Au G 8 à Saint-Pétersbourg La Russie conquérante

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Au G 8 à Saint-Pétersbourg La Russie conquérante
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Débat Freud démoli au nom de la science
CHINE Comment agit la censure
FOOT Le monde juge Zidane
BD (2) Aya revient à Abidjan
N° 819 du 13 au 19 juillet 2006 - 3
€
Sommet du G8
A Saint-Pétersbourg,
une Russie
très offensive
Tchétchénie
L’après-Bassaev
La revanche
de Poutine
Au G 8 à Saint-Pétersbourg
La Russie conquérante
AFRIQUE CFA : 2 200 FCFA - ALLEMAGNE : 3,20 €
AUTRICHE : 3,20 € - BELGIQUE : 3,20 € - CANADA : 5,50 $CAN
DOM : 3,80 € - ESPAGNE : 3,20 € - E-U : 4,75 $US - G-B : 2,50 £
GRÈCE : 3,20 € - IRLANDE : 3,20 € - ITALIE : 3,20 € - JAPON : 700 ¥
LUXEMBOURG : 3,20 € - MAROC : 25 DH - PORTUGAL CONT. : 3,20 €
SUISSE : 5,80 FS - TOM : 700 CFP - TUNISIE : 2,600 DTU
M 03183 - 819 - F: 3,00 E
3:HIKNLI=XUXUU[:?a@i@b@t@k;
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s o m m a i re
●
25 ■ Afrique
S O U DA N Dar four : le réquisitoire de
Wole Soyinka CAMEROUN Haro sur le “repassage” des seins
e n c o u ve r t u re
●
LA REVANCHE
DE POUTINE
E N Q U Ê T E E T R E P O R TA G E S
26 ■ en couverture La revanche de Poutine
34 ■ débat Nouvelles de la planète psy (1)
Andrey Rudakov/Capital’s Eye/MAXPPP
Du 15 au 18 juillet, Vladimir Poutine accueille les dirigeants
des pays les plus riches de la planète dans “sa” ville, SaintPétersbourg. Belle revanche pour celui qui hier encore était
montré du doigt pour ses mauvaises manières. Doit-on
craindre la Russie, comme le pensent les Polonais, ou faire
des affaires avec elle, comme le suggère la presse allemande ?
Un vieux dilemme, toujours d’actualité.
pp. 26 à 32
Cette toile de Dimitri Vroubel et Viktoria Timofeïeva, intitulée M. Poutine,
a été présentée lors d’une exposition au musée de Moscou en 2003.
Freud démoli par la science Cent cinquante après
la naissance du père de la psychanalyse, sa méthode
est de plus en plus décriée. Les autorités sanitaires
et beaucoup de patients lui préfèrent des cures plus
légères et en apparence plus scientifiques, comme
les thérapies cognitivo-comportementales.
38 ■ enquête Comment Pékin contrôle la
presse Les autorités chinoises n’exercent pas de
censure préalable, mais font pleuvoir les sanctions
et les blâmes sur les médias récalcitrants. Un
système très efficace, puisque de nombreux titres
réputés ont dû changer de ligne éditoriale ou mettre
la clé sous la porte.
RUBRIQUES
6 ■ les sources de cette semaine
7 ■ l’éditorial Maudit pétrole,
BANDE DESSINÉE
40 ■ Marguerite Abouet et Clément Oubrie
par Philippe Thureau-Dangin
Deuxième volet de notre série d’été consacrée à la
bande dessinée au féminin : Aya de Yopougon 2 de
Marguerite Abouet (Côte-d’Ivoire) et Clément
Oubrie (France).
7 ■ l’invité Fiachra Gibbons,
The Guardian, Londres
7
10
10
52
57
57
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■
le dessin de la semaine
à l’affiche
ils et elles ont dit
voyage Au bonheur des Sardes
le livre Por amor al dólar, de J.M. Servín
épices et saveurs
Sur RFI Retrouvez l’émission Retour sur info, animée par Hervé
Missiles nord-coréens
Russie : histoire de la “petite eau”
p. 20
Guillemot. Cette semaine, notre série d’été BD au féminin Aya de
Yopougon 2, réalisée par Marguerite Abouet et Clément Oubrerie,
avec Pierre Cherruau, de CI, et Benson Diakité, producteur
d’Ensemble sur RFI. Cette émission sera diffusée sur 89 FM samedi
15 juillet à 19 h 40 et dimanche 16 juillet à 0 h 10, puis disponible
sur <www.rfi.fr>.
58 ■ insolites L’espace, ça rend sourd
INTELLIGENCES
48 ■ économie COMMERCE Washington souhaitet-il l’échec du cycle de Doha ? MATIÈRES PREMIÈRES Du café
acheté et vendu au prix fort ■ la vie en boîte Votre patron
n’est peut-être pas le pire
D’UN CONTINENT À L’AUTRE
11 ■ france P R E S S E La dignité de Genestar, les
mécomptes de July NOSTALGIE Une page se tourne TGV Un
train très très en retard
12 ■ europes A L L E M A G N E Angela Merkel, une
chancelière chancelante TCHÉTCHÉNIE La mort de Bassaev
laisse les coudées franches à Kadyrov P O L O G N E Les
Kaczynski confisquent le pouvoir DIPLOMATIE Les “patates”
s’isolent S U È D E Le péage urbain, ça marche R OYA U M E - U N I
L’Eglise anglicane se féminise peu à peu P O R T U G A L La
parité adoptée au forceps PAY S - B A S La truelle contre
les ghettos urbains
16 ■ amériques ÉTATS - UNIS Schwarzenegger fait
campagne contre les pollueurs É TAT S - U N I S La guerre en
Irak comme si vous y étiez M E X I Q U E Hallucinations
postélectorales A R G E N T I N E Le cadeau empoisonné de
Benetton aux Mapuches V E N E Z U E L A Un ancien guérillero
pour contrer Chávez
19 ■ asie I N D E Quand on n’a que l’humour à offrir
en partage C A M B O D G E Vingt-sept ans après, la justice se
met enfin en marche DOSSIER La Corée du Nord met l’Asie
au pied du mur Kim Jong-il profite des tergiversations
américaines • L’armée a commis une erreur tactique
• Ce que veulent vraiment les Nord-Coréens ■ le mot de
la semaine “Rensha”, les tirs successifs NOUVELLE - ZÉLANDE
Pourquoi les Maoris ne font pas de vieux os
23 ■ moyen-orient ISRAËL - PALESTINE De Gaza,
le conflit s’étend au Moyen-Orient IRAN - SYRIE Une alliance
qui ne fait pas peur KOWEÏT Les électeurs contre la corruption
50 ■ sciences
S A N T É Pour maigrir, mangez des
bactéries ■ la santé vue d’ailleurs Un vaccin contre
les caries
51 ■ écologie PÉNURIE Touche pas à mon eau !
FOOT
La Sardaigne sauvage
p. 52
54 ■ Le journal du Mondial (5)
LA SEMAINE PROCHAINE
reportage Le Tibet
en train et en voiture
bande dessinée Une baba cool
perdue à Mexico
série d’été Nouvelles de la planète psy (2)
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
5
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
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l e s s o u rc e s
●
CETTE SEMAINE DANS COURRIER INTERNATIONAL
AFTONBLADET 450 000 ex., Suède,
quotidien. “Le Courrier du soir”
est le plus lu des quotidiens suédois.
Créé en 1830, il a été racheté
par la LO – le syndicat des ouvriers –
en 1956. ll est resté social-démocrate
depuis cette date.
les domaines. La présentation
est attrayante et complète.
GAZETA WYBORCZA 500 000 ex. en semaine et 1 000 000 ex. le week-end,
Pologne, quotidien. “La Gazette électorale”, fondée par Adam Michnik
en mai 1989, est devenue un grand
journal malgré de faibles moyens.
Et avec une immense ambition
journalistique : celle d’être laïque,
informative, concise.
THE GUARDIAN 380 000 ex., RoyaumeUni, quotidien. Depuis le 12 septembre 2005, il est le seul quotidien
national britannique imprimé au format berlinois (celui du Monde) et tout
en couleur. L’indépendance, la qualité et la gauche caractérisent depuis
1821 ce titre, qui abrite certains
des chroniqueurs les plus respectés
du pays.
HANDELSBLATT 147 000 ex., Allemagne,
HA’ARETZ 80 000 ex., Israël, quotidien.
Premier journal publié en hébreu
sous le mandat britannique, en 1919.
“Le Pays” est le journal de référence
chez les politiques et les intellectuels
israéliens.
BEELD 104 000 ex., Afrique du Sud,
quotidien. Fondé en 1974, le principal quotidien afrikaner appartient
au groupe Naspers. Il propose
une bonne couverture de l’actualité,
en mettant l’accent sur la qualité
de l’information. Son slogan “Votre
monde, votre journal” traduit son
désir d’être proche de son lectorat.
CLARÍN 650 000 ex., Argentine, quotidien. Né en 1947, “Le Clairon” est le
titre le plus lu d’Argentine. Il couvre
l’actualité nationale et internationale.
Fait rare sur le continent, Clarín
est présent dans plusieurs pays
d’Amérique latine grâce à son réseau
de correspondants.
DIÁRIO DE NOTÍCIAS 75 000 ex.,
Portugal, quotidien. Fondé en 1864,
le “Quotidien des nouvelles” fut
l’organe officieux du salazarisme.
Grâce au renouvellement
de sa maquette et à ses efforts pour
divulguer une information complète,
le titre voit son public rajeunir.
THE ECONOMIST 1 009 760 ex., RoyaumeUni, hebdomadaire.Véritable institution de la presse britannique, le titre,
fondé en 1843 par un chapelier écossais, est la bible de tous ceux qui s’intéressent à l’actualité internationale.
Ouvertement libéral, il se situe
à l’“extrême centre”. Imprimé dans
six pays, il réalise 83 % de ses ventes
à l’extérieur du Royaume-Uni.
FINANCIAL TIMES 439 000 ex.,
Royaume-Uni, quotidien. Le journal
de référence, couleur saumon,
de la City et du reste du monde.
Une couverture exhaustive
de la politique internationale,
de l’économie et du management.
FRANKFURTER RUNDSCHAU 189 000 ex.,
Allemagne, quotidien. Le plus ancien
des quotidiens nationaux allemands
a un public un peu plus jeune
que ses concurrents. Engagé
à gauche, dans la défense des droits
de l’homme et de l’environnement.
GAZETA.RU <www.gazeta.ru>, Russie.
Le site propose des informations sur
la Russie et l’international dans tous
quotidien. Le principal journal
économique, financier et boursier
d’outre-Rhin. Indispensable
aux hommes d’affaires allemands.
HANKYOREH 600 000 ex., Corée du
Sud, quotidien. Cinquième quotidien
sud-coréen (derrière le Chosun Ilbo,
“Le Quotidien de Corée” ; le Dong-A
Ilbo, “Le Quotidien d’Asie orientale”,
le Chungang Ilbo, “Le Quotidien du
Centre” et le Hankook Ilbo, “Le Quotidien de Corée”), “Un seul peuple”
a été fondé en 1988 grâce aux fonds
collectés auprès de 62 000 personnes.
Le seul journal d’opposition jusqu’à
l’arrivée au pouvoir de Kim Dae-jung
en 1997.
AL-HAYAT 110 000 ex., Arabie Saoudite
(siège à Londres), quotidien. “La Vie”
est sans doute le journal de référence
de la diaspora arabe et la tribune
préférée des intellectuels de gauche
ou des libéraux arabes qui veulent
s’adresser à un large public.
HETI VILÁGGAZDASÁG 200 000 ex.,
Hongrie, hebdomadaire. Le préféré
de l’intelligentsia. Indépendant
de tendance libérale, c’est l’hebdo
magyar de référence.
THE INDEPENDENT 252 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Créé en 1986, ce
journal s’est fait une belle place dans
le paysage médiatique. Racheté en
1998 par le patron de presse irlandais
Tony O’Reilly, il reste farouchement
indépendant et se démarque par
son engagement proeuropéen, ses
positions libertaires et son illustration.
LA JORNADA 75 000 ex., Mexique, quotidien. Né en 1984, avec l’ambition
de casser l’uniformité de la presse
mexicaine, “La Journée” déclare
exercer un journalisme critique
mais responsable. Il est très pointu
sur toutes les questions qui touchent
les catégories les plus marginalisées
de la population.
LOS ANGELES TIMES 900 000 ex., EtatsUnis, quotidien. Cinq cents grammes
de papier par numéro, 2 kilos le dimanche, une vingtaine de prix Pulitzer : c’est le géant de la côte Ouest.
Créé en 1881, il est le plus à gauche
des quotidiens à fort tirage du pays.
LE MESSAGER 15 000 ex., Cameroun,
quotidien. Créée en 1979, cette
institution de la presse d’opposition
camerounaise n’hésite pas
à égratigner le président Paul Biya et
les dérives autoritaires de son régime.
Le titre subit d’ailleurs régulièrement
les intimidations des autorités.
Offre spéciale
d’abonnement
Bulletin à retourner
sans affranchir à :
MOSKOVSKIÉ NOVOSTI 118 000 ex.,
Russie, hebdomadaire. Les
“Nouvelles de Moscou” sont un excellent hebdomadaire, clair et exhaustif, qui publie des billets de “grandes
signatures” russes et des articles
de journalistes considérés comme les
meilleurs de leur domaine (questions
militaires, Asie centrale, etc.).
(édition du soir), Japon, quotidien.
Par la diffusion, le “Journal
économique du Japon” est sans
conteste le plus important quotidien
économique du monde. Par la qualité
de l’information, il fait partie,
avec le Wall Street Journal
et le Financial Times, du cercle fermé
des grands titres internationaux.
THE NATION 117 000 ex., Etats-Unis,
hebdomadaire. Fondé par des
abolitionnistes en 1865, résolument
à gauche, The Nation est l’un
des premiers magazines d’opinion
américains. Des collaborateurs tels
que Henry James, Jean-Paul Sartre
ou Martin Luther King ont contribué
à sa renommée.
NRC HANDELSBLAD 254 000 ex., Pays-
THE NATION 50 000 ex.,Thaïlande,
quotidien. Fondé en 1971, ce journal
indépendant de langue anglaise
a lancé en novembre 1998
une édition asiatique, vendue à
Singapour, en Malaisie, en Indonésie,
au Vietnam, au Japon, aux Philippines
et en Chine (Hong Kong).
NATURE 50 000 ex., Royaume-Uni,
hebdomadaire. Depuis 1869, cette
revue scientifique au prestige mérité
accueille – après plusieurs mois
de vérifications – les comptes-rendus
des innovations majeures. Son âge
ne l’empêche pas de rester
d’un étonnant dynamisme.
NEW STATESMAN 26 000 ex., RoyaumeUni, hebdomadaire. Depuis sa création, en 1913, cette revue politique,
aussi réputée pour le sérieux
de ses analyses que pour la férocité
de ses commentaires, est le forum
de la gauche indépendante.
NEWSWEEK 3 000 000 ex., Etats-Unis,
hebdomadaire. Le regard des EtatsUnis sur le monde. Avec sa diffusion
totale de 4 millions d’exemplaires à
l’international, le rapide et professionnel Newsweek utilise l’actualité
pour révéler les tendances du monde
contemporain.
NEWSWEEK POLSKA 250 000 ex., Pologne, hebdomadaire. Publié depuis
2001, le titre est une des huit éditions
non anglophones du magazine américain. Réactif et professionnel, il utilise
l’actualité pour révéler les tendances
du monde contemporain.
THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex.
(1 700 000 le dimanche), Etats-Unis,
quotidien. Avec 1 000 journalistes,
29 bureaux à l’étranger et plus de
80 prix Pulitzer, le NewYork Times est
de loin le premier quotidien du pays,
dans lequel on peut lire “all the news
that’s fit to print” (toute l’information
digne d’être publiée).
THE NEW ZEALAND LISTENER 73 400 ex.,
Nouvelle-Zélande, hebdomadaire.
Seul hebdomadaire d’actualité du
pays, The New Zealand Listener est né
en 1939 comme une publication officielle de la radio NZ Broadcasting
Service, dans le but de traiter les sujets en rapport avec la radiodiffusion.
NEXOS 17 500 ex., Mexique, mensuel.
Fondé en 1978 et devenu une tribune
pour les intellectuels de centre
gauche, Nexos est attentif aux changements de la société mexicaine. Son
style, plus proche des sciences sociales que du journalisme, fournit une
réflexion intelligente et précise sur
la vie politique et culturelle du pays.
NIHON KEIZAI SHIMBUN 3 000 000 ex.
Courrier international
Il compte 1 800 employés, plus
2 500 personnes pour distribuer
le journal devant les portes
chaque matin, et toucher chaque jour
729 600 lecteurs.
RÉDACTION
64-68, rue du Dessous-des-Berges, 75647 Paris Cedex 13
Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01
Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02
Site web www.courrierinternational.com Courriel [email protected]
Bas, quotidien. Né en 1970, le titre
est sans conteste le quotidien de référence de l’intelligentsia néerlandaise.
Libéral de tradition, rigoureux
par choix, informé sans frontières.
Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin
Assistante Dalila Bounekta (16 16)
Rédacteur en chef Bernard Kapp (16 98)
Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (16 54),
Claude Leblanc (16 43)
Rédacteur en chef Internet Marco Schütz (16 30)
Chef des informations Anthony Bellanger (16 59)
PÁGINA 12 75 000 ex., Argentine, quotidien. Lancé en 1987, Página 12 est
aujourd’hui le quotidien indépendant
de gauche le plus important de Buenos Aires. Percutant et bien informé,
il prend position pour les droits de
l’homme, s’attaque à la corruption et
dénonce l’impunité en faisant ressortir
les affaires de l’époque des dictatures.
Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25)
Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31)
Europe de l’Ouest Eric Maurice (chef de service, Royaume-Uni, 16 03), GianPaolo Accardo (Italie, 16 08), Anthony Bellanger (Espagne, France, 16 59),
Danièle Renon (chef de rubrique Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22),
Suzi Vieira (Portugal), Wineke de Boer (Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande),
Rasmus Egelund (Danemark, Norvège), Philippe Jacqué (Irlande), Alexia Kefalas
(Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Laurent
Sierro (Suisse) Europe de l’Est Miklos Matyassy (chef de service, Hongrie, 16 57),
Laurence Habay (chef de rubrique, Russie, ex-URSS, 16 79), Iwona Ostapkowicz
(Pologne, 16 74), Sophie Chergui (Etats baltes), Andrea Culcea (Roumanie,
Moldavie), Kamélia Konaktchiéva (Bulgarie), Larissa Kotelevets (Ukraine), Marko
Kravos (Slovénie), Ilda Mara (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine),
Zbynek Sebor (Tchéquie), Gabriela Kukurugyova (Slovaquie), Kika Curovic (Serbie,
Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Amériques Jacques Froment (chef
de service, Amérique du Nord, 16 32), Bérangère Cagnat (Etats-Unis, 16 14),
Marianne Niosi (Canada), Christine Lévêque (chef de rubrique, Amérique latine,
16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Hidenobu Suzuki (chef de service, Japon,
16 38), Agnès Gaudu (chef de rubrique, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Ingrid
Therwath (Asie du Sud, 16 51), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24),
Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong
Eun-jin (Corées), Hemal Store-Shringla (Asie du Sud), Kazuhiko Yatabe (Japon)
Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Nur Dolay (Turquie), Alda
Engoian (Asie centrale, Caucase), Pascal Fenaux (Israël), Guissou Jahangiri (Iran),
Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Moyen-Orient) Afrique Pierre
Cherruau (chef de service, 16 29), Chawki Amari (Algérie), Gina Milonga Valot
(Angola, Mozambique), Fabienne Pompey (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle
Lauze (16 54) Economie Pascale Boyen (chef de rubrique, 16 47) Multimédia
Claude Leblanc (16 43) Ecologie, sciences, technologie Olivier Blond (chef de
rubrique, 16 80) Insolites, tendance Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60)
Epices & saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74)
EL PAÍS 457 000 ex. (831 000 ex.
le dimanche), Espagne, quotidien. Né
en mai 1976, six mois après la mort
de Franco, “Le Pays” est une institution en Espagne. Il est le plus vendu
des quotidiens d’information générale
et s’est imposé comme l’un des vingt
meilleurs journaux du monde. Il appartient au groupe de communication
PRISA, actionnaire du groupe
Le Monde dont fait partie
Courrier international.
PROSPECT 18 000 ex., Royaume-Uni,
mensuel. Fondée en novembre 1995,
cette revue indépendante
de la gauche libérale britannique offre
à un lectorat cultivé et curieux
des articles de grande qualité,
avec un goût marqué pour les points
de vue à contre-courant
et les analyses contradictoires.
PÚBLICO 60 000 ex., Portugal, quotidien. Lancé en 1990, “Public” s’est
très vite imposé, dans la grisaille de la
presse portugaise, par son originalité
et sa modernité. S’inspirant des
grands quotidiens européens, il propose une information de qualité sur le
monde.
DER SPIEGEL 1 076 000 ex., Allemagne,
hebdomadaire. Un grand, très grand
magazine d’enquêtes, lancé en 1947,
agressivement indépendant et à l’origine de plusieurs scandales politiques.
SÜDDEUTSCHE ZEITUNG 430 000 ex.,
Allemagne, quotidien. Né à Munich,
en 1945, le “journal intellectuel
du libéralisme de gauche allemand”
est l’autre grand quotidien
de référence du pays, avec la FAZ.
TEHELKA 100 000 ex., Inde, hebdomadaire. Créé en 2000, Tehelka était
à l’origine un journal en ligne connu
pour son indépendance. Devenu magazine en 2004, il a bâti sa réputation
grâce à ses enquêtes sur la corruption
et est devenu une référence
en révélant les scandales liés
au trucage des matchs de cricket.
(Ontario), quotidien. Créé en 1893,
le quotidien le plus lu du pays. De
tendance libérale.
LA VANGUARDIA 201 500 ex., Espagne,
Ce site est l’un des principaux sites
consacrés au monde des affaires,
de l’économie et des grandes
entreprises russes.
quotidien. “L’Avant-Garde”
a été fondée en 1881 à Barcelone
par la famille Godó, qui en est
toujours propriétaire. Ce quotidien
de haute tenue est le quatrième
du pays en terme de diffusion, mais
il est numéro un en Catalogne,
juste devant El Periódico de Catalunya.
quotidien. Le titre a été créé après la
loi martiale décrétée le 13 décembre
1981 par le général Jaruzelski en tant
que quotidien de la nomenklatura.
Après la chute du communisme, “La
République” ne s’est jamais privée
de critiquer les gouvernements successifs. Contrôlé par Robert Hersant
de 1991 à 1996, le quotidien
est depuis la propriété du groupe
norvégien Orkla.
THE SACRAMENTO BEE 20 000 ex. EtatsUnis, quotidien. Créé en en 1857
sous le nom de Daily Bee, ce quotidien régional couvre la plus grande
partie du nord de la Californie.
WWW
Retrouvez nos sources sur
courrierinternational.com
(rubrique Planète presse)
(édition du matin) et 1 665 000 ex.
Site Internet Marco Schütz (rédacteur en chef, 16 30), Eric Glover (chef de service,
16 40), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Jean-Christophe Pascal (1661)
Philippe Randrianarimanana (16 68), Hoda Saliby (16 35),Pierrick Van-Thé (webmestre,
16 82), Julien Didelet (chef de projet)
THE TORONTO STAR 467 000 ex., Canada
RBC DAILY <www.rbcdaily.ru>, Russie.
RZECZPOSPOLITA 264 000 ex., Pologne,
Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service,16 97),Caroline Marcelin (16 62)
Traduction Raymond Clarinard (chef de service, anglais, allemand, roumain, 16 77),
Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
(anglais, allemand), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Françoise EscandeBoggino (japonais, anglais), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Marie-Françoise
Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Marie-Christine Perraut-Poli
(anglais, espagnol), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand),
Mélanie Sinou (anglais, espagnol)
Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Pierre Bancel, Philippe
Czerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche
Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lidwine
Kervella (16 10), Cathy Rémy (16 21), assistés d’Agnès Mangin (16 91)
DIE WELT 202 000 ex., Allemagne, quo-
Maquette Marie Varéon (chef de ser vice, 16 67), Catherine Doutey,
Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Denis Scudeller Cartographie Thierry
Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66), Emmanuelle Anquetil
(colorisation) Calligraphie Yukari Fujiwara Informatique Denis Scudeller (1684)
tidien. “Le Monde”, porte-drapeau
des éditions Springer, est une sorte
de Figaro à l’allemande.Très complet
dans le domaine économique,
il est aussi lu pour ses pages concernant le tourisme et l’immobilier.
Documentation Iwona Ostapkowicz 33 (0)1 46 46 16 74, du lundi au vendredi
de 15 heures à 18 heures
Fabrication Jean-Marc Moreau (chef de fabrication, 16 49). Impression, brochage :
Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg
WPROST 350 000 ex., Pologne, hebdomadaire. “Droit au but” a d’abord été
l’hebdomadaire régional de Poznan
(dans l’ouest de la Pologne) avant
de devenir, surtout avec la chute
du communisme, la lecture préférée
de la première génération des
yuppies. Aujourd’hui, c’est l’un des
principaux newsmagazines du pays.
Ont participé à ce numéro Milana Bakhaeva, Yonith Benhanou, Marc-Olivier
Bherer, Marianne Bonneau, Jean-Baptiste Bor, Olivier Bras, Simonetta Ciula, André
Cuzon, Eléonore Dermy, Emma Donau, Julien Eaton, Christelle Gilbert, Steve
Gregory, Natacha Haut, Douglas Herbert, Alexandre Lévy, Françoise Liffran, Benilde
Lopes, Julie Marcot, Hamdam Mostafavi, Anne Proenza, Jonnathan Renaud-Badet,
Hélène Rousselot, Isabelle Taudière, Christian Tientcheu, Emmanuel Tronquart
ADMINISTRATION - COMMERCIAL
YAZHOU ZHOUKAN 95 000 ex., Chine
(Hong Kong), hebdomadaire. Newsmagazine du groupe Ming Pao, “Semaine d’Asie” se dit le “journal des
Chinois du monde entier”. Il se focalise intensément sur l’Asie-Pacifique,
avec un fort penchant pour la Chine.
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n° 819
Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire
et conseil de surveillance au capital de 106 400 €
Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA.
Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président
et directeur de la publication ; Chantal Fangier
Conseil de surveillance : Jean-Marie Colombani, président, Fabrice Nora, vice-président
Dépôt légal : juillet 2006 - Commission paritaire n° 0707C82101
ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France
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Courrier international (USPS 013-465) is published weekly by
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COURRIER INTERNATIONAL N° 819
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DU 13 AU 19 JUILLET 2006
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l’invité
ÉDITORIAL
Fiachra Gibbons The Guardian, Londres
Maudit pétrole
ous vous rappelez sans doute le Dôme du sur l’Afrique. Les musées ont pour mission de raconmillénaire, cette immense tente grise ins- ter l’Histoire, et jamais des objets depuis longtemps
tallée en plein Londres. Il a coûté la baga- maltraités n’ont eu autant besoin de voir leur propre
telle de 1 milliard de livres et des poussières, histoire expliquée. Mais le musée du Quai-Branly se
on n’est plus à quelques centaines de mil- contente de les exposer, la plupart du temps sans même
lions près. Vous vous souvenez sans doute leur adjoindre une étiquette, dans des vitrines obscures
également des interrogations qu’il avait sou- qui se succèdent les unes après les autres : muets, menalevées sur l’incapacité des Britanniques à çants et énigmatiques.
mener à bien un quelconque projet de prestige. Les Comme pour le Dôme de Londres, il serait injuste de
Français, eux, n’auraient jamais conçu un tel désastre. rejeter entièrement la faute sur l’architecte. Jean NouEh bien, si ! Cette catastrophe s’appelle le musée du vel a eu le courage de reconnaître, alors que les ouvriers
Quai-Branly, le musée le plus grandiose qui ait été paniqués bâclaient leur travail et que le musée accueillait
construit à Paris depuis la création du Centre Pom- les premiers visiteurs, qu’il lui aurait fallu davantage de
temps. Il assure n’avoir
pidou, il y a trente ans, et
jamais voulu que le bâtiment
sans doute l’un des plus
principal, “un lézard ramimportants qui aient été
pant” sur pilotis, abrite les
inaugurés depuis une vingmilliers de vitrines actuelles.
taine d’années en Europe.
Mais ce qui est en cause,
Ce musée n’est qu’une cac’est l’existence même du
tastrophe gonflée d’orgueil,
Quai-Branly. Pourquoi, commême si un ravissant bâtime cela est déjà arrivé par le
ment administratif a été ju■ Irlandais, Fiachra Gibbons a longtemps
passé, ne pas avoir fait de
dicieusement installé dans
été critique d’art au Guardian. Il contila place dans le bric-à-brac
le jardin inachevé. Au
nue d’ailleurs de publier régulièrement
gréco-romain du Louvre ?
moins, avec le Dôme, nous
des chroniques dans ce quotidien. SpéRien que le nom de Quaipouvions tous éclater de
cialisé dans le cinéma mais également
dans le théâtre et la littérature, il a aussi
Branly montre que ces
rire ; le Quai-Branly, lui,
collaboré à The Independent.
œuvres ont peu de choses en
donne envie de pleurer. Car
les architectes du Dôme, eux, n’ont pas eu l’intention commun, hormis le fait qu’elles se sont peut-être aumanifeste de tuer les visiteurs (les escaliers du Quai- trefois côtoyées dans les vitrines des quatre anciennes
Branly sont effroyablement mal finis) ou de les rendre collections parisiennes aujourd’hui réunies par le noumalades (l’éclairage parcimonieux garantit la migraine), veau musée. Ce qui est doublement tragique, c’est que
ni réussi à dénigrer la moitié des cultures qui existent le musée est également considéré comme un geste de la
France officielle envers ses immigrés méprisés et victimes
dans le monde.
Comme beaucoup de gâchis, celui-ci est né de la plus de discriminations, en particulier ses communautés afrinoble intention. Ce projet cher à Jacques Chirac devait, caines bouillant de rage dans les banlieues défavorisées.
selon lui, en finir avec le mépris entretenu par l’Occi- Mais tout n’est pas perdu. Si Chirac est sincère lorsdent envers des civilisations trop longtemps ignorées qu’il se fait l’ardent défenseur d’un contrepoids indisou incomprises. Alors, comment se fait-il que ces objets pensable au triomphalisme de l’art occidental, il aura
provenant de lointains continents, civilisations et mil- l’humilité de fermer le bâtiment – comme ce fut le cas
lénaires, achetés, volés ou empruntés au fil de quatre avec le Musée juif de Daniel Libeskind à Berlin – jussiècles d’aventures coloniales françaises, soient expo- qu’à ce que les conservateurs réparent les dégâts. Sinon,
sés avec si peu d’explications, dans une jungle sombre tels les gosses agités des banlieues, les âmes en peine
et confuse, où résonne au loin le roulement de tam- enfermées dans les entrailles de la bête de Jean Nouvel
■
bours tribaux comme dans le pire cauchemar européen risquent d’avoir à y redire.
Existe-t-il une fatalité en géopolitique ? Les pays dotés de richesses
en hydrocarbures sont-ils condamnés à devenir peu ou prou des pétromonarchies, où les droits de l’homme
ne seraient guère respectés ? C’est
Thomas L. Friedman, qui propose
cette “première loi de la pétropolitique” dans le
numéro de juin de la revue Foreign Policy. Pour le
chroniqueur vedette du NewYork Times, plus le prix du
pétrole grimpe, plus le degré de liberté baisse dans
le monde, et avant tout chez les pays exportateurs. On
voit en effet que, au milieu des années 1990, à une
époque où le brut valait à peine 15 dollars le baril, la
presse nigériane vivait son printemps et en Iran le “réformateur” Khatami allait bientôt être élu président.
Friedman remarque que, à l’inverse, depuis que nous
sommes à plus de 50 dollars le baril, rien ne va plus :
Chávez envoie tout le monde au diable ; Téhéran
relance son programme nucléaire et élit le terrible
Ahmadinejad ; Poutine emprisonne l’oligarque
Khodorkovski (en 2003) et muselle les grands médias…
Cette loi souffre évidemment des exceptions. Et elle
ne tient pas compte du 11 septembre 2001 et de
l’énorme influence du président Bush sur les affaires du monde. On pourrait d’ailleurs suggérer
une seconde loi, à savoir que plus le prix des matières
premières grimpe, plus les relations internationales
se tendent et plus le monde devient multipolaire.
L’émergence de l’Organisation de coopération de
Shanghai (OCS), qui a tenu son sommet le 15 juin,
est significative. Destinée à l’origine, en 2001, à
combattre le terrorisme en Asie centrale et à aplanir les difficultés entre Pékin et les Etats voisins, ce
club se transforme maintenant en une sorte de
contre-OTAN, qui débat de toutes les questions de
sécurité, en y mêlant même les télécommunications… L’ambiance à Shanghai, le mois dernier,
était détendue. Il est vrai que les six pays de l’OCS
(Chine, Russie, Ouzbékistan, Kazakhstan, Tadjikistan et Kirghizistan) détiennent plus de la moitié
des réserves de gaz connues dans le monde (sans
compter le pétrole de l’Iran, pays observateur). Ils
peuvent donc voir venir. Gageons que ce week-end,
à Saint-Pétersbourg, entre un G7 avide d’hydrocarbures et la Russie, le climat sera nettement moins
chaleureux.
V
DR
Le musée
des horreurs
L E
D E S S I N
D E
L A
Benjamin Kanarek
●
S E M A I N E
Cagle Car toons
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■ “C’est pour fleurir la tombe de Ken Lay… Qu’est-ce que je peux avoir pour 25 cents [0,20 euro] ?”
Sur le tee-shirt : Retraitée d’Enron. Fondateur d’Enron et responsable de la faillite retentissante de ce groupe
de courtage en énergie qui a ruiné des milliers de salariés et d’actionnaires, Kenneth Lay, 64 ans, est mort d’une
crise cardiaque. Dessin de Mike Lane, Etats-Unis.
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DU 13 AU 19 JUILLET 2006
Philippe Thureau-Dangin
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à l ’ a ff i c h e
Pologne
●
Ne m’appelez plus paroissien
Olecko, une petite ville de la
région de Mazurie, tout le
monde connaît Zbigniew
Kaczmarek comme “le chauffeur de taxi qui est en conflit avec
le curé”.“Je pensais qu’on allait
me manger tout cru, mais je n’ai
pas eu la moindre égratignure sur
ma voiture, pas le moindre mot de reproche ;
certains m’ont même félicité pour mon courage”, déclare l’intéressé. Je le rencontre
dans une pâtisserie située en face de l’église
de la Sainte Vierge Reine de Pologne, à
laquelle – en théorie, au moins – le chauffeur de taxi Kaczmarek appartient toujours.
Il raconte comment il en est arrivé à une
action en justice pour couper formellement
ses liens avec l’Eglise. L’affaire a commencé
chez le curé. Muni d’un document rédigé
pour l’occasion, accompagné par deux
témoins, un dictaphone en poche (sait-on
jamais), Kaczmarek venait faire part à
l’homme d’Eglise de sa volonté d’être rayé
de la liste des chrétiens. “Monsieur, lui at-il dit, je suis venu au sujet de l’apostasie…”
Le curé a refusé de prendre le document
de l’apostat et même de lui parler. Pourquoi tient-il tant à une brebis égarée telle
que Kaczmarek ? Difficile à dire, car le curé
ne parle pas à la presse. Aussi Kaczmarek s’est-il adressé au tribunal en s’appuyant sur la Constitution, qui garantit
la liberté de confession.
Tous les maires et conseils municipaux
successifs d’Olecko ont eu affaire à Kaczmarek. Il a soutenu une femme qui ne voulait pas céder son jardin pour la construction d’une nouvelle église. Il y a aussi eu
l’histoire de la chapelle dressée au cimetière en lieu et place d’une maison mortuaire laïque. Il a exigé que les non-croyants
A
ZBIGNIEW KACZMAREK, chauffeur de taxi,
athée. Face au refus du curé de sa paroisse d’enregistrer sa demande en apostasie, ce citoyen de
la très catholique Pologne qui ne revendique ni
Dieu ni foi en appelle aux tribunaux, européens
s’il le faut, pour se faire rayer des listes d’ouailles.
soient respectés. On lui a répondu que
98,85 % de la population polonaise est
catholique, et que, lors de l’enterrement
d’un athée ou d’un non-catholique – 1,2 %
de la population ! –, on pourrait toujours
dévisser la croix…
Les parents de Zbigniew Kaczmarek
travaillaient tous les deux dans une ferme
d’Etat. Son père, bien que militant du Parti
communiste, a fait baptiser tous ses enfants
en cachette. Il disait au revoir à ses proches
par un “Dieu vous garde”. Jusqu’à l’âge de
13 ans, Zbigniew était le plus croyant de
toute sa famille. Le dimanche, il faisait
10 kilomètres à pied pour aller à la messe.
Il jeûnait chaque vendredi. Il a fait sa première communion, sa confirmation. Mais
il ne s’est jamais marié à l’église – ni la première fois, ni la seconde.
A 14 ans, il est parti continuer ses
études dans une autre ville. C’est là qu’il a
jeté sa gourme ; pendant l’année scolaire,
il n’a suivi la messe que deux fois. Il n’avait
plus de remords quand il mangeait une côte
de porc le vendredi. A l’époque du bac, il
était définitivement vacciné contre la foi.
Pour le tribunal qui a refusé la plainte
de Kaczmarek, l’apostasie est une affaire
interne à l’Eglise. Kaczmarek se dit prêt
à aller à Strasbourg [à la Cour européenne
des droits de l’homme], s’il le faut. Le
13 juin, il a finalement été reçu par le curé.
“Il m’a simplement dit que je pouvais changer, que la porte de l’Eglise m’était toujours
ouverte. Mais j’attends toujours une attestation pour confirmer mon apostasie. Je veux
aussi savoir ce que deviennent les informations
me concernant dans les fichiers de l’Eglise. La
loi sur les libertés indique clairement que l’Eglise
peut constituer des archives, mais sur ses seuls
membres, or je n’en suis plus un. Là-haut”,
dit-il en regardant le ciel, “il est écrit que
je suis baptisé et ça va rester comme ça pour
toujours. Je n’ai pas de droit de regard, mais
sur les fichiers terrestres, si.”
Puisqu’il a du temps et les moyens,
Kaczmarek partage son expérience apostatique sur Internet. Sur la page <apostasie.pl>, qui publie un modèle de document pour se désinscrire de l’Eglise, le
débat est particulièrement animé. La
rubrique “L’apostasie, pour quoi faire ?”
compte plus de 4 000 participants.
PERSONNALITÉS DE DEMAIN
NADIA HABIB
La vie en rose
ien sûr, il y a la
guerre, la vie est
terrible, mais il y a
toujours des gens qui
veulent se marier. Et,
pour leur mariage, ils
veulent que tout soit
parfait. Même à Bagdad”, explique cette
femme de 53 ans dotée d’un solide sens de
l’humour et d’une passion pour les mariages
et les gâteaux, dont elle a fait son métier. Ah,
les gâteaux ! Nadia Habib a un plein catalogue
de photos, fière de montrer ses plus belles réalisations – le gâteau figurant une énorme pile
de paquets-cadeaux ou celui de 3 mètres de
haut, maintenu par une couronne de ballons
gonflés à l’hélium. Evidemment, reconnaît-elle,
les temps sont difficiles. Les fleurs ? Prenezen des fausses, conseille-t-elle aux tourtereaux,
les vraies sont devenues inabordables. Les
rubans dorés ? Préférez-leur les beiges, on en
trouve plus facilement. Dans son jardin, Nadia
Habib a installé deux gros générateurs et des
bidons de fioul pour les alimenter. Dans son
“atelier” – couture et cuisine –, elle travaille
avec son mari, sa fille et trois assistants. Désormais, chaque gâteau est source d’inquiétude :
le mariage aura-t-il bien lieu ? Récemment,
une tante du marié a été tuée dans un attentat, juste avant la cérémonie… La multiplication des barrages et des points de contrôle
lui permettra-t-elle de livrer en temps et en
heure ? Pas trop tôt, sinon la crème au beurre
fond ; pas trop tard, sinon la noce est finie, les
invités veulent rentrer de jour…
(D’après The New York Times, New York)
B
Scott Nelson/WPN
11/07/06
Jerzy Gumowski/Agencja Gazeta
AMIR ISSA
Monika Stelmach,
Gazeta Wyborcza (extraits), Varsovie
Des bas et des hauts
ingt-sept ans.
