Au G 8 à Saint-Pétersbourg La Russie conquérante
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Au G 8 à Saint-Pétersbourg La Russie conquérante
819-UNe ok-2 11/07/06 17:54 Page 1 Débat Freud démoli au nom de la science CHINE Comment agit la censure FOOT Le monde juge Zidane BD (2) Aya revient à Abidjan N° 819 du 13 au 19 juillet 2006 - 3 € Sommet du G8 A Saint-Pétersbourg, une Russie très offensive Tchétchénie L’après-Bassaev La revanche de Poutine Au G 8 à Saint-Pétersbourg La Russie conquérante AFRIQUE CFA : 2 200 FCFA - ALLEMAGNE : 3,20 € AUTRICHE : 3,20 € - BELGIQUE : 3,20 € - CANADA : 5,50 $CAN DOM : 3,80 € - ESPAGNE : 3,20 € - E-U : 4,75 $US - G-B : 2,50 £ GRÈCE : 3,20 € - IRLANDE : 3,20 € - ITALIE : 3,20 € - JAPON : 700 ¥ LUXEMBOURG : 3,20 € - MAROC : 25 DH - PORTUGAL CONT. : 3,20 € SUISSE : 5,80 FS - TOM : 700 CFP - TUNISIE : 2,600 DTU M 03183 - 819 - F: 3,00 E 3:HIKNLI=XUXUU[:?a@i@b@t@k; 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 819_p05 11/07/06 19:48 Page 5 s o m m a i re ● 25 ■ Afrique S O U DA N Dar four : le réquisitoire de Wole Soyinka CAMEROUN Haro sur le “repassage” des seins e n c o u ve r t u re ● LA REVANCHE DE POUTINE E N Q U Ê T E E T R E P O R TA G E S 26 ■ en couverture La revanche de Poutine 34 ■ débat Nouvelles de la planète psy (1) Andrey Rudakov/Capital’s Eye/MAXPPP Du 15 au 18 juillet, Vladimir Poutine accueille les dirigeants des pays les plus riches de la planète dans “sa” ville, SaintPétersbourg. Belle revanche pour celui qui hier encore était montré du doigt pour ses mauvaises manières. Doit-on craindre la Russie, comme le pensent les Polonais, ou faire des affaires avec elle, comme le suggère la presse allemande ? Un vieux dilemme, toujours d’actualité. pp. 26 à 32 Cette toile de Dimitri Vroubel et Viktoria Timofeïeva, intitulée M. Poutine, a été présentée lors d’une exposition au musée de Moscou en 2003. Freud démoli par la science Cent cinquante après la naissance du père de la psychanalyse, sa méthode est de plus en plus décriée. Les autorités sanitaires et beaucoup de patients lui préfèrent des cures plus légères et en apparence plus scientifiques, comme les thérapies cognitivo-comportementales. 38 ■ enquête Comment Pékin contrôle la presse Les autorités chinoises n’exercent pas de censure préalable, mais font pleuvoir les sanctions et les blâmes sur les médias récalcitrants. Un système très efficace, puisque de nombreux titres réputés ont dû changer de ligne éditoriale ou mettre la clé sous la porte. RUBRIQUES 6 ■ les sources de cette semaine 7 ■ l’éditorial Maudit pétrole, BANDE DESSINÉE 40 ■ Marguerite Abouet et Clément Oubrie par Philippe Thureau-Dangin Deuxième volet de notre série d’été consacrée à la bande dessinée au féminin : Aya de Yopougon 2 de Marguerite Abouet (Côte-d’Ivoire) et Clément Oubrie (France). 7 ■ l’invité Fiachra Gibbons, The Guardian, Londres 7 10 10 52 57 57 ■ ■ ■ ■ ■ ■ le dessin de la semaine à l’affiche ils et elles ont dit voyage Au bonheur des Sardes le livre Por amor al dólar, de J.M. Servín épices et saveurs Sur RFI Retrouvez l’émission Retour sur info, animée par Hervé Missiles nord-coréens Russie : histoire de la “petite eau” p. 20 Guillemot. Cette semaine, notre série d’été BD au féminin Aya de Yopougon 2, réalisée par Marguerite Abouet et Clément Oubrerie, avec Pierre Cherruau, de CI, et Benson Diakité, producteur d’Ensemble sur RFI. Cette émission sera diffusée sur 89 FM samedi 15 juillet à 19 h 40 et dimanche 16 juillet à 0 h 10, puis disponible sur <www.rfi.fr>. 58 ■ insolites L’espace, ça rend sourd INTELLIGENCES 48 ■ économie COMMERCE Washington souhaitet-il l’échec du cycle de Doha ? MATIÈRES PREMIÈRES Du café acheté et vendu au prix fort ■ la vie en boîte Votre patron n’est peut-être pas le pire D’UN CONTINENT À L’AUTRE 11 ■ france P R E S S E La dignité de Genestar, les mécomptes de July NOSTALGIE Une page se tourne TGV Un train très très en retard 12 ■ europes A L L E M A G N E Angela Merkel, une chancelière chancelante TCHÉTCHÉNIE La mort de Bassaev laisse les coudées franches à Kadyrov P O L O G N E Les Kaczynski confisquent le pouvoir DIPLOMATIE Les “patates” s’isolent S U È D E Le péage urbain, ça marche R OYA U M E - U N I L’Eglise anglicane se féminise peu à peu P O R T U G A L La parité adoptée au forceps PAY S - B A S La truelle contre les ghettos urbains 16 ■ amériques ÉTATS - UNIS Schwarzenegger fait campagne contre les pollueurs É TAT S - U N I S La guerre en Irak comme si vous y étiez M E X I Q U E Hallucinations postélectorales A R G E N T I N E Le cadeau empoisonné de Benetton aux Mapuches V E N E Z U E L A Un ancien guérillero pour contrer Chávez 19 ■ asie I N D E Quand on n’a que l’humour à offrir en partage C A M B O D G E Vingt-sept ans après, la justice se met enfin en marche DOSSIER La Corée du Nord met l’Asie au pied du mur Kim Jong-il profite des tergiversations américaines • L’armée a commis une erreur tactique • Ce que veulent vraiment les Nord-Coréens ■ le mot de la semaine “Rensha”, les tirs successifs NOUVELLE - ZÉLANDE Pourquoi les Maoris ne font pas de vieux os 23 ■ moyen-orient ISRAËL - PALESTINE De Gaza, le conflit s’étend au Moyen-Orient IRAN - SYRIE Une alliance qui ne fait pas peur KOWEÏT Les électeurs contre la corruption 50 ■ sciences S A N T É Pour maigrir, mangez des bactéries ■ la santé vue d’ailleurs Un vaccin contre les caries 51 ■ écologie PÉNURIE Touche pas à mon eau ! FOOT La Sardaigne sauvage p. 52 54 ■ Le journal du Mondial (5) LA SEMAINE PROCHAINE reportage Le Tibet en train et en voiture bande dessinée Une baba cool perdue à Mexico série d’été Nouvelles de la planète psy (2) COURRIER INTERNATIONAL N° 819 5 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 11/07/06 18:32 Page 6 l e s s o u rc e s ● CETTE SEMAINE DANS COURRIER INTERNATIONAL AFTONBLADET 450 000 ex., Suède, quotidien. “Le Courrier du soir” est le plus lu des quotidiens suédois. Créé en 1830, il a été racheté par la LO – le syndicat des ouvriers – en 1956. ll est resté social-démocrate depuis cette date. les domaines. La présentation est attrayante et complète. GAZETA WYBORCZA 500 000 ex. en semaine et 1 000 000 ex. le week-end, Pologne, quotidien. “La Gazette électorale”, fondée par Adam Michnik en mai 1989, est devenue un grand journal malgré de faibles moyens. Et avec une immense ambition journalistique : celle d’être laïque, informative, concise. THE GUARDIAN 380 000 ex., RoyaumeUni, quotidien. Depuis le 12 septembre 2005, il est le seul quotidien national britannique imprimé au format berlinois (celui du Monde) et tout en couleur. L’indépendance, la qualité et la gauche caractérisent depuis 1821 ce titre, qui abrite certains des chroniqueurs les plus respectés du pays. HANDELSBLATT 147 000 ex., Allemagne, HA’ARETZ 80 000 ex., Israël, quotidien. Premier journal publié en hébreu sous le mandat britannique, en 1919. “Le Pays” est le journal de référence chez les politiques et les intellectuels israéliens. BEELD 104 000 ex., Afrique du Sud, quotidien. Fondé en 1974, le principal quotidien afrikaner appartient au groupe Naspers. Il propose une bonne couverture de l’actualité, en mettant l’accent sur la qualité de l’information. Son slogan “Votre monde, votre journal” traduit son désir d’être proche de son lectorat. CLARÍN 650 000 ex., Argentine, quotidien. Né en 1947, “Le Clairon” est le titre le plus lu d’Argentine. Il couvre l’actualité nationale et internationale. Fait rare sur le continent, Clarín est présent dans plusieurs pays d’Amérique latine grâce à son réseau de correspondants. DIÁRIO DE NOTÍCIAS 75 000 ex., Portugal, quotidien. Fondé en 1864, le “Quotidien des nouvelles” fut l’organe officieux du salazarisme. Grâce au renouvellement de sa maquette et à ses efforts pour divulguer une information complète, le titre voit son public rajeunir. THE ECONOMIST 1 009 760 ex., RoyaumeUni, hebdomadaire.Véritable institution de la presse britannique, le titre, fondé en 1843 par un chapelier écossais, est la bible de tous ceux qui s’intéressent à l’actualité internationale. Ouvertement libéral, il se situe à l’“extrême centre”. Imprimé dans six pays, il réalise 83 % de ses ventes à l’extérieur du Royaume-Uni. FINANCIAL TIMES 439 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Le journal de référence, couleur saumon, de la City et du reste du monde. Une couverture exhaustive de la politique internationale, de l’économie et du management. FRANKFURTER RUNDSCHAU 189 000 ex., Allemagne, quotidien. Le plus ancien des quotidiens nationaux allemands a un public un peu plus jeune que ses concurrents. Engagé à gauche, dans la défense des droits de l’homme et de l’environnement. GAZETA.RU <www.gazeta.ru>, Russie. Le site propose des informations sur la Russie et l’international dans tous quotidien. Le principal journal économique, financier et boursier d’outre-Rhin. Indispensable aux hommes d’affaires allemands. HANKYOREH 600 000 ex., Corée du Sud, quotidien. Cinquième quotidien sud-coréen (derrière le Chosun Ilbo, “Le Quotidien de Corée” ; le Dong-A Ilbo, “Le Quotidien d’Asie orientale”, le Chungang Ilbo, “Le Quotidien du Centre” et le Hankook Ilbo, “Le Quotidien de Corée”), “Un seul peuple” a été fondé en 1988 grâce aux fonds collectés auprès de 62 000 personnes. Le seul journal d’opposition jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Kim Dae-jung en 1997. AL-HAYAT 110 000 ex., Arabie Saoudite (siège à Londres), quotidien. “La Vie” est sans doute le journal de référence de la diaspora arabe et la tribune préférée des intellectuels de gauche ou des libéraux arabes qui veulent s’adresser à un large public. HETI VILÁGGAZDASÁG 200 000 ex., Hongrie, hebdomadaire. Le préféré de l’intelligentsia. Indépendant de tendance libérale, c’est l’hebdo magyar de référence. THE INDEPENDENT 252 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Créé en 1986, ce journal s’est fait une belle place dans le paysage médiatique. Racheté en 1998 par le patron de presse irlandais Tony O’Reilly, il reste farouchement indépendant et se démarque par son engagement proeuropéen, ses positions libertaires et son illustration. LA JORNADA 75 000 ex., Mexique, quotidien. Né en 1984, avec l’ambition de casser l’uniformité de la presse mexicaine, “La Journée” déclare exercer un journalisme critique mais responsable. Il est très pointu sur toutes les questions qui touchent les catégories les plus marginalisées de la population. LOS ANGELES TIMES 900 000 ex., EtatsUnis, quotidien. Cinq cents grammes de papier par numéro, 2 kilos le dimanche, une vingtaine de prix Pulitzer : c’est le géant de la côte Ouest. Créé en 1881, il est le plus à gauche des quotidiens à fort tirage du pays. LE MESSAGER 15 000 ex., Cameroun, quotidien. Créée en 1979, cette institution de la presse d’opposition camerounaise n’hésite pas à égratigner le président Paul Biya et les dérives autoritaires de son régime. Le titre subit d’ailleurs régulièrement les intimidations des autorités. Offre spéciale d’abonnement Bulletin à retourner sans affranchir à : MOSKOVSKIÉ NOVOSTI 118 000 ex., Russie, hebdomadaire. Les “Nouvelles de Moscou” sont un excellent hebdomadaire, clair et exhaustif, qui publie des billets de “grandes signatures” russes et des articles de journalistes considérés comme les meilleurs de leur domaine (questions militaires, Asie centrale, etc.). (édition du soir), Japon, quotidien. Par la diffusion, le “Journal économique du Japon” est sans conteste le plus important quotidien économique du monde. Par la qualité de l’information, il fait partie, avec le Wall Street Journal et le Financial Times, du cercle fermé des grands titres internationaux. THE NATION 117 000 ex., Etats-Unis, hebdomadaire. Fondé par des abolitionnistes en 1865, résolument à gauche, The Nation est l’un des premiers magazines d’opinion américains. Des collaborateurs tels que Henry James, Jean-Paul Sartre ou Martin Luther King ont contribué à sa renommée. NRC HANDELSBLAD 254 000 ex., Pays- THE NATION 50 000 ex.,Thaïlande, quotidien. Fondé en 1971, ce journal indépendant de langue anglaise a lancé en novembre 1998 une édition asiatique, vendue à Singapour, en Malaisie, en Indonésie, au Vietnam, au Japon, aux Philippines et en Chine (Hong Kong). NATURE 50 000 ex., Royaume-Uni, hebdomadaire. Depuis 1869, cette revue scientifique au prestige mérité accueille – après plusieurs mois de vérifications – les comptes-rendus des innovations majeures. Son âge ne l’empêche pas de rester d’un étonnant dynamisme. NEW STATESMAN 26 000 ex., RoyaumeUni, hebdomadaire. Depuis sa création, en 1913, cette revue politique, aussi réputée pour le sérieux de ses analyses que pour la férocité de ses commentaires, est le forum de la gauche indépendante. NEWSWEEK 3 000 000 ex., Etats-Unis, hebdomadaire. Le regard des EtatsUnis sur le monde. Avec sa diffusion totale de 4 millions d’exemplaires à l’international, le rapide et professionnel Newsweek utilise l’actualité pour révéler les tendances du monde contemporain. NEWSWEEK POLSKA 250 000 ex., Pologne, hebdomadaire. Publié depuis 2001, le titre est une des huit éditions non anglophones du magazine américain. Réactif et professionnel, il utilise l’actualité pour révéler les tendances du monde contemporain. THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex. (1 700 000 le dimanche), Etats-Unis, quotidien. Avec 1 000 journalistes, 29 bureaux à l’étranger et plus de 80 prix Pulitzer, le NewYork Times est de loin le premier quotidien du pays, dans lequel on peut lire “all the news that’s fit to print” (toute l’information digne d’être publiée). THE NEW ZEALAND LISTENER 73 400 ex., Nouvelle-Zélande, hebdomadaire. Seul hebdomadaire d’actualité du pays, The New Zealand Listener est né en 1939 comme une publication officielle de la radio NZ Broadcasting Service, dans le but de traiter les sujets en rapport avec la radiodiffusion. NEXOS 17 500 ex., Mexique, mensuel. Fondé en 1978 et devenu une tribune pour les intellectuels de centre gauche, Nexos est attentif aux changements de la société mexicaine. Son style, plus proche des sciences sociales que du journalisme, fournit une réflexion intelligente et précise sur la vie politique et culturelle du pays. NIHON KEIZAI SHIMBUN 3 000 000 ex. Courrier international Il compte 1 800 employés, plus 2 500 personnes pour distribuer le journal devant les portes chaque matin, et toucher chaque jour 729 600 lecteurs. RÉDACTION 64-68, rue du Dessous-des-Berges, 75647 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel [email protected] Bas, quotidien. Né en 1970, le titre est sans conteste le quotidien de référence de l’intelligentsia néerlandaise. Libéral de tradition, rigoureux par choix, informé sans frontières. Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteur en chef Bernard Kapp (16 98) Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (16 54), Claude Leblanc (16 43) Rédacteur en chef Internet Marco Schütz (16 30) Chef des informations Anthony Bellanger (16 59) PÁGINA 12 75 000 ex., Argentine, quotidien. Lancé en 1987, Página 12 est aujourd’hui le quotidien indépendant de gauche le plus important de Buenos Aires. Percutant et bien informé, il prend position pour les droits de l’homme, s’attaque à la corruption et dénonce l’impunité en faisant ressortir les affaires de l’époque des dictatures. Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Europe de l’Ouest Eric Maurice (chef de service, Royaume-Uni, 16 03), GianPaolo Accardo (Italie, 16 08), Anthony Bellanger (Espagne, France, 16 59), Danièle Renon (chef de rubrique Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Suzi Vieira (Portugal), Wineke de Boer (Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande), Rasmus Egelund (Danemark, Norvège), Philippe Jacqué (Irlande), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Laurent Sierro (Suisse) Europe de l’Est Miklos Matyassy (chef de service, Hongrie, 16 57), Laurence Habay (chef de rubrique, Russie, ex-URSS, 16 79), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Sophie Chergui (Etats baltes), Andrea Culcea (Roumanie, Moldavie), Kamélia Konaktchiéva (Bulgarie), Larissa Kotelevets (Ukraine), Marko Kravos (Slovénie), Ilda Mara (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Zbynek Sebor (Tchéquie), Gabriela Kukurugyova (Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Amériques Jacques Froment (chef de service, Amérique du Nord, 16 32), Bérangère Cagnat (Etats-Unis, 16 14), Marianne Niosi (Canada), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon, 16 38), Agnès Gaudu (chef de rubrique, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Hemal Store-Shringla (Asie du Sud), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Nur Dolay (Turquie), Alda Engoian (Asie centrale, Caucase), Pascal Fenaux (Israël), Guissou Jahangiri (Iran), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Moyen-Orient) Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Chawki Amari (Algérie), Gina Milonga Valot (Angola, Mozambique), Fabienne Pompey (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54) Economie Pascale Boyen (chef de rubrique, 16 47) Multimédia Claude Leblanc (16 43) Ecologie, sciences, technologie Olivier Blond (chef de rubrique, 16 80) Insolites, tendance Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices & saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74) EL PAÍS 457 000 ex. (831 000 ex. le dimanche), Espagne, quotidien. Né en mai 1976, six mois après la mort de Franco, “Le Pays” est une institution en Espagne. Il est le plus vendu des quotidiens d’information générale et s’est imposé comme l’un des vingt meilleurs journaux du monde. Il appartient au groupe de communication PRISA, actionnaire du groupe Le Monde dont fait partie Courrier international. PROSPECT 18 000 ex., Royaume-Uni, mensuel. Fondée en novembre 1995, cette revue indépendante de la gauche libérale britannique offre à un lectorat cultivé et curieux des articles de grande qualité, avec un goût marqué pour les points de vue à contre-courant et les analyses contradictoires. PÚBLICO 60 000 ex., Portugal, quotidien. Lancé en 1990, “Public” s’est très vite imposé, dans la grisaille de la presse portugaise, par son originalité et sa modernité. S’inspirant des grands quotidiens européens, il propose une information de qualité sur le monde. DER SPIEGEL 1 076 000 ex., Allemagne, hebdomadaire. Un grand, très grand magazine d’enquêtes, lancé en 1947, agressivement indépendant et à l’origine de plusieurs scandales politiques. SÜDDEUTSCHE ZEITUNG 430 000 ex., Allemagne, quotidien. Né à Munich, en 1945, le “journal intellectuel du libéralisme de gauche allemand” est l’autre grand quotidien de référence du pays, avec la FAZ. TEHELKA 100 000 ex., Inde, hebdomadaire. Créé en 2000, Tehelka était à l’origine un journal en ligne connu pour son indépendance. Devenu magazine en 2004, il a bâti sa réputation grâce à ses enquêtes sur la corruption et est devenu une référence en révélant les scandales liés au trucage des matchs de cricket. (Ontario), quotidien. Créé en 1893, le quotidien le plus lu du pays. De tendance libérale. LA VANGUARDIA 201 500 ex., Espagne, Ce site est l’un des principaux sites consacrés au monde des affaires, de l’économie et des grandes entreprises russes. quotidien. “L’Avant-Garde” a été fondée en 1881 à Barcelone par la famille Godó, qui en est toujours propriétaire. Ce quotidien de haute tenue est le quatrième du pays en terme de diffusion, mais il est numéro un en Catalogne, juste devant El Periódico de Catalunya. quotidien. Le titre a été créé après la loi martiale décrétée le 13 décembre 1981 par le général Jaruzelski en tant que quotidien de la nomenklatura. Après la chute du communisme, “La République” ne s’est jamais privée de critiquer les gouvernements successifs. Contrôlé par Robert Hersant de 1991 à 1996, le quotidien est depuis la propriété du groupe norvégien Orkla. THE SACRAMENTO BEE 20 000 ex. EtatsUnis, quotidien. Créé en en 1857 sous le nom de Daily Bee, ce quotidien régional couvre la plus grande partie du nord de la Californie. WWW Retrouvez nos sources sur courrierinternational.com (rubrique Planète presse) (édition du matin) et 1 665 000 ex. Site Internet Marco Schütz (rédacteur en chef, 16 30), Eric Glover (chef de service, 16 40), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Jean-Christophe Pascal (1661) Philippe Randrianarimanana (16 68), Hoda Saliby (16 35),Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Julien Didelet (chef de projet) THE TORONTO STAR 467 000 ex., Canada RBC DAILY <www.rbcdaily.ru>, Russie. RZECZPOSPOLITA 264 000 ex., Pologne, Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service,16 97),Caroline Marcelin (16 62) Traduction Raymond Clarinard (chef de service, anglais, allemand, roumain, 16 77), Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Françoise EscandeBoggino (japonais, anglais), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Marie-Christine Perraut-Poli (anglais, espagnol), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol) Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Cathy Rémy (16 21), assistés d’Agnès Mangin (16 91) DIE WELT 202 000 ex., Allemagne, quo- Maquette Marie Varéon (chef de ser vice, 16 67), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Denis Scudeller Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Yukari Fujiwara Informatique Denis Scudeller (1684) tidien. “Le Monde”, porte-drapeau des éditions Springer, est une sorte de Figaro à l’allemande.Très complet dans le domaine économique, il est aussi lu pour ses pages concernant le tourisme et l’immobilier. Documentation Iwona Ostapkowicz 33 (0)1 46 46 16 74, du lundi au vendredi de 15 heures à 18 heures Fabrication Jean-Marc Moreau (chef de fabrication, 16 49). Impression, brochage : Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg WPROST 350 000 ex., Pologne, hebdomadaire. “Droit au but” a d’abord été l’hebdomadaire régional de Poznan (dans l’ouest de la Pologne) avant de devenir, surtout avec la chute du communisme, la lecture préférée de la première génération des yuppies. Aujourd’hui, c’est l’un des principaux newsmagazines du pays. Ont participé à ce numéro Milana Bakhaeva, Yonith Benhanou, Marc-Olivier Bherer, Marianne Bonneau, Jean-Baptiste Bor, Olivier Bras, Simonetta Ciula, André Cuzon, Eléonore Dermy, Emma Donau, Julien Eaton, Christelle Gilbert, Steve Gregory, Natacha Haut, Douglas Herbert, Alexandre Lévy, Françoise Liffran, Benilde Lopes, Julie Marcot, Hamdam Mostafavi, Anne Proenza, Jonnathan Renaud-Badet, Hélène Rousselot, Isabelle Taudière, Christian Tientcheu, Emmanuel Tronquart ADMINISTRATION - COMMERCIAL YAZHOU ZHOUKAN 95 000 ex., Chine (Hong Kong), hebdomadaire. Newsmagazine du groupe Ming Pao, “Semaine d’Asie” se dit le “journal des Chinois du monde entier”. Il se focalise intensément sur l’Asie-Pacifique, avec un fort penchant pour la Chine. Directrice administrative et financière Chantal Fangier (16 04). Assistantes : Sophie Jan (16 99), Agnès Mangin. Contrôle de gestion : Stéphanie Davoust (16 05). Comptabilité : 01 57 28 27 30, fax : 01 57 28 21 88 Relations extérieures Anne Thomass (responsable, 16 44), assistée de Kristine Bergström (16 73) Diffusion Le Monde SA ,80,bd Auguste-Blanqui,75013 Paris,tél.: 01 57 28 20 00.Directeur commercial : Jean-Claude Harmignies. Responsable publications : Brigitte Billiard. Marketing : Pascale Latour (01 46 46 16 90). Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef de produit : Jérôme Pons (01 57 28 33 78), fax : 01 57 28 21 40 Publicité Publicat, 17, boulevard Poissonnière, 75002 Paris, tél. : 01 40 39 13 13, courriel : <[email protected]>. Directeur général adjoint : Henri-Jacques Noton. Directeur de la publicité : Alexis Pezerat (14 01). Directrice adjointe : Lydie Spaccarotella (14 05). Directrices de clientèle : Karine Epelde (13 46) ; Stéphanie Jordan (13 47) ; Hedwige Thaler (14 07). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 34 83 97). Publicité site Internet : i-Régie, 16-18, quai de Loire, 75019 Paris, tél. : 01 53 38 46 63. Directeur de la publicité : Arthur Millet, <[email protected]> ❏ Je désire profiter de l’offre spéciale d’abonnement (52 numéros + 4 hors-séries), au prix de 114 euros au lieu de 178 euros (prix de vente au numéro), soit près de 35 % d’économie. Je recevrai mes hors-séries au fur et à mesure de leur parution. Je désire profiter uniquement de l’abonnement (52 numéros), au prix de 94 euros au lieu de 150 euros (prix de vente au numéro), soit près de 37 % d’économie. Tarif étudiant (sur justificatif) : 79,50 euros. (Pour l’Union européenne : 138 euros frais de port inclus /Autres pays : nous consulter.) ❏ ABONNEMENTS ET RÉASSORTS Abonnements Tél. depuis la France : 0 825 000 778 ; de l’étranger : 33 (0)3 44 31 80 48.Fax : 03 44 57 56 93.Courriel : <[email protected]> Adresse abonnements Courrier international, Service abonnements, 60646 Chantilly Cedex Commande d’anciens numéros Boutique du Monde, 80, bd Auguste-Blanqui, 75013 Paris. 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Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président et directeur de la publication ; Chantal Fangier Conseil de surveillance : Jean-Marie Colombani, président, Fabrice Nora, vice-président Dépôt légal : juillet 2006 - Commission paritaire n° 0707C82101 ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France mois année 60VZ1102 819p06 Cryptogramme Courrier international (USPS 013-465) is published weekly by Courrier international SA at 1320 route 9, Champlain N. Y. 12919. Subscription price is 199 $ US per year. Periodicals postage paid at Champlain N. Y. and at additional mailing offices. POSTMASTER: send address changes to Courrier international, c/o Express Mag., P. O. BOX 2769, Plattsburgh, N. Y., U. S. A. 12901 - 0239. For further information, call at 1 800 363-13-10. Ce numéro comporte un encart Abonnement broché pour la vente au numéro. COURRIER INTERNATIONAL N° 819 6 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 819p07 11/07/06 19:16 Page 7 l’invité ÉDITORIAL Fiachra Gibbons The Guardian, Londres Maudit pétrole ous vous rappelez sans doute le Dôme du sur l’Afrique. Les musées ont pour mission de raconmillénaire, cette immense tente grise ins- ter l’Histoire, et jamais des objets depuis longtemps tallée en plein Londres. Il a coûté la baga- maltraités n’ont eu autant besoin de voir leur propre telle de 1 milliard de livres et des poussières, histoire expliquée. Mais le musée du Quai-Branly se on n’est plus à quelques centaines de mil- contente de les exposer, la plupart du temps sans même lions près. Vous vous souvenez sans doute leur adjoindre une étiquette, dans des vitrines obscures également des interrogations qu’il avait sou- qui se succèdent les unes après les autres : muets, menalevées sur l’incapacité des Britanniques à çants et énigmatiques. mener à bien un quelconque projet de prestige. Les Comme pour le Dôme de Londres, il serait injuste de Français, eux, n’auraient jamais conçu un tel désastre. rejeter entièrement la faute sur l’architecte. Jean NouEh bien, si ! Cette catastrophe s’appelle le musée du vel a eu le courage de reconnaître, alors que les ouvriers Quai-Branly, le musée le plus grandiose qui ait été paniqués bâclaient leur travail et que le musée accueillait construit à Paris depuis la création du Centre Pom- les premiers visiteurs, qu’il lui aurait fallu davantage de temps. Il assure n’avoir pidou, il y a trente ans, et jamais voulu que le bâtiment sans doute l’un des plus principal, “un lézard ramimportants qui aient été pant” sur pilotis, abrite les inaugurés depuis une vingmilliers de vitrines actuelles. taine d’années en Europe. Mais ce qui est en cause, Ce musée n’est qu’une cac’est l’existence même du tastrophe gonflée d’orgueil, Quai-Branly. Pourquoi, commême si un ravissant bâtime cela est déjà arrivé par le ment administratif a été ju■ Irlandais, Fiachra Gibbons a longtemps passé, ne pas avoir fait de dicieusement installé dans été critique d’art au Guardian. Il contila place dans le bric-à-brac le jardin inachevé. Au nue d’ailleurs de publier régulièrement gréco-romain du Louvre ? moins, avec le Dôme, nous des chroniques dans ce quotidien. SpéRien que le nom de Quaipouvions tous éclater de cialisé dans le cinéma mais également dans le théâtre et la littérature, il a aussi Branly montre que ces rire ; le Quai-Branly, lui, collaboré à The Independent. œuvres ont peu de choses en donne envie de pleurer. Car les architectes du Dôme, eux, n’ont pas eu l’intention commun, hormis le fait qu’elles se sont peut-être aumanifeste de tuer les visiteurs (les escaliers du Quai- trefois côtoyées dans les vitrines des quatre anciennes Branly sont effroyablement mal finis) ou de les rendre collections parisiennes aujourd’hui réunies par le noumalades (l’éclairage parcimonieux garantit la migraine), veau musée. Ce qui est doublement tragique, c’est que ni réussi à dénigrer la moitié des cultures qui existent le musée est également considéré comme un geste de la France officielle envers ses immigrés méprisés et victimes dans le monde. Comme beaucoup de gâchis, celui-ci est né de la plus de discriminations, en particulier ses communautés afrinoble intention. Ce projet cher à Jacques Chirac devait, caines bouillant de rage dans les banlieues défavorisées. selon lui, en finir avec le mépris entretenu par l’Occi- Mais tout n’est pas perdu. Si Chirac est sincère lorsdent envers des civilisations trop longtemps ignorées qu’il se fait l’ardent défenseur d’un contrepoids indisou incomprises. Alors, comment se fait-il que ces objets pensable au triomphalisme de l’art occidental, il aura provenant de lointains continents, civilisations et mil- l’humilité de fermer le bâtiment – comme ce fut le cas lénaires, achetés, volés ou empruntés au fil de quatre avec le Musée juif de Daniel Libeskind à Berlin – jussiècles d’aventures coloniales françaises, soient expo- qu’à ce que les conservateurs réparent les dégâts. Sinon, sés avec si peu d’explications, dans une jungle sombre tels les gosses agités des banlieues, les âmes en peine et confuse, où résonne au loin le roulement de tam- enfermées dans les entrailles de la bête de Jean Nouvel ■ bours tribaux comme dans le pire cauchemar européen risquent d’avoir à y redire. Existe-t-il une fatalité en géopolitique ? Les pays dotés de richesses en hydrocarbures sont-ils condamnés à devenir peu ou prou des pétromonarchies, où les droits de l’homme ne seraient guère respectés ? C’est Thomas L. Friedman, qui propose cette “première loi de la pétropolitique” dans le numéro de juin de la revue Foreign Policy. Pour le chroniqueur vedette du NewYork Times, plus le prix du pétrole grimpe, plus le degré de liberté baisse dans le monde, et avant tout chez les pays exportateurs. On voit en effet que, au milieu des années 1990, à une époque où le brut valait à peine 15 dollars le baril, la presse nigériane vivait son printemps et en Iran le “réformateur” Khatami allait bientôt être élu président. Friedman remarque que, à l’inverse, depuis que nous sommes à plus de 50 dollars le baril, rien ne va plus : Chávez envoie tout le monde au diable ; Téhéran relance son programme nucléaire et élit le terrible Ahmadinejad ; Poutine emprisonne l’oligarque Khodorkovski (en 2003) et muselle les grands médias… Cette loi souffre évidemment des exceptions. Et elle ne tient pas compte du 11 septembre 2001 et de l’énorme influence du président Bush sur les affaires du monde. On pourrait d’ailleurs suggérer une seconde loi, à savoir que plus le prix des matières premières grimpe, plus les relations internationales se tendent et plus le monde devient multipolaire. L’émergence de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui a tenu son sommet le 15 juin, est significative. Destinée à l’origine, en 2001, à combattre le terrorisme en Asie centrale et à aplanir les difficultés entre Pékin et les Etats voisins, ce club se transforme maintenant en une sorte de contre-OTAN, qui débat de toutes les questions de sécurité, en y mêlant même les télécommunications… L’ambiance à Shanghai, le mois dernier, était détendue. Il est vrai que les six pays de l’OCS (Chine, Russie, Ouzbékistan, Kazakhstan, Tadjikistan et Kirghizistan) détiennent plus de la moitié des réserves de gaz connues dans le monde (sans compter le pétrole de l’Iran, pays observateur). Ils peuvent donc voir venir. Gageons que ce week-end, à Saint-Pétersbourg, entre un G7 avide d’hydrocarbures et la Russie, le climat sera nettement moins chaleureux. V DR Le musée des horreurs L E D E S S I N D E L A Benjamin Kanarek ● S E M A I N E Cagle Car toons POUR RECEVOIR UN NUMÉRO GRATUIT ■ “C’est pour fleurir la tombe de Ken Lay… Qu’est-ce que je peux avoir pour 25 cents [0,20 euro] ?” Sur le tee-shirt : Retraitée d’Enron. Fondateur d’Enron et responsable de la faillite retentissante de ce groupe de courtage en énergie qui a ruiné des milliers de salariés et d’actionnaires, Kenneth Lay, 64 ans, est mort d’une crise cardiaque. Dessin de Mike Lane, Etats-Unis. Chaque jour, retrouvez un nouveau dessin d’actualité sur www.courrierinternational.com COURRIER INTERNATIONAL N° 819 Envoyez vos coordonnées par mail à [email protected] ou par courrier à Service abonnements, 163, bd Malesherbes, 75 867 Paris Cedex 17 7 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 Philippe Thureau-Dangin 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 18:09 Page 10 à l ’ a ff i c h e Pologne ● Ne m’appelez plus paroissien Olecko, une petite ville de la région de Mazurie, tout le monde connaît Zbigniew Kaczmarek comme “le chauffeur de taxi qui est en conflit avec le curé”.“Je pensais qu’on allait me manger tout cru, mais je n’ai pas eu la moindre égratignure sur ma voiture, pas le moindre mot de reproche ; certains m’ont même félicité pour mon courage”, déclare l’intéressé. Je le rencontre dans une pâtisserie située en face de l’église de la Sainte Vierge Reine de Pologne, à laquelle – en théorie, au moins – le chauffeur de taxi Kaczmarek appartient toujours. Il raconte comment il en est arrivé à une action en justice pour couper formellement ses liens avec l’Eglise. L’affaire a commencé chez le curé. Muni d’un document rédigé pour l’occasion, accompagné par deux témoins, un dictaphone en poche (sait-on jamais), Kaczmarek venait faire part à l’homme d’Eglise de sa volonté d’être rayé de la liste des chrétiens. “Monsieur, lui at-il dit, je suis venu au sujet de l’apostasie…” Le curé a refusé de prendre le document de l’apostat et même de lui parler. Pourquoi tient-il tant à une brebis égarée telle que Kaczmarek ? Difficile à dire, car le curé ne parle pas à la presse. Aussi Kaczmarek s’est-il adressé au tribunal en s’appuyant sur la Constitution, qui garantit la liberté de confession. Tous les maires et conseils municipaux successifs d’Olecko ont eu affaire à Kaczmarek. Il a soutenu une femme qui ne voulait pas céder son jardin pour la construction d’une nouvelle église. Il y a aussi eu l’histoire de la chapelle dressée au cimetière en lieu et place d’une maison mortuaire laïque. Il a exigé que les non-croyants A ZBIGNIEW KACZMAREK, chauffeur de taxi, athée. Face au refus du curé de sa paroisse d’enregistrer sa demande en apostasie, ce citoyen de la très catholique Pologne qui ne revendique ni Dieu ni foi en appelle aux tribunaux, européens s’il le faut, pour se faire rayer des listes d’ouailles. soient respectés. On lui a répondu que 98,85 % de la population polonaise est catholique, et que, lors de l’enterrement d’un athée ou d’un non-catholique – 1,2 % de la population ! –, on pourrait toujours dévisser la croix… Les parents de Zbigniew Kaczmarek travaillaient tous les deux dans une ferme d’Etat. Son père, bien que militant du Parti communiste, a fait baptiser tous ses enfants en cachette. Il disait au revoir à ses proches par un “Dieu vous garde”. Jusqu’à l’âge de 13 ans, Zbigniew était le plus croyant de toute sa famille. Le dimanche, il faisait 10 kilomètres à pied pour aller à la messe. Il jeûnait chaque vendredi. Il a fait sa première communion, sa confirmation. Mais il ne s’est jamais marié à l’église – ni la première fois, ni la seconde. A 14 ans, il est parti continuer ses études dans une autre ville. C’est là qu’il a jeté sa gourme ; pendant l’année scolaire, il n’a suivi la messe que deux fois. Il n’avait plus de remords quand il mangeait une côte de porc le vendredi. A l’époque du bac, il était définitivement vacciné contre la foi. Pour le tribunal qui a refusé la plainte de Kaczmarek, l’apostasie est une affaire interne à l’Eglise. Kaczmarek se dit prêt à aller à Strasbourg [à la Cour européenne des droits de l’homme], s’il le faut. Le 13 juin, il a finalement été reçu par le curé. “Il m’a simplement dit que je pouvais changer, que la porte de l’Eglise m’était toujours ouverte. Mais j’attends toujours une attestation pour confirmer mon apostasie. Je veux aussi savoir ce que deviennent les informations me concernant dans les fichiers de l’Eglise. La loi sur les libertés indique clairement que l’Eglise peut constituer des archives, mais sur ses seuls membres, or je n’en suis plus un. Là-haut”, dit-il en regardant le ciel, “il est écrit que je suis baptisé et ça va rester comme ça pour toujours. Je n’ai pas de droit de regard, mais sur les fichiers terrestres, si.” Puisqu’il a du temps et les moyens, Kaczmarek partage son expérience apostatique sur Internet. Sur la page <apostasie.pl>, qui publie un modèle de document pour se désinscrire de l’Eglise, le débat est particulièrement animé. La rubrique “L’apostasie, pour quoi faire ?” compte plus de 4 000 participants. PERSONNALITÉS DE DEMAIN NADIA HABIB La vie en rose ien sûr, il y a la guerre, la vie est terrible, mais il y a toujours des gens qui veulent se marier. Et, pour leur mariage, ils veulent que tout soit parfait. Même à Bagdad”, explique cette femme de 53 ans dotée d’un solide sens de l’humour et d’une passion pour les mariages et les gâteaux, dont elle a fait son métier. Ah, les gâteaux ! Nadia Habib a un plein catalogue de photos, fière de montrer ses plus belles réalisations – le gâteau figurant une énorme pile de paquets-cadeaux ou celui de 3 mètres de haut, maintenu par une couronne de ballons gonflés à l’hélium. Evidemment, reconnaît-elle, les temps sont difficiles. Les fleurs ? Prenezen des fausses, conseille-t-elle aux tourtereaux, les vraies sont devenues inabordables. Les rubans dorés ? Préférez-leur les beiges, on en trouve plus facilement. Dans son jardin, Nadia Habib a installé deux gros générateurs et des bidons de fioul pour les alimenter. Dans son “atelier” – couture et cuisine –, elle travaille avec son mari, sa fille et trois assistants. Désormais, chaque gâteau est source d’inquiétude : le mariage aura-t-il bien lieu ? Récemment, une tante du marié a été tuée dans un attentat, juste avant la cérémonie… La multiplication des barrages et des points de contrôle lui permettra-t-elle de livrer en temps et en heure ? Pas trop tôt, sinon la crème au beurre fond ; pas trop tard, sinon la noce est finie, les invités veulent rentrer de jour… (D’après The New York Times, New York) B Scott Nelson/WPN 11/07/06 Jerzy Gumowski/Agencja Gazeta AMIR ISSA Monika Stelmach, Gazeta Wyborcza (extraits), Varsovie Des bas et des hauts ingt-sept ans. D’origine égyptienne, mais se sent profondément italien. Son premier album, Uomo di Prestigio (“Un homme de prestige”), est dans les bacs en Italie depuis le 7 juillet. Son enfance ? Difficile : “Dans mon école, nous étions trois fils d’immigrés. Ma mère a décidé de me surnommer Massimo pour faciliter les rapports avec les autres… Cela a provoqué en moi une certaine confusion.” Son adolescence ? Turbulente, disons. Beat Street (1984, l’un des premiers films consacré au hip-hop) ouvre en lui une porte ; le rap lui permet à la fois de s’échapper de son quotidien et de redécouvrir ses racines. Après avoir fait la plonge, été maçon puis vendeur en librairie, Amir s’est rendu compte que le rap était sa vocation. En 1997, il enregistre un morceau avec Masito, du groupe Colle der Fomento, connu dans le milieu, et signe son premier contrat avec Virgin. Dans son album, il évoque son histoire et ses expériences de vie. “Je suis fier d’être considéré comme le porte-parole des enfants d’immigrés. L’Italie n’est pas encore prête pour le mélange des cultures, mais ça ne saurait tarder.” (D’après le Corriere della Sera, Milan) V ILS ET ELLES ONT DIT MACIEJ GIERTYCH, eurodéputé polonais ■ Menaçant MARIO VARGAS LLOSA, écrivain péruvien ■ Déçu “Aujourd’hui, on manque cruellement de tels hommes d’Etat”, a-t-il dit au Parlement européen à propos du général Franco. Il a expliqué les mérites du dictateur espagnol dans la lutte contre le communisme. “L’Europe chrétienne perd face à l’Europe socialiste et athée. Il faut que ça change.” (Rzeczpospolita, Varsovie) “Je me sens honteux d’être un ami d’Israël. Israël est devenu un pays surpuissant et arrogant. Il est du devoir de ses amis de se montrer hautement critiques envers sa politique.” L’écrivain, traditionnellement considéré comme favorable à Israël, s’exprimait à l’occasion d’une conférence israélo-pales- Dessin de Bertini, Espagne. tinienne organi- TILMAN LAMPARTER, biologiste allemand ■ Concret “A petites doses, c’est un bon fertilisant. Mais trop d’acidité nuit à la terre et peut détruire ou même tuer des arbres”, explique-t-il en parlant des centaines de milliers de supporters de football qui ont uriné dans les espaces verts du centre de Berlin pendant le Mondial. (The Observer, Londres) sée à Madrid par l’International Free(Ha’Aretz, Tel-Aviv) dom Fund. KELSEY MOULTON, directeur du zoo du Queensland, en Australie ■ Respectueux “L’exposer dans un musée serait comme vendre votre propre mamie à la science.” A propos de la tortue Harriet, le plus vieil animal du monde, morte à 176 ans. C’est probablement Darwin qui l’a rapportée des îles Galápagos. (The Australian, Sydney) KUNIO KITAMURA, président du Planning familial au Japon ■ Observateur “Tout simplement, les Japonais ne font plus l’amour.” C’est ainsi qu’il explique la baisse de la natalité dans l’archipel. (The Japan Times, Tokyo) ROBERTO CALDEROLI, vice-président du Sénat italien ■ Radical “La victoire de Berlin est la victoire de notre identité, d’une équipe qui a aligné des Lombards, des Napolitains, des Vénitiens et des Calabrais, et qui a gagné contre une équipe qui a sacrifié sa propre iden- COURRIER INTERNATIONAL N° 819 10 tité en alignant des Noirs, des islamistes et des communistes pour obtenir des résultats.” Tel est le constat qu’a tiré l’élu de la Ligue du Nord de la victoire de l’Italie contre la France en finale de la Coupe du monde de football. (La Stampa, Turin) GEORGE W. BUSH, président des Etats-Unis ■ Logique “Vous savez, le problème avec la diplomatie, c’est qu’il faut du temps avant que les choses bougent. Si vous agissez Dessin de Toño Vega, Espagne. seul, vous pouvez avancer plus vite”, a expliqué le chef de la Maison-Blanche lors d’une conférence de presse à Chicago. (Newsweek, New York) DU 13 AU 19 JUILLET 2006 DR 819p10 819_p11 11/07/06 19:27 Page 11 f ra n c e ● PRESSE TGV La dignité de Genestar, les mécomptes de July Un train très très en retard Libération, exsangue, découvre que l’argent a toujours le dernier mot. Paris Match, florissant, apprend qu’un ami du patron peut avoir le dernier mot. THE INDEPENDENT Londres a fameuse règle selon laquelle “toutes les carrières politiques s’achèvent sur un échec” s’applique également aux entraîneurs de football et aux directeurs de journaux. Pour en trouver un exemple – et non des moindres –, il faut se tourner vers Paris, où les directeurs de la rédaction de Paris Match et de Libération ont été remerciés fin juin. Ces deux affaires m’ont beaucoup touché, chacune à sa manière. J’ai beaucoup de sympathie pour Alain Genestar, qui dirigeait la rédaction de Paris Match depuis sept ans. Son renvoi n’est pas dû à un mauvais état de santé du principal magazine d’actualité générale français, qui vend chaque semaine un peu plus de 720 000 exemplaires. Au contraire, Genestar était très admiré et ne devait certainement pas se sentir menacé. Il est en effet de tradition à Paris Match que les “patrons” conservent leur poste durant de longues années. L “Quelle clarté dans la confusion !” Dessin d’El Roto paru dans El País, Madrid. LICENCIÉ PAR LAGARDÈRE À LA DEMANDE DE SARKOZY Tous