La rage d`or du pastiche

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La rage d`or du pastiche
VERONIKA SZEPESI
La rage d’or du pastiche
Je me propose de traiter de l’apparition la plus récente d’un genre hérité de
l’antiquité – celui du pastiche. Pour définir ce genre, j’admets l’approche de
Genette, qui – parlant de l’hypertextualité – envisage trois genres mineurs :
parodie, travestissement, pastiche qu’il appelle transgénériques. On ne connaît
pas la naissance du pastiche. Comme Genette l’écrit : « sa naissance […]
s’occulte dans la nuit des temps » car « le pastiche est issu de la parodie »1.
Suivant la définition de Genette, le pastiche satirique est « une imitation
stylistique en fonction critique ou ridiculisant ».
Je voudrais présenter un exemple récent du genre : le pastiche d’Alain
Dantinne, L’Hygiène de l’intestin, paru en 2005 en Belgique sur les romans
d’Amélie Nothomb. Je mettrai d’abord en lumière les trois éléments de base
dont le pastiche relève : l’imitation, la dérision et la critique. Ensuite j’essaierai
de trouver les caractéristiques qui donnent au roman un goût spécifiquement
dantinnien. Alain Dantinne a mis sur papier sa critique non seulement sous
forme de pastiche, mais aussi sous forme d’essai. En lisant parallèlement les
deux œuvres on voit les mêmes éléments critiqués sous deux formes
différentes.
Prenons le premier élément de la définition, l’imitation :
Alain Dantinne s’appuie sur quatre livres d’Amélie Nothomb :
Métaphysique des tubes, qui est une autobiographie de zéro à trois ans, Le
Sabotage amoureux, qui raconte l’histoire de son amour pour une jeune fille du
même âge à sept ans, Stupeur et tremblement, qui est à la fois une satire du
despotisme qui règne dans les coulisses d’une puissante firme japonaise et une
histoire d’amour envers sa patronne. Ce roman a valu à l’auteur le Grand Prix
du roman de l’Académie française en 1999. Le quatrième roman est Hygiène de
l’assassin. C’est une histoire dialoguée sur un écrivain, prix Nobel de
1
Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 26.
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littérature, qui va mourir dans deux mois et qui est interviewé par des
journalistes. Les interviews se transforment peu à peu en interrogatoires, où ce
misanthrope célèbre humilie et torture moralement les journalistes qui viennent
le voir, mais qui se trouve vaincu par la cinquième, une adversaire digne de lui
en cruauté.
L’histoire du pastiche est la suivante : les deux personnages principaux,
Fabienne et Mély, ont passé ensemble leur enfance. La mère de Fabienne était
la femme de ménage de la famille de Mély et on devine aisément que le père
des deux filles était le même. Toutes les deux sorties de Lettres, Mély devient
diplomate (ce qui était le désir du père d’Amélie Nothomb, diplomate lui aussi)
au Chili « pendant que Fabienne enseigne dans une école de la région
bruxelloise. Fabienne a des comptes à régler avec son ‘amie’ d’enfance. Elle
décide donc de partir à sa suite en Amérique du Sud pour lui faire part du fond
de ses pensées2 ».
Le titre du pastiche est Hygiène de l’intestin, qui, par la rime
assassin/intestin, fait écho à Hygiène de l’assassin et est une référence directe à
Métaphysique des tubes qui traite d’un sujet récurrent chez Amélie Nothomb :
celui de la digestion.
La digestion est un sujet central. Dans l’essai comme dans le pastiche on
sent la rage de l’auteur :
On entube la métaphysique, ah ça oui ! Que du pipi-caca sans anamnèse, aucun
3
affect, que des effets .
La même idée revient dans une scène où on voit les passagers d’une navette
pendant une tempête :
Les soubresauts de la mer n’entraînèrent derrière eux que stupeur, crainte et
tremblement (clin d’œil à Stupeur et tremblement) ; les premiers cris se firent
sonores dès quatorze heures et tout l’après-midi, on put voir des tubes se
4
dévider d’un bout ou de l’autre. Les jéjunums entraient en transe .
2
Alain Dantinne, Hygiène de l’intestin, Bruxelles, Édition Labor, 2004, 4e de couverture.
3
Alain Dantinne, op. cit. en note 2, p. 5.
