devenir quelqu’un en devenant quelqu’un d’autre – et sa face politique – virtualiser une réalité politiquement impossible : rendre acceptable ce que l’on est soi-même en lui conférant une outrance impossible et aisément reconnaissable comme ludique, “pour rire”. Wilde excelle à ces jeux de trompe-l’œil, faisant dire le vrai de manière fausse après avoir acclimaté l’idée que cette actrice exceptionnelle avait le don de rendre vrai ce qui est faux, dès lors qu’il relève du théâtre. Nous en avons un exemple quand Sibyl débite mécaniquement, parce que le théâtre lui est désormais sans importance, les célèbres vers de Romeo et Juliette qui dans ce contexte résonnent tout particulièrement : Thou knowest the mask of night is on my face, Else would a maiden blush bepaint my cheek For that which thou hast heard me speak tonight.30 C’est pour être aussitôt enlevé que ce « masque de la nuit » est évoqué, un masque sous lequel l’amour s’est dit à voix haute. Au fond, Juliette ne dit rien d’autre ici que « ce que tu as entendu, Roméo, je l’ai bien dit ! » Soit le contraire du double langage constamment en usage dans la séduction homosexuelle dans le Portrait. L’ironie tragique ici est qu’en se faisant purement “technique”, 29 Cf. DIDEROT 1993. 30 Acte II, scène II. Nous citons la traduction de Victor Hugo : « Tu sais que le masque de la nuit est sur mon visage ; sans cela tu verrais une virginale couleur colorer ma joue, quand je songe aux paroles que j’ai entendues cette nuit… ». La suite est encore plus riche d’échos à cet égard : « Ah, je voudrais rester dans les convenances : je voudrais, je voudrais nier ce que j’ai dit ». Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) 136 Frank Pierobon Sibyl passe d’un extrême à l’autre : en récitant scolairement ces vers, elle ne se situe pas dans une vérité qui serait la sienne – redevenir Sibyl Vane – et encore moins dans une pose théâtrale – en surjouant, à l’excès l’un ou l’autre personnage – mais elle fait entendre le néant : le pur reflet-simulacre que produisent la mémoire mécanisée et son pilotage automatique. Puisque tout se joue sur scène – car l’on aurait pu envisager que Dorian présente Sibyl à ses amis ailleurs qu’au théâtre, en cette occasion dernière où elle détruit son art –, c’est sur scène que Sibyl ne paraît plus qu’être l’antithèse de ce qu’on lui voyait quand elle était vraiment Juliette ou quelque autre grande héroïne : sur scène, hors de cela, elle apparaît comme ce qu’elle est, c’est-à-dire rien. “Sibyl Vane” n’est pas un rôle. Sibyl Vane, nous l’avons dit, n’incarne pas ses héroïnes avec la puissance qu’un maléfice faustien lui aurait conférée. Elle aime le théâtre même si elle a pu s’apercevoir qu’elle l’aimait à défaut d’être aimée. Toutefois, le dénouement, dans le texte d’Oscar Wilde, est quelque peu forcé. Il lui faut mettre dans la bouche de Sibyl une question qu’elle ne saurait poser : Lorsqu’il entra, elle le regarda, submergée par une expression de joie infinie. – Comme j’ai mal joué, ce soir, Dorian ! s’écria-t-elle. – Terriblement mal ! répondit-il en la dévisageant avec stupéfaction... […] – Dorian, vous auriez dû comprendre. Mais maintenant vous comprenez, n’est-ce pas ? – Comprendre quoi ? demanda-t-il, en colère. – Pourquoi j’ai été mauvaise ce soir. Pourquoi je le serai désormais toujours. Pourquoi je ne jouerai plus jamais.31 Tout se passe comme si elle avait décidé, au terme d’une psychanalyse éclair, de sortir du fantasme, optant pour l’amour sans apercevoir, ô ironie tragique, que l’amour est toujours par trop fantasmatique et qu’en l’occurrence celui-ci se nourrissait des apparitions qu’elle excellait à susciter. Il s’ensuit une confrontation meurtrière qui la pousse au suicide. Dorian Gray accuse le coup. Son portrait, surtout lui, enregistre l’ambigüité du péché qui est davantage existentiel que politique. L’on pourrait à la rigueur trouver artificielle la décision de Juliette de cesser sciemment de passer d’une incarnation aussi entière à un retrait tout aussi radical – après tout, l’on peut supposer qu’à la base de ce génie théâtral, il y a du métier, de la technique, un acquis – et, de même, juger excessive la réaction de Dorian, qui cesse d’un coup, d’aimer Sibyl, et de la trouver belle et 31 WILDE 2006 [1891], p. 139. