Monti, l`euRopéen - Institut de l`entreprise

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Monti, l`euRopéen - Institut de l`entreprise
Regards Croisés
Monti, l’Européen
Giuseppe Sacco
Professeur à l’université Roma Tre
« La politique industrielle n’est plus un tabou », a déclaré Mario Monti au magazine
The Economist peu de temps avant de prendre la tête du gouvernement à Rome.
Le refus de soutenir la candidature de Rome aux jeux Olympiques de 2020, car « les
bénéfices sont incertains en termes de croissance », ou la proposition de changer la loi
électorale pour réduire de moitié une classe politique pléthorique sont des exemples
des prises de position de l’économiste milanais. Ses propos et décisions donnent le
sentiment que l’équipe Monti n’est pas – ou du moins n’a pas l’intention d’être –
seulement un gouvernement provisoire et technique.
L
e gouvernement Monti ne sera pas un gouvernement éphémère dont la
tâche serait de mettre un peu d’ordre dans les comptes publics de l’Italie.
C’est un gouvernement représentant un choix fondamental, un gouvernement conçu pour mettre en avant l’Italie « européenne ». Ce qui se passe à
Rome marque un tournant historique, dont le sens politique va au-delà de la substitution d’une coalition à une autre.
Italie latine, Italie européenne
Comme l’a dit Mario Monti à l’occasion de sa tournée américaine, son but est de
changer les mœurs et la mentalité des Italiens. Vaste programme pour un gouvernement « technique » !
Ce nouveau gouvernement marque d’autant plus une rupture par rapport aux précédents qu’il est présidé par une personnalité qui a occupé des positions importantes
sans jamais avoir été élue ni même jamais être descendue dans l’arène électorale.
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Pour qu’il puisse participer à la vie parlementaire, Mario Monti a été nommé sénateur à vie quelques heures seulement avant qu’on lui confie la tâche de gouverner la
deuxième puissance industrielle de l’Europe.
Bien sûr, il se peut que l’équipe dirigée par l’économiste milanais échoue. Et il est à
peu près certain qu’elle ne restera au pouvoir que quelques mois, vraisemblablement
jusqu’aux prochaines élections législatives prévues en 2013. Mais il est probable que
le gouvernement qui lui succédera ressemblera moins, dans sa composition et dans
sa ligne politique, à ceux de ses prédécesseurs MM. Berlusconi ou Prodi, qu’au sien.
La naissance du gouvernement Monti traduit un phénomène cyclique que l’on a
déjà observé à certains moments cruciaux de l’histoire italienne. Celle-ci connaît
une alternance de périodes pendant lesquelles les rapports entre politique et société
se présentent de façon différente. Il y a en Italie de longs moments où le fait latin
et méditerranéen domine et s’exprime par des rapports économiques très forts avec
la France et l’Afrique du Nord, notamment la Libye. Et il y a d’autres périodes où
le caractère européen et occidental l’emporte, l’Italie se rapprochant alors de l’Allemagne.
Question internationale
Que les problèmes récents de l’Italie soient liés à sa politique étrangère plutôt qu’à
son faible taux de croissance ou à la dette est confirmé par le temps qu’a consacré
Monti à ce secteur dès son arrivée au gouvernement. Sa première priorité a évidemment été la manœuvre budgétaire. Mais il a jugé comme aussi importante la
nécessité de faire accepter à nouveau l’Italie parmi les grands pays appelés à jouer un
rôle mondial, et à la faire considérer non plus comme partie du problème et même
comme le plus encombrant élément du problème, mais comme partie de la solution,
et même comme le pays modèle de la réponse à la crise.
Et comme l’a remarqué La Stampa de Turin au moment de sa visite en Amérique, il
a en ce domaine très bien réussi. Au point que les Italiens se sont demandé quel
message les Américains veulent leur envoyer en réservant un accueil si triomphal à
Monti, quel rôle ils attendent voir l’Italie jouer en Europe, par rapport au couple
franco-allemand bien sûr, mais aussi par rapport à la question des gazoducs où
Berlusconi avait fortement réduit la participation italienne en vendant à GDF et à
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BASF 60 % de la participation ENI au projet South
Stream. Les signes de changements sont presque plus
visibles dans les rapports internationaux qu’en politique
intérieure.