les grands photographes d’art et d’actualité ont travaillé pour Paris Match, y compris Karsh, Cappa, Cartier-Bresson et Salgado. Le magazine n’est pas non plus pontifiant : avec 39 couvertures, Brigitte Bardot détient encore le record. Il n’est pas non plus déférent, et c’est d’ailleurs ce qui a provoqué le licenciement de son directeur de la rédaction. Il se trouve qu’Alain Genestar a publié des photos de Cécilia Sarkozy en compagnie de son amant à New York. Cela a naturellement mis en rage le ministre de l’Intérieur, qui a immédiatement appelé son ami Arnaud Lagardère, propriétaire de Paris Match. Selon Lagardère, Genestar aurait rompu un accord tacite obligeant le rédacteur en chef à prévenir M. Lagardère en cas de publication de photos “délicates”. Privé de ce privilège, Lagardère a décidé d’exercer un pouvoir encore plus grand : celui de licencier sans autre forme de procès. Aux Britanniques qui s’étonneront que l’on puisse en arriver à cette extrémité, il explique qu’en France, à la différence du Royaume-Uni, la vie privée est protégée par la loi. Mais ce que j’admire le plus chez Alain Genestar, c’est la façon dont il est parti. Il n’a élevé aucune protestation publique. Il a tenu à illustrer son dernier éditorial avec la photographie posée sur son bureau tout le temps qu’a duré son travail de directeur de la rédaction. Elle a été prise à Budapest en 1956, lors du soulèvement contre l’occupation soviétique. L’image montre un homme jeune, un fusil en bandoulière, debout dans une rue pleine de gravats, en train de lire un journal. Le photographe a été tué par un soldat russe peu après ce cliché. Genestar explique à ses lecteurs qu’il a toujours regardé cette photo avant de se mettre à écrire. Il essayait de deviner ce que le jeune homme était en train de lire, ce qu’il pensait, ce qu’il ressentait : détermination, fierté, colère, révolte ? L’autre départ symbolique de la presse française est celui de Serge July, qui a fondé le quotidien Libération il y a plus de trente ans [avec JeanClaude Vernier, Philippe Gavi et JeanPaul Sartre]. Celui qui, durant toutes ces années, a incarné le quotidien était cependant dans une situation très différente. Il a été remercié après s’être frontalement opposé au nouvel actionnaire principal du journal, Edouard de Rothschild. Ce dernier a fait savoir qu’il n’investirait plus tant que July resterait à la tête du quotidien. On estime, en effet, que les pertes de l’année en cours seront le triple de ce qui avait été annoncé par l’équipe dirigeante. Comme toujours, l’argent a eu le dernier mot. Les relations de July avec les salariés de Libération étaient également difficiles. Un journaliste a récemment décrit dans les colonnes du quotidien une réunion cauchemardesque. Lorsqu’il a pris la parole, ses propos ont été suivis par un silence de mort. Tout le monde a quitté la salle sans dire un mot avant même qu’il ait fini de parler. July est resté seul. Cela ne lui était jamais arrivé. Il y avait déjà eu des regards de travers, de la colère, des mains levées, des poings tendus, mais jamais un rejet glacial. Je ne cesse de penser à l’incroyable différence entre ces deux départs. A la décharge de Serge July, il y a au moins une chose que les collègues courroucés de l’ancien directeur de la rédaction de Libération pourront faire valoir : ce dernier n’a jamais demandé à un journaliste de modifier son texte, ne serait-ce une phrase ou un mot. Toutes les opinions pouvaient cohabiter dans son journal, même si elles étaient contradictoires. “De quel bord politique êtes-vous ?” demandaient souvent les lecteurs. La réponse était invariablement : d’aucun. Absolument aucun. Ce qui comptait, c’était de partager des valeurs bien précises : “le respect et la fraternité”*. Ou plutôt, ajouterais-je, de respecter le lecteur et de faire confiance à celui qui écrit. Andreas Whittam Smith * En français dans le texte. N O S TA L G I E Une page se tourne Comment imaginer un matin parisien sans aller feuilleter Libé au café ? eux qui vivent ou ont vécu en France sauront parfaitement de quoi je veux parler. Acheter Libération et le lire au café chaque matin figure parmi l’un de ces délicieux rituels parisiens. Le bistrot, à Paris, est un espace accueillant, parfois orné de miroirs et de boiseries, avec des terrasses qui envahissent les trottoirs dès l’arrivée du printemps. Or Libé est menacé de disparition. Son actuel propriétaire a pour nom – qui l’eût cru ? – Edouard de Rothschild. Le quotidien que Jean-Paul Sar tre a contribué à fonder ! Et M. de C Rothschild, au vu de résultats économiques peu satisfaisants, a mis sur le pavé celui qui, pour le pire ou le meilleur, était l’âme de ce journal : Serge July. Sans July, ce journal ne sera plus jamais le même. Cela dit, M. de Rothschild avait des arguments de poids : les ventes de Libération ont chuté de près de 100 000 exemplaires ces dix dernières années. Son éternel concurrent, Le Monde*, a connu une situation semblable, mais le quotidien du soir, lui, a su rebondir. Libé, en fait, reste indissolublement lié à une génération, celle de Mai 68. Et un sondage relativement récent montrait – les chiffres sont parfois cruels – que les jeunes lisaient davantage COURRIER INTERNATIONAL N° 819 11 Le Monde que Libé. Ce dernier est encore, dans l’imaginaire de beaucoup, le journal qui a émergé de Mai 68. Or l’époque s’en est définitivement éloignée. Il ne faut pas oublier que, à ses débuts, Libération se demandait sérieusement s’il fallait aller voter ou si les élections n’étaient pas un piège grossier tendu par la bourgeoisie. En clair, Libé est né à l’extérieur du système, jusqu’à comprendre, au tournant des années 1980, qu’il fallait y entrer pour survivre. Finalement, c’est le système qui a fini par digérer le quotidien… Eduardo Prado Coelho, Público, Lisbonne * Courrier international appartient au groupe Le Monde. DU 13 AU 19 JUILLET 2006 La Catalogne attend une voie de TGV entre Montpellier et la frontière espagnole. Elle sera là en… 2025. elier la France à l’Espagne par une ligne de train à grande vitesse ? La France veut prendre son temps. Le principal projet français est à l’est, vers Strasbourg, puis vers l’Allemagne. D’autres projets sont dans les cartons, comme Paris-Turin ou Paris-Genève. La liste d’attente est longue, et le Paris-Barcelone attendra – surtout lorsqu’on se débat avec une dette publique de plus de 1 000 milliards d’euros.Voilà en résumé ce que pensent les Catalans du peu d’intérêt que manifestent nos voisins du nord vis-à-vis du développement des infrastructures de l’arc méditerranéen. Or le TGV en est la pierre de touche, sinon LE projet structurant dont on rêve à Barcelone. Car, pour la Catalogne, géographie oblige, la France est le verrou qui l’empêche d’accéder à toute l’Europe. Or les autorités françaises retardent toujours davantage la construction d’une liaison à grande vitesse entre Perpignan et Montpellier. Ce tronçon est pourtant devenu un goulet d’étranglement, tant pour les passagers que pour le trafic de marchandises. Les Français évoquent désormais une liaison à grande vitesse entre l’Espagne et la France à l’horizon… 2025-2030. Autant dire aux calendes grecques ! En Espagne, l’humeur est terriblement pessimiste : malgré le nouveau retard annoncé, les autorités françaises n’ont fait aucune annonce officielle, ni conclu d’accord avec le gouvernement espagnol. Ces sources expliquent qu’en fait les communications vers la Méditerranée n’ont jamais été prioritaires pour l’Hexagone. Si le délai indiqué est respecté, il aura fallu un demi-siècle pour établir la liaison entre les deux pays. A partir de 2009, avec l’achèvement attendu du tunnel transfrontalier [un tunnel ferroviaire de 8,3 km en cours de construction à La Junquera, ville frontalière], il ne manquera plus qu’une centaine de kilomètres pour relier le sud de la France et le nord de l’Espagne, un tronçon qui paraît d’une grande valeur stratégique. Mais la France a peut-être aussi de mauvaises raisons de ne pas vouloir ouvrir trop vite son flanc sud : le dynamisme économique de la Catalogne et de la région de Valence fait peur, et la volonté de Paris de ne pas trop favoriser des régions encore partiellement enclavées contribuerait à expliquer ce blocage ferroviaire. Un corridor ferroviaire soulagerait pourtant la pression sur la circulation des poids lourds, qui reste le mode privilégié de transport de marchandises, qu’on le veuille ou non. Francesc Peirón, La Vanguardia, Barcelone R *819 p12 11/07/06 18:53 Page 12 e u ro p e ● ALLEMAGNE Angela Merkel, une chancelière chancelante Fini l’euphorie au pays du Mondial. La vague de réformes adoptée ces dernières semaines par la coalition mécontente presque tout le monde, affaiblit le pouvoir et aiguise des ambitions rivales. Les réformes et la somnolence d’Angela Merkel. Dessin de Horsch paru dans Handelsblatt, Düsseldorf. FRANKFURTER RUNDSCHAU (extraits) Francfort omment va Angela Merkel ? Elle est en chute libre dans les sondages ; attaquée de tous côtés pour une réforme du système de santé qui devait être une fusée éclairante mais s’est transformée en pétard mouillé ; raillée, mise en garde, rappelée à l’ordre pour son inaptitude à gouverner d’une main ferme ; patronne d’une coalition gouvernementale qu’on accuse à nouveau d’être viciée à la base, qu’on n’entend surtout pas renouveler pour un second mandat et qu’il faudrait même remplacer par quelque chose de plus raisonnable avant la fin du premier [en 2009], si possible avec un nouveau chef. Angela Merkel a connu mieux. On ne sait bien entendu rien de précis. Mme Merkel n’est pas femme à faire étalage de ses états d’âme. Heureusement, deux peintres nous en font un portrait évocateur. Chacun représente une Angela frustrée qui croupit dans un cul de basse-fosse et se demande comment elle en est arrivée là. Le premier artiste est Guido Westerwelle [le président du parti libéral FDP, actuellement dans l’opposition] : il présente Merkel comme une réformatrice convaincue, qui sait qu’on ne peut nettoyer les écuries d’Augias allemandes qu’avec des réformes, mais qui n’est pas en mesure de passer aux actes parce qu’elle s’est laissé enchaîner par le SPD [le Parti social-démocrate, partenaire de la coalition gouvernementale]. C Opinion L’autre portrait porte la signature de Kurt Beck, le maître d’œuvre du SPD [ministre-président de Rhénanie-Palatinat, il dirige le parti depuis le printemps]. Dans celui-là aussi, Merkel est emmurée. Ce ne sont cependant pas les sociaux-démocrates qui ont érigé les murs, mais [ses propres “amis” politiques] les ministres-présidents de la CDU-CSU [chrétiensdémocrates]. Ces derniers empêchent la chancelière de comprendre que les réformes sont certes nécessaires, mais qu’elles doivent respecter des normes de justice et de solidarité. Lequel de ces deux modèles représente la vraie Merkel ? Ces portraits sont-ils aussi faux l’un que l’autre parce qu’il n’existe pas de vraie Merkel ? Mystère. On peut accorder à Merkel que ses louvoiements – un coup on augmente les impôts, un coup on réduit les impôts – reflètent, même si c’est de façon médiocre, la double mission que lui ont confiée les électeurs et qui, en ce qui concerne la réforme de l’Etat social, peut se traduire ainsi : nous voulons des réformes, mais nous ne voulons pas les sentir passer. En d’autres termes : donne-nous le beurre et l’argent du beurre. La grande coalition avait à cet égard un discours prometteur : nous pouvons y arriver, avec un peu de bonne volonté, à condition de rester calmes et de nous occuper de régler les vrais problèmes, au lieu de chercher à flatter notre propre ego [un “On promet de financer les coûts sociaux par l’impôt, mais on augmente les charges sociales ; on promet de consolider le budget, mais on creuse le déficit ; on veut supprimer la bureaucratie, mais on adopte la loi antidiscrimination et on crée un nouveau fonds de santé. Et la réforme du fédéralisme n’a pas clarifié les compétences des autorités fédérales et des Länder.” Triste bilan, analyse l’hebdomadaire de Hambourg Die Zeit, et pourtant, il serait faux de croire que la coalition est au bord de la rupture. “Rien ne changera à court terme.” reproche jadis adressé au chancelier Schröder]. L’entrée honorable de la chancelière sur la scène internationale avait valu un capital de confiance à la coalition rouge-noir. Mais ce soutien n’était qu’une humeur fugitive et celleci s’est envolée. Les vieilles revendications reviennent au premier plan avec une force accrue. Les cohortes néolibérales de la CDU exigent un régime strict. La gauche du SPD met en garde contre la sous-alimentation. Les divergences ne sont pourtant pas aussi fondamentales que ce que veulent faire croire les divers protagonistes. Si Angela Merkel, chancelière chrétienne-démocrate, se distingue de Gerhard Schröder, son prédécesseur social-démocrate, c’est moins par son idéologie que par son parcours. Le SPD envisage les mesures que doit prendre le capitalisme rhénan pour s’adapter à la mondialisation avec plus de ménagements que la CDU, mais les deux partis n’ont pas de divergences de fond. C’est une piètre consolation pour la chancelière. Cela signifie seulement que les murailles de la prison dans laquelle elle est enfermée ne sont pas insurmontables. Il s’agit davantage de jouer sur les alliances et les rapports de force que sur des positions immuables. Ce qui tombe très bien pour elle puisque, de toute évidence, elle n’en a pas elle-même. La seule chose, c’est que moins elle est sûre de son fait, plus elle doit agir avec détermination.Westerwelle et Beck, les artistes de la politique, attendent des explications. Les citoyens aussi. Knut Pries TCHÉTCHÉNIE La mort de Bassaev laisse les coudées franches à Kadyrov La mort de Chamil Bassaev, le 10 juillet, en Ingouchie, pourrait alourdir les relations déjà complexes entre Moscou et le gouvernement de Tchétchénie. a mort du terroriste apparaît comme l’un des plus grands succès du FSB*. Bassaev était à la tête des combattants tchétchènes et il était devenu l’un des terroristes les plus connus au monde. La mort du chef des extrémistes pourrait influer sérieusement sur la répartition des forces en Tchétchénie. Moscou peut à présent mener la guerre contre les séparatistes dans des conditions tout à fait différentes. “La mort de Bassaev est avant tout un grand pas symbolique ; elle marque, de fait, la fin de la guerre de Tchétchénie, L qui avait débuté en 1994. Tout ce qui se passera à par tir de maintenant aura les caractéristiques d’une résistance isolée”, a déclaré à RBC Daily le directeur de l’Institut d’études sociales et politiques, Viatcheslav Irgounov. Les avis des spécialistes russes coïncident en partie avec les points de vue de leurs collègues occidentaux. L’exper t de l’Economist Intelligence Unit, Nicholas Redman, doute que la disparition de Bassaev puisse arrêter longtemps les combattants, même si aux yeux du spécialiste britannique l’opération des services russes a por té un coup dur aux séparatistes tchétchènes. “Je doute que la guerre en Tchétchénie s’arrête avec la mort de Bassaev, pas plus que l’élimination d’Al-Zarqaoui n’a appor té la tranquillité aux troupes américaines en Irak. Les nombreuses caractéristiques de la guerre en Tchétchénie font penser qu’elle va faire encore parler d’elle. Et cela même si la mort de Bassaev ne facilite pas la tâche des combattants pour recevoir des moyens de l’étranger”, estime Nicholas Redman. L’opération qui vient d’être menée rehausse néanmoins le statut de la Russie dans l’arène internationale. Ainsi, l’action d’intimidation infructueuse imaginée par Bassaev a eu des résultats opposés pour Moscou. Lors du sommet des chefs d’Etat du G8, à Saint-Pétersbourg, les points de bonus reçus par Moscou ne seront pas de trop. Selon Viatcheslav Irgounov, Moscou gagne ainsi du “prestige moral”. “C’est aussi un prestige international rehaussé”, complète son collègue COURRIER INTERNATIONAL N° 819 12 Boris Makarenko (directeur adjoint du Centre d’études politiques [un think tank russe]). Mais, parallèlement à ce gain d’autorité en matière de politique internationale, Moscou peut s’attendre, après la disparition de Chamil Bassaev, à quelques déboires en Tchétchénie. Le chef du gouvernement tchétchène, Ramzan Kadyrov [prorusse], a remercié le FSB pour l’élimination de son “ennemi juré” [Chamil Bassaev était responsable de la mort d’Akhmad Kadyrov, père de Ramzan Kadyrov, en mai 2004]. Mais, selon les experts, l’assassinat de Bassaev peut compliquer les relations de Moscou avec le Premier ministre tchétchène. “Au moment où le régime de Kadyrov se libère de la pression exercée par Bassaev, le poids de Kadyrov DU 13 AU 19 JUILLET 2006 lui-même devient plus important sur le territoire de la République ; il va être en mesure d’être plus exigeant vis-à-vis de Moscou”, estime Viatcheslav Irgounov. Mais, actuellement, Kadyrov ne peut pas être pleinement “indépendant”. “D’abord parce que c’est Moscou qui a tué Bassaev. Ensuite, la Tchétchénie a beaucoup d’autres problèmes que Kadyrov ne peut pas régler sans Moscou, à savoir reconstruire la République et faire disparaître le sentiment de peur de la population face au pouvoir”, note Boris Makarenko. Andreï Nikonov, RBC Daily (extraits), Moscou * Selon la partie tchétchène, le FSB n’est pour rien dans la mort de Bassaev. Celleci serait accidentelle, due à une mauvaise manipulation d’explosifs. (Voir aussi le dossier de une, pp. 26-32.) 819_p13 11/07/06 18:56 Page 13 e u ro p e POLOGNE SUÈDE Les Kaczynski confisquent le pouvoir Le péage urbain, ça marche En s’imposant à la tête du gouvernement, le frère jumeau du président tente de tenir le pays comme il dirige son parti. Et il prend le risque de l’impopularité. RZECZPOSPOLITA Varsovie e péché de Kazimierz Marcinkiewicz a été son succès, fût-il factice. La popularité du Premier ministre irritait le président du parti Droit et justice [PiS], Jaroslaw Kaczynski [le frère jumeau du président Lech Kaczynski]. Marcinkiewicz en était conscient, mais il n’a rien fait, dévoilant ainsi son manque de maturité politique. Au lieu de devancer le coup mortel de Kaczynski en créant une base politique autour de sa propre personne, il a joué jusqu’au dernier moment le rôle du condamné qui attend l’exécution. Il a subi sa décapitation politique le sourire aux lèvres [poussé à la démission le 7 juillet, il a été remplacé par Jaroslaw Kaczynski le 10 juillet]. Est-ce la fin de sa carrière politique ? Cela se pourrait. Je ne pense pas que les Varsoviens fassent confiance à celui qui s’est révélé un obéissant cadre de parti. [Marcinkiewicz pourrait être candidat à la mairie de Varsovie en novembre prochain.] Et que va-t-il advenir de Kaczynski et du PiS ? Le nouveau chef du gouvernement a joué son va-tout. En mettant Marcinkiewicz sur une voie de garage, il a coupé la branche sur laquelle il était assis. Car les bons résultats du PiS [dans les sondages] proviennent de la popularité du désormais ancien Premier ministre. La situation se complique, car à la tête du gouvernement se trouve désormais un homme politique en qui la plupart des Polonais n’ont pas confiance. L Dessin de Kolaczek, Pologne. Jaroslaw Kaczynski a construit un parti de chef. Le bon chef de parti sera-t-il aussi un bon chef de gouvernement ? J’en doute. D’abord parce qu’il n’a encore jamais rempli aucune fonction importante au sein de l’Etat. Ensuite, c’est un homme politique maladivement méfiant, ce qui menace de guerres intestines la coalition gouvernementale. D’autant que les élections locales approchent et que, lorsqu’il y a des élections, les amis n’existent plus. En cas de défaite, il pourrait se trouver des gens pour réclamer la tête de Kaczynski, car il est difficile d’imaginer que les jeunes et efficaces politiciens du PiS veuillent mourir à la place de leur chef. La dernière question, et la plus importante, est la suivante : qu’est-ce que Kaczynski à la tête du gouvernement signifie pour la Pologne ? Comme on l’a vu ces derniers mois, l’économie polonaise se débrouille tant que le gouvernement n’intervient pas. Toutefois, Kaczynski, au nom de l’idée d’Etat solidaire, peut très bien se lâcher et dépenser sans retenue l’argent public, main dans la main avec Lepper et Giertych [respectivement chefs du parti populiste Autodéfense et de la Ligue des familles polonaises, d’extrême droite, et membres du gouvernement]. Il s’assurerait ainsi de la paix pour une courte période. Et du temps pour construire les institutions, si chères à son cœur, de sa IVe République, comme le Bureau central contre la corruption. Rien n’annonce non plus que notre image s’améliorera en Europe. Les gouvernements des pays de l’Union européenne ainsi que la presse occidentale auront un regard critique sur l’activité des jumeaux. Il est à craindre – la réaction au texte satirique de Die Tageszeitung [voir ci-dessous] et la résolution du Parlement européen [contre la “montée de l’intolérance” en Pologne] en sont la preuve – que les Kaczynski n’interprètent toute tentative de commentaire de leur activité comme une manifestation de phobie antipolonaise. Et c’est le plus court chemin vers l’isolationnisme. Kaczynski voudrait gouverner le pays comme il gouverne son parti. D’une main de fer. Sauf que, même si l’on accapare tous les pouvoirs, on ne peut pas gouverner une société libre comme on gouverne des apparatchiks. Jaroslaw Makowski* * Editorialiste, membre de la rédaction de Critique politique, le journal de la nouvelle gauche polonaise. D I P L O M AT I E Tous les moyens sont bons pour raviver le patriotisme ■ Le 3 juillet, Lech Kaczynski ne s’est pas rendu à Weimar, où il devait rencontrer Angela Merkel et Jacques Chirac. Raison officielle : “un dysfonctionnement dyspeptique du transit intestinal”. Mais, comme le rapporte ironiquement Gazeta Wyborcza, “l’article publié par le journal allemand Die Tageszeitung [TAZ, le quotidien de la gauche alternative allemande] a été l’une des raisons de la détérioration subite de la santé du président”. Ecrit pour la rubrique satirique “Les voyous qui veulent régner sur le monde”, l’article incriminé compare le président polonais et son frère jumeau à des “patates”, à cause de leur petite taille, et raille Lech, qui, “à Varsovie, a interdit aux hommes de parader les fesses nues” et Jaroslaw, qui “habite avec sa propre mère, il est vrai sans être marié”. “Une satire de la TAZ devient une affaire d’Etat”, a réagi Die Tages- zeitung [voir la une cicontre]. “La Pologne veut se présenter en victime”, explique la correspondante du journal à Varsovie. “Les conservateurs du gouvernement voudraient raviver le patriotisme, et tous les moyens leur sont bons. Que la ministre des Affaires étrangères, Anna Fotyga, compare un journal de la gauche libérale [la TAZ] à Der Stürmer [journal antisémite fondé à Nuremberg en 1923 qui, à la fin des années 1930, tirait à 1 million d’exemplaires] ne s’inscrit pas seulement dans la tendance à banaliser la terreur nazie en Pologne mais aussi dans l’attitude foncièrement antiallemande et antirusse des gouvernants actuels. Le but de la IVe République, inscrit dans le pro- gramme du gouvernement, est un retour à 1989, époque où l’image de la Pologne comme éternel ‘héros et victime’ de l’Histoire était encore intacte. C’est ainsi que le ministre de la Défense, Radek Sikorski, a pu comparer l’accord germano-russe sur le pipeline de la mer Baltique au pacte Hitler-Staline sans que cette assimilation d’Angela Merkel à Hitler et de Poutine à Staline déclenche la moindre critique des politiciens de haut rang en Pologne. Traiter la TAZ de Stürmer d’obédience nazie, pour la simple raison qu’elle raille la si propre morale sexuelle de Kaczynski, sa fier té patriotique à la Pilsudski [président de 1918 à 1922, puis ministre à par tir de 1926, il COURRIER INTERNATIONAL N° 819 13 orienta la Pologne vers un régime dictatorial] et sa présidence quelque peu inadaptée à l’image de la ‘grande Pologne’, tout cela fait partie de la nouvelle ‘politique de l’histoire’ de la Pologne : une mise en scène de soi comme victime avec un grand V.” La susceptibilité du président remet aussi en question la politique européenne de la Pologne. C’est le sens de la lettre ouverte écrite par tous les anciens chefs de la diplomatie polonaise depuis 1989, dans laquelle ils dénoncent l’annulation du sommet de Weimar comme “une marque de mépris pour nos partenaires” et rappellent qu’“une collaboration étroite avec l’Allemagne et la France est dans notre meilleur intérêt”. Mais, à peine nommé Premier ministre, Jaroslaw Kaczynski a demandé au gouvernement allemand de sanctionner la TAZ. DU 13 AU 19 JUILLET 2006 ne étude menée par un groupe d’experts et d’économistes vient de dévoiler ce que les habitants de Stockholm savaient déjà : l’expérience de péage urbain menée par la municipalité de Stockholm [mise en place le 3 janvier, elle doit durer jusqu’au 31 juillet, voir CI n° 790-791 du 22 décembre 2005] est un succès. Le trafic a diminué, la circulation est devenue plus fluide et l’air plus respirable. C’est au cours des premiers jours de la mise en place que la baisse de circulation a été la plus sensible. Mais, depuis, les chiffres se sont maintenus à un niveau étonnamment bas. Plus d’une voiture sur cinq a disparu des rues de la ville. C’est mieux que les 10 à 15 % de baisse prévus par les initiateurs du projet. Même les objectifs environnementaux ont été atteints. Dans le centre-ville, les émissions de gaz carbonique ont chuté de 14 %. Cette amélioration de la qualité de l’air pourrait permettre de sauver entre vingt-cinq et trente vies, souligne le rapport. Les auteurs de l’étude sont surpris du bon accueil de l’essai. De nombreux habitants ont changé d’avis en constatant par eux-mêmes les avantages du système. Et l’expérience a suscité l’intérêt du monde entier. Même le gouvernement américain la considère comme un modèle. Les opposants au péage soutiennent souvent que le problème pourrait être résolu par la construction de nouvelles voies périphériques. C’est parfaitement faisable, reconnaissent les experts. Mais la différence est que cela est très coûteux et que ses effets n’interviendront qu’à long terme. Le projet de péage urbain, quant à lui, sera rentabilisé en quelques années et ses bénéfices pour l’environnement sont immédiats. En plus de leurs propres expériences, les Stockholmois pourront désormais s’appuyer sur les résultats chiffrés de ce rapport avant de se prononcer sur son éventuelle pérennisation lors du référendum consultatif du 17 septembre prochain. Tous les partis de la vie politique stockholmoise ont annoncé qu’ils se conformeraient aux résultats de cette consultation. Mais c’est le gouvernement et le Parlement qui auront le dernier mot. Le gouvernement actuel et ses alliés soutiennent le projet, mais on ignore comment un gouvernement de droite [qui pourrait être nommé après les élections législatives de septembre] aborderait la question. Le péage urbain ne concerne pas seulement les habitants de la région de Stockholm. Il faut placer l’expérience dans un contexte plus large et la voir comme la première étape d’une évolution nécessaire vers une “société durable”. C’est pourquoi la question doit dépasser le cadre du référendum local et s’inscrire dans une réflexion nationale lors des prochaines législatives. Tommy Svensson, Aftonbladet, Stockholm U 819_p14 11/07/06 14:31 Page 14 e u ro p e R O YAU M E - U N I L’Eglise anglicane se féminise peu à peu Quatorze ans après avoir obtenu le droit d’être ordonnées prêtres, les femmes représentent déjà la moitié des séminaristes. Une révolution tranquille et peut-être irréversible. laquelle “Jésus a choisi des hommes pour disciples, et ce qui valait pour lui vaut pour moi” ? Force est de constater que les hommes reconnaissent que ces dames sont plus capables qu’eux de mener plusieurs activités de front. Elles savent généralement mieux écouter et faire preuve de compassion et de considération. Comme en témoigne la révérende Charlotte Bannister-Parker, le travail de prêtre est “un plein-temps, vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept.En tant que femmes d’Eglise, nous ne voulons pas être cataloguées en bloc comme ‘des personnes gentilles et attentionnées’.Mais,d’un autre côté,les femmes sont remarquablement efficaces pour jongler entre la famille, la maison et le travail.” Et la révérende, qui a quatre enfants en bas âge, dont un ne va pas encore à l’école, sait de quoi elle parle. NEW STATESMAN Londres auvaise nouvelle pour tous ceux qui préféreraient s’arracher l’appendice plutôt qu’assister à une messe célébrée par une femme : ils ont perdu la guerre. Un rapport du centre de réflexion Demos confirme que 50 % des nouvelles recrues des séminaires britanniques sont aujourd’hui des femmes. Souvenons-nous que l’Eglise d’Angleterre n’a autorisé l’ordination des femmes qu’en 1992 [les premières ordinations ont eu lieu en 1994]. En quatorze ans, les femmes se sont si bien imposées qu’elles représentent désormais plus de 20 % du clergé [mais elles ne peuvent pas être ordonnées évêques]. Carolyn Oley parle d’une voix douce et déborde de bienveillance ; son mari et sa grande fille sont tout aussi charmants. C’est le genre de femme à laquelle on aurait envie de se confier. Elle a déjà suivi une année de formation au diocèse d’Oxford et doit encore en faire deux avant de pouvoir être ordonnée. Dans sa promotion, il y a dix femmes pour seulement deux hommes. Sachant que le diocèse d’Oxford fournit plus de prêtres à l’Eglise d’Angleterre que toute autre région du pays, le fait que plus de 80 % des camarades de classe d’Oley sont des femmes promet quelques nuits d’insomnie à la brigade des opposants aux femmes prêtres. Si les femmes représentent déjà 20 % du clergé qualifié, combien de temps faudra-t-il pour qu’elles deviennent majoritaires ? Trois ans ? Quatre ans ? Ce renversement des rapports de force est le bouleversement le plus spectaculaire que l’Eglise d’Angleterre ait jamais connu. Et, comme face à M UN EXEMPLE POUR LES FEMMES DANS LE MONDE DU TRAVAIL ? toute révolution, la contre-insurrection est prête à tomber dans la grossièreté. Le père Geoffrey Kirk, de l’association contre la prêtrise des femmes Forward in Faith [En avant dans la foi], est le spécialiste de la rhétorique implacable. “La prêtrise va bientôt être considérée comme un passe-temps pour mémés”, s’indigne-t-il. Mais qu’est-ce qui panique donc les hommes au point qu’ils préféreraient rompre avec l’Eglise d’Angleterre plutôt qu’accepter des femmes en leur sein ? Se sentent-ils aussi menacés par la capacité des femmes à occuper cette fonction qu’ils sont influencés par l’objection biblique selon Dessin d’Ajubel paru dans El Mundo, Madrid. L’un des aspects les plus troublants du rapport de Demos porte sur l’attitude des femmes dans différentes professions. Les femmes politiques sont apparemment parmi les plus radicales. Près des trois quarts des parlementaires travaillistes élues en 1997 se réclament du féminisme. La plupart partent du principe que les femmes de la Chambre des communes doivent davantage se comporter comme des hommes pour orienter le débat politique. Les femmes prêtres, en revanche, ne rejoignent pas forcément l’Eglise pour obtenir des changements particuliers et elles s’identifient généralement moins au féminisme que dans les autres professions. Mais elles orchestrent une prise de pouvoir bien plus efficace dans leur domaine que les femmes chirurgiennes, avocates ou architectes, qui essaient pourtant depuis bien plus longtemps. Seuls 22 % des associés de cabinets d’avocats au Royaume-Uni sont des femmes. Et, alors que 70 % des diplômés des facultés de médecine sont des femmes, seules 7 % d’entre elles sont des chirurgiens spécialistes. Les hommes ne représentent que 45,3 % des enseignants du secondaire, mais ils ont accaparé 65 % des postes de directeur d’école. Pour l’instant, les femmes prêtres ne peuvent briguer les positions les plus élevées. Mais que se passerat-il si les règles changent ? Un autre point devrait pousser Kirk et ses acolytes à sauter sur un annuaire pour chercher une église catholique romaine – un havre de sécurité pour ces messieurs qui croient le genre masculin menacé : dans beaucoup de professions, ceux qui espèrent grimper les échelons craignent la concurrence de leurs collègues et tremblent devant leurs supérieurs. C’est une attitude qui semble totalement étrangère aux femmes de l’Eglise d’Angleterre. “J’estime avoir beaucoup de chance d’être formée avec tant d’autres femmes. Nous avons moins l’esprit de compétition et je sais que, si quelque chose me paraît difficile, quelqu’un d’autre le trouvera encore plus difficile”, confie Carolyn Oley. Plus révélateur encore, elle n’est ni motivée par l’ambition, ni intimidée par la hiérarchie ecclésiastique. “Je ne considère pas que les évêques occupent les postes les plus prestigieux. Il n’y a pas de supérieur en ce sens que nous sommes tous égaux. Il n’y a qu’une personne qui commande, et c’est le Christ.” Cette doctrine d’humble indifférence à la hiérarchie pourrait-elle être la clé qui ouvrira le sacro-saint évêché ? Si les femmes ne s’intéressent pas aux structures du pouvoir, elles se laisseront moins intimider et elles auront donc bien plus de chances de les renverser. Charlie Lee-Potter PORTUGAL La parité adoptée au forceps Les partis politiques devront présenter au moins un tiers de femmes aux élections. Une loi très contestée. vec les seules voix du Parti socialiste [PS, majoritaire], l’Assemblée nationale portugaise a adopté, le 5 juillet, une loi qui vise à “promouvoir la parité entre les hommes et les femmes” en imposant que les femmes représentent un minimum de 33 % des candidats lors des élections. Un passage en force qui suscite une forte polémique du côté de l’opposition de droite comme du côté des par tis d’extrême gauche. Le Par ti social-démocrate (PSD, centre droit) et le Centre démocrate social (CDS, centre droit) accusent la majorité socialiste de “narguer” le président de la République, Aníbal Cavaco Silva [centre A droit], lequel avait opposé son veto à une première version du texte [votée en avril dernier] prévoyant la radiation pure et simple de toute liste électorale qui ne respecterait pas les quotas prévus. La droite n’a pas souhaité un nouveau veto, mais elle a insisté sur la validité des motifs invoqués par le chef de l’Etat pour s’opposer au texte initial et elle a accusé les socialistes de faire “table rase de tous les arguments de fond soulevés par ce veto”. En particulier la “limitation de la liberté de choix des électeurs” ou la “forte critique en ce qui concerne la disproportion de la sanction”, explique la sociale-démocrate Zita Seabra. Considérant que la sanction initialement prévue par le PS – l’exclusion pure et simple des listes ne respectant pas les quotas – était disproportionnée, le président a poussé, COURRIER INTERNATIONAL N° 819 par son veto, la majorité à élaborer un nouveau régime : la réduction des subventions de l’Etat aux partis si ceux-ci n’intègrent pas au moins un tiers de femmes sur leurs listes. Dans les cas les plus graves, la sanction pourrait porter sur 80 % des aides de l’Etat. Pour le député CDS Mota Soares, les modifications introduites dans la loi sont minimes et “aboutissent à la mise en place du régime le plus strict d’Europe. Ces dispositions fondées sur le sexe sont purement discriminatoires. Le PS veut remplacer le mérite, le travail et la lutte légitime au sein des partis par des quotas.” Les critiques sont également nombreuses à gauche, bien que pour des raisons opposées. Après avoir voté le texte précédent, le Bloco Esquerda [extrême gauche trotskiste], qui défendait la suppression des subventions en 14 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 cas de non-respect de la parité, s’est abstenu. Quant à la communiste Odete Santos, elle a violemment protesté au nom de son groupe contre “une discrimination en raison du sexe”, qui remplace la politique “par la biologie” au lieu de créer les conditions pouvant permettre aux femmes de concilier maternité et carrière professionnelle. Mais les socialistes por tugais, qui appliquent depuis dix ans cette norme en leur sein (46 de leurs 121 députés sont des femmes), en sont convaincus : la loi sur la parité “jouera un rôle structurant” dans la vie politique portugaise, clame le député Vitalino Canas, pour qui “le système des quotas reste le seul capable d’éliminer les obstacles à l’accès des femmes aux responsabilités politiques”. Susete Francisco, Diário de Notícias, Lisbonne 819p15 11/07/06 12:36 Page 15 PAY S - B A S La truelle contre les ghettos urbains Pour développer la mixité sociale, la municipalité de Rotterdam vend à bas prix des logements délabrés dans les quartiers défavorisés. A rénover soi-même. NRC HANDELSBLAD (extraits) Rotterdam côté de la station de métro Marconiplein, à la périphér ie du quar tier de Spangen, à Rotterdam, une gigantesque pancarte de la municipalité accueille les visiteurs. La ville y vante les mérites de son tout nouveau projet de logement : les maisons à rénover. Pour un faible montant, elle vend à des particuliers des immeubles délabrés de ce quartier défavorisé, à condition qu’ils retapent leur logement. Il s’agit d’une rénovation urbaine dont se chargent des particuliers, explique la chef du projet, Ditty Blom. Cette initiative s’inscrit dans une politique dite “de points sensibles”, destinée à réhabiliter les quartiers défavorisés de Rotterdam. Elle porte sur 169 logements répartis dans sept rues, à Spangen et dans les arrondissements de Feijenoord et de Charlois, dans le sud de l’agglomération. Une maison à deux étages coûte environ 40 000 euros, une maison à quatre étages, 75 000 euros.Travaux inclus, ces bâtiments coûtent quelque 150 000 euros.Trois banques apportent leur collaboration. Selon la municipalité, 1 500 personnes ont déjà manifesté leur intérêt. Parmi elles, Peter Snaterse et Floor Leemans, associés dans une entreprise de graphisme, qui cherchent un logement avec un espace de bureaux. “Le principal intérêt, c’est que nous avons la possibilité de recomposer nous-mêmes les espaces dans ces locaux”, expliquent-ils lors d’une journée portes ouvertes organisée par la ville de Rotterdam. “Tout un immeuble à un prix abordable, c’est une occasion unique dans une ville.” La vente de ces maisons à retaper fait suite à un projet initié en 2005. A l’époque, la municipalité a cédé gratuitement la moitié du Wallisblok, un pâté de maisons de Spangen comportant 36 logements. “Le succès du Wallisblok nous a mis sur cette voie”, dit Ditty Blom, qui explique l’intérêt des gens pour ces maisons à retaper pour trois raisons : le prix, le fait que ce sont les acheteurs qui décident de l’aménagement de la maison et la possibilité de s’occuper soi-même de la rénovation. Spangen est un des quartiers défavorisés sensibles dans lesquels la qualité de vie doit être améliorée. Cela préoccupe Peter Snaterse. “J’ai des doutes, mais ce projet peut marquer un tournant. Cela fait une différence de venir habiter avec tout un groupe dans ce quartier. C’est pour cela que j’observe le genre A de personnes qui se promènent ici. J’ai été frappé de constater à quel point tout le monde est ouvert. Je trouve que c’est un point positif. Ici tout le monde vous parle.” Karim Benmakhlouf, qui habitera bientôt le Wallisblok, estime qu’il n’y a pas trop de problèmes dans le quartier. “Je viens de Spangen. Ce coin a toujours été tranquille. Il y avait bien un peu plus loin des gars qui traînaient, mais la situation s’est améliorée.” Frederik Jan Van den Berg, un artiste de Bois-le-Duc, fait quant à lui aussi attention aux gens qui viennent à la journée portes ouvertes. Ils sont tout de même différents des personnes que l’on rencontre habituellement dans ce quartier. Ils sont tous jeunes et entreprenants. Ceux qui achètent une maison ici sont des Néerlandais d’une trentaine à une quarantaine d’années. Les vrais habitants de Spangen se déplacent vers des quartiers défavorisés situés plus loin, et certains craignent que des conflits naissent entre les nouveaux habitants et ceux qui habitent déjà le quartier. “Nous avons déjà des exemples de quartiers où cela n’a pas marché”, explique Jan-Willem Duyvendak, professeur de sociologie à l’université d’Amsterdam. “Il est important que l’écart culturel et social entre les nouveaux et les anciens habitants ne soit pas trop grand. Dans une partie de Hoogvliet, cela s’est mal passé. Les nouveaux habitants ont milité en faveur d’une démolition des logements locatifs où vivaient les anciens habitants.” M.Van Duinhoven, un des futurs habitants, comprend ce problème. “Nous ne devons pas devenir une sorte de colonie. Mais nous n’avons pas encore eu l’occasion de rencontrer les voisins. Nous formons déjà un groupe solide. A partir de là, nous pouvons développer des relations dans le quartier.” La chef du projet, Mme Blom, est de son avis. “La cohésion sociale à Spangen est faible. Ce groupe peut montrer que les choses peuvent se passer autrement.” “Tout le monde est parti d’ici, nous avons été les seuls à rester”, fait remarquer Amar Ghaddari, qui vit dans le pâté dont font partie les maisons à retaper. A-t-il vraiment hâte que la rénovation commence ? “Quand vontils venir ? En 2007 seulement ?” Djaja Ottenhof W W W. Toute l’actualité internationale au jour le jour sur courrierinternational.com V O I R A U S S I P A G E 3 3 819p16 11/07/06 15:47 Page 16 amériques ● É TAT S - U N I S Schwarzenegger fait campagne contre les pollueurs Le gouverneur républicain de Californie mise sur l’écologie et sur les énergies renouvelables pour se faire réélire à son poste au mois de novembre prochain. NEWSWEEK New York rnold Schwarzenegger a remisé ses 4 x 4 au garage. Il a confié à ses amis qu’il avait été profondément impressionné par An Inconvenient Truth [Une vérité qui dérange], le documentaire d’Al Gore sur le réchauffement climatique. Le gouverneur de Californie s’est même lancé dans la campagne électorale armé d’un nouveau gadget : un bus de couleur verte recouvert d’une photo géante du parc national de Yosemite. Lors de la première étape dans les environs de la ville de Redding, sur les berges de la pittoresque rivière Sacramento, une femme lui a demandé ce qu’il comptait faire pour lutter contre le prix élevé de l’essence. Arnold Schwarzenegger a promis de mieux contrôler les marges bénéficiaires des compagnies pétrolières. Il a ensuite exposé avec passion son projet d’autoroute de l’hydrogène et de quotas stricts pour les émissions de gaz à effet de serre, destiné à faire de la Californie un modèle à suivre pour le reste des Etats-Unis. “Nous devons avoir la vision d’une Californie propre, et surtout la construire”, a-t-il martelé. Arnold Schwarzenegger avait déjà abordé la question de l’environnement lors de son élection au poste de gouverneur de l’Etat, il y a trois ans. Mais, cette année, il en a fait la clé de voûte de sa campagne. Dans le fort climat anti-Bush actuel, le gouverneur de Californie a judicieusement choisi de A rouler pour les verts plutôt que pour les rouges [la couleur du Parti républicain]. Le mécontentement au sujet de la guerre en Irak, de l’augmentation du prix de l’essence et de l’immigration a fait chuter la cote de popularité du président à 28 % en Californie. Même si Arnold Schwarzenegger s’est entouré d’une équipe de consultants proche de George W. Bush, il n’a pas hésité à s’attaquer frontalement au président en qualifiant d’“inachevé” son projet d’envoyer la Garde nationale à la frontière mexicaine et à multiplier les critiques sur son bilan environnemental. “Nous ne pouvons pas attendre que le gouvernement fédéral se ressaisisse sur la question de l’environnement, clame-t-il. Nous devons agir.” Une prise de position très à propos dans un Etat comme la Californie, où 87 % des électeurs affirment qu’ils tiendront compte des questions environnementales pour élire leur gouverneur. L’environnement occupe effectivement une place prépondérante dans la campagne pour les élections de cet automne. Des dizaines de millions de dollars ont été investis dans la California Clean Air Campaign, une campagne qui vise à imposer une taxe aux compagnies pétrolières opérant dans l’Etat et à affecter ces fonds – estimés à 4 milliards de dollars – au développement des énergies alternatives. Ce projet a déjà suscité