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) Oscar Wilde et le portrait surréel d’un désir invisible 137 désirable – après tout, elle n’a pas changé physiquement. Mais, comme le note cruellement Rachel Bowlby, l’authenticité que Sibyl croit avoir atteinte à travers l’amour de Dorian n’est que le nom d’une autre chimère reconstruite autour de la figure de celui dont elle ne connaît pas le nom et qu’elle nomme le « Prince charmant ». Un effet de chiasme peut ainsi être relevé : après sa conversion au réel ou à ce qui en tient lieu pour elle, elle paraît aux yeux de Dorian aussi misérable et pathétique que ce que ses comparses donnent à voir à ses yeux dessillés, à savoir des vieux acteurs fardés en jeunes hommes et qui feignent l’état amoureux.32 5. La face d’ombre de l’imaginaire C’est le privilège d’une œuvre, à partir d’un certain niveau de qualité, d’exister en dehors de l’époque qui l’a portée tout en en exprimant l’essentiel. La charge de fascination du Portrait de Dorian Gray tient essentiellement à l’effet de transgression et d’aventure dans l’inconnu que produit son schème fantastique : d’un pas l’on sort d’un monde où l’humain se referme politiquement sur lui-même, avec sa rationalité scientifique, son sens des affaires et son bon sens commun, pour pénétrer dans un mirage enténébré dont on suspecte, grâce au grand art de Wilde, qu’il puisse être tout entier à l’intérieur de nous-mêmes. De plus, l’espace surnuméraire que permet la fiction par rapport à la banalité ordinaire d’un monde qui s’efforce de taire sa propre violence, permet non pas de voir, à proprement parler, des choses inouïes ou jamais vues, mais de s’en représenter la possibilité, ce qui est une définition tout à fait opératoire du virtuel. Cela étant, cette puissance, qui est tout d’abord celle de l’écriture littéraire, ne s’arrête pas à la production de fantasmes inspirés par un désir que tout porte politiquement à la clandestinité. Certainement, le Portrait de Dorian Gray est tout d’abord l’ekphrasis de cette beauté absolue qui relie magiquement Dorian à son image, et à cet égard, il nous faut constater phénoménologiquement qu’aucun lecteur ne verra, de ses propres yeux, l’un ou l’autre. Et l’on ne peut pas davantage imaginer que Wilde les aura vus, au sens strict du terme. En ce sens, tout désir qui reste en deçà de l’altérité du corps convoité d’autrui est de part en part virtuel. 32 « Sibyl has discovered a language of authenticity, a real self and ‘what reality really is’, against which the theatrical world is now perceived as false. The stage’s former reality is now no more than ugly old men masquerading as lovers. But the reality she finds in Dorian is that of a ‘Prince Charming’ […]. It is by making a new fiction of the world outside that Sibyl can come to see the ‘real’ ugliness of her artistic world. But Sibyl is now to Dorian what the ageing actors are to her ». BOWLBY 1996, p. 181. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) 138 Frank Pierobon Tout en jouant avec gourmandise son rôle de prestidigitateur qui escamote à loisir ce qu’il peut aussi bien faire apparaître quand on ne l’attend plus, Oscar Wilde ne cesse d’obéir à un désir dont il ne sait pas tout et qu’il ne pourrait maîtriser, même s’il le voulait, pour se conformer aux normes victoriennes. Quelque chose comme une crainte à cet égard trouve son chemin dans l’écriture du Portrait : c’est cette hubris du désir et non le désir lui-même qui déforme et défigure l’âme de Dorian et par conséquent son portrait. Et tout se passe, pour un tel écrivain, comme si écrire et désirer procédaient du même éros, avec la tentation biface de vouer sa vie soit à l’écriture, soit au libre surgissement du désir, toujours exploratoire et toujours ouvert sur l’inconnu. L’écriture, quand elle se fait exploratoire, s’aventurant à la poursuite de ce qui s’écrit, ressortit au désir pur dont le sexuel s’avère la face cachée. L’on écrit ce que l’on ne sait pas encore, pour pouvoir le lire. Quelque chose s’écrit tandis que nous l’écrivons. Ainsi surgit une altérité érotique, qui révèle une manière de corps-à-corps. Le mauvais écrivain pourrait bien être celui qui, coûte que coûte, s’en tient à sa vision de départ ou au fantasme inaperçu qui lui livre le portrait de lui-même en habits d’écrivain. Il ne sait pas que c’est l’écriture qui rend visionnaire, et non la vision, écrivain. Parce qu’il suit de près la mutabilité incessante du désir tel que l’écriture en donne le schème et la trace, Oscar Wilde s’oblige à une labilité conceptuelle particulièrement virtuose, dont en premier lieu il tire des fulgurances qui constituent toutes ensemble la philosophie très socratique de Lord Henry. En « premier lieu », car il y a toujours plus : les entrelacs formés par les thèmes de l’image et du réel, tressés avec ceux de l’imaginaire et du virtuel littéraires et fantastiques suscitent un vitrail kaléidoscopique qui, de propos délibéré, exalte et déroute l’imagination du lecteur. En cela, il faut le noter, le profond avoisine le trivial, et l’original, le pastiche. 