ACTUALITÉ " L`entrepreneur et l`artiste ont un point commun

JANVIER 07
Mensuel
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29 RUE DE CHATEAUDUN
75308 PARIS CEDEX 09 - 01 75 55 50 18
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ACTUALITÉ
Gilles Lipovetsky, philosophe
" L'entrepreneur et l'artiste
ont un point commun : la passion
ENTRETIEN. Depuis un quart de siècle, Gilles Lipovetsky scrute les
mutations des sociétés occidentales. Appliquées au monde du travail,
ses analyses, notamment sur la quête du bonheur, sont décapantes.
I
l décortique le goût pour le luxe,
l habillement, l'alimentation, les
voyages exotiques Gilles Lipovetsky
se passionne pour nos modes de vie
contemporains Maîs l'appartement ou il
vit, a Grenoble, parle de ce qu il est reste
au fond de lui un amoureux de la pensee
Au milieu d'un decor d'une extrême
simplicite, ce qui saute aux yeux, ce sont
les etageres remplies de livres Les œuvres
de Spinoza, Platon, Kant y côtoient des
centaines d'autres ouvrages de philosophes celèbres ou confidentiels La rencontre s'annonçait vivifiante, elle a dépasse
nos espérances
Dans votre dernier ouvrage, vous décrivez la société
occidentale du xxi' siecle comme une « société de
déception ». La frustration que vous décelez chez
nos contemporains concerne-t-elle seulement leur
vie personnelle, ou aussi professionnelle?
fi.l. : J'ai plutôt développé dans mon livre
les raisons qui conduisent les hommes et
femmes d'aujourd'hui a être déçus de leur
vie privee Maîs un grand désappointement se fait également sentir dans leur rapport au travail Pourquoi ? Une premiere
explication tient a ce que la forte augmen| tation des niveaux de formation a génère
l un fort accroissement des attentes profesI sionnelles des gens Or, souvent, les posi tes offerts ne sont pas en adéquation avec
i ces attentes les personnes qui les occuAPM
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pent sont surqualifiees en termes de diplôme,
de connaissances de competences et s'en
trouvent frustrées
C'est donc patte que les individus attendent plus de
leurtravail qu'ils sont plus dépites?
O.L.. Parfaitement Maîs ce mécanisme joue
a vaste echelle L'homme du troisieme millenaire ne desire pas seulement avoir une
fonction correspondant a ses qualifications
II veut aussi être heureux dans son travail
la quête du bonheur, apres s ètre concentrée sur la vie familiale, a gagne la sphere
professionnelle A tel point que - comme
le montrent diverses enquêtes - les jeunes
d'aujourd'hui recherchent avant tout, dans
un job, une bonne ambiance de travail
Voyez-vous d'autres motifs de désillusion par rapport à la vie professionnelle ?
G L -J'en vois un II existe dans notre société
une forte exigence de reconnaissance de la
part des individus Dans la vie professionnelle, les gens ne se satisfont plus, comme
autrefois, de remplir une fonction, ils veulent etre reconnus en tant que personnes
Or cette demande accrue de reconnaissance
intervient dans un contexte economique
particulièrement dur l'accroissement de
la concurrence, la mondialisation, les regroupements d'entreprises, etc, ont pour effet
de rehausser sans cesse les objectifs fixes
a ceux qui travaillent Resultat de plus en
plus de salaries se plaignent d'être mal
évalues par leurs supérieurs hiérarchiques,
insuffisamment apprécies au sein de leur
entreprise, traites avec indifference ou
brutalité par les clients
Comment la montee de ces « déceptions individuelles » affecte-t-elle la vie des entreprises?
fi.L. • Une entreprise, c'est un reseau Lorsque des collaborateurs sont déçus par leur
travail, leur etat d'esprit négatif se propage
dans leur equipe, puis au-delà ll se cree
une mauvaise ambiance Les salaries cessent de se « défoncer » pour leur soaeté, et
celle-a perd du terrain dans la lutte avec ses
concurrentes Je ne croîs pas au management par le stress Pour donner le meilleur
d'eux-mêmes les êtres humains ont besoin
d'être gratifies II y a un moment ou la pression et l'absence de reconnaissance finissent pai provoquer le découragement
Que peuvent faire les patrons pour inciter leurs
salaries a se réinvestir dans leur job7
fi.L : S'adapter a la nouvelle donne sociale '
Depuis Mai 68, l'autoritarisme n'a pas cesse
de perdre du terrain Autrefois, l'autorité
etait considérée comme une qualite
Aujourd hui la culture anti-autoritaire
règne Partout, les propos peremptoires
sont rejetes Et nul être humain ne peut
plus s'adresser a d'autres comme s'il etait
leur maître Cest un etat de fait, et il est,
Eléments de recherche : APM ou Association Progrès du Management : lieu d'échange entre dirigeants d'entreprise, toutes citations
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à mon avis, irréversible. Les mesures de soumission, d'humiliation, sont antinomiques
avec l'état d'esprit du xxi6 siècle, mais aussi
avec les besoins des entreprises. Car, pour
émerger dans la compétition mondiale, une
entreprise a besoin de collaborateurs créatifs. Ce qui implique qu'elle traite ses salariés
non comme des petits soldats, mais comme
des parties prenantes à son développement.
Quel discours de la part des chefs d'entreprise vous
semble susceptible de motiver leurs équipes?