4
Alain Dantinne, op. cit. en note 2, p. 24.
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Après une description détaillée Mély apparaît : « La scène lui plut, elle jouit
des meilleurs morceaux5. » Enfin une dernière citation du dialogue de Fabienne
et de Mély :
Mély – Tu fais ce que tu veux. Moi je reste dans ma chambre pour écrire, j’ai en
tête un roman.
Fabienne – Quoi ? Encore un livre pipi-caca ? […] Et de quoi traite ce nouveau
chef-d’œuvre ?
Mély – De l’écriture précisément, il montre qu’il faut écrire vrai pour toucher les
gens. On écrit avec ses tripes et non avec sa cervelle, c’est comme dans
6
l’amour .
L’obésité est aussi un sujet qui revient souvent dans les romans d’Amélie
Nothomb. Dans le pastiche c’est Walter, le chauffeur de Mély qui représente
ce thème. Il incarne aussi l’homo-érotisme qui caractérise les écrits
d’Amélie Nothomb.
Affirmant que ses œuvres sont autobiographiques, Amélie Nothomb crée sa
propre mythologie. Cet aspect est renforcé par plusieurs éléments, parmi
lesquels l’utilisation de la première personne du singulier. Néanmoins, dans son
roman intitulé Hygiène de l’assassin le narrateur s’exprime à la troisième
personne du singulier. Cela n’est en rien contraire à l’écriture biographique ;
dans une interview Amélie Nothomb ne dit-elle-pas : « Prétextant Tach (le vieil
écrivain misanthrope), c’est moi » ? Ce geste rappelle la sentence célèbre de
Flaubert, qui établissait un parallélisme entre sa propre personne et son
protagoniste, d’âge et de sexe pourtant différent de l’auteur. Cette
caractéristique est pastichée par le dédoublement du protagoniste. La personne
recherchée porte le nom de « Mély » qui fait référence à Amélie, celle qui la
poursuit s’appelle Fabienne, qui est le vrai nom de l’auteur, Amélie n’étant
qu’un pseudonyme. « Il y a sans cesse confusion entre ses personnages7 » fictifs
et entre sa propre expérience et personnalité.
5
Alain Dantinne, op. cit. en note 2, p. 33.
6
Alain Dantinne, op. cit. en note 2, p. 88.
7
Alain Dantinne, op. cit. en note 2, p. 9.
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Elle n’a jamais écrit qu’un seul et même livre dont la seule héroïne, prise de zéro
8
à trente-cinq ans n’est autre que l’image soigneusement détournée de herself .
Par cette confusion le lecteur est invité à poursuivre la « vraie » vie de
l’auteur qui lui fait croire qu’il a accès aux coulisses de sa vie. Ainsi le rôle du
lecteur change : il devient voyeur.
Avec ce geste flaubertien Alain Dantinne pourrait, lui aussi, dire que
« Fabienne, c’est moi », car elle devient le porte-parole de son opinion sur la
littérature, et elle est caractérisée par des éléments autobiographiques : elle est
professeur de français et poète, comme l’auteur du pastiche. Le début du
pastiche imite celui de Métaphysique des tubes :
Au commencement il n’y avait rien. Et ce rien n’était ni vide ni vague : il
9
n’appelait rien d’autre que lui-même. Et Dieu vit que cela était bon .
Plus tard on comprend que Dieu dans cette première partie (qui est d’ailleurs
un pastiche de la Bible) n’est autre que l’auteur à la naissance. Le pastiche
reprend ce début avec une nuance de dérision – deuxième élément de la
définition de Genette portant sur le thème central de l’œuvre d’Amélie
Nothomb, c’est-à-dire l’image d’elle-même : « Au commencement il y avait
Mély, et Mély était tout. C’était le centre du monde (…)10 ».
Dans une autre interview Amélie Nothomb affirme qu’elle écrit son premier
roman en quarante jours. 40 est un chiffre biblique, par là elle fait un clin d'œil
à ses auteurs catholiques tant aimés et cités dans ses romans.
Le lecteur attentif percevra un jeu de références internes aux livres de A. N. :
allusions à des auteurs cités (abondamment) par elle, surtout des philosophes
(cela va de Malraux à Bernanos, ou de saint Thomas à Wittgenstein en passant
par Platon). Certaines scènes de même que certains effets lexicaux sont induits
11
par le ‘modèle’ .