la fronde du secteur pétro- Dessin d’Oliver paru dans Der Standard, Vienne. lier dans tout le pays. Arnold Schwarzenegger a affirmé qu’il s’y opposait : “Je suis contre l’idée de lever des impôts supplémentaires. Point final.” Ce n’est pas le point de vue de Phil Angelides, actuel secrétaire au Trésor de l’Etat de Californie et candidat démocrate au poste de gouverneur, qui bénéficie du soutien des principaux groupes écologistes et du gratin écolo. “Schwarzenegger est aveuglé par son idéologie républicaine, ce qui l’empêche de prendre les bonnes décisions, estime-t-il. Il faudra bien plus qu’un bus vert pour redorer son blason écologique.” Pour Marc Baldassare, de l’Institut public de politique de Californie, les deux hommes vont rivaliser sur le thème de l’écologie pendant les quatre mois à venir. Pour lui, “rares sont les thématiques qui suscitent autant d’intérêt chez les Californiens, surtout lorsqu’ils sentent un tel manque d’implication de la part de Washington”. Les premiers spots de cam- pagne de Schwarzenegger vantent ses résultats en matière de protection de l’environnement : la création d’une réserve naturelle de 12,5 millions d’hectares dans les sierras et l’instauration de nouveaux standards pour améliorer le rendement énergétique au niveau de l’Etat. Au cœur de l’été, Schwarzenegger présentera son plan d’action pour le climat, qui comprend un projet de loi pour plafonner les émissions de gaz à effet de serre en Californie. “C’est incontestablement le plus vert de tous les gouverneurs”, assure Ralph Cavanaugh, du Natural Resources Defense Council [Conseil pour la défense des ressources naturelles], qui a apporté son appui personnel à Schwarzenegger. Phil Angelides essaie quant à lui de se remettre des primaires démocrates, durant lesquelles son adversaire Steve Westly l’a accusé d’avoir pollué l’environnement lorsqu’il était promoteur immobilier. Avec le soutien des principaux groupes écologistes, il s’acharne désormais à mettre en avant son programme en faveur de la préservation de l’environnement, notamment son projet de rachat de propriétés situées sur la côte californienne et sa volonté d’investir les 270 milliards de dollars des caisses de retraite de l’Etat dans les énergies renouvelables et les technologies non polluantes. Au cas où le moindre détail compterait pour remporter les élections de novembre prochain, il a même tenu à préciser que sa famille possédait trois véhicules hybrides. Karen Breslau É TAT S - U N I S La guerre en Irak comme si vous y étiez Premier documentaire filmé par des soldats, The War Tapes vient de sortir aux Etats-Unis. L’hebdomadaire de gauche The Nation y voit le meilleur plaidoyer en faveur d’un retrait des troupes américaines. n 2004, alors que l’insurrection battait son plein en Irak, Deborah Scranton s’est vu proposer d’accompagner les hommes de la Garde nationale sur le champ de bataille. Cette documentariste fit une contre-proposition audacieuse. “J’ai appelé l’officier chargé des relations publiques et je lui ai demandé si je ne pouvais pas plutôt distribuer des caméras aux soldats.” La Garde nationale donna son accord, mais à la condition qu’elle recrute elle-même ses volontaires. Deborah Scranton sauta alors dans un avion pour rencontrer les soldats de la base de Fort Dix, dans le New Jersey. Elle fut accueillie avec scepticisme. Ses opinions politiques et E ses motivations furent passées au crible. Sur 180 soldats, 10 se por tèrent finalement volontaires et 5 furent retenus et équipés de Caméscopes. Déployés dans le dangereux triangle sunnite, trois de ces cinq soldats ont filmé, grâce à des caméras montées sur les tourelles et les tableaux de bord des chars, ainsi que sur leurs propres casques, l’essentiel de ce qui fait The War Tapes. Le résultat est stupéfiant : ce documentaire directement tourné par des soldats américains, et qui a reçu l’aval de l’armée, est le meilleur plaidoyer contre la guerre en Irak. Dès la séquence d’ouverture, le spectateur est confronté à une expérience viscérale des combats qui font rage en Irak. L’écran ressemble à une sorte de jeu vidéo : l’arme pointée devant, on sursaute au bruit des tirs ennemis et on sent les vibrations des armes à tir rapide. Mais il est tout de suite évident que ce n’est pas un jeu. Les reportages télévi- COURRIER INTERNATIONAL N° 819 sés sur l’Irak donnent toujours à voir la situation de l’extérieur. Seuls les faits bruts nous sont relatés mais rien sur les combats euxmêmes ni sur leurs effets sur ceux qui les vivent. The War Tapes offre un point de vue différent. Le documentaire entraîne le spectateur au cœur des échanges de tirs et des explosions des voitures piégées. Nous ne sommes plus des voyeurs isolés, et la réalité est parfois dure à avaler. Lorsqu’un soldat raconte qu’il a laissé un chien dévorer un insurgé mort, on ne peut qu’éprouver de la répulsion, peu importe que le soldat explique qu’il a été formé à tuer et non à compatir. En revanche, quand un Humvee fauche accidentellement une civile Irakienne et qu’un soldat nous livre son impression de voir sa propre mère étendue sur la route, on ne peut qu’éprouver de la douleur pour elle comme pour lui. C’est là toute la force de ce documentaire : Il n’y a aucun commentaire ajouté, 16 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 rien qu’une succession de moments bourrés de peur et de haine. The War Tapes parle de guerre, mais ne sombre jamais dans la propagande. La réalisatrice ne cherche pas à faire passer un message. Un point pourtant y fait l’unanimité : aucun des soldats ne pense que cette guerre est un bon moyen de promouvoir la démocratie. François Truffaut a dit un jour qu’il était impossible de faire un film contre la guerre parce que les spectateurs sont trop souvent pris par l’excitation des combats et finissent par sympathiser avec un camp. The War Tapes réussit à contourner ce piège : il pousse le spectateur à sympathiser avec les hommes, pas avec l’entreprise. Finalement, ce documentaire réalisé par des soldats montre que la meilleure façon de soutenir nos troupes est de les ramener au plus vite à la maison. Kevin McCarthy, The Nation (extraits), New York *819 p17-18 11/07/06 15:13 Page 17 amériques M E X I QU E Hallucinations postélectorales La semaine d’incertitude qui a suivi l’élection présidentielle du 2 juillet a inspiré à l’écrivain et journaliste Pedro Miguel une petite fable politico-drolatique destinée à rafraîchir une atmosphère par trop pesante. LA JORNADA Calderón (en haut) Mexico et López Obrador. Dessin de Nerilicon, Mexique. e 2 juillet 2006, la journée électorale s’annonçait exemplaire. L’affluence était grande dans les bureaux de vote. Les citoyens votaient en ordre, comme à l’accoutumée. Mais, peu après, on s’est mis à relever quelques signes alarmants. Les parois transparentes des urnes se sont tout à coup opacifiées et un liquide tiède s’est mis à suinter. Le premier à s’en apercevoir fut le président d’un bureau de vote des environs de Nochistlán, dans le nord du pays. Sans trop s’inquiéter du phénomène, il pensa qu’un imbécile avait sans doute introduit dans l’urne quelque chose d’autre qu’un bulletin. Mais, très vite, la panique a gagné tout le pays. Car les urnes se remplissaient d’une buée épaisse alors que, sur les faces latérales, un liquide visqueux dégoulinait des jointures, comme de la salive. Dans les bureaux de vote, la tension est montée d’un cran et les électeurs ont commencé à refuser de déposer leurs bulletins dans ces urnes si étranges. Peu avant 14 heures, les urnes installées dans tout le pays se sont mises à frémir – d’abord presque imperceptiblement, puis par à-coups, avant d’être saisies de véritables contorsions. En voyant ce prodige, un citoyen d’Ixmiquilpan s’est dirigé tout droit sur l’étrange objet. Il a arraché la bande adhésive qui fermait l’urne et en a renversé le contenu sur la table. Les témoins de la scène en sont restés sans voix. Plusieurs centaines d’êtres minuscules et vociférants se sont en effet aussitôt répandus partout. La plupart des citoyens se sont enfuis épouvantés, mais quelques audacieux se sont approchés pour contempler de près ces apparitions. Ils ont pu consta- L Calderón président Le 6 juillet au soir, après avoir recompté plus de 3 millions de bulletins, l’Institut fédéral électoral (IFE) a proclamé président le candidat du PAN (droite conservatrice), Felipe Calderón. Ce dernier aurait devancé son adversaire de gauche, Andrés Manuel López Obrador, d’un demipoint. L’écart est si faible que López Obrador a décidé de contester le résultat de l’élection devant la justice mexicaine. Arrivé troisième, Roberto Madrazo réalise un score historiquement bas pour le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), qui a détenu la présidence du pays pendant plus de soixante-dix ans, jusqu’en 2000. Enfin, les deux derniers “grands” candidats, Patricia Mercado et Roberto Campa, ont obtenu respectivement 2,70 % et 0,96 %. – deux millimètres de tour de taille, au maximum. Quelques instants plus tard, l’assistance avait clairement identifié cinq espèces : les petits López Obrador, les petits Calderón et les petits Madrazo. Mais aussi de minuscules Patricia Mercado [du parti Alternative socialedémocrate] et des Roberto Campa [du parti Nouvelle Alliance] en miniature. Le même phénomène se répétait dans tout le Mexique. Les urnes accouchaient de centaines de candidats à la présidence et, vers 16 heures, le territoire national était comme inondé de millions de minicandidats. Les petits Calderón couraient dans tous les sens, proclamant leur victoire. “Comptez-nous bien !” vociféraient les petits López Obrador, sur le visage desquels, en les regardant à la loupe, on pouvait découvrir une expression de colère mal contenue. ter qu’il s’agissait d’êtres humains miniatures, d’un centimètre de haut tout au plus, qui gigotaient et levaient leurs petits poings. “Regarde !” s’est exclamé un observateur avisé, montrant du doigt l’un des petits hommes. “Celui-là, c’est López Obrador tout craché” [le candidat – de gauche – du Parti de la révolution démocratique (PRD)]. En regardant d’un peu plus près, une jeune femme remarqua aussi que certains des petits nains portaient des lunettes et qu’ils ressemblaient à s’y méprendre à Felipe Calderón, le candidat du Parti d’action nationale [PAN, droite catholique]. Les pauvres avaient l’air trempés de sueur. On eut plus de mal à trouver ceux qui ressemblaient à Roberto Madrazo, le candidat du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI). C’étaient en effet les plus menus D’une manière mystérieuse, chaque voix avait engendré dans le ventre des urnes un petit clone de candidat. Résultat : on allait devoir dépouiller non des bulletins, mais des homoncules qui ne tenaient pas en place et ne cessaient de jacasser. La tâche se révéla relativement aisée avec les petits Madrazo, car ils étaient si épuisés, si abattus, qu’ils se laissaient manipuler docilement ; avec leurs sourires figés, leurs bras inertes et leurs yeux rouges, on aurait vraiment dit des jouets inanimés et fabriqués en série. Mais les petits Calderón se montraient têtus et, même s’ils se déplaçaient lentement, il n’était pas facile de les faire tenir tranquilles. Le regard noyé derrière leurs lunettes minuscules, ils déambulaient en marmonnant quelque chose d’inintelligible sur des tendances irréversibles. “Pourquoi nous compter puisqu’on a déjà gagné ?” revendiquaient-ils, raidis dans des flaques de sueur. Avec les petits López Obrador, il n’y avait rien à faire, ils tenaient à se mettre en rangs serrés pour qu’on les compte encore et encore. Quelques jours plus tard, quelqu’un a échafaudé une hypothèse tentante. Il ne fallait pas y voir une volonté de manipulation de l’opinion, mais plutôt l’exécution d’un projet insensé, qui aurait germé dans l’esprit d’un obsédé du phlogistique, de la pierre philosophale et autres sottises préscientifiques. Cette théorie a séduit les petits Madrazo et les petits Calderón, mais elle a été immédiatement contestée par les petites Patricia, qui n’appréciaient pas le qualificatif d’homoncules. Car, soulignaient-elles de leurs petites voix indignées, c’était une grave atteinte à l’égalité des sexes. Pedro Miguel* * L’auteur a volontairement laissé ouverte la fin de cette fable. Il a invité les lecteurs de La Jornada à écrire la suite des aventures de ces candidats miniatures sur son blog personnel : <http://navegaciones.blogspot.com>. ARGENTINE Le cadeau empoisonné de Benetton aux Mapuches our mettre fin aux litiges fonciers qui l’opposent au peuple mapuche, le groupe italien Benetton a trouvé une astuce : donner des terres. Plus exactement, 7 500 hectares “de bonnes terres situées près d’Esquel”, selon les termes employés par la société italienne. Mais les Mapuches ont refusé cette offre : selon ses représentants, Benetton ne peut pas donner ce qui ne lui appar tient pas et encore moins s’arroger par ce biais le rôle du philanthrope. Loin de lâcher l’affaire, Benetton a au contraire triplé son offre et l’a directement adressée à l’exécutif P de la province de Chubut, dans le sud du pays. Selon l’entreprise, il s’agissait de “proposer un projet viable aux familles indiennes”. Les terres offertes par Benetton se trouvent dans la région de Piedra Parada, à 50 kilomètres du village de Gualjaina et à 150 kilomètres d’Esquel. Elles ont été mises à la disposition de la province à une condition : être utilisées par le peuple mapuche à des fins productives. Ceux qui veulent s’y installer devront présenter un projet de mise en valeur. Au dire de Benetton, ces terres “sont bordées sur 12 kilomètres par la rivière Chubut” et “sont exploitables aussi bien pour l’élevage que pour l’agriculture”. Le gouvernement de la province de Chubut a cependant préféré faire examiner de près les terres proposées. Il a donc demandé à des ingénieurs agronomes de se rendre sur place et d’analyser le cadeau. Après avoir étudié leur rapport, les différents services du gouvernement sont tombés d’accord sur la “faible capacité productive de ces terres”. Le rapport des agronomes précise en effet que, sur les 7 514 hectares analysés, seuls 308 sont des prairies naturellement irriguées. Pour le reste, plus de 95 %, 3 228 hec- COURRIER INTERNATIONAL N° 819 17 tares sont composés de cônes de déjection, de flancs de montagnes et de ravins, 2 030 hectares sont des versants érodés et des affleurements rocheux. Enfin, il reste 1 948 hectares de versants en pente douce exposés au sud-ouest. C’est-à-dire des terres où “les conditions climatiques sont plus défavorables, les vents plus forts, les températures plus extrêmes, l’eau plus rare et les risques d’érosion plus importants, car il s’agit d’une zone située sur le trajet des eaux de ruissellement”. Non seulement les experts doutent des capacités de production agri- DU 13 AU 19 JUILLET 2006 coles de ces terres mais ils indiquent qu’elles sont loin d’être idéales pour l’élevage. Le fameux rapport explique en effet qu’un mouton “a besoin de 333 kilos de fourrage par an pour son alimentation”. Vu la faible productivité des terres proposées par Benetton, il faudrait donc pour les nourrir un peu moins de 6 hectares par animal. En clair, les 7 500 hectares généreusement offerts par la marque italienne ne pourraient pas supporter plus de 1 280 moutons : un chiffre ridicule pour espérer rentabiliser une exploitation ovine en Argentine. Página 12, Buenos Aires, Argentine *819 p17-18 11/07/06 15:14 Page 18 amériques VENEZUELA Un ancien guérillero pour contrer Chávez Pour l’élection présidentielle de décembre prochain, Hugo Chávez reste le favori des sondages. Face à lui se présente Teodoro Petkoff Malec, une légende de la gauche sud-américaine. THE NEW YORK TIMES New York Teodoro Petkoff Malec, candidat à la présidentielle vénézuelienne et ami de Gabriel García Márquez. Cagle Car toons D Hugo Chávez. Dessin de Lauzan, Espagne. Alfredo/Notimex/AFP Cedeno irigés depuis février 1999 par le président de gauche Hugo Chávez, les Vénézuéliens ne s’étonnent plus vraiment de voir d’anciens membres des guérillas marxistes accéder à des postes à responsabilités : l’un est ministre des Affaires étrangères, un autre PDG de la grande entreprise nationale d’aluminium et un troisième fut l’un des premiers ambassadeurs de Chávez auprès de l’OPEP. Aujourd’hui, un ancien guérillero parmi les plus illustres,Teodoro Petkoff Malec, a décidé d’entrer en lice contre le président à l’élection présidentielle de décembre 2006. Le candidat fonde sa campagne sur un irréprochable parcours de gauchiste, dit-il, et sur la promesse de mettre un terme à la polarisation de la société vénézuélienne entre pro- et anti-Chávez. L’actuel président caracolant dans les sondages, la candidature de Teodoro Petkoff semble pour le moins chimérique. Mais elle surprend peu de la part d’un homme dont la carrière poli- tique s’étend sur plus d’un demi-siècle. Un homme qui est passé par la lutte armée, mais aussi par la députation et, plus tard, par le ministère de la Planification. On doit même à Teodoro Petkoff Malec un plan d’austérité adoubé en son temps par le Fonds monétaire international. COURRIER INTERNATIONAL N° 819 18 Teodoro Petkoff se présente à la prochaine présidentielle après plusieurs années à la tête de Tal Cual, un quotidien très critique à l’égard du gouvernement Chávez mais aussi de la stratégie de l’opposition. Teodoro Petkoff continue de se présenter comme un “homme de gauche” bien qu’il ait rompu, après son ralliement à Chávez en 1998, avec le Mouvement vers le socialisme (MAS), le parti de gauche vénézuélien qu’il avait contribué à fonder en 1971. Témoin de l’ascension de Chávez au sein de l’armée vénézuélienne et de son coup d’Etat de 1992,Teodoro Petkoff fut l’un des premiers à dénoncer ce qu’il appelle les tendances autoritaires de l’actuel président. De fait, depuis son accession à la présidence, Hugo Chávez a progressivement resserré sa mainmise sur le pouvoir. Aujourd’hui, à quelques mois du scrutin présidentiel, il bénéficie de l’envolée des revenus pétroliers du pays. Une aubaine qui lui a permis de financer des programmes d’aide sociale extrêmement populaires. A en croire une enquête récente, sa cote de popularité atteindrait 57 %. Mais rien de tout cela ne décourage Teodoro Petkoff. Si la campagne officielle ne doit pas débuter avant le mois d’août, l’homme déverse déjà sur toutes les ondes des spots promettant de mettre un terme à la peur : peur des représailles politiques comme de la violence. L’ancien guérillero dénonce également ce qu’il appelle la militarisation croissante du pouvoir : il pointe l’achat récent de 100 000 fusils-mitrailleurs russes et la multiplication des images montrant Chávez l’arme à la main. “Nous pâtissons de l’inefficacité d’un système livré à la mégalomanie et au délire d’un seul homme”, s’emporte Teodoro Petkoff, qui, à 74 ans, en paraît dix de moins. L’entretien s’est déroulé à son siège de campagne, un bâtiment délabré mais qui a tout d’une fourmilière. “Chávez considère ce pays comme son ranch”, ajoute-t-il. Parmi les propositions phares de Petkoff figure la DU 13 AU 19 JUILLET 2006 redistribution des revenus pétroliers par le biais de coupons d’Etat. Il s’agit bien sûr de concurrencer les programmes de lutte contre la pauvreté mis en place par Chávez, qui ont déjà amélioré le taux d’alphabétisation et l’accès à l’alimentation de nombre de Vénézuéliens défavorisés. Malgré ce parcours qui l’a conduit de la marginalité révolutionnaire aux salons du pouvoir, le candidat à la présidentielle a toujours été un électron libre. A la fin des années 1960, il prenait ses distances avec le dogmatisme léniniste après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les Soviétiques ; plus récemment, dans les années 1990, il surprenait encore en plaidant, en tant que ministre de la Planification, pour plusieurs réformes qui ont fait le bonheur des investisseurs européens et américains, notamment l’ouverture du secteur pétrolier vénézuélien aux investissements étrangers. L’ÉVADÉ LE PLUS CÉLÈBRE D’AMÉRIQUE LATINE Mais il a surtout marqué les mémoires pour ses exploits de guérillero, accomplis dans les années 1960 sous le nom de guerre de Roberto. Capturé en 1963 et détenu à la prison San Carlos de Caracas, il parvient à tromper la vigilance de ses geôliers et à recouvrer la liberté : Teodoro Petkoff devient une icône pour la gauche latino-américaine. Dans un essai écrit en 1983, au cours de l’une des deux autres campagnes présidentielles du guérillero, le Prix Nobel colombien Gabriel García Márquez le décrit comme un homme “capable aussi bien de s’évader de prison comme un héros de cinéma ou de danser jusqu’à l’aube comme un jeune homme, que de passer une soirée entière, parfois sans un verre d’alcool, à discuter littérature”. Malgré ses excellentes références d’homme de gauche, Petkoff, fils d’immigrés européens installés au Venezuela dans les années 1920, peut aussi être considéré comme un énième représentant de l’élite face à un Chávez qui met l’accent sur ses origines métisses, évoquant parfois ses ancêtres africains et indiens pour mieux s’attirer les faveurs de l’opinion. Petkoff est un catire, un homme au teint et aux cheveux clairs. Mais le candidat Petkoff doit faire face à un obstacle plus menaçant que la couleur de ses cheveux : les efforts acharnés d’une faction dissidente de l’opposition pour proposer une candidature unique. Certaines franges de l’électorat, redoutant les fraudes qui l’année dernière auraient déjà permis à Chávez et à ses partisans de faire main basse sur le Parlement, envisagent par ailleurs de s’abstenir. Et une enquête réalisée récemment pour la radio publique attribuait à Chávez le soutien de 66 % des personnes interrogées, contre seulement 34 % pour un éventuel candidat unique de l’opposition. Simon Romero 819p19 11/07/06 12:35 Page 19 asie ● INDE Quand on n’a que l’humour à offrir en partage Depuis que la municipalité a rasé leurs maisons, les habitants d’un bidonville de Delhi ont tout perdu. Sauf leur sens de la dérision et leur capacité à remettre en question le système. TEHELKA New Delhi es derniers mois, la capitale indienne a vécu au rythme des démolitions de bidonvilles. Les raisons sont multiples : campagne d’assainissement de la rivière Yamuna, préparation des Jeux du Commonwealth de 2010, embellissement de la ville, pression des centres commerciaux, zèle soudain pour le respect des lois… Certaines d’entre elles sont bonnes, d’autres mauvaises. On peut avancer des arguments convaincants contre ces quartiers de tôle : après tout, une société civile se fonde sur des règles que tout le monde accepte de respecter. Les habitants ne contestent pas cela.Tout ce qu’ils veulent savoir, c’est où ils peuvent s’installer légalement, où est leur place dans la ville. Et ils sont prêts à payer pour en avoir une. D’ailleurs, ils le font déjà : ils versent à la police des pots-de-vin de 5 000 roupies [85 euros, dans un pays où le revenu moyen annuel par tête est de 480 euros] pour pouvoir construire une minuscule maison de 12 mètres carrés valant six fois cette somme et qui peut être démolie sur un coup de tête. Ils doivent alors payer 7 000 roupies [120 euros] à la municipalité pour obtenir l’“autorisation” de vivre sur un terrain vague, d’où ils peuvent à nouveau être légalement expulsés au cours des cinq années suivantes. Un système qui aboutit à les parquer de plus en plus loin pour qu’on ne les voie plus. Les bulldozers ont démoli le bidonville de Nanglamachi, il y a environ un mois et demi, sur ordre de la municipalité. Sept mille familles (dont mille expropriées) vivent dans la peur et n’ont plus que l’humour où puiser des forces. L’humour et une farouche Dessin de Riber paru dans Svenska Dagbladet, Suède. C Initiative volonté de vivre. A Nanglamachi, il suffit de parler avec les habitants pour comprendre que les bidonvilles ne sont pas peuplés d’hommes et de femmes au regard vide et désespéré, mais de chauffeurs de rickshaw, de charpentiers, de petits marchands, de tailleurs, d’éboueurs, de gardiens, de maçons, de brodeuses, bref d’une légion d’hommes et de femmes qui travaillent et qui posent des questions. “Nous ne sommes pas au chômage, disent les habitants, nous jouons un rôle essentiel dans l’économie de la ville. Alors, la ville n’at-elle pas de devoirs envers nous ?” Le visiteur a d’abord du mal à ne pas se laisser décourager par l’odeur nauséabonde que lui apporte le vent. Mais celle-ci s’estompe dès qu’il pé- nètre dans la pièce. Nous sommes dans un ancien compu ghar [maison des ordinateurs, en hindi], l’un des locaux informatiques créés dans cinq bidonvilles par l’association Sarai. Les compu ghar étaient de véritables refuges dans la lutte pour la survie, des lieux où les jeunes étaient encouragés à se réunir pour réfléchir, partager et “comprendre leur quotidien”, comme l’indique Lakshmi, 23 ans. “C’était notre espace de rencontre”, précise-t-elle. Comme bien d’autres choses, le compu ghar de Nanglamachi a été détruit. Pourtant, les jeunes s’y réunissent toujours. L’humour règne dans la pièce vide, déshumanisée par la présence de la mention “P-98”, attribuée par les autorités aux constructions Sarai, à la fois centre de recherche et association militante, a lancé avec une ONG de Delhi le projet Cybermohalla (Cyberquartier) et a mis des ordinateurs à la disposition des habitants de plusieurs bidonvilles. Son but : ni encadrer ni enseigner quoi que ce soit, mais offrir aux plus démunis la possibilité de décrire leur quotidien et peut-être de se faire entendre. antérieures à 1998 et que les jeunes traduisent par : “A démolir plus tard”. Il y a aussi “PDP” (“Pas de permis”, donc : à raser), “Local commercial” (comprendre : à abattre), “Inoccupé” (à démolir) et le pire de tout : la maison sans étiquette. “Ils disent que nos maisons sont trop moches pour se trouver entre la route et la rivière. Mais qu’est-ce qui est assez beau pour eux ?” demande Jaanu, 21 ans, fils d’un vigile dans un hôtel de luxe. “Le Fort rouge des empereurs moghols ? Le Parlement ? Le minaret de Qutab Minar [du XIIe siècle] ? Ou les riches villas où vivent les classes supérieures ?” Jaanu et ses compagnons se sentent impuissants. Alors ils rient. Comme Salma, qui se fait l’écho de cet humour noir au milieu des ruines de sa baraque, au bord de la Yamuna. “Nous élevons nos enfants dans un endroit grand comme votre place de parking, se plaint-elle. Et même ça, c’est trop pour les autorités. Mais bon, grâce à la rivière on a encore la climatisation !” “Je pense que les villes mettent à l’épreuve la volonté de leurs habitants”, déclare calmement Shamsher, 20 ans, le fils d’un éboueur. “Il faut du courage pour venir ici et se faire une place, poursuit-il. La justice nous demande pourquoi nous venons ici, ironise Jaanu. Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? Faire l’allerretour chaque jour pour rentrer dormir dans notre village natal ? Ou pour Bhawana [en périphérie de Delhi], où ils nous envoient tous ? Il nous faudrait quatre heures pour l’aller, quatre autres pour le retour, soit huit heures.” Nanglamachi est moins un bidonville qu’une machine à broyer les ambitions des hommes. Mais ses habitants sont des citoyens indiens avides de travail, de progrès et d’éducation. Ils posent des questions. Et il est temps que l’Inde les écoute. Shoma Chaudhury CAMBODGE Vingt-sept ans après, la justice se met enfin en marche Les Khmers rouges vont donc être jugés. Mais la procédure qui vient d’être engagée sera forcément longue et épineuse. ors d’une cérémonie qui s’est tenue le 3 juillet au palais royal de Phnom Penh, 17 juges cambodgiens et 10 juges étrangers ont prêté serment, donnant ainsi le coup d’envoi d’un procès au cours duquel seront jugés les principaux chefs khmers rouges. Sous leur régime, entre 1975 et 1979, près de 2 millions de Cambodgiens sont morts. Le Cambodge aura donc attendu près de trente ans pour qu’une certaine forme de justice soit rendue. Il aura fallu de nombreux efforts sur le front intérieur et inter- L national pour mettre en place ce tribunal. Et il faudra encore trois ans avant de connaître les verdicts. Ce procès représente une grande victoire pour les Cambodgiens, car il a été différé durant près d’une décennie du fait de désaccords entre le gouvernement cambodgien et les Nations unies sur les modalités et le financement de l’action judiciaire. Mais il n’aurait pas été possible sans la coopération d’autorités cambodgiennes au départ très récalcitrantes. Durant toutes ces années, la communauté internationale, les donateurs et le peuple cambodgien ont fait pression sur le gouvernement de Phnom Penh pour que soient jugés les chefs khmers rouges, et notam- COURRIER INTERNATIONAL N° 819 ment l’ancien numéro deux du régime chargé de la propagande, Nuon Chea, l’ancien chef de l’Etat, Khieu Samphan, l’ancien ministre des Affaires étrangères, Ieng Sary, et le chef de l’armée, Ta Mok. Si Pol Pot, le “Frère numéro un”, n’était pas mort il y a huit ans, il serait lui aussi jugé pour crimes contre l’humanité. A ce jour, on ne sait toujours pas avec certitude qui va être appelé à comparaître et quand. Les juges locaux et étrangers doivent fixer les détails de la procédure. Une chose est certaine : il y aura des surprises. N’oublions pas que le Premier ministre Hun Sen et beaucoup d’autres dirigeants de haut rang ont été officiers dans les rangs khmers 19 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 rouges. Une fois que la procédure sera engagée, nul ne sait quels crimes seront divulgués ni combien de personnes seront inculpées. Qui plus est, à l’époque du génocide, certains pays, dont la Chine et la Thaïlande, entretenaient des relations amicales avec les Khmers rouges. Comment la conduite de ces Etats va-t-elle être jugée ? Il n’est pas facile de tirer les leçons du passé, surtout quand des millions de personnes sont concernées. Les autorités devront être patientes, capables de coopérer, et surtout faire preuve d’une transparence totale. Faute de quoi il sera impossible de faire avancer pacifiquement le débat sur les horreurs The Nation, Bangkok du passé. 819p20-21 11/07/06 15:19 Page 20 asie DOSSIER La Corée du Nord met l’Asie au pied du mur En lançant sept missiles, le 5 juillet, Pyongyang a une nouvelle fois provoqué la communauté internationale. Cette dernière reste divisée sur la façon de négocier avec un régime de plus en plus incontrôlable. Kim Jong-il profite des tergiversations américaines Depuis six ans, Washington n’a pas réussi à trouver de solution au problème nucléaire nord-coréen. THE NEW YORK TIMES (extraits) New York ’administration Bush avait dans un premier temps tenté d’ignorer tout bonnement la Corée du Nord ; puis elle s’est résolue, à contrecœur, à engager des négociations, pour enfin choisir d’étouffer ses banquiers afin d’atteindre directement le dirigeant du pays, Kim Jong-il. Mais, en six ans, aucune de ces stratégies n’a fait ses preuves. Et, aujourd’hui, après la salve de missiles lancée par les Nord-Coréens [le 4 juillet, heure américaine], le président Bush et ses conseillers à la sécurité nationale se retrouvent face à ce qu’un proche du dossier décrit comme une série de “mauvais choix à l’air de déjà-vu”. Depuis Truman, tous les présidents américains ont achoppé sur les rapports avec la Corée du Nord. La question a toutefois été particulièrement délicate pour Bush, non seulement parce que son administration n’a cessé de tergiverser, mais aussi en raison des intérêts divergents de chacun des par- L Dessin de Dave Brown paru dans The Independent, Londres. tenaires des Etats-Unis impliqués dans les négociations à six [Chine, Corée du Sud, Japon et Russie] concernant l’avenir de la Corée du Nord. Pékin et Moscou refusent les pressions américaines et ont d’ores et déjà déclaré qu’ils n’appuieraient pas une éventuelle initiative visant à imposer des sanctions au régime de Pyongyang. Le président américain pourrait adopter une ligne dure, susceptible de hâter la confrontation. Cette tactique est aujourd’hui compliquée, car les experts s’accordent à penser que, même si la Corée du Nord n’est pas en mesure de lancer une arme nucléaire, elle possède probablement suffisamment de combustible nucléaire pour être tentée d’en vendre à un groupe terroriste ou à un autre Etat. C’est bien là ce qui préoccupe le plus Bush. Mais, pour l’heure, Pyongyang s’est borné à rappeler – et notamment avec ses tirs du 4 juillet, effec- VU DE SÉOUL L’armée a commis une erreur tactique Les militaires nord-coréens ont pris le risque de perdre le soutien des rares pays qui ne leur étaient pas hostiles. e 5 juillet [heure de Séoul] à l’aube, la Corée du Nord a tiré sept missiles, dont un Taepodong-2 à longue portée. Le régime avait sans doute estimé qu’il n’avait plus rien à perdre. Cependant, les missiles sont tombés dans la mer de l’Est [le nom coréen de la mer du Japon] trente-cinq secondes après leur lancement et cet échec risque de coûter cher au pays. Depuis début mai, des rumeurs couraient sur un éventuel lancement de missiles par Pyongyang. Aux Etats-Unis, certains voulaient soumettre le cas au Conseil de sécurité de l’ONU, pendant que d’autres incitaient leur gouvernement à accepter un dialogue bilatéral avec Pyongyang. Richard Lugar, sénateur républicain et président de la commission des Affaires étrangères au Sénat, avait déclaré le 25 juin que, si les missiles nord-coréens étaient L capables d’atteindre le territoire américain, il s’agissait d’un problème concernant les deux pays ; il avait exhorté l’administration Bush à négocier avec le régime du Nord. Chuck Hagel, un autre républicain, avait ajouté que, plus tôt le dialogue aurait lieu, plus tôt ce problème serait résolu. L’affaire a donc eu le mérite d’avoir sensibilisé les politiciens américains à la nécessité d’un échange avec le Nord. Il n’en reste pas moins que celui-ci n’avait pas besoin de passer à l’acte pour mobiliser l’opinion. Se concluant sur un échec, cette tentative risque d’entraîner pour lui des effets négatifs. D’abord, la chute immédiate du Taepodong-2 a démontré que la technologie nord-coréenne n’était pas au point, ce qui a rassuré la communauté internationale. Plus grave est le fait que l’épisode a réduit la marge de manœuvre des pays qui tentent de comprendre la position des Nord-Coréens. Les pays qui soutiennent la Corée du Nord, notamment la Chine et la Russie, avaient COURRIER INTERNATIONAL N° 819 exprimé leurs inquiétudes juste avant le passage à l’acte de Pyongyang. Séoul a fait part, le 5 juillet, de “[son] profond regret devant cet acte déraisonnable qui risque d’exercer une influence négative et de susciter, chez les SudCoréens, de l’hostilité à l’égard du Nord”. Auparavant, le ministre de l’Unification sud-coréen, Yi Chong-sok, avait mis en garde le régime de Kim Jong-il, évoquant les effets nuisibles d’un tel acte sur les relations intercoréennes, notamment en ce qui concerne l’aide matérielle que le Sud fournit au Nord. En ignorant les conseils des pays avec lesquels elle entretenait jusquelà de bons rapports, la Corée du Nord risque de voir ses relations extérieures se dégrader sans avoir rien obtenu en échange. D’autre part, il semble probable que c’est l’armée nordiste, sûre de sa réussite, qui a pris l’initiative de ces tirs. Sa compréhension erronée du contexte politique et sa surestimation des capacités des missiles mettent en jeu sa responHankyoreh, Séoul sabilité. 20 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 tués au moment même où les Américains célébraient leur fête nationale – qu’il détient bel et bien des armes susceptibles de détruire Séoul ou de menacer le Japon et, avec lui, les forces américaines qui y sont stationnées. Ce n’est que la deuxième fois que la Corée du Nord teste un missile balistique intercontinental qui, selon les chiffres auxquels on se fie, aurait peutêtre une portée suffisante pour atteindre les Etats-Unis (le premier tir remonte à 1998). De l’avis de nombreux experts, ces tirs de missiles répondent à un schéma : chaque fois que Kim Jong-il estime que l’on ne prend pas assez au sérieux ses exigences, il déclenche une crise. En 2003, les responsables du Pentagone avaient présenté à George W. Bush les différentes options militaires qui s’offraient à lui, parmi lesquelles l’hypothèse d’un bombardement des installations nucléaires nordistes. “Le sujet a à peine été effleuré, rapporte un haut fonctionnaire, car il apparaissait assez clairement que ce n’était pas une option militaire acceptable – ou du moins, qu’elle présentait un risque que personne n’était prêt à prendre.” La Corée du Nord a continué à produire du plutonium. Le président américain a alors changé son fusil d’épaule, acceptant à reculons de dialoguer indirectement avec les Nord-Coréens par le biais des négociations à six. En septembre 2005, les partenaires sont parvenus à un accord de principe appelant au désarmement en échange de garanties de sécurité et d’une aide ultérieure, sans qu’aucun calendrier soit fixé. L’encre de cet accord n’était pas encore sèche que les Nord-Coréens en faisaient une interprétation très différente des autres signataires. Plus récemment, le président américain a voulu croire que la Chine finirait par se lasser des facéties de la Corée du Nord et y mettrait bon ordre. Or, en réalité, la Chine redoute plus encore de voir la Corée du Nord s’effondrer et sombrer dans le chaos que de la voir posséder l’arme nucléaire. Voilà qui pourrait désormais changer. Pékin avait enjoint à Pyongyang de ne pas procéder à ses tirs de missiles. En passant outre à ses mises en garde, Kim Jong-il ne peut que se mettre la Chine à dos. Jusqu’à présent, Bush n’a pu obtenir de ses partenaires une politique coordonnée de pressions sur la Corée du Nord. Un déblocage de cette situation pourrait enfin ouvrir des perspectives au président américain. David E. Sanger 819p20-21 11/07/06 15:20 Page 21 asie DOSSIER (É-U) SS IE CHINE CORÉE DU NORD RU ALASKA RUSSIE Pyongyang 2 3 4 km 3 500 JAPON OCÉAN PA C I F I Q U E TAÏWAN INDE Mer du Japon (Type et rayon d’action approximatif) Scud Portée : de 300 à 500 km Rodong-1 Portée : 1 300 km Taepodong-1 Portée : 1 500 km Taepodong-2 Portée : de 3 500 à 6 700 km Bases de lancement des missiles Zones d’impact des 7 missiles Système de surveillance américano-japonais : Satellite Avions Destroyers Aegis équipés de lanceurs de missiles Patriot Navire d’écoute Observation Island 1 000 km 0 Source : “Mainichi Shimbun” Ce que veulent vraiment les Nord-Coréens Provoquer pour mieux négocier. Le régime nord-coréen n’a pas trouvé de meilleure méthode. NIHON KEIZAI SHIMBUN Tokyo e 6 juillet, au lendemain des tirs de sept missiles tombés dans la mer du Japon, la Corée du Nord a non seulement reconnu avoir procédé à ces lancements en cascade, mais aussi annoncé qu’“elle poursuivrait ses essais de missiles”. La république populaire démocratique de Corée (RPDC) réitère ainsi ses provocations à l’égard des Etats-Unis, qui tentent de l’isoler par des résolutions des Nations unies. Reste à savoir pourquoi Pyongyang tient à ce point à son programme nucléaire et au développement de missiles. Une des clés pour comprendre la véritable intention du régime nordcoréen concerne la deuxième commission économique de Corée du Nord, un organisme directement lié à la Commission de défense, organe suprême placé sous l’autorité de Kim Jong-il. C’est elle qui contrôle la production de tous les matériels de guerre, leur distribution et leur exportation. Et c’est précisément cette commission qui a mis au point les missiles en question. Selon les informations du National Intelligence Service, le service de renseignements sud-coréen, rapportées le même 6 juillet devant le Parlement de Séoul, “il est possible que les missiles tirés aient pour but de consolider le régime en place et de s’assurer le marché de l’exportation de ces engins”. Cette analyse corrobore le fait que les réserves en devises nordistes ont sans doute diminué fortement à cause des sanctions économiques infligées par les Américains. Selon les services secrets sud-coréens, le tir du Taepodong-2, craint pour sa longue portée, était aussi une démonstration de force à l’égard des Etats-Unis. L LES TIRS SUCCESSIFS JAPON C.S. HAWAII (É-U) Missiles nord-coréens 1 2 3 4 “RENSHA” 4 6 700 km 1 CHINE LE MOT DE LA SEMAINE Il est vrai que, pour obtenir de Washington la garantie que le régime ne serait pas renversé, il est plus économique et plus efficace de posséder des armes de destruction massive que d’enrôler un grand nombre de soldats et d’entretenir un important arsenal militaire. Il ne fait pas de doute que la Corée du Nord, craignant une tentative de renversement du régime par l’administration Bush, cherche une réconciliation avec les Etats-Unis à travers des négociations directes. Provoquer le trouble au sein de la communauté internationale grâce à une démonstration d’armes de destruction massive afin d’amorcer une négociation avec la Maison-Blanche relève d’une “diplomatie au bord du gouffre” chère à la RPDC. Et, si Pyongyang s’autorise à agir de la sorte, c’est parce que le cadre international de la dissuasion nucléaire, fondée sur le traité de non-prolifération (TNP), a perdu une bonne partie de sa légitimité. Pour la même raison, la communauté internationale peine à trouver une issue au problème nucléaire iranien. La solution de la crise repose entre les mains de la Chine, qui était autrefois “comme les lèvres et les dents” avec la RPDC, selon l’expression de l’an- cien président chinois Jiang Zeming. La Russie, qui entretient des relations étroites avec Pyongyang, et la Corée du Sud, dont le président, Roh Moohyun, a toujours été partisan d’une politique de rapprochement à l’égard du Nord, sont également appelées à jouer un rôle prépondérant dans cette crise. Les tirs de missile ont certes fait perdre la face à ces pays, considérés comme proches de Pyongyang, mais Pékin et Moscou se montrent particulièrement réticents à prendre des sanctions contre ce pays ami. Sans la cohésion de la communauté internationale, la solution préconisée par Washington et Tokyo d’exercer des pressions à l’encontre de la RPDC risque d’avoir moins d’effet. Les pays concernés arriveront-ils à se mettre d’accord pour envoyer un message fort à la Corée du Nord ? La réunion officieuse de concertation entre les six pays proposée par les Chinois pour sortir de la crise se tiendra-t-elle ? Comment barrer la route à la RPDC, qui aspire à devenir une puissance nucléaire dotée de missiles balistiques ? La capacité de la communauté internationale à gérer cette crise est mise à rude épreuve. Hiroshi Minegishi ■ Polémique Alors que le Japon s’interdit de s’équiper d’armes dites offensives, certains membres du gouvernement évoquent désormais la possible révision de cette politique en faveur de l’attaque “à visée défensive”. “Il est indispensable d’approfondir la discussion pour savoir si le pays doit se doter d’une telle capacité”, a déclaré, le 10 juillet, le secrétaire général du gouvernement, Shinzo Abe. Cette prise de position, qui divise le Parti libéral-démocrate au pouvoir, a immédiatement suscité une réaction très hostile de la part de la Corée du Sud. Il s’agit d’une déclaration qui menace “la paix de la péninsule coréenne et de la région”, et qui “témoigne de la nature expansionniste du Japon”, estime la présidence sud-coréenne. V U D E P Y O N G YA N G Une résistance inébranlable ■ Le 5 juillet, le jour des tirs de missile, le quotidien nord-coréen Rodong Sinmun (“Quotidien du travail”) a publié un éditorial intitulé : “La politique militariste est le principe grandiose qui accomplira notre grande œuvre socialiste.” S’il ne fait pas une allusion directe aux derniers événements, le ton est néanmoins belliqueux : “La politique militariste de notre Cher Dirigeant a fait des miracles qui ont transformé la réalité. Notre pays socialiste a fait face aux forces alliées impérialistes, en remportant victoire sur victoire au cours de violents combats politico-militaires, et il est en passe de devenir une grande puissance socialiste. La configuration politique du monde nous est désormais favorable et le peuple avance vers une victoire autonome. La dernière décennie, parsemée de victoires et de faits glorieux, nous prouve que la politique militariste est un moyen sûr pour édifier une patrie socialiste puissante et prospère. […] Nous