D’origine égyptienne, mais se sent
profondément italien.
Son premier album,
Uomo di Prestigio (“Un
homme de prestige”),
est dans les bacs en
Italie depuis le 7 juillet.
Son enfance ? Difficile : “Dans mon école, nous
étions trois fils d’immigrés. Ma mère a décidé
de me surnommer Massimo pour faciliter les
rapports avec les autres… Cela a provoqué en
moi une certaine confusion.” Son adolescence ?
Turbulente, disons. Beat Street (1984, l’un des
premiers films consacré au hip-hop) ouvre en
lui une porte ; le rap lui permet à la fois de
s’échapper de son quotidien et de redécouvrir
ses racines. Après avoir fait la plonge, été maçon
puis vendeur en librairie, Amir s’est rendu
compte que le rap était sa vocation. En 1997,
il enregistre un morceau avec Masito, du groupe
Colle der Fomento, connu dans le milieu, et
signe son premier contrat avec Virgin. Dans son
album, il évoque son histoire et ses expériences
de vie. “Je suis fier d’être considéré comme
le porte-parole des enfants d’immigrés. L’Italie
n’est pas encore prête pour le mélange des cultures, mais ça ne saurait tarder.”
(D’après le Corriere della Sera, Milan)
V
ILS ET ELLES ONT DIT
MACIEJ GIERTYCH,
eurodéputé polonais
■ Menaçant
MARIO VARGAS LLOSA,
écrivain péruvien
■ Déçu
“Aujourd’hui, on manque cruellement
de tels hommes d’Etat”, a-t-il dit au
Parlement européen à propos du
général Franco. Il a expliqué les mérites du dictateur espagnol dans la
lutte contre le communisme. “L’Europe chrétienne perd face à l’Europe
socialiste et athée. Il faut que ça
change.” (Rzeczpospolita, Varsovie)
“Je me sens honteux d’être un ami
d’Israël. Israël est devenu un pays
surpuissant et arrogant. Il est du devoir de ses amis de se montrer hautement critiques envers sa politique.” L’écrivain,
traditionnellement considéré
comme favorable
à Israël, s’exprimait à l’occasion
d’une conférence israélo-pales- Dessin de Bertini,
Espagne.
tinienne organi-
TILMAN LAMPARTER,
biologiste allemand
■ Concret
“A petites doses, c’est un bon fertilisant. Mais trop d’acidité nuit à la
terre et peut détruire ou même tuer
des arbres”, explique-t-il en parlant
des centaines de milliers de supporters de football qui ont uriné
dans les espaces verts du centre
de Berlin pendant le Mondial.
(The Observer, Londres)
sée à Madrid par l’International Free(Ha’Aretz, Tel-Aviv)
dom Fund.
KELSEY MOULTON, directeur du
zoo du Queensland, en Australie
■ Respectueux
“L’exposer dans un musée serait
comme vendre votre propre mamie
à la science.” A propos de la tortue
Harriet, le plus vieil animal du
monde, morte à 176 ans. C’est probablement Darwin qui l’a rapportée
des îles Galápagos.
(The Australian, Sydney)
KUNIO KITAMURA, président
du Planning familial au Japon
■ Observateur
“Tout simplement, les Japonais ne
font plus l’amour.” C’est ainsi qu’il
explique la baisse de la natalité
dans l’archipel.
(The Japan Times, Tokyo)
ROBERTO CALDEROLI,
vice-président du Sénat italien
■ Radical
“La victoire de Berlin est la victoire
de notre identité, d’une équipe qui
a aligné des Lombards, des Napolitains, des Vénitiens et des Calabrais, et qui a gagné contre une
équipe qui a sacrifié sa propre iden-
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
10
tité en alignant des Noirs, des islamistes et des communistes pour
obtenir des résultats.” Tel est le
constat qu’a tiré l’élu de la Ligue
du Nord de la victoire de l’Italie
contre la France en finale de la
Coupe du monde de football.
(La Stampa, Turin)
GEORGE W. BUSH, président
des Etats-Unis
■ Logique
“Vous savez, le
problème avec
la diplomatie,
c’est qu’il faut du
temps avant que
les choses
bougent. Si
vous agissez Dessin de Toño Vega,
Espagne.
seul, vous
pouvez avancer plus vite”, a expliqué le chef de la Maison-Blanche
lors d’une conférence de presse
à Chicago.
(Newsweek, New York)
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
DR
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f ra n c e
●
PRESSE
TGV
La dignité de Genestar, les mécomptes de July
Un train très
très en retard
Libération, exsangue, découvre que l’argent a toujours le dernier mot. Paris Match,
florissant, apprend qu’un ami du patron peut avoir le dernier mot.
THE INDEPENDENT
Londres
a fameuse règle selon laquelle “toutes les carrières
politiques s’achèvent sur
un échec” s’applique également aux entraîneurs de football et
aux directeurs de journaux. Pour en
trouver un exemple – et non des
moindres –, il faut se tourner vers
Paris, où les directeurs de la rédaction
de Paris Match et de Libération ont été
remerciés fin juin. Ces deux affaires
m’ont beaucoup touché, chacune à sa
manière. J’ai beaucoup de sympathie
pour Alain Genestar, qui dirigeait la
rédaction de Paris Match depuis sept
ans. Son renvoi n’est pas dû à un
mauvais état de santé du principal
magazine d’actualité générale français, qui vend chaque semaine un peu
plus de 720 000 exemplaires. Au
contraire, Genestar était très admiré
et ne devait certainement pas se sentir menacé. Il est en effet de tradition
à Paris Match que les “patrons”
conservent leur poste durant de
longues années.
L
“Quelle clarté
dans la confusion !”
Dessin d’El Roto
paru dans El País,
Madrid.
LICENCIÉ PAR LAGARDÈRE
À LA DEMANDE DE SARKOZY
Tous les grands photographes d’art
et d’actualité ont travaillé pour Paris
Match, y compris Karsh, Cappa, Cartier-Bresson et Salgado. Le magazine
n’est pas non plus pontifiant : avec
39 couvertures, Brigitte Bardot détient
encore le record. Il n’est pas non plus
déférent, et c’est d’ailleurs ce qui a
provoqué le licenciement de son directeur de la rédaction. Il se trouve
qu’Alain Genestar a publié des photos de Cécilia Sarkozy en compagnie
de son amant à New York. Cela a
naturellement mis en rage le ministre
de l’Intérieur, qui a immédiatement
appelé son ami Arnaud Lagardère,
propriétaire de Paris Match. Selon
Lagardère, Genestar aurait rompu un
accord tacite obligeant le rédacteur
en chef à prévenir M. Lagardère en
cas de publication de photos “délicates”. Privé de ce privilège, Lagardère a décidé d’exercer un pouvoir
encore plus grand : celui de licencier
sans autre forme de procès. Aux Britanniques qui s’étonneront que l’on
puisse en arriver à cette extrémité, il
explique qu’en France, à la différence
du Royaume-Uni, la vie privée est
protégée par la loi.
Mais ce que j’admire le plus chez
Alain Genestar, c’est la façon dont
il est parti. Il n’a élevé aucune protestation publique. Il a tenu à illustrer
son dernier éditorial avec la photographie posée sur son bureau tout le
temps qu’a duré son travail de directeur de la rédaction. Elle a été prise à
Budapest en 1956, lors du soulèvement contre l’occupation soviétique.
L’image montre un homme jeune, un
fusil en bandoulière, debout dans une
rue pleine de gravats, en train de lire
un journal. Le photographe a été tué
par un soldat russe peu après ce cliché. Genestar explique à ses lecteurs
qu’il a toujours regardé cette photo
avant de se mettre à écrire. Il essayait
de deviner ce que le jeune homme
était en train de lire, ce qu’il pensait,
ce qu’il ressentait : détermination,
fierté, colère, révolte ?
L’autre départ symbolique de la
presse française est celui de Serge July,
qui a fondé le quotidien Libération il
y a plus de trente ans [avec JeanClaude Vernier, Philippe Gavi et JeanPaul Sartre]. Celui qui, durant toutes
ces années, a incarné le quotidien était
cependant dans une situation très différente. Il a été remercié après s’être
frontalement opposé au nouvel actionnaire principal du journal, Edouard
de Rothschild. Ce dernier a fait savoir
qu’il n’investirait plus tant que July
resterait à la tête du quotidien. On
estime, en effet, que les pertes de l’année en cours seront le triple de ce qui
avait été annoncé par l’équipe dirigeante. Comme toujours, l’argent a
eu le dernier mot.
Les relations de July avec les
salariés de Libération étaient également difficiles. Un journaliste a
récemment décrit dans les colonnes
du quotidien une réunion cauchemardesque. Lorsqu’il a pris la parole,
ses propos ont été suivis par un silence
de mort. Tout le monde a quitté la
salle sans dire un mot avant même
qu’il ait fini de parler. July est resté
seul. Cela ne lui était jamais arrivé. Il
y avait déjà eu des regards de travers,
de la colère, des mains levées, des
poings tendus, mais jamais un rejet
glacial.
Je ne cesse de penser à l’incroyable
différence entre ces deux départs. A
la décharge de Serge July, il y a au
moins une chose que les collègues
courroucés de l’ancien directeur de la
rédaction de Libération pourront faire
valoir : ce dernier n’a jamais demandé
à un journaliste de modifier son texte,
ne serait-ce une phrase ou un mot.
Toutes les opinions pouvaient cohabiter dans son journal, même si elles
étaient contradictoires. “De quel bord
politique êtes-vous ?” demandaient souvent les lecteurs. La réponse était invariablement : d’aucun. Absolument
aucun. Ce qui comptait, c’était de partager des valeurs bien précises : “le respect et la fraternité”*. Ou plutôt, ajouterais-je, de respecter le lecteur et de
faire confiance à celui qui écrit.
Andreas Whittam Smith
* En français dans le texte.
N O S TA L G I E
Une page se tourne
Comment imaginer un matin
parisien sans aller feuilleter
Libé au café ?
eux qui vivent ou ont vécu en
France sauront parfaitement
de quoi je veux parler. Acheter
Libération et le lire au café
chaque matin figure parmi l’un
de ces délicieux rituels parisiens.
Le bistrot, à Paris, est un espace
accueillant, parfois orné de miroirs et de boiseries, avec des
terrasses qui envahissent les
trottoirs dès l’arrivée du printemps. Or Libé est menacé de
disparition. Son actuel propriétaire a pour nom – qui l’eût cru ?
– Edouard de Rothschild. Le quotidien que Jean-Paul Sar tre a
contribué à fonder ! Et M. de
C
Rothschild, au vu de résultats
économiques peu satisfaisants,
a mis sur le pavé celui qui, pour
le pire ou le meilleur, était l’âme
de ce journal : Serge July. Sans
July, ce journal ne sera plus
jamais le même. Cela dit, M. de
Rothschild avait des arguments
de poids : les ventes de Libération ont chuté de près de
100 000 exemplaires ces dix
dernières années. Son éternel
concurrent, Le Monde*, a connu
une situation semblable, mais le
quotidien du soir, lui, a su rebondir. Libé, en fait, reste indissolublement lié à une génération,
celle de Mai 68. Et un sondage
relativement récent montrait – les
chiffres sont parfois cruels – que
les jeunes lisaient davantage
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
11
Le Monde que Libé. Ce dernier
est encore, dans l’imaginaire de
beaucoup, le journal qui a
émergé de Mai 68. Or l’époque
s’en est définitivement éloignée.
Il ne faut pas oublier que, à ses
débuts, Libération se demandait
sérieusement s’il fallait aller voter
ou si les élections n’étaient pas
un piège grossier tendu par la
bourgeoisie. En clair, Libé est né
à l’extérieur du système, jusqu’à
comprendre, au tournant des
années 1980, qu’il fallait y entrer
pour survivre. Finalement, c’est
le système qui a fini par digérer
le quotidien…
Eduardo Prado Coelho,
Público, Lisbonne
* Courrier international appartient au
groupe Le Monde.
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
La Catalogne attend une voie
de TGV entre Montpellier
et la frontière espagnole.
Elle sera là en… 2025.
elier la France à l’Espagne par
une ligne de train à grande vitesse ? La France veut prendre
son temps. Le principal projet français est à l’est, vers Strasbourg, puis
vers l’Allemagne. D’autres projets sont
dans les cartons, comme Paris-Turin
ou Paris-Genève. La liste d’attente est
longue, et le Paris-Barcelone attendra
– surtout lorsqu’on se débat avec une
dette publique de plus de 1 000 milliards d’euros.Voilà en résumé ce que
pensent les Catalans du peu d’intérêt
que manifestent nos voisins du nord
vis-à-vis du développement des infrastructures de l’arc méditerranéen.
Or le TGV en est la pierre de touche,
sinon LE projet structurant dont on
rêve à Barcelone. Car, pour la Catalogne, géographie oblige, la France est
le verrou qui l’empêche d’accéder à
toute l’Europe. Or les autorités françaises retardent toujours davantage la
construction d’une liaison à grande
vitesse entre Perpignan et Montpellier. Ce tronçon est pourtant devenu un goulet d’étranglement, tant
pour les passagers que pour le trafic
de marchandises.
Les Français évoquent désormais
une liaison à grande vitesse entre
l’Espagne et la France à l’horizon…
2025-2030. Autant dire aux calendes
grecques ! En Espagne, l’humeur est
terriblement pessimiste : malgré le
nouveau retard annoncé, les autorités
françaises n’ont fait aucune annonce
officielle, ni conclu d’accord avec le
gouvernement espagnol. Ces sources
expliquent qu’en fait les communications vers la Méditerranée n’ont jamais
été prioritaires pour l’Hexagone.
Si le délai indiqué est respecté, il
aura fallu un demi-siècle pour établir
la liaison entre les deux pays. A partir de 2009, avec l’achèvement attendu
du tunnel transfrontalier [un tunnel
ferroviaire de 8,3 km en cours de
construction à La Junquera, ville frontalière], il ne manquera plus qu’une
centaine de kilomètres pour relier le
sud de la France et le nord de l’Espagne, un tronçon qui paraît d’une
grande valeur stratégique. Mais la
France a peut-être aussi de mauvaises
raisons de ne pas vouloir ouvrir trop
vite son flanc sud : le dynamisme économique de la Catalogne et de la
région de Valence fait peur, et la volonté
de Paris de ne pas trop favoriser des
régions encore partiellement enclavées
contribuerait à expliquer ce blocage
ferroviaire. Un corridor ferroviaire soulagerait pourtant la pression sur la circulation des poids lourds, qui reste le
mode privilégié de transport de marchandises, qu’on le veuille ou non.
Francesc Peirón,
La Vanguardia, Barcelone
R
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e u ro p e
●
ALLEMAGNE
Angela Merkel, une chancelière chancelante
Fini l’euphorie au pays du Mondial. La vague de réformes adoptée ces dernières semaines par la coalition
mécontente presque tout le monde, affaiblit le pouvoir et aiguise des ambitions rivales.
Les réformes
et la somnolence
d’Angela Merkel.
Dessin de Horsch paru
dans Handelsblatt,
Düsseldorf.
FRANKFURTER RUNDSCHAU (extraits)
Francfort
omment va Angela Merkel ? Elle est en chute libre
dans les sondages ; attaquée
de tous côtés pour une
réforme du système de santé qui devait
être une fusée éclairante mais s’est
transformée en pétard mouillé ; raillée,
mise en garde, rappelée à l’ordre pour
son inaptitude à gouverner d’une main
ferme ; patronne d’une coalition gouvernementale qu’on accuse à nouveau
d’être viciée à la base, qu’on n’entend
surtout pas renouveler pour un second
mandat et qu’il faudrait même remplacer par quelque chose de plus raisonnable avant la fin du premier [en
2009], si possible avec un nouveau
chef. Angela Merkel a connu mieux.
On ne sait bien entendu rien de
précis. Mme Merkel n’est pas femme
à faire étalage de ses états d’âme. Heureusement, deux peintres nous en font
un portrait évocateur. Chacun représente une Angela frustrée qui croupit
dans un cul de basse-fosse et se
demande comment elle en est arrivée
là. Le premier artiste est Guido Westerwelle [le président du parti libéral FDP, actuellement dans l’opposition] : il présente Merkel comme une
réformatrice convaincue, qui sait
qu’on ne peut nettoyer les écuries
d’Augias allemandes qu’avec des
réformes, mais qui n’est pas en mesure
de passer aux actes parce qu’elle s’est
laissé enchaîner par le SPD [le Parti
social-démocrate, partenaire de la coalition gouvernementale].
C
Opinion
L’autre portrait porte la signature
de Kurt Beck, le maître d’œuvre du
SPD [ministre-président de Rhénanie-Palatinat, il dirige le parti depuis
le printemps]. Dans celui-là aussi,
Merkel est emmurée. Ce ne sont cependant pas les sociaux-démocrates qui
ont érigé les murs, mais [ses propres
“amis” politiques] les ministres-présidents de la CDU-CSU [chrétiensdémocrates]. Ces derniers empêchent
la chancelière de comprendre que les
réformes sont certes nécessaires, mais
qu’elles doivent respecter des normes
de justice et de solidarité.
Lequel de ces deux modèles représente la vraie Merkel ? Ces portraits
sont-ils aussi faux l’un que l’autre
parce qu’il n’existe pas de vraie
Merkel ? Mystère. On peut accorder
à Merkel que ses louvoiements – un
coup on augmente les impôts, un
coup on réduit les impôts – reflètent,
même si c’est de façon médiocre, la
double mission que lui ont confiée les
électeurs et qui, en ce qui concerne la
réforme de l’Etat social, peut se traduire ainsi : nous voulons des
réformes, mais nous ne voulons pas
les sentir passer. En d’autres termes :
donne-nous le beurre et l’argent du
beurre. La grande coalition avait à cet
égard un discours prometteur : nous
pouvons y arriver, avec un peu de
bonne volonté, à condition de rester
calmes et de nous occuper de régler
les vrais problèmes, au lieu de chercher à flatter notre propre ego [un
“On promet de
financer les coûts
sociaux par l’impôt,
mais on augmente
les charges sociales ;
on promet de
consolider le budget,
mais on creuse
le déficit ; on veut
supprimer
la bureaucratie, mais
on adopte la loi
antidiscrimination
et on crée un nouveau
fonds de santé.
Et la réforme
du fédéralisme
n’a pas clarifié
les compétences
des autorités
fédérales et des
Länder.” Triste bilan,
analyse
l’hebdomadaire
de Hambourg
Die Zeit,
et pourtant, il serait
faux de croire
que la coalition est
au bord de la rupture.
“Rien ne changera
à court terme.”
reproche jadis adressé au chancelier
Schröder].
L’entrée honorable de la chancelière sur la scène internationale avait
valu un capital de confiance à la coalition rouge-noir. Mais ce soutien
n’était qu’une humeur fugitive et celleci s’est envolée. Les vieilles revendications reviennent au premier plan avec
une force accrue. Les cohortes néolibérales de la CDU exigent un régime
strict. La gauche du SPD met en garde
contre la sous-alimentation.
Les divergences ne sont pourtant
pas aussi fondamentales que ce que
veulent faire croire les divers protagonistes. Si Angela Merkel, chancelière
chrétienne-démocrate, se distingue de
Gerhard Schröder, son prédécesseur
social-démocrate, c’est moins par son
idéologie que par son parcours. Le SPD
envisage les mesures que doit prendre
le capitalisme rhénan pour s’adapter
à la mondialisation avec plus de ménagements que la CDU, mais les deux
partis n’ont pas de divergences de fond.
C’est une piètre consolation pour
la chancelière. Cela signifie seulement
que les murailles de la prison dans
laquelle elle est enfermée ne sont pas
insurmontables. Il s’agit davantage de
jouer sur les alliances et les rapports de
force que sur des positions immuables.
Ce qui tombe très bien pour elle
puisque, de toute évidence, elle n’en a
pas elle-même. La seule chose, c’est
que moins elle est sûre de son fait, plus
elle doit agir avec détermination.Westerwelle et Beck, les artistes de la politique, attendent des explications. Les
citoyens aussi.
Knut Pries
TCHÉTCHÉNIE
La mort de Bassaev laisse les coudées franches à Kadyrov
La mort de Chamil Bassaev,
le 10 juillet, en Ingouchie, pourrait
alourdir les relations déjà
complexes entre Moscou et
le gouvernement de Tchétchénie.
a mort du terroriste apparaît
comme l’un des plus grands succès du FSB*. Bassaev était à la tête
des combattants tchétchènes et il
était devenu l’un des terroristes les
plus connus au monde.
La mort du chef des extrémistes
pourrait influer sérieusement sur
la répartition des forces en Tchétchénie. Moscou peut à présent
mener la guerre contre les séparatistes dans des conditions tout à
fait différentes. “La mort de Bassaev est avant tout un grand pas
symbolique ; elle marque, de fait,
la fin de la guerre de Tchétchénie,
L
qui avait débuté en 1994. Tout ce
qui se passera à par tir de maintenant aura les caractéristiques
d’une résistance isolée”, a déclaré
à RBC Daily le directeur de l’Institut d’études sociales et politiques,
Viatcheslav Irgounov. Les avis des
spécialistes russes coïncident en
partie avec les points de vue de
leurs collègues occidentaux. L’exper t de l’Economist Intelligence
Unit, Nicholas Redman, doute que
la disparition de Bassaev puisse
arrêter longtemps les combattants,
même si aux yeux du spécialiste
britannique l’opération des services
russes a por té un coup dur aux
séparatistes tchétchènes. “Je doute
que la guerre en Tchétchénie s’arrête avec la mort de Bassaev, pas
plus que l’élimination d’Al-Zarqaoui
n’a appor té la tranquillité aux
troupes américaines en Irak. Les
nombreuses caractéristiques de la
guerre en Tchétchénie font penser
qu’elle va faire encore parler d’elle.
Et cela même si la mort de Bassaev
ne facilite pas la tâche des combattants pour recevoir des moyens de
l’étranger”, estime Nicholas Redman.
L’opération qui vient d’être menée
rehausse néanmoins le statut de
la Russie dans l’arène internationale. Ainsi, l’action d’intimidation
infructueuse imaginée par Bassaev
a eu des résultats opposés pour
Moscou. Lors du sommet des chefs
d’Etat du G8, à Saint-Pétersbourg,
les points de bonus reçus par Moscou ne seront pas de trop. Selon
Viatcheslav Irgounov, Moscou gagne
ainsi du “prestige moral”. “C’est
aussi un prestige international
rehaussé”, complète son collègue
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
12
Boris Makarenko (directeur adjoint
du Centre d’études politiques [un
think tank russe]).
Mais, parallèlement à ce gain d’autorité en matière de politique internationale, Moscou peut s’attendre,
après la disparition de Chamil
Bassaev, à quelques déboires en
Tchétchénie. Le chef du gouvernement tchétchène, Ramzan Kadyrov
[prorusse], a remercié le FSB pour
l’élimination de son “ennemi juré”
[Chamil Bassaev était responsable
de la mort d’Akhmad Kadyrov, père
de Ramzan Kadyrov, en mai 2004].
Mais, selon les experts, l’assassinat de Bassaev peut compliquer
les relations de Moscou avec le
Premier ministre tchétchène. “Au
moment où le régime de Kadyrov
se libère de la pression exercée
par Bassaev, le poids de Kadyrov
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
lui-même devient plus important
sur le territoire de la République ;
il va être en mesure d’être plus
exigeant vis-à-vis de Moscou”,
estime Viatcheslav Irgounov. Mais,
actuellement, Kadyrov ne peut pas
être pleinement “indépendant”.
“D’abord parce que c’est Moscou
qui a tué Bassaev. Ensuite, la Tchétchénie a beaucoup d’autres problèmes que Kadyrov ne peut pas
régler sans Moscou, à savoir reconstruire la République et faire disparaître le sentiment de peur de la
population face au pouvoir”, note
Boris Makarenko. Andreï Nikonov,
RBC Daily (extraits), Moscou
* Selon la partie tchétchène, le FSB n’est
pour rien dans la mort de Bassaev. Celleci serait accidentelle, due à une mauvaise
manipulation d’explosifs.
(Voir aussi le dossier de une, pp. 26-32.)
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e u ro p e
POLOGNE
SUÈDE
Les Kaczynski confisquent le pouvoir
Le péage urbain,
ça marche
En s’imposant à la tête du gouvernement, le frère jumeau du président tente de tenir
le pays comme il dirige son parti. Et il prend le risque de l’impopularité.
RZECZPOSPOLITA
Varsovie
e péché de Kazimierz Marcinkiewicz a été son succès,
fût-il factice. La popularité
du Premier ministre irritait
le président du parti Droit et justice
[PiS], Jaroslaw Kaczynski [le frère
jumeau du président Lech Kaczynski].
Marcinkiewicz en était conscient, mais
il n’a rien fait, dévoilant ainsi son
manque de maturité politique. Au
lieu de devancer le coup mortel de
Kaczynski en créant une base politique
autour de sa propre personne, il a joué
jusqu’au dernier moment le rôle du
condamné qui attend l’exécution. Il a
subi sa décapitation politique le sourire aux lèvres [poussé à la démission
le 7 juillet, il a été remplacé par Jaroslaw Kaczynski le 10 juillet]. Est-ce la
fin de sa carrière politique ? Cela se
pourrait. Je ne pense pas que les Varsoviens fassent confiance à celui qui
s’est révélé un obéissant cadre de parti.
[Marcinkiewicz pourrait être candidat
à la mairie de Varsovie en novembre
prochain.]
Et que va-t-il advenir de Kaczynski
et du PiS ? Le nouveau chef du gouvernement a joué son va-tout. En mettant Marcinkiewicz sur une voie de
garage, il a coupé la branche sur
laquelle il était assis. Car les bons
résultats du PiS [dans les sondages]
proviennent de la popularité du désormais ancien Premier ministre. La
situation se complique, car à la tête du
gouvernement se trouve désormais un
homme politique en qui la plupart des
Polonais n’ont pas confiance.
L
Dessin
de Kolaczek,
Pologne.
Jaroslaw Kaczynski
a construit un parti de chef.
Le bon chef de parti sera-t-il
aussi un bon chef de gouvernement ? J’en doute. D’abord parce qu’il
n’a encore jamais rempli aucune fonction importante au sein de l’Etat.
Ensuite, c’est un homme politique
maladivement méfiant, ce qui menace
de guerres intestines la coalition
gouvernementale. D’autant que les
élections locales approchent et que,
lorsqu’il y a des élections, les amis
n’existent plus. En cas de défaite, il
pourrait se trouver des gens pour
réclamer la tête de Kaczynski, car il est
difficile d’imaginer que les jeunes et
efficaces politiciens du PiS veuillent
mourir à la place de leur chef.
La dernière question, et la plus
importante, est la suivante : qu’est-ce
que Kaczynski à la tête du gouvernement signifie pour la Pologne ?
Comme on l’a vu ces derniers mois,
l’économie polonaise se débrouille tant
que le gouvernement n’intervient pas.
Toutefois, Kaczynski, au nom de l’idée
d’Etat solidaire, peut
très bien se lâcher et
dépenser sans retenue
l’argent public, main dans
la main avec Lepper et Giertych [respectivement chefs
du parti populiste Autodéfense
et de la Ligue des familles polonaises, d’extrême droite, et
membres du gouvernement]. Il
s’assurerait ainsi de la paix pour
une courte période. Et du temps
pour construire les institutions,
si chères à son cœur, de sa IVe
République, comme le Bureau
central contre la corruption.
Rien n’annonce non plus que
notre image s’améliorera en Europe.
Les gouvernements des pays de
l’Union européenne ainsi que la presse
occidentale auront un regard critique
sur l’activité des jumeaux. Il est à
craindre – la réaction au texte satirique
de Die Tageszeitung [voir ci-dessous] et
la résolution du Parlement européen
[contre la “montée de l’intolérance” en
Pologne] en sont la preuve – que les
Kaczynski n’interprètent toute tentative de commentaire de leur activité
comme une manifestation de phobie
antipolonaise. Et c’est le plus court
chemin vers l’isolationnisme.
Kaczynski voudrait gouverner le
pays comme il gouverne son parti.
D’une main de fer. Sauf que, même si
l’on accapare tous les pouvoirs, on ne
peut pas gouverner une société libre
comme on gouverne des apparatchiks.
Jaroslaw Makowski*
* Editorialiste, membre de la rédaction de
Critique politique, le journal de la nouvelle
gauche polonaise.
D I P L O M AT I E
Tous les moyens sont bons pour raviver le patriotisme
■ Le 3 juillet, Lech Kaczynski ne
s’est pas rendu à Weimar, où il
devait rencontrer Angela Merkel et
Jacques Chirac. Raison officielle :
“un dysfonctionnement dyspeptique
du transit intestinal”. Mais, comme
le rapporte ironiquement Gazeta
Wyborcza, “l’article publié par le
journal allemand Die Tageszeitung
[TAZ, le quotidien de la gauche alternative allemande] a été l’une des
raisons de la détérioration subite
de la santé du président”. Ecrit pour
la rubrique satirique “Les voyous
qui veulent régner sur le monde”,
l’article incriminé compare le président polonais et son frère jumeau
à des “patates”, à cause de leur
petite taille, et raille Lech, qui, “à
Varsovie, a interdit aux hommes de
parader les fesses nues” et Jaroslaw, qui “habite avec sa propre
mère, il est vrai sans être marié”.
“Une satire de la TAZ devient une
affaire d’Etat”, a réagi Die Tages-
zeitung [voir la une cicontre]. “La Pologne
veut se présenter en victime”, explique la correspondante du journal
à Varsovie. “Les conservateurs du gouvernement voudraient raviver
le patriotisme, et tous
les moyens leur sont
bons. Que la ministre
des Affaires étrangères,
Anna Fotyga, compare
un journal de la gauche libérale [la
TAZ] à Der Stürmer [journal antisémite fondé à Nuremberg en
1923 qui, à la fin des années
1930, tirait à 1 million d’exemplaires] ne s’inscrit pas seulement
dans la tendance à banaliser la terreur nazie en Pologne mais aussi
dans l’attitude foncièrement antiallemande et antirusse des gouvernants actuels. Le but de la
IVe République, inscrit dans le pro-
gramme du gouvernement, est un retour
à 1989, époque où
l’image de la Pologne
comme éternel ‘héros
et victime’ de l’Histoire
était encore intacte.
C’est ainsi que le ministre de la Défense,
Radek Sikorski, a pu
comparer l’accord germano-russe sur le pipeline de la mer Baltique
au pacte Hitler-Staline sans que
cette assimilation d’Angela Merkel à Hitler et de Poutine à Staline
déclenche la moindre critique des
politiciens de haut rang en Pologne. Traiter la TAZ de Stürmer
d’obédience nazie, pour la simple
raison qu’elle raille la si propre
morale sexuelle de Kaczynski, sa
fier té patriotique à la Pilsudski
[président de 1918 à 1922, puis
ministre à par tir de 1926, il
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
13
orienta la Pologne vers un régime
dictatorial] et sa présidence
quelque peu inadaptée à l’image
de la ‘grande Pologne’, tout cela
fait partie de la nouvelle ‘politique
de l’histoire’ de la Pologne : une
mise en scène de soi comme victime avec un grand V.”
La susceptibilité du président
remet aussi en question la politique européenne de la Pologne.
C’est le sens de la lettre ouverte
écrite par tous les anciens chefs
de la diplomatie polonaise depuis
1989, dans laquelle ils dénoncent
l’annulation du sommet de Weimar
comme “une marque de mépris
pour nos partenaires” et rappellent qu’“une collaboration étroite
avec l’Allemagne et la France
est dans notre meilleur intérêt”.
Mais, à peine nommé Premier
ministre, Jaroslaw Kaczynski a
demandé au gouvernement allemand de sanctionner la TAZ.
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
ne étude menée par un groupe d’experts et d’économistes vient de dévoiler ce
que les habitants de Stockholm savaient déjà : l’expérience de péage urbain menée par la municipalité de
Stockholm [mise en place le 3 janvier,
elle doit durer jusqu’au 31 juillet, voir
CI n° 790-791 du 22 décembre 2005]
est un succès. Le trafic a diminué, la
circulation est devenue plus fluide et
l’air plus respirable.
C’est au cours des premiers jours
de la mise en place que la baisse de
circulation a été la plus sensible. Mais,
depuis, les chiffres se sont maintenus
à un niveau étonnamment bas. Plus
d’une voiture sur cinq a disparu des
rues de la ville. C’est mieux que les
10 à 15 % de baisse prévus par les initiateurs du projet. Même les objectifs
environnementaux ont été atteints.
Dans le centre-ville, les émissions de
gaz carbonique ont chuté de 14 %.
Cette amélioration de la qualité de
l’air pourrait permettre de sauver
entre vingt-cinq et trente vies, souligne le rapport.
Les auteurs de l’étude sont surpris du bon accueil de l’essai. De
nombreux habitants ont changé d’avis
en constatant par eux-mêmes les
avantages du système. Et l’expérience
a suscité l’intérêt du monde entier.
Même le gouvernement américain la
considère comme un modèle.
Les opposants au péage soutiennent souvent que le problème pourrait être résolu par la construction de
nouvelles voies périphériques. C’est
parfaitement faisable, reconnaissent
les experts. Mais la différence est que
cela est très coûteux et que ses effets
n’interviendront qu’à long terme. Le
projet de péage urbain, quant à lui,
sera rentabilisé en quelques années et
ses bénéfices pour l’environnement
sont immédiats. En plus de leurs
propres expériences, les Stockholmois
pourront désormais s’appuyer sur les
résultats chiffrés de ce rapport avant
de se prononcer sur son éventuelle
pérennisation lors du référendum
consultatif du 17 septembre prochain.
Tous les partis de la vie politique
stockholmoise ont annoncé qu’ils se
conformeraient aux résultats de cette
consultation. Mais c’est le gouvernement et le Parlement qui auront le dernier mot. Le gouvernement actuel et
ses alliés soutiennent le projet, mais on
ignore comment un gouvernement de
droite [qui pourrait être nommé après
les élections législatives de septembre]
aborderait la question. Le péage
urbain ne concerne pas seulement les
habitants de la région de Stockholm.
Il faut placer l’expérience dans un
contexte plus large et la voir comme
la première étape d’une évolution
nécessaire vers une “société durable”.
C’est pourquoi la question doit dépasser le cadre du référendum local et
s’inscrire dans une réflexion nationale
lors des prochaines législatives.
Tommy Svensson,
Aftonbladet, Stockholm
U
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e u ro p e
R O YAU M E - U N I
L’Eglise anglicane se féminise peu à peu
Quatorze ans après avoir obtenu le droit d’être ordonnées prêtres, les femmes représentent déjà la moitié
des séminaristes. Une révolution tranquille et peut-être irréversible.
laquelle “Jésus a choisi des hommes pour
disciples, et ce qui valait pour lui vaut pour
moi” ? Force est de constater que les
hommes reconnaissent que ces dames
sont plus capables qu’eux de mener
plusieurs activités de front. Elles savent
généralement mieux écouter et faire
preuve de compassion et de considération. Comme en témoigne la révérende Charlotte Bannister-Parker, le
travail de prêtre est “un plein-temps,
vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept
jours sur sept.En tant que femmes d’Eglise,
nous ne voulons pas être cataloguées en
bloc comme ‘des personnes gentilles et attentionnées’.Mais,d’un autre côté,les femmes
sont remarquablement efficaces pour jongler entre la famille, la maison et le travail.” Et la révérende, qui a quatre
enfants en bas âge, dont un ne va pas
encore à l’école, sait de quoi elle parle.
NEW STATESMAN
Londres
auvaise nouvelle pour
tous ceux qui préféreraient s’arracher l’appendice plutôt qu’assister à une messe célébrée par une
femme : ils ont perdu la guerre. Un
rapport du centre de réflexion Demos
confirme que 50 % des nouvelles
recrues des séminaires britanniques
sont aujourd’hui des femmes. Souvenons-nous que l’Eglise d’Angleterre
n’a autorisé l’ordination des femmes
qu’en 1992 [les premières ordinations
ont eu lieu en 1994]. En quatorze ans,
les femmes se sont si bien imposées
qu’elles représentent désormais plus
de 20 % du clergé [mais elles ne peuvent pas être ordonnées évêques].
Carolyn Oley parle d’une voix
douce et déborde de bienveillance ; son
mari et sa grande fille sont tout aussi
charmants. C’est le genre de femme à
laquelle on aurait envie de se confier.
Elle a déjà suivi une année de formation au diocèse d’Oxford et doit encore
en faire deux avant de pouvoir être
ordonnée. Dans sa promotion, il y a
dix femmes pour seulement deux
hommes. Sachant que le diocèse d’Oxford fournit plus de prêtres à l’Eglise
d’Angleterre que toute autre région
du pays, le fait que plus de 80 % des
camarades de classe d’Oley sont des
femmes promet quelques nuits d’insomnie à la brigade des opposants aux
femmes prêtres. Si les femmes représentent déjà 20 % du clergé qualifié,
combien de temps faudra-t-il pour
qu’elles deviennent majoritaires ? Trois
ans ? Quatre ans ?
Ce renversement des rapports de
force est le bouleversement le plus
spectaculaire que l’Eglise d’Angleterre
ait jamais connu. Et, comme face à
M
UN EXEMPLE POUR LES FEMMES
DANS LE MONDE DU TRAVAIL ?
toute révolution, la contre-insurrection
est prête à tomber dans la grossièreté.
Le père Geoffrey Kirk, de l’association
contre la prêtrise des femmes Forward
in Faith [En avant dans la foi], est le
spécialiste de la rhétorique implacable.
“La prêtrise va bientôt être considérée
comme un passe-temps pour mémés”,
s’indigne-t-il.
Mais qu’est-ce qui panique donc
les hommes au point qu’ils préféreraient rompre avec l’Eglise d’Angleterre plutôt qu’accepter des femmes
en leur sein ? Se sentent-ils aussi menacés par la capacité des femmes à occuper cette fonction qu’ils sont influencés par l’objection biblique selon
Dessin
d’Ajubel paru
dans El Mundo,
Madrid.
L’un des aspects les plus troublants du
rapport de Demos porte sur l’attitude
des femmes dans différentes professions. Les femmes politiques sont apparemment parmi les plus radicales.
Près des trois quarts des parlementaires travaillistes élues en 1997 se
réclament du féminisme. La plupart
partent du principe que les femmes
de la Chambre des communes doivent
davantage se comporter comme des
hommes pour orienter le débat politique. Les femmes prêtres, en revanche,
ne rejoignent pas forcément l’Eglise
pour obtenir des changements particuliers et elles s’identifient généralement moins au féminisme que dans les
autres professions. Mais elles orchestrent une prise de pouvoir bien plus
efficace dans leur domaine que les
femmes chirurgiennes, avocates ou
architectes, qui essaient pourtant
depuis bien plus longtemps. Seuls
22 % des associés de cabinets
d’avocats au Royaume-Uni sont des
femmes. Et, alors que 70 % des diplômés des facultés de médecine sont
des femmes, seules 7 % d’entre elles
sont des chirurgiens spécialistes. Les
hommes ne représentent que 45,3 %
des enseignants du secondaire, mais ils
ont accaparé 65 % des postes de directeur d’école. Pour l’instant, les femmes
prêtres ne peuvent briguer les positions
les plus élevées. Mais que se passerat-il si les règles changent ?