Sur le plan national, dans les périodes à caractère latin/
méditerranéen, la classe politique est un reflet fidèle de
la société qu’elle représente. Dans les autres périodes,
en revanche, le pouvoir politique se présente comme
« autre » par rapport à la société et assume le fait de
prendre des décisions impopulaires ; sa mission est
d’imposer des changements que l’opinion publique,
même lorsqu’elle les considère positifs, préférerait
remettre à plus tard.
Monti a eu à
coeur de faire
accepter à
nouveau l’Italie
parmi les grands
pays appelés à
jouer un rôle
mondial, et à la
faire considérer
non plus comme
partie du
problème mais
comme partie de
la solution, et
même comme le
pays modèle
de la réponse
à la crise.
Depuis la fin de la Première République (correspondant à la chute du septième gouvernement Andreotti, le
28 juin 1992) jusqu’à la démission de Berlusconi, l’Italie a traversé une phase du premier type, caractérisée
par un fort consensus électoral en faveur de l’homme d’affaires, lequel prenait ses
décisions presque exclusivement en fonction des sondages. L’opposition ex-communiste, de son côté, obligeait le gouvernement à organiser référendum sur référendum. Comme cela peut se faire en Italie « par initiative du peuple », en ressemblant
quelques centaines de milliers de signatures, cette stratégie n’a été possible que par
un recours systématique à des thèmes démagogiques, tels que le « non » au nucléaire.
Bref, les forces « politiques » des deux bords agissaient à la remorque des lieux communs populaires. Cette phase latine/méditerranéenne vient de s’achever. Elle a été
marquée par un indéniable succès électoral de Berlusconi. Au niveau international,
elle s’est caractérisée par une constante campagne médiatique anti-italienne, menée
notamment par The Economist et les médias du groupe Murdoch, campagne qui a
culminé avec le tam-tam assourdissant sur les scandales sexuels (vrais ou inventés)
de 2010 et 2011. À cette campagne se sont ajoutés les critiques acides du Monde et
les commentaires ironiques du président français qui n’ont guère été appréciés en
Italie. Cette période a aussi coïncidé avec une vague d’investissements libyens et
français sans précédent dans la Péninsule.
Dans le passage à la nouvelle phase, le support populaire n’a pas été nécessaire à
M. Monti pour accéder et se maintenir au pouvoir. Il a reçu le soutien enthousiaste
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de Mme Merkel et de M. Obama, et les louanges unanimes de la presse anglosaxonne. Cela lui a suffi.
Alternance séculaire
Comme souvent dans ces phases européennes, le gouvernement italien repose sur
une majorité fragile qui n’a comme noyau dur que les forces laïques et libérales. Or
ces forces sont minoritaires dans la Péninsule où, au XXe siècle, les idées catholiques
et marxisantes ont constamment dominé. Mais cette minorité de la classe politique
italienne se sait forte de son alliance avec les grands acteurs politiques occidentaux.
Et se pose comme finalité d’encadrer et de discipliner la vitalité remarquable, mais
difficile à gouverner, de la société italienne.
Cela n’est pas nouveau. Une alliance de ce type – entre minorités de l’intérieur et
forces internationales – s’est établie, au passage du XVIIIe au XIXe siècle, entre
Napoléon et les infranciosati (les « francisés »), bien représentés par le comte Melzi
d’Eril qui a posé les fondations du Risorgimento, c’est-à-dire de la naissance de
l’État-nation italien. Soixante ans plus tard, la brève alliance entre Napoléon III et
Cavour a rendu possible la naissance du royaume d’Italie ; et l’année suivante le
pacte silencieux entre Garibaldi et Londres a aidé au débarquement des chemises
rouges en Sicile, d’où est partie la conquête du Sud. Enfin, après la Seconde Guerre
mondiale, l’appui américain a aidé à la naissance de la république contre la tentative
anglaise (et communiste) de sauver la monarchie, la démocratie chrétienne s’étant
déclarée neutre sur la question institutionnelle.
En Italie, les
forces libérales
progressistes
de changement
ne gagnent que
lorsqu’elles
trouvent dans
le contexte
européen les
alliances
nécessaires.
Bref, en Italie, les forces libérales progressistes de changement ne gagnent que lorsqu’elles trouvent dans le
contexte européen les alliances nécessaires. Et la preuve
a contrario du fait que sans une alliance extérieure les
forces libérales ne peuvent pas être victorieuses est
fournie par le tragique destin des Lumières napolitaines qui, lors de la révolution de 1799, eurent le tort
de ne pas chercher le soutien des Français, pourtant
déjà présents militairement dans la Péninsule, et furent
impitoyablement écrasées par la Sainte Foi du cardinal
Ruffo.