possédons une force révolutionnaire que n’osent pas attaquer les impérialistes américains, qui se prétendent les plus puissants.” COURRIER INTERNATIONAL N° 819 21 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 rovocation”, “bêtise”… : depuis que la Corée du Nord a procédé à sept tirs de missile successifs, les mots valsent et tourbillonnent en une trombe rageuse dans l’espace médiatique japonais. Tout en conférant à Pyongyang le statut de menace absolue, ils ne cessent de stigmatiser l’ignominie du régime – la virulence de la réaction nippone étant, en l’occurrence, du même ordre que le ressentiment suscité dans l’archipel par l’affaire des rapts de Japonais par les services secrets nord-coréens. Ces mots, où affleure le sentiment de condescendance que procure aux Japonais la conviction de toucher juste, égratignent au passage la Chine et la Corée du Sud, trop indulgents, au goût de Tôkyô, envers le régime de Kim Jong-il. Mais les médias les brandissent aussi pour mettre en relief la vulnérabilité de l’archipel. “Nu”, tel est un des qualificatifs mis en exergue par le quotidien Sankei Shimbun, bastion de la droite nationaliste, journal dont la proposition d’envisager la possibilité d’une attaque “à visée défensive” contre la Corée du Nord – d’engager la guerre, en somme – fait son petit bonhomme de chemin au sein du gouvernement. Bref, le charivari qu’ont suscité les tirs contient les germes d’une dérive. Tout cela estil bien raisonnable ? C’est la question que pose le joli jeu de mots qui accompagne la publicité de l’hebdomadaire AERA de cette semaine : “Hassha shi-te, poton”, que l’on pourrait traduire par “Tir du Taepodong : flop”. Manière décalée de soumettre l’hypothèse suivante : et si la menace appelée Pyongyang, régime au bord de l’implosion, à l’image des moulins de Don Quichotte, n’était guère plus qu’une chimère ? P Kazuhiko Yatabe Calligraphie de Kyoko Mori *819 p22 11/07/06 14:29 Page 22 asie NOUVELLE-ZÉLANDE Pourquoi les Maoris ne font pas de vieux os La mortalité précoce des Maoris s’explique par leurs conditions de vie. Au rythme où vont les choses, il leur faudra attendre un siècle pour espérer vivre aussi vieux que les Néo-Zélandais d’origine européenne ! THE NEW ZEALAND LISTENER Auckland oilà qui fait mauvais effet pour la Nouvelle-Zélande, le joyau biculturel du Pacifique Sud : les Maoris meurent plus jeunes que les Pakeha [personnes d’origine européenne]. En moyenne, leur espérance de vie est plus faible parce qu’ils sont plus pauvres, moins bien logés, en moins bonne santé, plus défavorisés, moins susceptibles d’être aidés et – surtout – parce qu’ils vivent dans un monde dominé par les Pakeha. Un enfant maori né en 1980 pouvait espérer, en moyenne, vivre jusqu’à 65 ans, tandis qu’un enfant blanc pouvait, lui, espérer atteindre l’âge de 71 ans. En 2000, ces chiffres étaient respectivement de 69 et 79 ans. Après une analyse exhaustive des données relative à la mortalité durant ces deux décennies (1980-2000), les chercheurs Tony Blakely et Bridget Robson, de la Wellington School of Medicine and Health Sciences, ont établi que, pour près de la moitié, les disparités dans V ■ Racisme Tariana Turia, viceprésidente du Parti maori, s’est insurgée contre les inégalités dont sont victimes les personnes d’origine maorie en termes de traitements médicaux. “De combien de rapports avons-nous besoin avant de nous rendre compte de la réalité du racisme ?” s’est-elle insurgée dans un communiqué. Elle réagissait à un article publié dans l’hebdomadaire médical The Lancet, qui conclut que les Maoris sont plus susceptibles de souffrir de maladies nosocomiales que les patients non maoris. l’âge du décès peuvent être attribuées à des différences de statut socio-économique (SSE). Six points sont essentiels : revenu, éducation, accès à un véhicule, logement, situation de la communauté et emploi. Les Maoris qui rencontrent des difficultés dans chacun de ces domaines sont davantage exposés au risque d’être malades, de ne pas recevoir de soins ou de mourir avant l’âge de 70 ans. Jamais de telles conclusions n’avaient été présentées de façon aussi irréfutable que dans les trois rapports produits par Blakely et Robson depuis 2003. La question de l’emploi, par exemple, est “une variable explicative clé”. Les deux chercheurs établissent un lien direct entre la mortalité des Maoris et “l’augmentation massive du chômage, qui, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, a frappé cette communauté de façon disproportionnée”. Résumons. Comme les gouvernements qui se sont succédé ont mis en place des politiques qui ont privé de leur emploi plus d’autochtones que de Blancs, il y aurait davantage de Maoris qui seraient morts depuis ? En gros, c’est cela, acquiesce Blakely. “Une fois COURRIER INTERNATIONAL N° 819 22 que l’on prend en compte le chômage, on parvient à expliquer à peu près la moitié de cet écart de SSE. Quand on regarde les indicateurs sociaux de la fin des années 1980 et du début des années 1990, c’est en matière de chômage que les Maoris avaient le plus de retard. En 1991, il touchait 21 % de la communauté maorie, alors qu’il était de 10 % pour les Blancs.” Et d’ajouter : “Tout cela a un lien avec les réformes structurelles. Je pense que la plupart des gens conviennent que ces mesures étaient en partie nécessaires, mais elles ont frappé de plein fouet les Maoris et les Polynésiens des groupes socio-économiques les plus bas.” Même les non-Maoris appartenant aux couches sociales les plus faibles vivent plus vieux que les Maoris. Et les autochtones ayant des revenus élevés meurent plus jeunes que leurs homologues non maoris. “Quel que soit le niveau de revenu, les Maoris ont un taux de mortalité plus élevé que les non-Maoris”, conclut le rapport. Mais alors, n’y aurait-il pas une sorte de prédisposition génétique, une caractéristique raciale qui les fait mourir plus jeunes que les Blancs ? “Quand on étudie les causes des décès, l’effet net de la génétique, DU 13 AU 19 JUILLET 2006 pour autant que nous sachions, n’explique que peu cet écart”, répond Blakely. Quant aux autres facteurs négatifs, Blakely et Robson citent l’inégalité d’accès aux soins, la différence dans l’exposition aux environnements malsains et, bien entendu, les cent soixante-quinze années “d’un processus historique et social qui a systématiquement désavantagé les Maoris” – colonisation, discrimination et racisme. Il y a quand même une bonne nouvelle. Bien qu’il ait précédemment affirmé le contraire, le gouvernement renonce maintenant à éliminer les critères d’origine ethnique dans le financement des prestations offertes par les Primary Health Organisations [des organismes publics assurant prévention et soins de base]. Les dernières études montrent par ailleurs, selon Blakely, que l’écart s’est “un tantinet” réduit à la fin des années 1990. Le ministère de la Santé annonce ainsi que l’écart d’espérance de vie “s’est réduit de 0,6 an pendant les cinq années précédant la période 2000-2002.” A ce rythme-là, il ne faudra aux Maoris que cent ans pour combler l’écart. Denis Welch 819p23 11/07/06 14:46 Page 23 m oye n - o r i e n t ● I S R A Ë L – PA L E S T I N E De Gaza, le conflit s’étend au Moyen-Orient La cacophonie provoquée par le conflit actuel au sein du Hamas inquiète Ha’Aretz. D’autant que tous les pays arabes de la région sont désormais obligés de s’y impliquer. Dessin de Stavro paru dans The Daily Star, Beyrouth. HA’ARETZ Tel-Aviv l ne se passe pas de jour sans que des déclarations, recueillies à bonne source ou fruits de la rumeur, soient attribuées à des “porte-parole du Hamas de l’intérieur”, à des “porte-parole du Hamas de l’extérieur”, à des “porte-parole de l’Armée de l’islam”, etc. Et puis, il y a les communiqués officiels délivrés par le porte-parole officiel du gouvernement palestinien, Ghazi Hamad, les interventions du Premier ministre, Ismaïl Haniyeh, et celles du représentant du Hamas au Liban, Oussama Hamdan. De cette profusion de textes, il ressort que non seulement le Hamas ne parle pas d’une seule voix mais, surtout, que le mouvement ne sait plus que dire. Depuis une semaine, il est clair que deux entités coexistent difficilement : le Hamas “officiel” et le Hamas “d’opposition”. Comme si le casse-tête n’était pas suffisamment complexe, ce Hamas “d’opposition” regroupe des gens qui parlent au nom des Brigades Saladin et d’autres au nom de l’Armée de l’islam. Les tenants du Hamas “officiel”, qui pourtant découvrent en même temps que le commun des mortels les “communiqués militaires” des organisations “opposantes”, n’en essaient pas moins de donner une signification politique à ces documents, tout en niant être à l’origine de leur publication. I MÊME LE HAMAS “EXTÉRIEUR” EST LOIN D’ÊTRE HOMOGÈNE Par exemple, lorsque Oussama Hamdan a été interrogé à Beyrouth sur la façon dont il fallait comprendre l’expression “boucler le dossier” du caporal [israélien otage] Gilad Shalit, il a répondu que “personne ne sait s’il est mort ou vivant. Mais l’opposition islamique défend des valeurs qui lui interdisent de tuer ses prisonniers.” Bref, on avait là la preuve que Hamdan ne disposait d’aucune information concrète. Et Haniyeh, qui prêche dans le vide en faveur de négociations, semble être dans une situation identique. Une source proche du Hamas “officiel” déclarait cette semaine à Ha’Aretz que “quiconque prétend savoir quoi que ce soit de certain sur le sort du caporal Shalit n’est qu’un menteur.Je puis vous affirmer que la seule chose que nous puissions considérer comme certaine, c’est que le Mouvement de la résistance islamique a perdu un atout d’une valeur inestimable : son unité. Lorsque cette affaire aura connu son épilogue, nous aurons besoin de nous regarder en face pour analyser comment nous avons perdu si vite la maîtrise du terrain politique et militaire. Comment se fait-il que, à la veille de la signature d’un texte aussi fondamental que le ‘document des prisonniers’ [voir CI Négocier avec le Hamas ? n° 818, du 6 juillet 2006] et de l’annonce d’un accord de gouvernement avec le Fatah, les événements aient été détournés par des bandes armées ?” Beaucoup a déjà été dit sur les dissensions entre les responsables du Hamas “extérieur” (basé essentiellement à Damas) et ceux du Hamas “intérieur”. Pourtant, les observateurs ne sont pas au bout de leurs surprises. Une de ces surprises fut de voir Mohammad Nazzal, un dirigeant du Hamas réfugié à Damas, s’adresser par conférence téléphonique aux participants à un meeting de soutien à la cause palestinienne organisé par l’Association des journalistes arabes au Caire. “Nos héros des Brigades Al-Qassam, des Brigades Saladin et de l’Armée de l’islam ont mené une opération courageuse sur le territoire de l’ennemi pour rappeler aux sionistes qu’ils se faisaient des illusions en croyant que le Hamas était trop séduit par les sirènes du pouvoir pour répliquer aux crimes d’Israël.” Cette dernière phrase est un coup sous la ceinture dirigé contre les ministres du Hamas. Rien d’étonnant, quand on sait que Nazzal a été l’un des opposants les plus acharnés à la participation du Hamas aux élections législatives palestiniennes de janvier 2006. De l’avis de Nazzal, tout est bon pour libérer la patrie et la politique peut attendre. La vision de Nazzal contraste fortement avec l’approche davantage pragmatique de dirigeants pourtant de l’“extérieur”, comme Khaled Mechaal et Moussa Abou Marzouk, lesquels, en dépit de leur radicalisme, comprennent parfaitement ce qu’est le jeu politique et n’ont aucune envie de laisser le Fatah revenir au pouvoir et gérer les affaires palestiniennes jusqu’à la fin des temps. Aujourd’hui, Mohammad Nazzal siège au “bureau politique” du Hamas, créé par Abou Marzouk et dirigé par Mechaal. Personne ne sait exactement qui fait quoi au sein de cet organe. Ce qui est certain, c’est que ses membres, bénéficiant tous de l’hospitalité du régime syrien, sont ceux qui gèrent la politique étrangère du Hamas et ont la haute main sur la politique de collecte de fonds. Comme le souligne un officiel égyptien, “même le Hamas ‘extérieur’, dont les responsables donnent l’impression de décider des grandes options du mouvement, est loin d’être homogène, comme l’indique la longue marginalisation de Nazzal. Ce mouvement fonctionne comme n’importe quel parti politique, et ses rangs comptent autant de modérés que d’extrémistes.” Il n’empêche que, dans l’organigramme implicite du Hamas, Moham- Le Hamas est-il le grand perdant dans ce conflit ? se demande l’ensemble de la presse du Moyen-Orient. “Pas si sûr”, répond le quotidien de Ramallah Al-Ayyam. “Si Israël accepte un échange de prisonniers avec le gouvernement palestinien du Hamas, le mouvement islamiste sortira renforcé de cette épreuve”, estime le quotidien, visiblement peu séduit par une telle perspective. HUMEUR Paroles de blogueurs palestiniens ■ Les médicaments commencent à manquer, le bilan est de plus en plus lourd, en deux jours 34 Palestiniens ont été tués et 33 enfants blessés, les trois hôpitaux de la ville sont ouverts jour et nuit pour recevoir les dons de sang, les civils ne sont pas épargnés, c’est une bataille déséquilibrée, avec des résistants relativement peu armés et l’armée la plus puissante de la région soutenue par les Etats-Unis. J’étais à l’hôpital d’Al-Awda ce matin, l’équipe a le moral mais elle est épuisée, elle se plaint d’un manque de carburant pour les générateurs électriques et les ambulances, les blessés ont commencé à arriver à la fin de l’après-midi, j’y reviendrai demain, je déteste la guerre, c’est aussi moche que l’occupation. Amour, (http://fromgaza.blogspot.com) paix et solidarité. Mona ■ Tout rétrécit ! Le monde, nos réserves de viande, nos ressources en eau, la taille de nos voitures, celle de nos ordinateurs, la superficie de nos maisons, celle de nos Territoires (occupés), le nombre de nos sor ties, le temps passé en famille, nos revenus, notre liberté, notre foi… et jusqu’à la taille de nos sous-vêtements ! Ne prenez pas mal cet humour, je veux juste essayer d’oublier tout ce sang autour de moi. COURRIER INTERNATIONAL N° 819 (http://www.sabbah.biz/mt/) 23 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 mad Nazzal est l’homme qui assure la liaison avec les sections jordanienne, syrienne et égyptienne des Frères musulmans. Si toutes se montrent solidaires de la section palestinienne, chacune se positionne en fonction de son propre agenda national, qui se révèle souvent le plus déterminant. Dans ce contexte, du point de vue des Frères musulmans et de l’aile radicale du Hamas, l’enlèvement du caporal Shalit a eu au moins un impact positif, en replaçant la question palestinienne en tête des préoccupations du monde arabe et musulman. EHOUD OLMERT A PERDU LE SENS DES RÉALITÉS Lors de la conférence cairote de soutien au peuple palestinien, un philosophe égyptien a ainsi fustigé l’indifférence des Etats arabes au sort des Palestiniens. “Il y a de quoi être triste quand on voit que les médias israéliens ont davantage protesté que les médias arabes contre l’invasion de Gaza”, a souligné Abdel Wahab Al-Masri, intellectuel islamiste et docteur en littérature anglaise comparée de l’université Rutgers, dans le New Jersey. Egalement directeur d’une encyclopédie intitulée Les Juifs, le judaïsme et le sionisme, Al-Masri n’en est pas moins un adepte de la théorie d’une conspiration juive internationale pour dominer le monde. C’est ce type de discours qui enflamme les manifestations de jeunes dans les principales villes du monde arabe. A priori, rien de bien inquiétant pour Israël, sauf qu’elles expriment une peur partagée par tous de voir la “folie israélienne” menacer de réoccuper toute la bande de Gaza, voire d’autres territoires. Ainsi, les responsables égyptiens sont de plus en plus nombreux à considérer que le Premier ministre Ehoud Olmert a perdu le sens des réalités. En organisant avec les Saoudiens un sommet arabe à Djeddah, [le président égyptien] Hosni Moubarak a marqué un point en se montrant le premier sur la balle. Ce faisant, il y a fort à parier que les autres pays arabes vont refaire du “problème de Gaza” un problème arabe entre tous. Pour le député Hamas Fathi Hamad, “le gouvernement palestinien est parvenu à replacer le problème palestinien dans le giron arabe et musulman,après qu’il ait été étouffé dans le giron américano-sioniste”. Mais le “giron arabe et musulman”, en l’occurrence, est convoité par deux axes, l’un représenté par la Russie, la Syrie et le Hamas “extérieur”, l’autre constitué de l’Egypte, l’Arabie Saoudite et le Hamas “intérieur”. Bref, les événements de Gaza ne sont d’ores et déjà plus un conflit local et ont définitivement franchi le mur qui enserre le territoire. Il n’y a plus que les EtatsUnis pour ne pas encore en avoir pris la mesure. Tzvi Barel 819p24 11/07/06 14:20 Page 24 m oye n - o r i e n t IRAN-SYRIE Une alliance qui ne fait pas peur Le nouveau pacte irano-syrien est plus un message politique adressé à Washington qu’une véritable menace militaire pour le Moyen-Orient, estime un expert arabe aux Etats-Unis. THE DAILY STAR Sur la carte :Pétrole. Beyrouth “Zut. — Oh, ça c’est une surprise !” Dessin de Horsch paru dans Handelsblatt, Düsseldorf. e ministre de la Défense syrien, Hassan Turkmani, et son homologue iranien, le général Mostafa Mohammad Najjar, ont signé [le 15 juin] un pacte de sécurité commune et mis sur pied une Commission suprême de la défense en vue d’institutionnaliser une coopération militaire à long terme. Bien qu’aucun détail n’ait filtré sur la teneur du pacte, l’inquiétude a poussé des spécialistes des questions de défense – dans les pays arabes comme en Israël – à en exagérer la portée. Cette réaction a fait le jeu des Syriens et des Iraniens, car elle omettait de prendre en compte la volonté de Téhéran et de Damas, tous deux soumis à des pressions internationales accrues, de revivre les beaux jours de leur alliance des années 1980. Les médias en ont aussitôt tiré deux conclusions quant aux termes de l’accord : d’une part, que l’Iran s’est engagé à fournir à la Syrie des missiles antiaériens tirés à l’épaule, des missiles Shehab-3 d’une portée de 1 350 kilomètres, des chars soviétiques T-72 et des missiles SCUD de courte portée, et, d’autre part, que Téhéran a accepté de financer de futurs accords de la Syrie avec la Russie, la Chine et l’Ukraine. Ces analyses n’ont pas seulement surestimé la portée du pacte iranosyrien, elles se sont aussi méprises sur sa signification. Si l’Iran peut fournir à la Syrie des armes de bas niveau technologique telles que les missiles antiaériens tirés à l’épaule, il est peu L ■ Islamisme La branche irakienne d’Al-Qaida accuse le régime iranien, pourtant le plus antiaméricain et anti-israélien du Moyen-Orient, de vouloir exterminer les sunnites d’Irak et établir une force chiite dans la région. “Pour atteindre ce but”, peut-on lire sur son site, “les Iraniens cherchent un compromis avec les croisés [l’Occident] sur leur prétendu programme nucléaire”. WEB+ Plus d’infos sur courrierinternational.com Interview du dissident iranien Akbar Ganji probable qu’il équipe les forces syriennes de matériel militaire de pointe. L’Iran possède trop peu de missiles Shehab-3 (entre 25 et 100, selon les informations disponibles) et de chars T-72 (moins de 500) pour en avoir en réserve. Qui plus est, la république islamique d’Iran sait que la fourniture de missiles stratégiques et balistiques à la Syrie serait considérée comme une provocation par Israël, ce qui n’est pas dans son intérêt en ce moment. Ce pacte aurait pu susciter la désapprobation des gouvernements américain et israélien, mais cela n’a pas été le cas pour trois raisons. Tout d’abord, M.Turkmani a exclu la pos- sibilité d’accueillir une base militaire iranienne sur le sol syrien. Ensuite, aucun des deux pays ne s’est engagé à protéger l’autre en cas d’attaque. Enfin, même en supposant que l’Iran et la Syrie aient signé un pacte du même type que celui de l’OTAN, il paraît dérisoire à côté de l’alliance stratégique israélo-américaine. L’une des constantes de la politique de Washington est qu’Israël demeure l’acteur militaire le plus puissant du Moyen-Orient. Même si le pays manque de profondeur stratégique, il dispose, avec l’aide militaire et économique des Etats-Unis, d’une puissance aérienne sans égale, des forces terrestres les plus sophistiquées qui soient et de capacités de dissuasion nucléaire exceptionnelles. Le pacte irano-syrien est surtout un message politique adressé à Washington pour le prévenir que Téhéran et Damas sont tout sauf isolés et que leur alliance représente davantage que la somme de ses parties. Les deux pays espèrent donner l’impression qu’ils ont d’autres ressources à leur disposition pour décourager toute intimidation extérieure, en particulier américaine. Cependant, même s’ils sont d’accord sur de nombreuses questions, la Syrie et l’Iran n’ont pas les mêmes positions sur certains dossiers de premier plan. En Irak, par exemple, l’Iran soutient ses alliés chiites, notamment le Conseil suprême de la révolution islamique en Irak (CSRII), le parti islamiste Al-Daawa et l’armée du Mahdi de l’imam Moqtada Al-Sadr. Il y a quelques mois, le dirigeant du CSRII, Abdel Aziz AlHakim, a revendiqué la formation, au sein d’un cadre fédéral, d’un Etat chiite dans le sud et le centre du pays. Si Téhéran voit d’un bon œil l’émergence d’une entité chiite irakienne, la nouvelle a causé une grande inquiétude à Damas. La Syrie redoute toute division de l’Irak, qu’elle soit de nature religieuse ou ethnique, à cause de la menace qu’elle pourrait représenter pour sa propre société, elle-même d’une grande diversité religieuse et ethnique. C’est pourquoi il faut voir la récente signature du pacte par MM.Turkmani et Najjar comme une tentative pour faire revivre une association qui n’est plus que l’ombre d’elle-même. Bilal Y. Saab KOWEÏT Les électeurs contre la corruption Les résultats des législatives ont-ils consacré la victoire des islamistes ou la défaite des femmes ? Les électeurs ont plutôt sanctionné les députés corrompus, affirme un journaliste koweïtien. près les dernières élections au Koweït, le 29 juin dernier, beaucoup d’observateurs se sont précipités pour dire que les gagnants étaient les islamistes [et les perdants les femmes, puisque les divers courants islamistes ont progressé de 18 à 21 sièges, sur les 50 que compte le Parlement]. Ils n’ont pas compris que les vrais gagnants avaient été les candidats qui s’inscrivent dans la lutte contre la corruption et pour la réforme de l’Etat. C’est ainsi que de nombreux islamistes ont pris l’avantage sur d’autres islamistes pour la seule raison que les premiers étaient réputés intègres et les seconds corrompus. De même, au sein de l’électorat chiite, où des enturbannés à la probité douteuse ont été A remplacés par d’autres enturbannés plus honnêtes. [Dans l’ensemble, les candidats anticorruption ont amélioré leur représentation au Parlement, avec 33 sièges contre 29 dans le Parlement sortant.] La principale revendication des vainqueurs a été une réforme de la loi électorale qui rendrait plus difficile l’achat des voix. Cela n’est évidemment qu’un aspect de la lutte contre la corruption. Celle-ci concerne plus généralement l’abus de pouvoir dans toutes les institutions. Beaucoup avaient entretenu l’espoir que la par ticipation des femmes allait changer la donne. Pour la première fois dans cet émirat, elles pouvaient se por ter candidates et voter à une élection parlementaire. Or le taux de par ticipation des femmes n’a été que de 38 %, ce qui est très décevant comparé au taux de par ticipation des hommes, qui a souvent dépassé les 80 % lors des élections passées. Cela s’explique en partie par le temps estival, avec COURRIER INTERNATIONAL N° 819 des températures approchant les 50 °C, mais sur tout par le fait que le temps a manqué pour développer la conscience politique des femmes. Les images d’électrices se bousculant dans les bureaux de vote qu’on a pu voir sur les écrans de télévision à travers le monde étaient trompeuses. Il s’agissait d’une minorité économiquement privilégiée et dotée d’un niveau d’éducation très au-dessus de la moyenne, peu représentative de la majorité des Koweïtiennes. D’ailleurs, aucune des 28 candidates n’a réussi à se faire élire, ni même à rendre sa candidature véritablement crédible. Il faut dire que leurs programmes, très liés aux questions féminines, familiales et sociétales, étaient loin des questions politiques qui ont agité les débats de la campagne. L’événement le plus remarquable de ces élections a été une implication sans précédent de la jeunesse koweïtienne. En se servant de techniques de communication 24 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 modernes, allant du texto au site personnel sur Internet, cette jeunesse a prouvé qu’elle avait développé une surprenante conscience politique. Dans un pays où les trois quar ts de la population ont moins de 25 ans et près de la moitié de la population moins de 20 ans [seuls les nationaux sont pris en compte dans les statistiques, à l’exclusion des travailleurs immigrés, qui constituent 60 % des résidents], cela aboutit forcément à de nouvelles dynamiques. Ces jeunes, nés après l’essor pétrolier des années 1970, ne considèrent pas que leur bien-être économique relève d’un miracle dont il faut se contenter mais d’une normalité qu’on pourrait améliorer. Cette irruption d’une nouvelle génération s’est d’ailleurs répercutée sur l’âge moyen des députés, qui, à l’exception de quelques figures historiques réélues, sont souvent des quadragénaires nouveaux en politique. Mohammad Al-Rumaihi, Al-Hayat, Londres 819p25 11/07/06 14:23 Page 25 afrique ● SOUDAN Darfour : le réquisitoire de Wole Soyinka Le Prix Nobel de littérature et le directeur de la Fondation Elie Wiesel accusent le gouvernement soudanais d’entraver le processus de paix au Darfour et plaident pour le déploiement rapide d’une force onusienne. EL PAÍS d’un retour des personnes déplacées dans leurs foyers. Soixante-deux Prix Nobel ont récemment écrit au président George W. Bush et à d’autres chefs d’Etat afin de plaider en faveur d’une opération de paix onusienne dotée d’un mandat solide et des outils indispensables, en application du chapitre VII de la Charte des Nations unies, qui autorise l’usage de la force. Ce déploiement viendrait se substituer aux forces de l’UA et devrait être assez important pour constituer une dissuasion efficace. En outre, les casques bleus devront disposer d’un appui aérien, ainsi que d’un radar terrestre pour contrôler les mouvements des forces militaires, et il faudra qu’ils aient la capacité d’imposer une zone d’exclusion aérienne. Ils auront aussi besoin de transports adaptés, permettant à une force de réaction rapide d’intervenir sur les points chauds. Omar Al-Bachir a annoncé qu’il empêcherait le déploiement des casques bleus. Il est satisfait de la situation. Pour faire obstacle à toute action internationale efficace, il joue sur les peurs nées de l’occupation américaine en Irak. Le président Al-Bachir assure que les forces de paix sont le cheval de Troie des Etats-Unis pour occuper le Soudan et mettre la main sur ses réserves pétrolières. Rien de plus éloigné de la vérité. L’ONU ne prévoit pas que des soldats américains participent à la force de paix internationale. Consciente des sensibilités culturelles, la Commission Darfour recommande la collaboration de l’OTAN, mais souhaiterait que les casques bleus soient issus de pays africains. Madrid es perspectives de paix au Darfour s’amenuisent. Khartoum sabote en effet les efforts internationaux visant à aider et protéger les victimes du conflit. Le président Omar AlBachir a refusé que les Nations unies déploient une force de paix. En outre, son gouvernement a rejeté la demande de plusieurs Prix Nobel de visiter le Soudan. Ce pays aurait pourtant intérêt à laisser entrer les observateurs internationaux au Darfour, sans quoi il se verra reprocher à juste titre de laisser faire des atrocités et de les couvrir. La Fondation Elie Wiesel pour l’humanité a réuni il y a peu en Jordanie un groupe de Prix Nobel pour créer une commission sur le Darfour. Cette commission œuvrera en faveur de la protection des civils, favorisera l’accès du pays aux organisations humanitaires et s’assurera que les génocidaires répondent de leurs crimes. Elie Wiesel, lauréat du prix Nobel en 1986, a qualifié le Darfour d’“épicentre de la souffrance humaine”. Depuis 2003, le conflit du Darfour a causé la mort de plus 200 000 personnes, entraînant aussi des milliers de viols et le déplacement de plus de 2,5 millions d’habitants. Lorsqu’il a été signé à Abuja [capitale du Nigeria], le 5 mai, l’accord de paix du Darfour a été annoncé comme une grande avancée. Mais il a vite fallu déchanter. Cet accord comporte de nombreuses lacunes. Non seulement il n’offre aucune garantie en matière d’application, mais il suppose que le L gouvernement soudanais soit disposé à protéger et aider les victimes déplacées en raison du conflit, alors même que ce gouvernement est l’une des principales causes du problème. En dépit de l’accord, la violence continue à régner partout. Les janjawid, milices soutenues par les autorités, responsables de l’épuration ethnique des tribus non arabes, se sont refusés à rendre les armes. La date-butoir du 16 mai fixée pour le cessez-le-feu n’a pas été respectée. Même chose pour le calendrier visant à créer le Fonds pour la reconstruction et le développement du Darfour. Notre priorité absolue doit être de mettre fin à la spirale de la violence au Darfour. En dépit de ses courageux efforts, la force de 7 000 soldats de l’Union africaine (UA) ne dispose pas de l’infrastructure et des équipements suffisants pour protéger efficacement les civils ou pour créer les conditions “La paix viendra quand il y aura des casques bleus. — Les casques bleus viendront quand il y aura la paix.” Sur la mallette : Nations unies. Dessin de Patrick Chappatte paru dans l’International Herald Tribune, Paris. Centrafrique L’ONU a exprimé sa préoccupation au sujet des tensions entre le Tchad et le Soudan et de leur impact sur la sécurité et la stabilité en République centrafricaine. Les pays préoccupés par le Darfour se réuniront le mois prochain à la conférence des donateurs de Bruxelles. La Commission Darfour espère que les donateurs octroieront des fonds pour soutenir les forces provisoires de l’UA et ouvrir la voie à une opération des casques bleus. En outre, il faut de toute urgence des fonds pour financer l’aide humanitaire, le retour des populations déplacées et le développement. La Commission Darfour demande à l’Union européenne et aux pays du Golfe d’accroître leur aide économique. Mais l’action humanitaire ne requiert pas seulement de l’argent. Le gouvernement du Soudan doit cesser d’entraver l’action de l’ONU, il doit faciliter l’accès aux ONG humanitaires. Les organismes d’aide privés devraient être considérés comme un atout, et non comme une gêne. Au Darfour, il ne saurait y avoir de paix sans justice. La Commission Darfour demande aux Etats-Unis et à d’autres membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies de juger les auteurs d’atrocités devant la Cour pénale internationale. La vigilance est plus que jamais à l’ordre du jour. La communauté internationale ne doit pas invoquer l’accord de paix du Darfour pour justifier son inaction. Il ne suffit pas de signer un accord pour rétablir la paix ou mettre fin aux souffrances de la population. Nous espérons que le gouvernement du Soudan recevra dignement les observateurs internationaux et qu’il accordera des visas à notre délégation. Si les Prix Nobel n’élèvent pas la voix pour soutenir ceux qui sont sans défense, qui le fera ? Wole Soyinka et David Phillips CAMEROUN Haro sur le “repassage” des seins Masser les seins des jeunes filles avec des objets chauffés ou non pour les résorber est une tradition au Cameroun : cette pratique peut avoir des conséquences dramatiques pour la santé des femmes. e réseau d’associations Renata, qui regroupe des filles mères, mène campagne contre le “repassage” des seins. “Cette pratique terriblement douloureuse et très répandue consiste à masser les seins des jeunes filles avec des objets chauffés ou non dans l’intention de les faire disparaître”, explique Bessem Ebanga, secrétaire exécutive du Renata. Selon une étude menée en décembre 2005 dans tout le pays par l’anthropologue Flavien Ndonko, du Programme germano-camerounais de santé/sida, à Yaoundé, 24 % des adolescentes, soit près d’une sur quatre, en sont victimes. L Ariane, 19 ans, qui vit à Yaoundé, se souvient encore d’avoir hurlé de douleur quand sa mère la séquestrait dans la chambre pour lui “repasser” les seins. “Elle les écrasait à l’aide d’une pierre chauffée en se protégeant les mains avec un chiffon. Je criais de toutes mes forces : ‘Non maman ! Ça fait mal ! Non ! Non !’” Malgré ses supplications, sa mère a continué le massage pendant deux mois. Elle avait alors 12 ans et ses parents voulaient ainsi étouffer le développement de sa poitrine et de sa féminité. Une sorte de lait s’est mis à couler de ses seins traumatisés. Pour échapper à cette épreuve, Ariane faisait des fugues, devenait de plus en plus rebelle, n’allait plus régulièrement à l’école. Ironie cruelle, elle a fini par tomber enceinte un an plus tard. Le “repassage” des seins est une tradition qui se transmet de mère en fille. “Je l’ai COURRIER INTERNATIONAL N° 819 appris de ma mère peu avant mon mariage, dans le cadre de l’éducation à la vie conjugale que toute mère donne à sa fille. Depuis, je l’applique à toutes mes filles”, confie Christine Ngatchou. Surprise d’apprendre que cette pratique est dangereuse, elle explique que le massage des seins qui poussent avant 14 ans fait par tie du b.a.-ba de la bonne conduite que toute femme doit connaître avant d’arriver au mariage. L’étude effectuée en 2005 montre que toutes sortes d’objets et de substances sont appliqués sur les seins pour les résorber, certains chauffés (pierre, spatule, pilon, herbes, peaux de banane), d’autres non (sel, pétrole, serreseins, etc.). Mais le but des parents est toujours le même : faire disparaître la poitrine de l’adolescente afin qu’elle n’attire pas les garçons, qu’elle continue ses études et ne s’engage pas précocement dans des rela- 25 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 tions sexuelles au risque de tomber enceinte. Cette pratique est non seulement douloureuse mais dangereuse. A partir de témoignages de femmes qui l’ont subie, l’enquête a révélé les affections et les maladies qu’elle peut provoquer : abcès, kystes, disparition totale de la poitrine, voire cancer. Ce massage peut provoquer une réaction inflammatoire. Le tissu mammaire durcit, entraînant le rétrécissement des seins et parfois la formation de nodules et de cellules cancéreuses. Géraldine Sirri a vu sa poitrine disparaître à la suite du “repassage”, pour reprendre son développement plus tard. Mais, après son accouchement, celle-ci s’est mise à gonfler au point de l’obliger à arrêter l’allaitement de son fils. “Il a fallu un traitement médical pour que mes seins retrouvent une taille acceptable”, souligne-t-elle. Etienne Tassé, Le Messager (Syfia), Douala 11/07/06 15:28 Page 26 Andrey Rudakov/Capital’s eye/MAXPPP 819p28-32 e n c o u ve r t u re ● Cette toile de Dimitri Vroubel et Viktoria Timofeieva, intitulée M. Poutine, a été présentée lors d’une exposition au musée de Moscou en 2003. LA REVANCHE DE POUTINE ■ Du 15 au 18 juillet, Vladimir Poutine recevra George Bush, Angela Merkel et les autres chefs d’Etat des pays les plus développés dans “sa” ville, Saint-Pétersbourg. Belle revanche pour celui qui hier encore était montré du doigt pour ses mauvaises manières, tant dans ses prises de contrôle des médias que dans sa façon de régler la question tchétchène… ■ Il est vrai qu’entre-temps la hausse des prix du gaz et du pétrole a donné de grands moyens de pression au Kremlin. ■ Que veut aujourd’hui la Russie ? Doit-on craindre l’ours russe, comme le pensent les Polonais, ou faire des affaires avec lui, comme le suggère la presse allemande ? Un vieux dilemme, toujours d’actualité. La Russie a-t-elle vraiment besoin d A Saint-Pétersbourg, la Russie sera au centre des débats. Face aux Occidentaux, Poutine doit garder la tête froide, explique Vladimir Degoïev, un expert proche du Kremlin. MOSKOVSKIÉ NOVOSTI (extraits) Moscou n voit aujourd’hui renaître en Occident – si tant est qu’ils aient disparu un jour – les archétypes classiques et la rhétorique du temps de la guerre froide. Les appels à instaurer une “véritable” démocratie en Russie sont de plus en plus pressants. Pour cela, les Occidentaux nous proposent sans complexe de restaurer les “acquis” des années 1990 [référence aux réformes économiques controversées menées par les gouvernements de Boris Eltsine], qu’ils regrettent ouvertement. Ils accusent Poutine de restaurer des traditions autoritaires, voire répressives. Ils qualifient de farce et d’imitation l’activité des institutions démocratiques en Russie. Ils disent que l’étouffement des libertés fait partie des priorités de la politique officielle. Ils ren- O dent le pouvoir responsable du fait que le pays n’adopte pas les valeurs humanistes occidentales et libérales. Les Occidentaux nous conseillent d’adopter une nouvelle approche des problèmes de sécurité, fondée sur des “réalités contemporaines”. Ils s’inquiètent de ce que Poutine veuille inscrire sa politique intérieure dans une logique durable, stable et sans rupture. Ils voient les racines de cette stratégie dans la pensée et les méthodes impériales russes, qui allieraient violence, perfidie, idéologie hypocrite et propagande subtile, utilisées par le parti unique, le KGB et l’armée. La maladresse de telles métaphores mise à part, on peut noter une chose importante : Poutine est considéré comme l’héritier politique et spirituel de cette tradition pour la simple raison qu’il a grandi dans ce contexte et qu’il n’en connaît pas d’autre. Les tendances néo-impérialistes de la politique étrangère russe sont également évoquées, comme si l’Occident regrettait de ne pas avoir mené à son terme le travail de sape de l’URSS qui aurait dû aboutir logiquement au démembrement de la Russie. Mais, plutôt que d’avoir disparu, la Russie a réussi, toujours selon eux, à conserver un “empire de l’ombre” dans son COURRIER INTERNATIONAL N° 819 26 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 ancienne périphérie soviétique. Les nouveaux Etats indépendants sur qui s’exercent des pressions économiques, politiques et militaires verraient ainsi leur souveraineté et leur intégrité bafouées. On qualifie la Russie d’exportateur d’instabilité, de criminalité et de peur. On l’accuse de soutenir des conflits larvés en Europe du Sud-Est et dans le Caucase, d’encourager les régimes dictatoriaux postsoviétiques, en poursuivant les dissidents et en fusillant les “manifestants civils sans défense”. Le mécontentement est croissant aux EtatsUnis parce qu’on soupçonne la Russie de vouloir instaurer un “nouvel ordre énergétique” en Europe. Les Américains suspectent les Russes de vouloir les évincer et d’y établir leur hégémonie secrète, tout en discréditant l’Union européenne. Ce désaveu s’exprime non pas tant dans les propos du vice-président Dick Cheney [lors du sommet consacré aux relations de l’UE et de l’OTAN avec les pays de l’ancien bloc soviétique, à Vilnius le 4 mai dernier] que dans la volonté de certains hommes politiques et observateurs occidentaux de “montrer à la Russie la porte [de sortie]” du G8, que ce soit avant ou même pendant le sommet de Saint-Pétersbourg. Il est peu probable que les leaders du 819p28-32 11/07/06 15:29 Page 27 Seule au monde Forte et agressive, mais isolée, la Russie doit apprendre à se faire des amis tout en restant elle-même. GAZETA.RU (extraits) Moscou es amis de Moscou, s’il y en a, sont tout aussi illusoires que les ennemis qu’il s’est inventés. La Russie se trouve isolée sur le plan géopolitique, ce qui l’agace. D’un côté, elle ne peut emmener personne avec elle, puisqu’elle ne sait pas elle-même où elle va. Par ailleurs, personne n’a particulièrement envie d’user de ses services de guide. L’isolement de la Russie est le prix à payer pour son anéantissement, pour son manque de volonté à devenir une démocratie européenne comme les autres, pour ses fantasmes, enfin, d’un empire à jamais perdu. Qui sont aujourd’hui les ennemis de la Russie ? Tout d’abord, les Etats-Unis, quoi qu’on en dise. Car le “grand méchant loup” américain sait qui manger, et il le fait. La Russie de Poutine voudrait, elle aussi, manger quelqu’un, comme le font les Etats-Unis de Bush, mais elle n’a plus de dents et une proie à sa mesure est difficile à débusquer. Bon, il y a la Biélorussie, car Loukachenko a déjà réalisé dans son L Poutine en matriochka. Dessin de Carrilho, Portugal. du G8 ? G8 veuillent se retrouver dans cette situation quelque peu insolite, où les invités montrent la porte à leur hôte, mais il est certain que ce sommet ne se passera pas sans heurts. Contrairement à d’autres responsables, Dick Cheney n’a pas appelé à boycotter le sommet de Saint-Pétersbourg. Il faudrait, selon lui, se servir de cet événement pour faire entendre raison à la Russie en l’obligeant à prendre conscience qu’une chance unique lui est offerte : accepter les exigences de l’Occident. Autrement dit, de renoncer à ses idées fausses et à ses moyens vicieux de défense de ses intérêts nationaux et de ses fondements culturels. Finalement, un sabotage planifié du sommet ou un fiasco ne serait une tragédie ni pour la Russie ni pour Poutine. Si les Occidentaux agissaient ainsi, cela ne signifierait qu’une chose : nous n’avons rien à faire dans le G8. Il n’est pas exclu qu’un échec du G8 ait déjà été programmé. Mais ce n’est pas une raison pour laisser l’Occident transformer cet événement en dures négociations sur le mode “7 contre 1”, s’apparentant à un ultimatum adressé à Moscou. Vladimir Degoïev* * Professeur à l’Institut d’Etat des relations internationales de Moscou, spécialiste du Caucase. pays tous les rêves secrets ou réels du Kremlin d’une démocratie souveraine, en réussissant en même temps à conserver un certain degré d’indépendance aussi bien vis-à-vis de la Russie que de l’Occident, ce qui rend nos patriotes extrêmement envieux. Et aussi la Moldavie, la Géorgie et l’Ukraine, sans doute parce qu’à la différence de la Russie ces pays ont osé essayer de devenir des Etats européens comme les autres, en cédant à l’Occident, malgré les gesticulations de leur grand voisin oriental. Maintenant, qui sont nos amis ? Le Kazakhstan ? Oui, mais ce pays mène déjà sa propre existence, il a ses propres projets géopolitiques et nourrit le désir d’être une puissance indépendante qui aurait des relations d’égal à égal avec la Russie, l’Orient et l’Occident. L’Ouzbékistan ? Pendant dix ans, le président Karimov a léché les bottes des Etats-Unis, tournant le dos à la Russie. Et, quand les Etats-Unis ont enfin ouvert les yeux sur ce régime écœurant, après le bain de sang commis par le pouvoir ouzbek à Andijan [le 13 mai 2005, les forces armées ouzbèkes ont tué entre 500 et 1 000 personnes en ouvrant le feu contre des dizaines de milliers de manifestants descendus dans les rues pour exprimer leur mécontentement à l’égard des autorités locales], l’Ouzbékistan s’est mis à chercher un partenaire, par instinct de survie. L’Iran ? Le meilleur des amis, fiable, juste, digne de confiance… à tel point qu’il vaut mieux l’éviter comme la peste. L’Ossétie du Sud et l’Abkhazie ? L’Autorité palestinienne, où il faut manœuvrer entre le Fatah et le Hamas ? CONTEXTE Du strapontin à la présidence ■ A la une “L’ours russe est de retour”. A l’occasion du sommet du G8 à Saint-Pétersbourg, notre cousin tokyoïte Courrier Japon a aussi consacré le dossier de son dernier numéro à la Russie. ■ La Fédération de Russie est présente aux sommets du G7 (Allemagne, Canada, Etats-Unis, France, Italie, Japon et Royaume-Uni) en qualité d’obser vateur depuis le début des années 1990. En 1994, elle est associée à la seconde partie du sommet, au cours de laquelle sont évoquées les questions politiques. En 1996, nouveau pas, le président russe Boris Eltsine invite les chefs d’Etat du G7 à Moscou, deux mois avant le sommet de Lyon, pour évoquer les questions de sûreté et de sécurité nucléaire, alors que l’état des centrales dans les pays de l’ancien bloc suscite une vive inquiétude. C’est en 1998, lors du sommet de Birmingham, que la Russie devient membre à part entière du groupe qui devient le G8. La décision de confier à la Russie le rôle d’hôte et la présidence du G8 cette année a été prise à Kananaskis (Canada), en 2002. Le pays hôte fixant l’ordre du jour, c’est donc la Russie qui a choisi les thèmes du sommet, à savoir la sécurité énergétique, la lutte contre les maladies infectieuses et l’éducation. Ces deux derniers sujets, jugés moins névralgiques par les diplomates, devraient permettre de rédiger un communiqué final consensuel. COURRIER INTERNATIONAL N° 819 27 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 L’AMITIÉ EN POLITIQUE RESSEMBLE À L’AMITIÉ ENTRE INDIVIDUS Non, sérieusement, la Russie ne possède aujourd’hui aucun véritable ami au monde, parce que personne n’a intérêt à se lier avec elle. On se noue d’amitié avec les forts, car ils peuvent nous protéger. Pour la Russie, le plus important est de se protéger elle-même, en conservant ses frontières actuelles. On se lie d’amitié avec des gens fiables et prévisibles, car on sait ce que l’on peut en attendre. Mais, ces quinze dernières années, la Russie a dansé sur un pied, puis sur l’autre, en matière de politique extérieure et intérieure. Tantôt elle s’est comportée comme un partenaire de l’Occident, en tentant de jeter les fondements d’une économie de marché, tantôt elle a cherché à être une sorte de puissance asiatique, mélange de confettis d’empire soviétique et d’obscurantisme impérialiste russe. Enfin, on peut aussi se lier d’amitié avec les faibles, les vulnérables, les inoffensifs. Mais la Russie n’est ni faible ni vulnérable. Et elle n’est pas du tout inoffensive : elle se comporte, au contraire, avec agressivité envers le reste du monde. C’est du moins le comportement de son élite dirigeante, peu sûre d’elle et incapable de savoir quelles sont ses propres perspectives – et encore moins quelles sont celles de son pays. Semion Novoproudski* * Rédacteur en chef adjoint du quotidien Vremia Novostieï. 