8
Alain Dantinne, Op. cit. en note 2, p. 5.
9
Amélie Nothomb, Métaphysique des tubes, Albin Michel, 2000, p. 5.
10
Alain Dantinne, Hygiène de l’intestin, op. cit en note 2, p. 5.
11
Alain Dantinne, Hygiène de l’intestin, op. cit en note 2, p. 47.
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Voyons quelques-unes des scènes reprises par Alain Dantinne, notamment la
scène de paroxysme de Stupeur et tremblement où, désespérée par le refus que
sa patronne vient d’opposer à son amour, la protagoniste joue un jeu érotique
avec l’ordinateur de celle-ci. Selon l’essai c’est cette partie qui a donné l’idée
ou plutôt la nécessité du pastiche. Alain Dantinne cite avec dérision des
passages entiers du texte original avec une seule modification : il change le
lieu. L’histoire originaire se déroule au Japon, au dernier étage d’un gratte-ciel,
dans le pastiche la même scène est mise dans une grotte de mylodon
préhistorique, reconstituée en fibre de verre, au fin fond du Chili.
Ce pastiche est aussi une analyse critique – troisième élément de la
définition de Genette. Pour Alain Dantinne la fonction essentielle du pastiche
est de juger, de montrer la médiocratie contemporaine du goût littéraire du
public, des critiques et des éditeurs qui font d’Amélie Nothomb « un portedrapeau des Lettres françaises, l’égérie de la post-modernité12 ».
Alain Dantinne tient le langage et le style de l’auteur pastiché pour faibles,
il démontre sa pseudo-philosophie, l’arrogance qui est présente dans l’usage
des formes grammaticales même, la démagogie de ses discours moralisants :
[…] ses romans ne tiennent que par de grosses ficelles, que son style,
tarabiscoté, ne repose que sur un usage agaçant du dialogue, un abus de
subjonctifs très imparfaits, une giclée de citations suffisante pour en réécrire un
dictionnaire, un fond de savoirs des plus convenus, des plus ringards, ne
témoignant pas d’une grande culture et une prétentieuse lexicomanie
13
approximative .
L’auteur du pastiche considère que la littérature contemporaine a tendance à
être déterminée par des facteurs financiers plutôt que par l’art pur et qu’elle
devient un outil dans les mains de ceux qui monopolisent l’édition. Auparavant
l’œuvre et le personnage étaient couronnés par des légendes, aujourd’hui la
littérature est devenue une question d’argent. Il tente de prendre en
considération de façon indirecte la littérature de valeur et l’écriture qui prétend
être littérature, mais qui n’est autre chose qu’un piètre succédané. Il met en
opposition l’artisan qui tisse son texte avec des éléments préfabriqués selon le
besoin du marché et l’écrivain artiste qui n’a pas l’intention de satisfaire les
12
Alain Dantine, Petite prose et grand chapeau, inédit, 2005, p. 5.
13
Alain Dantine, op. cit. en note 12, p. 1.
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exigences du marché : « elle n’est qu’un produit de consommation, un
épiphénomène, une réussite de plus en matière de tirage14. » La même idée se
retrouve dans le pastiche : Mély dit à Fabienne :
Tu es jalouse parce que tout marche pour moi. Je publie à tire-larigot et toi, tu
t’échines à faire paraître des plaquettes de poèmes qui suent et pissent la
tristesse chez des petits éditeurs de rien du tout.
Et Fabienne de répondre : « Un beau chiffre de ventes, félicitations15 ! »
À travers la voix de Fabienne le pasticheur lui reproche également son manque
d’originalité, ses stéréotypes :
J’écrirais un livre qui s’intitulerait Le réveil du tardigrade. C’est un bon titre pour
la FNAC. Un nom accompagné d’un complément déterminatif, ça marche, c’est
simple, court, mais pas trop, pas de verbe, pas de question existentielle pour la
ménagère de plus de cinquante ans. Et si ça marche, je continuerai avec
Ontologie du métro, Apologie de Bouddha, Poétique de l’obèse, ou pourquoi pas
Philosophie du dipsomane... D’autres l’ont fait avant moi, regardez À la
16
recherche du temps perdu .