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Mario Monti est dans la même situation que tous les réformateurs, et il joue à fond
la carte de la considération dont il jouit auprès des classes dirigeantes internationales. Il y a un précédent historique très clair qui peut servir de référence : la phase
de changement politique qui s’ouvrit après la terrible crise de 1894, qui avait atteint
son paroxysme avec la faillite de deux banques très importantes, Credito Mobiliare
et Banca Generale. Arrivé au pouvoir malgré l’hostilité d’une classe politique et d’un
Parlement discrédités autant sinon plus que ceux d’aujourd’hui, le Sicilien Crispi
avait rompu le traité de commerce avec la France et s’était tourné économiquement
vers l’Allemagne, pays avec lequel l’Italie venait de conclure une alliance militaire.
D’Allemagne arriveront alors des technologies et des capitaux (notamment du
groupe Bleichröder), des banques (Warschauer, Nationalbank für Deutschland,
Goldschmidt), ainsi qu’une nouvelle conception des rapports entre banque et industrie. Et, surtout, de l’Europe centre-orientale arriveront
des banquiers – notamment Otto Joel et Józef Toeplitz
– dont les idées domineront la scène financière et
Monti joue à
industrielle italienne pendant près d’un siècle, jusqu’aux
fond
la carte de la
années 1990. Ainsi, ses finances remises en ordre, et ses
considération
ambitions coloniales revues très nettement à la baisse
dont il jouit
après la défaite d’Adua en 1896, l’Italie entrera cette
auprès des classes
dirigeantes
même année dans une décennie de croissance forte et
internationales.
connaîtra jusqu’en 1914 une vraie « révolution industrielle » comparable au « miracle » italien de 1950-1962.
En 1894, la popularité des libéraux était en baisse, aussi bien du fait de l’essoufflement de la croissance liée à la transformation de Rome de petite ville papale en
capitale du nouveau royaume que des scandales bancaires. De même, avec la crise
en cours, se sont refroidis les enthousiasmes pour la concurrence de tous contre tous
et pour le libre-échange qui avaient accompagné la première décennie de la globalisation. Et se sont achevées les transformations sociales des années 1980 qui ont vu
le déclin de la classe ouvrière, affaiblie par les délocalisations, et la prolifération des
emplois du secteur tertiaire, notamment dans le domaine de la communication1.
1. On a du mal à mesurer les conséquences de cette prolifération en matière de communication si on ne revient pas sur ce
qui s’est passé après l’annulation par la Cour constitutionnelle, en juillet 1974, de la loi instituant le monopole publique
de la télévision. Ce secteur s’est trouvé ainsi pendant quatorze ans sans aucune régulation et a bénéficié de l’esprit d’initiative déchaîné des Italiens. Résultat, l’Italie, qui ne représente que 1 % de la population mondiale et 2 % des postes de
télévision, compte 2 000 émetteurs TV indépendants et diffuse – selon certaines statistiques – 42 % des heures d’émission du monde entier. L’origine, la fortune et vingt ans de succès électoraux de Berlusconi résident dans ce phénomène.
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Mario Monti est dans une situation semblable à celle du tournant 1894-1896 et dans
un moment historique dont l’importance et la portée sont sous-estimées, notamment par les prétendus experts étrangers spécialistes de la Péninsule, qui – pour des
raisons essentiellement germanopratines – ont toujours donné trop d’importance
à l’opposition ex-communiste qui est en réalité un des groupes politiques les plus
confus et les plus désemparés du pays.
À la manœuvre
Le nouveau gouvernement ne représente pas une alternance dans la continuité du
système, comme l’avaient été les gouvernements Prodi et D’Alema. Il se place dans
une logique de rupture. Il a prévu deux temps pour son action. Tout d’abord, arrêter
la hausse des taux d’intérêt et faire comprendre aux marchés la différence qui sépare
l’Italie de la Grèce ou de l’Espagne. Ensuite, relancer la croissance en jouant sur une
réelle dynamique industrielle. Si l’on fait exception de
la vente au rabais de l’énorme patrimoine industriel de
Si l’on fait
l’État, c’est la première fois depuis les années 1980 que
exception de la
vente au rabais
l’on peut parler de « réflexion industrielle » en Italie.
de l’énorme
patrimoine
Pour parvenir au premier objectif, il faut beaucoup de
industriel de
l’État, c’est la
rigueur financière, rigueur que M. Tremonti, le prédépremière fois
cesseur de Mario Monti à l’Économie, pratiquait déjà,
depuis les années
combinée à des rapports internationaux renouvelés.