33 Wilde s’amuse en même temps qu’il explore les limites de son concept fantastique, cédant à l’occasion aux enchantements de la vision, sans se sentir tenu d’en rendre raison. Il s’ensuit qu’aucun système philosophique parfaitement cohérent ne pourrait être reconstitué au départ de son roman pour être ensuite attribué à Wilde et celui-ci d'ailleurs n’en voudrait pas : « la beauté est une forme du génie – elle est même supérieure au génie puisqu’elle n’a pas besoin d’explication… ».34 L’avantage du schème de ce portrait magiquement inversé est qu’il substitue à une telle « explication » 33 Reconnaissons-le, le roman n’est pas exempt de défauts. Richard Ellman, dans la biographie qu’il a consacrée à Oscar Wilde et qui fait autorité, n’y va pas de main morte : « Tant dans sa première version pour la revue que dans son état définitif, Dorian Gray présente des défauts. Des passages entiers sont gauches, délayés, complaisants. Rien du travail d’un bon ouvrier… ». ELLMAN 1994, p. 347. 34 WILDE 2006 [1891], pp. 66-7. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) Oscar Wilde et le portrait surréel d’un désir invisible 139 l’ouverture indéfinie vers l’inhumain, qu’il soit divin comme la beauté en un sens païen ou démoniaque en un sens chrétien. Cette indéfinition est tout d’abord celle de la beauté en tant que telle, qui chez lui tire davantage du côté du sublime kantien que du beau (comme harmonie confortable et rassurante des facultés de l’esprit aux prises avec une œuvre de la nature ou de l’art). Elle est aussi celle, à la fois politique et conceptuelle, du tropisme de sa sexualité, dont il n’y a également rien à savoir. La phénoménologie en son projet le plus général pourrait s’inspirer de ce tropisme pour une beauté qui, comme Wilde l’énonce par la voix de Lord Henry, serait au-delà de toute explication, en ce que la beauté se manifeste comme le phénomène du phénomène, se donnant à la fois comme de soi, comme si l’objet lui-même était beau, et comme ce que nous en jugeons. Quoi de plus virtuel, si nous devons faire comme si l’objet était “objectivement” beau et que nous n’en soyons que les spectateurs médusés? L’ambigüité fondamentale est déjà là, dans cette anamorphose qu’imprime l’éclat du beau à son propre phénomène, et qui dit la beauté en taisant le désir, voire même l’amour, qu’elle inspire. Cette ambigüité, la photographie nous l’a fait oublier, en attisant l’illusion du siècle selon laquelle la beauté est non pas conceptuellement objectivée, mais pragmatiquement réifiée et, si le désir s’en mêle, possédée, consommée, arraisonnée… Ainsi la photographie se tait et, dans ce silence, l’amour s’efface. Une telle désertion de la question de l’amour par le concept devrait scandaliser, d’autant plus que la philosophie tient son origine de l’amour même et de lui seul, ce grand dieu.35 Bibliographie BRISTOW, J. 1997. « A Complex Multiform Creature: Wilde’s Sexual Identities », in P. Raby (ed.), The Cambridge Companion to Oscar Wilde. Cambridge: Cambridge University Press. BOWLBY, R. 1996. « Promoting Dorian Gray », in J. Freedman (ed.), Oscar Wilde, a Collection of Critical Essays. New Jersey: Prentice-Hall. CLAIR, J. 1988. Mušič l’œuvre graphique, Pompidou, (Catalogue). 35 MARION 2003, p. 10. Metodo. International Studies in Phenomenology and Philosophy Vol. 2, n. 2 (2014) 140 Frank Pierobon DIDEROT, D. 1993. Le paradoxe sur le comédien, édité par R. Laubreaux. Paris: Garnier-Flammarion. ELLMAN, R. 1994. Oscar Wilde, traduit par M. Tadié et P. Delamare. Paris: Gallimard. FRANKEL, F. 2012. The Uncensored Picture of Dorian Gray – A Reader's Edition. Cambridge: Harvard University Press. GŒTHE, J. W. von 1982 [1816, 1817]. Du Voyage en Italie jusqu’aux derniers poèmes. Paris: Aubier. MARION, J. L. 2003. Le phénomène érotique. Paris: Grasset. MCKENNA, N. 2005. The Secret Life of Oscar Wilde. New York: Basic Books. PIEROBON, F. 2009. Salomé ou la tragédie du regard. Paris: La Différence Ed. — 2015 (en cours de parution). L’œil solaire. Genève: Métispresse. POWELL, K. 1997. « A Verdict of Death: Oscar Wilde, Actresses and Victorian women », in P. Raby (ed.), The Cambridge Companion to Oscar Wilde. Cambridge: Cambridge University Press. ROUDINESCO, É. 2011. 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