Un autre point devrait pousser
Kirk et ses acolytes à sauter sur un
annuaire pour chercher une église
catholique romaine – un havre de sécurité pour ces messieurs qui croient le
genre masculin menacé : dans beaucoup de professions, ceux qui espèrent
grimper les échelons craignent la
concurrence de leurs collègues et tremblent devant leurs supérieurs. C’est une
attitude qui semble totalement étrangère aux femmes de l’Eglise d’Angleterre. “J’estime avoir beaucoup de chance
d’être formée avec tant d’autres femmes.
Nous avons moins l’esprit de compétition
et je sais que, si quelque chose me paraît
difficile, quelqu’un d’autre le trouvera
encore plus difficile”, confie Carolyn
Oley. Plus révélateur encore, elle n’est
ni motivée par l’ambition, ni intimidée
par la hiérarchie ecclésiastique. “Je ne
considère pas que les évêques occupent les
postes les plus prestigieux. Il n’y a pas de
supérieur en ce sens que nous sommes tous
égaux. Il n’y a qu’une personne qui commande, et c’est le Christ.”
Cette doctrine d’humble indifférence à la hiérarchie pourrait-elle être
la clé qui ouvrira le sacro-saint évêché ? Si les femmes ne s’intéressent
pas aux structures du pouvoir, elles se
laisseront moins intimider et elles
auront donc bien plus de chances de
les renverser.
Charlie Lee-Potter
PORTUGAL
La parité adoptée au forceps
Les partis politiques devront présenter
au moins un tiers de femmes aux élections.
Une loi très contestée.
vec les seules voix du Parti socialiste
[PS, majoritaire], l’Assemblée nationale
portugaise a adopté, le 5 juillet, une loi qui
vise à “promouvoir la parité entre les
hommes et les femmes” en imposant que
les femmes représentent un minimum de
33 % des candidats lors des élections. Un
passage en force qui suscite une forte polémique du côté de l’opposition de droite
comme du côté des par tis d’extrême
gauche. Le Par ti social-démocrate (PSD,
centre droit) et le Centre démocrate social
(CDS, centre droit) accusent la majorité
socialiste de “narguer” le président de la
République, Aníbal Cavaco Silva [centre
A
droit], lequel avait opposé son veto à une
première version du texte [votée en avril
dernier] prévoyant la radiation pure et
simple de toute liste électorale qui ne respecterait pas les quotas prévus.
La droite n’a pas souhaité un nouveau veto,
mais elle a insisté sur la validité des motifs
invoqués par le chef de l’Etat pour s’opposer au texte initial et elle a accusé les socialistes de faire “table rase de tous les arguments de fond soulevés par ce veto”. En
particulier la “limitation de la liberté de choix
des électeurs” ou la “forte critique en ce qui
concerne la disproportion de la sanction”,
explique la sociale-démocrate Zita Seabra.
Considérant que la sanction initialement prévue par le PS – l’exclusion pure et simple
des listes ne respectant pas les quotas –
était disproportionnée, le président a poussé,
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
par son veto, la majorité à élaborer un nouveau régime : la réduction des subventions
de l’Etat aux partis si ceux-ci n’intègrent pas
au moins un tiers de femmes sur leurs listes.
Dans les cas les plus graves, la sanction
pourrait porter sur 80 % des aides de l’Etat.
Pour le député CDS Mota Soares, les modifications introduites dans la loi sont minimes
et “aboutissent à la mise en place du régime
le plus strict d’Europe. Ces dispositions fondées sur le sexe sont purement discriminatoires. Le PS veut remplacer le mérite, le
travail et la lutte légitime au sein des partis
par des quotas.”
Les critiques sont également nombreuses à
gauche, bien que pour des raisons opposées.
Après avoir voté le texte précédent, le Bloco
Esquerda [extrême gauche trotskiste], qui
défendait la suppression des subventions en
14
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
cas de non-respect de la parité, s’est abstenu. Quant à la communiste Odete Santos,
elle a violemment protesté au nom de son
groupe contre “une discrimination en raison
du sexe”, qui remplace la politique “par la
biologie” au lieu de créer les conditions pouvant permettre aux femmes de concilier
maternité et carrière professionnelle.
Mais les socialistes por tugais, qui appliquent depuis dix ans cette norme en leur
sein (46 de leurs 121 députés sont des
femmes), en sont convaincus : la loi sur la
parité “jouera un rôle structurant” dans
la vie politique portugaise, clame le député
Vitalino Canas, pour qui “le système des
quotas reste le seul capable d’éliminer les
obstacles à l’accès des femmes aux responsabilités politiques”.
Susete Francisco, Diário de Notícias, Lisbonne
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PAY S - B A S
La truelle contre
les ghettos urbains
Pour développer la mixité sociale,
la municipalité de Rotterdam vend à bas prix
des logements délabrés dans les quartiers
défavorisés. A rénover soi-même.
NRC HANDELSBLAD (extraits)
Rotterdam
côté de la station de métro
Marconiplein, à la périphér ie du quar tier de
Spangen, à Rotterdam,
une gigantesque pancarte de la municipalité accueille les visiteurs. La ville
y vante les mérites de son tout nouveau projet de logement : les maisons
à rénover. Pour un faible montant,
elle vend à des particuliers des immeubles délabrés de ce quartier défavorisé, à condition qu’ils retapent
leur logement.
Il s’agit d’une rénovation urbaine
dont se chargent des particuliers,
explique la chef du projet, Ditty
Blom. Cette initiative s’inscrit dans
une politique dite “de points sensibles”,
destinée à réhabiliter les quartiers
défavorisés de Rotterdam. Elle porte
sur 169 logements répartis dans sept
rues, à Spangen et dans les arrondissements de Feijenoord et de Charlois,
dans le sud de l’agglomération. Une
maison à deux étages coûte environ
40 000 euros, une maison à quatre
étages, 75 000 euros.Travaux inclus,
ces bâtiments coûtent quelque
150 000 euros.Trois banques apportent leur collaboration.
Selon la municipalité, 1 500 personnes ont déjà manifesté leur intérêt. Parmi elles, Peter Snaterse et
Floor Leemans, associés dans une
entreprise de graphisme, qui cherchent un logement avec un espace de
bureaux. “Le principal intérêt, c’est que
nous avons la possibilité de recomposer
nous-mêmes les espaces dans ces locaux”,
expliquent-ils lors d’une journée
portes ouvertes organisée par la ville
de Rotterdam. “Tout un immeuble à un
prix abordable, c’est une occasion unique
dans une ville.”
La vente de ces maisons à retaper
fait suite à un projet initié en 2005.
A l’époque, la municipalité a cédé
gratuitement la moitié du Wallisblok,
un pâté de maisons de Spangen comportant 36 logements. “Le succès du
Wallisblok nous a mis sur cette voie”, dit
Ditty Blom, qui explique l’intérêt des
gens pour ces maisons à retaper pour
trois raisons : le prix, le fait que ce
sont les acheteurs qui décident de
l’aménagement de la maison et la
possibilité de s’occuper soi-même de
la rénovation.
Spangen est un des quartiers défavorisés sensibles dans lesquels la qualité de vie doit être améliorée. Cela
préoccupe Peter Snaterse. “J’ai des
doutes, mais ce projet peut marquer un
tournant. Cela fait une différence de venir
habiter avec tout un groupe dans ce quartier. C’est pour cela que j’observe le genre
A
de personnes qui se promènent ici. J’ai été
frappé de constater à quel point tout le
monde est ouvert. Je trouve que c’est un
point positif. Ici tout le monde vous parle.”
Karim Benmakhlouf, qui habitera bientôt le Wallisblok, estime qu’il
n’y a pas trop de problèmes dans le
quartier. “Je viens de Spangen. Ce coin
a toujours été tranquille. Il y avait bien
un peu plus loin des gars qui traînaient,
mais la situation s’est améliorée.” Frederik Jan Van den Berg, un artiste de
Bois-le-Duc, fait quant à lui aussi
attention aux gens qui viennent à la
journée portes ouvertes. Ils sont tout
de même différents des personnes
que l’on rencontre habituellement
dans ce quartier. Ils sont tous jeunes
et entreprenants.
Ceux qui achètent une maison ici
sont des Néerlandais d’une trentaine
à une quarantaine d’années. Les vrais
habitants de Spangen se déplacent
vers des quartiers défavorisés situés
plus loin, et certains craignent que des
conflits naissent entre les nouveaux
habitants et ceux qui habitent déjà le
quartier. “Nous avons déjà des exemples
de quartiers où cela n’a pas marché”,
explique Jan-Willem Duyvendak, professeur de sociologie à l’université
d’Amsterdam. “Il est important que
l’écart culturel et social entre les nouveaux et les anciens habitants ne soit pas
trop grand. Dans une partie de Hoogvliet, cela s’est mal passé. Les nouveaux
habitants ont milité en faveur d’une
démolition des logements locatifs où
vivaient les anciens habitants.”
M.Van Duinhoven, un des futurs
habitants, comprend ce problème.
“Nous ne devons pas devenir une sorte
de colonie. Mais nous n’avons pas encore
eu l’occasion de rencontrer les voisins.
Nous formons déjà un groupe solide. A
partir de là, nous pouvons développer des
relations dans le quartier.” La chef du
projet, Mme Blom, est de son avis. “La
cohésion sociale à Spangen est faible. Ce
groupe peut montrer que les choses peuvent se passer autrement.”
“Tout le monde est parti d’ici, nous
avons été les seuls à rester”, fait remarquer Amar Ghaddari, qui vit dans le
pâté dont font partie les maisons à
retaper. A-t-il vraiment hâte que la
rénovation commence ? “Quand vontils venir ? En 2007 seulement ?”
Djaja Ottenhof
W W W.
Toute l’actualité internationale
au jour le jour sur
courrierinternational.com
V O I R
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P A G E
3 3
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amériques
●
É TAT S - U N I S
Schwarzenegger fait campagne contre les pollueurs
Le gouverneur républicain de Californie mise sur l’écologie et sur les énergies renouvelables pour se faire réélire
à son poste au mois de novembre prochain.
NEWSWEEK
New York
rnold Schwarzenegger a
remisé ses 4 x 4 au garage.
Il a confié à ses amis qu’il
avait été profondément
impressionné par An Inconvenient Truth
[Une vérité qui dérange], le documentaire d’Al Gore sur le réchauffement climatique. Le gouverneur de
Californie s’est même lancé dans la
campagne électorale armé d’un nouveau gadget : un bus de couleur verte
recouvert d’une photo géante du parc
national de Yosemite. Lors de la première étape dans les environs de la
ville de Redding, sur les berges de la
pittoresque rivière Sacramento, une
femme lui a demandé ce qu’il comptait faire pour lutter contre le prix
élevé de l’essence. Arnold Schwarzenegger a promis de mieux contrôler
les marges bénéficiaires des compagnies pétrolières. Il a ensuite exposé
avec passion son projet d’autoroute
de l’hydrogène et de quotas stricts
pour les émissions de gaz à effet de
serre, destiné à faire de la Californie
un modèle à suivre pour le reste des
Etats-Unis. “Nous devons avoir la
vision d’une Californie propre, et surtout
la construire”, a-t-il martelé.
Arnold Schwarzenegger avait déjà
abordé la question de l’environnement
lors de son élection au poste de gouverneur de l’Etat, il y a trois ans. Mais,
cette année, il en a fait la clé de voûte
de sa campagne. Dans le fort climat
anti-Bush actuel, le gouverneur de
Californie a judicieusement choisi de
A
rouler pour les verts plutôt que pour
les rouges [la couleur du Parti républicain]. Le mécontentement au sujet
de la guerre en Irak, de l’augmentation
du prix de l’essence et de l’immigration a fait chuter la cote de popularité du président à 28 % en Californie.
Même si Arnold Schwarzenegger s’est
entouré d’une équipe de consultants
proche de George W. Bush, il n’a pas
hésité à s’attaquer frontalement au président en qualifiant d’“inachevé” son
projet d’envoyer la Garde nationale à
la frontière mexicaine et à multiplier
les critiques sur son bilan environnemental. “Nous ne pouvons pas
attendre que le gouvernement fédéral se ressaisisse sur la question de
l’environnement, clame-t-il.
Nous devons agir.”
Une prise de position très
à propos dans un Etat comme
la Californie, où 87 % des électeurs affirment qu’ils tiendront
compte des questions environnementales pour élire leur
gouverneur. L’environnement
occupe effectivement une place
prépondérante dans la campagne pour les élections de cet
automne. Des dizaines de millions de dollars ont été
investis dans la California
Clean Air Campaign, une
campagne qui vise à imposer une taxe aux compagnies
pétrolières opérant dans l’Etat et
à affecter ces fonds – estimés à 4 milliards de dollars – au développement
des énergies alternatives. Ce projet a
déjà suscité la fronde du secteur pétro-
Dessin d’Oliver
paru dans
Der Standard,
Vienne.
lier dans tout le pays.
Arnold Schwarzenegger a affirmé
qu’il s’y opposait :
“Je suis contre l’idée de
lever des impôts supplémentaires. Point final.” Ce
n’est pas le point de
vue de Phil Angelides, actuel secrétaire au Trésor de
l’Etat de Californie et candidat
démocrate au poste
de gouverneur, qui
bénéficie du soutien
des principaux groupes
écologistes et du gratin
écolo. “Schwarzenegger est aveuglé par son idéologie républicaine,
ce qui l’empêche de prendre les
bonnes décisions, estime-t-il.
Il faudra bien plus qu’un
bus vert pour redorer son
blason écologique.”
Pour Marc Baldassare, de
l’Institut public de politique de
Californie, les deux
hommes vont
rivaliser sur
le thème de
l’écologie pendant les quatre
mois à venir. Pour
lui, “rares sont les thématiques qui suscitent
autant d’intérêt chez les Californiens, surtout lorsqu’ils sentent un tel manque d’implication de la part de Washington”.
Les premiers spots de cam-
pagne de Schwarzenegger vantent ses
résultats en matière de protection de
l’environnement : la création d’une
réserve naturelle de 12,5 millions
d’hectares dans les sierras et l’instauration de nouveaux standards pour
améliorer le rendement énergétique au
niveau de l’Etat. Au cœur de l’été,
Schwarzenegger présentera son plan
d’action pour le climat, qui comprend
un projet de loi pour plafonner les
émissions de gaz à effet de serre en
Californie. “C’est incontestablement le
plus vert de tous les gouverneurs”, assure
Ralph Cavanaugh, du Natural Resources Defense Council [Conseil pour
la défense des ressources naturelles],
qui a apporté son appui personnel à
Schwarzenegger.
Phil Angelides essaie quant à lui
de se remettre des primaires démocrates, durant lesquelles son adversaire Steve Westly l’a accusé d’avoir
pollué l’environnement lorsqu’il était
promoteur immobilier. Avec le soutien des principaux groupes écologistes, il s’acharne désormais à mettre
en avant son programme en faveur
de la préservation de l’environnement, notamment son projet de
rachat de propriétés situées sur la côte
californienne et sa volonté d’investir les 270 milliards de dollars des
caisses de retraite de l’Etat dans les
énergies renouvelables et les technologies non polluantes. Au cas où le
moindre détail compterait pour remporter les élections de novembre prochain, il a même tenu à préciser que
sa famille possédait trois véhicules
hybrides.
Karen Breslau
É TAT S - U N I S
La guerre en Irak comme si vous y étiez
Premier documentaire filmé par des
soldats, The War Tapes vient de sortir aux
Etats-Unis. L’hebdomadaire de gauche The
Nation y voit le meilleur plaidoyer en faveur
d’un retrait des troupes américaines.
n 2004, alors que l’insurrection battait
son plein en Irak, Deborah Scranton s’est
vu proposer d’accompagner les hommes de
la Garde nationale sur le champ de bataille.
Cette documentariste fit une contre-proposition audacieuse. “J’ai appelé l’officier
chargé des relations publiques et je lui ai
demandé si je ne pouvais pas plutôt distribuer des caméras aux soldats.” La Garde
nationale donna son accord, mais à la condition qu’elle recrute elle-même ses volontaires.
Deborah Scranton sauta alors dans un avion
pour rencontrer les soldats de la base de Fort
Dix, dans le New Jersey. Elle fut accueillie
avec scepticisme. Ses opinions politiques et
E
ses motivations furent passées au crible. Sur
180 soldats, 10 se por tèrent finalement
volontaires et 5 furent retenus et équipés de
Caméscopes. Déployés dans le dangereux
triangle sunnite, trois de ces cinq soldats ont
filmé, grâce à des caméras montées sur les
tourelles et les tableaux de bord des chars,
ainsi que sur leurs propres casques, l’essentiel de ce qui fait The War Tapes. Le résultat est stupéfiant : ce documentaire directement tourné par des soldats américains,
et qui a reçu l’aval de l’armée, est le meilleur
plaidoyer contre la guerre en Irak.
Dès la séquence d’ouverture, le spectateur
est confronté à une expérience viscérale des
combats qui font rage en Irak. L’écran ressemble à une sorte de jeu vidéo : l’arme pointée devant, on sursaute au bruit des tirs ennemis et on sent les vibrations des armes à tir
rapide. Mais il est tout de suite évident que
ce n’est pas un jeu. Les reportages télévi-
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
sés sur l’Irak donnent toujours à voir la situation de l’extérieur. Seuls les faits bruts nous
sont relatés mais rien sur les combats euxmêmes ni sur leurs effets sur ceux qui les
vivent. The War Tapes offre un point de vue
différent. Le documentaire entraîne le spectateur au cœur des échanges de tirs et des
explosions des voitures piégées. Nous ne
sommes plus des voyeurs isolés, et la réalité est parfois dure à avaler. Lorsqu’un soldat raconte qu’il a laissé un chien dévorer un
insurgé mort, on ne peut qu’éprouver de la
répulsion, peu importe que le soldat explique
qu’il a été formé à tuer et non à compatir. En
revanche, quand un Humvee fauche accidentellement une civile Irakienne et qu’un
soldat nous livre son impression de voir sa
propre mère étendue sur la route, on ne peut
qu’éprouver de la douleur pour elle comme
pour lui. C’est là toute la force de ce documentaire : Il n’y a aucun commentaire ajouté,
16
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
rien qu’une succession de moments bourrés
de peur et de haine. The War Tapes parle de
guerre, mais ne sombre jamais dans la propagande. La réalisatrice ne cherche pas à
faire passer un message. Un point pourtant
y fait l’unanimité : aucun des soldats ne
pense que cette guerre est un bon moyen de
promouvoir la démocratie.
François Truffaut a dit un jour qu’il était
impossible de faire un film contre la guerre
parce que les spectateurs sont trop souvent pris par l’excitation des combats et
finissent par sympathiser avec un camp.
The War Tapes réussit à contourner ce
piège : il pousse le spectateur à sympathiser avec les hommes, pas avec l’entreprise. Finalement, ce documentaire réalisé
par des soldats montre que la meilleure
façon de soutenir nos troupes est de les
ramener au plus vite à la maison.
Kevin McCarthy, The Nation (extraits), New York
*819 p17-18
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amériques
M E X I QU E
Hallucinations postélectorales
La semaine d’incertitude qui a suivi l’élection présidentielle du 2 juillet a inspiré à l’écrivain et journaliste
Pedro Miguel une petite fable politico-drolatique destinée à rafraîchir une atmosphère par trop pesante.
LA JORNADA
Calderón (en haut)
Mexico
et López Obrador.
Dessin de Nerilicon,
Mexique.
e 2 juillet 2006, la journée
électorale s’annonçait exemplaire. L’affluence était
grande dans les bureaux de
vote. Les citoyens votaient en ordre,
comme à l’accoutumée. Mais, peu
après, on s’est mis à relever quelques
signes alarmants. Les parois transparentes des urnes se sont tout à coup
opacifiées et un liquide tiède s’est mis
à suinter. Le premier à s’en apercevoir
fut le président d’un bureau de vote
des environs de Nochistlán, dans le
nord du pays. Sans trop s’inquiéter du
phénomène, il pensa qu’un imbécile
avait sans doute introduit dans l’urne
quelque chose d’autre qu’un bulletin.
Mais, très vite, la panique a gagné
tout le pays. Car les urnes se remplissaient d’une buée épaisse alors
que, sur les faces latérales, un liquide
visqueux dégoulinait des jointures,
comme de la salive. Dans les bureaux
de vote, la tension est montée d’un
cran et les électeurs ont commencé à
refuser de déposer leurs bulletins dans
ces urnes si étranges. Peu avant
14 heures, les urnes installées dans
tout le pays se sont mises à frémir
– d’abord presque imperceptiblement, puis par à-coups, avant d’être
saisies de véritables contorsions. En
voyant ce prodige, un citoyen d’Ixmiquilpan s’est dirigé tout droit sur
l’étrange objet. Il a arraché la bande
adhésive qui fermait l’urne et en a
renversé le contenu sur la table.
Les témoins de la scène en sont
restés sans voix. Plusieurs centaines
d’êtres minuscules et vociférants se
sont en effet aussitôt répandus partout.
La plupart des citoyens se sont enfuis
épouvantés, mais quelques audacieux
se sont approchés pour contempler de
près ces apparitions. Ils ont pu consta-
L
Calderón
président
Le 6 juillet au soir,
après avoir recompté
plus de 3 millions
de bulletins, l’Institut
fédéral électoral
(IFE) a proclamé
président le candidat
du PAN (droite
conservatrice), Felipe
Calderón. Ce dernier
aurait devancé
son adversaire
de gauche, Andrés
Manuel López
Obrador, d’un demipoint. L’écart est si
faible que López
Obrador a décidé de
contester le résultat
de l’élection devant
la justice mexicaine.
Arrivé troisième,
Roberto Madrazo
réalise un score
historiquement bas
pour le Parti
révolutionnaire
institutionnel (PRI),
qui a détenu
la présidence du
pays pendant plus
de soixante-dix ans,
jusqu’en 2000.
Enfin, les deux
derniers “grands”
candidats, Patricia
Mercado et Roberto
Campa, ont obtenu
respectivement
2,70 % et 0,96 %.
– deux millimètres de tour de taille,
au maximum.
Quelques instants plus tard, l’assistance avait clairement identifié cinq
espèces : les petits López Obrador, les
petits Calderón et les petits Madrazo.
Mais aussi de minuscules Patricia Mercado [du parti Alternative socialedémocrate] et des Roberto Campa [du
parti Nouvelle Alliance] en miniature.
Le même phénomène se répétait
dans tout le Mexique. Les urnes accouchaient de centaines de candidats à
la présidence et, vers 16 heures, le
territoire national était comme inondé
de millions de minicandidats. Les
petits Calderón couraient dans tous
les sens, proclamant leur victoire.
“Comptez-nous bien !” vociféraient les
petits López Obrador, sur le visage
desquels, en les regardant à la loupe,
on pouvait découvrir une expression
de colère mal contenue.
ter qu’il s’agissait d’êtres humains
miniatures, d’un centimètre de haut
tout au plus, qui gigotaient et levaient
leurs petits poings.
“Regarde !” s’est exclamé un
observateur avisé, montrant du doigt
l’un des petits hommes. “Celui-là,
c’est López Obrador tout craché” [le
candidat – de gauche – du Parti de
la révolution démocratique (PRD)].
En regardant d’un peu plus près, une
jeune femme remarqua aussi que
certains des petits nains portaient
des lunettes et qu’ils ressemblaient
à s’y méprendre à Felipe Calderón,
le candidat du Parti d’action nationale [PAN, droite catholique]. Les
pauvres avaient l’air trempés de
sueur. On eut plus de mal à trouver
ceux qui ressemblaient à Roberto
Madrazo, le candidat du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI).
C’étaient en effet les plus menus
D’une manière mystérieuse, chaque
voix avait engendré dans le ventre
des urnes un petit clone de candidat.
Résultat : on allait devoir dépouiller
non des bulletins, mais des homoncules qui ne tenaient pas en place et ne
cessaient de jacasser. La tâche se révéla
relativement aisée avec les petits
Madrazo, car ils étaient si épuisés, si
abattus, qu’ils se laissaient manipuler
docilement ; avec leurs sourires figés,
leurs bras inertes et leurs yeux rouges,
on aurait vraiment dit des jouets inanimés et fabriqués en série. Mais les petits
Calderón se montraient têtus et, même
s’ils se déplaçaient lentement, il n’était
pas facile de les faire tenir tranquilles.
Le regard noyé derrière leurs lunettes
minuscules, ils déambulaient en marmonnant quelque chose d’inintelligible
sur des tendances irréversibles. “Pourquoi nous compter puisqu’on a déjà
gagné ?” revendiquaient-ils, raidis dans
des flaques de sueur. Avec les petits
López Obrador, il n’y avait rien à faire,
ils tenaient à se mettre en rangs serrés
pour qu’on les compte encore et encore.
Quelques jours plus tard, quelqu’un a échafaudé une hypothèse tentante. Il ne fallait pas y voir une volonté
de manipulation de l’opinion, mais
plutôt l’exécution d’un projet insensé,
qui aurait germé dans l’esprit d’un
obsédé du phlogistique, de la pierre philosophale et autres sottises préscientifiques. Cette théorie a séduit les petits
Madrazo et les petits Calderón, mais
elle a été immédiatement contestée par
les petites Patricia, qui n’appréciaient
pas le qualificatif d’homoncules. Car,
soulignaient-elles de leurs petites voix
indignées, c’était une grave atteinte à
l’égalité des sexes.
Pedro Miguel*
* L’auteur a volontairement laissé ouverte la
fin de cette fable. Il a invité les lecteurs de La
Jornada à écrire la suite des aventures de ces
candidats miniatures sur son blog personnel :
<http://navegaciones.blogspot.com>.
ARGENTINE
Le cadeau empoisonné de Benetton aux Mapuches
our mettre fin aux litiges fonciers qui l’opposent au peuple
mapuche, le groupe italien Benetton
a trouvé une astuce : donner des
terres. Plus exactement, 7 500 hectares “de bonnes terres situées près
d’Esquel”, selon les termes employés par la société italienne. Mais
les Mapuches ont refusé cette offre :
selon ses représentants, Benetton
ne peut pas donner ce qui ne lui
appar tient pas et encore moins
s’arroger par ce biais le rôle du
philanthrope.
Loin de lâcher l’affaire, Benetton
a au contraire triplé son offre et l’a
directement adressée à l’exécutif
P
de la province de Chubut, dans le
sud du pays. Selon l’entreprise, il
s’agissait de “proposer un projet
viable aux familles indiennes”. Les
terres offertes par Benetton se trouvent dans la région de Piedra
Parada, à 50 kilomètres du village
de Gualjaina et à 150 kilomètres
d’Esquel. Elles ont été mises à la
disposition de la province à une
condition : être utilisées par le
peuple mapuche à des fins productives. Ceux qui veulent s’y installer devront présenter un projet de
mise en valeur. Au dire de Benetton, ces terres “sont bordées sur
12 kilomètres par la rivière Chubut”
et “sont exploitables aussi bien pour
l’élevage que pour l’agriculture”.
Le gouvernement de la province de
Chubut a cependant préféré faire
examiner de près les terres proposées. Il a donc demandé à des ingénieurs agronomes de se rendre sur
place et d’analyser le cadeau. Après
avoir étudié leur rapport, les différents services du gouvernement
sont tombés d’accord sur la “faible
capacité productive de ces terres”.
Le rapport des agronomes précise
en effet que, sur les 7 514 hectares
analysés, seuls 308 sont des prairies naturellement irriguées. Pour
le reste, plus de 95 %, 3 228 hec-
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
17
tares sont composés de cônes de
déjection, de flancs de montagnes
et de ravins, 2 030 hectares sont
des versants érodés et des affleurements rocheux. Enfin, il reste
1 948 hectares de versants en
pente douce exposés au sud-ouest.
C’est-à-dire des terres où “les conditions climatiques sont plus défavorables, les vents plus forts, les températures plus extrêmes, l’eau plus
rare et les risques d’érosion plus
importants, car il s’agit d’une zone
située sur le trajet des eaux de ruissellement”.
Non seulement les experts doutent
des capacités de production agri-
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
coles de ces terres mais ils indiquent qu’elles sont loin d’être
idéales pour l’élevage. Le fameux
rapport explique en effet qu’un mouton “a besoin de 333 kilos de fourrage par an pour son alimentation”.
Vu la faible productivité des terres
proposées par Benetton, il faudrait
donc pour les nourrir un peu moins
de 6 hectares par animal. En clair,
les 7 500 hectares généreusement
offerts par la marque italienne ne
pourraient pas supporter plus de
1 280 moutons : un chiffre ridicule
pour espérer rentabiliser une exploitation ovine en Argentine.
Página 12, Buenos Aires, Argentine
*819 p17-18
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15:14
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amériques
VENEZUELA
Un ancien guérillero pour contrer Chávez
Pour l’élection présidentielle de décembre prochain, Hugo Chávez reste le favori des sondages.
Face à lui se présente Teodoro Petkoff Malec, une légende de la gauche sud-américaine.
THE NEW YORK TIMES
New York
Teodoro Petkoff
Malec, candidat
à la présidentielle
vénézuelienne et ami
de Gabriel García
Márquez.
Cagle Car toons
D
Hugo Chávez.
Dessin de Lauzan,
Espagne.
Alfredo/Notimex/AFP Cedeno
irigés depuis février 1999
par le président de gauche
Hugo Chávez, les Vénézuéliens ne s’étonnent plus
vraiment de voir d’anciens membres
des guérillas marxistes accéder à des
postes à responsabilités : l’un est
ministre des Affaires étrangères, un
autre PDG de la grande entreprise
nationale d’aluminium et un troisième
fut l’un des premiers ambassadeurs de
Chávez auprès de l’OPEP. Aujourd’hui, un ancien guérillero parmi les
plus illustres,Teodoro Petkoff Malec,
a décidé d’entrer en lice contre le président à l’élection présidentielle de
décembre 2006. Le candidat fonde
sa campagne sur un irréprochable
parcours de gauchiste, dit-il, et sur la
promesse de mettre un terme à la
polarisation de la société vénézuélienne entre pro- et anti-Chávez.
L’actuel président caracolant dans
les sondages, la candidature de Teodoro Petkoff semble pour le moins chimérique. Mais elle surprend peu de la
part d’un homme dont la carrière poli-
tique s’étend sur plus d’un demi-siècle.
Un homme qui est passé par la lutte
armée, mais aussi par la députation et,
plus tard, par le ministère de la Planification. On doit même à Teodoro
Petkoff Malec un plan d’austérité
adoubé en son temps par le Fonds
monétaire international.
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
18
Teodoro Petkoff se présente à la
prochaine présidentielle après plusieurs années à la tête de Tal Cual, un
quotidien très critique à l’égard du
gouvernement Chávez mais aussi de
la stratégie de l’opposition. Teodoro
Petkoff continue de se présenter
comme un “homme de gauche” bien
qu’il ait rompu, après son ralliement
à Chávez en 1998, avec le Mouvement
vers le socialisme (MAS), le parti de
gauche vénézuélien qu’il avait contribué à fonder en 1971.
Témoin de l’ascension de Chávez
au sein de l’armée vénézuélienne et de
son coup d’Etat de 1992,Teodoro Petkoff fut l’un des premiers à dénoncer
ce qu’il appelle les tendances autoritaires de l’actuel président. De fait,
depuis son accession à la présidence,
Hugo Chávez a progressivement resserré sa mainmise sur le pouvoir.
Aujourd’hui, à quelques mois du scrutin présidentiel, il bénéficie de l’envolée des revenus pétroliers du pays.
Une aubaine qui lui a permis de financer des programmes d’aide sociale
extrêmement populaires. A en croire
une enquête récente, sa cote de popularité atteindrait 57 %.
Mais rien de tout cela ne décourage Teodoro Petkoff. Si la campagne
officielle ne doit pas débuter avant le
mois d’août, l’homme déverse déjà sur
toutes les ondes des spots promettant
de mettre un terme à la peur : peur des
représailles politiques comme de la violence. L’ancien guérillero dénonce également ce qu’il appelle la militarisation
croissante du pouvoir : il pointe l’achat
récent de 100 000 fusils-mitrailleurs
russes et la multiplication des images
montrant Chávez l’arme à la main.
“Nous pâtissons de l’inefficacité d’un système livré à la mégalomanie et au délire
d’un seul homme”, s’emporte Teodoro
Petkoff, qui, à 74 ans, en paraît dix de
moins. L’entretien s’est déroulé à son
siège de campagne, un bâtiment délabré mais qui a tout d’une fourmilière.
“Chávez considère ce pays comme son
ranch”, ajoute-t-il. Parmi les propositions phares de Petkoff figure la
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
redistribution des revenus pétroliers
par le biais de coupons d’Etat. Il s’agit
bien sûr de concurrencer les programmes de lutte contre la pauvreté
mis en place par Chávez, qui ont déjà
amélioré le taux d’alphabétisation et
l’accès à l’alimentation de nombre de
Vénézuéliens défavorisés.
Malgré ce parcours qui l’a conduit
de la marginalité révolutionnaire aux
salons du pouvoir, le candidat à la présidentielle a toujours été un électron
libre. A la fin des années 1960, il prenait ses distances avec le dogmatisme
léniniste après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les Soviétiques ; plus
récemment, dans les années 1990, il
surprenait encore en plaidant, en tant
que ministre de la Planification, pour
plusieurs réformes qui ont fait le bonheur des investisseurs européens et
américains, notamment l’ouverture du
secteur pétrolier vénézuélien aux investissements étrangers.
L’ÉVADÉ LE PLUS CÉLÈBRE
D’AMÉRIQUE LATINE
Mais il a surtout marqué les mémoires
pour ses exploits de guérillero, accomplis dans les années 1960 sous le nom
de guerre de Roberto. Capturé en
1963 et détenu à la prison San Carlos de Caracas, il parvient à tromper
la vigilance de ses geôliers et à recouvrer la liberté : Teodoro Petkoff
devient une icône pour la gauche
latino-américaine. Dans un essai écrit
en 1983, au cours de l’une des deux
autres campagnes présidentielles du
guérillero, le Prix Nobel colombien
Gabriel García Márquez le décrit
comme un homme “capable aussi bien
de s’évader de prison comme un héros de
cinéma ou de danser jusqu’à l’aube
comme un jeune homme, que de passer
une soirée entière, parfois sans un verre
d’alcool, à discuter littérature”.
Malgré ses excellentes références
d’homme de gauche, Petkoff, fils d’immigrés européens installés au Venezuela
dans les années 1920, peut aussi être
considéré comme un énième représentant de l’élite face à un Chávez qui
met l’accent sur ses origines métisses,
évoquant parfois ses ancêtres africains
et indiens pour mieux s’attirer les
faveurs de l’opinion. Petkoff est un
catire, un homme au teint et aux cheveux clairs. Mais le candidat Petkoff
doit faire face à un obstacle plus menaçant que la couleur de ses cheveux : les
efforts acharnés d’une faction dissidente de l’opposition pour proposer
une candidature unique. Certaines
franges de l’électorat, redoutant les
fraudes qui l’année dernière auraient
déjà permis à Chávez et à ses partisans
de faire main basse sur le Parlement,
envisagent par ailleurs de s’abstenir. Et
une enquête réalisée récemment pour
la radio publique attribuait à Chávez
le soutien de 66 % des personnes interrogées, contre seulement 34 % pour
un éventuel candidat unique de
l’opposition.
Simon Romero
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asie
●
INDE
Quand on n’a que l’humour à offrir en partage
Depuis que la municipalité a rasé leurs maisons, les habitants d’un bidonville de Delhi ont tout perdu.
Sauf leur sens de la dérision et leur capacité à remettre en question le système.
TEHELKA
New Delhi
es derniers mois, la capitale indienne a vécu au
rythme des démolitions de
bidonvilles. Les raisons
sont multiples : campagne d’assainissement de la rivière Yamuna, préparation des Jeux du Commonwealth de
2010, embellissement de la ville, pression des centres commerciaux, zèle
soudain pour le respect des lois…
Certaines d’entre elles sont bonnes,
d’autres mauvaises. On peut avancer
des arguments convaincants contre ces
quartiers de tôle : après tout, une
société civile se fonde sur des règles
que tout le monde accepte de respecter. Les habitants ne contestent pas
cela.Tout ce qu’ils veulent savoir, c’est
où ils peuvent s’installer légalement,
où est leur place dans la ville. Et ils
sont prêts à payer pour en avoir une.
D’ailleurs, ils le font déjà : ils versent à
la police des pots-de-vin de 5 000 roupies [85 euros, dans un pays où le
revenu moyen annuel par tête est de
480 euros] pour pouvoir construire une
minuscule maison de 12 mètres carrés
valant six fois cette somme et qui peut
être démolie sur un coup de tête. Ils
doivent alors payer 7 000 roupies
[120 euros] à la municipalité pour
obtenir l’“autorisation” de vivre sur un
terrain vague, d’où ils peuvent à nouveau être légalement expulsés au cours
des cinq années suivantes. Un système
qui aboutit à les parquer de plus en
plus loin pour qu’on ne les voie plus.
Les bulldozers ont démoli le bidonville de Nanglamachi, il y a environ un
mois et demi, sur ordre de la municipalité. Sept mille familles (dont mille
expropriées) vivent dans la peur et
n’ont plus que l’humour où puiser des
forces. L’humour et une farouche
Dessin de Riber
paru dans Svenska
Dagbladet, Suède.
C
Initiative
volonté de vivre. A Nanglamachi, il suffit de parler avec les habitants pour
comprendre que les bidonvilles ne sont
pas peuplés d’hommes et de femmes
au regard vide et désespéré, mais de
chauffeurs de rickshaw, de charpentiers, de petits marchands, de tailleurs,
d’éboueurs, de gardiens, de maçons,
de brodeuses, bref d’une légion
d’hommes et de femmes qui travaillent
et qui posent des questions. “Nous ne
sommes pas au chômage, disent les habitants, nous jouons un rôle essentiel dans
l’économie de la ville. Alors, la ville n’at-elle pas de devoirs envers nous ?”
Le visiteur a d’abord du mal à ne
pas se laisser décourager par l’odeur
nauséabonde que lui apporte le vent.
Mais celle-ci s’estompe dès qu’il pé-
nètre dans la pièce. Nous sommes
dans un ancien compu ghar [maison
des ordinateurs, en hindi], l’un des
locaux informatiques créés dans cinq
bidonvilles par l’association Sarai. Les
compu ghar étaient de véritables refuges
dans la lutte pour la survie, des lieux
où les jeunes étaient encouragés à se
réunir pour réfléchir, partager et “comprendre leur quotidien”, comme l’indique
Lakshmi, 23 ans. “C’était notre espace
de rencontre”, précise-t-elle.
Comme bien d’autres choses, le
compu ghar de Nanglamachi a été
détruit. Pourtant, les jeunes s’y réunissent toujours. L’humour règne dans la
pièce vide, déshumanisée par la présence de la mention “P-98”, attribuée
par les autorités aux constructions
Sarai, à la fois
centre de recherche
et association
militante, a lancé
avec une ONG
de Delhi le projet
Cybermohalla
(Cyberquartier) et a
mis des ordinateurs
à la disposition
des habitants
de plusieurs
bidonvilles. Son
but : ni encadrer ni
enseigner quoi que
ce soit, mais offrir
aux plus démunis
la possibilité
de décrire
leur quotidien
et peut-être
de se faire
entendre.
antérieures à 1998 et que les jeunes
traduisent par : “A démolir plus tard”.
Il y a aussi “PDP” (“Pas de permis”,
donc : à raser), “Local commercial”
(comprendre : à abattre), “Inoccupé”
(à démolir) et le pire de tout : la maison sans étiquette.