Nous avons vu jusqu’à présent les romans d’Amélie Nothomb à travers
l’optique dérisoire d’Alain Dantinne. Mais quelles sont les caractéristiques
spécialement dantinniennes de cette imitation critique ?
Le pastiche donne lieu à des réflexions sur la littérature de valeur. Fabienne
réfléchit sur la nature des romans de série B :
Quand on les quitte, on est exactement la même femme ou le même homme
qu’en commençant. (…) Non, pour moi, un livre, c’est celui que l’on continue à
17
lire une fois refermé .
Ainsi il reproche à Amélie Nothomb son manque de visée littéraire, de
pensée, de remise en question des réponses toutes faites, de débat. Alain
Dantinne rend hommage, avec d’un geste moderne, à ses auteurs préférés :
14
Alain Dantine, Petite prose et grand chapeau, op. cit. en note 12, p. 3.
15
Alain Dantinne, op. cit en note 2, p. 37.
16
Alain Dantinne, op. cit en note 2, p. 52.
17
Alain Dantinne, op. cit en note 2, p. 41.
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J’invoque Georges Perec dans ce pastiche (La disparition et Les revenentes). Je lui
emprunte le personnage d’Anton Voyl. C’est qu’il me manque une case, moi aussi : je
pris donc nonante-neuf citations dans l’œuvre parodiée. Perec, c’est la littérature dans
ce qu’elle a de plus absolu : l’enfance à jamais disparue, vainement traquée par tous les
artifices du langage, fausses pistes et trompe-l’œil. L’écriture poussée à son extrémité
en quête d’une identité introuvable, mon livre rend hommage à Perec ; j’ai, d’autre part,
publié quelques ‘exercices d’admiration’ (sur Michaux, Chavée, etc.) et je le ferais
volontiers pour Cioran, Beckett, Artaud et beaucoup d’autres aventuriers de l’âme
18
humaine .
Mais il critique les citations abusives d’Amélie Nothomb. Ainsi Fabienne de
dire à Mély :
C’est toi qui reviens tout le temps avec Nietzsche comme on cite un dicton de
l’almanach Vermot ou de Petit Albert. Je trouve ce procédé détestable (…) de citer
19
Pierre ou Paul à tout bout de champ, hors contexte, c’est de très mauvais goût .
L’avant-dernier chapitre, la description de l’agonie de Fabienne ne contient
pas de « e », tandis que la dernière partie ne contient que cette voyelle, avec ou
sans accent, ce qui est aussi un clin d’œil à Perec.
Après avoir caractérisé et illustré le genre du pastiche, on pourrait se poser la
question de savoir quelles sont les époques, les périodes, les intervalles qui
favorisent ce genre et pourquoi ?
Le pastiche doit non seulement disposer d’un potentiel de lecteurs assez initiés
pour le comprendre, mais encore intervenir dans une culture où le raffinement
conduit à remettre en question les valeurs dominantes et communément
admises.
De nos jours nous assistons à une époque où les conditions sont remplies.
Du point de vue de la culture, les horizons tendent à se dégager. La littérature
traditionaliste, rassurante, conformiste a un grand succès, c’est le terrain
d’expression des romans pseudo-historiques, pseudo-sociaux, pseudopsychologiques. La littérature est à l’image d’une époque d’harmonie facile,
dans l’ignorance parfaite de la crise.
Ce procès des classiques mené par le biais du pastiche est une forme de refus et
de scepticisme face à ces modes de penser. Les pasticheurs recherchent
l’hypocrisie et la suffisance chez ceux que l’on était convenu d’admirer.
18
Alain Dantinne, op. cit en note 2, p. 5.
19
Alain Dantine, op. cit. en note 12, p. 39.
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Un autre besoin qui fait naître le pastiche est le caractère réfléxif de la
littérature. L’exigence de la remise en question des formes et des valeurs
littéraires canonisées donne jour dans chaque période au pastiche, à cette
critique dérisoire mais purifiante.
Au cours du XXe siècle le genre du pastiche s’est caractérisé par deux
tendances : la forme satirique, un peu moralisante de Paul Reboux et Charles
Muller et, par opposition, le pastiche proustien, la critique en action. Alain
Dantinne s’inscrit dans la première lignée.
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VERONIKA SZEPESI
Université de Pécs
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