11/07/06 15:30 Page 28 e n c o u ve r t u re Vive l’union des libéraux et des tchékistes ! Sergueï Markov est un proche conseiller de Vladimir Poutine. Il explique pourquoi la Russie doit défendre ses intérêts face un environnement hostile. ■ HETI VILÁGGAZDASÁG Budapest DR 819p28-32 La Russie est de retour sur la scène politique internationale et le pays est en plein boom. Est-ce grâce à l’augmentation du prix du pétrole ? SERGUEÏ MARKOV Le prix du pétrole compte, mais d’autres facteurs comptent davantage. L’une des raisons du boom actuel est que – à l’instar de Bush, qui a fait savoir à Téhéran que l’Iran ne pouvait pas avoir de bombe atomique – Poutine a fait savoir aux oligarques russes qu’ils devaient renoncer à leurs bombes politiques. Mieux, il les a désarmés. Quelles étaient ces bombes ? Les chaînes de télévision nationales, qui sont donc revenues dans le giron du Kremlin. Les services de sécurité privés, désormais nettement moins forts qu’auparavant. Un autre point très important : les secteurs rentables ont été renationalisés ces dernières années. Si, pour l’instant, l’Etat russe est incapable de recouvrer les impôts, les secteurs pétrolier et gazier, l’extraction de l’or, du diamant et du nickel peuvent en revanche produire des recettes. Mais l’élément de loin le plus important est que Vladimir Poutine veut vraiment la renaissance de l’Etat russe. Pour commencer, il a repris aux ennemis du pays les territoires du nord du Caucase. Ces gens-là étaient vraiment des ennemis : les mercenaires arabes qui combattent en Tchétchénie, ainsi que les hommes du chef séparatiste Bassaev, ont fait savoir à plusieurs reprises que leur but était de détacher toute la région de la Russie – Russie du Sud comprise – pour y créer un califat. Ce problème a été réglé. Vous pensez ? L’unité territoriale de la Russie n’est plus en danger et l’armée a déjà quitté la Tchétchénie. Certes, la corruption et la criminalité prolifèrent dans la région, les droits de l’homme n’y sont pas res- Itinéraire Sergueï Markov a œuvré pour la social-démocratie pendant la perestroïka. En 1993, il se consacre aux sciences politiques, notamment au sein de la fondation Carnegie à Moscou – collaboration interrompue par la publication d’une étude dans laquelle Markov qualifiait de “crime antirusse” l’aide étrangère aux forces séparatistes tchétchènes. Poutine en matriochka. Dessin de Carrilho, Portugal. pectés, et le dirigeant local qui dispose du véritable pouvoir, le Premier ministre Ramzan Kadyrov, n’obéit pas toujours à Moscou. En avril, Poutine a déclaré qu’il soutenait le Hamas. En Ouzbékistan, Moscou a “repris” les bases militaires passées sous autorité américaine après l’implosion de l’URSS et, d’après les rumeurs, il s’apprête à faire la même chose au Kirghizistan. Que signifie cette stratégie ? Moscou ne fait que réagir aux processus qui se déroulent dans le monde, nous ne sommes pas encore vraiment moteur. Poutine mène une politique étrangère dont l’élément clé est la sauvegarde de l’indépendance du pays. C’est un changement primordial par rapport à son prédécesseur Eltsine, qui a cédé la souveraineté de la Russie à l’étranger. Poutine trouve particulièrement important le développement des relations avec l’UE. Il n’y a pas très longtemps, le président m’a dit : nous voulons créer une alliance stratégique avec l’Occident, même si, à l’étranger, beaucoup considèrent encore la Russie comme un ennemi et que l’on essaie de torpiller notre coopération avec les membres de l’ex-URSS. Sur cette base, vous qualifiez de “coopération commerciale” les tentatives de Gazprom d’avaler British Gaz. A quel point les Britanniques et l’UE doivent-ils avoir peur de ce genre d’offre ? L’UE aurait intérêt à craindre plutôt ce qui se passe au Moyen-Orient. Gazprom est un partenaire à 100 % fiable, qui continuera toutefois à lutter avec acharnement pour faire valoir ses intérêts et profitera, si besoin, de l’aide du gouvernement russe. Washington n’aide-t-il pas Boeing ? Les peurs occidentales liées à Gazprom sont sans fondement. L’Ukraine a déjà eu l’occasion de voir Moscou utiliser les livraisons de gaz pour exercer des pressions politiques. On a prétendu que nous voulions punir le président Iouchtchenko, mais c’est faux. Qu’on le veuille ou non, on ne pouvait maintenir plus longtemps le statu quo, ACIER Pourquoi pas Severstal ? ■ Pourquoi les actionnaires du géant européen de l’acier Arcelor ont-ils rompu les fiançailles, pourtant bien avancées, avec le russe Severstal pour tomber dans les bras de Mittal ? Outre l’offre de rachat plus généreuse présentée par le patron indien, les Européens ont eu peur du “système russe”, à savoir “les liens qui unissent en Russie le pouvoir et les milieux d’affaires”, estime le quotidien d’opposition Kommersant. Après cinq mois de bataille contre l’OPA de Mittal, Arcelor a rendu les armes en acceptant un mariage de raison avec le sidérurgiste indien, qui a néanmoins relevé son offre de plusieurs milliards d’euros. “M. Mittal a pourtant plus de points en commun avec nos nouveaux riches* que d’atomes crochus avec la vieille et respectable Europe”, ironise le quotidien russe, qui dresse la liste de ses dépenses, de la propriété londonienne achetée à Kensington Palace Gardens pour 127 millions de dollars, au mariage de sa fille, célébré au château de Ver- sailles pour la somme de 60 millions de dollars. A Kommersant qui lui demandait “Pourquoi pas Mordachov ?” [le patron de Severstal], Peter de Vries, le responsable d’Euroshareholders, un organisme de défense des actionnaires, a été clair : “Je vais vous dire pourquoi : parce que Khodorkovski est en prison. Vous pouvez interpréter mes propos comme vous voulez, dans tous les cas vous n’aurez pas tort.” * En français dans le texte. COURRIER INTERNATIONAL N° 819 28 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 tolérer que, pour 1 000 m3, l’Ukraine ne paie que 50 dollars alors que l’Allemagne paie 250 dollars. Iouchtchenko, en faisant savoir qu’il crachait sur la Russie et que seule l’UE l’intéressait, nous a aidés. L’Ukraine pourra de nouveau bénéficier d’avantages préférentiels à condition de nouer une alliance économique avec la Russie. La Russie a d’ailleurs également augmenté le prix du gaz pour les autres pays membres de l’exURSS. A ce propos, des collègues géorgiens m’ont demandé : “Le Kremlin veut-il que la Géorgie devienne un Etat riche et souverain, et qu’elle rétablisse son unité territoriale ?” Je leur ai répondu : “Si la Géorgie est un pays ami, oui. Mais à quoi bon une Géorgie riche, mais hostile ?” Dans nombre de pays ex-soviétiques, des organisations américaines ont soutenu – souvent avec succès – des mouvements opposés à Moscou. Quelle conclusion en tirez-vous ? Pour redéfinir notre politique étrangère, nous devrions prendre exemple sur les Etats-Unis. La révolution ukrainienne était un investissement très important pour eux. Je sais que ceux qui sont descendus dans la rue n’ont pas touché un sou, ils ont agi pour la liberté et la démocratie. Je ne suis pas contre ce genre de révolution, mais je voudrais qu’elle soit soutenue non pas par les Américains, mais par les Russes. Nous devons aider nos alliés à accéder au pouvoir dans les pays alentour. A l’Ouest, l’affaire Khodorkovski a été considérée comme un nouveau procès de Moscou. On condamne aussi la mise au pas de la presse et on présente la Russie comme une dictature molle. Je suis convaincu qu’il fallait vaincre Ioukos et empêcher que Khodorkovski ait du pouvoir politique. Mais c’était une erreur de l’envoyer derrière les barreaux pour huit ans. C’est un adversaire politique, il ne fallait pas le traiter en criminel. Bien sûr, il faudrait rendre pluralistes les chaînes nationales, donner davantage la parole à l’opposition, rétablir des scrutins pour les gouverneurs. Il faut améliorer la situation des ONG, qui paient presque autant d’impôts que les entreprises. Si on fait tout cela, alors les groupes étrangers antirusses n’auront plus le vent en poupe. A Moscou, de plus en plus de gens estiment que, sous le signe du maintien de la stabilité, Poutine devrait rester après 2008. Qu’en pensez-vous ? Poutine ne doit pas rester car la loi ne permet que deux mandats. La stabilité est le résultat de l’ère Poutine. Et cette stabilité ne signifie pas que l’on puisse changer la Constitution, mais qu’on la respecte. Poutine ne pourrait rester au pouvoir qu’en cas de crise grave : si l’Iran était attaqué par les Etats-Unis et si le prix du pétrole augmentait de façon disproportionnée, si les extrémistes islamistes prenaient le pouvoir au Pakistan ou en Arabie Saoudite. S’il n’y a pas de crise, Poutine sera remplacé par quelqu’un qui sauvegardera la coalition des libéraux et des tchékistes. Dans cette coalition, les libéraux sont responsables de l’intégration de la Russie dans l’économie mondiale et les tchékistes du maintien de la souveraineté de l’Etat [la Tcheka était la police politique communiste]. Propos recueillis par András Németh 819p28-32 11/07/06 15:31 Page 29 LA REVANCHE DE POUTINE Gazoduc Projets ● Hydrocarbures russes : Oléoduc Projets la grande dépendance européenne 50,4 Part du gaz russe 50,4 Part du pétrole russe dans les importations des pays européens (en %) FINLANDE 100 Abréviations : A. Autriche, B. Belgique, E.A.U. Emirats arabes unis, H. Hongrie, M. Monténégro, S. Serbie, SL. Slovaquie, TCH. République tchèque. (alimentée en gaz liquéfié par tankers) 72 ropée rd-eu o n c du ” Gazo “NEGP ESTONIE LETTONIE n G d azo uc Iam u al-E rop e FÉDÉRATION DE RUSSIE 100 93,8 Moscou LITUANIE 93,5 BIÉLORUSSIE PAYS-BAS 19,9 ROYAUME-UNI 10 B. 58 77 ALLEMAGNE 33 27 1 POUR NOUS, IL N’Y A PAS D’ALTERNATIVE À LA CONFRONTATION TCH. 69,4 UKRAINE SL. FRANCE 26 14 51,5 POLOGNE 76,9 A. SUISSE 10,3 KAZAKHSTAN 50,4 79,5 MOLD. H. 72 81 ROUMANIE 100 69,5 S. CROATIE SLOVÉNIE 18,2 36,4 ITALIE M. 100 100 BULGARIE 100 Gazoduc Blue Stream 26 20 GRÈCE TURQUIE 76 34 60 31 GÉORGIE AZERBAÏDJAN 89,1 Les chiffres du gaz sur fond rouge ainsi que ceux du pétrole sur fond vert datent de 2006 (“The Guardian”). Les chiffres du gaz sur fond orange datent de 2005 (“Kommersant-Vlast”, “Nezavissimaïa Gazeta”, BP Statistical Review of World Energy) Une extrême brutalité Menaces sur le gaz, pressions sur les pays voisins. En Pologne, les récents agissements de Moscou inquiètent. L’analyse de Bartlomiej Sienkiewicz. NEWSWEEK POLSKA (extraits) Varsovie u’on se le dise une fois pour toutes : la Pologne a un problème avec la Russie. Un problème qui frôle la crise sérieuse. Et quand je dis “crise”, je n’entends pas par là un conflit comme ceux qui peuvent parfois surgir entre pays voisins. Dans ce cas précis, les intérêts vitaux de la Pologne sont menacés, ainsi que sa position sur la scène internationale. La politique étrangère menée par la Russie est systématiquement marquée du sceau de sa brutalité grandissante.Tout a commencé par un règlement de comptes interne que le Kremlin a entrepris contre ceux qui gardaient un esprit un tant soit peu indépendant et frondeur : la Tchétchénie, les médias, les partis d’opposition… Ni le soutien ostensible de Moscou à des groupuscules prorusses dans des pays qui tentent de sortir de la zone d’influence du Kremlin (Géorgie, Moldavie et plus récemment Crimée), ni son ingérence dans la campagne électorale aux côtés de candidats adoubés par le Kremlin (Ukraine, Kirghizistan), ni le blocus économique (Géorgie), ni le chantage énergétique (Ukraine, Moldavie et Biélorussie) : rien de tout cela n’a provoqué de réactions fermes de la part de l’Occident. Q ■ A la une du “Time” “Le pouvoir du pétrole russe. Vladimir Poutine s’assoit à la table des grands. La Russie, de retour, va-t-elle savoir se tenir ?” Ukraine] comme une menace potentiellement fatale pour ses intérêts dans la région. La Pologne y a joué un rôle de premier plan en apportant son soutien au camp orange, c’est pourquoi la contre-attaque a été rapide et de grande ampleur. Moscou a d’abord testé la cohérence de la politique de l’UE et sa solidarité avec les nouveaux pays membres. La Russie a imposé un embargo sur les importations alimentaires en provenance des Etats baltes. En l’absence de toute réaction sérieuse de la part de la Commission européenne, l’embargo a été élargi à la Pologne. En même temps, les Russes invitaient des pays clés de l’UE à participer au projet de gazoduc reliant la Russie à l’Allemagne par la mer Baltique. Et cette politique brutale ne s’applique pas aux seuls pays membres de la CEI. La Fédération russe a refusé de ratifier les accords sur la délimitation de ses frontières avec les Etats baltes. Les violations de l’espace aérien balte par l’aviation russe sont légion [les plus récentes datent des 19 et 29 juin], et elles n’ont jamais fait objet de protestations de l’Union européenne (UE), comme si l’on accordait tacitement aux généraux russes le droit de manifester parce qu’ils sont mécontents que les Baltes fassent désormais partie de l’OTAN et des Vingt-Cinq. Ces derniers temps, les Russes se sont spécialisés dans le chantage à l’égard de différents pays membres de l’UE, les menaçant d’interrompre l’approvisionnement en énergie si l’on ne leur accordait pas l’accès au marché de distribution. Bien que cet ultimatum ait indisposé les fonctionnaires de l’Union, il n’a pas pour autant provoqué de condamnation officielle. L’avis dominant est qu’un accès aux matières premières russes vaut bien de digérer ces affronts successifs. L’amputation de la mémoire est l’une des conséquences de la politique des autorités russes actuelles. Grâce à la propagande du Kremlin, les malheurs et les crimes qui se sont abattus sur les habitants de l’Union soviétique ont été effacés de la mémoire collective. De cette époque il ne reste aujourd’hui que la nostalgie de la puissance perdue. Cette nostalgie est la trame autour de laquelle s’organise le soutien de la population à une politique de plus en plus agressive.Tout cela permet de mieux comprendre la politique russe envers la Pologne. La Russie a interprété la “révolution orange” [en COURRIER INTERNATIONAL N° 819 29 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 Ensuite, le Kremlin a divisé les nouveaux pays membres de l’UE en bons et mauvais élèves. La visite effectuée en grande pompe par Poutine au mois de mai à Budapest et à Prague, après une série d’affronts envers la Pologne (dont le dernier en date est la proposition russe d’un sommet russo-polonais en Biélorussie, un pays “neutre” selon Moscou), en est la meilleure illustration. Ainsi, la Russie a réussi à isoler la Pologne du contexte européen et régional. Le rappel par les Polonais des répressions staliniennes est présenté comme des agissements aventuristes, les protestations contre le gazoduc nord-européen (NEGP) comme l’expression d’une phobie antirusse et le soutien à la démocratie en Biélorussie comme le zèle d’un valet des Etats-Unis. Avec la Russie, nous sommes devant une alternative : choisir entre la voie à la hongroise, consistant à céder devant la Russie, et la confrontation. Pour nous, la première possibilité n’entre pas en ligne de compte. Il ne reste que la confrontation. Pour cela, il faut bien choisir ses cartes pour contrer un interlocuteur qui ne comprend que l’argument de la force. A maintes reprises, les Russes ont fait savoir qu’ils seraient disposés à mieux traiter la Pologne si cette dernière renonçait à demander des dédommagements pour la répression infligée à ses citoyens par le régime stalinien pendant la Seconde Guerre mondiale. Le bon sens dicte de devancer la Russie sur ce terrain qui est particulièrement inconfortable pour elle. Le gouvernement polonais devrait donc s’offrir les services d’un cabinet d’avocats de renom pour porter l’affaire devant la Cour internationale de justice. Un plus grand engagement polonais dans le débat sur la future Constitution européenne pourrait constituer un autre atout. Si notre président et le Premier ministre restent passifs, nous allons peut-être laisser passer la seule occasion d’influencer l’avenir de l’Union dans le sens nos intérêts. Et il est de notre intérêt de renforcer la coordination de la politique étrangère commune, afin de contenir l’égoïsme des grands pays, qui n’ont que faire des petits. Si nous saisissons cette chance, nous aurons réussi, au moins en partie, à immuniser l’UE contre les tentatives visant à ramollir sa politique étrangère. Je suis peut-être russophobe. Mais, dans notre pays, l’Histoire donne souvent raison aux russophobes plutôt qu’à leurs adversaires. Bartlomiej Sienkiewicz* * Ancien directeur du Centre d’études orientales, à Varsovie. 11/07/06 15:31 Page 30 e n c o u ve r t u re D’abord intégrer la Russie dans le marché mondial Entre Européens et Russes, le protectionnisme serait la pire des solutions, explique le quotidien économique allemand. HANDELSBLATT (extraits) Düsseldorf dopter une politique protectionniste à l’égard de la Russie serait dangereux. La bonne voie, c’est la coopération. Pour cela, il faut faire confiance à la Russie, même si on a des doutes légitimes sur la nature démocratique du régime de Vladimir Poutine. Et c’est logique : en ayant accès aux consommateurs européens, Gazprom n’étendrait pas seulement son influence sur le marché, il augmenterait surtout sa responsabilité et ses obligations vis-à-vis de ses clients. Nombre de débats récents – tel celui sur l’orientation de la Russie vers la Chine si l’Europe prend ses distances – seraient ainsi dépassés. Mais la longue marche vers l’ouest de Gazprom se fait sur fond de cris stridents. Pourtant, l’Europe a besoin du gaz russe – et Gazprom a besoin des acheteurs européens, ses principaux clients. Ceux-ci sont les seuls à disposer de gazoducs et les seuls à offrir au groupe russe des bénéfices juteux. Le plus gros producteur de gaz au monde n’enregistre en effet que des pertes dans son pays, à cause de la régulation des prix impo- A La vitrine d’un magasin moscovite le jour du discours annuel du président russe à la Douma. WEB+ Plus d’infos sur courrierinternational.com L’analyse géopolitique d’Alexander Rahr (DGAP, Berlin) sée par l’Etat, et il n’est pas près de se mettre d’accord sur les tarifs avec la Chine. Le commerce du gaz repose sur la réciprocité. BASF et Gazprom l’ont bien montré en procédant judicieusement à un échange de parts dans des gisements de gaz contre des participations dans le commerce du gaz naturel en Europe. Car les Européens ont tout intérêt à prévenir de possibles difficultés d’approvisionnement. Avec l’augmentation de la production destinée à l’Europe, l’accroissement fulgurant des besoins énergétiques de la Russie et l’essor économique de l’Asie, l’Agence internationale de l’énergie prévoit que Gazprom aura du mal à satisfaire la demande. Seule la mise en exploitation rapide de nouveaux gisements pourra permettre d’y répondre. La stratégie qu’envisage le Kremlin – exclure les groupes étrangers des grands gisements de pétrole et de gaz – représente la pire des solutions. Si l’Europe donne à Gazprom accès à ses consommateurs, la Russie doit en contrepartie ouvrir ses sites de forage aux groupes occiden- taux, et pas seulement au titre de partenaires juniors des entreprises d’Etat Gazprom et Rosneft.Vladimir Poutine n’a cessé de répondre à la pression de l’Union européenne pour l’ouverture du réseau russe de gazoducs par la question suivante : “Et qu’est-ce que nous recevrons en échange ?” Aujourd’hui, il faut lui faire cette réponse : l’intégration de la Russie dans l’économie mondiale et l’entrée sur le marché européen des entreprises russes. Mais, dans le même temps, la Russie doit s’ouvrir aux groupes occidentaux, et les organismes de l’UE chargés du contrôle de la concurrence doivent veiller à ce que Gazprom ne se transforme pas en un nouveau cartel en Europe. Se montrer protectionniste par peur de la Russie, comme ce fut le cas lors de l’affaire Severstal/Arcelor, est par conséquent une mauvaise idée, une idée tout aussi erronée que l’image idyllique de la Russie véhiculée en son temps par le chancelier Gerhard Schröder. L’Europe et la Russie doivent toutes deux revenir au réalisme. Mathias Brüggmann VU D’ALLEMAGNE Moscou mérite plus de respect En avril, Merkel et Poutine se rencontraient à Tomsk. L’occasion, pour le quotidien de droite Die Welt, de dénoncer l’hypocrisie des Occidentaux. ù va la Russie ? Le pays est-il menacé de “soviétisme postmoderne” ? Les réformes de Poutine sont-elles un signe de mégalomanie à la César ? La mise à l’écart de l’oligarque Khodorkovski est-elle la preuve d’une déliquescence galopante de l’Etat de droit ? Et que doit-on penser exactement des manœuvres de Gazprom, le groupe énergétique considéré comme l’incarnation d’une politique industrielle nationaliste ? En Occident, le diagnostic est clair et unanime : la Russie menace de devenir un Etat voyou autoritaire, animé d’ambitions impérialistes. C’est exagéré et parfois injuste. Le cas Khodorkovski est fort instructif à cet égard. Cet oligarque, qui se faisait passer à l’Ouest pour une douce colombe, était un prédateur : grâce à la tolérance de l’administration [de Boris O Eltsine], il avait acquis Ioukos, son empire, à des prix suspects tant ils étaient bas et il éliminait sans pitié ses concurrents. Mais, surtout, il s’était mis en travers du chemin de Poutine : il avait acheté une foule de députés de tous les partis pour s’assurer à la Douma [le Parlement] un pouvoir de veto contre le président. Comment réagirait-on en Occident si un industriel distribuait des liasses de dollars aux parlementaires pour se constituer un pouvoir occulte sans la moindre légitimité démocratique ? Poutine devait stopper Khodorkovski, c’était juste. Ce qui ne l’était pas, ce fut cette parodie de procès de type soviétique, et le démantèlement pur et simple du groupe Ioukos. Le comportement de la société Gazprom en Ukraine fournit un exemple comparable. Il était en soi parfaitement légitime. L’Ukraine bénéficiait d’une aide au développement sous la forme de gaz bon marché. Après la victoire à Kiev, avec l’aide partielle d’une Union européenne (UE) naïve, d’un opposant COURRIER INTERNATIONAL N° 819 à Poutine, le Kremlin a réagi comme le font tous les gouvernements qui se retrouvent confrontés à un régime hostile : il a décidé de supprimer ces rabais qui avaient été inspirés par des considérations politiques et de vendre le gaz de Gazprom au prix du marché. Ce avec quoi les Russes n’avaient pas compté, c’était l’hypocrisie des Européens. Ironie du sort, Bruxelles avait auparavant demandé à Moscou de mettre fin à ses livraisons de gaz bon marché. Mais elle le tança vertement quand il le fit pour de bon. L’erreur, si l’on veut, c’est que ni le président Poutine, ni Miller, le patron de Gazprom, n’avaient prévu ces réactions, et ils ne donnèrent aucune explication convaincante. Pour être juste, il reste à observer que les déclarations des Russes sont en outre souvent délibérément déformées. Quand Miller déclare que, si l’UE fait de l’obstruction, sa société devra rechercher d’autres marchés pour le meilleur ou pour le pire, on hurle à la “menace”. Une position compréhensible 30 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 du point de vue de l’entreprise – pourquoi un groupe devrait-il investir en terrain hostile ? – se transforme, dans le climat de méfiance actuel, en campagne antirusse. La Russie n’est certes pas un modèle d’Etat de droit et Poutine n’est pas un “par fait démocrate”, comme l’affirmait Schröder du temps où il était chancelier. Heureusement. Poutine est le résultat d’une évolution historique qui a conduit son pays à un point où l’ordre passait avant la démocratie et l’autorité avant la force de la loi. Avant de juger, on devrait se rappeler quels défis il a dû relever. Quand Poutine a pris ses fonctions, la Russie menaçait de se disloquer. Il y avait des mouvements sécessionnistes. Il a fallu des siècles à l’Angleterre pour passer d’une sorte d’Afghanistan médiéval à une monarchie constitutionnelle. Et on demande à la Russie d’accomplir le même exploit en un temps record, après une éternité de tutelle tsariste et de terrorisme d’Etat soviétique. Roger Köppel, Die Welt (extraits), Berlin Photos DR Alexander Saverkin/Itarr Tass 819p28-32 819p28-32 11/07/06 15:32 Page 31 LA REVANCHE DE POUTINE ● PORTRAITS Ils contrôlent à la fois le Kremlin et le business ■ DMITRI MEDVEDEV Ancien collègue de Vladimir Poutine, possible successeur FONCTION DANS L’ÉTAT Premier vice-Premier ministre DANS LES ENTREPRISES D’ÉTAT Président du directoire de Gazprom GAZPROM Son PDG, Alexeï Miller, Photos DR a travaillé avec Medvedev et Poutine à Saint-Pétersbourg. • Détient un sixième des réserves mondiales de gaz naturel ; l’une des plus grandes sociétés mondiales par sa capitalisation boursière. • Possède Gazprombank (prépare son entrée en Bourse) ; par le biais de sa filiale médias, contrôle la chaîne NTV, anciennement détenue par Vladimir Goussinski, et le journal Izvestia, que possédait autrefois Vladimir Potanine. • A racheté Sibneft à Roman Abramovitch et OMZ, société de construction mécanique autrefois contrôlée par l’homme d’affaires Kakha Bendoukidzé. FONCTION DANS L’ÉTAT Secrétaire général adjoint du président DANS LES ENTREPRISES D’ÉTAT Président de Rosneft ROSNEFT Deuxième société pétrolière russe par sa production ; troisième groupe énergétique russe par ses réserves. • A racheté la principale filiale de production de Ioukos, anciennement détenue par Mikhaïl Khodorkovski. ■ ALEXANDRE JOUKOV Conseiller de Poutine FONCTION DANS L’ÉTAT Vice-Premier ministre DANS LES ENTREPRISES D’ÉTAT Président des Chemins de fer russes CHEMINS DE FER RUSSES Le PDG, Vladimir Iakounine, était un proche collaborateur de Poutine à SaintPétersbourg. • Monopole du rail, 1,2 million de salariés. Grand transporteur de pétrole. ■ IGOR SETCHINE ■ VIKTOR KHRISTENKO Collègue de Poutine à Saint-Pétersbourg. Serait un ancien membre du KGB FONCTION DANS L’ÉTAT Ministre de l’Industrie et de l’Energie DANS LES ENTREPRISES D’ÉTAT Président de Transneft TRANSNEFT Monopole des oléo- marché mondial. • L’Etat s’apprête à faire passer sa participation de 37 % à 50 %. ducs, transporte 93 % du pétrole produit en Russie. Président de la commission chargée de créer United Aircraft Corporation. VNECHTORGBANK Deuxième banque d’Etat ; 22 milliards de dollars d’actifs. ■ IGOR CHOUVALOV ■ SERGUEÏ PRIKHODKO FONCTION DANS L’ÉTAT Conseiller du président DANS LES ENTREPRISES D’ÉTAT Président de Sovkomflot FONCTION DANS LÉTAT Secrétaire général adjoint du président DANS LES ENTREPRISES D’ÉTAT Président du directoire de TVEL SOVKOMFLOT L a plus grande société russe de transport maritime. • Prévoit d’acquérir Novorossiisk Shipping, ce qui la placerait dans les dix premières sociétés mondiales de transport maritime. ■ ALEXEÏ KOUDRINE Collègue de Poutine à Saint-Pétersbourg FONCTION DANS L’ÉTAT Ministre des Finances DANS LES ENTREPRISES D’ÉTAT Président d’Alrosa ALROSA Monopole de la production de diamants ; contrôle 23 % du Président de Vnechtorgbank TVEL L’un des plus gros producteurs mondiaux de combustible nucléaire ; alimente 1 réacteur sur 6 dans le monde. telecom, la plus grande compagnie russe de télécommunications internationales. • En voie de privatisation. ■ VIKTOR IVANOV Ancien membre du KGB FONCTION DANS L’ÉTAT Secrétaire général adjoint du président DANS LES ENTREPRISES D’ÉTAT Président du directoire d’Almaz-Antey ALMAZ-ANTEY Fournisseur de systèmes de défense aérienne pour 50 pays, l’un des pivots du complexe militaro-industriel. Président du directoire d’Aeroflot AEROFLOT La plus grande compagnie aérienne russe. ■ LEONID REIMAN FONCTION DANS L’ÉTAT Ministre des Télécommunications DANS LES ENTREPRISES D’ÉTAT Président du directoire de Sviazinvest SVIAZINVEST L’un des plus grands holdings de télécommunications à l’échelle mondiale. Comprend 7 compagnies régionales et Ros- ■ SERGUEÏ CHEMEZOV Collaborateur de Poutine à Dresde du temps de la RDA FONCTION DANS LES ENTREPRISES D’ÉTAT Président du directoire de Rosoboronexport ROSOBORONEXPORT Agence d’Etat d’exportation d’armes ; 55 milliards de dollars d’exportations en 2005. Un capitalisme au service de l’Etat C’en est fini des oligarques des années 1990. Lors de son second mandat, Poutine a placé ses proches à la tête des grandes entreprises. FINANCIAL TIMES (extraits) Londres n mois avant le sommet du G8, le Forum sur l’investissement, qui s’est tenu dans la ville natale de Poutine, a exposé au grand jour le nouvel ordre économique en Russie. Les géants contrôlés par l’Etat tenaient le haut du pavé : Gazprom, producteur de gaz naturel qui, avec un chiffre d’affaires de 225 milliards de dollars, dépasse Wal-Mart ou Royal Dutch Shell ; Rosneft, compagnie pétrolière sur le point d’entrer en Bourse pour 10 milliards de dollars ; et les Chemins de fer russes, qui prévoient également l’introduction en Bourse de certaines de leurs unités. Les administrateurs de ces entreprises font tous partie d’un réseau de proches de Poutine, réseau qui s’est constitué lors de son passage à Saint-Pétersbourg ou au KGB. Sans bruit, ils ont mis la main sur les entreprises publiques, occupant souvent également des ministères ou des postes à responsabilités au Kremlin. Ensemble, ils forment le conseil d’administration occulte de U ■ A la une de “Der Spiegel” “Le retour à la puissance mondiale”. Le magazine de Hambourg annonce la négociation d’une zone de libre-échange russo-européenne au sommet de Lahti en octobre. l’“entreprise Russie”, qui englobe les actifs les plus rentables du pays non seulement dans le pétrole et dans le gaz, mais aussi dans le nucléaire, les diamants, les métaux, les industries de la défense, l’aéronautique et les transports. Les oligarques de la présidence de Boris Eltsine ne constituent plus la force dominante. Ils avaient bâti leur fortune, en un temps record, sur les privatisations troubles de l’après-soviétisme, avant de s’appuyer sur leurs richesses pour conquérir le pouvoir politique. Les associés de Poutine, eux, ont contracté un nouveau mariage entre les deux pouvoirs, économique et politique. Si l’on ajoute à cela la reprise en main par l’Etat de la plupart des médias, ce groupe dispose de tous les moyens que détenait l’ancienne oligarchie. “Les oligarques des années 1990 sont redevenus des hommes d’affaires. Maintenant, on est en présence d’une oligarchie ‘tchékiste’”, note l’ancien ministre libéral Boris Nemtsov, en employant le terme argotique désignant les agents de la police secrète. Le président n’a pas “supprimé la classe des oligarques” comme il s’y était engagé : sur les sept grands oligarques des années 1990, trois demeurent en activité. Mais Poutine s’est acquis la loyauté et la docilité des hommes d’affaires du secteur privé. Alors que les oligarques de l’époque Eltsine s’effaçaient, leurs homologues “d’Etat” ont fait leur apparition. La raison tient à la pro- COURRIER INTERNATIONAL N° 819 31 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 pension de Poutine à se servir d’hommes de confiance ou d’anciens collègues du KGB pour rétablir le pouvoir de l’Etat. Il les a placés dans l’administration et les services gouvernementaux ; et, durant son second mandat, il a confié aux mêmes personnes un rôle de surveillance dans les entreprises d’Etat. Autre finalité (non avouée) de cette politique : utiliser les entreprises publiques pour rétablir le contrôle du Kremlin sur les actifs stratégiques. A en croire Andreï Illarionov, ancien conseiller économique de Poutine devenu l’un de ses détracteurs, la classe dirigeante s’est transformée en une sorte d’entreprise. L’appareil d’Etat et le monde des affaires sont extraordinairement liés. Ainsi, onze membres de l’entourage présidentiel dirigent six entreprises publiques et président douze autres conseils d’administration ; quinze hauts fonctionnaires sont également PDG, et vingt-quatre autres siègent dans des conseils d’administration. Dans aucun autre pays du G8, des ministres ou des collaborateurs directs du chef de l’Etat ne siègent dans les conseils d’administration d’entreprises publiques. L’Etat est également devenu un acteur de premier plan dans les fusions et acquisitions. Les chiffres de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) montrent que la part du secteur public dans l’économie est passée l’an dernier de 30 % à 35 %. 11/07/06 15:33 Page 32 e n c o u ve r t u re A l’instar de l’ascension des oligarques, le rôle grandissant des entreprises publiques et de leurs dirigeants a des conséquences importantes. Il ne traduit pas le retour à la planification centrale de l’époque soviétique : le Kremlin a fait sien le marché – comme le prouvent la prochaine introduction en Bourse de Rosneft et la levée prévue des restrictions imposées aux investisseurs étrangers pour l’achat des 49 % d’actions de Gazprom non détenues par l’Etat –, mais le nouveau modèle est un capitalisme bien plus dirigé que durant les années 1990. Les entreprises publiques cherchent également à s’appuyer sur un système judiciaire et une fiscalité favorables pour faire pression sur les cibles visées. Selon un grand patron, certains fonctionnaires se considèrent comme des Robin des Bois qui se saisiraient des biens de “riches” particuliers. “C’est pire que vers le milieu des années 1990, lorsque les hommes d’affaires payaient les tribunaux pour qu’ils rendent des verdicts à leur avantage, déplore-t-il. Aujourd’hui, les juges pensent qu’il est juste de favoriser les intérêts de l’Etat en cas de litige.” Le danger est également que les cadres nommés par l’Etat et bien introduits n’obtiennent des privilèges pour leurs entreprises, ce qui fausserait la concurrence. Le rôle croissant de l’Etat risque de “tuer les initiatives”, met en garde le même patron. “Si l’Etat se met à passer des commandes et à distribuer de l’argent, les gens penseront à défendre leurs intérêts dans tel ou tel projet gouvernemental. Et ça, ça n’exige pas de compétences dans les affaires, mais du talent en matière de lobbying.” Les entreprises publiques n’auraient qu’à sélectionner soigneusement les actifs privés attrayants. L’Union russe des industriels et des entrepreneurs a tiré la sonnette d’alarme à propos de l’incapacité de l’Etat à défendre la propriété intellectuelle. En avril, il a publié une étude qui concluait que le modèle économique russe était resté favorable à l’investissement en 2002 et 2003 – avant, donc, que n’apparaisse ce capitalisme d’Etat. Si le climat s’était maintenu, ajoutent les auteurs du rapport, un véritable boom des investissements aurait dopé la production industrielle, et la croissance économique aurait pu être deux fois plus forte (l’an dernier, le PNB a augmenté de 6,4 %). Des ministres sont ● Sculpture de trois mètres de haut représentant Poutine, par Zourab Tsereteli. Sur le livre : La Vérité russe. Eastnews 819p28-32 Poutine en matriochka. Dessin de Carrilho, Portugal. même intervenus. Le libéral Guerman Gref, ministre de l’Economie, a récemment prévenu que, vu le nombre actuel d’acquisitions, l’Etat ne peut pas “suivre à la trace toutes les entreprises publiques… alors qu’elles s’emparent d’actifs privés”. Mais cette fièvre de rachats est-elle d’ordre idéologique – le contrôle étatique serait la meilleure solution – ou s’agit-il de tentatives, de la part d’agents de l’Etat, de s’en mettre plein les poches ? Poutine en personne a nié tout enrichissement personnel des hauts fonctionnaires qui dirigent les entreprises publiques. La plupart des analystes conviennent que le président russe a eu raison de casser l’influence des oligarques des années 1990, qui entravait la concurrence et le développement du capitalisme russe ; cependant, au lieu de séparer les intérêts politiques de ceux des entreprises dans un système stable, régi par l’Etat de droit, il a créé une nouvelle classe d’hommes d’affaires politiquement influents. La Russie risque de s’enfermer dans un cercle vicieux de redistribution des actifs et d’oligarchies évolutives. Pour protéger leur fortune personnelle, ceux qui ont profité de l’ère Poutine se prépareront à utiliser tous les moyens à leur disposition afin d’assurer l’élection du successeur que celui-ci aura choisi en 2007. Neil Buckley et Arkady Ostrovsky BOURSE Rosneft, l’autre bras armé ■ L’ambition de Sergueï Bogdantchikov, patron de Rosneft, est de faire de son entreprise l’une des plus importantes du secteur de l’énergie cotées en Bourse. Il s’attend à collecter entre 8,5 milliards et 11,6 milliards de dollars lors de l’introduction de ce groupe en Bourse à Londres et à Moscou à la mi-juillet, ce qui en ferait la cinquième plus grosse opération de ce type dans l’Histoire. Créée en 1993 sur la base de l’ancien ministère de l’Industrie pétrolière de l’URSS, l’entreprise étatique connaît une expansion régulière, après avoir accusé une forte secousse lors de la crise de 1998. En 2002, ses activités s’étendent à l’Algérie et à la Colombie et, depuis 2005, elle livre du brut à la Chine. Troisième producteur de pétrole russe après Loukoil et TNKBP, la valeur de Rosneft est en partie due à la reprise, en 2005, d’une filiale de Ioukos, Iouganskneftgaz. Selon la Nezavissimaïa Gazeta, son bénéfice net a été de 869 millions de dollars au premier trimestre 2006 (contre 4,2 milliards de dollars pour Gazprom). Sa capitalisation pourrait atteindre 80 milliards de dollars après l’opération boursière. A N A LY S E “Il se peut que mon successeur ne soit pas très connu…” ■ Il était plus de minuit lorsque le président russe, qui venait de passer une longue journée à s’entretenir avec ses homologues au sommet de Shanghai, suivi d’un dîner puis d’un gala officiel, décida de convier une demi-douzaine de reporters dans sa suite d’hôtel pour quelques confidences inédites. Détendu, ayant “tombé la veste”, il raconte que sa femme lui manque et que, la veille, il a regardé un match de la Coupe du monde jusque tard dans la nuit. Il sirote un jus d’airelles, alors que ses conseillers ouvrent généreusement les minibars pour faire plaisir à leurs invités. “Et si cette soirée ‘improvisée’ n’était destinée qu’à amadouer la presse à l’approche du sommet du G8 qui doit se tenir à Saint-Pétersbourg”, s’alarme un journaliste d’une agence de presse américaine. Ses confrères russes, eux, semblent suspendus aux lèvres de leur président, sur tout lorsque ce dernier évoque sa succession en des termes inédits. “Il se peut que mon successeur ne soit pas une personnalité très connue. Pas forcément l’un des deux auxquels on pense”, avance-t-il, en faisant référence aux deux personnalités données favorites pour sa succession, à savoir le ministre de la Défense Sergueï Ivanov et le vicePremier ministre Dmitri Medvedev. Selon les observateurs, le premier incarne la ten- COURRIER INTERNATIONAL N° 819 dance “dure” et le second l’aile “libérale” de l’entourage de Poutine. Ils ont été choisis tous deux, à ce stade, par “souci d’équilibre”. “En évoquant la possibilité d’un troisième homme, inconnu de surcroît, Poutine rebat les cartes de la réussite électorale”, décryptent les Izvestia, comparant les sorties du président russe à de véritables “énigmes” antiques. “Les candidats pour le poste de Gagarine étaient au nombre de quatorze”, avait déjà fait remarquer Poutine à une autre occasion. Désormais, “la liste du président russe s’ouvre à l’infini”… Mais l’essentiel est ailleurs : “Poutine veut montrer que lui seul connaît les noms de la ‘short list’ 32 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 et nous fait savoir qu’il rendra public le nom de son successeur lorsqu’il le souhaitera.” Plus précisément lorsque toutes les conditions seront réunies pour que le cheval du Kremlin soit certain de remporter l’élection présidentielle de 2008. Selon Gazeta.ru, le président Poutine a également brossé le portait en creux de son successeur lors de cette soirée : il doit être honnête, moral, professionnel, et surtout “savoir assumer la responsabilité de ses décisions”. “Il lui suffirait de se cacher une fois derrière le dos des autres et le pays s’écroulerait”, a dit de lui Poutine. L’“opération 2008” se poursuit, conclut Gazeta.ru. 709 6JUIN 44 1/06/04 19:49 Page 13 819p34-35-36-37 11/07/06 9:58 Page 34 débat LES COMPORTEMENTALISTES À L’ATTAQUE Freud démoli par la science Cent cinquante ans après la naissance du père de la psychanalyse, sa méthode est de plus en plus décriée. Les autorités sanitaires et beaucoup de patients lui préfèrent des cures plus légères et plus scientifiques en apparence, comme les thérapies cognitivo-comportementales. PROSPECT (extraits) Londres ■ Les auteurs Alexander Linklater est directeur adjoint de la rédaction du mensuel britannique Prospect. Profondément marqué par l’expérience de son frère, atteint d’un trouble bipolaire (maniacodépression) depuis l’âge de 14 ans, il s’est lancé avec lui dans un vaste projet de réflexion sur la santé mentale, l’état des débats sur la question et la pertinence des traitements proposés. Robert Harland est spécialiste de philosophie de la psychiatrie et exerce à l’hôpital Maudsley, à Londres. Phobies ; dépression ; fécondité ; TOC (troubles obsessionnels compulsifs). Dessin de James Lambert paru dans The Guardian, Londres. uiconque a suivi une psychanalyse classique sait que le but n’est pas de trouver un remède à une maladie, ni même de soulager les symptômes dont on souffre. L’analyste – qu’il soit freudien, jungien, kleinien ou lacanien – ne dit pas au patient de quoi il souffre, ni ne lui explique comment s’en sortir. Le patient s’embarque plutôt dans une exploration de soi au cours de laquelle il découvre qu’il ne souffre pas seulement des symptômes pour lesquels il était venu consulter, mais également de toute une série d’autres conflits sous-jacents. En règle générale, le processus s’articule autour de deux mécanismes, auxquels se résume en gros la technique mise au point par Freud. Le premier mécanisme est l’“association libre” : vous racontez tout ce qui vous passe par la tête pendant des séances de cinquante minutes, à raison de deux à cinq fois par semaine, pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, ce qui révèle des thèmes, des liens et des schémas dont vous n’aviez pas conscience jusque-là. Le second