“Ils disent que nos maisons sont trop
moches pour se trouver entre la route et la
rivière. Mais qu’est-ce qui est assez beau
pour eux ?” demande Jaanu, 21 ans, fils
d’un vigile dans un hôtel de luxe. “Le
Fort rouge des empereurs moghols ? Le
Parlement ? Le minaret de Qutab Minar
[du XIIe siècle] ? Ou les riches villas où
vivent les classes supérieures ?” Jaanu et
ses compagnons se sentent impuissants. Alors ils rient. Comme Salma,
qui se fait l’écho de cet humour noir
au milieu des ruines de sa baraque, au
bord de la Yamuna. “Nous élevons nos
enfants dans un endroit grand comme
votre place de parking, se plaint-elle.
Et même ça, c’est trop pour les autorités.
Mais bon, grâce à la rivière on a encore
la climatisation !”
“Je pense que les villes mettent à
l’épreuve la volonté de leurs habitants”,
déclare calmement Shamsher, 20 ans,
le fils d’un éboueur. “Il faut du courage
pour venir ici et se faire une place, poursuit-il. La justice nous demande pourquoi
nous venons ici, ironise Jaanu. Qu’est-ce
qu’on peut faire d’autre ? Faire l’allerretour chaque jour pour rentrer dormir
dans notre village natal ? Ou pour Bhawana [en périphérie de Delhi], où ils nous
envoient tous ? Il nous faudrait quatre
heures pour l’aller, quatre autres pour le
retour, soit huit heures.” Nanglamachi est
moins un bidonville qu’une machine
à broyer les ambitions des hommes.
Mais ses habitants sont des citoyens
indiens avides de travail, de progrès et
d’éducation. Ils posent des questions.
Et il est temps que l’Inde les écoute.
Shoma Chaudhury
CAMBODGE
Vingt-sept ans après, la justice se met enfin en marche
Les Khmers rouges vont donc être jugés.
Mais la procédure qui vient d’être engagée
sera forcément longue et épineuse.
ors d’une cérémonie qui s’est tenue le
3 juillet au palais royal de Phnom Penh,
17 juges cambodgiens et 10 juges étrangers
ont prêté serment, donnant ainsi le coup d’envoi d’un procès au cours duquel seront jugés
les principaux chefs khmers rouges. Sous
leur régime, entre 1975 et 1979, près de
2 millions de Cambodgiens sont morts.
Le Cambodge aura donc attendu près de
trente ans pour qu’une certaine forme de
justice soit rendue. Il aura fallu de nombreux efforts sur le front intérieur et inter-
L
national pour mettre en place ce tribunal.
Et il faudra encore trois ans avant de
connaître les verdicts. Ce procès représente
une grande victoire pour les Cambodgiens,
car il a été différé durant près d’une décennie du fait de désaccords entre le gouvernement cambodgien et les Nations unies
sur les modalités et le financement de l’action judiciaire. Mais il n’aurait pas été possible sans la coopération d’autorités cambodgiennes au départ très récalcitrantes.
Durant toutes ces années, la communauté
internationale, les donateurs et le peuple
cambodgien ont fait pression sur le gouvernement de Phnom Penh pour que soient
jugés les chefs khmers rouges, et notam-
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
ment l’ancien numéro deux du régime
chargé de la propagande, Nuon Chea, l’ancien chef de l’Etat, Khieu Samphan, l’ancien ministre des Affaires étrangères, Ieng
Sary, et le chef de l’armée, Ta Mok. Si Pol
Pot, le “Frère numéro un”, n’était pas mort
il y a huit ans, il serait lui aussi jugé pour
crimes contre l’humanité.
A ce jour, on ne sait toujours pas avec certitude qui va être appelé à comparaître et
quand. Les juges locaux et étrangers doivent
fixer les détails de la procédure. Une chose
est certaine : il y aura des surprises. N’oublions pas que le Premier ministre Hun Sen
et beaucoup d’autres dirigeants de haut rang
ont été officiers dans les rangs khmers
19
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
rouges. Une fois que la procédure sera engagée, nul ne sait quels crimes seront divulgués ni combien de personnes seront inculpées. Qui plus est, à l’époque du génocide,
certains pays, dont la Chine et la Thaïlande,
entretenaient des relations amicales avec
les Khmers rouges. Comment la conduite de
ces Etats va-t-elle être jugée ?
Il n’est pas facile de tirer les leçons du passé,
surtout quand des millions de personnes
sont concernées. Les autorités devront être
patientes, capables de coopérer, et surtout
faire preuve d’une transparence totale. Faute
de quoi il sera impossible de faire avancer pacifiquement le débat sur les horreurs
The Nation, Bangkok
du passé.
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asie
DOSSIER
La Corée du Nord met l’Asie au pied du mur
En lançant sept missiles, le 5 juillet, Pyongyang a une nouvelle fois provoqué la communauté internationale.
Cette dernière reste divisée sur la façon de négocier avec un régime de plus en plus incontrôlable.
Kim Jong-il profite des tergiversations américaines
Depuis six ans, Washington
n’a pas réussi à trouver de solution
au problème nucléaire nord-coréen.
THE NEW YORK TIMES (extraits)
New York
’administration Bush avait
dans un premier temps tenté
d’ignorer tout bonnement la
Corée du Nord ; puis elle
s’est résolue, à contrecœur, à engager
des négociations, pour enfin choisir
d’étouffer ses banquiers afin d’atteindre
directement le dirigeant du pays, Kim
Jong-il. Mais, en six ans, aucune de
ces stratégies n’a fait ses preuves. Et,
aujourd’hui, après la salve de missiles
lancée par les Nord-Coréens [le
4 juillet, heure américaine], le président Bush et ses conseillers à la sécurité nationale se retrouvent face à ce
qu’un proche du dossier décrit comme
une série de “mauvais choix à l’air de
déjà-vu”.
Depuis Truman, tous les présidents
américains ont achoppé sur les rapports avec la Corée du Nord. La question a toutefois été particulièrement
délicate pour Bush, non seulement
parce que son administration n’a cessé
de tergiverser, mais aussi en raison des
intérêts divergents de chacun des par-
L
Dessin de Dave
Brown paru dans
The Independent,
Londres.
tenaires des Etats-Unis impliqués dans
les négociations à six [Chine, Corée du
Sud, Japon et Russie] concernant l’avenir de la Corée du Nord. Pékin et Moscou refusent les pressions américaines
et ont d’ores et déjà déclaré qu’ils n’appuieraient pas une éventuelle initiative
visant à imposer des sanctions au
régime de Pyongyang. Le président
américain pourrait adopter une ligne
dure, susceptible de hâter la confrontation. Cette tactique est aujourd’hui
compliquée, car les experts s’accordent
à penser que, même si la Corée du
Nord n’est pas en mesure de lancer
une arme nucléaire, elle possède probablement suffisamment de combustible nucléaire pour être tentée d’en
vendre à un groupe terroriste ou à un
autre Etat. C’est bien là ce qui préoccupe le plus Bush.
Mais, pour l’heure, Pyongyang
s’est borné à rappeler – et notamment avec ses tirs du 4 juillet, effec-
VU DE SÉOUL
L’armée a commis une erreur tactique
Les militaires nord-coréens ont pris
le risque de perdre le soutien des rares pays
qui ne leur étaient pas hostiles.
e 5 juillet [heure de Séoul] à l’aube, la Corée
du Nord a tiré sept missiles, dont un Taepodong-2 à longue portée. Le régime avait sans
doute estimé qu’il n’avait plus rien à perdre.
Cependant, les missiles sont tombés dans la
mer de l’Est [le nom coréen de la mer du Japon]
trente-cinq secondes après leur lancement et
cet échec risque de coûter cher au pays.
Depuis début mai, des rumeurs couraient sur
un éventuel lancement de missiles par Pyongyang. Aux Etats-Unis, certains voulaient soumettre le cas au Conseil de sécurité de l’ONU,
pendant que d’autres incitaient leur gouvernement à accepter un dialogue bilatéral avec
Pyongyang. Richard Lugar, sénateur républicain
et président de la commission des Affaires
étrangères au Sénat, avait déclaré le 25 juin
que, si les missiles nord-coréens étaient
L
capables d’atteindre le territoire américain, il
s’agissait d’un problème concernant les deux
pays ; il avait exhorté l’administration Bush à
négocier avec le régime du Nord. Chuck Hagel,
un autre républicain, avait ajouté que, plus
tôt le dialogue aurait lieu, plus tôt ce problème
serait résolu.
L’affaire a donc eu le mérite d’avoir sensibilisé
les politiciens américains à la nécessité d’un
échange avec le Nord. Il n’en reste pas moins
que celui-ci n’avait pas besoin de passer à l’acte
pour mobiliser l’opinion. Se concluant sur un
échec, cette tentative risque d’entraîner pour lui
des effets négatifs. D’abord, la chute immédiate
du Taepodong-2 a démontré que la technologie
nord-coréenne n’était pas au point, ce qui a rassuré la communauté internationale.
Plus grave est le fait que l’épisode a réduit
la marge de manœuvre des pays qui tentent
de comprendre la position des Nord-Coréens.
Les pays qui soutiennent la Corée du Nord,
notamment la Chine et la Russie, avaient
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
exprimé leurs inquiétudes juste avant le passage à l’acte de Pyongyang. Séoul a fait part,
le 5 juillet, de “[son] profond regret devant cet
acte déraisonnable qui risque d’exercer une
influence négative et de susciter, chez les SudCoréens, de l’hostilité à l’égard du Nord”. Auparavant, le ministre de l’Unification sud-coréen,
Yi Chong-sok, avait mis en garde le régime de
Kim Jong-il, évoquant les effets nuisibles d’un
tel acte sur les relations intercoréennes, notamment en ce qui concerne l’aide matérielle que
le Sud fournit au Nord. En ignorant les conseils
des pays avec lesquels elle entretenait jusquelà de bons rapports, la Corée du Nord risque
de voir ses relations extérieures se dégrader
sans avoir rien obtenu en échange. D’autre
part, il semble probable que c’est l’armée nordiste, sûre de sa réussite, qui a pris l’initiative
de ces tirs. Sa compréhension erronée du
contexte politique et sa surestimation des capacités des missiles mettent en jeu sa responHankyoreh, Séoul
sabilité.
20
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
tués au moment même où les Américains célébraient leur fête nationale –
qu’il détient bel et bien des armes
susceptibles de détruire Séoul ou de
menacer le Japon et, avec lui, les forces
américaines qui y sont stationnées. Ce
n’est que la deuxième fois que la
Corée du Nord teste un missile balistique intercontinental qui, selon les
chiffres auxquels on se fie, aurait peutêtre une portée suffisante pour
atteindre les Etats-Unis (le premier tir
remonte à 1998). De l’avis de nombreux experts, ces tirs de missiles
répondent à un schéma : chaque fois
que Kim Jong-il estime que l’on ne
prend pas assez au sérieux ses exigences, il déclenche une crise.
En 2003, les responsables du Pentagone avaient présenté à George
W. Bush les différentes options militaires qui s’offraient à lui, parmi lesquelles l’hypothèse d’un bombardement des installations nucléaires
nordistes. “Le sujet a à peine été effleuré,
rapporte un haut fonctionnaire, car il
apparaissait assez clairement que ce n’était
pas une option militaire acceptable – ou
du moins, qu’elle présentait un risque que
personne n’était prêt à prendre.” La Corée
du Nord a continué à produire du plutonium. Le président américain a alors
changé son fusil d’épaule, acceptant à
reculons de dialoguer indirectement
avec les Nord-Coréens par le biais des
négociations à six. En septembre 2005,
les partenaires sont parvenus à un
accord de principe appelant au désarmement en échange de garanties de
sécurité et d’une aide ultérieure, sans
qu’aucun calendrier soit fixé. L’encre
de cet accord n’était pas encore sèche
que les Nord-Coréens en faisaient une
interprétation très différente des autres
signataires. Plus récemment, le président américain a voulu croire que la
Chine finirait par se lasser des facéties de la Corée du Nord et y mettrait
bon ordre. Or, en réalité, la Chine
redoute plus encore de voir la Corée
du Nord s’effondrer et sombrer dans
le chaos que de la voir posséder l’arme
nucléaire.
Voilà qui pourrait désormais changer. Pékin avait enjoint à Pyongyang
de ne pas procéder à ses tirs de missiles. En passant outre à ses mises en
garde, Kim Jong-il ne peut que se
mettre la Chine à dos. Jusqu’à présent,
Bush n’a pu obtenir de ses partenaires
une politique coordonnée de pressions
sur la Corée du Nord. Un déblocage
de cette situation pourrait enfin
ouvrir des perspectives au président
américain.
David E. Sanger
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asie
DOSSIER
(É-U)
SS
IE
CHINE
CORÉE
DU NORD
RU
ALASKA
RUSSIE
Pyongyang
2 3
4
km
3 500
JAPON
OCÉAN
PA C I F I Q U E
TAÏWAN
INDE
Mer du Japon
(Type et rayon d’action approximatif)
Scud Portée : de 300 à 500 km
Rodong-1 Portée : 1 300 km
Taepodong-1 Portée : 1 500 km
Taepodong-2 Portée :
de 3 500 à 6 700 km
Bases de lancement des missiles
Zones d’impact des 7 missiles
Système de surveillance américano-japonais :
Satellite
Avions
Destroyers Aegis équipés de lanceurs
de missiles Patriot
Navire d’écoute Observation Island
1 000 km
0
Source : “Mainichi Shimbun”
Ce que veulent vraiment les Nord-Coréens
Provoquer pour mieux
négocier. Le régime
nord-coréen n’a pas trouvé
de meilleure méthode.
NIHON KEIZAI SHIMBUN
Tokyo
e 6 juillet, au lendemain des
tirs de sept missiles tombés
dans la mer du Japon, la
Corée du Nord a non seulement reconnu avoir procédé à ces lancements en cascade, mais aussi annoncé
qu’“elle poursuivrait ses essais de missiles”.
La république populaire démocratique
de Corée (RPDC) réitère ainsi ses provocations à l’égard des Etats-Unis, qui
tentent de l’isoler par des résolutions
des Nations unies. Reste à savoir pourquoi Pyongyang tient à ce point à son
programme nucléaire et au développement de missiles.
Une des clés pour comprendre la
véritable intention du régime nordcoréen concerne la deuxième commission économique de Corée du
Nord, un organisme directement lié à
la Commission de défense, organe
suprême placé sous l’autorité de Kim
Jong-il. C’est elle qui contrôle la production de tous les matériels de guerre,
leur distribution et leur exportation. Et
c’est précisément cette commission qui
a mis au point les missiles en question.
Selon les informations du National
Intelligence Service, le service de renseignements sud-coréen, rapportées le
même 6 juillet devant le Parlement de
Séoul, “il est possible que les missiles tirés
aient pour but de consolider le régime en
place et de s’assurer le marché de l’exportation de ces engins”. Cette analyse corrobore le fait que les réserves en devises
nordistes ont sans doute diminué fortement à cause des sanctions économiques infligées par les Américains.
Selon les services secrets sud-coréens,
le tir du Taepodong-2, craint pour sa
longue portée, était aussi une démonstration de force à l’égard des Etats-Unis.
L
LES TIRS
SUCCESSIFS
JAPON
C.S.
HAWAII
(É-U)
Missiles nord-coréens
1
2
3
4
“RENSHA”
4
6 700 km
1
CHINE
LE MOT DE LA SEMAINE
Il est vrai que, pour obtenir de Washington la garantie que le régime ne serait
pas renversé, il est plus économique et
plus efficace de posséder des armes de
destruction massive que d’enrôler un
grand nombre de soldats et d’entretenir un important arsenal militaire.
Il ne fait pas de doute que la Corée
du Nord, craignant une tentative de
renversement du régime par l’administration Bush, cherche une réconciliation avec les Etats-Unis à travers
des négociations directes. Provoquer
le trouble au sein de la communauté
internationale grâce à une démonstration d’armes de destruction massive
afin d’amorcer une négociation avec la
Maison-Blanche relève d’une “diplomatie au bord du gouffre” chère à la
RPDC. Et, si Pyongyang s’autorise à
agir de la sorte, c’est parce que le cadre
international de la dissuasion nucléaire,
fondée sur le traité de non-prolifération (TNP), a perdu une bonne partie de sa légitimité. Pour la même raison, la communauté internationale
peine à trouver une issue au problème
nucléaire iranien.
La solution de la crise repose entre
les mains de la Chine, qui était autrefois “comme les lèvres et les dents” avec
la RPDC, selon l’expression de l’an-
cien président chinois Jiang Zeming.
La Russie, qui entretient des relations
étroites avec Pyongyang, et la Corée
du Sud, dont le président, Roh Moohyun, a toujours été partisan d’une
politique de rapprochement à l’égard
du Nord, sont également appelées à
jouer un rôle prépondérant dans cette
crise. Les tirs de missile ont certes fait
perdre la face à ces pays, considérés
comme proches de Pyongyang, mais
Pékin et Moscou se montrent particulièrement réticents à prendre des
sanctions contre ce pays ami. Sans la
cohésion de la communauté internationale, la solution préconisée par
Washington et Tokyo d’exercer des
pressions à l’encontre de la RPDC
risque d’avoir moins d’effet.
Les pays concernés arriveront-ils
à se mettre d’accord pour envoyer un
message fort à la Corée du Nord ? La
réunion officieuse de concertation entre
les six pays proposée par les Chinois
pour sortir de la crise se tiendra-t-elle ?
Comment barrer la route à la RPDC,
qui aspire à devenir une puissance
nucléaire dotée de missiles balistiques ?
La capacité de la communauté internationale à gérer cette crise est mise
à rude épreuve.
Hiroshi Minegishi
■
Polémique
Alors que le Japon
s’interdit de
s’équiper d’armes
dites offensives,
certains membres
du gouvernement
évoquent désormais
la possible révision
de cette politique
en faveur
de l’attaque
“à visée défensive”.
“Il est indispensable
d’approfondir
la discussion pour
savoir si le pays
doit se doter d’une
telle capacité”,
a déclaré,
le 10 juillet,
le secrétaire général
du gouvernement,
Shinzo Abe. Cette
prise de position,
qui divise le Parti
libéral-démocrate
au pouvoir,
a immédiatement
suscité une réaction
très hostile de
la part de la Corée
du Sud. Il s’agit
d’une déclaration
qui menace “la paix
de la péninsule
coréenne et
de la région”,
et qui “témoigne
de la nature
expansionniste
du Japon”, estime
la présidence
sud-coréenne.
V U D E P Y O N G YA N G
Une résistance inébranlable
■ Le 5 juillet, le jour des tirs de missile,
le quotidien nord-coréen Rodong Sinmun (“Quotidien du travail”) a publié un
éditorial intitulé : “La politique militariste est le principe grandiose qui
accomplira notre grande œuvre socialiste.” S’il ne fait pas une allusion
directe aux derniers événements, le ton
est néanmoins belliqueux : “La politique
militariste de notre Cher Dirigeant a fait
des miracles qui ont transformé la réalité. Notre pays socialiste a fait face aux
forces alliées impérialistes, en remportant victoire sur victoire au cours de
violents combats politico-militaires, et
il est en passe de devenir une grande
puissance socialiste. La configuration
politique du monde nous est désormais
favorable et le peuple avance vers une
victoire autonome. La dernière décennie, parsemée de victoires et de faits
glorieux, nous prouve que la politique
militariste est un moyen sûr pour édifier une patrie socialiste puissante et
prospère. […] Nous possédons une
force révolutionnaire que n’osent pas
attaquer les impérialistes américains,
qui se prétendent les plus puissants.”
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
21
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
rovocation”, “bêtise”… : depuis
que la Corée du Nord a procédé
à sept tirs de missile successifs,
les mots valsent et tourbillonnent
en une trombe rageuse dans l’espace médiatique japonais. Tout en
conférant à Pyongyang le statut de
menace absolue, ils ne cessent de
stigmatiser l’ignominie du régime
– la virulence de la réaction nippone
étant, en l’occurrence, du même
ordre que le ressentiment suscité
dans l’archipel par l’affaire des rapts
de Japonais par les services secrets
nord-coréens. Ces mots, où affleure
le sentiment de condescendance
que procure aux Japonais la conviction de toucher juste, égratignent
au passage la Chine et la Corée du
Sud, trop indulgents, au goût de
Tôkyô, envers le régime de Kim
Jong-il. Mais les médias les brandissent aussi pour mettre en relief
la vulnérabilité de l’archipel. “Nu”,
tel est un des qualificatifs mis en
exergue par le quotidien Sankei
Shimbun, bastion de la droite nationaliste, journal dont la proposition
d’envisager la possibilité d’une
attaque “à visée défensive” contre
la Corée du Nord – d’engager la
guerre, en somme – fait son petit
bonhomme de chemin au sein du
gouvernement. Bref, le charivari
qu’ont suscité les tirs contient les
germes d’une dérive. Tout cela estil bien raisonnable ? C’est la question que pose le joli jeu de mots qui
accompagne la publicité de l’hebdomadaire AERA de cette semaine :
“Hassha shi-te, poton”, que l’on
pourrait traduire par “Tir du Taepodong : flop”. Manière décalée de
soumettre l’hypothèse suivante : et
si la menace appelée Pyongyang,
régime au bord de l’implosion, à
l’image des moulins de Don Quichotte, n’était guère plus qu’une
chimère ?
P
Kazuhiko Yatabe
Calligraphie de Kyoko Mori
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asie
NOUVELLE-ZÉLANDE
Pourquoi les Maoris ne font pas de vieux os
La mortalité précoce des Maoris s’explique par leurs conditions de vie. Au rythme où vont les choses,
il leur faudra attendre un siècle pour espérer vivre aussi vieux que les Néo-Zélandais d’origine européenne !
THE NEW ZEALAND LISTENER
Auckland
oilà qui fait mauvais effet
pour la Nouvelle-Zélande,
le joyau biculturel du Pacifique Sud : les Maoris meurent plus jeunes que les Pakeha [personnes d’origine européenne]. En
moyenne, leur espérance de vie est plus
faible parce qu’ils sont plus pauvres,
moins bien logés, en moins bonne
santé, plus défavorisés, moins susceptibles d’être aidés et – surtout – parce
qu’ils vivent dans un monde dominé
par les Pakeha.
Un enfant maori né en 1980 pouvait espérer, en moyenne, vivre jusqu’à
65 ans, tandis qu’un enfant blanc pouvait, lui, espérer atteindre l’âge de
71 ans. En 2000, ces chiffres étaient
respectivement de 69 et 79 ans. Après
une analyse exhaustive des données
relative à la mortalité durant ces deux
décennies (1980-2000), les chercheurs
Tony Blakely et Bridget Robson, de la
Wellington School of Medicine and
Health Sciences, ont établi que, pour
près de la moitié, les disparités dans
V
■
Racisme
Tariana Turia, viceprésidente du Parti
maori, s’est insurgée
contre les inégalités
dont sont victimes
les personnes
d’origine maorie
en termes
de traitements
médicaux. “De
combien de rapports
avons-nous besoin
avant de nous rendre
compte de la réalité
du racisme ?”
s’est-elle insurgée
dans un communiqué.
Elle réagissait
à un article publié
dans l’hebdomadaire
médical The Lancet,
qui conclut que
les Maoris sont plus
susceptibles de
souffrir de maladies
nosocomiales
que les patients
non maoris.
l’âge du décès peuvent être attribuées
à des différences de statut socio-économique (SSE). Six points sont essentiels : revenu, éducation, accès à un
véhicule, logement, situation de la communauté et emploi. Les Maoris qui
rencontrent des difficultés dans chacun de ces domaines sont davantage
exposés au risque d’être malades, de
ne pas recevoir de soins ou de mourir avant l’âge de 70 ans.
Jamais de telles conclusions n’avaient été présentées de façon aussi
irréfutable que dans les trois rapports
produits par Blakely et Robson depuis
2003. La question de l’emploi, par
exemple, est “une variable explicative
clé”. Les deux chercheurs établissent
un lien direct entre la mortalité des
Maoris et “l’augmentation massive du
chômage, qui, à la fin des années 1980
et au début des années 1990, a frappé cette
communauté de façon disproportionnée”.
Résumons. Comme les gouvernements
qui se sont succédé ont mis en place
des politiques qui ont privé de leur
emploi plus d’autochtones que de
Blancs, il y aurait davantage de Maoris qui seraient morts depuis ? En gros,
c’est cela, acquiesce Blakely. “Une fois
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
22
que l’on prend en compte le chômage, on
parvient à expliquer à peu près la moitié
de cet écart de SSE. Quand on regarde les
indicateurs sociaux de la fin des années
1980 et du début des années 1990, c’est
en matière de chômage que les Maoris
avaient le plus de retard. En 1991, il touchait 21 % de la communauté maorie,
alors qu’il était de 10 % pour les Blancs.”
Et d’ajouter : “Tout cela a un lien avec
les réformes structurelles. Je pense que
la plupart des gens conviennent que ces
mesures étaient en partie nécessaires, mais
elles ont frappé de plein fouet les Maoris
et les Polynésiens des groupes socio-économiques les plus bas.”
Même les non-Maoris appartenant
aux couches sociales les plus faibles
vivent plus vieux que les Maoris. Et les
autochtones ayant des revenus élevés
meurent plus jeunes que leurs homologues non maoris. “Quel que soit le
niveau de revenu, les Maoris ont un taux
de mortalité plus élevé que les non-Maoris”, conclut le rapport. Mais alors, n’y
aurait-il pas une sorte de prédisposition génétique, une caractéristique
raciale qui les fait mourir plus jeunes
que les Blancs ? “Quand on étudie les
causes des décès, l’effet net de la génétique,
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
pour autant que nous sachions, n’explique
que peu cet écart”, répond Blakely.
Quant aux autres facteurs négatifs, Blakely et Robson citent l’inégalité d’accès aux soins, la différence
dans l’exposition aux environnements
malsains et, bien entendu, les cent
soixante-quinze années “d’un processus historique et social qui a systématiquement désavantagé les Maoris” – colonisation, discrimination et racisme.
Il y a quand même une bonne nouvelle. Bien qu’il ait précédemment
affirmé le contraire, le gouvernement
renonce maintenant à éliminer les critères d’origine ethnique dans le financement des prestations offertes par les
Primary Health Organisations [des
organismes publics assurant prévention et soins de base]. Les dernières
études montrent par ailleurs, selon
Blakely, que l’écart s’est “un tantinet”
réduit à la fin des années 1990. Le
ministère de la Santé annonce ainsi
que l’écart d’espérance de vie “s’est
réduit de 0,6 an pendant les cinq années
précédant la période 2000-2002.” A ce
rythme-là, il ne faudra aux Maoris
que cent ans pour combler l’écart.
Denis Welch
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m oye n - o r i e n t
●
I S R A Ë L – PA L E S T I N E
De Gaza, le conflit s’étend au Moyen-Orient
La cacophonie provoquée par le conflit actuel au sein du Hamas inquiète Ha’Aretz. D’autant que tous les pays
arabes de la région sont désormais obligés de s’y impliquer.
Dessin de Stavro
paru dans
The Daily Star,
Beyrouth.
HA’ARETZ
Tel-Aviv
l ne se passe pas de jour sans que
des déclarations, recueillies à
bonne source ou fruits de la
rumeur, soient attribuées à des
“porte-parole du Hamas de l’intérieur”, à des “porte-parole du Hamas
de l’extérieur”, à des “porte-parole de
l’Armée de l’islam”, etc. Et puis, il y
a les communiqués officiels délivrés
par le porte-parole officiel du gouvernement palestinien, Ghazi Hamad, les
interventions du Premier ministre,
Ismaïl Haniyeh, et celles du représentant du Hamas au Liban, Oussama
Hamdan. De cette profusion de textes,
il ressort que non seulement le Hamas
ne parle pas d’une seule voix mais, surtout, que le mouvement ne sait plus
que dire. Depuis une semaine, il est
clair que deux entités coexistent difficilement : le Hamas “officiel” et le
Hamas “d’opposition”. Comme si le
casse-tête n’était pas suffisamment
complexe, ce Hamas “d’opposition”
regroupe des gens qui parlent au nom
des Brigades Saladin et d’autres au
nom de l’Armée de l’islam. Les tenants
du Hamas “officiel”, qui pourtant découvrent en même temps que le commun des mortels les “communiqués
militaires” des organisations “opposantes”, n’en essaient pas moins de
donner une signification politique à ces
documents, tout en niant être à l’origine de leur publication.
I
MÊME LE HAMAS “EXTÉRIEUR”
EST LOIN D’ÊTRE HOMOGÈNE
Par exemple, lorsque Oussama Hamdan a été interrogé à Beyrouth sur la
façon dont il fallait comprendre l’expression “boucler le dossier” du caporal [israélien otage] Gilad Shalit, il a
répondu que “personne ne sait s’il est
mort ou vivant. Mais l’opposition islamique défend des valeurs qui lui interdisent de tuer ses prisonniers.” Bref, on avait
là la preuve que Hamdan ne disposait
d’aucune information concrète. Et
Haniyeh, qui prêche dans le vide en
faveur de négociations, semble être
dans une situation identique.
Une source proche du Hamas
“officiel” déclarait cette semaine à
Ha’Aretz que “quiconque prétend savoir
quoi que ce soit de certain sur le sort du
caporal Shalit n’est qu’un menteur.Je puis
vous affirmer que la seule chose que nous
puissions considérer comme certaine, c’est
que le Mouvement de la résistance islamique a perdu un atout d’une valeur inestimable : son unité. Lorsque cette affaire
aura connu son épilogue, nous aurons
besoin de nous regarder en face pour analyser comment nous avons perdu si vite la
maîtrise du terrain politique et militaire.
Comment se fait-il que, à la veille de la
signature d’un texte aussi fondamental
que le ‘document des prisonniers’ [voir CI
Négocier
avec le Hamas ?
n° 818, du 6 juillet 2006] et de l’annonce
d’un accord de gouvernement avec le
Fatah, les événements aient été détournés
par des bandes armées ?”
Beaucoup a déjà été dit sur les dissensions entre les responsables du
Hamas “extérieur” (basé essentiellement à Damas) et ceux du Hamas
“intérieur”. Pourtant, les observateurs
ne sont pas au bout de leurs surprises.
Une de ces surprises fut de voir
Mohammad Nazzal, un dirigeant du
Hamas réfugié à Damas, s’adresser par
conférence téléphonique aux participants à un meeting de soutien à la
cause palestinienne organisé par l’Association des journalistes arabes au
Caire. “Nos héros des Brigades Al-Qassam, des Brigades Saladin et de l’Armée
de l’islam ont mené une opération courageuse sur le territoire de l’ennemi pour rappeler aux sionistes qu’ils se faisaient des
illusions en croyant que le Hamas était
trop séduit par les sirènes du pouvoir pour
répliquer aux crimes d’Israël.”
Cette dernière phrase est un coup
sous la ceinture dirigé contre les ministres du Hamas. Rien d’étonnant,
quand on sait que Nazzal a été l’un des
opposants les plus acharnés à la participation du Hamas aux élections législatives palestiniennes de janvier 2006.
De l’avis de Nazzal, tout est bon pour
libérer la patrie et la politique peut
attendre.
La vision de Nazzal contraste fortement avec l’approche davantage
pragmatique de dirigeants pourtant de
l’“extérieur”, comme Khaled Mechaal
et Moussa Abou Marzouk, lesquels, en
dépit de leur radicalisme, comprennent parfaitement ce qu’est le jeu politique et n’ont aucune envie de laisser
le Fatah revenir au pouvoir et gérer les
affaires palestiniennes jusqu’à la fin des
temps. Aujourd’hui, Mohammad Nazzal siège au “bureau politique” du
Hamas, créé par Abou Marzouk et
dirigé par Mechaal. Personne ne sait
exactement qui fait quoi au sein de cet
organe. Ce qui est certain, c’est que ses
membres, bénéficiant tous de l’hospitalité du régime syrien, sont ceux qui
gèrent la politique étrangère du Hamas
et ont la haute main sur la politique de
collecte de fonds. Comme le souligne
un officiel égyptien, “même le Hamas
‘extérieur’, dont les responsables donnent
l’impression de décider des grandes options
du mouvement, est loin d’être homogène,
comme l’indique la longue marginalisation de Nazzal. Ce mouvement fonctionne
comme n’importe quel parti politique, et
ses rangs comptent autant de modérés que
d’extrémistes.”
Il n’empêche que, dans l’organigramme implicite du Hamas, Moham-
Le Hamas est-il
le grand perdant
dans ce conflit ?
se demande
l’ensemble
de la presse
du Moyen-Orient.
“Pas si sûr”, répond
le quotidien de
Ramallah Al-Ayyam.
“Si Israël accepte
un échange de
prisonniers avec
le gouvernement
palestinien
du Hamas,
le mouvement
islamiste sortira
renforcé de cette
épreuve”, estime
le quotidien,
visiblement peu
séduit par une telle
perspective.
HUMEUR
Paroles de blogueurs
palestiniens
■ Les médicaments commencent à manquer, le bilan est
de plus en plus lourd, en deux jours 34 Palestiniens ont été
tués et 33 enfants blessés, les trois hôpitaux de la ville sont
ouverts jour et nuit pour recevoir les dons de sang, les civils
ne sont pas épargnés, c’est une bataille déséquilibrée, avec
des résistants relativement peu armés et l’armée la plus puissante de la région soutenue par les Etats-Unis. J’étais à l’hôpital d’Al-Awda ce matin, l’équipe a le moral mais elle est épuisée, elle se plaint d’un manque de carburant pour les
générateurs électriques et les ambulances, les blessés ont
commencé à arriver à la fin de l’après-midi, j’y reviendrai demain,
je déteste la guerre, c’est aussi moche que l’occupation. Amour,
(http://fromgaza.blogspot.com)
paix et solidarité. Mona
■ Tout rétrécit ! Le monde, nos réserves de viande, nos ressources en eau, la taille de nos voitures, celle de nos ordinateurs, la superficie de nos maisons, celle de nos Territoires
(occupés), le nombre de nos sor ties, le temps passé en
famille, nos revenus, notre liberté, notre foi… et jusqu’à la
taille de nos sous-vêtements ! Ne prenez pas mal cet humour,
je veux juste essayer d’oublier tout ce sang autour de moi.
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
(http://www.sabbah.biz/mt/)
23
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
mad Nazzal est l’homme qui assure la
liaison avec les sections jordanienne,
syrienne et égyptienne des Frères
musulmans. Si toutes se montrent
solidaires de la section palestinienne,
chacune se positionne en fonction de
son propre agenda national, qui se
révèle souvent le plus déterminant.
Dans ce contexte, du point de vue des
Frères musulmans et de l’aile radicale
du Hamas, l’enlèvement du caporal
Shalit a eu au moins un impact positif, en replaçant la question palestinienne en tête des préoccupations du
monde arabe et musulman.
EHOUD OLMERT A PERDU
LE SENS DES RÉALITÉS
Lors de la conférence cairote de soutien au peuple palestinien, un philosophe égyptien a ainsi fustigé l’indifférence des Etats arabes au sort des
Palestiniens. “Il y a de quoi être triste
quand on voit que les médias israéliens ont
davantage protesté que les médias arabes
contre l’invasion de Gaza”, a souligné
Abdel Wahab Al-Masri, intellectuel islamiste et docteur en littérature anglaise
comparée de l’université Rutgers, dans
le New Jersey. Egalement directeur
d’une encyclopédie intitulée Les Juifs,
le judaïsme et le sionisme, Al-Masri n’en
est pas moins un adepte de la théorie
d’une conspiration juive internationale
pour dominer le monde.
C’est ce type de discours qui enflamme les manifestations de jeunes
dans les principales villes du monde
arabe. A priori, rien de bien inquiétant
pour Israël, sauf qu’elles expriment une
peur partagée par tous de voir la “folie
israélienne” menacer de réoccuper toute
la bande de Gaza, voire d’autres territoires. Ainsi, les responsables égyptiens
sont de plus en plus nombreux à considérer que le Premier ministre Ehoud
Olmert a perdu le sens des réalités. En
organisant avec les Saoudiens un sommet arabe à Djeddah, [le président
égyptien] Hosni Moubarak a marqué
un point en se montrant le premier sur
la balle. Ce faisant, il y a fort à parier
que les autres pays arabes vont refaire
du “problème de Gaza” un problème
arabe entre tous. Pour le député Hamas
Fathi Hamad, “le gouvernement palestinien est parvenu à replacer le problème
palestinien dans le giron arabe et musulman,après qu’il ait été étouffé dans le giron
américano-sioniste”.
Mais le “giron arabe et musulman”, en l’occurrence, est convoité par
deux axes, l’un représenté par la Russie, la Syrie et le Hamas “extérieur”,
l’autre constitué de l’Egypte, l’Arabie
Saoudite et le Hamas “intérieur”. Bref,
les événements de Gaza ne sont d’ores
et déjà plus un conflit local et ont définitivement franchi le mur qui enserre
le territoire. Il n’y a plus que les EtatsUnis pour ne pas encore en avoir pris
la mesure.
Tzvi Barel
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m oye n - o r i e n t
IRAN-SYRIE
Une alliance qui ne fait pas peur
Le nouveau pacte irano-syrien est plus un message politique adressé à Washington qu’une véritable menace
militaire pour le Moyen-Orient, estime un expert arabe aux Etats-Unis.
THE DAILY STAR
Sur la carte :Pétrole.
Beyrouth
“Zut. — Oh,
ça c’est une surprise !”
Dessin de Horsch
paru dans
Handelsblatt,
Düsseldorf.
e ministre de la Défense
syrien, Hassan Turkmani, et
son homologue iranien, le
général Mostafa Mohammad Najjar, ont signé [le 15 juin] un
pacte de sécurité commune et mis sur
pied une Commission suprême de la
défense en vue d’institutionnaliser une
coopération militaire à long terme.
Bien qu’aucun détail n’ait filtré sur la
teneur du pacte, l’inquiétude a poussé
des spécialistes des questions de
défense – dans les pays arabes comme
en Israël – à en exagérer la portée.
Cette réaction a fait le jeu des Syriens
et des Iraniens, car elle omettait de
prendre en compte la volonté de Téhéran et de Damas, tous deux soumis
à des pressions internationales accrues,
de revivre les beaux jours de leur
alliance des années 1980.
Les médias en ont aussitôt tiré
deux conclusions quant aux termes
de l’accord : d’une part, que l’Iran
s’est engagé à fournir à la Syrie des
missiles antiaériens tirés à l’épaule,
des missiles Shehab-3 d’une portée de
1 350 kilomètres, des chars soviétiques T-72 et des missiles SCUD de
courte portée, et, d’autre part, que
Téhéran a accepté de financer de
futurs accords de la Syrie avec la Russie, la Chine et l’Ukraine.
Ces analyses n’ont pas seulement
surestimé la portée du pacte iranosyrien, elles se sont aussi méprises sur
sa signification. Si l’Iran peut fournir
à la Syrie des armes de bas niveau
technologique telles que les missiles
antiaériens tirés à l’épaule, il est peu
L
■
Islamisme
La branche
irakienne d’Al-Qaida
accuse
le régime iranien,
pourtant le plus
antiaméricain
et anti-israélien
du Moyen-Orient,
de vouloir
exterminer
les sunnites d’Irak
et établir une force
chiite dans
la région. “Pour
atteindre ce but”,
peut-on lire sur
son site, “les
Iraniens cherchent
un compromis
avec les croisés
[l’Occident]
sur leur prétendu
programme
nucléaire”.
WEB+
Plus d’infos sur
courrierinternational.com
Interview
du dissident iranien
Akbar Ganji
probable qu’il équipe les forces
syriennes de matériel militaire de
pointe. L’Iran possède trop peu de
missiles Shehab-3 (entre 25 et 100,
selon les informations disponibles) et
de chars T-72 (moins de 500) pour en
avoir en réserve. Qui plus est, la république islamique d’Iran sait que la
fourniture de missiles stratégiques
et balistiques à la Syrie serait considérée comme une provocation par
Israël, ce qui n’est pas dans son intérêt en ce moment.