1980 que l’on
peut parler
D’autant plus que la mauvaise image dont jouissait
de « réflexion
Silvio Berlusconi finissait par mettre en difficulté le
industrielle »
même M. Tremonti. Pour le deuxième volet du proen Italie.
gramme, Mario Monti compte non seulement sur la
reprise de la croissance mondiale, mais aussi sur une
vraie politique visant à redéfinir les spécialisations possibles de l’Italie dans la division internationale du travail, c’est-à-dire l’identification des secteurs « ricardiens »
qui remplaceraient ceux qui ont disparu du fait de la concurrence asiatique.
Après l’annonce des mesures d’austérité, ce programme, soumis à de fortes pressions, a été attaqué de toutes parts : par les politiciens, les fonctionnaires, les collectivités locales, les pharmaciens, les notaires, les routiers, les chauffeurs de taxi, etc.
Monti est critiqué, notamment par des économistes proches de la gauche, parce que
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sa politique des « deux temps » serait contradictoire : les coupes dans les dépenses de
la première phase créeraient une spirale déflationniste qui rendrait vain tout effort
visant simultanément à relancer la croissance, qui est l’essence de la seconde phase.
Pour l’instant, le gouvernement Monti ne semble pas avoir encore défini parfaitement le contenu et les moyens de sa politique industrielle et certains observateurs se
demandent s’il ne voit pas les problèmes économiques un peu trop en banquier et
pas assez en entrepreneur. En sous-estimant l’importance de l’effort visant à éliminer
un certain nombre de facteurs qui bloquent l’initiative et découragent l’embauche,
ces mêmes observateurs soulignent qu’il n’a pas vraiment cherché à identifier des spécialisations nouvelles
Certains
pour le secteur productif. Or, il est peu probable que
observateurs se
demandent si
Monti s’engage sur une telle voie, qui est très difficile.
Monti
ne voit
Car découvrir de nouvelles occasions pour produire et
pas les problèmes
vendre, les saisir en prenant des risques et en investiséconomiques
un peu trop
sant, tout en allant plus vite que les concurrents potenen banquier
tiels, est une opération qui demande les talents d’un
et pas assez en
entrepreneur. Aucune organisation bureaucratique ne
entrepreneur.
les possède ni ne peut les acquérir. Ce qui fait que,
parmi ceux qui – à droite et à gauche, mais surtout à
gauche – parlent de politique industrielle et prétendent
fournir un programme alternatif, ce sont surtout des lieux communs qui prolifèrent,
le plus répandu étant celui sur la nécessité de développer « l’industrie verte ».
Mario Monti n’est pas, jusqu’ici, allé beaucoup plus loin. Dans un texte qui traite de
la politique industrielle, signé en mai 2009, il écrivait :
« L’Europe doit en être convaincue : son marché intérieur est sa première et meilleure politique industrielle. Cela étant, comme le rappellent tous les documents de
stratégie élaborés depuis la communication de 2002 sur la politique industrielle, le
dynamisme d’un marché à l’échelle de l’Union européenne est exploité de manière
optimale lorsqu’il s’accompagne d’une politique industrielle axée sur le long terme. Il
est justifié et possible d’élaborer une stratégie active, judicieuse et efficace en faveur
des entreprises et de l’esprit d’entreprise. Cette stratégie devrait exploiter toutes les
synergies entre la politique de concurrence et la politique industrielle et utiliser avec
souplesse tous les instruments réglementaires et politiques. La stratégie Europe 2020
définit les grandes lignes d’une telle politique industrielle moderne, qui combine les
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spécificités horizontales et l’appui à la compétitivité des secteurs, qu’ils soient ébranlés
par la mondialisation ou confrontés au passage à l’économie verte et numérique. Il est
aussi généralement admis qu’une action de l’UE devrait comporter certains éléments
verticaux, aidant les politiques nationales à cibler un ensemble de secteurs hautement
prometteurs, tels que l’énergie, les industries innovantes et les véhicules propres, sans
oublier les besoins des industries manufacturières. L’UE devrait aller de l’avant dans
la formulation de son nouveau projet de politique industrielle active afin de compléter la relance du marché unique. »
Comme on le voit, ce n’est ni très nouveau ni très précis2.