est le “transfert”, phénomène par lequel le patient s’engage avec l’analyste dans une relation intime qui ne ressemble à aucune de celles qu’il peut avoir hors du cabinet de consultation. Le principe qui veut que tout le travail se fasse à travers cette relation thérapeutique est à la base de toutes les thérapies dites “psychodynamiques” issues de la tradition freudienne. Si l’analyse est un succès, le résultat de cette relation apportera un mieux à votre vie.Vos symptômes régresseront à l’état de conflits plus profonds, que vous en venez à accepter comme le prix à payer pour être en vie. La psychanalyse est rarement rédemptrice et n’a d’ailleurs jamais prétendu l’être. Lorsque les premiers patients de Freud se plaignaient à lui que rien ne pourrait changer les circonstances qui les avaient rendus malheureux, il acquiesçait – avec une réserve : “Il y a beaucoup à gagner si l’on parvient à transformer votre misère hystérique en malheur banal.” Cette célèbre formule de Freud, qui figure dans ses Etudes sur l’hystérie (1895), rend bien compte du pessimisme – ou du réalisme – qui imprègne toute la pratique freudienne. “Le grand paradoxe de la psychanalyse est la quasi-inutilité de ses révélations”, écrivait Janet Malcolm en 1983 dans The NewYorker. “Rendre l’inconscient conscient – ce que se propose la thérapie psychanalytique – revient à verser de l’eau dans une Q passoire. L’humidité qui reste à la surface du tamis est l’acquis de l’analyse.” Malcolm n’a jamais compté parmi les détracteurs de la psychanalyse. Loin de la discréditer, elle cherchait à distinguer le charlatanisme de la pratique authentique. Mais, aux Etats-Unis, la psychanalyse avait atteint son âge baroque et était mûre pour être clouée au pilori. Dix ans plus tard, Frederick Crews, professeur d’anglais à Berkeley, lui assène le coup de grâce en publiant dans The New York Review of Books un article [“The Unknown Freud”], qui demeure l’un des réquisitoires les plus impitoyables contre la pratique et la théorie freudiennes et leurs prétentions scientifiques. L’intensité des débats qui avaient cours dans les années 1980 semble appartenir à un autre âge, sur- COURRIER INTERNATIONAL N° 819 34 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 tout en Grande-Bretagne, où la psychanalyse a accusé un repli encore plus net qu’aux EtatsUnis ou en Europe continentale. Le 150e anniversaire de la naissance de Freud a été célébré au Royaume-Uni de façon discrète et souvent confuse. Cette confusion vient en partie de ce que la terminologie et les concepts freudiens restent profondément enracinés dans le langage courant. Il ne faut toutefois pas confondre la riche dimension mythopoétique de la théorie freudienne avec la pratique plutôt modeste de la psychanalyse. Longue, 819p34-35-36-37 11/07/06 10:10 Page 35 Nouvelles de la planète psy (1er volet) ● complexe et coûteuse, la cure analytique se déroule essentiellement dans des cabinets privés. Près de 250 psychanalystes agréés travaillent dans le cadre du système de santé publique britannique (NHS), aux côtés de psychothérapeuthes, d’art-thérapeuthes et d’autres praticiens d’orientation psychodynamique. Mais la psychanalyse sous sa forme pure est quasi absente de la santé publique. La méthode est si coûteuse et offre si peu de garanties de résultat que l’on peut difficilement préconiser que le NHS accroisse la place qui lui est accordée dans le traitement des troubles mentaux. On reste donc avec l’impression diffuse que la pratique n’est pas très praticable, mais que la théorie contient un modèle d’explication du fonctionnement mental. Freud était peut-être comme Darwin (qu’il admirait) en ceci qu’il a fourni un modèle susceptible d’être par la suite affiné par les progrès scientifiques. En fait, il se rapproche davantage de Marx (qu’il n’admirait pas), qui a eu une influence considérable au XXe siècle, sans que rien ne vienne étayer ses théories “scientifiques”. Si les progrès de la génétique ont fait avancer thérapeutique. Ce qui a fait davantage de tort encore au freudisme, ce sont les systèmes de classification de plus en plus précis et poussés des troubles mentaux, qui ont entièrement recatégorisé les symptômes névrotiques ou hystériques que Freud avait observés et tenté d’expliquer. En 1980, les auteurs de la troisième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-III) prennent une décision radicale qui divise les milieux américains de la psychiatrie : ils font disparaître définitivement le terme de “névrose”. La bible américaine du diagnostic psychiatrique déclare ainsi que le principal phénomène mental sur lequel Freud a bâti son édifice n’existe pas. Si la psychiatrie d’orientation biologique apportait de mauvaises nouvelles pour la théorie freudienne, le message des neurosciences était plus sombre encore. Au cours des années 1990, que l’on qualifie souvent de décennie du cerveau, on a découvert que le langage, la mémoire et l’action volontaire étaient localisés dans des régions cérébrales précises. Avec la découverte la cause de Darwin, ils ont eu l’effet inverse sur celle de Freud. Ils ont relancé cette vieille tradition de la psychiatrie médicale qui consiste à chercher des bases biologiques aux troubles mentaux. Entre-temps, à partir des années 1950, le progrès pharmacologique – avec la mise au point des antipsychotiques et des antidépresseurs tricycliques, et la redécouverte du lithium – a permis la plus grande avancée de l’Histoire dans le traitement des symptômes des troubles mentaux graves, réduisant considérablement la population des hôpitaux psychiatriques. La pharmacologie a davantage réussi à limiter les dégâts qu’à guérir. Mais elle a clairement établi la composante biochimique des troubles mentaux graves et, à partir des années 1980 et 1990, on s’est pris à espérer qu’on pourrait identifier les causes génétiques de pathologies comme la schizophrénie et les troubles bipolaires (syndrome maniaco-dépressif). Freud ne prétendait pas que la psychanalyse fût capable de traiter des troubles profonds ou psychotiques, et il n’a jamais nié que les fondements même de la psychologie humaine fussent physiques et biologiques. Mais voilà que la génétique du mental – envisageant la folie comme l’effet biologique en aval d’une anomalie génétique – menaçait d’envahir y compris les domaines qui se prêtaient, selon Freud, à l’intervention de la neuro-imagerie fonctionnelle, on a pu observer en temps réel un nombre croissant d’opérations mentales. On a vu que les états motivationnels et émotionnels avaient des circuits cérébraux spécifiques. On a commencé à comprendre ce qui se passe dans le cortex préfrontal, l’hippocampe et l’amygdale, sans que l’on puisse faire aucun lien entre ces zones et le ça, le moi et le surmoi. Et qu’en est-il de l’inconscient et du mécanisme du refoulement ? Sans eux, il ne reste plus rien des fondements du système freudien. Ce dont on est sûr, aujourd’hui, c’est que le non-conscient domine dans le cerveau. Cela ne veut pas dire pour autant que les circuits subconscients des sciences cognitives correspondent à la zone dynamique des pulsions antagonistes que Freud a postulées. Cela nous met seulement face à l’évidence que le cerveau effectue la plupart de ses activités sans que nous en ayons conscience. Du reste, on en sait peut-être plus aujourd’hui sur le cerveau inconscient que sur le conscient. Le concept de refoulement, dernier bastion de la théorie freudienne, a lui aussi été battu en brèche ces trente dernières années. A la suite d’un choc ou d’un traumatisme, un individu peut se trouver dans l’incapacité de traiter un souvenir, qui soit est bloqué, soit revient sous forme de cauchemar ou de flash-back. Mais cela peut se comprendre comme l’incapacité du cerveau à traiter des événements douloureux, plus que comme le refoulement d’un désir interdit du fait des contraintes de la civilisation. COURRIER INTERNATIONAL N° 819 35 Personne n’a entièrement réussi à expliquer comment la chair se fait pensée, mais grâce à l’apport des neurosciences et de la psychologie cognitive on est parfaitement en mesure d’établir un schéma opérationnel du mental, qui ne comporte pas de complexe d’Œdipe, pas d’éros ni de thanatos, pas de principe de plaisir, pas d’ego et, surtout, pas d’inconscient. Nous sommes peut-être attachés à certains de ces concepts, mais, d’un point de vue scientifique, nous n’en avons pas l’utilité. Faut-il en conclure que le grand rêve de la cure par la parole d’inspiration freudienne a été balayé par une biologie du mental ? Loin de là. Malgré la mise au point de traitements pharmacologiques de plus en plus perfectionnés, les nouveaux médicaments ne sont pas beaucoup plus efficaces que les anciens. Dans le traitement des troubles psychotiques, leurs effets positifs s’accompagnent souvent d’effets secondaires néfastes. La psychiatrie reste essentiellement un processus de diagnostic, d’évaluation des risques, d’endiguement et de soin. Le grand espoir que l’on avait dans les années 1990 d’identifier les causes génétiques des troubles mentaux – comme cela s’était fait pour les maladies de Huntington et d’Alzheimer – ne s’est pas concrétisé. Un modèle du mental, auquel est associée une thérapie particulière, gagne toutefois du terrain depuis une trentaine d’années : la psychologie cognitive n’a pas eu les problèmes de la théorie freudienne face aux progrès de la psychiatrie biologique, de la génétique et des neurosciences. Depuis ses débuts, à la fin des années 1950, cette science fondée sur l’observation et l’expérimentation qui étudie les pro- Les progrès de la génétique ont fait reculer la cause freudienne cessus mentaux de traitement de l’information a de plus en plus intégré les modèles neurobiologiques ou informatiques du mental. La thérapie verbale issue du cognitivisme et que l’on appelle thérapie “cognitive et comportementale” ou “cognitivo-comportementale” (TCC) est désormais la méthode qui a fait l’objet du plus grand nombre de travaux scientifiques de part et d’autre de l’Atlantique. “Ça marche” : tel est le mantra que les praticiens répètent à l’envi, avec une froide assurance à mille lieues de la ferveur des freudiens. Or dire “ça marche” ne veut pas dire “guérir”. Mais la TCC est parvenue à ce qu’aucune autre thérapie n’a réussi à faire au même degré : développer une méthode empirique pour démontrer sa grande efficacité. Et, contrairement à la psychanalyse classique, la TCC peut prétendre être vérifiable scientifiquement. Le père et artisan de la thérapie cognitive, Aaron T. Beck, a rompu tout à fait par hasard avec la tradition freudienne. En 1959, alors qu’il est maître assistant de psychiatrie à la faculté de médecine de l’université de Pennsylvanie, DU 13 AU 19 JUILLET 2006 ■ En Argentine “Les neurosciences défient la psychanalyse”, “La fin de la psychanalyse” : à en croire Ñ, le supplément culturel du quotidien Clarín, et l’hebdomadaire Noticias, le divan n’a plus la cote dans l’un des pays les plus freudiens du monde. “L’Argentine compte 6 000 psychiatres et près de 4 000 psychothérapeutes, dont la plupart ont été formés dans des universités dominées par les freudiens”, rappelle Noticias. Mais “la psychanalyse, qui a toujours été la forme emblématique du traitement psychologique dans le pays, est aujourd’hui en crise. La proportion de psychanalyses pures dans la capitale, Buenos Aires, a chuté ces cinq dernières années de 70 % à 54 %, d’après une récente étude de l’université de Belgrano.” Pourquoi cette désaffection ? De plus en plus de thérapeutes jugent la science de Freud anachronique ou commencent à y intégrer des éléments d’autres courants “modernes”, plus adaptés à l’époque et aux demandes des patients. 819p34-35-36-37 11/07/06 10:17 Page 36 débat Dessin de Nuno Saraiva paru dans Expresso, Lisbonne. il entame des recherches psychanalytiques. Beck souhaite prouver scientifiquement les idées de Freud pour convaincre les psychologues récalcitrants. Il centre ses recherches sur un domaine de la psychanalyse que tout le monde connaît bien, l’analyse des rêves. Il teste l’hypothèse selon laquelle la dépression est due à un renversement de l’hostilité, c’est-à-dire à une agression que l’on retourne inconsciemment contre soi-même. Le postulat freudien veut que le type de pensée à l’œuvre dans les rêves soit qualitativement différent de celui qui opère dans l’état conscient de veille – puisque les rêves révèlent des motifs inconscients. Mais plus Beck examine les réponses de ses patients déprimés, plus il devient évident à ses yeux que la plupart d’entre eux ne cherchent pas activement l’échec, ni consciemment ni inconsciemment. Leurs rêves semblent seulement confirmer ce qu’ils disent lorsqu’ils sont en état de veille. Beck se dit qu’il y a peutêtre une explication plus simple. “La personne se perçoit en situation d’échec dans le rêve parce qu’elle se perçoit ordinairement en situation d’échec.” Beck s’éloigne du modèle freudien de l’inconscient pour placer l’esprit conscient au centre de son raisonnement. Il met au point une forme de thérapie qui s’intéresse directement à l’idée qu’ont les patients d’eux-mêmes, concevant les troubles de l’humeur comme la conséquence de pensées dysfonctionnelles. Il se démarque de la vision fataliste de la nature humaine qu’avait Freud pour adopter un rationalisme optimiste. Pour lui, la dépression est essentiellement une distorsion cognitive et il la traite en aidant ses patients à réorganiser leur quotidien, à analyser autrement leurs souvenirs et à restructurer leur mode de pensée, et en remettant en question les représentations négatives qu’ils ont d’eux-mêmes. Dans le “schéma” de Beck, le comportement, la cognition et l’humeur sont étroitement liés, chacun de ces éléments pouvant interagir sur l’autre. Même lorsque la composante biologique du trouble mental est évidente, la TCC cherche à amender la pensée dysfonctionnelle qui l’accompagne et peut-être à soulager ainsi le trouble biochimique sous-jacent. La thérapie la mieux acceptée par le corps médical dans les pays occidentaux Depuis les travaux fondateurs de Beck, dans les années 1960 et 1970, la TCC s’est développée lentement mais sûrement et a accumulé les preuves démontrant son efficacité pour toute une série de troubles (essentiellement l’anxiété, la dépression, les traumatismes, les troubles obsessionnels compulsifs et les troubles des comportements alimentaires). L’outil de base pour évaluer la TCC est le même que celui utilisé pour tester de nouveaux médicaments, à savoir les études randomisées contrôlées. On teste l’efficacité d’une thérapie donnée, pour un trouble donné, par rapport à d’autres traitements (médicamenteux ou autres) et à un placebo. Les centaines d’études randomisées contrôlées réalisées à grande échelle en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis depuis les années 1980 montrent que la TCC enregistre un taux de réussite élevé pour les troubles mentaux les moins graves, mais également qu’elle peut être parfois un complément utile dans le traitement des grands troubles psychotiques. La thérapie cognitivo-comportementale est à l’heure actuelle la cure par la parole la plus documentée et la mieux acceptée par le corps médical dans le monde occidental. On comprend aisément que cette méthode efficace, facile à enseigner et se prêtant à l’évaluation scientifique puisse intéresser un système de santé publique à court de moyens. Alors qu’elle est née aux Etats-Unis, c’est curieusement au Royaume-Uni que l’approche cognitive a véritablement décollé. Outre-Atlantique, elle est en concurrence avec beaucoup d’autres méthodes – dont les thérapies psychodynamiques, qui puisent leurs racines dans la tradition freudienne. En GrandeBretagne, elle s’est imposée comme la norme. Il ne faut pas forcément cracher dessus. A des degrés divers selon les pathologies, la TCC a montré qu’elle pouvait aider les individus. Mais elle n’est pas la seule. Certains praticiens qui se situent dans la tradition psychodynamique issue du freudisme assurent pouvoir également prouver l’efficacité de leur méthode. La figure de proue de ce mouvement est Peter Fonagy, professeur de psychanalyse au University College ■ L’auteur Adam Phillips, 52 ans, est l’un des psychanalystes les plus célèbres du Royaume-Uni, à la fois en tant que praticien et en tant que penseur. Après avoir été longtemps psy pour enfants en milieu hospitalier, il se consacre depuis 1995 à l’écriture et à la pratique libérale. Il est aussi éditeur associé de la célèbre maison d’édition britannique Penguin, pour laquelle il supervise, entre autres, les nouvelles traductions des textes de Freud. Parmi ses ouvrages traduits en français : La Boîte de Houdini (Payot, 2005), Le Pouvoir psy (Hachette Pluriel, 2001). Son dernier livre, Side Effects, paraît ces jours-ci au Royaume-Uni. La psychanalyse n’est pas une science dure La théorie analytique est forcément hasardeuse et doit s’assumer comme telle. Le point de vue du psy et essayiste Adam Phillips. a psychothérapie traverse une nouvelle crise d’identité. En témoignent deux tendances récentes de la profession aux Etats-Unis : d’une part, les efforts pour en faire une “science dure” et, d’autre part, l’idée de plus en plus répandue chez les praticiens qu’il est non seulement inutile, mais aussi nuisible, d’utiliser la cure par la parole pour découvrir les traumatismes dans le passé des patients. Il n’est pas vraiment surprenant que des psychothérapeutes – et ce quelle que soit leur école – se sentent contraints de se prouver à eux-mêmes et à la société qu’ils pratiquent une science dure. Compte tenu du prestige et de la confiance que le monde moderne accorde au fait scientifique, les psychothérapeutes, qui ont toujours eu à se mesurer à la profession médicale, tiennent à démontrer qu’eux aussi peuvent travailler dans le domaine du prévisible et qu’ils sont capables de fournir des preuves de la valeur de leur démarche. L Il est, pour ainsi dire, symptomatique que les psychothérapeutes aspirent à une légitimité scientifique. Or l’une des bonne choses que fait la psychothérapie, à l’instar de l’art, c’est justement de nous montrer les limites de ce que la science peut faire pour notre bien-être. La méthode scientifique seule ne suffit pas, en particulier lorsque nous cherchons à savoir comment vivre et qui nous sommes. De même que nous ne pouvons pas savoir à l’avance quel effet un livre ou un morceau de musique vont produire sur nous, de même chaque psychothérapie – et chacune des séances qui la compose – est imprévisible. Si elle ne l’est pas, elle s’apparente alors à de l’intimidation, à de l’endoctrinement. Il serait naïf de la part des psychothérapeutes de vouloir ignorer la science ou de se dresser contre toute méthodologie scientifique. Mais chercher à présenter la psychothérapie comme une science dure est COURRIER INTERNATIONAL N° 819 36 en fait une tentative pour l’imposer sur le marché. Cela relève d’une volonté de la rendre “respectable”, d’en faire un bien de consommation comme un autre et par là même de la soumettre servilement au consumérisme. Un consumérisme auquel elle est justement censée aider les gens à faire face. Si la psychothérapie a quelque chose à offrir – et la question devrait toujours être posée –, il ne peut s’agir que de quelque chose qui se situe en dehors des valeurs culturelles dominantes. Lorsqu’on se rend chez l’ophtalmologue ou qu’on achète une voiture, on est en droit d’attendre des résultats fiables et un minimum de garanties. Un psychothérapeute honnête ne peut fournir de garanties comparables. Il ne peut promettre qu’une disponibilité d’écoute professionnelle et des commentaires qui peuvent s’avérer utiles. En invitant le patient à parler longuement – en particulier de ce qui le perturbe vrai- DU 13 AU 19 JUILLET 2006 ment –, quelque chose finit par éclore. Mais ni le patient ni le thérapeute ne savent à l’avance ce qu’ils vont dire ni quel effet vont avoir leurs paroles. Le seul fait de créer une situation favorable à l’évocation des souvenirs, à l’expression de pensées, de sentiments et de désirs jusque-là refoulés peut avoir des effets incommensurables, à la fois positifs et négatifs. Rien – aucune formation, aucune recherche, aucune collecte de données statistiques – ne peut annuler cette incertitude très particulière de la rencontre. La psychothérapie est un risque. Il y aura toujours des “victimes” de la thérapie. Tout au long de l’Histoire, la religion a été, avec la complicité de l’art, le langage à travers lequel les humains ont pu exprimer ce qui leur tenait le plus à cœur. La science est devenue le langage qui les a aidés à connaître ce qu’ils voulaient connaître et à avoir ce qu’ils voulaient avoir. La psychothérapie, elle, doit occuper l’inconfortable juste milieu, sans prendre parti ni pour l’une ni pour l’autre. L’étroitesse d’esprit étant le mal le plus répandu dans nos sociétés, il faut que nos thérapeutes résistent à l’attrait des certitudes en vogue. Adam Phillips, The New York Times (extraits), New York 819p34-35-36-37 11/07/06 10:21 Page 37 Nouvelles de la planète psy (1er volet) ● de Londres et directeur du Centre Anna Freud. Certains psychanalystes le considèrent un peu comme un apostat pour avoir abandonné les grandes classifications et accepté l’idée que la psychanalyse doit être soumise aux outils de collecte de preuves. L’approche de Fonagy est toutefois la plus susceptible de perpétuer la tradition freudienne, et personne – pas même les cognitivistes – ne conteste sa capacité à réaliser des études et à les soumettre aux règles d’évaluation. Fonagy ne cherche en aucun cas à argumenter contre la TCC. Il soutient simplement que la tradition freudienne propose un autre moyen de comprendre l’effet de la relation thérapeutique et la difficulté qu’il y a à venir à bout de la plupart des troubles mentaux sur le long terme. Ce qu’il reproche à la TCC, c’est de “se vendre comme un antibiotique, alors qu’elle n’est que de l’aspirine”. Pour un état pathologique particulier, les troubles de la personnalité, Fonagy a démontré, en s’appuyant sur les méta-analyses de plusieurs études réalisées au cours des sept dernières années, que l’approche psychodynamique était aussi efficace que la TCC. Mais David Clark, professeur de psychologie à l’Institut de psychiatrie britannique, fait valoir les résultats de différentes études comparatives publiées dans la revue Archives of General Psychiatry, attestant de la plus grande efficacité de la TCC. On ne sait pas très bien jusqu’à quel point ces études permettent de tirer des conclusions tranchées. Les thérapies freudiennes auront toujours un handicap dans la course à la validation scientifique, car la relation patient-analyste, qui est le “principe actif ” de la psychanalyse, ne peut pas se traduire en données. Mais même pour les thérapeutes cognitifs, qui considèrent davantage cette relation comme un vecteur que comme un principe actif, les études cliniques peuvent donner des résultats plus ambivalents qu’ils ne veulent bien l’admettre. Il est vrai que les données tirées des réponses aux questionnaires fournis au patient avant et après la thérapie se prêtent à une évaluation scientifique, mais dans quelle mesure reflètent-elles des états psychologiques réels ? C’est exactement le problème qui se pose aux instituts de sondages et aux chercheurs en sciences sociales, à cette différence près que la recherche en TCC apparaît comme plus médicale qu’elle ne le devrait. D’ailleurs, pour le traitement des troubles de la personnalité et des troubles bipolaires, d’éminents praticiens de la TCC admettent volontiers emprunter un certain nombre d’idées au vieux fonds freudien. Aux Etats-Unis, Judith Beck (la fille d’Aaron), qui dirige l’Institut Beck, et Cory Newman, du Centre de thérapie cognitive, disent utiliser certaines techniques issues de l’approche psychodynamique pour étudier les problèmes de l’enfance. Et, même en GrandeBretagne, une personnalité aussi importante que David Clark, de l’Institut de psychiatrie britannique, n’exclut pas la valeur des autres approches. “La TCC, c’est tout ce qui marche”, dit-il, citant la formule d’Aaron Beck. La thérapie cognitive n’a pas tant un problème de méthode que de sens. Personne ne peut dire que la thérapie cognitive ait donné lieu à un mouvement culturel, comme l’a fait la psychanalyse. La TCC vise à modifier les mécanismes de l’esprit – à fournir aux patients des exercices leur permettant d’améliorer leurs symptômes –, et non à produire un langage de l’expérience humaine. C’est là en même temps sa réussite et sa limite. Certains cognitivistes – y compris Aaron Beck, maintenant âgé de 85 ans – s’attachent aujourd’hui à donner une profondeur à leur idée. Et, fait intéressant, c’est au bouddhisme qu’ils font appel pour cela. Le lien qu’ils établissent entre les deux passe par ce que l’on appelle la “pleine conscience” [en anglais, mindfulness, ce terme désigne une technique de méditation bouddhiste]. Ce rapprochement fantaisiste est toutefois très éloigné de la méthode scientifique dont se réclame le cognitivisme. Et il élude une contradiction flagrante : la pratique du bouddhisme n’incite pas à extérioriser verbalement ses problèmes. Beaucoup de bouddhistes sont convaincus que le malheur s’explique par des actes commis dans une vie antérieure, et l’en- seignement bouddhiste n’a pas du tout la même tonalité que la psychologie active et positive des cognitivistes. Nous avons récemment demandé au grand patriarche du Cambodge, Sa Sainteté le sangharajah Bour Kry, ce qu’il pensait de l’utilisation de thérapies occidentales pour traiter les traumatismes d’un des pays les plus durement touchés au monde.Voici sa réponse : “La voie bouddhiste n’est pas de ressasser le passé. Il faut se détendre et se calmer,ne pas y penser.Dans le bouddhisme, rien n’arrive par hasard. Cela fait partie du karma. En Occident, vous exprimez davantage les choses. Dans la culture cambodgienne, on intériorise, on ne parle pas. C’est une autre démarche.” La culture à l’origine de la thérapie verbale la plus répandue dans le monde est occidentale, rationnelle et scientifique. Et, du moment que l’on comprend ses bases philosophiques, elle peut à juste titre prétendre être efficace. Mais ce qu’elle est structurellement incapable de faire, c’est d’expliquer ou de décrire les phénomènes de l’expérience. La TCC considère l’ensemble des diagnostics psychiatriques qui tentent de classifier les troubles mentaux comme autant de dysfonctionnements cognitifs. Elle a pour ambition d’améliorer le fonctionnement mental. De son point de vue, tout le reste n’a pas de sens. Ainsi, la TCC aurait considéré les célèbres dépressions d’Abraham Lincoln et de Winston Churchill comme des problèmes cognitifs à surmonter, et non comme des états d’esprit, douloureux mais porteurs de sens, qui leur disaient quelque chose sur le monde et orientaient leurs actes. Lorsqu’il étudie les rêves de ses patients déprimés, le thérapeute cognitif ne voit que des pensées positives ou négatives, fonctionnelles ou dysfonctionnelles. C’est un avantage si le patient consulte simplement pour essayer d’améliorer ses symptômes. Mais c’est un inconvénient s’il a besoin de comprendre son expérience. Le roman préféré de Freud était Les Frères Karamazov. La vision qu’avait Dostoïevski des pulsions fondamentalement perverses et autodestructrices de la nature humaine faisaient sens pour Freud, qui a cherché à trouver un langage à leur mesure. Scientifiquement, il a commis beaucoup d’erreurs et, on le sait, il s’est trompé dans l’interprétation des symptômes de certains de ses patients. Mais il avait pour ambition d’articuler en un ensemble cohérent les conflits auxquels est confronté l’esprit humain et dont il ne peut s’affranchir. Il ne reste peutêtre pas grand-chose de ses classifications et de son modèle de l’inconscient, mais, pour ceux qui comprennent que la souffrance peut être porteuse de sens et que les relations sont le moteur du changement humain, Freud reste l’une des influences fondamentales. Alexander Linklater et Robert Harland LA SEMAINE PROCHAINE CES TROUBLES MENTAUX INVENTÉS PAR LES LABOS COURRIER INTERNATIONAL N° 819 37 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 Sigmund Freud et Aaron T. Beck. Dessin de Stephen Lee paru dans Prospect, Londres. 819p38-39 10/07/06 18:31 Page 38 enquête ● LA CENSURE AU QUOTIDIEN Comment Pékin contrôle la presse Hong Kong Il n’y a pas de censeurs à demeure dans les rédactions chinoises. Mais il existe un organisme occulte qui “évalue” a posteriori tout ce qui est publié, et dont les critiques peuvent avoir de très graves conséquences pour les titres comme pour leurs responsables. amais une affaire n’a eu autant d’impact que la fermeture arbitraire du supplément Bingdian (‘Point de congélation’) et jamais les gens n’ont autant protesté face au contrôle de la presse et à l’impossibilité de s’exprimer librement.” C’est ce que déclare Li Rui, ancien secrétaire de Mao Tsé-toung et ancien directeur adjoint du département de l’organisation du Parti communiste chinois (PCC). A 87 ans, ce dernier a publié avec d’autres vétérans du PCC une “Déclaration commune sur l’affaire Bingdian”, dans laquelle il affirme fort justement : “La réalité historique montre que seuls les régimes autoritaires ont besoin de contrôler l’information et caressent le vain espoir de maintenir à jamais la population dans l’ignorance pour appliquer leur politique obscurantiste et perpétuer leur ‘monopole de la parole’.” Ces vétérans du Parti estiment indispensable de libérer l’information. Pour ce faire, il est crucial de parvenir à briser le joug idéologique de la Cellule de lecture et d’évaluation de l’information (CLEI) du département de la propagande du Comité central. Cette cellule a pour mission de surveiller, blâmer, réprimer et contrôler tout le secteur de l’information. Ce qui l’a amenée à faire disparaître bon nombre de publications de premier plan ces dernières années. En théorie, la CLEI dépend du Bureau de l’information du département de la propagande, mais elle fonctionne en fait de façon indépendante. Constituée en grande majorité de fonctionnaires retraités du secteur de la presse, qui y font des vacations, elle dispose de pouvoirs largement supérieurs aux différentes “divisions” relevant du Bureau de l’information. Son bulletin, publié de façon irrégulière, est directement adressé aux plus hauts dirigeants de l’Etat, aux départements provinciaux de la propagande et aux médias, sans avoir à emprunter les canaux classiques de l’organisation du PCC. Les membres de la CLEI effectuent souvent des inspections sur le terrain dans les différents médias, où ils viennent donner leurs directives. C’est ainsi qu’ils se sont rendus un jour au grand complet dans les locaux de la chaîne centrale de télévision Li Datong, ancien chinoise (CCTV) pour inspecter le rédacteur en chef du travail effectué. Le directeur et le supplément Bingdian sous-directeur de la chaîne ainsi que du Zhongguo tous les responsables des program- Qingnian Bao, mes s’empressèrent de les accom- licencié pour excès pagner dans leur visite. Certains d’audace éditoriale. médias se montrent très prévenants envers la CLEI. D’autres se contentent de ravaler leur colère, alors que des journalistes n’hésitent pas à exprimer leur indignation en tapant du poing sur la table. Ainsi, l’ancien rédacteur en chef de Bingdian, Li Datong, a par exemple déploré dans une lettre ouverte au rédacteur en chef du Zhongguo Qingnian Bao que “l’opinion personnelle des membres de la CLEI [soit] une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de tous les médias”. La CLEI a été créée en 1994 et publie environ 800 bulletins par an, soit plus de deux par jour. Comme J l’admet bien volontiers la CLEI, la moitié d’entre eux contiennent des jugements “négatifs”. Autrement dit, il ne se passe quasiment pas de jour sans qu’un de ces jugements réprobateurs ne mette dans l’embarras des organes de presse. Le journal le plus remarquable de Chine populaire, l’hebdomadaire cantonais Nanfang Zhoumo, a notamment fait l’objet, en mai 2001, d’un “mouvement de rectification” sans précédent, à l’issue duquel les principaux responsables et les journalistes constituant l’épine dorsale du journal ont été renvoyés. L’ardeur du journal à dévoiler les travers de notre société contemporaine et à se faire le porte-parole de l’opinion publique s’en est trouvée sérieusement affectée. Entre 1998 à 2001, le Nanfang Zhoumo avait constamment été dans le collimateur. Depuis que l’hebdomadaire avait tourné en dérision la tendance à l’emphase “socialiste” dans la couverture médiatique des secours apportés aux victimes de catastrophes naturelles, la CLEI lui adressait en moyenne une vingtaine de “critiques” par an. Et l’étau s’était resserré en 2000. Cette année-là, sur ordre comminatoire du comité du Parti pour la province du Guangdong, le Nanfang Zhoumo avait été contraint de se censurer et de publier nombre d’articles “positifs” ou “neutres”. En août et en octobre, la Cellule lui demanda des comptes, l’accusant à tort de publier trop d’articles négatifs ou à scandale. Alors qu’un article intitulé “Un récit en provenance de la prison pour femmes” décrivait de manière tout à fait positive la réhabilitation accomplie dans les établissements pénitentiaires, les juges du groupe ont, par exemple, décrété qu’il était négatif au motif que le titre comportait le mot “prison” [auquel la Chine populaire a longtemps préféré le terme “camp de réforme COURRIER INTERNATIONAL N° 819 par le travail”]. Autre exemple : sur une photo montrant les secours lors d’un accident dans une mine, on voyait un rayon de lumière rouge. Les commissaires en profitèrent pour accuser de manière abracadabrante le journal d’avoir retouché la photo pour qu’il s’en dégage une atmosphère de terreur. Une photo de la fête nationale à Pékin, qui représentait des personnes âgées dans une petite ruelle avec le drapeau chinois, a également été accusée d’exprimer un état d’esprit sombre. Le bulletin de la CLEI, Lecture et évaluation de l’information, regorge d’insinuations, de fausses accusations, d’histoires montées en épingle et de questions de principe. Si, d’aventure, les commissaires n’aiment pas un article, sans pourtant parvenir à trouver la faille, ils se contentent alors d’accuser le texte de “prêter le flanc à tel ou tel point de vue”. Le Nanfang Zhoumo a reçu blâme sur blâme, jusqu’à ce qu’il soit finalement forcé en 2001 de changer d’équipe. Par contrecoup, le journal a perdu la confiance de ses lecteurs et vu son tirage chuter de 1,3 million d’exemplaires à moins de 400 000 aujourd’hui. La CLEI compte une dizaine de membres, dont une faction maoïste à l’idéologie sclérosée, d’anciens rebelles [extrémistes] de la Révolution culturelle, et des personnalités impliquées dans le mouvement de rectification qui a suivi les événements du 4 juin 1989 [l’écrasement dans le sang du mouvement prodémocratique de la place Tian’anmen]. De façon choquante, ils n’hésitent pas à se qualifier de “professeurs occultes”, d’“amis invisibles”, d’“infirmiers” des professionnels de l’information, etc. Mais, comme le prouvent leurs agissements, leur cellule est un concentré de tous les vices hérités de la Révolution culturelle. Selon le chef de la CLEI, Liu Zuyu, la mission première de sa lecture critique est d’“évaluer l’orientation donnée à l’opinion”, de “veiller attentivement à tout ce qui touche l’idéologie”, de contrôler ce qu’il appelle des “tonalités divergentes”, des “tonalités contraires”, du “bruit” et des “parasites”. Ancien directeur du Bureau de l’information du département de la propagande, Liu Zuyu a toujours fréquenté assidûment des personnalités du courant conservateur du Parti telles que Song Ping et Deng Liqun, ainsi que les journalistes de la revue Zhenli de zhuiqiu (“Recherche de la vérité”), qui, avec ses positions d’extrême gauche [idéologiquement opposées au démantèlement du système socialiste par des réformes libérales], avait défié Jiang Zemin. En réalité, cela signifie que des éléments d’extrême gauche de certaines factions du Parti exercent une mainmise sur le domaine idéologique et tentent de museler les forces qu’ils estiment être “de droite”. Bien sûr, lorsqu’ils dépassent la mesure, il leur arrive de se faire tancer. En 1999, par exemple, la CLEI avait reproché à un journal d’avoir lancé le slogan : “Servir le contribuable !” [sur le modèle du mot d’ordre socialiste “Servir le peuple !”], alléguant que la majorité des Chinois n’étaient pas des “contriEyePress News YAZHOU ZHOUKAN (extraits) 38 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 10/07/06 18:31 Page 39 EyePress News 819p38-39 buables” puisqu’ils ne payaient pas encore d’impôt sur le revenu. Quelques jours plus tard, le département de la propagande avait émis un rectificatif dans lequel il admettait que la grande majorité de la population était composée de contribuables [tout du moins par le biais des taxes indirectes]. Ce rappel à l’ordre provenait en fait de l’ancien Premier ministre Zhu Rongji, qui s’apprêtait à renforcer le système d’imposition. Le bulletin s’en prend non seulement à la presse mais aussi aux paroles de certaines chansons à la mode, à “l’engouement pour les grands films américains”, aux reportages consacrés à la Saint-Valentin, à la vie et à la mort de stars de la chanson hongkongaises et taïwanaises, aux ovnis, à l’horoscope et aux émissions télévisées sur les histoires d’amour… Dans un article intitulé “Les dessins animés chinois doivent se garder d’une tendance à l’occidentalisation”, le bulletin du 19 mars 1997 se faisait l’écho d’un article qui affirmait : “Le monde animal, dans les histoires chinoises traditionnelles pour enfants, est bien souvent divisé en deux camps, les bons et les méchants, selon un schéma bien établi.Ainsi, les chats sont des héros alors que les souris incarnent les vilains. Mais, avec l’arrivée massive de cartoons importés, nous avons eu la surprise de découvrir que,dans les dessins animés étrangers, les souris devenaient brusquement de petits anges adorables, à l’esprit vif et intelligent. Sous l’influence de ces cartoons, nos propres dessins animés ont fini par intégrer cette conception positive du rôle de la souris.” Et le bulletin de dénoncer les dessins animés chinois qui vantent les mérites des souris présentées comme courageuses et risquant leur vie pour sauver leurs semblables. Dans sa lettre ouverte au rédacteur en chef du Zhongguo Qingnian Bao, Li Datong adresse à Li Erliang les reproches suivants : “Depuis que vous êtes devenu rédacteur en chef, un nouveau cérémonial s’est installé lors des réunions de rédaction : c’est la lecture par vous-même, d’une voix bien timbrée et en détachant les mots, du bulletin de la CLEI, souvent en entier. Cette fois, vous avez même ouvertement tenu compte des éloges ou des blâmes décernés par les commissaires pour la rédaction du règlement d’attribution de récompenses ou de sanctions aux journalistes.” Ce règlement stipule que les journalistes recevront : 120 points de bonus [avec un effet direct sur les salaires] pour un éloge émanant de dirigeants du département central de la propagande, et 50 points pour une mention nominative dans le résumé de la revue. Dès lors, selon Li Datong, les entreprises d’information se sont mises à faire des avances aux membres de la CLEI pour gagner leurs faveurs. Elles les convient à des banquets, où des cadeaux d’une valeur non négligeable leur sont remis. C’est ainsi que les membres de la Cellule vont par monts et par vaux et parcourent toutes les régions de Chine. Partout où ils passent, ils sont accueillis par les patrons des médias, qui se montrent déférents à leur égard par-devant, tout en maudissant par-derrière ces gens qui disposent du droit de vie et de mort sur leurs publications. Certains membres de la CLEI renvoient l’ascenseur en divulguant des nouvelles [en direction des journaux “méritants”] ou en remettant à plus tard une ou deux critiques. De source bien informée, le premier jet du bulletin est d’abord publié sur l’Intranet du département de la propagande, une partie de son contenu étant ensuite officiellement diffusée aux PROJET DE LOI Silence sur les catastrophes ! ■ Les journaux chinois qui publieraient des informations non autorisées sur les événements accidentels de toutes sortes – épidémies, calamités naturelles ou catastrophes industrielles – pourraient bientôt être mis à l’amende. Selon le webzine hongkongais Yazhou Shibao Zaixian, un projet de loi sur la “réponse aux événements accidentels” est présenté comme ayant pour but d’“améliorer la sécurité” dans de telles circonstances et ne vise pas la presse en premier lieu. Mais un article prévoit une amende de 50 000 à 100 000 yuans (5 000 à 10 000 euros) pour qui diffuserait de son propre chef des informations “trompeuses ou suscitant la terreur dans la population”. Cette clause, ajoutée au dernier moment selon le site Internet de Caijing, s’applique à la presse hongkongaise et étrangère. Le grand magazine financier souligne que seule la transparence aide à calmer les esprits en cas de catastrophe, et donne la parole à un juriste chinois s’alarmant de la possibilité pour un gouvernement local de faire taire la presse grâce à ce texte. Dans un commentaire au quotidien hongkongais South China Morning Post, un professeur de journalisme affirme que l’annonce de ce projet a d’ores et déjà eu un effet “glaçant” sur les rédactions chinoises. COURRIER INTERNATIONAL N° 819 39 échelons supérieurs et inférieurs. Le supplément Certains commissaires rédigent des hebdomadaire critiques à tort et à travers et les Bingdian publient sur le réseau interne, puis du quotidien de la jeunesse font en sorte que les médias incri- Zhongguo minés soient mis au courant. Ceux- Qingnian Bao. ci s’empressent alors de faire marcher les “relations publiques”, et obtiennent parfois que le projet de critique à leur sujet soit abandonné. En Chine, à l’époque du Kuomintang, il y avait une censure préalable des journaux, a priori effrayante mais en réalité faillible. En Chine populaire, il n’y a pas de censure préalable, mais la surveillance est bien plus stricte. Elle s’exerce essentiellement par le réseau du personnel de l’organisation du Parti communiste, qui pousse les responsables, nommés par ses soins dans les médias, à pratiquer une autocensure sévère. Parallèlement, la CLEI procède à un examen visant à appliquer des sanctions après coup. Les provinces et les grandes municipalités sont également dotées de cellules de lecture et d’évaluation, constituant un réseau de surveillance très dense. Leurs avis, une fois approuvés par le Parti, jouent un rôle direct dans l’imposition de sanctions disciplinaires aux médias – fermeture, suspension de parution, renvoi de leur rédacteur en chef. En parlant d’une “nouvelle époque”, Ji Bingxuan, le sous-directeur du département de la propagande du PCC, évoquait récemment l’économie de marché dans laquelle se trouve la Chine depuis les années 1990. Cette période a été marquée par une prolifération des médias, qui, poussés par le marché, ont aujourd’hui de plus en plus envie de s’affranchir des contrôles. En parlant d’“innovation”, Ji Bingxuan faisait allusion aux nouveaux moyens que le PCC doit trouver pour contrôler les médias. L’objectif de ces nouveaux moyens est d’intensifier le contrôle sur l’“orientation de l’opinion” par les médias dans un contexte d’économie de marché. L’un des stratagèmes utilisés consiste à faire assumer les basses œuvres par un organisme non officiel tel que la CLEI pour empêcher l’Occident de découvrir immédiatement la censure institutionnalisée de l’information. Lorsque l’intervention de ces hommes de main est trop musclée et qu’elle suscite des réactions sur le plan international, les dirigeants du Parti peuvent alors intervenir, en se faisant passer pour des personnes ouvertes et tolérantes. Du Zhizhi DU 13 AU 19 JUILLET 2006 BD afrique 10/07/06 18:02 Page 40 Cet été on bulle ! Jusqu’au 31 août, “Courrier international” vous invite à découvrir la bande dessinée féminine à travers des œuvres inédites de dessinatrices du monde entier. Aya de Yopougon 2 DR Comment avez-vous eu l’idée d’écrire Aya de Yopougon* ? MARGUERITE ABOUET Par nostal- pour le grand public d’avoir un nouveau regard sur le continent africain. Ma plus grande joie, c’est lorsqu’un lecteur me demande