Ce pacte aurait pu susciter la
désapprobation des gouvernements
américain et israélien, mais cela n’a
pas été le cas pour trois raisons. Tout
d’abord, M.Turkmani a exclu la pos-
sibilité d’accueillir une base militaire
iranienne sur le sol syrien. Ensuite,
aucun des deux pays ne s’est engagé
à protéger l’autre en cas d’attaque.
Enfin, même en supposant que l’Iran
et la Syrie aient signé un pacte du
même type que celui de l’OTAN, il
paraît dérisoire à côté de l’alliance
stratégique israélo-américaine.
L’une des constantes de la politique de Washington est qu’Israël
demeure l’acteur militaire le plus puissant du Moyen-Orient. Même si le
pays manque de profondeur stratégique, il dispose, avec l’aide militaire
et économique des Etats-Unis, d’une
puissance aérienne sans égale, des
forces terrestres les plus sophistiquées
qui soient et de capacités de dissuasion nucléaire exceptionnelles.
Le pacte irano-syrien est surtout
un message politique adressé à
Washington pour le prévenir que Téhéran et Damas sont tout sauf isolés et
que leur alliance représente davantage
que la somme de ses parties. Les deux
pays espèrent donner l’impression
qu’ils ont d’autres ressources à leur
disposition pour décourager toute
intimidation extérieure, en particulier
américaine. Cependant, même s’ils
sont d’accord sur de nombreuses
questions, la Syrie et l’Iran n’ont pas
les mêmes positions sur certains dossiers de premier plan. En Irak, par
exemple, l’Iran soutient ses alliés
chiites, notamment le Conseil suprême
de la révolution islamique en Irak
(CSRII), le parti islamiste Al-Daawa
et l’armée du Mahdi de l’imam Moqtada Al-Sadr. Il y a quelques mois, le
dirigeant du CSRII, Abdel Aziz AlHakim, a revendiqué la formation, au
sein d’un cadre fédéral, d’un Etat
chiite dans le sud et le centre du pays.
Si Téhéran voit d’un bon œil l’émergence d’une entité chiite irakienne, la
nouvelle a causé une grande inquiétude à Damas. La Syrie redoute toute
division de l’Irak, qu’elle soit de nature
religieuse ou ethnique, à cause de la
menace qu’elle pourrait représenter
pour sa propre société, elle-même
d’une grande diversité religieuse et
ethnique. C’est pourquoi il faut voir
la récente signature du pacte par
MM.Turkmani et Najjar comme une
tentative pour faire revivre une association qui n’est plus que l’ombre
d’elle-même.
Bilal Y. Saab
KOWEÏT
Les électeurs contre la corruption
Les résultats des législatives ont-ils
consacré la victoire des islamistes ou
la défaite des femmes ? Les électeurs ont
plutôt sanctionné les députés corrompus,
affirme un journaliste koweïtien.
près les dernières élections au Koweït,
le 29 juin dernier, beaucoup d’observateurs se sont précipités pour dire que les
gagnants étaient les islamistes [et les perdants les femmes, puisque les divers courants islamistes ont progressé de 18 à
21 sièges, sur les 50 que compte le Parlement]. Ils n’ont pas compris que les vrais
gagnants avaient été les candidats qui s’inscrivent dans la lutte contre la corruption et
pour la réforme de l’Etat. C’est ainsi que
de nombreux islamistes ont pris l’avantage
sur d’autres islamistes pour la seule raison que les premiers étaient réputés
intègres et les seconds corrompus. De
même, au sein de l’électorat chiite, où des
enturbannés à la probité douteuse ont été
A
remplacés par d’autres enturbannés plus
honnêtes. [Dans l’ensemble, les candidats
anticorruption ont amélioré leur représentation au Parlement, avec 33 sièges
contre 29 dans le Parlement sortant.] La
principale revendication des vainqueurs a
été une réforme de la loi électorale qui rendrait plus difficile l’achat des voix.
Cela n’est évidemment qu’un aspect de
la lutte contre la corruption. Celle-ci
concerne plus généralement l’abus de pouvoir dans toutes les institutions. Beaucoup
avaient entretenu l’espoir que la par ticipation des femmes allait changer la
donne. Pour la première fois dans cet émirat, elles pouvaient se por ter candidates
et voter à une élection parlementaire. Or
le taux de par ticipation des femmes n’a
été que de 38 %, ce qui est très décevant
comparé au taux de par ticipation des
hommes, qui a souvent dépassé les 80 %
lors des élections passées. Cela s’explique en partie par le temps estival, avec
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
des températures approchant les 50 °C,
mais sur tout par le fait que le temps a
manqué pour développer la conscience
politique des femmes. Les images d’électrices se bousculant dans les bureaux de
vote qu’on a pu voir sur les écrans de télévision à travers le monde étaient trompeuses. Il s’agissait d’une minorité économiquement privilégiée et dotée d’un
niveau d’éducation très au-dessus de la
moyenne, peu représentative de la majorité des Koweïtiennes. D’ailleurs, aucune
des 28 candidates n’a réussi à se faire
élire, ni même à rendre sa candidature
véritablement crédible. Il faut dire que
leurs programmes, très liés aux questions
féminines, familiales et sociétales, étaient
loin des questions politiques qui ont agité
les débats de la campagne.
L’événement le plus remarquable de ces
élections a été une implication sans précédent de la jeunesse koweïtienne. En se
servant de techniques de communication
24
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
modernes, allant du texto au site personnel sur Internet, cette jeunesse a
prouvé qu’elle avait développé une surprenante conscience politique. Dans un
pays où les trois quar ts de la population
ont moins de 25 ans et près de la moitié de la population moins de 20 ans
[seuls les nationaux sont pris en compte
dans les statistiques, à l’exclusion des
travailleurs immigrés, qui constituent 60 %
des résidents], cela aboutit forcément à
de nouvelles dynamiques. Ces jeunes, nés
après l’essor pétrolier des années 1970,
ne considèrent pas que leur bien-être économique relève d’un miracle dont il faut
se contenter mais d’une normalité qu’on
pourrait améliorer. Cette irruption d’une
nouvelle génération s’est d’ailleurs répercutée sur l’âge moyen des députés, qui,
à l’exception de quelques figures historiques réélues, sont souvent des quadragénaires nouveaux en politique.
Mohammad Al-Rumaihi, Al-Hayat, Londres
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14:23
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afrique
●
SOUDAN
Darfour : le réquisitoire de Wole Soyinka
Le Prix Nobel de littérature et le directeur de la Fondation Elie Wiesel accusent le gouvernement soudanais
d’entraver le processus de paix au Darfour et plaident pour le déploiement rapide d’une force onusienne.
EL PAÍS
d’un retour des personnes déplacées
dans leurs foyers.
Soixante-deux Prix Nobel ont
récemment écrit au président George
W. Bush et à d’autres chefs d’Etat afin
de plaider en faveur d’une opération
de paix onusienne dotée d’un mandat
solide et des outils indispensables, en
application du chapitre VII de la
Charte des Nations unies, qui autorise l’usage de la force. Ce déploiement viendrait se substituer aux forces
de l’UA et devrait être assez important pour constituer une dissuasion
efficace. En outre, les casques bleus
devront disposer d’un appui aérien,
ainsi que d’un radar terrestre pour
contrôler les mouvements des forces
militaires, et il faudra qu’ils aient la
capacité d’imposer une zone d’exclusion aérienne. Ils auront aussi besoin
de transports adaptés, permettant à
une force de réaction rapide d’intervenir sur les points chauds. Omar
Al-Bachir a annoncé qu’il empêcherait le déploiement des casques bleus.
Il est satisfait de la situation. Pour faire
obstacle à toute action internationale
efficace, il joue sur les peurs nées de
l’occupation américaine en Irak. Le
président Al-Bachir assure que les
forces de paix sont le cheval de Troie
des Etats-Unis pour occuper le Soudan et mettre la main sur ses réserves
pétrolières. Rien de plus éloigné de
la vérité. L’ONU ne prévoit pas que
des soldats américains participent
à la force de paix internationale.
Consciente des sensibilités culturelles,
la Commission Darfour recommande
la collaboration de l’OTAN, mais souhaiterait que les casques bleus soient
issus de pays africains.
Madrid
es perspectives de paix
au Darfour s’amenuisent.
Khartoum sabote en effet
les efforts internationaux
visant à aider et protéger les victimes
du conflit. Le président Omar AlBachir a refusé que les Nations unies
déploient une force de paix. En outre,
son gouvernement a rejeté la demande
de plusieurs Prix Nobel de visiter le
Soudan. Ce pays aurait pourtant intérêt à laisser entrer les observateurs
internationaux au Darfour, sans quoi
il se verra reprocher à juste titre de laisser faire des atrocités et de les couvrir.
La Fondation Elie Wiesel pour
l’humanité a réuni il y a peu en Jordanie un groupe de Prix Nobel pour créer
une commission sur le Darfour. Cette
commission œuvrera en faveur de la
protection des civils, favorisera l’accès
du pays aux organisations humanitaires
et s’assurera que les génocidaires
répondent de leurs crimes. Elie Wiesel, lauréat du prix Nobel en 1986, a
qualifié le Darfour d’“épicentre de la
souffrance humaine”. Depuis 2003, le
conflit du Darfour a causé la mort de
plus 200 000 personnes, entraînant
aussi des milliers de viols et le déplacement de plus de 2,5 millions d’habitants. Lorsqu’il a été signé à Abuja
[capitale du Nigeria], le 5 mai, l’accord
de paix du Darfour a été annoncé
comme une grande avancée. Mais il
a vite fallu déchanter.
Cet accord comporte de nombreuses lacunes. Non seulement il
n’offre aucune garantie en matière
d’application, mais il suppose que le
L
gouvernement soudanais soit disposé
à protéger et aider les victimes déplacées en raison du conflit, alors même
que ce gouvernement est l’une des
principales causes du problème. En
dépit de l’accord, la violence continue
à régner partout. Les janjawid, milices
soutenues par les autorités, responsables de l’épuration ethnique des tribus non arabes, se sont refusés à rendre
les armes. La date-butoir du 16 mai
fixée pour le cessez-le-feu n’a pas été
respectée. Même chose pour le calendrier visant à créer le Fonds pour la
reconstruction et le développement
du Darfour.
Notre priorité absolue doit être de
mettre fin à la spirale de la violence au
Darfour. En dépit de ses courageux
efforts, la force de 7 000 soldats de
l’Union africaine (UA) ne dispose pas
de l’infrastructure et des équipements
suffisants pour protéger efficacement
les civils ou pour créer les conditions
“La paix viendra
quand il y aura
des casques bleus.
— Les casques bleus
viendront quand
il y aura la paix.”
Sur la mallette :
Nations unies.
Dessin de Patrick
Chappatte paru
dans l’International
Herald Tribune, Paris.
Centrafrique
L’ONU a exprimé
sa préoccupation
au sujet des
tensions entre
le Tchad et le Soudan
et de leur impact
sur la sécurité
et la stabilité
en République
centrafricaine.
Les pays préoccupés par le Darfour se réuniront le mois prochain à la
conférence des donateurs de Bruxelles.
La Commission Darfour espère que
les donateurs octroieront des fonds
pour soutenir les forces provisoires de
l’UA et ouvrir la voie à une opération
des casques bleus. En outre, il faut de
toute urgence des fonds pour financer
l’aide humanitaire, le retour des populations déplacées et le développement.
La Commission Darfour demande à
l’Union européenne et aux pays du
Golfe d’accroître leur aide économique. Mais l’action humanitaire ne
requiert pas seulement de l’argent. Le
gouvernement du Soudan doit cesser
d’entraver l’action de l’ONU, il doit
faciliter l’accès aux ONG humanitaires.
Les organismes d’aide privés devraient
être considérés comme un atout, et non
comme une gêne.
Au Darfour, il ne saurait y avoir de
paix sans justice. La Commission Darfour demande aux Etats-Unis et à
d’autres membres permanents du
Conseil de sécurité des Nations unies
de juger les auteurs d’atrocités devant
la Cour pénale internationale. La vigilance est plus que jamais à l’ordre du
jour. La communauté internationale
ne doit pas invoquer l’accord de paix
du Darfour pour justifier son inaction.
Il ne suffit pas de signer un accord pour
rétablir la paix ou mettre fin aux souffrances de la population. Nous espérons
que le gouvernement du Soudan recevra dignement les observateurs internationaux et qu’il accordera des visas
à notre délégation. Si les Prix Nobel
n’élèvent pas la voix pour soutenir ceux
qui sont sans défense, qui le fera ?
Wole Soyinka et David Phillips
CAMEROUN
Haro sur le “repassage” des seins
Masser les seins des jeunes filles avec des
objets chauffés ou non pour les résorber
est une tradition au Cameroun : cette
pratique peut avoir des conséquences
dramatiques pour la santé des femmes.
e réseau d’associations Renata, qui
regroupe des filles mères, mène campagne contre le “repassage” des seins.
“Cette pratique terriblement douloureuse et
très répandue consiste à masser les seins
des jeunes filles avec des objets chauffés
ou non dans l’intention de les faire disparaître”, explique Bessem Ebanga, secrétaire
exécutive du Renata. Selon une étude menée
en décembre 2005 dans tout le pays par l’anthropologue Flavien Ndonko, du Programme
germano-camerounais de santé/sida, à
Yaoundé, 24 % des adolescentes, soit près
d’une sur quatre, en sont victimes.
L
Ariane, 19 ans, qui vit à Yaoundé, se souvient encore d’avoir hurlé de douleur quand
sa mère la séquestrait dans la chambre pour
lui “repasser” les seins. “Elle les écrasait
à l’aide d’une pierre chauffée en se protégeant les mains avec un chiffon. Je criais de
toutes mes forces : ‘Non maman ! Ça fait
mal ! Non ! Non !’” Malgré ses supplications,
sa mère a continué le massage pendant deux
mois. Elle avait alors 12 ans et ses parents
voulaient ainsi étouffer le développement de
sa poitrine et de sa féminité. Une sorte de
lait s’est mis à couler de ses seins traumatisés. Pour échapper à cette épreuve, Ariane
faisait des fugues, devenait de plus en plus
rebelle, n’allait plus régulièrement à l’école.
Ironie cruelle, elle a fini par tomber enceinte
un an plus tard.
Le “repassage” des seins est une tradition
qui se transmet de mère en fille. “Je l’ai
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
appris de ma mère peu avant mon mariage,
dans le cadre de l’éducation à la vie conjugale que toute mère donne à sa fille. Depuis,
je l’applique à toutes mes filles”, confie Christine Ngatchou. Surprise d’apprendre que cette
pratique est dangereuse, elle explique que
le massage des seins qui poussent avant
14 ans fait par tie du b.a.-ba de la bonne
conduite que toute femme doit connaître
avant d’arriver au mariage.
L’étude effectuée en 2005 montre que toutes
sortes d’objets et de substances sont appliqués sur les seins pour les résorber, certains
chauffés (pierre, spatule, pilon, herbes, peaux
de banane), d’autres non (sel, pétrole, serreseins, etc.). Mais le but des parents est toujours le même : faire disparaître la poitrine
de l’adolescente afin qu’elle n’attire pas les
garçons, qu’elle continue ses études et ne
s’engage pas précocement dans des rela-
25
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
tions sexuelles au risque de tomber enceinte.
Cette pratique est non seulement douloureuse mais dangereuse. A partir de témoignages de femmes qui l’ont subie, l’enquête
a révélé les affections et les maladies qu’elle
peut provoquer : abcès, kystes, disparition
totale de la poitrine, voire cancer. Ce massage peut provoquer une réaction inflammatoire. Le tissu mammaire durcit, entraînant le rétrécissement des seins et parfois
la formation de nodules et de cellules cancéreuses. Géraldine Sirri a vu sa poitrine disparaître à la suite du “repassage”, pour
reprendre son développement plus tard. Mais,
après son accouchement, celle-ci s’est mise
à gonfler au point de l’obliger à arrêter l’allaitement de son fils. “Il a fallu un traitement
médical pour que mes seins retrouvent une
taille acceptable”, souligne-t-elle.
Etienne Tassé, Le Messager (Syfia), Douala
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Andrey Rudakov/Capital’s eye/MAXPPP
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e n c o u ve r t u re
●
Cette toile de Dimitri Vroubel et Viktoria Timofeieva, intitulée M. Poutine,
a été présentée lors d’une exposition au musée de Moscou en 2003.
LA REVANCHE
DE POUTINE
■ Du 15 au 18 juillet, Vladimir Poutine recevra George Bush, Angela
Merkel et les autres chefs d’Etat des pays les plus développés dans
“sa” ville, Saint-Pétersbourg. Belle revanche pour celui qui hier encore
était montré du doigt pour ses mauvaises manières, tant dans ses
prises de contrôle des médias que dans sa façon de régler la question
tchétchène… ■ Il est vrai qu’entre-temps la hausse des prix du gaz
et du pétrole a donné de grands moyens de pression au Kremlin.
■ Que veut aujourd’hui la Russie ? Doit-on craindre l’ours russe, comme
le pensent les Polonais, ou faire des affaires avec lui, comme le suggère
la presse allemande ? Un vieux dilemme, toujours d’actualité.
La Russie a-t-elle vraiment besoin d
A Saint-Pétersbourg, la Russie sera au centre
des débats. Face aux Occidentaux, Poutine
doit garder la tête froide, explique Vladimir Degoïev,
un expert proche du Kremlin.
MOSKOVSKIÉ NOVOSTI (extraits)
Moscou
n voit aujourd’hui renaître en Occident – si tant est qu’ils aient disparu
un jour – les archétypes classiques et
la rhétorique du temps de la guerre
froide. Les appels à instaurer une “véritable” démocratie en Russie sont de
plus en plus pressants. Pour cela, les Occidentaux nous proposent sans complexe de restaurer les “acquis” des années 1990 [référence aux
réformes économiques controversées menées
par les gouvernements de Boris Eltsine], qu’ils
regrettent ouvertement. Ils accusent Poutine de
restaurer des traditions autoritaires, voire répressives. Ils qualifient de farce et d’imitation l’activité des institutions démocratiques en Russie.
Ils disent que l’étouffement des libertés fait partie des priorités de la politique officielle. Ils ren-
O
dent le pouvoir responsable du fait que le pays
n’adopte pas les valeurs humanistes occidentales et libérales.
Les Occidentaux nous conseillent d’adopter une nouvelle approche des problèmes de
sécurité, fondée sur des “réalités contemporaines”.
Ils s’inquiètent de ce que Poutine veuille inscrire sa politique intérieure dans une logique
durable, stable et sans rupture. Ils voient les
racines de cette stratégie dans la pensée et les
méthodes impériales russes, qui allieraient violence, perfidie, idéologie hypocrite et propagande subtile, utilisées par le parti unique, le
KGB et l’armée. La maladresse de telles métaphores mise à part, on peut noter une chose
importante : Poutine est considéré comme l’héritier politique et spirituel de cette tradition pour
la simple raison qu’il a grandi dans ce contexte
et qu’il n’en connaît pas d’autre.
Les tendances néo-impérialistes de la politique étrangère russe sont également évoquées,
comme si l’Occident regrettait de ne pas avoir
mené à son terme le travail de sape de l’URSS
qui aurait dû aboutir logiquement au démembrement de la Russie. Mais, plutôt que d’avoir
disparu, la Russie a réussi, toujours selon eux,
à conserver un “empire de l’ombre” dans son
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
26
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
ancienne périphérie soviétique. Les nouveaux
Etats indépendants sur qui s’exercent des pressions économiques, politiques et militaires verraient ainsi leur souveraineté et leur intégrité
bafouées. On qualifie la Russie d’exportateur
d’instabilité, de criminalité et de peur. On l’accuse de soutenir des conflits larvés en Europe
du Sud-Est et dans le Caucase, d’encourager
les régimes dictatoriaux postsoviétiques, en
poursuivant les dissidents et en fusillant les
“manifestants civils sans défense”.
Le mécontentement est croissant aux EtatsUnis parce qu’on soupçonne la Russie de vouloir instaurer un “nouvel ordre énergétique” en
Europe. Les Américains suspectent les Russes
de vouloir les évincer et d’y établir leur hégémonie secrète, tout en discréditant l’Union
européenne. Ce désaveu s’exprime non pas tant
dans les propos du vice-président Dick Cheney
[lors du sommet consacré aux relations de l’UE
et de l’OTAN avec les pays de l’ancien bloc
soviétique, à Vilnius le 4 mai dernier] que dans
la volonté de certains hommes politiques et
observateurs occidentaux de “montrer à la Russie la porte [de sortie]” du G8, que ce soit avant
ou même pendant le sommet de Saint-Pétersbourg. Il est peu probable que les leaders du
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Seule au monde
Forte et agressive, mais isolée,
la Russie doit apprendre
à se faire des amis tout en restant
elle-même.
GAZETA.RU (extraits)
Moscou
es amis de Moscou, s’il y en a, sont tout
aussi illusoires que les ennemis qu’il s’est
inventés. La Russie se trouve isolée sur
le plan géopolitique, ce qui l’agace. D’un
côté, elle ne peut emmener personne avec
elle, puisqu’elle ne sait pas elle-même où
elle va. Par ailleurs, personne n’a particulièrement envie d’user de ses services de guide. L’isolement de la Russie est le prix à payer pour son
anéantissement, pour son manque de volonté
à devenir une démocratie européenne comme
les autres, pour ses fantasmes, enfin, d’un
empire à jamais perdu.
Qui sont aujourd’hui les ennemis de la Russie ? Tout d’abord, les Etats-Unis, quoi qu’on
en dise. Car le “grand méchant loup” américain sait qui manger, et il le fait. La Russie de
Poutine voudrait, elle aussi, manger quelqu’un,
comme le font les Etats-Unis de Bush, mais elle
n’a plus de dents et une proie à sa mesure est
difficile à débusquer. Bon, il y a la Biélorussie, car Loukachenko a déjà réalisé dans son
L
Poutine
en matriochka.
Dessin de Carrilho,
Portugal.
du G8 ?
G8 veuillent se retrouver dans cette situation
quelque peu insolite, où les invités montrent la
porte à leur hôte, mais il est certain que ce sommet ne se passera pas sans heurts.
Contrairement à d’autres responsables, Dick
Cheney n’a pas appelé à boycotter le sommet
de Saint-Pétersbourg. Il faudrait, selon lui, se
servir de cet événement pour faire entendre raison à la Russie en l’obligeant à prendre
conscience qu’une chance unique lui est offerte :
accepter les exigences de l’Occident. Autrement
dit, de renoncer à ses idées fausses et à ses
moyens vicieux de défense de ses intérêts nationaux et de ses fondements culturels.
Finalement, un sabotage planifié du sommet ou un fiasco ne serait une tragédie ni pour
la Russie ni pour Poutine. Si les Occidentaux
agissaient ainsi, cela ne signifierait qu’une
chose : nous n’avons rien à faire dans le G8. Il
n’est pas exclu qu’un échec du G8 ait déjà été
programmé. Mais ce n’est pas une raison pour
laisser l’Occident transformer cet événement
en dures négociations sur le mode “7 contre
1”, s’apparentant à un ultimatum adressé à
Moscou.
Vladimir Degoïev*
* Professeur à l’Institut d’Etat des relations internationales
de Moscou, spécialiste du Caucase.
pays tous les rêves secrets ou réels du Kremlin d’une démocratie souveraine, en réussissant
en même temps à conserver un certain degré
d’indépendance aussi bien vis-à-vis de la Russie que de l’Occident, ce qui rend nos patriotes
extrêmement envieux. Et aussi la Moldavie,
la Géorgie et l’Ukraine, sans doute parce qu’à
la différence de la Russie ces pays ont osé
essayer de devenir des Etats européens comme
les autres, en cédant à l’Occident, malgré les
gesticulations de leur grand voisin oriental.
Maintenant, qui sont nos amis ? Le Kazakhstan ? Oui, mais ce pays mène déjà sa propre
existence, il a ses propres projets géopolitiques
et nourrit le désir d’être une puissance indépendante qui aurait des relations d’égal à égal
avec la Russie, l’Orient et l’Occident. L’Ouzbékistan ? Pendant dix ans, le président Karimov a léché les bottes des Etats-Unis, tournant
le dos à la Russie. Et, quand les Etats-Unis ont
enfin ouvert les yeux sur ce régime écœurant,
après le bain de sang commis par le pouvoir
ouzbek à Andijan [le 13 mai 2005, les forces
armées ouzbèkes ont tué entre 500 et 1 000
personnes en ouvrant le feu contre des dizaines
de milliers de manifestants descendus dans les
rues pour exprimer leur mécontentement à
l’égard des autorités locales], l’Ouzbékistan
s’est mis à chercher un partenaire, par instinct
de survie. L’Iran ? Le meilleur des amis, fiable,
juste, digne de confiance… à tel point qu’il
vaut mieux l’éviter comme la peste. L’Ossétie
du Sud et l’Abkhazie ? L’Autorité palestinienne, où il faut manœuvrer entre le Fatah et
le Hamas ?
CONTEXTE
Du strapontin
à la présidence
■
A la une
“L’ours russe
est de retour”.
A l’occasion
du sommet du G8
à Saint-Pétersbourg,
notre cousin
tokyoïte Courrier
Japon a aussi
consacré le dossier
de son dernier
numéro à la Russie.
■ La Fédération de Russie est présente aux sommets du G7 (Allemagne, Canada, Etats-Unis,
France, Italie, Japon et Royaume-Uni) en qualité d’obser vateur depuis le début des années
1990. En 1994, elle est associée à la seconde
partie du sommet, au cours de laquelle sont évoquées les questions politiques. En 1996, nouveau pas, le président russe Boris Eltsine invite
les chefs d’Etat du G7 à Moscou, deux mois avant
le sommet de Lyon, pour évoquer les questions
de sûreté et de sécurité nucléaire, alors que l’état
des centrales dans les pays de l’ancien bloc suscite une vive inquiétude. C’est en 1998, lors
du sommet de Birmingham, que la Russie devient
membre à part entière du groupe qui devient le
G8. La décision de confier à la Russie le rôle
d’hôte et la présidence du G8 cette année a été
prise à Kananaskis (Canada), en 2002.
Le pays hôte fixant l’ordre du jour, c’est donc
la Russie qui a choisi les thèmes du sommet,
à savoir la sécurité énergétique, la lutte contre
les maladies infectieuses et l’éducation. Ces
deux derniers sujets, jugés moins névralgiques
par les diplomates, devraient permettre de rédiger un communiqué final consensuel.
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DU 13 AU 19 JUILLET 2006
L’AMITIÉ EN POLITIQUE RESSEMBLE
À L’AMITIÉ ENTRE INDIVIDUS
Non, sérieusement, la Russie ne possède aujourd’hui aucun véritable ami au monde, parce que
personne n’a intérêt à se lier avec elle. On se
noue d’amitié avec les forts, car ils peuvent nous
protéger. Pour la Russie, le plus important est
de se protéger elle-même, en conservant ses
frontières actuelles. On se lie d’amitié avec des
gens fiables et prévisibles, car on sait ce que l’on
peut en attendre. Mais, ces quinze dernières
années, la Russie a dansé sur un pied, puis sur
l’autre, en matière de politique extérieure et
intérieure. Tantôt elle s’est comportée comme
un partenaire de l’Occident, en tentant de jeter
les fondements d’une économie de marché, tantôt elle a cherché à être une sorte de puissance
asiatique, mélange de confettis d’empire soviétique et d’obscurantisme impérialiste russe.
Enfin, on peut aussi se lier d’amitié avec les
faibles, les vulnérables, les inoffensifs. Mais la
Russie n’est ni faible ni vulnérable. Et elle n’est
pas du tout inoffensive : elle se comporte, au
contraire, avec agressivité envers le reste du
monde. C’est du moins le comportement de
son élite dirigeante, peu sûre d’elle et incapable
de savoir quelles sont ses propres perspectives
– et encore moins quelles sont celles de son
pays.
Semion Novoproudski*
* Rédacteur en chef adjoint du quotidien Vremia
Novostieï.
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e n c o u ve r t u re
Vive l’union des libéraux et des tchékistes !
Sergueï Markov est un proche conseiller de Vladimir
Poutine. Il explique pourquoi la Russie doit
défendre ses intérêts face un environnement hostile.
■
HETI VILÁGGAZDASÁG
Budapest
DR
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La Russie est de retour sur la scène politique internationale et le pays est en plein
boom. Est-ce grâce à l’augmentation du
prix du pétrole ?
SERGUEÏ MARKOV Le prix
du pétrole compte, mais
d’autres facteurs comptent
davantage. L’une des raisons
du boom actuel est que – à
l’instar de Bush, qui a fait
savoir à Téhéran que l’Iran ne
pouvait pas avoir de bombe
atomique – Poutine a fait savoir aux oligarques
russes qu’ils devaient renoncer à leurs bombes
politiques. Mieux, il les a désarmés. Quelles
étaient ces bombes ? Les chaînes de télévision
nationales, qui sont donc revenues dans le giron
du Kremlin. Les services de sécurité privés,
désormais nettement moins forts qu’auparavant.
Un autre point très important : les secteurs rentables ont été renationalisés ces dernières années.
Si, pour l’instant, l’Etat russe est incapable de
recouvrer les impôts, les secteurs pétrolier et
gazier, l’extraction de l’or, du diamant et du nickel peuvent en revanche produire des recettes.
Mais l’élément de loin le plus important est que
Vladimir Poutine veut vraiment la renaissance
de l’Etat russe. Pour commencer, il a repris aux
ennemis du pays les territoires du nord du Caucase. Ces gens-là étaient vraiment des ennemis :
les mercenaires arabes qui combattent en Tchétchénie, ainsi que les hommes du chef séparatiste
Bassaev, ont fait savoir à plusieurs reprises que
leur but était de détacher toute la région de la
Russie – Russie du Sud comprise – pour y créer
un califat. Ce problème a été réglé.
Vous pensez ?
L’unité territoriale de la Russie n’est plus en danger et l’armée a déjà quitté la Tchétchénie. Certes,
la corruption et la criminalité prolifèrent dans la
région, les droits de l’homme n’y sont pas res-
Itinéraire
Sergueï Markov
a œuvré pour la
social-démocratie
pendant la
perestroïka. En
1993, il se consacre
aux sciences
politiques,
notamment au sein
de la fondation
Carnegie à Moscou
– collaboration
interrompue par
la publication d’une
étude dans laquelle
Markov qualifiait
de “crime antirusse”
l’aide étrangère aux
forces séparatistes
tchétchènes.
Poutine
en matriochka.
Dessin de Carrilho,
Portugal.
pectés, et le dirigeant local qui dispose du véritable pouvoir, le Premier ministre Ramzan Kadyrov, n’obéit pas toujours à Moscou.
En avril, Poutine a déclaré qu’il soutenait
le Hamas. En Ouzbékistan, Moscou a
“repris” les bases militaires passées sous
autorité américaine après l’implosion de
l’URSS et, d’après les rumeurs, il s’apprête
à faire la même chose au Kirghizistan. Que
signifie cette stratégie ?
Moscou ne fait que réagir aux processus qui se
déroulent dans le monde, nous ne sommes pas
encore vraiment moteur. Poutine mène une
politique étrangère dont l’élément clé est la sauvegarde de l’indépendance du pays. C’est un
changement primordial par rapport à son prédécesseur Eltsine, qui a cédé la souveraineté de
la Russie à l’étranger. Poutine trouve particulièrement important le développement des relations avec l’UE. Il n’y a pas très longtemps, le
président m’a dit : nous voulons créer une
alliance stratégique avec l’Occident, même si,
à l’étranger, beaucoup considèrent encore la
Russie comme un ennemi et que l’on essaie de
torpiller notre coopération avec les membres
de l’ex-URSS.
Sur cette base, vous qualifiez de “coopération commerciale” les tentatives de Gazprom d’avaler British Gaz. A quel point les
Britanniques et l’UE doivent-ils avoir peur
de ce genre d’offre ?
L’UE aurait intérêt à craindre plutôt ce
qui se passe au Moyen-Orient. Gazprom est un partenaire à 100 % fiable,
qui continuera toutefois à lutter avec
acharnement pour faire valoir ses intérêts et profitera, si besoin, de l’aide du
gouvernement russe. Washington
n’aide-t-il pas Boeing ? Les peurs occidentales liées à Gazprom sont sans fondement.
L’Ukraine a déjà eu l’occasion de
voir Moscou utiliser les livraisons de gaz pour exercer des
pressions politiques.
On a prétendu que nous voulions
punir le président Iouchtchenko,
mais c’est faux. Qu’on le veuille
ou non, on ne pouvait maintenir plus longtemps le statu quo,
ACIER
Pourquoi pas Severstal ?
■ Pourquoi les actionnaires du géant européen de l’acier Arcelor ont-ils rompu les
fiançailles, pourtant bien avancées, avec
le russe Severstal pour tomber dans les
bras de Mittal ? Outre l’offre de rachat
plus généreuse présentée par le patron
indien, les Européens ont eu peur du “système russe”, à savoir “les liens qui unissent en Russie le pouvoir et les milieux
d’affaires”, estime le quotidien d’opposition Kommersant. Après cinq mois de
bataille contre l’OPA de Mittal, Arcelor a
rendu les armes en acceptant un mariage
de raison avec le sidérurgiste indien, qui
a néanmoins relevé son offre de plusieurs
milliards d’euros. “M. Mittal a pourtant
plus de points en commun avec nos nouveaux riches* que d’atomes crochus avec
la vieille et respectable Europe”, ironise
le quotidien russe, qui dresse la liste de
ses dépenses, de la propriété londonienne
achetée à Kensington Palace Gardens
pour 127 millions de dollars, au mariage
de sa fille, célébré au château de Ver-
sailles pour la somme de 60 millions de
dollars. A Kommersant qui lui demandait
“Pourquoi pas Mordachov ?” [le patron de
Severstal], Peter de Vries, le responsable
d’Euroshareholders, un organisme de
défense des actionnaires, a été clair : “Je
vais vous dire pourquoi : parce que Khodorkovski est en prison. Vous pouvez interpréter mes propos comme vous voulez,
dans tous les cas vous n’aurez pas tort.”
* En français dans le texte.
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
28
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
tolérer que, pour 1 000 m3, l’Ukraine ne paie que
50 dollars alors que l’Allemagne paie 250 dollars. Iouchtchenko, en faisant savoir qu’il crachait sur la Russie et que seule l’UE l’intéressait,
nous a aidés. L’Ukraine pourra de nouveau bénéficier d’avantages préférentiels à condition de
nouer une alliance économique avec la Russie.
La Russie a d’ailleurs également augmenté le
prix du gaz pour les autres pays membres de l’exURSS. A ce propos, des collègues géorgiens
m’ont demandé : “Le Kremlin veut-il que la Géorgie devienne un Etat riche et souverain, et qu’elle
rétablisse son unité territoriale ?” Je leur ai répondu :
“Si la Géorgie est un pays ami, oui. Mais à quoi bon
une Géorgie riche, mais hostile ?”
Dans nombre de pays ex-soviétiques, des
organisations américaines ont soutenu
– souvent avec succès – des mouvements
opposés à Moscou. Quelle conclusion en
tirez-vous ?
Pour redéfinir notre politique étrangère, nous
devrions prendre exemple sur les Etats-Unis. La
révolution ukrainienne était un investissement
très important pour eux. Je sais que ceux qui sont
descendus dans la rue n’ont pas touché un sou,
ils ont agi pour la liberté et la démocratie. Je ne
suis pas contre ce genre de révolution, mais je
voudrais qu’elle soit soutenue non pas par les
Américains, mais par les Russes. Nous devons
aider nos alliés à accéder au pouvoir dans les pays
alentour.
A l’Ouest, l’affaire Khodorkovski a été
considérée comme un nouveau procès de
Moscou. On condamne aussi la mise au pas
de la presse et on présente la Russie comme
une dictature molle.
Je suis convaincu qu’il fallait vaincre Ioukos et
empêcher que Khodorkovski ait du pouvoir politique. Mais c’était une erreur de l’envoyer derrière les barreaux pour huit ans. C’est un adversaire politique, il ne fallait pas le traiter en
criminel. Bien sûr, il faudrait rendre pluralistes
les chaînes nationales, donner davantage la parole
à l’opposition, rétablir des scrutins pour les gouverneurs. Il faut améliorer la situation des ONG,
qui paient presque autant d’impôts que les entreprises. Si on fait tout cela, alors les groupes étrangers antirusses n’auront plus le vent en poupe.
A Moscou, de plus en plus de gens estiment
que, sous le signe du maintien de la stabilité, Poutine devrait rester après 2008.
Qu’en pensez-vous ?
Poutine ne doit pas rester car la loi ne permet
que deux mandats. La stabilité est le résultat
de l’ère Poutine. Et cette stabilité ne signifie pas
que l’on puisse changer la Constitution, mais
qu’on la respecte. Poutine ne pourrait rester au
pouvoir qu’en cas de crise grave : si l’Iran était
attaqué par les Etats-Unis et si le prix du pétrole
augmentait de façon disproportionnée, si les
extrémistes islamistes prenaient le pouvoir au
Pakistan ou en Arabie Saoudite. S’il n’y a pas de
crise, Poutine sera remplacé par quelqu’un qui
sauvegardera la coalition des libéraux et des tchékistes. Dans cette coalition, les libéraux sont responsables de l’intégration de la Russie dans l’économie mondiale et les tchékistes du maintien de
la souveraineté de l’Etat [la Tcheka était la police
politique communiste].
Propos recueillis par András Németh
819p28-32
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LA REVANCHE DE POUTINE
Gazoduc
Projets
●
Hydrocarbures russes :
Oléoduc
Projets
la grande dépendance européenne
50,4 Part du gaz russe
50,4 Part du pétrole russe
dans les importations
des pays européens (en %)
FINLANDE
100
Abréviations : A. Autriche, B. Belgique,
E.A.U. Emirats arabes unis, H. Hongrie,
M. Monténégro, S. Serbie, SL. Slovaquie,
TCH. République tchèque.
(alimentée
en gaz liquéfié
par tankers)
72
ropée
rd-eu
o
n
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du
”
Gazo “NEGP
ESTONIE
LETTONIE
n
G
d
azo
uc
Iam
u
al-E
rop
e
FÉDÉRATION
DE RUSSIE
100
93,8
Moscou
LITUANIE
93,5
BIÉLORUSSIE
PAYS-BAS
19,9
ROYAUME-UNI
10
B.
58
77
ALLEMAGNE
33
27
1
POUR NOUS, IL N’Y A PAS D’ALTERNATIVE
À LA CONFRONTATION
TCH.
69,4
UKRAINE
SL.
FRANCE
26
14
51,5
POLOGNE
76,9
A.
SUISSE
10,3
KAZAKHSTAN
50,4
79,5
MOLD.
H. 72
81
ROUMANIE
100
69,5
S.
CROATIE
SLOVÉNIE
18,2
36,4
ITALIE
M.
100
100
BULGARIE
100
Gazoduc
Blue Stream
26
20
GRÈCE
TURQUIE
76
34
60
31
GÉORGIE
AZERBAÏDJAN
89,1
Les chiffres du gaz sur fond rouge ainsi que ceux du pétrole sur fond vert datent
de 2006 (“The Guardian”). Les chiffres du gaz sur fond orange datent de 2005
(“Kommersant-Vlast”, “Nezavissimaïa Gazeta”, BP Statistical Review of World Energy)
Une extrême brutalité
Menaces sur le gaz, pressions sur les pays voisins.
En Pologne, les récents agissements de Moscou
inquiètent. L’analyse de Bartlomiej Sienkiewicz.
NEWSWEEK POLSKA (extraits)
Varsovie
u’on se le dise une fois pour toutes : la
Pologne a un problème avec la Russie.