Les vrais défis de politique industrielle se jouent cependant ailleurs. Car il y a sur
le bureau de Monti quelques dossiers majeurs et urgents. En premier lieu celui de
la position de l’Italie sur le marché de l’automobile et du caractère italien de Fiat :
un dossier qui donne au professeur milanais un rôle très dynamique sur le front
italo-américain aussi bien que sur le front intérieur, non seulement par la taille de
l’entreprise concernée, mais aussi pour les effets d’imitation que Fiat a toujours suscités chez les autres entreprises. Pour le moment, l’entente avec Sergio Marchionne,
le P-DG de Fiat, semble parfaite. Ce dernier était d’ailleurs présent au Peterson
Institute lors de la visite de Monti. Et à cette occasion, cet homme avare en compliments s’est exprimé sur Mario Monti de façon très positive. Vient ensuite la question de Finmeccanica, qui risque de créer des tensions avec la France, et le passage
de Breda aux Français, qui ont par ailleurs acquis Fiat ferroviaria et ses technologies
liées à la grande vitesse, ayant suscité l’irritation de beaucoup d’Italiens.
Quelle majorité ?
Malgré l’urgence de ces dossiers qui touchent directement à l’emploi, la gauche
n’a accordé qu’à contrecœur son appui au nouveau gouvernement. Après la démission de Berlusconi, elle aurait voulu des élections et un simple changement de
gouvernement fondé sur une entente « catho-communiste » à la Prodi, mais pas
un retournement, pas l’ouverture d’une nouvelle phase historique. Cette ouverture doit beaucoup à la volonté et au sens de la manœuvre du président de la
2. Il faut cependant considérer qu’en écrivant ces lignes il s’exprimait en tant que conseiller de Barroso et non
comme chef d’un gouvernement en responsabilité.
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République Napolitano qui, en particulier, a laissé les Italiens boire jusqu’à la lie la
potion amère du berlusconisme.
Aux deux chambres, Monti n’a l’appui ferme que d’une minorité centriste, qui
est européenne et veut se présenter comme l’équivalent italien de la CDU de
Mme Merkel. A droite, c’est-à-dire dans la majorité issue des dernières élections,
une partie considère Monti comme un usurpateur à tolérer provisoirement. Le reste
rêve à un très invraisemblable retour au pouvoir, lorsque les sacrifices imposés à la
classe moyenne auront discrédité la politique engagée.
Bref, la vraie majorité de M. Monti et de son gouvernement semble être au parlement… de Strasbourg, plutôt
qu’à celui de Rome ! Et parmi les faiseurs d’opinion en
Italie, depuis que la police financière multiplie les descentes dans les luxueuses boutiques de Milan, il ne peut
plus être sûr de l’appui des soi-disant modernisateurs
« laïcs », des pseudo-moralistes ou des petits groupes de
réformateurs…
La vraie majorité
de Mario Monti
et de son
gouvernement
semble être au
parlement… de
Strasbourg,
plutôt qu’à celui
de Rome !
Monti tire sa force du « consensus passif » de ceux
mêmes auxquels il est en train de faire payer le prix de la crise : ces 82 % d’Italiens,
propriétaires des appartements dans lesquels ils vivent ; ces petites fourmis qui ont
le mythe de l’épargne et qui seraient incapables de gaspiller l’argent, même si elles
en avaient en grande quantité. Ce sont ces Italiens, surtout du Sud ou originaires du
Sud, qui ont toujours pensé que la pierre est le seul investissement qui ne trahit pas,
et qui détiennent le patrimoine immobilier que Monti a le plus, et avant tout autre,
frappé avec son paquet fiscal. Ce sont ces gens chez qui le message de modération et
de sacrifices de Monti a reçu un accueil favorable. Mais Monti le sait : ils le lâcheront
sans hésiter s’ils devaient être déçus ne fusse qu’une seule fois. Car, comme le dit
un aphorisme célèbre, « même les fourmis, dans leur petitesse, peuvent se fâcher ».
Mario Monti a pu mesurer l’existence de ce « consensus passif » dans le fait que ses
premières mesures budgétaires n’ont suscité que trois heures de grève générale. Cela
fait une grande différence, non seulement avec l’Espagne et ses indignados, mais
aussi avec l’Angleterre où les violences aveugles de cet été et leur répression brutale
ont montré une tension sociale explosive, sans parler de la Grèce. Et même par
rapport aux États-Unis, où le mouvement Occupy Wall Street a connu un réel succès.