si c’est réellement comme ça là-bas. g i e . Aya n t q u i t t é la Côte-d’Ivoire à 12 ans, j’ai toujours ressenti le besoin de raconter ma jeunesse là-bas, les bêtises que je faisais, les histoires incroyables du quartier, des familles, des voisins. Je ne voulais pas oublier cette partie de ma vie. Alors, je m’accrochais à ces souvenirs, et l’envie de les raconter devenait de plus en plus pressante avec l’âge. Je me sentais un peu coupable d’être heureuse dans un autre pays (la France), loin de ma famille. D’autre part, j’étais agacée par la manière dont les médias reflétaient systématiquement les mauvais côtés de l’Afrique. Je voulais donc simplement en décrire l’autre face : la vie quotidienne des gens, leurs joies, leurs chagrins. Aya est une histoire urbaine qui aurait pu se passer n’importe où dans le monde. L’écrivain suédois Henning Mankell, qui vit une partie de l’année au Mozambique, a récemment déclaré : “On nous dit tout sur la façon dont les Africains meurent, mais rien sur la façon dont ils vivent.” Que vous inspire cette réflexion ? Comment expliquezvous qu’Aya** ait rencontré un pareil succès ? Nous avons proposé un traitement original des thèmes qu’on aborde différemment d’habitude (contes, guerre, famine, sida…). Je crois qu’énormément d’amoureux de l’Afrique sont en attente de livres comme le nôtre. Lors de dédicaces, j’ai remarqué que l’on rencontrait souvent des Français ayant vécu en Afrique de l’Ouest – qu’ils y soient nés ou qu’ils y aient juste vécu quelque temps –, très nostalgiques et émus de retrouver l’ambiance qu’ils avaient connue. C’est aussi l’occasion Cette phrase aurait pu sortir de ma bouche, aussi ajouterai-je seulement qu’on nous dit également trop que les Africains vivent dans la famine, la maladie, les guerres tribales, la pauvreté, avec une main tendue quémandant l’aide de l’Occident. Il est intéressant de constater que cette vision légère et insouciante de l’Afrique que l’on trouve dans Aya a pu déranger certains journalistes, qui nous ont reproché de faire l’autruche, comme s’il était interdit d’évoquer le continent sans égrener les poncifs de la misère. Il y a pourtant aussi une grande misère en France, et personne ne penserait à faire le procès d’auteurs qui omettraient de faire figurer des SDF dans leurs livres. C’est pour moi paradoxalement une forme de racisme bien-pensant. Il faut savoir que les Africains en ont d’ailleurs assez de ce côté misérabiliste que l’on s’obstine à montrer de leurs pays. Cela ne fait qu’une quarantaine d’années que les pays africains ont leur indépendance. Il faut juste laisser le temps aux Africains de se libérer des vieux crocodiles au pouvoir, et aux mentalités d’évoluer. Propos recueillis par Pierre Cherruau * Yopougon est un quartier populaire d’Abidjan, la capitale économique de la Côte-d’Ivoire. ** Le premier tome des aventures d’Aya de Yopougon a notamment été primé au festival d’Angoulême. DR De Marguerite Abouet et Clément Oubrerie ■ Les auteurs Marguerite Abouet est née en 1971 à Abidjan. Elle arrive à 12 ans en France. En 1994, elle devient punk et supernounou. Sept ans plus tard, elle est assistante juridique. En 2004, elle commence à écrire des scénarios. Clément Oubrerie est né en 1966 à Neuilly-sur-Seine. Cet illustrateur de talent a obtenu le prix du meilleur album 2006 pour Aya de Yopougon, réalisé avec Marguerite Abouet. La même année, il a publié Les Dix et Une Nuits (éditions Le Seuil Jeunesse) et Dis, tante Mémène (éditions Hachette Jeunesse). Le second tome d’Aya de Yopougon sera en librairie en septembre 2006. WEB+ Plus d’infos sur courrierinternational.com Retrouver l’intégralité de cette interview sur le site 10/07/06 Cet été on bulle ! BD afrique 18:03 6 juillet Page 41 Difficile d’être Elvis à Uppsala de Nina Hemmingsson, Suède 13 juillet Aya de Yopougon 2 de Marguerite Abouet, Côte-d’Ivoire et Clément Oubrerie, France 20 juillet La Perdida de Jessica Abel, Etats-Unis 27 juillet Pour elle de Maria Alcobre, Argentine 3 août Oreillers de laque de Sugiura Hinako, Japon 24 août Choses vues de Marjane Satrapi, France, Iran 31 août Suburbia de Francesca Ghermandi, Italie COURRIER INTERNATIONAL N° 819 41 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 BD afrique 10/07/06 18:04 Page 42 BD afrique 10/07/06 18:04 Page 43 COURRIER INTERNATIONAL N° 819 43 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 BD afrique 10/07/06 18:05 Page 44 BD afrique 10/07/06 18:06 Page 45 COURRIER INTERNATIONAL N° 819 45 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 BD afrique 10/07/06 18:07 Page 46 BD afrique 10/07/06 18:08 Page 47 COURRIER INTERNATIONAL N° 819 47 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 *819 p48 11/07/06 10:40 Page 48 ■ sciences Pour maigrir, mangez des bactéries p. 50 Washington souhaite-t-il l’échec du cycle de Doha ? COMMERCE Les ■ Un vaccin contre les caries p. 50 ■ écologie Touche pas à mon eau ! p. 51 négociations de l’OMC semblent désormais vouées à l’échec. Sauf si George Bush profite du sommet du G8, qui démarre le 15 juillet, pour annoncer l’assouplissement de la position américaine. THE ECONOMIST Londres n novembre 2001, les Etats-Unis furent le moteur principal du lancement du nouveau cycle de négociations sur le commerce mondial, dit “cycle de Doha”. Robert Zoellick, alors grand négociateur commercial de l’Oncle Sam, avait bien compris l’importance d’une telle démarche au lendemain des attentats du 11 septembre. Depuis, l’Amérique a souvent relancé ces discussions laborieuses. Après le sabordage par les pays pauvres de la conférence ministérielle de Cancún, en 2003, elle a ramené autour de la table les membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ; et, l’année dernière, elle a proposé le premier plan complet de libéralisation du commerce agricole. E i n t e l l i ge n c e s L’OFFRE AMÉRICAINE EST MOINS GÉNÉREUSE QU’IL N’Y PARAÎT Aussi y a-t-il beaucoup d’ingratitude, alors que les négociations s’acheminent vers un échec, dans les regards accusateurs qui se tournent aujourd’hui vers l’Amérique. Les Etats-Unis, affirment leurs partenaires, empêchent la signature d’un accord en exigeant trop des autres sans offrir suffisamment eux-mêmes. Ces accusations se font plus pressantes depuis le 1er juillet, date à laquelle s’est tenue à Genève une accablante réunion des ministres du Commerce, qui s’est terminée plus tôt que prévu sans faire la moindre avancée. Les participants devaient une fois de plus tenter d’ébaucher les grands axes d’une libéralisation du commerce agricole et industriel, tâche qui, depuis cinq ans, semble hors de leur portée. Personne n’ignore que cela supposerait des réductions des subventions agricoles plus draconiennes que ce qu’a accepté l’Amérique jusqu’ici, mais aussi une baisse plus significative des barrières douanières de l’Union européenne et des pays émergents. Susan Schwab, la nouvelle représentante au Commerce des Etats-Unis, a fait savoir à Genève qu’elle refuserait toute baisse supplémentaire des subventions. Elle a également dénoncé l’insuffisance des propositions des autres participants, évoquant une véritable “boîte noire” de dérogations qui permettraient à l’UE et aux marchés émergents de limiter l’effet des réductions des droits de douane. [Dans le jargon de l’OMC, les subventions autorisées entrent dans la “boîte verte”, Dessin de Javier Lobato paru dans Actualidad Económica, Madrid. ■ Appel au G8 Il faut sortir l’OMC de l’impasse. Tel est le message envoyé par Paul Wolfowitz, le président de la Banque mondiale, aux chefs d’Etat réunis à SaintPétersbourg du 15 au 17 juillet pour le sommet du G8. “Les gens les plus pauvres du monde, ces 1,2 milliard de personnes qui vivent avec moins de 1 dollar par jour, espèrent que vos bonnes intentions seront transformées en actions décisives”, affirme Wolfowitz. Baptisé par l’OMC “cycle du développement”, le cycle de Doha a pour objectif officiel de mettre la libéralisation des échanges commerciaux au service des pays pauvres en réduisant les subventions agricoles et les droits de douane, surtout dans les pays riches. COURRIER INTERNATIONAL N° 819 48 celles qui sont interdites dans la “boîte orange” et celles qui doivent être diminuées dans la “boîte bleue”. La boîte noire n’existe pas.] Susan Schwab a raison sur un point : en matière de réduction des barrières douanières, les Européens et les pays en développement se montrent beaucoup plus timorés que Washington. Pour les produits agricoles, les Etats-Unis réclament une baisse de 66 % des droits de douane des pays riches, alors que la dernière offre de l’Union n’était que de 39 % et que le G20 (qui regroupe les grandes économies émergentes, dont le Brésil, l’Inde et la Chine) exige 54 %. Mais ces propositions seraient affaiblies par de nombreuses exceptions, puisque tous les pays peuvent déclarer certains produits “sensibles”. Quant aux pays en développement, ils bénéficient d’une dérogation supplémentaire pour les produits dits “spéciaux”, notamment pour protéger le niveau de vie des paysans pratiquant l’agriculture de subsistance. Certains réclament tellement d’exceptions que cela revient, de fait, à vider les propositions actuelles de leur contenu. Un groupe de pays émergents, parmi lesquels la Chine, l’Inde et l’Indonésie, souhaitent pouvoir classer 20 % des produits agricoles dans les “produits spéciaux”, catégorie qui ne serait soumise à aucune diminution des droits de douane. Au moins 90 % des importations agricoles échapperaient ainsi à la baisse des barrières douanières. D’un autre côté, c’est avec raison que les détracteurs des Etats-Unis affirment que l’offre américaine sur l’agriculture est moins mirobolante qu’il n’y paraît.Washington a promis de diviser presque par deux le montant maximal de ses subventions génératrices de distorsions commerciales. Le nouveau plafond, 23 milliards de dollars, est bien inférieur au chiffre européen équiDU 13 AU 19 JUILLET 2006 valent. Mais, comme dans la réalité les Etats-Unis sont loin d’atteindre ce plafond (l’an dernier, ils ont dépensé 19,7 milliards de dollars), cela ne change absolument rien pour eux. A en croire les optimistes – qui se font de plus en plus rares –, cette intransigeance est essentiellement tactique. La réunion de Genève marquant la première intervention de Susan Schwab dans ses nouvelles fonctions, il lui fallait se montrer inflexible afin d’asseoir sa crédibilité dans son propre pays. Désormais armée d’une réputation de farouche protectrice des intérêts américains, elle aura la confiance du Congrès et sera en mesure de négocier un accord. Mieux encore, toujours selon les optimistes, tous les ingrédients d’un compromis sont réunis. Pascal Lamy, le directeur général de l’OMC, parle d’un accord “20/20/20” : les Etats-Unis acceptent de ramener leur plafond de subventions au-dessous des 20 milliards de dollars, l’UE se rallie à la proposition du G20 en matière de barrières sur les produits agricoles et les pays émergents acceptent de limiter leurs droits de douane sur les produits industriels à 20 %. Ce compromis aboutirait à une réduction des barrières douanières inférieure à ce que proposent les Américains, mais il mettrait un terme à la progression des subventions et permettrait une libéralisation accrue du commerce. LE CONGRÈS PRÉFÈRE LES ACCORDS BILATÉRAUX Selon un point de vue plus pessimiste, le blocage actuel n’a rien de tactique. Il résulte simplement d’une divergence croissante entre les Américains et les autres sur les objectifs de Doha. Nombre de grands acteurs des négociations, en particulier l’UE et le Brésil, semblent pencher pour le compromis proposé par Pascal Lamy. Mais ce n’est pas le cas de l’Inde, qui considère que l’objectif affiché de Doha d’aider les pauvres signifie que les pays pauvres ne doivent consentir aucun effort. Les Etats-Unis se situent à l’autre extrême, déterminés à voir le cycle aboutir à des diminutions significatives des barrières douanières pour tous – au risque de faire capoter l’ensemble des négociations. Le fait est que, pour beaucoup de membres du Congrès américain, pas d’accord vaut mieux qu’un mauvais accord : les législateurs sont plus favorables aux pactes commerciaux bilatéraux – qui permettent aux Etats-Unis d’imposer plus facilement leurs conditions – qu’aux traités multilatéraux. Malheureusement, le temps presse, ne serait-ce que parce que George W. Bush perdra en juin 2007 l’autorité en matière de promotion commerciale [la Trade Promotion Author ity empêche le Congrès d’amender tout accord global négocié par le président]. Dans les semaines à venir, le gouvernement américain devra de deux maux choisir le moindre : être vilipendé chez lui pour avoir conclu un accord insuffisant ou être critiqué à l’étranger pour avoir laissé échouer le cycle de Doha. ■ 819p49 10/07/06 11:22 Page 49 économie Du café acheté et vendu au prix fort MATIÈRES PREMIÈRES L’américain Intelligentsia Coffee offre aux producteurs de café un prix très supérieur à celui du commerce équitable. Mais il n’achète que les produits d’excellente qualité. Au Nicaragua, les planteurs semblent séduits. ■ THE NEW YORK TIMES (extraits) New York DE GRANADA (NICARAGUA) eoffrey Watts a assisté récemment à la cérémonie de clôture de la Coupe de l’excellence du café nicaraguayen, organisée comme chaque année à Granada, dans le vieux couvent de San Francisco. Watts, 32 ans, est l’acheteur de café vert d’Intelligentsia Coffee, une société de gros et de détail de Chicago en pleine expansion. Le café est toute sa vie, avoue Watts. Il essaie d’assister chaque année à tous les concours organisés à travers l’Amérique latine pour dénicher les meilleurs grains et nouer des relations durables avec les planteurs. “Je trouve un café que j’adore, j’engage une relation directe avec le producteur et je le paie au moins 25 % audessus du prix du commerce équitable”, résume-t-il. Le label “commerce équitable”, qui est délivré par un organisme international à but non lucratif, vise G à garantir une rémunération juste et de bonnes conditions de travail aux agriculteurs des pays en développement. Son tarif est de 1,41 dollar la livre [1,10 euro] pour des grains de café issus de l’agriculture biologique et de 1,26 dollar [1 euro] pour les autres. Geoffrey Watts consacre beaucoup de temps et de moyens aux producteurs, invitant des groupes à venir à Chicago pour étudier le volet consommateurs de la filière. Tout comme Doug Zell, le fondateur et président d’Intelligentsia, il refuse la logique “acheter à bas prix, vendre au prix fort”. Ils achètent cher et vendent cher. Dans les années à venir, ils prévoient de payer 50 %, 100 %, voire 200 % au-dessus des tarifs du commerce équitable pour des grains tellement bons que les consommateurs seraient prêts à les payer plus de 20 dollars la livre [16 euros]. “Côté producteur comme côté consommateur, nous nous efforçons de créer une culture de la qualité”, explique Geoffrey Watts. Dans la filière du café, d’aucuns doutent du modèle économique d’Intelligentsia et de ses méthodes originales. “Intelligentsia s’est taillé une réputation d’entreprise bête et naïve qui paie trop cher les agriculteurs et croule sous les dettes”, rapporte Peter Giuliano, acheteur chez Counter Culture Coffee à Durham, en Caroline du Nord, l’un des rares torréfacteurs très haut de gamme qui consent une prime à la qualité. Watts reconnaît que, par le passé, l’entreprise a quelque peu péché par altruisme et négligé les impératifs financiers. Mais, depuis peu, Intelligentsia a su faire taire les critiques en devenant une entreprise rentable, avec un chiffre d’affaires de 9,4 millions de dollars [7,5 millions d’euros] en 2005 et un taux de crois- gentsia est l’unique acheteur de la production familiale. “Ma famille remercie Dieu pour la Coupe de l’excellence”, lança Norman Canales, en donnant à Watts une chaleureuse accolade. “C’est grâce à ce concours qu’Intelligentsia a entendu parler de nous. Maintenant, nous obtenons un prix élevé pour notre production et nous considérons Geoff comme notre ange gardien.” LES PLANTEURS ÉVALUERONT LA QUALITÉ DE LEUR PRODUCTION Dessin d’Eric Palma paru dans The New Yorker, Etats-Unis. sance de 21 % en 2006. Le café occupe une place primordiale au Nicaragua, et la cérémonie de la Coupe de l’excellence a réuni du beau monde : membres du gouvernement, industriels, exportateurs et représentants des coopératives qui regroupent les 27 000 petits producteurs du pays. Alors que le jour déclinait et que les discours traînaient en longueur,Watts a retrouvé Norman Canales, fils de Daniel Canales, lauréat 2004 et premier vainqueur issu de l’agriculture biologique. Norman et ses frères cultivent eux aussi du café bio. Intelli- la vie en boîte Votre patron n’est peut-être pas le pire videmment, votre chef est insupportable. Mais vous a-t-il jamais lancé des instructions de l’intérieur de son 4 x 4 pendant que vous vous teniez debout sous la pluie ? Ou demandé de finir de taper une note alors que vous vous rendiez aux obsèques de votre sœur ? Vous a-t-il déjà déduit 100 dollars de votre paie parce que les clients étaient trop nombreux à annuler leur rendez-vous après les attentats du 11 septembre 2001 ? Les chefs qui se sont conduits de la sorte ne se sont même pas qualifiés pour le concours national “Mon mauvais patron”, qui vise à couronner le pire boss de tous les temps. “Nous voulons mettre à la disposition des gens une plate-forme où ils peuvent partager leur expérience”, explique Robert Fox, directeur adjoint de Working America, une organisation affiliée à la centrale syndicale AFLCIO, qui parraine cette compétition. Toutes les anecdotes publiées dans la rubrique “Mon mauvais patron” du site Internet de Working America (www.workingamerica.org/badboss) sont signées d’un pseudonyme et ne mentionnent aucun détail révélateur, comme la E Dessin de Tomaschoff paru dans Die Welt, Berlin. ville, l’employeur ou le nom de l’entreprise. L’organisation ne vérifie pas la véracité des communications reçues. Depuis son lancement, le 1er juin, le concours a recueilli plus de 900 témoignages, attiré l’attention des médias (500 000 visites pour un site dont pratiquement personne n’avait jamais entendu parler) et collecté 15 000 votes pour la première qualification. COURRIER INTERNATIONAL N° 819 Un demi-finaliste sera choisi chaque semaine jusqu’à la finale, prévue le 10 août. Que gagnera le prétendu vainqueur ? Une semaine de vacances en location, offerte par UnionPlus, une agence de voyages et de loisirs proche des syndicats, et d’autres prix, dont le CD Take This Job and Shove It [Prends le boulot et tire-toi] de Johnny Paycheck. Presque tous les témoignages portent sur des actes potentiellement illégaux, mais Robert Fox assure que Working America n’a pas l’intention de poursuivre en justice les mauvais patrons. L’organisation, qui s’efforce de mobiliser les gens et de les sensibiliser aux combats syndicaux menés par l’AFL-CIO, entend se servir de ces récits pour braquer les projecteurs sur le genre de comportement inadmissible que doivent supporter régulièrement de nombreux salariés. Sans surprise, un autre appel à témoignages lancé par Working America, “Qu’estce qu’un bon patron ?”, est loin d’avoir eu autant de succès. Mehul Srivastava, The Sacramento Bee (extraits), Etats-Unis 49 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 Le lendemain, Geoffrey Watts est allé rendre visite aux planteurs de la coopérative de Las Brumas, située à quatre heures de route de Granada, dans les collines surplombant Matagalpa, pour leur faire une proposition importante. En 2003, ces exploitants se sont distingués à la Coupe de l’excellence. Depuis,Watts achète une grande partie de leur production. La fête, financée par Intelligentsia, battait son plein à son arrivée. Après les réjouissances, 35 producteurs et leurs familles se sont rassemblés dans un bâtiment pour écouter leur hôte. Geoffrey Watts a annoncé qu’il était prêt à travailler directement avec eux et à leur payer 1,60 dollar la livre [1,24 euro] pour de la qualité AA qui aurait obtenu une note de 84 à 87 (sur une échelle de 100) ; 1,85 dollar [1,50 euro] pour des grains AAA notés entre 88 et 93 ; et 3 dollars [2,40 euros] – du jamais-vu – pour du café extraordinaire gratifié d’un 94 et plus. Et il a précisé que ces tarifs ne baisseraient jamais, qu’ils ne pourraient qu’augmenter. Jusqu’à présent, les producteurs de Las Brumas n’ont jamais été payés directement. La coopérative reçoit l’argent et rémunère uniformément tous les cultivateurs. D’abord muets de stupéfaction, ils ont fini par poser quelques questions. Quelle sera la part prélevée par CECOCAFEN, l’énorme coopérative dont fait partie Las Brumas ? Rien, a répondu Watts. “CECOCAFEN touchera une commission distincte d’environ 26 cents par livre de café [0,20 euro] en rémunération de services essentiels” comme le broyage à sec des grains, le préfinancement de la récolte et l’assistance technique. Comment les producteurs pourront-ils être sûrs que l’évaluation de leur café sera équitable, impartiale et cohérente ? Watts a promis de construire un laboratoire dans le village, où les planteurs apprendront à juger la qualité de leur propre café. L’acheteur d’Intelligentsia a pris congé au coucher du soleil. Il sera de retour à l’automne. Grâce à la relation de confiance établie avec Las Brumas, il espère que les cultivateurs accepteront son offre pour la récolte de l’an prochain. Michaele Weissman W W W. Toute l’actualité internationale au jour le jour sur courrierinternational.com *819 p50 10/07/06 17:33 Page 50 sciences i n t e l l i g e n c e s ● Pour maigrir, mangez des bactéries SANTÉ La présence les autres bactéries à digérer certaines fibres que nous ne pouvons pas assimiler et les transforme en un substrat utilisable par le corps. Sans lui, les déchets s’accumuleraient et bloqueraient l’activité des autres micro-organismes. Les chercheurs ont également découvert que les souris abritant dans leur intestin d’importantes populations de M. smithii sont plus grosses que celles qui n’en ont pas. Les expériences ont été menées sur des souris élevées dans un environnement stérile et n’ayant pas de micro-organismes dans les intestins. Les chercheurs leur ont injecté une bactérie très fréquente dans l’appareil digestif de l’homme, Bacteroides thetaiotaomicron. Certaines souris ont également reçu une dose de M. smithii. Résultat : environ 100 fois plus de micro-organismes ont élu domicile dans le colon des souris ayant reçu à la fois B. theta et M. smithii que chez celles qui n’avaient reçu que B. theta. On peut donc en déduire que le travail d’élimination des déchets de M.smithii permet d’une façon ou d’une autre aux autres bactéries de prospérer. “Il se passe quelque chose de cool”, s’enthousiasme Buck Samuel. Lorsque les deux micro-organismes cohabitent, B. theta stimule l’activité des gènes impliqués dans la dégradation et la métabolisation des fructanes, des molécules présentes entre autres dans les oignons, le blé et les asperges, et que l’intestin humain ne peut pas digérer seul. B. theta transforme les fructanes en acides gras, dont certains sont absorbés par l’intestin de la souris puis utilisés comme source d’énergie ou stockés sous forme de graisses. Au bout ■ de certaines bactéries dans le tube digestif modifie profondément la manière dont nous digérons. Et donc la propension de chacun à grossir… NATURE Londres es chercheurs américains ont identifié dans notre système digestif une bactérie qui nous aide à “profiter” le plus possible des calories contenues dans les aliments. Cette découverte vient confirmer la théorie selon laquelle la composition de la flore intestinale a une influence sur la prise de poids. Cela suggère que l’implantation de certaines populations de micro-organismes dans l’intestin pourrait contribuer à lutter contre l’obésité. Nos entrailles fourmillent de bactéries et d’autres micro-organismes qui favorisent l’assimilation des aliments, mais les scientifiques ne font que commencer à déterminer le rôle de chacun des habitants de ces lieux obscurs et moites. Buck Samuel, de l’université Washington, à Saint Louis, et ses collègues se sont particulièrement intéressés à une archéobactérie nommée Methanobrevibacter smithii [les archéobactéries sont des micro-organismes D qui ressemblent aux bactéries mais qui forment un groupe biologique distinct, d’origine très ancienne et encore mal connue]. Ils ont découvert que sa spécialité est l’élimination des détritus. M. smithii transforme l’hydrogène et les autres déchets produits par les autres micro-organismes en méthane, un gaz que nous expulsons chaque jour. “Disons que c’est un acteur mineur de la flore intestinale qui a un impact majeur”, commente Samuel avec élégance. Le travail de M. smithii est peutêtre peu ragoûtant, mais Samuel et son équipe ont prouvé qu’il est indispensable. En éliminant les déchets, il aide Dessin de Maxschindler paru dans le Financial Times, Londres. de quelques semaines, les souris abritant les deux types de bactéries avaient approximativement 40 % d’acétate – un acide gras – dans le sang de plus que les autres, mais aussi 15 % de graisse corporelle en plus. M. smithii ou ses cousines étant présentes dans le système digestif de 85 % des êtres humains, la question maintenant est de savoir si les personnes en surpoids ont davantage de ces bactéries et si celles qui sont trop minces en ont moins. S’il en va des hommes comme des souris, on peut en déduire qu’indiquer la quantité de calories sur les emballages alimentaires ne sert à rien puisque chaque individu, suivant la composition de sa flore intestinale, ne tirera pas le même nombre de calories de la même banane ou du même cheeseburger. On peut aller plus loin et penser qu’il est peut-être possible de faire varier le poids en implantant différents micro-organismes dans notre tube digestif. Mais, selon Samuel, à ce stade des recherches, il ne s’agit là que de “pures spéculations”. Il a toutefois présenté ses travaux au congrès de l’American Society for Microbiology, à Orlando, et devrait bientôt les publier dans les prestigieux Proceedings of the National Academy of Sciences. Helen Pearson W W W. Toute l’actualité internationale au jour le jour sur courrierinternational.com la santé vue d’ailleurs Un vaccin contre les caries omment se débarrasser des bactéries responsables des caries ? On ne peut pas les détruire par une cure d’antibiotiques, car cela mènerait à éliminer d’autres bactéries présentes dans le système digestif et très utiles pour l’organisme (voir ci-dessus). Il existe bien quelques rares substances qui détruisent d’une manière sélective les Streptococcus mutans – la principale responsable des caries – mais elles sont très toxiques pour l’homme. Hormis l’habituel brossage au dentifrice, la seule chance de combattre préventivement les caries réside donc dans la création de vaccins. C’est toutefois un chemin bien dif ficile. En ef fet, les streptocoques possèdent à leur surface des substances qui rappellent celles qu’on retrouve sur les cellules du muscle cardiaque. Un vaccin contre les premières menacerait les secondes, et deviendrait par conséquent très dangereux pour la santé. Com- C ment faire ? Les scientifiques ont isolé les enzymes qui permettent aux streptocoques de se fixer sur l’émail. Et ce sont ces enzymes contre lesquels ils ont dirigé le nouveau vaccin. Incapables de s’accrocher aux dents, les streptocoques sont “lavés” par la salive, et ne peuvent nuire. Les chercheurs du Forsythe Institute [une fondation américaine pour l’hygiène buccale, créée il y a presque un siècle] ont commencé à tester un tel vaccin en 1992. Ils ont démontré que la vaccination de jeunes rats, tout aussi friands de sucreries que les hommes, favorise une diminution durable des caries. Mais, pour être efficace, cette vaccination doit être réalisée avant que les streptocoques ne se logent dans la cavité buccale. Les pédiatres pourraient l’appliquer, sous forme d’un aérosol, à l’occasion d’une visite médicale de routine à la fin de la première année du bébé. “Si on vac- Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis. cine un adulte, son organisme va produire des anticorps, mais il ne sera pas capable de combattre les microbes vivant sur l’émail”, explique Mar tin Taubman, du Forsythe Institute. Malgré ces premiers succès, il COURRIER INTERNATIONAL N° 819 50 cherche toujours une firme pharmaceutique disposée à investir dans le perfectionnement de son vaccin. Les chercheurs du Guy’s Hospital, à Londres, explorent une voie légèrement différente : ils développent un sérum contre Streptococcus mutans, qui contiendrait des anticorps obtenus dans des plants de tabac génétiquement modifié. Contrairement au vaccin, le sérum devrait être administré au moins une fois par an. Mais les chercheurs britanniques connaissent le même problème que leurs collègues américains : ils peinent à trouver des fonds. Tout comme le vaccin, le sérum ne suscite pas de grand intérêt des grandes firmes pharmaceutiques, qui considèrent que la carie n’est pas une maladie grave. “Pour les fabricants de produits sanitaires, l’idée d’un vaccin ou d’un sérum n’est pas très attractive”, explique Julian Ma, directeur de recherche au Guy’s Hospital. Pour le moment, DU 13 AU 19 JUILLET 2006 c’est donc une petite entreprise californienne, Planet Biotechnology, qui s’est intéressée à la découverte et a investi 500 000 dollars dans les tests cliniques. Elle explique avoir besoin d’encore trois ans pour finaliser son sérum. Une préparation efficace contre la carie mettrait en danger les finances de tout un secteur – fabricants de dentifrice, fabricants de matériel de soins dentaires et stomatologues. C’est pourquoi nous sommes condamnés aux demi-mesures. Les chercheurs japonais ont inventé un émail de synthèse qui peut, en quinze minutes, boucher de petites caries. Certains dentistes traitent les caries à l’ozone – qui tue les bactéries. Les chercheurs de la Stony Brook University, à New York, travaillent à un chewing-gum de protection. Sans qu’aucun n’ait réussi, pour l’instant, à nous débarrasser de nos maux de dents. Jan Stradowski, Wprost, Varsovie 819p51 10/07/06 18:37 Page 51 écologie i n t e l l i g e n c e s ● Touche pas à mon eau ! PÉNURIE Les régions ✮ espagnoles, de plus en plus autonomes face à Madrid, veulent contrôler “leur” bassin hydrographique sans rendre de comptes à leurs voisines. EL PAÍS Madrid ntre Séville et Cordoue, le train traverse des champs d’orangers d’une perfection presque artificielle, alternant avec des plantations de tournesols et d’oliviers. C’est le paysage de la vega [plaines cultivées] du Guadalquivir, fertile et lumineuse sous le soleil de juin. Près des deux tiers des terres irrigables d’Andalousie, ainsi que près de la moitié de ses presque 8 millions d’habitants, sont concentrées près du fleuve. On comprend dès lors pourquoi le Guadalquivir est devenu le grand objectif du nouveau statut d’autonomie que vient d’adopter le Parlement local : les Andalous y réclament des “compétences exclusives” pour la gestion du fleuve. Sur quelle base ? “Presque tout le bassin est situé sur notre territoire”, fait valoir Gaspar Zarrías, conseiller à la présidence de la Junta [gouvernement autonome] d’Andalousie. “Le Guadalquivir, c’est l’Andalousie. Or l’Andalousie n’entend pas se faire dicter sa loi par ses voisins !” Une formule qui résume bien l’esprit de la nouvelle bataille de compétences menée par les régions autonomes espagnoles. La Catalogne a ouvert le feu avec un estatut qui visait à verrouiller les eaux du delta de l’Ebre. L’Andalousie est ensuite entrée en lice en réclamant son Guadalquivir, et c’est aujourd’hui au tour de la CastilleLéon, qui veut gérer elle-même le bassin du Douro. La liste ne s’arrête pas là. L’Aragon met en avant sa position prééminente sur le cours de l’Ebre. La Castille-La Manche prépare elle aussi ses arguments pour éviter que les eaux du Tage n’aillent sans son accord à d’autres régions autonomes. Ce sont là les signes avant-coureurs d’une guerre de l’eau entre régions autonomes. Les litiges vont se régler au Parlement et devant les tribunaux, mais le dénouement semble incertain. “C’est vrai que nous sommes dans une escalade de l’absurde, où chaque région fait monter les enchères”, reconnaît Alfredo Boné, conseiller à l’environnement d’Aragon. Mais il y a des raisons à cela. “La législation espagnole, poursuit-il, date d’il y a quatrevingts ans. La politique doit évoluer, une bonne partie de ce que gèrent les confédérations pourrait être confiée aux régions autonomes.” Boné fait allusion aux “confédérations hydrographiques”, créées en 1926 pour gérer les bassins des principaux fleuves. Elles sont aujourd’hui sous la tutelle du ministère de l’Environnement. En vertu de la loi sur l’eau de E Dessin de Phil Disley paru dans The Guardian, Londres. ■ Noria Seseña était une petite ville tranquille de 9 290 habitants à une demi-heure de voiture de Madrid. Elle défraye maintenant la chronique. Cherchant à profiter de la crise immobilière dans la capitale, un promoteur a acheté près de 2 millions de mètres carrés de terrain pour construire 18 000 appartements. Mais l’endroit manque d’eau. Le quotidien El País nous apprend que les autorités régionales ont accepté de prendre en charge une unité d’épuration ainsi qu’une énorme conduite longue wde 30 km, sensée amener, à partir de 2007, l’eau du Tage. Le tout pour 100 millions d’euros. Mais, en attendant les équipements promis, les premiers appartements livrés ont quotidiennement besoin de 150 000 litres d’eau. Lesquels sont amenés sur place par une noria de camions. contrôle d’un bassin international”, rappelle Palop. Le conseiller à l’environnement de Castille-Léon, Carlos Fernández Carriedo, ne le réclame pas non plus. “Nous nous limiterons à appliquer ce qu’a accepté Madrid, comme c’est le cas avec la PAC. Le gouvernement négocie à Bruxelles le quota de betteraves, et nous, nous appliquons l’accord.” Mais les fleuves sont plus compliqués que les betteraves. En témoignent les échanges d’accusations et les recours judiciaires de ces derniers mois : la Castille-La Manche contre le transfert des eaux du Tage vers le Segura, accepté par le gouvernement pour sauver les cultures du Levant [région de Valence et de Murcie] ; l’Aragon contre l’estatut valencien, qui réclame des “excédents” de l’Ebre ; la Castille-Léon contre la loi qui déroge au plan hydrologique national, laissant à Barcelone et à Madrid le contrôle des eaux de l’Ebre. La position du ministère de l’Envi- 1985, révisée plusieurs fois depuis, seuls les bassins situés à l’intérieur du territoire de chaque région peuvent relever du pouvoir local. Ceux qui traversent plusieurs régions continuent de dépendre de l’exécutif central, mais ces principes sont aujourd’hui battus en brèche. Le nouveau statut d’autonomie andalou en est un bon exemple. “C’est vrai qu’un nouveau pas a été franchi”, reconnaît le directeur général des eaux, Jaime Palop. En effet, le Guadalquivir – comme le Douro – arrose trois autres régions. Ce fleuve andalou reçoit des affluents d’Estrémadure et de CastilleLa Manche. En Estrémadure, le président de la Junta, le socialiste Juan Carlos Rodríguez Ibarra, a déjà protesté : il refuse que Séville se mêle de ses affaires. Le Duero pose un problème particulier du fait qu’il traverse le Portugal avant de déboucher dans l’Atlantique. “Nous ne pouvons pas céder le Courrier international G OLFE DE G ASCOGNE FRANCE CASTILLELEÓN A. re ARAGÓN D u e ro Douro CATALOGNE E PORTUGAL Eb S P Madrid A G N E Barcelone Tage CASTILLELA MANCHE ESTRÉMADURE Gua dian Jucar a VALENCE Gua ivir dalqu Séville O CÉAN A TLANTIQUE ronnement est ambivalente. D’un côté, il voit d’un mauvais œil un émiettement des compétences en matière de gestion de l’eau, mais de l’autre, comme le rappelle Palop, il est inévitable dans les circonstances actuelles que les régions autonomes se voient transférer ces compétences. Si la gestion de la politique territoriale a déjà été décentralisée, comment ne pas y intégrer l’eau ? Un détail qui n’a pas échappé à Séville, laquelle gère déjà le bassin du Sud et celui de l’Atlantique, à travers l’Agence andalouse de l’eau. Juan Corominas, directeur de cet organisme, reconnaît que, avec les nouveaux statuts d’autonomie, “le modèle de gestion de l’eau en Espagne est en train de changer”. A l’en croire, il était grand temps. “C’est un thème qui aurait dû être abordé pendant la transition [démocratique]. Les confédérations sont nées comme des organismes de développement du pays. Le ministère de l’Environnement a alors joué un rôle de coordination. Mais le gouvernement [central] a gardé tout le pouvoir. L’Andalousie n’a qu’une présence assez symbolique au sein de la confédération du Guadalquivir.” Tout cela ne va-t-il pas avoir des répercussions sur la politique hydraulique de l’Etat ? N’est-ce pas un contresens économique que les cultures de Murcie ou d’Almería courent à la ruine par manque d’eau, tandis que d’autres bassins hydrographiques en ont trop ? [Après les grandes manifestations contre le Plan hydrographique national (PHN) du gouvernement Aznar], le gouvernement socialiste a exclu les transferts d’un fleuve vers un autre. “Les deux projets de plan national de redistribution de l’eau ont démontré qu’une telle approche éveillait des susceptibilités. Et ils ont accrédité l’idée que l’eau était rare.” Résultat : le programme AGUA (Mesures pour la gestion et l’utilisation de l’eau), qui succède au PHN, met l’accent sur la lutte contre le gaspillage, la réutilisation de l’eau, le dessalage et le traitement des eaux saumâtres. Désormais, si une région veut proposer un aménagement urbain, agricole ou industriel, elle va devoir expliquer avec quelle eau elle compte le réaliser. Il ne suffira pas de se présenter à un guichet et de réclamer le premier, comme cela a été le cas jusqu’à présent. Lola Galán Seg Cordoue ura MURCIE ANDALOUSIE Détroit de Gibraltar COURRIER INTERNATIONAL N° 819 51 M ER M ÉDITERRANÉE Transvasement d’eau du Tage vers la Segura 0 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 400 km BFM et Courrier international présentent l’émission ”GOOD MORNING WEEKEND” animée par Fabrice Lundy, rédacteur en chef de BFM, et les journalistes de la rédaction de Courrier international. Tous les samedis de 9 heures à 10 heures et les dimanches de 8 heures à 9 heures Fréquence parisienne : 96.4 *819 p52-53 11/07/06 10:44 Page 52 voya ge ● DANS LES MONTAGNES SAUVAGES DE LA BARBAGIE Au bonheur des Sardes Cavernes immenses, villages souterrains, plages inaccessibles : la région la plus reculée de l’île, réserve ses plus beaux trésors à ceux qui se donnent la peine de l’explorer. THE INDEPENDENT Londres Corrado Conca le long des falaises qui entourent Cala Luna. dessus d’un précipice. Tout cela est digne d’un roman d’aventures, mais où diable se cache donc Tiscali ? La montagne dissimule son gouffre secret jusqu’à ce que nous glissions pour ainsi dire droit dedans. Un jeune vendeur de billets met brusquement un terme à l’illusion de la terra incognita. Il occupe l’emploi le plus idyllique de Sardaigne – et le plus isolé, aussi. Et là, c’est l’émerveillement. La grotte est gigantesque. Dans le filet de lumière émeraude qui filtre du plafond, on discerne les murs des constructions. Un petit bosquet d’érables, de frênes et de chênes d’où sortent des chants d’oiseaux accentue l’impression de se trouver dans un fabuleux monde perdu. Tiscali a conservé en grande partie son mystère. Des peuples y auraient vécu pendant quelque huit mille ans entre la fin de l’âge de pierre et le Moyen Age. Avec des étés frais et des hivers sans neige, leur vie troglodytique présentait quelques CORSE (France) d’ e te ud Cô era Em Olbia Cedr in o Barbag 125 ie Orosei SARDAIGNE Cagliari Nuoro 0 Plage d’Osalla Plage de Cartoe 200 km pr G am onte I E r Nuraghes 0 10 km Cala Gonone Grotte de Bue Marino 125 Su A PARC Go B 1 463 m eddu R Tiscali Oliena Orgósolo Dorgali Flumin A Vallée de Lanaitto NATIONAL Su e d ge o p p u DU GOLFE rr Cala Luna Golfe díOrosei M ER T YRRHÉNIENNE Go A Varappe B ujourd’hui, tout le monde connaît Tiscali, le fournisseur d’accès Internet, mais sait-on que la marque a ses origines ici, en Barbagie, dans l’est sauvage de la Sardaigne ? Tiscali est une cité préhistorique souterraine, enterrée sous un sommet déchiqueté de roche calcaire. Jusque dans les années 1930, seuls les bergers connaissaient son existence.Y parvenir reste une expédition ardue qui réserve son lot de surprises. Pourtant, elle est de nos jours vénérée par les îliens, qui la considèrent comme “l’anima segreta della Sardegna” – l’âme secrète de la Sardaigne. Cette caverne a sans doute été le dernier refuge de la mystérieuse culture des nuraghes, qui a prospéré sur l’île pendant deux mille ans, à partir de 1800 av. J.