Un problème qui frôle la crise sérieuse.
Et quand je dis “crise”, je n’entends pas
par là un conflit comme ceux qui peuvent parfois surgir entre pays voisins.
Dans ce cas précis, les intérêts vitaux de la
Pologne sont menacés, ainsi que sa position sur
la scène internationale.
La politique étrangère menée par la Russie
est systématiquement marquée du sceau de sa
brutalité grandissante.Tout a commencé par un
règlement de comptes interne que le Kremlin
a entrepris contre ceux qui gardaient un esprit
un tant soit peu indépendant et frondeur : la
Tchétchénie, les médias, les partis d’opposition…
Ni le soutien ostensible de Moscou à des groupuscules prorusses dans des pays qui tentent de
sortir de la zone d’influence du Kremlin (Géorgie, Moldavie et plus récemment Crimée), ni son
ingérence dans la campagne électorale aux côtés
de candidats adoubés par le Kremlin (Ukraine,
Kirghizistan), ni le blocus économique (Géorgie), ni le chantage énergétique (Ukraine, Moldavie et Biélorussie) : rien de tout cela n’a provoqué de réactions fermes de la part de
l’Occident.
Q
■ A la une
du “Time”
“Le pouvoir
du pétrole russe.
Vladimir Poutine
s’assoit à la table
des grands.
La Russie, de retour,
va-t-elle savoir
se tenir ?”
Ukraine] comme une menace potentiellement
fatale pour ses intérêts dans la région. La
Pologne y a joué un rôle de premier plan en
apportant son soutien au camp orange, c’est
pourquoi la contre-attaque a été rapide et de
grande ampleur.
Moscou a d’abord testé la cohérence de la
politique de l’UE et sa solidarité avec les nouveaux pays membres. La Russie a imposé un
embargo sur les importations alimentaires en
provenance des Etats baltes. En l’absence de
toute réaction sérieuse de la part de la Commission européenne, l’embargo a été élargi à la
Pologne. En même temps, les Russes invitaient
des pays clés de l’UE à participer au projet de
gazoduc reliant la Russie à l’Allemagne par la
mer Baltique.
Et cette politique brutale ne s’applique pas
aux seuls pays membres de la CEI. La Fédération russe a refusé de ratifier les accords sur
la délimitation de ses frontières avec les Etats
baltes. Les violations de l’espace aérien balte par
l’aviation russe sont légion [les plus récentes
datent des 19 et 29 juin], et elles n’ont jamais
fait objet de protestations de l’Union européenne
(UE), comme si l’on accordait tacitement aux
généraux russes le droit de manifester parce
qu’ils sont mécontents que les Baltes fassent
désormais partie de l’OTAN et des Vingt-Cinq.
Ces derniers temps, les Russes se sont spécialisés dans le chantage à l’égard de différents
pays membres de l’UE, les menaçant d’interrompre l’approvisionnement en énergie si l’on
ne leur accordait pas l’accès au marché de distribution. Bien que cet ultimatum ait indisposé
les fonctionnaires de l’Union, il n’a pas pour
autant provoqué de condamnation officielle.
L’avis dominant est qu’un accès aux matières
premières russes vaut bien de digérer ces
affronts successifs.
L’amputation de la mémoire est l’une des
conséquences de la politique des autorités russes
actuelles. Grâce à la propagande du Kremlin,
les malheurs et les crimes qui se sont abattus
sur les habitants de l’Union soviétique ont été
effacés de la mémoire collective. De cette
époque il ne reste aujourd’hui que la nostalgie de la puissance perdue. Cette nostalgie est
la trame autour de laquelle s’organise le soutien de la population à une politique de plus en
plus agressive.Tout cela permet de mieux comprendre la politique russe envers la Pologne. La
Russie a interprété la “révolution orange” [en
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
29
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
Ensuite, le Kremlin a divisé les nouveaux pays
membres de l’UE en bons et mauvais élèves. La
visite effectuée en grande pompe par Poutine au
mois de mai à Budapest et à Prague, après une
série d’affronts envers la Pologne (dont le dernier en date est la proposition russe d’un sommet russo-polonais en Biélorussie, un pays
“neutre” selon Moscou), en est la meilleure illustration. Ainsi, la Russie a réussi à isoler la Pologne
du contexte européen et régional.
Le rappel par les Polonais des répressions
staliniennes est présenté comme des agissements
aventuristes, les protestations contre le gazoduc
nord-européen (NEGP) comme l’expression
d’une phobie antirusse et le soutien à la démocratie en Biélorussie comme le zèle d’un valet
des Etats-Unis. Avec la Russie, nous sommes
devant une alternative : choisir entre la voie à
la hongroise, consistant à céder devant la Russie, et la confrontation. Pour nous, la première
possibilité n’entre pas en ligne de compte. Il ne
reste que la confrontation. Pour cela, il faut bien
choisir ses cartes pour contrer un interlocuteur
qui ne comprend que l’argument de la force.
A maintes reprises, les Russes ont fait savoir
qu’ils seraient disposés à mieux traiter la Pologne
si cette dernière renonçait à demander des
dédommagements pour la répression infligée à
ses citoyens par le régime stalinien pendant la
Seconde Guerre mondiale. Le bon sens dicte de
devancer la Russie sur ce terrain qui est particulièrement inconfortable pour elle. Le gouvernement polonais devrait donc s’offrir les services
d’un cabinet d’avocats de renom pour porter l’affaire devant la Cour internationale de justice.
Un plus grand engagement polonais dans le
débat sur la future Constitution européenne
pourrait constituer un autre atout. Si notre président et le Premier ministre restent passifs, nous
allons peut-être laisser passer la seule occasion
d’influencer l’avenir de l’Union dans le sens nos
intérêts. Et il est de notre intérêt de renforcer
la coordination de la politique étrangère commune, afin de contenir l’égoïsme des grands pays,
qui n’ont que faire des petits. Si nous saisissons
cette chance, nous aurons réussi, au moins en
partie, à immuniser l’UE contre les tentatives
visant à ramollir sa politique étrangère. Je suis
peut-être russophobe. Mais, dans notre pays,
l’Histoire donne souvent raison aux russophobes
plutôt qu’à leurs adversaires.
Bartlomiej Sienkiewicz*
* Ancien directeur du Centre d’études orientales,
à Varsovie.
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15:31
Page 30
e n c o u ve r t u re
D’abord intégrer
la Russie dans le
marché mondial
Entre Européens et Russes, le protectionnisme
serait la pire des solutions, explique le quotidien
économique allemand.
HANDELSBLATT (extraits)
Düsseldorf
dopter une politique protectionniste à
l’égard de la Russie serait dangereux. La
bonne voie, c’est la coopération. Pour
cela, il faut faire confiance à la Russie,
même si on a des doutes légitimes sur la
nature démocratique du régime de Vladimir Poutine. Et c’est logique : en ayant accès
aux consommateurs européens, Gazprom n’étendrait pas seulement son influence sur le marché,
il augmenterait surtout sa responsabilité et ses
obligations vis-à-vis de ses clients. Nombre de
débats récents – tel celui sur l’orientation de la
Russie vers la Chine si l’Europe prend ses distances – seraient ainsi dépassés.
Mais la longue marche vers l’ouest de Gazprom se fait sur fond de cris stridents. Pourtant,
l’Europe a besoin du gaz russe – et Gazprom a
besoin des acheteurs européens, ses principaux
clients. Ceux-ci sont les seuls à disposer de gazoducs et les seuls à offrir au groupe russe des bénéfices juteux. Le plus gros producteur de gaz au
monde n’enregistre en effet que des pertes dans
son pays, à cause de la régulation des prix impo-
A
La vitrine d’un
magasin moscovite
le jour du discours
annuel du président
russe à la Douma.
WEB+
Plus d’infos sur
courrierinternational.com
L’analyse
géopolitique
d’Alexander Rahr
(DGAP, Berlin)
sée par l’Etat, et il n’est pas près de se mettre
d’accord sur les tarifs avec la Chine.
Le commerce du gaz repose sur la réciprocité. BASF et Gazprom l’ont bien montré en procédant judicieusement à un échange de parts
dans des gisements de gaz contre des participations dans le commerce du gaz naturel en
Europe. Car les Européens ont tout intérêt à prévenir de possibles difficultés d’approvisionnement. Avec l’augmentation de la production destinée à l’Europe, l’accroissement fulgurant des
besoins énergétiques de la Russie et l’essor économique de l’Asie, l’Agence internationale de
l’énergie prévoit que Gazprom aura du mal à
satisfaire la demande. Seule la mise en exploitation rapide de nouveaux gisements pourra permettre d’y répondre.
La stratégie qu’envisage le Kremlin – exclure
les groupes étrangers des grands gisements de
pétrole et de gaz – représente la pire des solutions. Si l’Europe donne à Gazprom accès à ses
consommateurs, la Russie doit en contrepartie
ouvrir ses sites de forage aux groupes occiden-
taux, et pas seulement au titre de partenaires
juniors des entreprises d’Etat Gazprom et Rosneft.Vladimir Poutine n’a cessé de répondre à la
pression de l’Union européenne pour l’ouverture du réseau russe de gazoducs par la question
suivante : “Et qu’est-ce que nous recevrons en
échange ?” Aujourd’hui, il faut lui faire cette
réponse : l’intégration de la Russie dans l’économie mondiale et l’entrée sur le marché européen des entreprises russes. Mais, dans le même
temps, la Russie doit s’ouvrir aux groupes occidentaux, et les organismes de l’UE chargés du
contrôle de la concurrence doivent veiller à ce
que Gazprom ne se transforme pas en un nouveau cartel en Europe.
Se montrer protectionniste par peur de la
Russie, comme ce fut le cas lors de l’affaire
Severstal/Arcelor, est par conséquent une mauvaise idée, une idée tout aussi erronée que l’image
idyllique de la Russie véhiculée en son temps par
le chancelier Gerhard Schröder. L’Europe et la
Russie doivent toutes deux revenir au réalisme.
Mathias Brüggmann
VU D’ALLEMAGNE
Moscou mérite plus de respect
En avril, Merkel et Poutine
se rencontraient à Tomsk. L’occasion,
pour le quotidien de droite Die Welt,
de dénoncer l’hypocrisie des Occidentaux.
ù va la Russie ? Le pays est-il menacé
de “soviétisme postmoderne” ? Les
réformes de Poutine sont-elles un signe de
mégalomanie à la César ? La mise à l’écart
de l’oligarque Khodorkovski est-elle la preuve
d’une déliquescence galopante de l’Etat de
droit ? Et que doit-on penser exactement des
manœuvres de Gazprom, le groupe énergétique considéré comme l’incarnation d’une
politique industrielle nationaliste ? En Occident, le diagnostic est clair et unanime :
la Russie menace de devenir un Etat voyou
autoritaire, animé d’ambitions impérialistes.
C’est exagéré et parfois injuste. Le cas Khodorkovski est fort instructif à cet égard. Cet
oligarque, qui se faisait passer à l’Ouest pour
une douce colombe, était un prédateur : grâce
à la tolérance de l’administration [de Boris
O
Eltsine], il avait acquis Ioukos, son empire,
à des prix suspects tant ils étaient bas et
il éliminait sans pitié ses concurrents. Mais,
surtout, il s’était mis en travers du chemin
de Poutine : il avait acheté une foule de députés de tous les partis pour s’assurer à la
Douma [le Parlement] un pouvoir de veto
contre le président. Comment réagirait-on en
Occident si un industriel distribuait des liasses
de dollars aux parlementaires pour se constituer un pouvoir occulte sans la moindre légitimité démocratique ? Poutine devait stopper Khodorkovski, c’était juste. Ce qui ne
l’était pas, ce fut cette parodie de procès de
type soviétique, et le démantèlement pur
et simple du groupe Ioukos.
Le comportement de la société Gazprom en
Ukraine fournit un exemple comparable. Il
était en soi parfaitement légitime. L’Ukraine
bénéficiait d’une aide au développement
sous la forme de gaz bon marché. Après
la victoire à Kiev, avec l’aide partielle d’une
Union européenne (UE) naïve, d’un opposant
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
à Poutine, le Kremlin a réagi comme le font
tous les gouvernements qui se retrouvent
confrontés à un régime hostile : il a décidé
de supprimer ces rabais qui avaient été inspirés par des considérations politiques et
de vendre le gaz de Gazprom au prix du marché. Ce avec quoi les Russes n’avaient pas
compté, c’était l’hypocrisie des Européens.
Ironie du sort, Bruxelles avait auparavant
demandé à Moscou de mettre fin à ses livraisons de gaz bon marché. Mais elle le tança
vertement quand il le fit pour de bon.
L’erreur, si l’on veut, c’est que ni le président Poutine, ni Miller, le patron de Gazprom,
n’avaient prévu ces réactions, et ils ne donnèrent aucune explication convaincante. Pour
être juste, il reste à observer que les déclarations des Russes sont en outre souvent
délibérément déformées. Quand Miller
déclare que, si l’UE fait de l’obstruction, sa
société devra rechercher d’autres marchés
pour le meilleur ou pour le pire, on hurle à
la “menace”. Une position compréhensible
30
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
du point de vue de l’entreprise – pourquoi
un groupe devrait-il investir en terrain hostile ? – se transforme, dans le climat de
méfiance actuel, en campagne antirusse.
La Russie n’est certes pas un modèle d’Etat
de droit et Poutine n’est pas un “par fait
démocrate”, comme l’affirmait Schröder du
temps où il était chancelier. Heureusement.
Poutine est le résultat d’une évolution historique qui a conduit son pays à un point où
l’ordre passait avant la démocratie et l’autorité avant la force de la loi. Avant de juger,
on devrait se rappeler quels défis il a dû relever. Quand Poutine a pris ses fonctions, la
Russie menaçait de se disloquer. Il y avait
des mouvements sécessionnistes. Il a fallu
des siècles à l’Angleterre pour passer d’une
sorte d’Afghanistan médiéval à une monarchie constitutionnelle. Et on demande à la
Russie d’accomplir le même exploit en un
temps record, après une éternité de tutelle
tsariste et de terrorisme d’Etat soviétique.
Roger Köppel, Die Welt (extraits), Berlin
Photos DR
Alexander Saverkin/Itarr Tass
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LA REVANCHE DE POUTINE
●
PORTRAITS
Ils contrôlent à la fois le Kremlin et le business
■ DMITRI MEDVEDEV
Ancien collègue
de Vladimir Poutine,
possible successeur
FONCTION DANS L’ÉTAT
Premier vice-Premier
ministre
DANS LES ENTREPRISES D’ÉTAT
Président du directoire de Gazprom
GAZPROM Son PDG, Alexeï Miller,
Photos DR
a travaillé avec Medvedev et Poutine à Saint-Pétersbourg. • Détient
un sixième des réserves mondiales
de gaz naturel ; l’une des plus
grandes sociétés mondiales par
sa capitalisation boursière. • Possède Gazprombank (prépare son
entrée en Bourse) ; par le biais de
sa filiale médias, contrôle la chaîne
NTV, anciennement détenue par
Vladimir Goussinski, et le journal
Izvestia, que possédait autrefois
Vladimir Potanine. • A racheté Sibneft à Roman Abramovitch et OMZ,
société de construction mécanique
autrefois contrôlée par l’homme
d’affaires Kakha Bendoukidzé.
FONCTION DANS L’ÉTAT Secrétaire
général adjoint du président
DANS LES ENTREPRISES D’ÉTAT
Président de Rosneft
ROSNEFT Deuxième société pétrolière russe par sa production ; troisième groupe énergétique russe
par ses réserves. • A racheté la
principale filiale de production de
Ioukos, anciennement détenue par
Mikhaïl Khodorkovski.
■ ALEXANDRE JOUKOV
Conseiller de Poutine
FONCTION DANS
L’ÉTAT Vice-Premier
ministre
DANS LES
ENTREPRISES D’ÉTAT Président
des Chemins de fer russes
CHEMINS DE FER RUSSES Le PDG,
Vladimir Iakounine, était un proche
collaborateur de Poutine à SaintPétersbourg. • Monopole du rail,
1,2 million de salariés. Grand transporteur de pétrole.
■ IGOR SETCHINE
■ VIKTOR
KHRISTENKO
Collègue de Poutine
à Saint-Pétersbourg.
Serait un ancien
membre du KGB
FONCTION DANS
L’ÉTAT Ministre
de l’Industrie
et de l’Energie
DANS LES ENTREPRISES D’ÉTAT
Président de Transneft
TRANSNEFT Monopole des oléo-
marché mondial. • L’Etat s’apprête
à faire passer sa participation de
37 % à 50 %.
ducs, transporte 93 % du pétrole
produit en Russie.
Président de la commission chargée
de créer United Aircraft Corporation.
VNECHTORGBANK Deuxième
banque d’Etat ; 22 milliards de dollars d’actifs.
■ IGOR CHOUVALOV
■ SERGUEÏ PRIKHODKO
FONCTION DANS L’ÉTAT Conseiller
du président
DANS LES
ENTREPRISES D’ÉTAT
Président
de Sovkomflot
FONCTION DANS LÉTAT Secrétaire
général adjoint
du président
DANS LES
ENTREPRISES D’ÉTAT
Président du
directoire de TVEL
SOVKOMFLOT L a
plus grande société russe de transport maritime. • Prévoit d’acquérir Novorossiisk Shipping, ce qui la
placerait dans les dix premières
sociétés mondiales de transport
maritime.
■ ALEXEÏ KOUDRINE
Collègue de Poutine
à Saint-Pétersbourg
FONCTION DANS L’ÉTAT
Ministre
des Finances
DANS LES ENTREPRISES D’ÉTAT
Président d’Alrosa
ALROSA Monopole de la production
de diamants ; contrôle 23 % du
Président de Vnechtorgbank
TVEL L’un des plus gros producteurs mondiaux de combustible
nucléaire ; alimente 1 réacteur sur
6 dans le monde.
telecom, la plus grande compagnie
russe de télécommunications internationales. • En voie de privatisation.
■ VIKTOR IVANOV
Ancien membre
du KGB
FONCTION DANS
L’ÉTAT Secrétaire
général adjoint
du président
DANS LES ENTREPRISES D’ÉTAT
Président du directoire d’Almaz-Antey
ALMAZ-ANTEY Fournisseur de systèmes de défense aérienne pour
50 pays, l’un des pivots du complexe militaro-industriel.
Président du directoire d’Aeroflot
AEROFLOT La plus grande compagnie aérienne russe.
■ LEONID REIMAN
FONCTION DANS L’ÉTAT Ministre des
Télécommunications
DANS LES
ENTREPRISES D’ÉTAT
Président
du directoire de
Sviazinvest
SVIAZINVEST L’un des plus grands
holdings de télécommunications à
l’échelle mondiale. Comprend
7 compagnies régionales et Ros-
■ SERGUEÏ CHEMEZOV
Collaborateur
de Poutine à Dresde
du temps de la RDA
FONCTION DANS LES
ENTREPRISES D’ÉTAT
Président du directoire
de Rosoboronexport
ROSOBORONEXPORT Agence d’Etat
d’exportation d’armes ; 55 milliards
de dollars d’exportations en 2005.
Un capitalisme au service de l’Etat
C’en est fini des oligarques des années 1990.
Lors de son second mandat, Poutine a placé
ses proches à la tête des grandes entreprises.
FINANCIAL TIMES (extraits)
Londres
n mois avant le sommet du G8, le Forum sur l’investissement, qui s’est tenu
dans la ville natale de Poutine, a exposé
au grand jour le nouvel ordre économique en Russie. Les géants contrôlés
par l’Etat tenaient le haut du pavé : Gazprom, producteur de gaz naturel qui, avec un
chiffre d’affaires de 225 milliards de dollars,
dépasse Wal-Mart ou Royal Dutch Shell ; Rosneft, compagnie pétrolière sur le point d’entrer
en Bourse pour 10 milliards de dollars ; et les
Chemins de fer russes, qui prévoient également
l’introduction en Bourse de certaines de leurs
unités. Les administrateurs de ces entreprises font
tous partie d’un réseau de proches de Poutine,
réseau qui s’est constitué lors de son passage à
Saint-Pétersbourg ou au KGB. Sans bruit, ils ont
mis la main sur les entreprises publiques, occupant souvent également des ministères ou des
postes à responsabilités au Kremlin. Ensemble,
ils forment le conseil d’administration occulte de
U
■ A la une
de “Der Spiegel”
“Le retour
à la puissance
mondiale”.
Le magazine
de Hambourg
annonce
la négociation
d’une zone
de libre-échange
russo-européenne
au sommet
de Lahti en octobre.
l’“entreprise Russie”, qui englobe les actifs les
plus rentables du pays non seulement dans le
pétrole et dans le gaz, mais aussi dans le nucléaire,
les diamants, les métaux, les industries de la
défense, l’aéronautique et les transports.
Les oligarques de la présidence de Boris
Eltsine ne constituent plus la force dominante.
Ils avaient bâti leur fortune, en un temps record,
sur les privatisations troubles de l’après-soviétisme, avant de s’appuyer sur leurs richesses pour
conquérir le pouvoir politique. Les associés de
Poutine, eux, ont contracté un nouveau mariage
entre les deux pouvoirs, économique et politique. Si l’on ajoute à cela la reprise en main par
l’Etat de la plupart des médias, ce groupe dispose de tous les moyens que détenait l’ancienne
oligarchie. “Les oligarques des années 1990 sont
redevenus des hommes d’affaires. Maintenant, on
est en présence d’une oligarchie ‘tchékiste’”, note
l’ancien ministre libéral Boris Nemtsov, en
employant le terme argotique désignant les
agents de la police secrète.
Le président n’a pas “supprimé la classe des
oligarques” comme il s’y était engagé : sur les sept
grands oligarques des années 1990, trois demeurent en activité. Mais Poutine s’est acquis la
loyauté et la docilité des hommes d’affaires du
secteur privé. Alors que les oligarques de l’époque
Eltsine s’effaçaient, leurs homologues “d’Etat”
ont fait leur apparition. La raison tient à la pro-
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DU 13 AU 19 JUILLET 2006
pension de Poutine à se servir d’hommes de
confiance ou d’anciens collègues du KGB pour
rétablir le pouvoir de l’Etat. Il les a placés dans
l’administration et les services gouvernementaux ; et, durant son second mandat, il a confié
aux mêmes personnes un rôle de surveillance
dans les entreprises d’Etat. Autre finalité (non
avouée) de cette politique : utiliser les entreprises
publiques pour rétablir le contrôle du Kremlin
sur les actifs stratégiques. A en croire Andreï Illarionov, ancien conseiller économique de Poutine
devenu l’un de ses détracteurs, la classe dirigeante
s’est transformée en une sorte d’entreprise.
L’appareil d’Etat et le monde des affaires
sont extraordinairement liés. Ainsi, onze membres
de l’entourage présidentiel dirigent six entreprises publiques et président douze autres conseils
d’administration ; quinze hauts fonctionnaires
sont également PDG, et vingt-quatre autres siègent dans des conseils d’administration. Dans
aucun autre pays du G8, des ministres ou des
collaborateurs directs du chef de l’Etat ne siègent dans les conseils d’administration d’entreprises publiques. L’Etat est également devenu
un acteur de premier plan dans les fusions et
acquisitions. Les chiffres de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) montrent que la part du secteur
public dans l’économie est passée l’an dernier
de 30 % à 35 %.
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e n c o u ve r t u re
A l’instar de l’ascension des oligarques,
le rôle grandissant des entreprises publiques
et de leurs dirigeants a des conséquences
importantes. Il ne traduit pas le retour à la planification centrale de l’époque soviétique : le
Kremlin a fait sien le marché – comme le prouvent la prochaine introduction en Bourse de
Rosneft et la levée prévue des restrictions imposées aux investisseurs étrangers pour l’achat
des 49 % d’actions de Gazprom non détenues
par l’Etat –, mais le nouveau modèle est un
capitalisme bien plus dirigé que durant les
années 1990.
Les entreprises publiques cherchent également à s’appuyer sur un système judiciaire
et une fiscalité favorables pour faire pression
sur les cibles visées. Selon un grand patron,
certains fonctionnaires se considèrent comme
des Robin des Bois qui se saisiraient des biens
de “riches” particuliers. “C’est pire que vers
le milieu des années 1990, lorsque les hommes d’affaires payaient les tribunaux pour qu’ils rendent
des verdicts à leur avantage, déplore-t-il. Aujourd’hui, les juges pensent qu’il est juste de favoriser les intérêts de l’Etat en cas de litige.” Le danger est également que les cadres nommés par
l’Etat et bien introduits n’obtiennent des privilèges pour leurs entreprises, ce qui fausserait la concurrence. Le rôle croissant de l’Etat
risque de “tuer les initiatives”, met en garde le
même patron. “Si l’Etat se met à passer des commandes et à distribuer de l’argent, les gens penseront à défendre leurs intérêts dans tel ou tel projet gouvernemental. Et ça, ça n’exige pas de
compétences dans les affaires, mais du talent en
matière de lobbying.”
Les entreprises publiques n’auraient qu’à
sélectionner soigneusement les actifs privés
attrayants. L’Union russe des industriels et
des entrepreneurs a tiré la sonnette d’alarme
à propos de l’incapacité de l’Etat à défendre
la propriété intellectuelle. En avril, il a publié
une étude qui concluait que le modèle économique russe était resté favorable à l’investissement en 2002 et 2003 – avant, donc, que
n’apparaisse ce capitalisme d’Etat. Si le climat s’était maintenu, ajoutent les auteurs du
rapport, un véritable boom des investissements aurait dopé la production industrielle,
et la croissance économique aurait pu être
deux fois plus forte (l’an dernier, le PNB a
augmenté de 6,4 %). Des ministres sont
●
Sculpture de trois
mètres de haut
représentant Poutine,
par Zourab Tsereteli.
Sur le livre :
La Vérité russe.
Eastnews
819p28-32
Poutine
en matriochka.
Dessin de Carrilho,
Portugal.
même intervenus. Le libéral Guerman Gref,
ministre de l’Economie, a récemment prévenu que, vu le nombre actuel d’acquisitions,
l’Etat ne peut pas “suivre à la trace toutes les
entreprises publiques… alors qu’elles s’emparent
d’actifs privés”.
Mais cette fièvre de rachats est-elle d’ordre
idéologique – le contrôle étatique serait la
meilleure solution – ou s’agit-il de tentatives,
de la part d’agents de l’Etat, de s’en mettre
plein les poches ? Poutine en personne a nié
tout enrichissement personnel des hauts fonctionnaires qui dirigent les entreprises
publiques. La plupart des analystes conviennent que le président russe a eu raison de
casser l’influence des oligarques des années
1990, qui entravait la concurrence et le développement du capitalisme russe ; cependant,
au lieu de séparer les intérêts politiques de
ceux des entreprises dans un système stable,
régi par l’Etat de droit, il a créé une nouvelle classe d’hommes d’affaires politiquement influents.
La Russie risque de s’enfermer dans
un cercle vicieux de redistribution des
actifs et d’oligarchies évolutives. Pour
protéger leur fortune personnelle, ceux
qui ont profité de l’ère Poutine se prépareront à utiliser tous les moyens à leur
disposition afin d’assurer l’élection du
successeur que celui-ci aura choisi en
2007. Neil Buckley et Arkady Ostrovsky
BOURSE
Rosneft, l’autre bras
armé
■ L’ambition de Sergueï Bogdantchikov, patron
de Rosneft, est de faire de son entreprise l’une
des plus importantes du secteur de l’énergie
cotées en Bourse. Il s’attend à collecter entre
8,5 milliards et 11,6 milliards de dollars lors de
l’introduction de ce groupe en Bourse à Londres
et à Moscou à la mi-juillet, ce qui en ferait la cinquième plus grosse opération de ce type dans
l’Histoire. Créée en 1993 sur la base de l’ancien
ministère de l’Industrie pétrolière de l’URSS, l’entreprise étatique connaît une expansion régulière, après avoir accusé une forte secousse lors
de la crise de 1998. En 2002, ses activités
s’étendent à l’Algérie et à la Colombie et, depuis
2005, elle livre du brut à la Chine. Troisième producteur de pétrole russe après Loukoil et TNKBP, la valeur de Rosneft est en partie due à la
reprise, en 2005, d’une filiale de Ioukos, Iouganskneftgaz. Selon la Nezavissimaïa Gazeta,
son bénéfice net a été de 869 millions de dollars au premier trimestre 2006 (contre 4,2 milliards de dollars pour Gazprom). Sa capitalisation pourrait atteindre 80 milliards de dollars
après l’opération boursière.
A N A LY S E
“Il se peut que mon successeur ne soit pas très connu…”
■ Il était plus de minuit lorsque le président russe, qui venait de passer une
longue journée à s’entretenir avec ses
homologues au sommet de Shanghai, suivi
d’un dîner puis d’un gala officiel, décida
de convier une demi-douzaine de reporters dans sa suite d’hôtel pour quelques
confidences inédites. Détendu, ayant
“tombé la veste”, il raconte que sa femme
lui manque et que, la veille, il a regardé
un match de la Coupe du monde jusque
tard dans la nuit. Il sirote un jus d’airelles,
alors que ses conseillers ouvrent généreusement les minibars pour faire plaisir
à leurs invités. “Et si cette soirée ‘improvisée’ n’était destinée qu’à amadouer la
presse à l’approche du sommet du G8 qui
doit se tenir à Saint-Pétersbourg”, s’alarme
un journaliste d’une agence de presse
américaine. Ses confrères russes, eux,
semblent suspendus aux lèvres de leur
président, sur tout lorsque ce dernier
évoque sa succession en des termes
inédits. “Il se peut que mon successeur
ne soit pas une personnalité très connue.
Pas forcément l’un des deux auxquels on
pense”, avance-t-il, en faisant référence
aux deux personnalités données favorites
pour sa succession, à savoir le ministre
de la Défense Sergueï Ivanov et le vicePremier ministre Dmitri Medvedev. Selon
les observateurs, le premier incarne la ten-
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
dance “dure” et le second l’aile “libérale”
de l’entourage de Poutine. Ils ont été choisis tous deux, à ce stade, par “souci
d’équilibre”. “En évoquant la possibilité
d’un troisième homme, inconnu de surcroît, Poutine rebat les cartes de la réussite électorale”, décryptent les Izvestia,
comparant les sorties du président russe
à de véritables “énigmes” antiques. “Les
candidats pour le poste de Gagarine
étaient au nombre de quatorze”, avait déjà
fait remarquer Poutine à une autre occasion. Désormais, “la liste du président
russe s’ouvre à l’infini”… Mais l’essentiel
est ailleurs : “Poutine veut montrer que lui
seul connaît les noms de la ‘short list’
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DU 13 AU 19 JUILLET 2006
et nous fait savoir qu’il rendra public le
nom de son successeur lorsqu’il le souhaitera.” Plus précisément lorsque toutes
les conditions seront réunies pour que
le cheval du Kremlin soit certain de remporter l’élection présidentielle de 2008.
Selon Gazeta.ru, le président Poutine a
également brossé le portait en creux de
son successeur lors de cette soirée : il
doit être honnête, moral, professionnel,
et surtout “savoir assumer la responsabilité de ses décisions”. “Il lui suffirait de
se cacher une fois derrière le dos des
autres et le pays s’écroulerait”, a dit de
lui Poutine. L’“opération 2008” se poursuit, conclut Gazeta.ru.
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débat
LES COMPORTEMENTALISTES À L’ATTAQUE
Freud démoli par la science
Cent cinquante ans après la naissance du père de la psychanalyse,
sa méthode est de plus en plus décriée. Les autorités sanitaires et beaucoup
de patients lui préfèrent des cures plus légères et plus scientifiques
en apparence, comme les thérapies cognitivo-comportementales.
PROSPECT (extraits)
Londres
■
Les auteurs
Alexander Linklater
est directeur adjoint
de la rédaction
du mensuel
britannique Prospect.
Profondément
marqué
par l’expérience
de son frère,
atteint d’un trouble
bipolaire (maniacodépression) depuis
l’âge de 14 ans,
il s’est lancé avec
lui dans un vaste
projet de réflexion
sur la santé
mentale,
l’état des débats
sur la question
et la pertinence
des traitements
proposés.
Robert Harland
est spécialiste
de philosophie
de la psychiatrie
et exerce à l’hôpital
Maudsley,
à Londres.
Phobies ;
dépression ;
fécondité ;
TOC (troubles
obsessionnels
compulsifs).
Dessin de James
Lambert paru
dans The Guardian,
Londres.
uiconque a suivi une psychanalyse classique
sait que le but n’est pas de trouver un
remède à une maladie, ni même de soulager les symptômes dont on souffre. L’analyste – qu’il soit freudien, jungien, kleinien ou
lacanien – ne dit pas au patient de quoi il souffre,
ni ne lui explique comment s’en sortir. Le patient
s’embarque plutôt dans une exploration de soi
au cours de laquelle il découvre qu’il ne souffre
pas seulement des symptômes pour lesquels il
était venu consulter, mais également de toute
une série d’autres conflits sous-jacents. En règle
générale, le processus s’articule autour de deux
mécanismes, auxquels se résume en gros la technique mise au point par Freud.
Le premier mécanisme est l’“association
libre” : vous racontez tout ce qui vous passe par
la tête pendant des séances de cinquante minutes,
à raison de deux à cinq fois par semaine, pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, ce
qui révèle des thèmes, des liens et des schémas
dont vous n’aviez pas conscience jusque-là. Le
second est le “transfert”, phénomène par lequel
le patient s’engage avec l’analyste dans une relation intime qui ne ressemble à aucune de celles
qu’il peut avoir hors du cabinet de consultation.
Le principe qui veut que tout le travail se fasse
à travers cette relation thérapeutique est à la
base de toutes les thérapies dites “psychodynamiques” issues de la tradition freudienne. Si
l’analyse est un succès, le résultat de cette relation apportera un mieux à votre vie.Vos symptômes régresseront à l’état de conflits plus profonds, que vous en venez à accepter comme le
prix à payer pour être en vie.
La psychanalyse est rarement rédemptrice
et n’a d’ailleurs jamais prétendu l’être. Lorsque
les premiers patients de Freud se plaignaient
à lui que rien ne pourrait changer les circonstances qui les avaient rendus malheureux, il
acquiesçait – avec une réserve : “Il y a beaucoup à gagner si l’on parvient à transformer votre
misère hystérique en malheur banal.” Cette célèbre
formule de Freud, qui figure dans ses Etudes
sur l’hystérie (1895), rend bien compte du pessimisme – ou du réalisme – qui imprègne toute
la pratique freudienne.
“Le grand paradoxe de la psychanalyse est la
quasi-inutilité de ses révélations”, écrivait Janet
Malcolm en 1983 dans The NewYorker. “Rendre
l’inconscient conscient – ce que se propose la thérapie
psychanalytique – revient à verser de l’eau dans une
Q
passoire. L’humidité qui reste à la surface du tamis
est l’acquis de l’analyse.” Malcolm n’a jamais
compté parmi les détracteurs de la psychanalyse. Loin de la discréditer, elle cherchait à distinguer le charlatanisme de la pratique authentique. Mais, aux Etats-Unis, la psychanalyse
avait atteint son âge baroque et était mûre pour
être clouée au pilori. Dix ans plus tard, Frederick Crews, professeur d’anglais à Berkeley,
lui assène le coup de grâce en publiant dans
The New York Review of Books un article
[“The Unknown Freud”], qui
demeure l’un des réquisitoires
les plus impitoyables contre
la pratique et la théorie
freudiennes et leurs prétentions scientifiques.
L’intensité des débats qui avaient cours
dans les années 1980
semble appartenir à
un autre âge, sur-
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
34
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
tout en Grande-Bretagne, où la psychanalyse
a accusé un repli encore plus net qu’aux EtatsUnis ou en Europe continentale. Le 150e anniversaire de la naissance de Freud a été célébré au Royaume-Uni de façon discrète et
souvent confuse. Cette confusion vient en partie
de ce que la terminologie et les concepts freudiens
restent profondément enracinés dans le langage
courant. Il ne faut toutefois pas confondre la
riche dimension mythopoétique de la théorie
freudienne avec la pratique plutôt modeste
de la psychanalyse. Longue,
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Nouvelles de la planète psy (1er volet) ●
complexe et coûteuse, la cure analytique se
déroule essentiellement dans des cabinets privés. Près de 250 psychanalystes agréés travaillent
dans le cadre du système de santé publique britannique (NHS), aux côtés de psychothérapeuthes, d’art-thérapeuthes et d’autres praticiens
d’orientation psychodynamique. Mais la psychanalyse sous sa forme pure est quasi absente
de la santé publique. La méthode est si coûteuse
et offre si peu de garanties de résultat que l’on
peut difficilement préconiser que le NHS
accroisse la place qui lui est accordée dans le traitement des troubles mentaux.
On reste donc avec l’impression diffuse que
la pratique n’est pas très praticable, mais que
la théorie contient un modèle d’explication du
fonctionnement mental. Freud était peut-être
comme Darwin (qu’il admirait) en ceci qu’il a
fourni un modèle susceptible d’être par la suite
affiné par les progrès scientifiques. En fait, il
se rapproche davantage de Marx (qu’il n’admirait pas), qui a eu une influence considérable au XXe siècle, sans que rien ne vienne
étayer ses théories “scientifiques”.
Si les progrès de la
génétique ont
fait avancer
thérapeutique. Ce qui a fait davantage de tort
encore au freudisme, ce sont les systèmes de classification de plus en plus précis et poussés des
troubles mentaux, qui ont entièrement recatégorisé les symptômes névrotiques ou hystériques
que Freud avait observés et tenté d’expliquer.
En 1980, les auteurs de la troisième édition du
Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-III) prennent une décision radicale
qui divise les milieux américains de la psychiatrie : ils font disparaître définitivement le terme
de “névrose”. La bible américaine du diagnostic psychiatrique déclare ainsi que le principal
phénomène mental sur lequel Freud a bâti son
édifice n’existe pas.
Si la psychiatrie d’orientation biologique
apportait de mauvaises nouvelles pour la théorie freudienne, le message des neurosciences était
plus sombre encore. Au cours des années 1990,
que l’on qualifie souvent de décennie du cerveau, on a découvert que le langage, la mémoire
et l’action volontaire étaient localisés dans des
régions cérébrales précises. Avec la découverte
la cause de
Darwin, ils ont eu l’effet inverse sur celle de Freud.
Ils ont relancé cette vieille tradition de la psychiatrie médicale qui
consiste à chercher des bases biologiques
aux troubles mentaux. Entre-temps, à partir des
années 1950, le progrès pharmacologique – avec
la mise au point des antipsychotiques et des antidépresseurs tricycliques, et la redécouverte du
lithium – a permis la plus grande avancée de
l’Histoire dans le traitement des symptômes
des troubles mentaux graves, réduisant considérablement la population des hôpitaux psychiatriques. La pharmacologie a davantage
réussi à limiter les dégâts qu’à guérir. Mais elle
a clairement établi la composante biochimique
des troubles mentaux graves et, à partir des
années 1980 et 1990, on s’est pris à espérer qu’on
pourrait identifier les causes génétiques de pathologies comme la schizophrénie et les troubles
bipolaires (syndrome maniaco-dépressif).
Freud ne prétendait pas que la psychanalyse
fût capable de traiter des troubles profonds ou
psychotiques, et il n’a jamais nié que les fondements même de la psychologie humaine
fussent physiques et biologiques. Mais voilà que
la génétique du mental – envisageant la folie
comme l’effet biologique en aval
d’une anomalie génétique – menaçait d’envahir y compris les
domaines qui se prêtaient,
selon Freud, à l’intervention
de la neuro-imagerie fonctionnelle, on a pu
observer en temps réel un nombre croissant
d’opérations mentales. On a vu que les états
motivationnels et émotionnels avaient des circuits cérébraux spécifiques. On a commencé à
comprendre ce qui se passe dans le cortex préfrontal, l’hippocampe et l’amygdale, sans que
l’on puisse faire aucun lien entre ces zones et
le ça, le moi et le surmoi.