G.L. :11 s'agit moins de discourir que d'écouter ! Comme je l'ai déjà dit, de très nombreux salariés déplorent de ne pas pouvoir
s'exprimer, et, quand ils s'expriment, de
ne pas être entendus. Or il est de l'intérêt
du management d'une entreprise performante d'écouter ses collaborateurs, de les
associer. Certes, mettre en place les bons
dispositifs, les bons relais pour accueillir
ce qui remonte du « terrain », cela prend
du temps et cela a un prix, mais après l'entreprise fonctionne bien mieux.
Cette « écoute de la base » est peut-être plus facile
à instaurer dans Ies PME...
C.L : Effectivement. Les managers de grands
groupes ne contrôlent pas le capital de leur
société; à ce titre, ils ne sont pas complètement maîtres de leur politique, y compris en matière de management. En revanche, si un patron de petite ou moyenne
entreprise veut prendre ce chemin vers
l'écoute, il est libre de le faire, puisqu'il a
la pleine maîtrise de sa stratégie. Dans ce
domaine, les dirigeants de PME ont, me
semble-t-il, un réel avantage sur leurs gros
concurrents. Il faut qu'ils s'en servent !
Les entrepreneurs occupent-ils une place particulière au sein de notre « société de déception » ?
a.l. : Vous l'avez compris en lisant mes
livres : je ne suis pas pessimiste. Parce que
« société de déception » ne signifie pas
« société de dépression ». Nous vivons dans
un environnement complexe, où prolifèrent certes les insatisfactions, mais aussi
les enthousiasmes. Jamais les êtres humains
n'ont pris autant d'initiatives : nos contemporains voyagent, font du sport, de la musique, s'investissent dans des associations...
Ce phénomène doit nourrir notre optiAPM
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Pour un entrepreneur, se dépasser est
plus gratifiant que jouir de ses acquis ft ft
misme. Il montre que les jouissances de la
consommation ne nous suffisent pas; que
nous avons aussi besoin de nous réaliser
dans l'action. C'est ce que Nietzsche appelait la « volonté de puissance » chez l'homme.
Non pas (comme ces propos ont souvent
été mal interprétés) au sens guerrier, mais
au sens d'une volonté de l'individu de se
surpasser, de faire de sa vie quelque chose
de grand. Or ce désir est particulièrement
fort chez les entrepreneurs. On pourrait
même dire qu'il est inscrit dans leurs gènes...
leur passion dans leur métier, et considèrent que la valeur d'un individu se mesure
à l'aune de ce qu'il a accompli...
Les scandales économiques donnent de la vie des
affaires une très mauvaise image. Notre société,
que vous qualifiez d'« hypermoderne », vous
semble-t-elle manquer d'éthique?
G.L. : Là encore, notre univers contemporain fonctionne de manière paradoxale.
D'un côté, on n'a jamais autant entendu
parler d'entreprises qui polluent, qui pratiquent la corruption, qui violent le droit
La «volonté de puissance » serait donc un ressort du travail, etc. Et d'un autre côté, jamais
majeur de ce curieux animal qu'est l'entrepreneur? ces pratiques n'ont été combattues avec
G.L. : Oui. Un entrepreneur est quelqu'un pareille force. Les « individus hypermoqui ne se satisfait pas des possessions maté- dernes » ont plusieurs facettes. Nos contemrielles, pour qui se dépasser est plus gra- porains sont très individualistes mais, dans
tifiant que jouir de ses acquis. Quelqu'un l'ensemble, ils sont loin de se comporter de
qui ne s'arrête jamais. Prenez Bill Gates. manière cynique. L'individualisme a déveAvec toute la fortune et la puissance dont loppé, en même temps que le souci que chail dispose, il pourrait se reposer au bord cun a de lui-même, le souci de l'autre. Il
de sa piscine. Pourquoi continue-t-il à mener est difficile de dire si notre monde économille projets? Parce qu'il a la passion d'en- mique est plus ou moins respectueux de
treprendre, comme d'autres ont la passion l'éthique qu'autrefois. Mais je constate que
d'écrire, de peindre ou de jouer sur une les gens n'ont pas perdu le sens des valeurs
scène de théâtre. Pour moi, les entrepreneurs morales. Voilà un autre motif d'optimisme!
partagent beaucoup avec les artistes. Ces • Propos recueillis par Nathalie Mourlot
deux catégories d'êtres humains vivent nmouriotilentreprise.com
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Les gens ne se satisfont
plus de remplir une fonction,
ils veulent être reconnus
en tant que personnes ••
Né fn France tr 1944"
Marié, père dc deux enfa nis
Formation
^ Professeur agréjé
de philosophie
> Docteur honoris causa
de l'Université de Sherbrooke
(Canada) tue la Ntuvelle
Université bulgare (Sofia)
Activites
t Memire du Conseil d'analyse
de la stciété auprès
du Premier ministre
P Expert consultant à l'APM
(Association progres
du management)
p Conférences et interventions,
en particulier chez Chanel,
Dior, Yves Saint [jurent, (.'Oréal.
Guerlain, Hermès, Cartier,
McDonald's, Coca-Cola, Adidas,
Nestlé, Saint-Gobain,
Rhône-Poulenc...
P Séminaires et confërences sur
l'éthique des affaires dans dts
groupes industriels ou bancaires
en France et à l'étranger.
> Séminaires de recherche sur
les modes de vie contemporains
en Europe, Amérique et Asie.
Derniers ouvrages publiés
> leltnheurfintoxal.
[ssai sur h société d'hyptrconsommtion, Gallimard (2006)
> La Société Ht déception,
Textuel (2006.)
^ Lts Temps hypermoilernes,
Grasset (2004)
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