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« The most important man in Europe 3 »
En fait, c’est à l’étranger que les actions de Mario Monti ont été le mieux accueillies.
En Allemagne, il a reçu le soutien ouvert de Mme Merkel, pour des raisons – entre
autres – de nécessité européenne assez semblables à celles qui la poussent à « faire
campagne » pour Nicolas Sarkozy. Monti jouit également d’une grande popularité
dans les médias anglo-saxons, mais pour des raisons plus obscures. La presse angloaméricaine lui est tellement favorable qu’on ne peut pas ne pas se poser de questions4. Le Financial Times répète sans arrêt que le sort de l’euro dépend de Monti,
et que les deux Mario (le deuxième étant Mario Draghi, le président de la BCE)
doivent être aidés à tout prix.
L’histoire de
l’Italie semble
ainsi avoir
retrouvé sa
résonance avec
l’histoire de
l’Europe, chose
qui n’arrive pas
à l’Espagne et au
Portugal, pour
ne pas parler de
l’Irlande et de la
Grèce.
n’avait pas été là, et aux
réhabiliter Il Cavaliere.
L’histoire de l’Italie semble ainsi avoir retrouvé sa résonance avec l’histoire de l’Europe, chose qui n’arrive pas à
l’Espagne et au Portugal, pour ne pas parler de l’Irlande
et de la Grèce. Même M. Berlusconi a retrouvé un peu
de considération grâce au soutien que les députés de
son parti apportent au nouveau gouvernement. L’arrivée
de M. Monti au pouvoir permet enfin un jugement
plus équilibré sur cet homme d’affaires « prêté à la politique ». Il est trop tôt pour faire une évaluation historique sine ira et studio, et même un tout premier bilan
des « années Berlusconi ». Qu’il ait coûté cher à son
propre pays est probable. Mais si l’on pense au régime
encore plus latin/méditerranéen et très peu occidental
et européen que l’on aurait eu si en 1994 Berlusconi
personnages qui auraient gouverné l’Italie5, il y a de quoi
Par rapport au passé, la logique de l’alliance entre l’Italie et les autres puissances
européennes est renversée : ce n’est plus le destin de l’Italie qui dépend des équilibres
européens, mais les équilibres européens qui dépendent de l’Italie, de sa santé économique et de la gestion de ses finances publiques. Si Monti réussit, on retrouvera
la situation d’octobre 1990, quand les alliances internationales tissées par le démo3. Time Magazine, « Why Mario Monti is the most important man in Europe », 20 février 2012.
4. Car, comme le dit le catholique M. Andreotti : « Le soupçon est un péché, mais il aide souvent à comprendre les
choses… »
5. Les mêmes qui se sont acharnés contre Craxi et ont monté un « procès de Moscou » contre Andreotti.
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crate-chrétien Andreotti et le socialiste De Michelis, avant la réunion du sommet
européen de Rome, ont débarrassé l’Europe, et même le 10 Downing Street, des
intransigeances de Mme Thatcher.
Début février 2012, Monti a été reçu aux États-Unis comme rarement un dirigeant italien. Time Magazine a fait de lui le sauveur de l’Europe et lui a consacré
la couverture de son édition européenne, le définissant comme « l’homme le plus
important d’Europe ». Franchement, c’est excessif ! Au point que l’on peut se
demander si certains à Washington – et à Londres – ne pensent pas pouvoir jouer
l’Italie contre le couple franco-allemand. Quoi qu’il en soit, Monti est en train
d’inaugurer une phase « occidentale et européenne » de l’histoire de son pays,
une phase pendant laquelle la politique italienne sera moins provinciale et plus en
accord avec la dynamique de la mondialisation, une
phase où la presse anglaise ne pourra plus se délecter
On peut se
demander si
du drame des ordures de Naples, ou du « bunga bunga »
certains à
d’un vieillard vexé par la trahison de sa femme, une
Washington – et
phase de rénovation de la politique économique qui
à Londres – ne
pourrait conduire à une relance effective de la croispensent pas
pouvoir jouer
sance, et surtout une phase où l’Italie pourrait
l’Italie contre le
reprendre une place diplomatique significative pour
couple francoredevenir un des moteurs de la construction
allemand !
européenne.
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