Et qu’en est-il de l’inconscient et du mécanisme du refoulement ? Sans eux, il ne reste
plus rien des fondements du système freudien.
Ce dont on est sûr, aujourd’hui, c’est que le
non-conscient domine dans le cerveau. Cela
ne veut pas dire pour autant que les circuits
subconscients des sciences cognitives correspondent à la zone dynamique des pulsions
antagonistes que Freud a postulées. Cela nous
met seulement face à l’évidence que le cerveau
effectue la plupart de ses activités sans que
nous en ayons conscience. Du reste, on en sait
peut-être plus aujourd’hui sur le cerveau
inconscient que sur le conscient.
Le concept de refoulement, dernier bastion
de la théorie freudienne, a lui aussi été battu
en brèche ces trente dernières années. A la suite
d’un choc ou d’un traumatisme, un individu peut
se trouver dans l’incapacité de traiter un souvenir, qui soit est bloqué, soit revient sous forme
de cauchemar ou de flash-back. Mais cela peut
se comprendre comme l’incapacité du cerveau
à traiter des événements douloureux, plus que
comme le refoulement d’un désir interdit du fait
des contraintes de la civilisation.
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
35
Personne n’a entièrement réussi à expliquer
comment la chair se fait pensée, mais grâce à
l’apport des neurosciences et de la psychologie cognitive on est parfaitement en mesure
d’établir un schéma opérationnel du mental,
qui ne comporte pas de complexe d’Œdipe,
pas d’éros ni de thanatos, pas de principe de
plaisir, pas d’ego et, surtout, pas d’inconscient.
Nous sommes peut-être attachés à certains de
ces concepts, mais, d’un point de vue scientifique, nous n’en avons pas l’utilité.
Faut-il en conclure que le grand rêve de la
cure par la parole d’inspiration freudienne a été
balayé par une biologie du mental ? Loin de là.
Malgré la mise au point de traitements pharmacologiques de plus en plus perfectionnés, les
nouveaux médicaments ne sont pas beaucoup
plus efficaces que les anciens. Dans le traitement
des troubles psychotiques, leurs effets positifs
s’accompagnent souvent d’effets secondaires
néfastes. La psychiatrie reste essentiellement un
processus de diagnostic, d’évaluation des risques,
d’endiguement et de soin. Le grand espoir que
l’on avait dans les années 1990 d’identifier les
causes génétiques des troubles mentaux – comme
cela s’était fait pour les maladies de Huntington
et d’Alzheimer – ne s’est pas concrétisé.
Un modèle du mental, auquel est associée
une thérapie particulière, gagne toutefois du
terrain depuis une trentaine d’années : la psychologie cognitive n’a pas eu les problèmes
de la théorie freudienne face aux progrès de la
psychiatrie biologique, de la génétique et des
neurosciences. Depuis ses débuts, à la fin des
années 1950, cette science fondée sur l’observation et l’expérimentation qui étudie les pro-
Les progrès
de la génétique
ont fait reculer la cause
freudienne
cessus mentaux de traitement de l’information
a de plus en plus intégré les modèles neurobiologiques ou informatiques du mental.
La thérapie verbale issue du cognitivisme
et que l’on appelle thérapie “cognitive et comportementale” ou “cognitivo-comportementale” (TCC) est désormais la méthode qui a
fait l’objet du plus grand nombre de travaux
scientifiques de part et d’autre de l’Atlantique.
“Ça marche” : tel est le mantra que les praticiens répètent à l’envi, avec une froide assurance à mille lieues de la ferveur des freudiens.
Or dire “ça marche” ne veut pas dire “guérir”.
Mais la TCC est parvenue à ce qu’aucune autre
thérapie n’a réussi à faire au même degré :
développer une méthode empirique pour
démontrer sa grande efficacité. Et, contrairement à la psychanalyse classique, la TCC peut
prétendre être vérifiable scientifiquement.
Le père et artisan de la thérapie cognitive,
Aaron T. Beck, a rompu tout à fait par hasard
avec la tradition freudienne. En 1959, alors qu’il
est maître assistant de psychiatrie à la faculté
de médecine de l’université de Pennsylvanie, DU 13 AU 19 JUILLET 2006
■
En Argentine
“Les neurosciences
défient
la psychanalyse”,
“La fin de la
psychanalyse” :
à en croire Ñ,
le supplément
culturel
du quotidien Clarín,
et l’hebdomadaire
Noticias, le divan
n’a plus la cote
dans l’un des pays
les plus freudiens
du monde.
“L’Argentine compte
6 000 psychiatres
et près de 4 000
psychothérapeutes,
dont la plupart
ont été formés
dans des universités
dominées
par les freudiens”,
rappelle Noticias.
Mais “la psychanalyse,
qui a toujours été
la forme
emblématique
du traitement
psychologique
dans le pays,
est aujourd’hui en
crise. La proportion
de psychanalyses
pures dans
la capitale,
Buenos Aires,
a chuté ces cinq
dernières années
de 70 % à 54 %,
d’après une récente
étude de l’université
de Belgrano.”
Pourquoi
cette désaffection ?
De plus en plus
de thérapeutes
jugent la science
de Freud
anachronique
ou commencent
à y intégrer
des éléments
d’autres courants
“modernes”, plus
adaptés à l’époque
et aux demandes
des patients.
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Page 36
débat
Dessin de Nuno
Saraiva paru
dans Expresso,
Lisbonne.
il entame des recherches psychanalytiques.
Beck souhaite prouver scientifiquement les idées
de Freud pour convaincre les psychologues récalcitrants. Il centre ses recherches sur un domaine
de la psychanalyse que tout le monde connaît
bien, l’analyse des rêves. Il teste l’hypothèse selon
laquelle la dépression est due à un renversement
de l’hostilité, c’est-à-dire à une agression que
l’on retourne inconsciemment contre soi-même.
Le postulat freudien veut que le type de pensée à l’œuvre dans les rêves soit qualitativement
différent de celui qui opère dans l’état conscient
de veille – puisque les rêves révèlent des motifs
inconscients. Mais plus Beck examine les
réponses de ses patients déprimés, plus il devient
évident à ses yeux que la plupart d’entre eux ne
cherchent pas activement l’échec, ni consciemment ni inconsciemment. Leurs rêves semblent
seulement confirmer ce qu’ils disent lorsqu’ils
sont en état de veille. Beck se dit qu’il y a peutêtre une explication plus simple. “La personne se
perçoit en situation d’échec dans le rêve parce qu’elle
se perçoit ordinairement en situation d’échec.”
Beck s’éloigne du modèle freudien de l’inconscient pour placer l’esprit conscient au centre
de son raisonnement. Il met au point une forme
de thérapie qui s’intéresse directement à l’idée
qu’ont les patients d’eux-mêmes, concevant les
troubles de l’humeur comme la conséquence de
pensées dysfonctionnelles. Il se démarque de
la vision fataliste de la nature humaine qu’avait
Freud pour adopter un rationalisme optimiste.
Pour lui, la dépression est essentiellement une
distorsion cognitive et il la traite en aidant ses
patients à réorganiser leur quotidien, à analyser
autrement leurs souvenirs et à restructurer leur
mode de pensée, et en remettant en question les
représentations négatives qu’ils ont d’eux-mêmes.
Dans le “schéma” de Beck, le comportement,
la cognition et l’humeur sont étroitement liés,
chacun de ces éléments pouvant interagir sur
l’autre. Même lorsque la composante biologique
du trouble mental est évidente, la TCC cherche
à amender la pensée dysfonctionnelle qui l’accompagne et peut-être à soulager ainsi le trouble
biochimique sous-jacent.
La thérapie
la mieux acceptée par
le corps médical
dans les pays occidentaux
Depuis les travaux fondateurs de Beck, dans
les années 1960 et 1970, la TCC s’est développée lentement mais sûrement et a accumulé
les preuves démontrant son efficacité pour
toute une série de troubles (essentiellement
l’anxiété, la dépression, les traumatismes, les
troubles obsessionnels compulsifs et les troubles
des comportements alimentaires). L’outil de
base pour évaluer la TCC est le même que celui
utilisé pour tester de nouveaux médicaments,
à savoir les études randomisées contrôlées. On
teste l’efficacité d’une thérapie donnée, pour
un trouble donné, par rapport à d’autres traitements (médicamenteux ou autres) et à un
placebo. Les centaines d’études randomisées
contrôlées réalisées à grande échelle en
Grande-Bretagne et aux Etats-Unis depuis les
années 1980 montrent que la TCC enregistre
un taux de réussite élevé pour les troubles mentaux les moins graves, mais également qu’elle
peut être parfois un complément utile dans
le traitement des grands troubles psychotiques.
La thérapie cognitivo-comportementale est
à l’heure actuelle la cure par la parole la plus
documentée et la mieux acceptée par le corps
médical dans le monde occidental. On comprend
aisément que cette méthode efficace, facile à
enseigner et se prêtant à l’évaluation scientifique
puisse intéresser un système de santé publique
à court de moyens. Alors qu’elle est née aux
Etats-Unis, c’est curieusement au Royaume-Uni
que l’approche cognitive a véritablement décollé.
Outre-Atlantique, elle est en concurrence avec
beaucoup d’autres méthodes – dont les thérapies psychodynamiques, qui puisent leurs racines
dans la tradition freudienne. En GrandeBretagne, elle s’est imposée comme la norme.
Il ne faut pas forcément cracher dessus. A
des degrés divers selon les pathologies, la TCC
a montré qu’elle pouvait aider les individus. Mais
elle n’est pas la seule. Certains praticiens qui
se situent dans la tradition psychodynamique
issue du freudisme assurent pouvoir également
prouver l’efficacité de leur méthode. La figure
de proue de ce mouvement est Peter Fonagy,
professeur de psychanalyse au University College
■ L’auteur
Adam Phillips,
52 ans, est l’un
des psychanalystes
les plus célèbres
du Royaume-Uni,
à la fois en tant que
praticien et en tant
que penseur. Après
avoir été longtemps
psy pour enfants
en milieu
hospitalier, il
se consacre depuis
1995 à l’écriture
et à la pratique
libérale. Il est aussi
éditeur associé
de la célèbre
maison d’édition
britannique
Penguin, pour
laquelle il supervise,
entre autres,
les nouvelles
traductions des
textes de Freud.
Parmi ses ouvrages
traduits en
français : La Boîte
de Houdini (Payot,
2005), Le Pouvoir
psy (Hachette
Pluriel, 2001).
Son dernier livre,
Side Effects,
paraît ces jours-ci
au Royaume-Uni.
La psychanalyse n’est pas une science dure
La théorie analytique est forcément
hasardeuse et doit s’assumer
comme telle. Le point de vue
du psy et essayiste Adam Phillips.
a psychothérapie traverse une nouvelle crise d’identité. En témoignent
deux tendances récentes de la profession aux Etats-Unis : d’une part, les
efforts pour en faire une “science dure”
et, d’autre part, l’idée de plus en plus
répandue chez les praticiens qu’il est
non seulement inutile, mais aussi nuisible, d’utiliser la cure par la parole
pour découvrir les traumatismes dans
le passé des patients.
Il n’est pas vraiment surprenant que
des psychothérapeutes – et ce quelle que soit leur école – se sentent
contraints de se prouver à eux-mêmes
et à la société qu’ils pratiquent une
science dure. Compte tenu du prestige et de la confiance que le monde moderne accorde au fait scientifique, les
psychothérapeutes, qui ont toujours
eu à se mesurer à la profession
médicale, tiennent à démontrer qu’eux
aussi peuvent travailler dans le domaine du prévisible et qu’ils sont capables de fournir des preuves de la valeur de leur démarche.
L
Il est, pour ainsi dire, symptomatique
que les psychothérapeutes aspirent à
une légitimité scientifique. Or l’une des
bonne choses que fait la psychothérapie, à l’instar de l’art, c’est justement
de nous montrer les limites de ce que la
science peut faire pour notre bien-être.
La méthode scientifique seule ne suffit pas, en particulier lorsque nous
cherchons à savoir comment vivre
et qui nous sommes. De
même que nous ne pouvons
pas savoir à l’avance quel effet un livre ou un morceau de
musique vont produire sur
nous, de même chaque
psychothérapie – et
chacune
des
séances qui la compose – est imprévisible.
Si elle ne l’est pas, elle
s’apparente alors à de l’intimidation, à de l’endoctrinement.
Il serait naïf de la
part des psychothérapeutes de vouloir
ignorer la science ou de se dresser
contre toute méthodologie scientifique.
Mais chercher à présenter la psychothérapie comme une science dure est
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
36
en fait une tentative pour l’imposer sur
le marché. Cela relève d’une volonté de
la rendre “respectable”, d’en faire un
bien de consommation comme un autre
et par là même de la soumettre servilement au consumérisme. Un consumérisme auquel elle est justement censée aider les
gens à faire face. Si la psychothérapie a quelque chose à offrir – et la question
devrait toujours être posée –, il ne peut s’agir
que de quelque chose
qui se situe en dehors des valeurs
culturelles dominantes.
Lorsqu’on se rend
chez l’ophtalmologue ou qu’on achète une voiture, on
est en droit d’attendre des résultats
fiables et un minimum de garanties. Un
psychothérapeute honnête ne peut fournir de garanties comparables. Il ne peut
promettre qu’une disponibilité d’écoute
professionnelle et des commentaires
qui peuvent s’avérer utiles.
En invitant le patient à parler longuement
– en particulier de ce qui le perturbe vrai-
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
ment –, quelque chose finit par éclore.
Mais ni le patient ni le thérapeute ne savent à l’avance ce qu’ils vont dire ni quel
effet vont avoir leurs paroles. Le seul
fait de créer une situation favorable à
l’évocation des souvenirs, à l’expression de pensées, de sentiments et de
désirs jusque-là refoulés peut avoir des
effets incommensurables, à la fois positifs et négatifs. Rien – aucune formation, aucune recherche, aucune collecte
de données statistiques – ne peut annuler cette incertitude très particulière
de la rencontre. La psychothérapie est
un risque. Il y aura toujours des “victimes” de la thérapie.
Tout au long de l’Histoire, la religion a
été, avec la complicité de l’art, le langage à travers lequel les humains ont pu
exprimer ce qui leur tenait le plus à cœur.
La science est devenue le langage qui
les a aidés à connaître ce qu’ils voulaient
connaître et à avoir ce qu’ils voulaient
avoir. La psychothérapie, elle, doit occuper l’inconfortable juste milieu, sans
prendre parti ni pour l’une ni pour l’autre.
L’étroitesse d’esprit étant le mal le plus
répandu dans nos sociétés, il faut que
nos thérapeutes résistent à l’attrait des
certitudes en vogue.
Adam Phillips,
The New York Times (extraits), New York
819p34-35-36-37
11/07/06
10:21
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Nouvelles de la planète psy (1er volet) ●
de Londres et directeur du Centre Anna Freud.
Certains psychanalystes le considèrent un peu
comme un apostat pour avoir abandonné les
grandes classifications et accepté l’idée que la
psychanalyse doit être soumise aux outils de collecte de preuves. L’approche de Fonagy est toutefois la plus susceptible de perpétuer la tradition freudienne, et personne – pas même les cognitivistes – ne conteste sa capacité à réaliser des
études et à les soumettre aux règles d’évaluation.
Fonagy ne cherche en aucun cas à argumenter contre la TCC. Il soutient simplement
que la tradition freudienne propose
un autre moyen de comprendre
l’effet de la relation thérapeutique
et la difficulté qu’il y a à venir à
bout de la plupart des troubles
mentaux sur le long terme. Ce qu’il
reproche à la TCC, c’est de “se
vendre comme un antibiotique, alors
qu’elle n’est que de l’aspirine”.
Pour un état pathologique particulier, les troubles de la personnalité, Fonagy a démontré, en s’appuyant sur les méta-analyses de plusieurs études réalisées au cours des
sept dernières années, que l’approche psychodynamique était aussi efficace que la TCC. Mais David
Clark, professeur de psychologie à
l’Institut de psychiatrie britannique,
fait valoir les résultats de différentes
études comparatives publiées dans
la revue Archives of General Psychiatry, attestant de la plus grande
efficacité de la TCC. On ne sait pas
très bien jusqu’à quel point ces
études permettent de tirer des
conclusions tranchées.
Les thérapies freudiennes auront
toujours un handicap dans la course
à la validation scientifique, car la relation patient-analyste, qui est le “principe actif ” de la psychanalyse, ne
peut pas se traduire en données. Mais
même pour les thérapeutes cognitifs,
qui considèrent davantage cette relation comme un vecteur que comme
un principe actif, les études cliniques
peuvent donner des résultats plus
ambivalents qu’ils ne veulent bien l’admettre. Il
est vrai que les données tirées des réponses aux
questionnaires fournis au patient avant et après
la thérapie se prêtent à une évaluation scientifique, mais dans quelle mesure reflètent-elles des
états psychologiques réels ? C’est exactement le
problème qui se pose aux instituts de sondages
et aux chercheurs en sciences sociales, à cette
différence près que la recherche en TCC apparaît comme plus médicale qu’elle ne le devrait.
D’ailleurs, pour le traitement des troubles
de la personnalité et des troubles bipolaires,
d’éminents praticiens de la TCC admettent
volontiers emprunter un certain nombre d’idées
au vieux fonds freudien. Aux Etats-Unis, Judith
Beck (la fille d’Aaron), qui dirige l’Institut Beck,
et Cory Newman, du Centre de thérapie cognitive, disent utiliser certaines techniques issues
de l’approche psychodynamique pour étudier
les problèmes de l’enfance. Et, même en GrandeBretagne, une personnalité aussi importante que
David Clark, de l’Institut de psychiatrie britannique, n’exclut pas la valeur des autres
approches. “La TCC, c’est tout ce qui marche”,
dit-il, citant la formule d’Aaron Beck.
La thérapie cognitive n’a pas tant un problème
de méthode que de sens. Personne ne peut dire
que la thérapie cognitive ait donné lieu à un mouvement culturel, comme l’a fait la psychanalyse.
La TCC vise à modifier les mécanismes de l’esprit – à fournir aux patients des exercices leur
permettant d’améliorer leurs symptômes –, et non
à produire un langage de l’expérience humaine.
C’est là en même temps sa réussite et sa limite.
Certains cognitivistes – y compris Aaron
Beck, maintenant âgé de 85 ans – s’attachent aujourd’hui à donner une profondeur à leur idée.
Et, fait intéressant, c’est au bouddhisme qu’ils
font appel pour cela. Le lien qu’ils établissent
entre les deux passe par ce que l’on appelle la
“pleine conscience” [en anglais, mindfulness, ce
terme désigne une technique de méditation
bouddhiste]. Ce rapprochement fantaisiste est
toutefois très éloigné de la méthode scientifique
dont se réclame le cognitivisme. Et il élude une
contradiction flagrante : la pratique du bouddhisme n’incite pas à extérioriser verbalement
ses problèmes. Beaucoup de bouddhistes sont
convaincus que le malheur s’explique par des
actes commis dans une vie antérieure, et l’en-
seignement bouddhiste n’a pas du tout la même
tonalité que la psychologie active et positive des
cognitivistes. Nous avons récemment demandé au grand patriarche du Cambodge, Sa Sainteté le sangharajah Bour Kry, ce qu’il pensait de
l’utilisation de thérapies occidentales pour traiter les traumatismes d’un des pays les plus durement touchés au monde.Voici sa réponse : “La
voie bouddhiste n’est pas de ressasser le passé. Il faut
se détendre et se calmer,ne pas y penser.Dans le bouddhisme, rien n’arrive par hasard. Cela fait partie du
karma. En Occident, vous exprimez davantage les
choses. Dans la culture cambodgienne, on intériorise, on ne parle pas. C’est
une autre démarche.”
La culture à l’origine de la thérapie verbale la plus répandue dans
le monde est occidentale, rationnelle
et scientifique. Et, du moment que
l’on comprend ses bases philosophiques, elle peut à juste titre prétendre être efficace. Mais ce qu’elle
est structurellement incapable de
faire, c’est d’expliquer ou de décrire
les phénomènes de l’expérience. La
TCC considère l’ensemble des diagnostics psychiatriques qui tentent
de classifier les troubles mentaux
comme autant de dysfonctionnements cognitifs. Elle a pour ambition d’améliorer le fonctionnement
mental. De son point de vue, tout le
reste n’a pas de sens.
Ainsi, la TCC aurait considéré les
célèbres dépressions d’Abraham Lincoln et de Winston Churchill comme
des problèmes cognitifs à surmonter,
et non comme des états d’esprit, douloureux mais porteurs de sens, qui
leur disaient quelque chose sur le
monde et orientaient leurs actes.
Lorsqu’il étudie les rêves de ses patients déprimés, le thérapeute cognitif ne voit que des pensées positives
ou négatives, fonctionnelles ou dysfonctionnelles. C’est un avantage si
le patient consulte simplement pour
essayer d’améliorer ses symptômes.
Mais c’est un inconvénient s’il a besoin de comprendre son expérience.
Le roman préféré de Freud était Les Frères
Karamazov. La vision qu’avait Dostoïevski des
pulsions fondamentalement perverses et autodestructrices de la nature humaine faisaient
sens pour Freud, qui a cherché à trouver un
langage à leur mesure. Scientifiquement, il a
commis beaucoup d’erreurs et, on le sait, il s’est
trompé dans l’interprétation des symptômes de
certains de ses patients. Mais il avait pour ambition d’articuler en un ensemble cohérent les
conflits auxquels est confronté l’esprit humain
et dont il ne peut s’affranchir. Il ne reste peutêtre pas grand-chose de ses classifications et de
son modèle de l’inconscient, mais, pour ceux
qui comprennent que la souffrance peut être
porteuse de sens et que les relations sont le
moteur du changement humain, Freud reste
l’une des influences fondamentales.
Alexander Linklater et Robert Harland
LA SEMAINE PROCHAINE CES TROUBLES MENTAUX INVENTÉS PAR LES LABOS
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
37
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
Sigmund Freud
et Aaron T. Beck.
Dessin de Stephen
Lee paru
dans Prospect,
Londres.
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enquête
●
LA CENSURE AU QUOTIDIEN
Comment Pékin contrôle la presse
Hong Kong
Il n’y a pas de censeurs à demeure
dans les rédactions chinoises. Mais il
existe un organisme occulte qui “évalue”
a posteriori tout ce qui est publié,
et dont les critiques peuvent avoir
de très graves conséquences pour les titres
comme pour leurs responsables.
amais une affaire n’a eu autant
d’impact que la fermeture arbitraire du supplément Bingdian
(‘Point de congélation’) et jamais
les gens n’ont autant protesté face au
contrôle de la presse et à l’impossibilité
de s’exprimer librement.” C’est ce que
déclare Li Rui, ancien secrétaire de
Mao Tsé-toung et ancien directeur
adjoint du département de l’organisation du Parti communiste chinois (PCC). A 87 ans, ce dernier a publié avec d’autres
vétérans du PCC une “Déclaration commune sur l’affaire Bingdian”, dans laquelle il affirme fort justement :
“La réalité historique montre que seuls les régimes autoritaires ont besoin de contrôler l’information et caressent le
vain espoir de maintenir à jamais la population dans l’ignorance pour appliquer leur politique obscurantiste et perpétuer leur ‘monopole de la parole’.”
Ces vétérans du Parti estiment indispensable de
libérer l’information. Pour ce faire, il est crucial de parvenir à briser le joug idéologique de la Cellule de lecture et d’évaluation de l’information (CLEI) du département de la propagande du Comité central. Cette
cellule a pour mission de surveiller, blâmer, réprimer et contrôler tout le secteur de l’information. Ce
qui l’a amenée à faire disparaître bon nombre de publications de premier plan ces dernières années.
En théorie, la CLEI dépend du Bureau de l’information du département de la propagande, mais
elle fonctionne en fait de façon indépendante. Constituée en grande majorité de fonctionnaires retraités du
secteur de la presse, qui y font des vacations, elle dispose de pouvoirs largement supérieurs aux différentes
“divisions” relevant du Bureau de l’information. Son
bulletin, publié de façon irrégulière, est directement
adressé aux plus hauts dirigeants de l’Etat, aux départements provinciaux de la propagande et aux médias,
sans avoir à emprunter les canaux classiques de l’organisation du PCC.
Les membres de la CLEI effectuent souvent des
inspections sur le terrain dans les différents médias, où
ils viennent donner leurs directives. C’est ainsi qu’ils
se sont rendus un jour au grand complet dans les locaux
de la chaîne centrale de télévision
Li Datong, ancien
chinoise (CCTV) pour inspecter le rédacteur en chef du
travail effectué. Le directeur et le supplément Bingdian
sous-directeur de la chaîne ainsi que du Zhongguo
tous les responsables des program- Qingnian Bao,
mes s’empressèrent de les accom- licencié pour excès
pagner dans leur visite. Certains d’audace éditoriale.
médias se montrent très prévenants
envers la CLEI. D’autres se contentent de ravaler leur
colère, alors que des journalistes n’hésitent pas à exprimer leur indignation en tapant du poing sur la table.
Ainsi, l’ancien rédacteur en chef de Bingdian, Li Datong,
a par exemple déploré dans une lettre ouverte au rédacteur en chef du Zhongguo Qingnian Bao que “l’opinion
personnelle des membres de la CLEI [soit] une épée de
Damoclès suspendue au-dessus de la tête de tous les médias”.
La CLEI a été créée en 1994 et publie environ
800 bulletins par an, soit plus de deux par jour. Comme
J
l’admet bien volontiers la CLEI, la moitié d’entre eux
contiennent des jugements “négatifs”. Autrement dit,
il ne se passe quasiment pas de jour sans qu’un de ces
jugements réprobateurs ne mette dans l’embarras des
organes de presse. Le journal le plus remarquable de
Chine populaire, l’hebdomadaire cantonais Nanfang
Zhoumo, a notamment fait l’objet, en mai 2001, d’un
“mouvement de rectification” sans précédent, à l’issue
duquel les principaux responsables et les journalistes
constituant l’épine dorsale du journal ont été renvoyés.
L’ardeur du journal à dévoiler les travers de notre société
contemporaine et à se faire le porte-parole de l’opinion
publique s’en est trouvée sérieusement affectée.
Entre 1998 à 2001, le Nanfang Zhoumo avait
constamment été dans le collimateur. Depuis que l’hebdomadaire avait tourné en dérision la tendance à l’emphase “socialiste” dans la couverture médiatique des
secours apportés aux victimes de catastrophes naturelles, la CLEI lui adressait en moyenne une vingtaine
de “critiques” par an. Et l’étau s’était resserré en 2000.
Cette année-là, sur ordre comminatoire du comité du
Parti pour la province du Guangdong, le Nanfang
Zhoumo avait été contraint de se censurer et de publier
nombre d’articles “positifs” ou “neutres”. En août et
en octobre, la Cellule lui demanda des comptes, l’accusant à tort de publier trop d’articles négatifs ou à
scandale. Alors qu’un article intitulé “Un récit en provenance de la prison pour femmes” décrivait de manière
tout à fait positive la réhabilitation accomplie dans les
établissements pénitentiaires, les juges du groupe ont,
par exemple, décrété qu’il était négatif au motif que le
titre comportait le mot “prison” [auquel la Chine populaire a longtemps préféré le terme “camp de réforme
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
par le travail”]. Autre exemple : sur une photo montrant les secours lors d’un accident dans une mine,
on voyait un rayon de lumière rouge. Les commissaires en profitèrent pour accuser de manière abracadabrante le journal d’avoir retouché la photo pour
qu’il s’en dégage une atmosphère de terreur. Une
photo de la fête nationale à Pékin, qui représentait des
personnes âgées dans une petite ruelle avec le drapeau chinois, a également été accusée d’exprimer un
état d’esprit sombre.
Le bulletin de la CLEI, Lecture et évaluation de l’information, regorge d’insinuations, de fausses accusations, d’histoires montées en épingle et de questions de
principe. Si, d’aventure, les commissaires n’aiment pas
un article, sans pourtant parvenir à trouver la faille,
ils se contentent alors d’accuser le texte de “prêter le
flanc à tel ou tel point de vue”. Le Nanfang Zhoumo a
reçu blâme sur blâme, jusqu’à ce qu’il soit finalement
forcé en 2001 de changer d’équipe. Par contrecoup, le
journal a perdu la confiance de ses lecteurs et vu son
tirage chuter de 1,3 million d’exemplaires à moins de
400 000 aujourd’hui.
La CLEI compte une dizaine de membres, dont
une faction maoïste à l’idéologie sclérosée, d’anciens
rebelles [extrémistes] de la Révolution culturelle, et des
personnalités impliquées dans le mouvement de rectification qui a suivi les événements du 4 juin 1989 [l’écrasement dans le sang du mouvement prodémocratique
de la place Tian’anmen]. De façon choquante, ils n’hésitent pas à se qualifier de “professeurs occultes”, d’“amis
invisibles”, d’“infirmiers” des professionnels de l’information, etc. Mais, comme le prouvent leurs agissements, leur cellule est un concentré de tous les vices
hérités de la Révolution culturelle.
Selon le chef de la CLEI, Liu Zuyu, la mission première de sa lecture critique est d’“évaluer l’orientation donnée à l’opinion”, de “veiller attentivement à tout
ce qui touche l’idéologie”, de contrôler ce qu’il appelle
des “tonalités divergentes”, des “tonalités contraires”, du
“bruit” et des “parasites”.
Ancien directeur du Bureau de l’information du département de la propagande, Liu Zuyu a toujours fréquenté assidûment des personnalités du courant conservateur du Parti telles que Song Ping et Deng Liqun,
ainsi que les journalistes de la revue Zhenli de zhuiqiu
(“Recherche de la vérité”), qui, avec ses positions d’extrême gauche [idéologiquement opposées au démantèlement du système socialiste par
des réformes libérales], avait défié
Jiang Zemin. En réalité, cela signifie que des éléments d’extrême
gauche de certaines factions du
Parti exercent une mainmise sur le
domaine idéologique et tentent de
museler les forces qu’ils estiment
être “de droite”. Bien sûr, lorsqu’ils
dépassent la mesure, il leur arrive
de se faire tancer.
En 1999, par exemple, la CLEI
avait reproché à un journal d’avoir
lancé le slogan : “Servir le contribuable !” [sur le modèle du mot
d’ordre socialiste “Servir le peuple !”],
alléguant que la majorité des Chinois n’étaient pas des “contriEyePress News
YAZHOU ZHOUKAN (extraits)
38
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
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EyePress News
819p38-39
buables” puisqu’ils ne payaient pas encore d’impôt sur
le revenu. Quelques jours plus tard, le département de
la propagande avait émis un rectificatif dans lequel il
admettait que la grande majorité de la population était
composée de contribuables [tout du moins par le biais
des taxes indirectes]. Ce rappel à l’ordre provenait en
fait de l’ancien Premier ministre Zhu Rongji, qui s’apprêtait à renforcer le système d’imposition.
Le bulletin s’en prend non seulement à la presse
mais aussi aux paroles de certaines chansons à la mode,
à “l’engouement pour les grands films américains”, aux
reportages consacrés à la Saint-Valentin, à la vie et à la
mort de stars de la chanson hongkongaises et taïwanaises, aux ovnis, à l’horoscope et aux émissions télévisées sur les histoires d’amour… Dans un article intitulé “Les dessins animés chinois doivent se garder d’une
tendance à l’occidentalisation”, le bulletin du 19 mars
1997 se faisait l’écho d’un article qui affirmait : “Le
monde animal, dans les histoires chinoises traditionnelles
pour enfants, est bien souvent divisé en deux camps, les bons
et les méchants, selon un schéma bien établi.Ainsi, les chats
sont des héros alors que les souris incarnent les vilains. Mais,
avec l’arrivée massive de cartoons importés, nous avons
eu la surprise de découvrir que,dans les dessins animés étrangers, les souris devenaient brusquement de petits anges adorables, à l’esprit vif et intelligent. Sous l’influence de ces cartoons, nos propres dessins animés ont fini par intégrer cette
conception positive du rôle de la souris.” Et le bulletin de
dénoncer les dessins animés chinois qui vantent les
mérites des souris présentées comme courageuses et
risquant leur vie pour sauver leurs semblables.
Dans sa lettre ouverte au rédacteur en chef du
Zhongguo Qingnian Bao, Li Datong adresse à Li Erliang
les reproches suivants : “Depuis que vous êtes devenu
rédacteur en chef, un nouveau cérémonial s’est installé lors
des réunions de rédaction : c’est la lecture par vous-même,
d’une voix bien timbrée et en détachant les mots, du bulletin de la CLEI, souvent en entier. Cette fois, vous avez même
ouvertement tenu compte des éloges ou des blâmes décernés par les commissaires pour la rédaction du règlement d’attribution de récompenses ou de sanctions aux journalistes.”
Ce règlement stipule que les journalistes recevront :
120 points de bonus [avec un effet direct sur les salaires]
pour un éloge émanant de dirigeants du département
central de la propagande, et 50 points pour une mention nominative dans le résumé de la revue. Dès lors,
selon Li Datong, les entreprises d’information se sont
mises à faire des avances aux membres de la CLEI
pour gagner leurs faveurs. Elles les convient à des banquets, où des cadeaux d’une valeur non négligeable
leur sont remis. C’est ainsi que les membres de la Cellule vont par monts et par vaux et parcourent toutes
les régions de Chine. Partout où ils passent, ils sont
accueillis par les patrons des médias, qui se montrent
déférents à leur égard par-devant, tout en maudissant
par-derrière ces gens qui disposent du droit de vie et
de mort sur leurs publications.
Certains membres de la CLEI renvoient l’ascenseur en divulguant des nouvelles [en direction des
journaux “méritants”] ou en remettant à plus tard
une ou deux critiques. De source bien informée, le
premier jet du bulletin est d’abord publié sur l’Intranet du département de la propagande, une partie de
son contenu étant ensuite officiellement diffusée aux
PROJET DE LOI
Silence sur les catastrophes !
■ Les journaux chinois qui publieraient des informations non
autorisées sur les événements accidentels de toutes sortes
– épidémies, calamités naturelles ou catastrophes industrielles – pourraient bientôt être mis à l’amende. Selon le webzine hongkongais Yazhou Shibao Zaixian, un projet de loi sur
la “réponse aux événements accidentels” est présenté comme
ayant pour but d’“améliorer la sécurité” dans de telles circonstances et ne vise pas la presse en premier lieu. Mais
un article prévoit une amende de 50 000 à 100 000 yuans
(5 000 à 10 000 euros) pour qui diffuserait de son propre chef
des informations “trompeuses ou suscitant la terreur dans la
population”. Cette clause, ajoutée au dernier moment selon
le site Internet de Caijing, s’applique à la presse hongkongaise
et étrangère. Le grand magazine financier souligne que seule
la transparence aide à calmer les esprits en cas de catastrophe, et donne la parole à un juriste chinois s’alarmant de
la possibilité pour un gouvernement local de faire taire la presse
grâce à ce texte. Dans un commentaire au quotidien hongkongais South China Morning Post, un professeur de journalisme affirme que l’annonce de ce projet a d’ores et déjà eu
un effet “glaçant” sur les rédactions chinoises.
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
39
échelons supérieurs et inférieurs. Le supplément
Certains commissaires rédigent des hebdomadaire
critiques à tort et à travers et les Bingdian
publient sur le réseau interne, puis du quotidien
de la jeunesse
font en sorte que les médias incri- Zhongguo
minés soient mis au courant. Ceux- Qingnian Bao.
ci s’empressent alors de faire marcher les “relations publiques”, et obtiennent parfois
que le projet de critique à leur sujet soit abandonné.
En Chine, à l’époque du Kuomintang, il y avait une
censure préalable des journaux, a priori effrayante mais
en réalité faillible. En Chine populaire, il n’y a pas de
censure préalable, mais la surveillance est bien plus
stricte. Elle s’exerce essentiellement par le réseau du
personnel de l’organisation du Parti communiste, qui
pousse les responsables, nommés par ses soins dans les
médias, à pratiquer une autocensure sévère. Parallèlement, la CLEI procède à un examen visant à appliquer des sanctions après coup. Les provinces et les
grandes municipalités sont également dotées de cellules de lecture et d’évaluation, constituant un réseau
de surveillance très dense. Leurs avis, une fois approuvés par le Parti, jouent un rôle direct dans l’imposition
de sanctions disciplinaires aux médias – fermeture, suspension de parution, renvoi de leur rédacteur en chef.
En parlant d’une “nouvelle époque”, Ji Bingxuan, le
sous-directeur du département de la propagande du
PCC, évoquait récemment l’économie de marché dans
laquelle se trouve la Chine depuis les années 1990.
Cette période a été marquée par une prolifération des
médias, qui, poussés par le marché, ont aujourd’hui de
plus en plus envie de s’affranchir des contrôles. En parlant d’“innovation”, Ji Bingxuan faisait allusion aux
nouveaux moyens que le PCC doit trouver pour contrôler les médias. L’objectif de ces nouveaux moyens est
d’intensifier le contrôle sur l’“orientation de l’opinion”
par les médias dans un contexte d’économie de marché. L’un des stratagèmes utilisés consiste à faire assumer les basses œuvres par un organisme non officiel tel
que la CLEI pour empêcher l’Occident de découvrir
immédiatement la censure institutionnalisée de l’information. Lorsque l’intervention de ces hommes de
main est trop musclée et qu’elle suscite des réactions
sur le plan international, les dirigeants du Parti peuvent
alors intervenir, en se faisant passer pour des personnes
ouvertes et tolérantes.
Du Zhizhi
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
BD afrique
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18:02
Page 40
Cet été
on bulle !
Jusqu’au 31 août, “Courrier international” vous invite
à découvrir la bande dessinée féminine à travers des
œuvres inédites de dessinatrices du monde entier.
Aya de Yopougon 2
DR
Comment avez-vous
eu l’idée d’écrire
Aya de Yopougon* ?
MARGUERITE
ABOUET Par nostal-
pour le grand public d’avoir un nouveau regard sur le continent africain. Ma plus grande joie, c’est lorsqu’un lecteur me demande
si c’est réellement comme ça là-bas.
g i e . Aya n t q u i t t é
la Côte-d’Ivoire à
12 ans, j’ai toujours
ressenti le besoin de
raconter ma jeunesse là-bas, les bêtises que je faisais, les histoires
incroyables du quartier, des familles, des voisins. Je ne voulais pas oublier cette partie
de ma vie. Alors, je m’accrochais à ces souvenirs, et l’envie de les raconter devenait
de plus en plus pressante avec l’âge. Je
me sentais un peu coupable d’être
heureuse dans un autre pays (la
France), loin de ma famille.
D’autre part, j’étais agacée
par la manière dont les médias reflétaient systématiquement les mauvais côtés de l’Afrique. Je voulais
donc simplement en décrire l’autre face : la vie quotidienne des gens, leurs
joies, leurs chagrins. Aya est
une histoire urbaine qui
aurait pu se passer n’importe où dans le monde.
L’écrivain suédois Henning Mankell,
qui vit une partie de l’année au Mozambique, a récemment déclaré : “On nous
dit tout sur la façon dont les Africains
meurent, mais rien sur la façon dont ils
vivent.” Que vous inspire cette réflexion ?
Comment expliquezvous qu’Aya** ait rencontré un pareil succès ?
Nous avons proposé un traitement original des thèmes qu’on
aborde différemment d’habitude
(contes, guerre, famine, sida…). Je
crois qu’énormément d’amoureux
de l’Afrique sont en attente de livres
comme le nôtre.
Lors de dédicaces, j’ai remarqué que l’on
rencontrait souvent des Français ayant vécu
en Afrique de l’Ouest – qu’ils y soient nés ou
qu’ils y aient juste vécu quelque temps –, très
nostalgiques et émus de retrouver l’ambiance
qu’ils avaient connue. C’est aussi l’occasion
Cette phrase aurait pu sortir de ma bouche,
aussi ajouterai-je seulement qu’on nous dit
également trop que les Africains vivent dans
la famine, la maladie, les guerres tribales, la
pauvreté, avec une main tendue quémandant
l’aide de l’Occident.