-C., au début de l’âge de bronze. Les intraitables Barbagiens se sont révélés si insaisissables que ni les légions romaines ni plus tard les Vandales et les Byzantins ne sont parvenus à les débusquer. Les Romains baptisèrent la région Barbarie, et “barbare” est devenu le terme générique employé pour dénigrer toutes les turbulentes sociétés réfractaires à Rome. Après avoir progressé pendant plus de quatre heures dans les montagnes du Supramonte – alors que l’auteur de notre guide touristique avait annoncé deux heures de marche –, nous avons fini par comprendre pourquoi il y a si peu de touristes à Tiscali : hormis un panneau criblé d’impacts de balles, il n’y a aucune signalisation pour y parvenir. Les guides locaux, murmure-t-on, font tout pour cacher cette merveille afin de la garder pour la postérité ou, plus vraisemblablement, pour leurs propres clients. Grimpant à quatre pattes sur d’étranges affleurements calcaires, nous côtoyons un assortiment de touristes pestant contre leurs cartes et leurs guides. Nous nous sommes tous perdus. Finalement, nous trouvons un chemin – manifestement pas le bon, mais bien tentant parce qu’il descend en pente douce – dans lequel s’engagent nos compagnons de recherche, désormais au nombre d’une trentaine, avant de disparaître de notre vue. Nous sentons que nous approchons du but. Alors que nous escaladons de nouveau des rochers acérés, ma femme, qui a un œil de lynx, aperçoit une flèche décolorée. Nous étions déjà passés à quelques centimètres d’elle plusieurs heures auparavant. Et voilà, la falaise s’ouvre, comme si nous avions prononcé la formule magique d’Ali Baba. Une montée et un étroit passage plus tard, une mince fissure coupe le sommet en deux. Nous nous retrouvons sur une saillie concave accrochée au- COURRIER INTERNATIONAL N° 819 52 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 avantages. Au-dessus des huttes de pierre en forme de ruches, la suie laissée par leurs feux couvre les parois de la grotte. Seule la calcite qui couvre les blocs de pierre révèle leur grand âge. Jusqu’à l’arrivée des premiers touristes, tout est resté intact. Même si le site est devenu un totem géographique sarde – on vend un peu partout des affiches représentant le village –, rares sont les Sardes à venir ici aujourd’hui. Mais nous, après notre visite de Tiscali, nous voyons la Sardaigne d’un autre œil. Sous le soleil aveuglant, la terre des Barbares, d’une beauté saisissante, scintille dans le halo translucide des sommets calcaires. Imprégnées de préhistoire, cachant temples et tombes, les montagnes du Supramonte – devenues parc national – recèlent l’un des sites sauvages les plus spectaculaires d’Europe. Nous avons établi notre camp de base dans le ravissant village de Cala Gonone. Accroché à une plage au pied de deux montagnes, cet ancien village de pêcheurs isolé n’était accessible que par mer jusqu’à ce que Mussolini, à la recherche d’un terrain de jeu pour fonctionnaires fascistes exténués, fasse creuser un tunnel dans la roche à travers un flanc de montagne pelé. Au débouché du tunnel, la vue de Cala Gonone, à 600 mètres en contrebas au bout d’une vertigineuse série de tournants en épingle à cheveux, est tout simplement envoûtante. Cala Gonone demeure l’un des secrets les mieux gardés du littoral italien. Petits hôtels et restaurants bordent son port animé et ses plages dorées en forme de croissant. Immaculé, pimpant et plein de charme, l’endroit est devenu, en l’espace d’une matinée, notre lieu de villégiature préféré. Histoire d’attirer les amateurs de sensations fortes, le village complète sa panoplie de loisirs avec de l’escalade, de la spéléologie, du canyoning, de l’équitation, du VTT en montagne et de l’archéologie préhistorique. Mais l’activité principale reste le bateau – seul moyen d’accéder à la chaîne scintillante de plages et d’anses nichées sur les 60 kilomètres de côte impénétrable des montagnes du Supramonte. Nous partons de bon matin et nous atteignons d’abord rapidement l’immense grotte du Bue Marino, du nom des phoques moines qui, jusqu’à une date récente, se reproduisaient ici. Accessible seulement depuis la mer, l’entrée, de la taille d’une cathédrale, résonne du bruit des vagues couleur turquoise. Il ne s’agit pas d’un quelconque trou dans la terre – et je m’y connais en fait de grottes. Eclairées par le reflet des vaguelettes bleues surgissent entre les stalactites géantes des gravures de personnages adorant leur Dieu-Soleil – encore un mystère du Supramonte. Des couloirs sans fin nous conduisent à une plage souterraine où une mer de saphir se mêle aux eaux limpides d’une rivière. Les spéléologues en ont remonté le cours sur 11 kilomètres sans parvenir à en découvrir la source. Puis notre bateau jette l’ancre dans le paysage de carte postale de Cala Luna, une baie en forme de demi-lune parfaite. Encadré par des pitons calcaires, un banc de sable blanc frangé de roseaux sépare la mer des trous d’eau douce de Codula di Luna, sans doute la gorge la plus belle mais aussi la moins visitée d’Europe. Sur 10 kilomètres qui *819 p52-53 11/07/06 10:44 Page 53 carnet de route Y ALLER - SE DÉPLACER ■ La compagnie Meridiana (www.meridiana.it) relie quotidiennement Paris à Olbia (via Cagliari), sauf le samedi et le mardi. Minimum de 230 euros pour un allerretour. Une fois à l’aéroport, mieux vaut louer une voiture. Compter environ 250 euros par semaine. Pour se rendre à Dorgali ou à Cala Gonone depuis Olbia, on peut emprunter les bus de la compagnie Deplano Autolinee, qui assurent plusieurs liaisons par jour (15 euros le trajet). Le village d’Oliena, au pied du mont Corrasi. La grotte de Tiscali. ■ Fresques Considéré comme la capitale de la Barbagie, le village d’Orgosolo, 4 900 habitants, est une galerie d’art à ciel ouvert. Lancé en 1969 par un groupe d’artistes anarchistes milanais issus de la contestation, un mouvement de peinture murale a été repris en 1975 par l’enseignant Francesco del Casino, qui, avec ses élèves, a entrepris d’utiliser les murs du village comme support pour des fresques de dénonciation sociale et des scènes de la vie quotidienne. Peinture murale à Orgósolo. Nevio Doz mènent jusqu’au sommet, elle offre un magnifique panorama animé par le bourdonnement des insectes et le froissement de broussailles des lézards qui s’enfuient, que ponctue le cri perçant des geais. A notre approche, une compagnie de perdrix effarouchées s’envole. Au-dessus des sources thermales nichent des buses. La gorge baigne dans un microclimat subtropical paradisiaque. Des lauriers-roses grands comme des chênes sont envahis de papillons géants. Des armadas de libellules noires tournoient dans le ciel. Et, comble de ravissement, les petites figues sauvages sont mûres à point.Violettes et poisseuses, elles ont le goût de l’ambroisie. Cala Gonone est rattaché à Dorgali, une petite ville montagnarde sans charme particulier située à l’intérieur des terres, à la sortie du tunnel, le cordon ombilical de la Sardaigne. Dorgali n’est pas belle, mais ses vins de Cannonau, ses olives et ses fromages la rendent incontournable pour les gourmets. De là, la SS 125 (l’une des routes touristiques les plus belles mais aussi les moins fréquentées du monde) monte et descend vertigineusement en direction du sud, à travers les austères montagnes qui longent la côte. Préservée des envahisseurs depuis toujours, la Barbagie conserve une personnalité qui n’a subi que très légèrement l’influence de l’Italie du XXIe siècle. Nous croisons des veuves portant foulard et châle noir, et des hommes âgés arborant encore pantalons et gilet de velours noir, chemise blanche et bottes noires – éléments du costume traditionnel. Il y a quelques dizaines d’années encore, la contrée était infestée de brigands. Et le passé reste bien présent : les Sardes considèrent en effet leur île comme un musée à ciel ouvert. Dix millénaires durant, les civilisations qui s’y sont succédé ont laissé un peu partout leurs vestiges : nécro- poles néolithiques, temples romains, églises byzantines, forts catalans... Mais les patriotes sardes contemporains font remonter leurs racines ethniques jusqu’aux peuples de l’âge de bronze. De ces mystérieux bergers-guerriers, qui n’ont pas laissé de trace écrite de leur histoire, il ne subsiste que les tours des nuraghes, dont la forme rappelle celle des tours des jeux d’échecs, qui veillent sur la vie quotidienne de la Sardaigne depuis plus de quatre millénaires. Aujourd’hui, comme sans doute depuis des siècles, elles servent de cachette aux enfants. Leur excellent état de conservation atteste de l’intérêt qui leur a été porté au fil des générations. Tout en haut, sur les collines qui dominent Cala Gonone, au bord d’un ravin, des oliviers millénaires jettent leur ombre sur la tour de garde de Nuraghe Mannu, une ville de l’âge de bronze fondée 3 000 ans avant qu’un Benito Mussolini plastronnant ne lorgne les possibilités offertes par la baie. Peu de choses ont changé sur cette terre, restée inconnue jusqu’en 1927. La plupart des 200 maisons déterrées sont envahies de buissons odorants. Dans certaines d’entre elles, nous trouvons des débris de tuiles colorées. L’endroit paraît encore habité, au point que nous nous attendons presque à découvrir des restes de repas. Non loin de là, les gorges de Su Gorroppu, d’une profondeur de 500 mètres, sont la merveille calcaire de la Barbagie. Nous marchons deux heures dans la vallée de Lanaitto, au fond de laquelle le cours d’eau qui se précipite en cascades entre vignobles et collines boisées offre des bassins qui invitent à la baignade. Pour découvrir les gorges dans leur totalité, il faut compter deux jours et un équipement de rappel. Assurés sur les câbles fixes tendus au-dessus de rochers géants, nous avançons péniblement d’un kilomètre entre les parois abruptes. Pour goûter aux saveurs authentiques de la montagne, nous nous restaurons ce soir-là à l’Albergo Sant’Elena, perché au-dessus de la vallée de Lanaitto. Nous commençons par du pane carasau, du pain sarde. Les douze généreux antipasti barbagiens – avec notamment du pied d’agneau, des tripes et des cèpes – ne nous empêchent pas d’attaquer avec un bel appétit le plat principal, du cochon de lait rôti au myrte.Tout dîner sarde se conclut avec du mirto, un digestif distillé au myrte local. Remplissant de nouveau nos verres, le serveur, Antonio, est ravi que nous aimions la Barbagie. “C’est ici que vivent les vrais Sardes.” Avec un grand sourire, il fait de la main un geste en direction des montagnes frontalières de l’Ouest. “Les autres, ce ne sont que des Italiens.” Ray Kershaw COURRIER INTERNATIONAL N° 819 53 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 d’hôtels et de villages de vacances. Le Villaggio Palmasera (piscine, restaurants et spa) est peutêtre le mieux équipé ; compter entre 80 et 165 euros pour une chambre double (tél. : +39 78 49 31 91 ; web : www.palmaseravillage. com). Décoration sobre et simplicité de la gestion familiale caractérisent l’hôtel Cala Luna ; entre 70 et 140 euros (tél. : +39 78 49 31 33 ; web : http://www.hotelcalaluna.com). Plus économique, le bed & breakfast Sos Ozzastros ; compter entre 30 et 45 euros (tél. : +39 78 49 31 45). Et le camping de Cala Gonone (tél. : +39 78 49 31 65 ; web : http://www. campingcalagonone.it/). Davide Monteleone/Contrasto/Rea Nevio Doz SE LOGER ■ Cala Gonone offre un vaste choix SE RESTAURER ■ Le restaurant Su Gologone, à Oliena, est considéré comme le meilleur spécialiste de la cuisine régionale. Plats typiques et décor raffiné caractérisent ce restauranthôtel quatre étoiles (tél. : +39 78 42 87 512 ; web : http://www.sugologone.it/). Plus modeste, le restaurant Colibrì, à Dorgali, vous invite à la découverte de la cuisine traditionnelle (tél. : +39 78 49 60 54). Les amateurs de gastronomie et de nature pourront visiter les nombreux gîtes ruraux présents dans la région, comme l’Agriturismo Nuraghe Mannu, à Cala Gonone (tél. : +39 78 49 32 64 ; web : www.agriturismonuraghemannu.com) et l’Agriturismo Rifugio Gorroppu, à Dorgali (tél. : +39 78 49 48 97). À VOIR ■ L’archéologie et la nature – mer et montagne – sont les principales attractions de la Barbagie. Les passionnés des cultures ancestrales ne pourront pas rater le village nuragique de Serra Orrios, la tombe mégalithique nommée Tomba dei Giganti di Thomes (à 6 km de Serra Orrios) et le musée archéologique de Dorgali. A ne pas rater non plus les Grotte di Ispinigoli (RN 125 en direction de Dorgali-Orosei) et la Fonte Su Gologone, près d’Oliena. Les amateurs de baignade apprécieront les plages de Cartoe et d’Osalla (au nord de Cala Gonone). Les passionnés de randonnée et d’escalade apprécieront les pentes et les vallées de Tiscali, de Lanaitto et de Gorroppu, qui offrent de nombreux parcours entre nature et culture. ■ Retrouvez tous nos Voyages sur courrierinternational.com 11/07/06 19:45 Page 54 Campioni ■ Marca, Espagne ■ Magyar Hírlap, Hongrie “Trop de génie” ou “Trop de caractère”. Le quotidien sportif madrilène joue sur le terme espagnol genio, un mot à double sens, pour commenter le dernier match de Zidane. “L’Italie au-dessus de tout”. En finale de la Coupe du monde 2006 qui a eu lieu en Allemagne, la Squadra Azzurra a réussi à s’imposer en battant la France aux tirs au but. del mondo! ■ ■ Lance, Brésil “Brésil : 5, Italie : 4”. Pour le quotidien sportif brésilien, l’important, c’est que le Brésil soit toujours devant l’Italie en nombre de victoires en finale de Coupe du monde. Titan, Chine “L’Italie domine le monde”. Le journal sportif chinois montre la joie des footballeurs de la Squadra Azzurra, qui ont réussi à aller jusqu’au bout de la compétition alors qu’on ne les y attendait pas. ■ Dagens Nyheter, Suède “Champions !” Que ce fut difficile. Tel est en substance le sentiment du quotidien suédois à l’issue de la finale du Mondial 2006 que les Italiens ont remportée après le tir au but raté de David Trezeguet. ■ El Watan, Algérie “L’Italie au finish”. Après un mois de compétition, le plus important rendez-vous sportif de la planète a pris fin avec la victoire sur le fil de l’Italie face à la France. FINALE ■ The Washington Post, Etats-Unis “L’Italie est au sommet”. Le quotidien revient notamment sur la ferveur des supporters de la sélection italienne présents dans la capitale américaine. Même à l’arraché, que la victoire est belle ! ■ Les Azzurri [Bleus] sont champions du monde et champions de fond, car, du début à la fin, sans ménager leur peine, ils ont tout donné. Pour eux, tout se complique pour un coup de coude et tout se résout par un coup de tête. En 1982, les sentiments étaient plus forts et plus précis, l’Italie avait nettement dominé la finale contre l’Allemagne et elle exhibait à la boutonnière ses victoires contre l’Argentine et contre le Brésil. A Berlin, ce sont les Français qui ont le mieux joué la finale. Entre initiés, on peut se demander, juste pour le plaisir, si ce Mondial aurait été plus beau s’il avait été gagné par une autre équipe que celle de l’Italie. La réponse est non. Un entraîneur argentin disait : “Je place très bien mes joueurs sur le terrain, le problème c’est qu’après ils bougent.” Ainsi, on peut remplir des pages et des pages en promettant des spectacles que personne ne verra. Les étoiles ne brillent pas, les ténors font nationale ou s’il salue tout des couacs, les feux d’arle monde affectueusetifice se transforment en ment et s’en va comme le pétards mouillés. Ce ne fit Aimé Jacquet. fut pas un grand Mondial, Les douze buts marqués mais on ne peut pas le par l’équipe l’ont été par reprocher à l’Italie. Elle a dix joueurs différents. fait sa par t et elle est Cela donne une idée du championne de fond, groupe. Le secret de cette parce que, sur sept équipe est d’avoir mis en matchs, elle n’en a joué valeur de bons, dans qu’un seul, en beauté, quelques cas d’excellents contre l’Ukraine [quart de finale joué le 30 juin et ■ “Tout est vrai ! Nous sommes joueurs, auxquels il mangagné 3 à 0]. Tous les champions du monde” , proclame quait quelque chose, autres n’ont été décisifs en une La Gazzetta dello Sport. peut-être justement une que dans les dernières minutes, ou avec victoire comme celle-ci. Je veux parler de Gianluigi Buffon et d’Andrea Pirlo, de des prolongations, ou des tirs au but. L’équipe qui a gagné a montré sa capa- Fabio Cannavaro et de Gennaro Gattuso, cité à rester unie, sans disputes, jalou- de Marco Materazzi et de Fabio Grosso : sies, ni bouderies, et c’est là le mérite quatre défenseurs et deux milieux de terénorme de Marcello Lippi. Le sélection- rain. Gagner quand on est les plus forts, neur a fait un excellent travail et lui seul tout le monde en est capable, ou presque. pourra décider s’il continue avec l’équipe Mais rares sont ceux capables de l’em- COURRIER INTERNATIONAL N° 819 54 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 porter quand ils ne le sont pas. Et c’est cela le grand mérite des Italiens. A présent que les vainqueurs défilent dans les rues de Rome, les appels à l’amnistie ou à la clémence dans le procès des matchs truqués – dont la sentence est attendue pour le 12 juillet – se font à nouveau entendre. Ne confondons pas, je le répète, les joueurs qui ont gagné et les gens qui ont manœuvré pour arranger les matches. En parlant d’arbitrage, aucun des Azzurri n’a demandé des arbitres “assouplis” ou pliés en deux comme des valets de pied. Ils se sont adaptés à ceux qu’on leur a désignés, et ils ont gagné. Cette victoire peut être un remède, mais aussi un balai pour nettoyer toute la pourriture qui s’est accumulée dans le foot italien au cours des dernières années. Essayons de ne pas la salir, avec un mauvais final en queue de poisson. Gianni Mura, La Repubblica, Rome Stephane Reix/For picture/Corbis LE JOURNAL DU MONDIAL 54-55 claude sport * 54-55 claude sport * 11/07/06 19:46 Page 55 Stephane Cardinale/ People Avenue/ Corbis ■ Zinedine Zidane saluant la foule de supporters rassemblés Place de la Concorde, le 10 juillet, au lendemain de la finale perdue face à l’Italie. La fin épique d’un personnage d’épopée A force d’avoir à jouer un rôle de symbole social, Zidane a fini par craquer. FINANCIAL TIMES Londres orsque Zinedine Zidane a quitté pour la dernière fois un terrain de football ce dimanche 9 juillet, ce ne fut pas seulement en tant que génie du football. Malgré son exclusion pour avoir donné un coup de tête à un adversaire dans les dernières minutes de la finale de la Coupe du monde, il est devenu un emblème national comme sans doute aucun footballeur ne l’a été avant lui. Pourtant, la carrière du joueur, âgé de 34 ans, illustre avec éclat la capacité limitée du football à changer le monde. Jusqu’à ce que leur pays atteigne la finale du Mondial, en 1998, nombreux étaient les Français qui n’avaient jamais regardé un match de leur vie. En marquant deux buts face au Brésil, le fils d’un magasinier algérien est alors devenu l’immigré modèle. De nombreux politiques en ont conclu que Zidane et son équipe multiraciale aideraient les immigrés pauvres à “s’intégrer”. A en croire Patrick Mignon, sociologue à l’Institut national du sport, l’INSEP, ils “se sont saisis du football comme solution miracle”. Il est incontestable qu’il a touché le cœur des immigrés pauvres. Mais Zidane ne pouvait pas changer la vie de ces gens. De nombreux Blancs l’adulaient tout en votant pour le Front national. Bien avant les émeutes L de novembre 2005 dans les banlieues, il était déjà manifeste que Zidane jouissait d’un pouvoir limité. Lorsque la France a joué contre l’Algérie à Paris, en octobre 2001, des jeunes Français d’origine maghrébine ont hué La Marseillaise avant le coup d’envoi et, plus tard, ils ont envahi le terrain, obligeant les autorités à mettre un terme au match. Malgré Zidane, ils ne se considéraient pas comme des Français à part entière. Au printemps 2002, Jean-Marie Le Pen est arrivé en deuxième position à l’élection présidentielle. La plupart des observateurs l’avaient enterré, en partie à cause ZIZOU d’une équipe dont il avait qualifié les membres, avant la victoire au Mondial, de mercenaires étrangers qui “ne chantent pas La Marseillaise ou n’y prêtent aucune attention”. Avant le second tour de scrutin, Zidane avait même appelé les électeurs à désavouer un parti “qui ne correspond pas aux valeurs de la France”. Le Pen fut battu, mais il avait d’ores et déjà montré que le message de l’équipe ne passait pas. Nombre des émeutiers de l’automne 2005 avaient explosé de joie lorsque Zidane avait marqué ses buts pour la France. Mais le pays qu’ils soutenaient si bruyamment n’en a Dieu et le diable ont pris leur retraite ■ Après maintes délibérations, nous avons fait la couverture sur Zinedine Zidane, égal à luimême jusqu’au bout. La tradition aurait consisté à couvrir la victoire italienne, en exaltant les ver tus de la Squadra Azzurra, championne du monde pour la quatrième fois. Mais Zidane nous a offer t le moment magique qui a fait ce Mondial. Une Coupe du monde dont de nombreux spécialistes disaient qu’elle n’apporterait rien sur le plan tactique et qu’elle ne permettrait à aucune nouvelle personnalité de se révéler. Eh bien, elle nous aura laissé ce moment inoubliable : un joueur qui allait prendre sa retraite a marqué un penalty en finale face au meilleur gardien du monde, Buffon. Zidane a gratifié ceux qui aiment le football d’un joyau, d’une action de rêve, qui trahit un sentiment à la limite de l’orgueil, une confiance en soi qui va jusqu’à l’humiliation de l’adversaire. Quand on frappe un penalty en finale du Mondial, on joue avec le feu : on est Dieu ou le diable. Là, Zidane a été Dieu. Et puis le diable a pris le dessus. Il a donné un coup de corne. Enfin, un coup de tête. Ce fut une finale très triste, mais nous ne ferions qu’approfondir la tristesse si nous laissions les mauvais souvenirs l’emporter sur les bons. N’impor te qui peut s’emporter, mais seul un Zidane pouvait faire un tel tour de magie en finale. Il a joué le rôle de Dieu mieux que personne, nul autre que lui ne pouvait aussi bien incarner le diable. A côté de lui, l’Italie est restée bien terre à terre. Leo Farinella, Olé, Buenos Aires pas moins continué de les confiner dans leurs banlieues*. En France comme aux Etats-Unis, les grands sportifs immigrés n’ont pas supprimé les ghettos. Mais, au milieu de tous les déboires de la France, cet homme reste une figure incontestée. Depuis 2000, Zizou est régulièrement élu Français le plus populaire dans le sondage du Journal du dimanche. Le saint musulman a évincé la Marianne aux seins nus comme symbole national. Et ce statut n’a pas été écorné par l’incident du 9 juillet. Les gens réagissent avec sympathie plutôt qu’avec colère, reconnaissants de ce qu’il a fait pour le pays. Zidane a offert à la France ses plus grands moments collectifs depuis la Libération, en 1944. La finale du 9 juillet face à l’Italie aura probablement attiré la plus forte audience dans l’histoire de la télévision. Mais, alors que le match s’avançait, le physique du joueur – déjà limité dans sa jeunesse – a commencé à le lâcher. Son dos voûté a cédé sous le poids de tout un pays. Quels que furent les propos du défenseur italien Marco Materazzi, ce fut probablement l’agacement suscité par son propre jeu qui fit partir son geste vengeur. Parce que le football libère tant d’émotions, nous sommes enclins à exagérer son pouvoir. En réalité, même si l’équipe de France avait gagné, Zidane n’aurait pas amélioré le sort des chômeurs des banlieues*. De même, le carton rouge dont il a écopé n’aggravera pas non plus leurs misères. Au moins, ce fut une fin épique, digne d’un personnage d’épopée. Simon Kuper * En français dans le texte. COURRIER INTERNATIONAL N° 819 55 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 ■ Le roi de la jungle La finale du 9 juillet devait être la dernière grande apparition de Zinedine Zidane aux yeux du monde entier, et chacun sait comment cela s’est terminé. “Le terrain de football est une jungle et, pour que cette jungle continue d’exister, nous avons besoin de la civilisation, de l’industrie, du commerce et du reste. Sauf que la civilisation n’a pas le droit d’entrer sur le terrain : pelouse interdite”, expliquait Jorge Valdano, le “philosophe du football” [vainqueur de la Coupe du monde en 1986 avec l’Argentine]. Or c’est le contraire que nous avons vu pendant cent neuf minutes à Berlin. Nous avons vu la civilisation conquérir la jungle, nous avons constaté l’absence de tout ce qui a fait la grandeur de ce sport : le courage, le risque, la soif de nouveauté. Le coup de tête de Zidane n’était pas malin et ne doit pas être pris pour exemple. Dans sa spontanéité et sa brutalité bizarres, y compris contre lui-même, le coup de tête avait tout de même une certaine grandeur. Il a montré le mauvais côté de la jungle, qui donne pourtant son éclat au jeu. Ce n’était pas beau, mais c’était la jungle. Thomas Hüetlin, Der Spiegel, Hambourg 19:14 Page 56 “Dans la joie et la décontraction” les grands moments de la Coupe du monde sur le site courrierinternational.com à Berlin à l’occasion de la demi-finale entre l’Allemagne et l’Italie, le 4 juillet. Munich C’est un résultat surprenant, lorsqu’on songe où en était l’équipe il y a deux ans. Et aux résistances que Klinsmann a dû affronter, y compris dans l’opinion, pour l’imposer. Ce que j’admire chez lui – outre ses performances de sportif et d’entraîneur, ce qui est déjà considérable –, c’est qu’il a refusé de se soumettre au [tabloïd] Bild, ce que très peu de personnes font dans ce milieu. Il en a d’ailleurs été puni. Les pires attaques sont venues de là, et elles ont souvent été reprises. Il a quand même rencontré le président du groupe Springer [auquel appartient Bild] peu avant le Mondial et ils ont conclu une sorte de trêve qui a duré jusqu’à la fin de la compétition. Une preuve de son intelligence. Revivez Moi l’Israélien devenu allemand ■ Ferveur populaire SÜDDEUTSCHE ZEITUNG (extraits) Ces dernières semaines, l’Allemagne a rêvé de remporter la Coupe du monde de football. Vous aussi ? GÜNTER GRASS Oui, j’ai partagé ce rêve. C’est un miracle, un miracle et un exploit de Jürgen Klinsmann, que la sélection allemande ait réussi à atteindre la demi-finale. Nous devrions en être plus que satisfaits. Les Italiens étaient manifestement meilleurs que nous. J’ai eu aussi le sentiment, en parlant après avec les gens, que beaucoup pensaient : on est vraiment allés loin. A combien de matchs avez-vous assisté ? Deux à Berlin, deux à Dortmund et un à Munich ; c’était contre la Suède. Et j’ai vu France-Espagne à Hanovre. Je regrette que les équipes africaines, au jeu magnifique, aient été éliminées et que la Coupe soit redevenue une fois de plus une affaire européenne. Qu’est-ce qui vous a le plus fasciné ? Pendant la phase préparatoire, on prédisait la catastrophe et on s’inquiétait beaucoup pour la sécurité. Nous, les Allemands, nous sommes les cham- AMBIANCE Johannes Eisele/DDP/AFP Amateur de football, le Prix Nobel de littérature Günter Grass revient sur Klinsmann, la Mannschaft et la spontanéité bon enfant des supporters. Sipa 11/07/06 LE JOURNAL DU MONDIAL 56 sport * pions du monde de l’inquiétude. Et tout s’est bien passé. Dans la joie et la décontraction. Les Allemands étaient même prêts à brandir joyeusement leur drapeau. Des vieilles dames replètes se maquillaient les joues en noir-rougeor, on voyait des crêtes d’Iroquois aux couleurs nationales, et même une tétine de bébé. Ces manifestations complètement spontanées, non organisées, étaient convaincantes, y compris, je crois, pour bon nombre des étrangers [voir article ci-contre] qui étaient là. Klinsmann a déclenché les passions. Avec lui, c’est un peu de la vie californienne qui est venue en Allemagne. La Californie n’a, à mon avis, rien à voir là-dedans : c’est l’endroit où il vit, un point c’est tout. Mais les changements qu’il a effectués au cours de certains matchs, comme l’entrée d’Odonkor et de Neuville, ont été des coups de génie de sa part. Le quotidien Die Welt [du groupe Springer] a conseillé à Angela Merkel de s’inspirer de Klinsmann. De même que Klinsmann a tenu tête au public, il faudrait qu’elle tienne tête à l’industrie pharmaceutique, par exemple, quand elle élabore une réforme du système de santé. Or elle ne le fait pas. S’il faut s’inspirer de Klinsmann, c’est dans sa f açon de pousser son indépendance au maximum. La chancelière a qualifié l’euphorie noir-rouge-or de ces dernières semaines de “patriotisme sans complexe”. Qu’en pensezvous ? “Sans complexe”, c’est vrai. Parler de “patriotisme”, en revanche, me semble un peu exagéré parce que tout cela s’est fait de façon inconsciente chez beaucoup de gens. Mais ils voient une occasion d’afficher la couleur. Ça suffit, non ? Je n’ai pas besoin du football pour être patriote. Pensez-vous que les Allemands ont retrouvé un peu de normalité dans leur relation à la nation ? Je manie avec prudence le concept de nation. Le passé ne s’envole pas comme ça. Et le nôtre pèse plutôt lourd. Propos recueillis par Lutger Schulze et Kurt Röttgen ■ Quand les chaînes de télévision allemandes parlaient des événements de Gaza, pendant les mi-temps, j’ai constaté avec étonnement que les Allemands s’intéressaient bien plus à ce qui se passe en Israël que les Israéliens eux-mêmes. Nous avons fui ces informations, nous avons attendu avec impatience le début des matchs afin qu’ils nous détournent de cette situation difficile. Et j’étais encore sous le coup de la surprise quand j’ai pris conscience que, pour la première fois de ma vie, je soutenais l’équipe d’Allemagne. Qu’est-ce qui a provoqué ce revirement ? A Berlin, il m’était impossible de me dérober au traumatisme judéoisraélien. Les sirènes hurlantes, les drapeaux flottant au vent et les cris de victoire retentissant dans les stades. Les petits pavés, devant chez moi, rappelant qu’ici avaient vécu des Juifs, qu’un jour ils avaient été déportés et qu’ils étaient morts tel jour à tel endroit, n’avaient rien pour me rassurer. Je ne pouvais m’empêcher de me demander si les sirènes hurlaient aussi, il y a soixante-cinq ans, quand les voitures s’arrêtaient devant les maisons lors des rafles. Mais, d’un seul coup, Berlin a mis tout le monde sens dessus dessous. Des bistrots à tous les coins de rue, une atmosphère cosmopolite et multiculturelle, la possibilité de rester des heures dans un café sans être dérangé, les intellectuels de gauche qui avaient décidé d’agiter les drapeaux pour ne pas laisser le terrain à l’extrême droite. Et une foule de gens présentant un taux d’alcoolémie record – et aucune violence. Berlin a déconstruit tout ce qu’on a pu penser un jour de l’Allemagne. Zeev Avrahami, Die Welt (extraits), Berlin COUPE DU MONDE 2010 Carton rouge pour l’Afrique du Sud Neil Watson, un cour tier d’assurances, originaire du Cap, publie plusieurs centaines de photos de crimes macabres sur son site Internet, <www.crimexposouthafrica.co.za>, en dépit des nombreuses menaces de mort qui lui ont été adressées. Ce site, qui comporte un cimetière virtuel où les visiteurs peuvent se rendre pour s’informer sur les assassinats commis dans le pays, va selon lui “ouvrir les yeux aux étrangers et les dégoûter”. Son but est de décourager les étran- COURRIER INTERNATIONAL N° 819 56 gers de se rendre en Afrique du Sud, où sévit une forte criminalité. A ce jour, plus de 400 personnes lui ont proposé des photos de proches assassinés. Neil Watson entend demander des explications à la Fédération internationale de football. “La FIFA doit expliquer à la communauté internationale pourquoi elle a ignoré les meurtres de milliers de personnes en désignant l’Afrique du Sud comme l’organisateur du Mondial 2010, affirme-t-il. Va-t-elle assumer la responsabilité de tous les crimes commis pendant la Coupe ?” Crime Expo n’hésitera devant rien. DU 13 AU 19 JUILLET 2006 “Nous voulons révéler au monde les informations tenues secrètes par la presse sud-africaine”, assure-t-il. En attendant, M. Watson mène une active campagne de promotion auprès des ambassades, des compagnies aériennes et dans le secteur du tourisme. Cobus Claassen, Beeld, Johannesburg WEB+ Plus d’infos sur le site Pourquoi l’Afrique du Sud organisera le Mondial 2010. Un article du “Mail & Guardian”. 819p57 11/07/06 16:30 Page 57 l e l i v re épices & saveurs ● LA FACE CACHÉE DU RÊVE AMÉRICAIN Par amour du dollar Le Mexicain J.M. Servín porte un regard cruel sur l’American way of life et les aspirations médiocres de ses compatriotes sans papiers. RUSSIE Histoire ■ de la “petite eau” E NEXOS Mexico a prose de J.M. Servín est un chien enragé. Son inquiétant premier roman, Cuartos para gente sola (2004), contient une scène mémorable où, pour quelques pesos, le personnage principal combat à mains nues contre un bull-terrier dans un quartier paumé de Mexico. Dans Por amor al dólar* [Par amour du dollar], les Etats-Unis sont le ring et ce sont les mojados [immigrés clandestins mexicains] qui donnent des coups de dents : aux enfants de l’Oncle Sam, aux autres sans-papiers, à tous ceux qui se laissent faire. “Personne n’était disposé à avoir pitié des autres, parce que toutes les histoires se ressemblaient”, écrit Servín dans cette non-fiction novel où il retrace sa vie de clandestin à New York dans les années 1990.Transporter des casseroles bouillantes dans des cuisines minuscules, enfumer des essaims d’abeilles sur un terrain de golf ou, fin saoul et drogué, arnaquer les clients d’une station-service par un terrible hiver sont autant de situations qui, sous la plume de Servín, dépassent l’anecdote pour se faire déclaration de principe, vision de la vie. Servín est cruel dans sa façon de mettre à nu ce pays obsédé par l’efficacité, le recyclage du superflu et qui “fuit l’ennui comme la peste”, et cruel aussi quand il décrit l’armée d’immigrants constituée d’êtres bornés, traîtres, à la religiosité bon marché, qui se complaisent dans tout ce qui fait souffrir et finissent par adhérer à la loi du moindre effort. Des travailleurs qui ne se demandent pas à quelle l’heure on les réveillera du rêve américain, mais plutôt quand ils obtiendront “leur titre de séjour définitif dans le cauchemar”. Pour ce voyage dans l’enfer de la vie américaine, Servín trouve appui dans le sarcasme. Ses rencontres avec des femmes déracinées et alcooliques, ses errances dans les bars louches de Times Square en quête de corps moites anonymes, son expérience d’employé de maison dans une famille riche et capricieuse, tout est empreint d’un sens de l’humour acéré. L’auteur fait ainsi la preuve de sa capacité à comprendre la tragi-comédie humaine. Un bon exemple en est l’épisode où il raconte son “inimitié épistolaire” (à coups de petits mots placardés sur le frigo) avec Gunter, le directeur adjoint d’une banque new-yorkaise qui l’emploie comme domestique : “Gunter, je nettoie la maison à fond tous les jours. Tu ne le remarques pas, parce que ton chien puant et les perroquets s’arrangent pour salir ce que j’ai mis la matinée à nettoyer. Idem avec tes enfants. Si tu veux que la maison soit propre quand tu rentres, à partir n 1977, l’entreprise d’Etat qui détenait le monopole de la vodka en république populaire de Pologne a saisi un tribunal de commerce international en arguant que, puisque cet alcool avait été distillé pour la première fois en Pologne, seules les entreprises polonaises avaient le droit de le vendre sous le nom de vodka. Dans un premier temps, le ministère du Commerce d’URSS a cru qu’il s’agissait d’une plaisanterie. L’affaire était particulièrement pernicieuse, car elle touchait au cœur de l’âme russe, sans parler de la solidarité du pacte de Varsovie. Le ministère soviétique demanda une enquête. Les archives nationales n’ayant pas été d’un grand secours, l’historien William Pokhlebkine s’attela à la tâche. Après des années de recherches, il arriva à la conclusion que la vodka avait probablement été distillée pour la première fois dans un monastère moscovite entre 1440 et 1478, soit des décennies avant son apparition en Pologne. En russe, vodka signifie “petite eau”. Le Russe moyen en boit 20 litres chaque année, un record mondial. Il y a quelques années, le médecin finlandais qui dirigeait le bureau russe de l’Organisation mondiale de la santé a déclaré qu’à “ce régime-là, en Finlande, la moitié de la population serait mor te au bout d’un an”. Les Russes lui ont rétorqué : “C’est notre mode de vie. Comment voulez-vous qu’on arrête de boire avec un climat comme le nôtre ? Le peuple est prêt à vivre chichement, mais, si on l’incitait à arrêter de boire, on risquerait de connaître des troubles sociaux.” “Que faire ?” demandait Lénine. Etant non seulement historien mais aussi patriote, Pokhlebkine a ajouté à son livre consacré à l’histoire de la vodka un chapitre concernant la montée de l’alcoolisme dans le pays et les moyens d’y remédier. Mais certaines de ses propositions étaient trop radicales par rapport aux normes russes : retrait du permis de conduire ou encouragement des personnes dépendantes à se faire soigner (les Alcooliques anonymes étaient interdits en URSS). Cela ne l’a pas empêché d’avancer un argument familier aux chantres du libre arbitre : ce n’est pas la vodka qui saoule les gens, ce sont les gens qui se saoulent. Aujourd’hui, les travailleurs russes ont plus que jamais besoin de savoir en quoi les propositions de Pokhlebkine peuvent répondre à la question de Lénine. La question peut se poser en ces termes : un bon prolétaire n’a pas de problème avec l’alcool, sauf lorsqu’il ne peut pas trouver de quoi boire. En 1982, le tribunal international a fini par trancher : la vodka était russe. Cette heureuse conclusion fut suivie par la chute du communisme en Europe, à laquelle nous pouvons toujours lever notre verre en disant, non sans une certaine ironie : “Na zdarovié !” (A la vôtre !). Joseph Tartakovsky, Los Angeles Times, Etats-Unis DR L ■ Biographie En l’espace de deux romans lucides et désenchantés, Juan Manuel Servín s’est imposé comme l’un des écrivains mexicains les plus prometteurs de sa génération. Né à Mexico en 1962, cet autodidacte a été tour à tour employé de banque, boucher et travailleur clandestin aux Etats-Unis, en Irlande et en France. Passionné de faits divers, il a fondé un tabloïd baptisé A sangre fría (“De sangfroid”), en hommage à Truman Capote. Il écrit régulièrement dans la presse mexicaine (grand public comme alternative), dans un style de journalisme narratif qu’il appelle “journalisme charter” et dont il enseigne le b.a.-ba dans le cadre de séminaires. de demain, je laisse Kaiser dans le patio et les perroquets dans leur cage. PS : La viande que tu as achetée à Grand Union était dure, je l’ai donnée au chien. Attention à la vache folle.” Au-delà du calvaire quotidien du journalier, Servín fait aussi entendre dans Por amor al dólar sa voix de journaliste et d’écrivain, ce qui le situe dans la droite ligne d’un auteur comme James Ellroy, dont il partage le goût pour les faits divers sanglants mais aussi la façon abrupte de narrer sa propre vie et son histoire familiale. Le Servín journaliste consacre tout un chapitre à reconstruire l’histoire de Monika Beerle, une jeune Suissesse qui émigre à New York dans l’espoir de devenir danseuse mais échoue dans une boîte de strip-tease avant d’être dépecée par un fanatique religieux. La superbe reconstitution de ce fait divers donne au livre plus de profondeur encore, en démontrant que l’auteur ne cherche pas uniquement à parler de lui, mais qu’il sait que les vies qu’il croise élargissent la vision qu’il a de ce gouffre de rêves brisés qu’est l’American way of life. Il en va de même quand il raconte l’assassinat d’un SDF dans le Bronx par des individus qui cherchaient à s’amuser en organisant une sorte de safari urbain. Quant à Servín l’écrivain, il multiplie références et hommages – à Truman Capote, John Dos Passos et Scott Fitzgerald, entre autres – et ne se prive pas d’émettre d’intéressantes opinions sur l’acte de création et l’honnêteté littéraire : “Une grande partie de la littérature contemporaine dissimule des personnages et des histoires faiblardes derrière une culture soi-disant encyclopédique qui exige du lecteur qu’il ait toujours un dictionnaire à portée de main.” Servín s’applique la leçon à lui-même puisque Por amor al dólar, avec son style cru et direct, mord et palpite à chaque page. C’est un livre qui faisait défaut, dans un paysage littéraire mexicain peuplé d’auteurs plus soucieux de prix et de renommée que de coucher sur le papier leurs angoisses et leurs transgressions. Servín sait bien qu’en littérature chien qui aboie ne mord pas : c’est pour cela qu’il s’attache à laisser la marque de ses crocs sur la peau du lecteur. Bernardo Esquinca * Ed. Joaquín Mortiz, Mexico, 2006. Pas encore traduit en français. COURRIER INTERNATIONAL N° 819 57 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 *819 p58 11/07/06 18:10 Page 58 insolites ● Cinq-étoiles Faire ses valises ? Exténuant. Si vous faites un saut une fois par an au Claridge de Londres, pour aller à Wimbledon par exemple, laissez vos vêtements et vos Novak Jack/Superstock/Sipa revues là où ils ont chu. L’hôtel se chargera de photographier votre chambre : quand vous reviendrez l’année prochaine, vous retrouverez toutes vos petites affaires au même endroit, comme si vous n’aviez jamais quitté la capitale. Cool, non ? (The Daily Telegraph, Londres) L’espace, ça rend sourd Couacs l y a maintenant six ans que la Station spatiale internationale a accueilli ses premiers occupants. Et il y a presque autant de temps que ceux-ci se plaignent du bruit de fond. Un bruit tellement fort que les médecins ont constaté chez eux une perte d’audition. C’est du moins ce qu’ont rapporté récemment des médias russes : à leur retour, en avril 2006, après un séjour de six mois là-haut, c’était le cas pour l’Américain Bill McArthur et le Russe Valeri Tokarev. La NASA refuse de discuter de la santé de ses astronautes, mais un porte-parole a confirmé au New Scientist que “le bruit n’est pas une menace pour les opérations ou pour la santé de l’équipage, c’est plutôt une question de confort”. Problème de santé ou problème de confort, n’empêche qu’il y a longtemps que la question est sur le tapis (en novembre 2005, on était parvenu à abaisser le niveau sonore dans la zone de travail, de 69 à 62 décibels), et qu’elle s’ajoute au portrait peu reluisant d’une station qui à l’origine – il y a vingt ans – devait être un DR I n trouve de tout sur eBay. Même un orchestre belge. La Beethoven Academie – 35 musiciens professionnels et 4 employés – s’est mise en vente sur le site d’enchères en ligne. La formation a reçu une offre de 100 000 euros, avant de retirer son annonce, destinée à protester contre les pouvoirs publics, qui lui ont retiré tout subside. “Quand on passe de 1,1 million d’euros de subventions à zéro, tout ce qu’on peut espérer, c’est licencier le plus humainement possible”, a déclaré Bart Michiels, chef de la formation flamande. (De Morgen, Bruxelles ; BBC, Londres) O Oraisons Le salut spirituel du plombier polonais est assuré. L’Eglise polonaise vient de publier un recueil de prières destiné aux émigrés. Les travailleurs partis tenter leur chance à l’étranger trouveront une oraison pour chaque circonstance. “Mon Dieu, faites que je reste souriant dans la monotonie du travail, que je sache me taire si un collègue bâcle son travail, que je sache louer celui qui réalise de bonnes choses”, lit-on ainsi L (Gazeta Wyborcza, Varsovie) dans cet ouvrage dû à l’évêque de Tarnow. Les enfants rapporteurs font des adultes conservateurs e petit copain de maternelle pleurnichard, timoré et rapporteur, vous vous souvenez ? Eh bien, il y a de fortes chances qu’il vote aujourd’hui à droite. C’est en tout cas ce qu’ont pu observer les sociologues qui ont suivi pendant vingt ans 95 enfants de la région de Berkeley. La plupart des enfants débrouillards, confiants et autonomes étudiés par l’équipe ont quant à eux grossi les rangs de la gauche libérale une fois devenus adultes. Avec cette étude, publiée dans The Journal of Research into Personality, John Block, professeur de sociologie à Berkeley, ne se fera pas beaucoup d’amis chez les conservateurs. Elle mérite toutefois qu’on s’y attarde. Dans les années 1960, le chercheur entreprend de suivre plus d’une centaine d’élèves de maternelle dans le cadre d’une étude globale sur la personnalité. Les instituteurs, qui connaissent leurs élèves depuis des mois, sont chargés d’évaluer leur personnalité. Rien ne permet de penser que ces genre d’hôtel-laboratoire de l’espace, mais qui aujourd’hui n’abrite que deux personnes qui n’ont que le temps de faire de l’entretien, et pratiquement plus de science. Il fut un temps où les astronautes devaient même porter des bouchons dans les oreilles pendant la majeure partie de la journée ; aujourd’hui, ayant réussi à abaisser ici et là le niveau sonore (par la pose d’isolants, de silencieux sur les sorties de ventilation, etc.), ils ne portent plus leurs bouchons “que” deux à trois heures par jour. A la décharge de la station, il faut souligner qu’elle n’est pas la première à présenter ce problème. Des pertes temporaires et permanentes d’audition (dans les hautes fréquences) ont été rapportées jadis par les Soviétiques au retour de missions sur leurs stations Saliout, puis Mir. Et – coïncidence ? – la partie la plus bruyante de la station spatiale est justement un module russe, appelé Zvezda, celui qui sert de quartier d’habitation. Agence Science-Presse, Montréal travaux soient biaisés : à l’époque, les chercheurs ne s’intéressaient pas à la question de l’orientation politique, et eût-ce été le cas qu’ils auraient été bien en peine de définir les sympathies politiques de marmots de 3 ou 4 ans. Quelques décennies plus tard, Block revient voir comment la personnalité de ses sujets a évolué, en s’intéressant cette fois-ci à leurs préférences politiques. Et il découvre qu’une fois adultes les gnangnans d’hier sont généralement devenus conservateurs, très attachés aux rôles traditionnels de l’homme et de la femme, et aisément déstabilisés par les situations équivoques. Les enfants bien dans leur peau d’hier penchent quant à eux à gauche et sont des esprits ouverts, curieux, brillants, épris de liberté et non conformistes. Contrairement aux filles, qui n’ont rien perdu de leur sociabilité, les garçons de ce groupe affichent toutefois une légère tendance à l’introspection. L’enclave libérale de Berkeley n’est pas nécessairement représentative de l’ensemble des EtatsUnis, concède Block, qui insiste toutefois sur la cohérence de ses résultats : un enfant mal dans sa peau, explique-t-il, cherche à se raccrocher à l’autorité et à la tradition, et c’est précisément ce qu’il trouve dans le conservatisme. Le modèle progressiste attire davantage des individus qui ont suffisamment d’assurance pour remettre en question l’ordre établi et explorer d’autres voies. “C’est un travail bâclé, tendancieux et qui n’a pas grand-chose de scientifique”, assène quant à lui Jeff Greenberg, de l’université d’Arizona. Selon ce spécialiste de psychologie sociale, les personnalités peu assurées, sur la défensive et rigoristes peuvent selon lui être aussi sensibles aux arguments de la gauche qu’à ceux de la droite. En Chine, estime-t-il, des individus de ce type feraient de fervents partisans du Parti communiste. Kurt Kleiner, The Toronto Star (extraits), Canada COURRIER INTERNATIONAL N° 819 58 DU 13 AU 19 JUILLET 2006 Neiges rouges Les sommets du Tadjikistan ne sont plus communistes. Le pic Lénine (7 134 m) a été rebaptisé pic de l’Indépendance, le pic de la Révolution porte désormais le nom d’Avicenne (le philosophe DR et médecin était originaire d’Asie centrale). En 1999, l’ex-République soviétique s’était contentée de renommer son plus haut sommet. Le pic du Communisme (7 495 m) devenait alors le pic Ismaïl Samani, du nom du fondateur de la dynastie des Samanides, indique le portail russe Ferghana.ru.