Il est intéressant de constater que cette vision légère et insouciante de l’Afrique que
l’on trouve dans Aya a pu déranger certains journalistes, qui nous ont reproché
de faire l’autruche, comme s’il était interdit d’évoquer le continent sans égrener les
poncifs de la misère. Il y a pourtant aussi
une grande misère en France, et personne
ne penserait à faire le procès d’auteurs qui
omettraient de faire figurer des SDF dans
leurs livres. C’est pour moi paradoxalement
une forme de racisme bien-pensant. Il faut
savoir que les Africains en ont d’ailleurs assez de ce côté misérabiliste que l’on s’obstine à montrer de leurs pays. Cela ne
fait qu’une quarantaine d’années que
les pays africains ont leur indépendance. Il faut juste laisser le
temps aux Africains de se libérer
des vieux crocodiles au pouvoir, et aux mentalités
d’évoluer.
Propos recueillis par
Pierre Cherruau
* Yopougon est un
quartier populaire
d’Abidjan, la capitale économique de
la Côte-d’Ivoire.
** Le premier tome
des aventures d’Aya
de Yopougon a notamment été primé au festival d’Angoulême.
DR
De Marguerite Abouet et Clément Oubrerie
■
Les auteurs
Marguerite Abouet
est née en 1971
à Abidjan. Elle arrive
à 12 ans en France.
En 1994, elle devient
punk et supernounou.
Sept ans plus tard,
elle est assistante
juridique. En 2004,
elle commence
à écrire
des scénarios.
Clément Oubrerie
est né en 1966
à Neuilly-sur-Seine.
Cet illustrateur
de talent a obtenu
le prix du meilleur
album 2006 pour
Aya de Yopougon,
réalisé avec
Marguerite Abouet.
La même année,
il a publié Les Dix
et Une Nuits (éditions
Le Seuil Jeunesse)
et Dis, tante Mémène
(éditions Hachette
Jeunesse).
Le second tome
d’Aya de Yopougon
sera en librairie
en septembre 2006.
WEB+
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10/07/06
Cet été
on bulle !
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18:03
6 juillet
Page 41
Difficile d’être Elvis à Uppsala
de Nina Hemmingsson, Suède
13 juillet
Aya de Yopougon 2
de Marguerite Abouet, Côte-d’Ivoire
et Clément Oubrerie, France
20 juillet
La Perdida
de Jessica Abel, Etats-Unis
27 juillet
Pour elle
de Maria Alcobre, Argentine
3 août
Oreillers de laque
de Sugiura Hinako, Japon
24 août
Choses vues
de Marjane Satrapi, France, Iran
31 août
Suburbia
de Francesca Ghermandi, Italie
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■ sciences
Pour maigrir,
mangez des
bactéries p. 50
Washington souhaite-t-il l’échec du cycle de Doha ?
COMMERCE Les
■
Un vaccin
contre les
caries p. 50
■ écologie
Touche pas
à mon eau ! p. 51
négociations de l’OMC
semblent désormais
vouées à l’échec. Sauf
si George Bush profite
du sommet du G8,
qui démarre le 15 juillet,
pour annoncer
l’assouplissement
de la position américaine.
THE ECONOMIST
Londres
n novembre 2001, les Etats-Unis
furent le moteur principal du lancement du nouveau cycle de négociations sur le commerce mondial,
dit “cycle de Doha”. Robert Zoellick,
alors grand négociateur commercial
de l’Oncle Sam, avait bien compris
l’importance d’une telle démarche au
lendemain des attentats du 11 septembre. Depuis, l’Amérique a souvent
relancé ces discussions laborieuses.
Après le sabordage par les pays pauvres
de la conférence ministérielle de
Cancún, en 2003, elle a ramené autour
de la table les membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ;
et, l’année dernière, elle a proposé le
premier plan complet de libéralisation
du commerce agricole.
E
i n t e l l i ge n c e s
L’OFFRE AMÉRICAINE EST MOINS
GÉNÉREUSE QU’IL N’Y PARAÎT
Aussi y a-t-il beaucoup d’ingratitude,
alors que les négociations s’acheminent vers un échec, dans les regards
accusateurs qui se tournent aujourd’hui vers l’Amérique. Les Etats-Unis,
affirment leurs partenaires, empêchent
la signature d’un accord en exigeant
trop des autres sans offrir suffisamment
eux-mêmes. Ces accusations se font
plus pressantes depuis le 1er juillet, date
à laquelle s’est tenue à Genève une
accablante réunion des ministres du
Commerce, qui s’est terminée plus tôt
que prévu sans faire la moindre avancée. Les participants devaient une fois
de plus tenter d’ébaucher les grands
axes d’une libéralisation du commerce
agricole et industriel, tâche qui, depuis
cinq ans, semble hors de leur portée.
Personne n’ignore que cela supposerait des réductions des subventions
agricoles plus draconiennes que ce qu’a
accepté l’Amérique jusqu’ici, mais aussi
une baisse plus significative des barrières douanières de l’Union européenne et des pays émergents.
Susan Schwab, la nouvelle représentante au Commerce des Etats-Unis,
a fait savoir à Genève qu’elle refuserait
toute baisse supplémentaire des subventions. Elle a également dénoncé l’insuffisance des propositions des autres
participants, évoquant une véritable
“boîte noire” de dérogations qui permettraient à l’UE et aux marchés
émergents de limiter l’effet des réductions des droits de douane. [Dans le
jargon de l’OMC, les subventions autorisées entrent dans la “boîte verte”,
Dessin de Javier
Lobato paru
dans Actualidad
Económica,
Madrid.
■
Appel au G8
Il faut sortir l’OMC
de l’impasse. Tel est
le message envoyé
par Paul Wolfowitz,
le président de
la Banque mondiale,
aux chefs d’Etat
réunis à SaintPétersbourg du
15 au 17 juillet pour
le sommet du G8.
“Les gens les plus
pauvres du monde,
ces 1,2 milliard
de personnes qui
vivent avec moins
de 1 dollar par jour,
espèrent que vos
bonnes intentions
seront transformées
en actions
décisives”, affirme
Wolfowitz. Baptisé
par l’OMC “cycle
du développement”,
le cycle de Doha
a pour objectif
officiel de mettre
la libéralisation
des échanges
commerciaux
au service des pays
pauvres
en réduisant
les subventions
agricoles et
les droits de douane,
surtout dans
les pays riches.
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
48
celles qui sont interdites dans la “boîte
orange” et celles qui doivent être diminuées dans la “boîte bleue”. La boîte
noire n’existe pas.]
Susan Schwab a raison sur un
point : en matière de réduction des barrières douanières, les Européens et les
pays en développement se montrent
beaucoup plus timorés que Washington. Pour les produits agricoles, les
Etats-Unis réclament une baisse de
66 % des droits de douane des pays
riches, alors que la dernière offre de
l’Union n’était que de 39 % et que le
G20 (qui regroupe les grandes économies émergentes, dont le Brésil, l’Inde
et la Chine) exige 54 %. Mais ces propositions seraient affaiblies par de nombreuses exceptions, puisque tous les
pays peuvent déclarer certains produits
“sensibles”. Quant aux pays en développement, ils bénéficient d’une dérogation supplémentaire pour les produits
dits “spéciaux”, notamment pour protéger le niveau de vie des paysans pratiquant l’agriculture de subsistance. Certains réclament tellement d’exceptions
que cela revient, de fait, à vider les propositions actuelles de leur contenu. Un
groupe de pays émergents, parmi lesquels la Chine, l’Inde et l’Indonésie,
souhaitent pouvoir classer 20 % des produits agricoles dans les “produits spéciaux”, catégorie qui ne serait soumise
à aucune diminution des droits de
douane. Au moins 90 % des importations agricoles échapperaient ainsi à la
baisse des barrières douanières.
D’un autre côté, c’est avec raison
que les détracteurs des Etats-Unis affirment que l’offre américaine sur l’agriculture est moins mirobolante qu’il n’y
paraît.Washington a promis de diviser
presque par deux le montant maximal
de ses subventions génératrices de distorsions commerciales. Le nouveau
plafond, 23 milliards de dollars, est
bien inférieur au chiffre européen équiDU 13 AU 19 JUILLET 2006
valent. Mais, comme dans la réalité les
Etats-Unis sont loin d’atteindre ce plafond (l’an dernier, ils ont dépensé
19,7 milliards de dollars), cela ne
change absolument rien pour eux.
A en croire les optimistes – qui se
font de plus en plus rares –, cette
intransigeance est essentiellement tactique. La réunion de Genève marquant
la première intervention de Susan
Schwab dans ses nouvelles fonctions,
il lui fallait se montrer inflexible afin
d’asseoir sa crédibilité dans son propre
pays. Désormais armée d’une réputation de farouche protectrice des intérêts américains, elle aura la confiance
du Congrès et sera en mesure de négocier un accord. Mieux encore, toujours
selon les optimistes, tous les ingrédients
d’un compromis sont réunis. Pascal
Lamy, le directeur général de l’OMC,
parle d’un accord “20/20/20” : les
Etats-Unis acceptent de ramener leur
plafond de subventions au-dessous des
20 milliards de dollars, l’UE se rallie à
la proposition du G20 en matière de
barrières sur les produits agricoles et
les pays émergents acceptent de limiter leurs droits de douane sur les produits industriels à 20 %. Ce compromis aboutirait à une réduction des
barrières douanières inférieure à ce que
proposent les Américains, mais il mettrait un terme à la progression des subventions et permettrait une libéralisation accrue du commerce.
LE CONGRÈS PRÉFÈRE
LES ACCORDS BILATÉRAUX
Selon un point de vue plus pessimiste,
le blocage actuel n’a rien de tactique.
Il résulte simplement d’une divergence
croissante entre les Américains et
les autres sur les objectifs de Doha.
Nombre de grands acteurs des négociations, en particulier l’UE et le Brésil, semblent pencher pour le compromis proposé par Pascal Lamy. Mais
ce n’est pas le cas de l’Inde, qui considère que l’objectif affiché de Doha d’aider les pauvres signifie que les pays
pauvres ne doivent consentir aucun
effort. Les Etats-Unis se situent à
l’autre extrême, déterminés à voir le
cycle aboutir à des diminutions significatives des barrières douanières pour
tous – au risque de faire capoter l’ensemble des négociations.
Le fait est que, pour beaucoup de
membres du Congrès américain, pas
d’accord vaut mieux qu’un mauvais
accord : les législateurs sont plus favorables aux pactes commerciaux bilatéraux – qui permettent aux Etats-Unis
d’imposer plus facilement leurs conditions – qu’aux traités multilatéraux.
Malheureusement, le temps presse,
ne serait-ce que parce que George W.
Bush perdra en juin 2007 l’autorité en
matière de promotion commerciale
[la Trade Promotion Author ity
empêche le Congrès d’amender tout
accord global négocié par le président].
Dans les semaines à venir, le gouvernement américain devra de deux
maux choisir le moindre : être vilipendé chez lui pour avoir conclu un
accord insuffisant ou être critiqué à
l’étranger pour avoir laissé échouer
le cycle de Doha.
■
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économie
Du café acheté et vendu au prix fort
MATIÈRES PREMIÈRES
L’américain
Intelligentsia Coffee
offre aux producteurs
de café un prix très
supérieur à celui du
commerce équitable.
Mais il n’achète que
les produits d’excellente
qualité. Au Nicaragua,
les planteurs
semblent séduits.
■
THE NEW YORK TIMES (extraits)
New York
DE GRANADA (NICARAGUA)
eoffrey Watts a assisté récemment à la cérémonie de clôture
de la Coupe de l’excellence du
café nicaraguayen, organisée
comme chaque année à Granada, dans
le vieux couvent de San Francisco.
Watts, 32 ans, est l’acheteur de café
vert d’Intelligentsia Coffee, une société
de gros et de détail de Chicago en
pleine expansion. Le café est toute sa
vie, avoue Watts. Il essaie d’assister
chaque année à tous les concours organisés à travers l’Amérique latine pour
dénicher les meilleurs grains et nouer
des relations durables avec les planteurs. “Je trouve un café que j’adore,
j’engage une relation directe avec le producteur et je le paie au moins 25 % audessus du prix du commerce équitable”,
résume-t-il. Le label “commerce équitable”, qui est délivré par un organisme
international à but non lucratif, vise
G
à garantir une rémunération juste et de
bonnes conditions de travail aux agriculteurs des pays en développement.
Son tarif est de 1,41 dollar la livre
[1,10 euro] pour des grains de café
issus de l’agriculture biologique et de
1,26 dollar [1 euro] pour les autres.
Geoffrey Watts consacre beaucoup de temps et de moyens aux producteurs, invitant des groupes à venir
à Chicago pour étudier le volet
consommateurs de la filière. Tout
comme Doug Zell, le fondateur et
président d’Intelligentsia, il refuse la
logique “acheter à bas prix, vendre au
prix fort”. Ils achètent cher et vendent
cher. Dans les années à venir, ils prévoient de payer 50 %, 100 %, voire
200 % au-dessus des tarifs du commerce équitable pour des grains tellement bons que les consommateurs
seraient prêts à les payer plus de
20 dollars la livre [16 euros]. “Côté
producteur comme côté consommateur,
nous nous efforçons de créer une culture
de la qualité”, explique Geoffrey Watts.
Dans la filière du café, d’aucuns
doutent du modèle économique d’Intelligentsia et de ses méthodes originales. “Intelligentsia s’est taillé une réputation d’entreprise bête et naïve qui paie
trop cher les agriculteurs et croule sous
les dettes”, rapporte Peter Giuliano,
acheteur chez Counter Culture Coffee à Durham, en Caroline du Nord,
l’un des rares torréfacteurs très haut
de gamme qui consent une prime à
la qualité. Watts reconnaît que, par
le passé, l’entreprise a quelque peu
péché par altruisme et négligé les
impératifs financiers. Mais, depuis
peu, Intelligentsia a su faire taire les
critiques en devenant une entreprise
rentable, avec un chiffre d’affaires de
9,4 millions de dollars [7,5 millions
d’euros] en 2005 et un taux de crois-
gentsia est l’unique acheteur de la production familiale. “Ma famille remercie Dieu pour la Coupe de l’excellence”,
lança Norman Canales, en donnant
à Watts une chaleureuse accolade.
“C’est grâce à ce concours qu’Intelligentsia a entendu parler de nous. Maintenant, nous obtenons un prix élevé pour
notre production et nous considérons Geoff
comme notre ange gardien.”
LES PLANTEURS ÉVALUERONT
LA QUALITÉ DE LEUR PRODUCTION
Dessin d’Eric
Palma paru dans
The New Yorker,
Etats-Unis.
sance de 21 % en 2006. Le café
occupe une place primordiale au
Nicaragua, et la cérémonie de la
Coupe de l’excellence a réuni du beau
monde : membres du gouvernement,
industriels, exportateurs et représentants des coopératives qui regroupent
les 27 000 petits producteurs du pays.
Alors que le jour déclinait et que les
discours traînaient en longueur,Watts
a retrouvé Norman Canales, fils de
Daniel Canales, lauréat 2004 et premier vainqueur issu de l’agriculture
biologique. Norman et ses frères cultivent eux aussi du café bio. Intelli-
la vie en boîte
Votre patron n’est peut-être pas le pire
videmment, votre chef est insupportable.
Mais vous a-t-il jamais lancé des instructions de l’intérieur de son 4 x 4 pendant
que vous vous teniez debout sous la pluie ?
Ou demandé de finir de taper une note alors
que vous vous rendiez aux obsèques de votre
sœur ? Vous a-t-il déjà déduit 100 dollars de
votre paie parce que les clients étaient trop
nombreux à annuler leur rendez-vous après
les attentats du 11 septembre 2001 ?
Les chefs qui se sont conduits de la sorte ne
se sont même pas qualifiés pour le concours
national “Mon mauvais patron”, qui vise à
couronner le pire boss de tous les temps.
“Nous voulons mettre à la disposition des
gens une plate-forme où ils peuvent partager
leur expérience”, explique Robert Fox, directeur adjoint de Working America, une organisation affiliée à la centrale syndicale AFLCIO, qui parraine cette compétition. Toutes
les anecdotes publiées dans la rubrique “Mon
mauvais patron” du site Internet de Working
America (www.workingamerica.org/badboss)
sont signées d’un pseudonyme et ne mentionnent aucun détail révélateur, comme la
E
Dessin de Tomaschoff
paru dans Die Welt, Berlin.
ville, l’employeur ou le nom de l’entreprise.
L’organisation ne vérifie pas la véracité des
communications reçues.
Depuis son lancement, le 1er juin, le concours
a recueilli plus de 900 témoignages, attiré
l’attention des médias (500 000 visites
pour un site dont pratiquement personne
n’avait jamais entendu parler) et collecté
15 000 votes pour la première qualification.
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
Un demi-finaliste sera choisi chaque semaine
jusqu’à la finale, prévue le 10 août.
Que gagnera le prétendu vainqueur ? Une
semaine de vacances en location, offerte
par UnionPlus, une agence de voyages et de
loisirs proche des syndicats, et d’autres prix,
dont le CD Take This Job and Shove It [Prends
le boulot et tire-toi] de Johnny Paycheck.
Presque tous les témoignages portent sur
des actes potentiellement illégaux, mais
Robert Fox assure que Working America n’a
pas l’intention de poursuivre en justice les
mauvais patrons. L’organisation, qui s’efforce
de mobiliser les gens et de les sensibiliser
aux combats syndicaux menés par l’AFL-CIO,
entend se servir de ces récits pour braquer
les projecteurs sur le genre de comportement
inadmissible que doivent supporter régulièrement de nombreux salariés.
Sans surprise, un autre appel à témoignages lancé par Working America, “Qu’estce qu’un bon patron ?”, est loin d’avoir eu
autant de succès.
Mehul Srivastava,
The Sacramento Bee (extraits), Etats-Unis
49
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
Le lendemain, Geoffrey Watts est allé
rendre visite aux planteurs de la coopérative de Las Brumas, située à quatre
heures de route de Granada, dans les
collines surplombant Matagalpa, pour
leur faire une proposition importante.
En 2003, ces exploitants se sont distingués à la Coupe de l’excellence.
Depuis,Watts achète une grande partie
de leur production. La fête, financée
par Intelligentsia, battait son plein à
son arrivée. Après les réjouissances,
35 producteurs et leurs familles se sont
rassemblés dans un bâtiment pour
écouter leur hôte.
Geoffrey Watts a annoncé qu’il
était prêt à travailler directement avec
eux et à leur payer 1,60 dollar la livre
[1,24 euro] pour de la qualité AA qui
aurait obtenu une note de 84 à 87
(sur une échelle de 100) ; 1,85 dollar
[1,50 euro] pour des grains AAA
notés entre 88 et 93 ; et 3 dollars
[2,40 euros] – du jamais-vu – pour du
café extraordinaire gratifié d’un 94 et
plus. Et il a précisé que ces tarifs ne
baisseraient jamais, qu’ils ne pourraient qu’augmenter.
Jusqu’à présent, les producteurs
de Las Brumas n’ont jamais été payés
directement. La coopérative reçoit
l’argent et rémunère uniformément
tous les cultivateurs. D’abord muets
de stupéfaction, ils ont fini par poser
quelques questions. Quelle sera la part
prélevée par CECOCAFEN, l’énorme
coopérative dont fait partie Las Brumas ? Rien, a répondu Watts. “CECOCAFEN touchera une commission distincte d’environ 26 cents par livre de café
[0,20 euro] en rémunération de services
essentiels” comme le broyage à sec des
grains, le préfinancement de la récolte
et l’assistance technique. Comment les
producteurs pourront-ils être sûrs que
l’évaluation de leur café sera équitable,
impartiale et cohérente ? Watts a promis de construire un laboratoire dans
le village, où les planteurs apprendront
à juger la qualité de leur propre café.
L’acheteur d’Intelligentsia a pris
congé au coucher du soleil. Il sera de
retour à l’automne. Grâce à la relation
de confiance établie avec Las Brumas,
il espère que les cultivateurs accepteront son offre pour la récolte de l’an
prochain.
Michaele Weissman
W W W.
Toute l’actualité internationale
au jour le jour sur
courrierinternational.com
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sciences
i n t e l l i g e n c e s
●
Pour maigrir, mangez des bactéries
SANTÉ La présence
les autres bactéries à digérer certaines
fibres que nous ne pouvons pas assimiler et les transforme en un substrat
utilisable par le corps. Sans lui, les
déchets s’accumuleraient et bloqueraient l’activité des autres micro-organismes. Les chercheurs ont également
découvert que les souris abritant dans
leur intestin d’importantes populations
de M. smithii sont plus grosses que
celles qui n’en ont pas. Les expériences
ont été menées sur des souris élevées
dans un environnement stérile et
n’ayant pas de micro-organismes dans
les intestins. Les chercheurs leur ont
injecté une bactérie très fréquente dans
l’appareil digestif de l’homme, Bacteroides thetaiotaomicron. Certaines souris ont également reçu une dose de
M. smithii. Résultat : environ 100 fois
plus de micro-organismes ont élu
domicile dans le colon des souris ayant
reçu à la fois B. theta et M. smithii que
chez celles qui n’avaient reçu que
B. theta. On peut donc en déduire que
le travail d’élimination des déchets de
M.smithii permet d’une façon ou d’une
autre aux autres bactéries de prospérer. “Il se passe quelque chose de cool”,
s’enthousiasme Buck Samuel. Lorsque
les deux micro-organismes cohabitent,
B. theta stimule l’activité des gènes
impliqués dans la dégradation et la
métabolisation des fructanes, des molécules présentes entre autres dans les
oignons, le blé et les asperges, et que
l’intestin humain ne peut pas digérer
seul. B. theta transforme les fructanes
en acides gras, dont certains sont
absorbés par l’intestin de la souris puis
utilisés comme source d’énergie ou
stockés sous forme de graisses. Au bout
■
de certaines bactéries
dans le tube digestif
modifie profondément
la manière dont nous
digérons. Et donc
la propension
de chacun à grossir…
NATURE
Londres
es chercheurs américains ont
identifié dans notre système
digestif une bactérie qui nous
aide à “profiter” le plus possible
des calories contenues dans les aliments. Cette découverte vient confirmer la théorie selon laquelle la composition de la flore intestinale a une
influence sur la prise de poids. Cela
suggère que l’implantation de certaines
populations de micro-organismes dans
l’intestin pourrait contribuer à lutter
contre l’obésité.
Nos entrailles fourmillent de bactéries et d’autres micro-organismes qui
favorisent l’assimilation des aliments,
mais les scientifiques ne font que commencer à déterminer le rôle de chacun
des habitants de ces lieux obscurs et
moites. Buck Samuel, de l’université
Washington, à Saint Louis, et ses collègues se sont particulièrement intéressés à une archéobactérie nommée
Methanobrevibacter smithii [les archéobactéries sont des micro-organismes
D
qui ressemblent aux bactéries mais
qui forment un groupe biologique distinct, d’origine très ancienne et encore
mal connue]. Ils ont découvert que sa
spécialité est l’élimination des détritus. M. smithii transforme l’hydrogène
et les autres déchets produits par les
autres micro-organismes en méthane,
un gaz que nous expulsons chaque
jour. “Disons que c’est un acteur mineur
de la flore intestinale qui a un impact
majeur”, commente Samuel avec
élégance.
Le travail de M. smithii est peutêtre peu ragoûtant, mais Samuel et son
équipe ont prouvé qu’il est indispensable. En éliminant les déchets, il aide
Dessin
de Maxschindler
paru dans
le Financial Times,
Londres.
de quelques semaines, les souris abritant les deux types de bactéries avaient
approximativement 40 % d’acétate
– un acide gras – dans le sang de plus
que les autres, mais aussi 15 % de
graisse corporelle en plus.
M. smithii ou ses cousines étant
présentes dans le système digestif de
85 % des êtres humains, la question
maintenant est de savoir si les personnes en surpoids ont davantage de
ces bactéries et si celles qui sont trop
minces en ont moins. S’il en va des
hommes comme des souris, on peut
en déduire qu’indiquer la quantité de
calories sur les emballages alimentaires
ne sert à rien puisque chaque individu,
suivant la composition de sa flore intestinale, ne tirera pas le même nombre
de calories de la même banane ou du
même cheeseburger. On peut aller plus
loin et penser qu’il est peut-être possible de faire varier le poids en implantant différents micro-organismes dans
notre tube digestif. Mais, selon Samuel,
à ce stade des recherches, il ne s’agit là
que de “pures spéculations”. Il a toutefois présenté ses travaux au congrès
de l’American Society for Microbiology, à Orlando, et devrait bientôt les
publier dans les prestigieux Proceedings
of the National Academy of Sciences.
Helen Pearson
W W W.
Toute l’actualité internationale
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la santé vue d’ailleurs
Un vaccin contre les caries
omment se débarrasser des
bactéries responsables des
caries ? On ne peut pas les
détruire par une cure d’antibiotiques, car cela mènerait à éliminer d’autres bactéries présentes dans le système digestif
et très utiles pour l’organisme
(voir ci-dessus). Il existe bien
quelques rares substances qui
détruisent d’une manière sélective les Streptococcus mutans
– la principale responsable des
caries – mais elles sont très
toxiques pour l’homme. Hormis
l’habituel brossage au dentifrice,
la seule chance de combattre
préventivement les caries réside
donc dans la création de vaccins.
C’est toutefois un chemin bien
dif ficile. En ef fet, les streptocoques possèdent à leur surface
des substances qui rappellent
celles qu’on retrouve sur les cellules du muscle cardiaque. Un
vaccin contre les premières
menacerait les secondes, et
deviendrait par conséquent très
dangereux pour la santé. Com-
C
ment faire ? Les scientifiques
ont isolé les enzymes qui permettent aux streptocoques de
se fixer sur l’émail. Et ce sont
ces enzymes contre lesquels ils
ont dirigé le nouveau vaccin.
Incapables de s’accrocher aux
dents, les streptocoques sont
“lavés” par la salive, et ne peuvent nuire.
Les chercheurs du Forsythe Institute [une fondation américaine
pour l’hygiène buccale, créée il
y a presque un siècle] ont commencé à tester un tel vaccin en
1992. Ils ont démontré que la
vaccination de jeunes rats, tout
aussi friands de sucreries que
les hommes, favorise une diminution durable des caries. Mais,
pour être efficace, cette vaccination doit être réalisée avant
que les streptocoques ne se
logent dans la cavité buccale.
Les pédiatres pourraient l’appliquer, sous forme d’un aérosol,
à l’occasion d’une visite médicale de routine à la fin de la première année du bébé. “Si on vac-
Dessin de Kopelnitsky,
Etats-Unis.
cine un adulte, son organisme
va produire des anticorps, mais
il ne sera pas capable de combattre les microbes vivant sur
l’émail”, explique Mar tin Taubman, du Forsythe Institute. Malgré ces premiers succès, il
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
50
cherche toujours une firme pharmaceutique disposée à investir
dans le perfectionnement de son
vaccin.
Les chercheurs du Guy’s Hospital, à Londres, explorent une voie
légèrement différente : ils développent un sérum contre Streptococcus mutans, qui contiendrait des anticorps obtenus dans
des plants de tabac génétiquement modifié. Contrairement au
vaccin, le sérum devrait être
administré au moins une fois par
an. Mais les chercheurs britanniques connaissent le même problème que leurs collègues américains : ils peinent à trouver des
fonds. Tout comme le vaccin, le
sérum ne suscite pas de grand
intérêt des grandes firmes pharmaceutiques, qui considèrent
que la carie n’est pas une maladie grave. “Pour les fabricants
de produits sanitaires, l’idée d’un
vaccin ou d’un sérum n’est pas
très attractive”, explique Julian
Ma, directeur de recherche au
Guy’s Hospital. Pour le moment,
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
c’est donc une petite entreprise
californienne, Planet Biotechnology, qui s’est intéressée à la
découverte et a investi 500 000
dollars dans les tests cliniques.
Elle explique avoir besoin d’encore trois ans pour finaliser son
sérum.
Une préparation efficace contre
la carie mettrait en danger les
finances de tout un secteur
– fabricants de dentifrice, fabricants de matériel de soins dentaires et stomatologues. C’est
pourquoi nous sommes condamnés aux demi-mesures. Les chercheurs japonais ont inventé un
émail de synthèse qui peut, en
quinze minutes, boucher de
petites caries. Certains dentistes
traitent les caries à l’ozone – qui
tue les bactéries. Les chercheurs
de la Stony Brook University, à
New York, travaillent à un chewing-gum de protection. Sans
qu’aucun n’ait réussi, pour l’instant, à nous débarrasser de nos
maux de dents.
Jan Stradowski, Wprost, Varsovie
819p51
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18:37
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écologie
i n t e l l i g e n c e s
●
Touche pas à mon eau !
PÉNURIE Les régions
✮
espagnoles, de plus
en plus autonomes face
à Madrid, veulent
contrôler “leur” bassin
hydrographique
sans rendre de comptes
à leurs voisines.
EL PAÍS
Madrid
ntre Séville et Cordoue, le train
traverse des champs d’orangers
d’une perfection presque artificielle, alternant avec des plantations de tournesols et d’oliviers. C’est
le paysage de la vega [plaines cultivées]
du Guadalquivir, fertile et lumineuse
sous le soleil de juin. Près des deux tiers
des terres irrigables d’Andalousie, ainsi
que près de la moitié de ses presque
8 millions d’habitants, sont concentrées près du fleuve. On comprend dès
lors pourquoi le Guadalquivir est
devenu le grand objectif du nouveau
statut d’autonomie que vient d’adopter le Parlement local : les Andalous
y réclament des “compétences exclusives”
pour la gestion du fleuve. Sur quelle
base ? “Presque tout le bassin est situé sur
notre territoire”, fait valoir Gaspar
Zarrías, conseiller à la présidence de la
Junta [gouvernement autonome] d’Andalousie. “Le Guadalquivir, c’est l’Andalousie. Or l’Andalousie n’entend pas se
faire dicter sa loi par ses voisins !”
Une formule qui résume bien l’esprit de la nouvelle bataille de compétences menée par les régions autonomes espagnoles. La Catalogne a
ouvert le feu avec un estatut qui visait
à verrouiller les eaux du delta de l’Ebre.
L’Andalousie est ensuite entrée en lice
en réclamant son Guadalquivir, et c’est
aujourd’hui au tour de la CastilleLéon, qui veut gérer elle-même le bassin du Douro. La liste ne s’arrête pas
là. L’Aragon met en avant sa position
prééminente sur le cours de l’Ebre. La
Castille-La Manche prépare elle aussi
ses arguments pour éviter que les eaux
du Tage n’aillent sans son accord à
d’autres régions autonomes.
Ce sont là les signes avant-coureurs d’une guerre de l’eau entre
régions autonomes. Les litiges vont se
régler au Parlement et devant les tribunaux, mais le dénouement semble
incertain. “C’est vrai que nous sommes
dans une escalade de l’absurde, où chaque
région fait monter les enchères”, reconnaît Alfredo Boné, conseiller à l’environnement d’Aragon. Mais il y a des
raisons à cela. “La législation espagnole, poursuit-il, date d’il y a quatrevingts ans. La politique doit évoluer,
une bonne partie de ce que gèrent les
confédérations pourrait être confiée aux
régions autonomes.”
Boné fait allusion aux “confédérations hydrographiques”, créées en 1926
pour gérer les bassins des principaux
fleuves. Elles sont aujourd’hui sous la
tutelle du ministère de l’Environnement. En vertu de la loi sur l’eau de
E
Dessin
de Phil Disley paru
dans The Guardian,
Londres.
■
Noria
Seseña était une
petite ville tranquille
de 9 290 habitants
à une demi-heure
de voiture de
Madrid. Elle défraye
maintenant
la chronique.
Cherchant à profiter
de la crise
immobilière
dans la capitale, un
promoteur a acheté
près de 2 millions
de mètres carrés
de terrain pour
construire 18 000
appartements. Mais
l’endroit manque
d’eau. Le quotidien
El País nous apprend
que les autorités
régionales ont
accepté de prendre
en charge une unité
d’épuration ainsi
qu’une énorme
conduite longue
wde 30 km, sensée
amener, à partir de
2007, l’eau du Tage.
Le tout pour
100 millions d’euros.
Mais, en attendant
les équipements
promis, les premiers
appartements livrés
ont quotidiennement
besoin de 150 000
litres d’eau. Lesquels
sont amenés sur
place par une noria
de camions.
contrôle d’un bassin international”, rappelle Palop. Le conseiller à l’environnement de Castille-Léon, Carlos
Fernández Carriedo, ne le réclame
pas non plus. “Nous nous limiterons à
appliquer ce qu’a accepté Madrid, comme
c’est le cas avec la PAC. Le gouvernement négocie à Bruxelles le quota de betteraves, et nous, nous appliquons l’accord.” Mais les fleuves sont plus
compliqués que les betteraves. En
témoignent les échanges d’accusations
et les recours judiciaires de ces derniers mois : la Castille-La Manche
contre le transfert des eaux du Tage
vers le Segura, accepté par le gouvernement pour sauver les cultures du
Levant [région de Valence et de Murcie] ; l’Aragon contre l’estatut valencien, qui réclame des “excédents” de
l’Ebre ; la Castille-Léon contre la loi
qui déroge au plan hydrologique
national, laissant à Barcelone et à
Madrid le contrôle des eaux de l’Ebre.
La position du ministère de l’Envi-
1985, révisée plusieurs fois depuis,
seuls les bassins situés à l’intérieur du
territoire de chaque région peuvent
relever du pouvoir local. Ceux qui traversent plusieurs régions continuent
de dépendre de l’exécutif central, mais
ces principes sont aujourd’hui battus
en brèche.
Le nouveau statut d’autonomie
andalou en est un bon exemple. “C’est
vrai qu’un nouveau pas a été franchi”,
reconnaît le directeur général des eaux,
Jaime Palop. En effet, le Guadalquivir
– comme le Douro – arrose trois autres
régions. Ce fleuve andalou reçoit des
affluents d’Estrémadure et de CastilleLa Manche. En Estrémadure, le président de la Junta, le socialiste Juan
Carlos Rodríguez Ibarra, a déjà protesté : il refuse que Séville se mêle de
ses affaires.
Le Duero pose un problème particulier du fait qu’il traverse le Portugal avant de déboucher dans l’Atlantique. “Nous ne pouvons pas céder le
Courrier international
G OLFE DE G ASCOGNE
FRANCE
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VALENCE
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Séville
O CÉAN
A TLANTIQUE
ronnement est ambivalente. D’un côté,
il voit d’un mauvais œil un émiettement des compétences en matière de
gestion de l’eau, mais de l’autre,
comme le rappelle Palop, il est inévitable dans les circonstances actuelles
que les régions autonomes se voient
transférer ces compétences. Si la gestion de la politique territoriale a déjà
été décentralisée, comment ne pas y
intégrer l’eau ? Un détail qui n’a pas
échappé à Séville, laquelle gère déjà le
bassin du Sud et celui de l’Atlantique,
à travers l’Agence andalouse de l’eau.
Juan Corominas, directeur de cet
organisme, reconnaît que, avec les nouveaux statuts d’autonomie, “le modèle
de gestion de l’eau en Espagne est en train
de changer”. A l’en croire, il était grand
temps. “C’est un thème qui aurait dû être
abordé pendant la transition [démocratique]. Les confédérations sont nées comme
des organismes de développement du pays.
Le ministère de l’Environnement a alors
joué un rôle de coordination. Mais le gouvernement [central] a gardé tout le pouvoir. L’Andalousie n’a qu’une présence
assez symbolique au sein de la confédération du Guadalquivir.”
Tout cela ne va-t-il pas avoir des
répercussions sur la politique hydraulique de l’Etat ? N’est-ce pas un contresens économique que les cultures de
Murcie ou d’Almería courent à la ruine
par manque d’eau, tandis que d’autres
bassins hydrographiques en ont trop ?
[Après les grandes manifestations
contre le Plan hydrographique national (PHN) du gouvernement Aznar],
le gouvernement socialiste a exclu les
transferts d’un fleuve vers un autre.
“Les deux projets de plan national de
redistribution de l’eau ont démontré qu’une
telle approche éveillait des susceptibilités.
Et ils ont accrédité l’idée que l’eau était
rare.” Résultat : le programme AGUA
(Mesures pour la gestion et l’utilisation de l’eau), qui succède au PHN,
met l’accent sur la lutte contre le gaspillage, la réutilisation de l’eau, le dessalage et le traitement des eaux saumâtres. Désormais, si une région veut
proposer un aménagement urbain,
agricole ou industriel, elle va devoir
expliquer avec quelle eau elle compte
le réaliser. Il ne suffira pas de se présenter à un guichet et de réclamer le
premier, comme cela a été le cas jusqu’à présent.
Lola Galán
Seg
Cordoue
ura
MURCIE
ANDALOUSIE
Détroit
de Gibraltar
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
51
M ER
M ÉDITERRANÉE
Transvasement d’eau
du Tage vers la Segura
0
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
400 km
BFM et Courrier international
présentent l’émission
”GOOD MORNING WEEKEND”
animée par Fabrice Lundy,
rédacteur en chef de BFM,
et les journalistes
de la rédaction
de Courrier international.
Tous les samedis de 9 heures à 10 heures
et les dimanches de 8 heures à 9 heures
Fréquence parisienne : 96.4
*819 p52-53
11/07/06
10:44
Page 52
voya ge
●
DANS LES MONTAGNES SAUVAGES DE LA BARBAGIE
Au bonheur des Sardes
Cavernes immenses, villages
souterrains, plages inaccessibles :
la région la plus reculée de l’île, réserve
ses plus beaux trésors à ceux
qui se donnent la peine de l’explorer.
THE INDEPENDENT
Londres
Corrado Conca
le long des falaises
qui entourent
Cala Luna.
dessus d’un précipice. Tout cela est digne d’un
roman d’aventures, mais où diable se cache donc
Tiscali ? La montagne dissimule son gouffre secret
jusqu’à ce que nous glissions pour ainsi dire droit
dedans. Un jeune vendeur de billets met brusquement un terme à l’illusion de la terra incognita.
Il occupe l’emploi le plus idyllique de Sardaigne
– et le plus isolé, aussi.
Et là, c’est l’émerveillement. La grotte est gigantesque. Dans le filet de lumière émeraude qui filtre
du plafond, on discerne les murs des constructions.
Un petit bosquet d’érables, de frênes et de chênes
d’où sortent des chants d’oiseaux accentue l’impression de se trouver dans un fabuleux monde
perdu.
Tiscali a conservé en grande partie son mystère. Des peuples y auraient vécu pendant quelque
huit mille ans entre la fin de l’âge de pierre et le
Moyen Age. Avec des étés frais et des hivers sans
neige, leur vie troglodytique présentait quelques
CORSE (France)
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10 km
Cala Gonone
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Tiscali
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ujourd’hui, tout le monde connaît Tiscali, le
fournisseur d’accès Internet, mais sait-on que
la marque a ses origines ici, en Barbagie, dans
l’est sauvage de la Sardaigne ? Tiscali est une
cité préhistorique souterraine, enterrée sous un
sommet déchiqueté de roche calcaire. Jusque dans
les années 1930, seuls les bergers connaissaient son
existence.Y parvenir reste une expédition ardue
qui réserve son lot de surprises. Pourtant, elle est
de nos jours vénérée par les îliens, qui la considèrent comme “l’anima segreta della Sardegna”
– l’âme secrète de la Sardaigne. Cette caverne a
sans doute été le dernier refuge de la mystérieuse
culture des nuraghes, qui a prospéré sur l’île pendant deux mille ans, à partir de 1800 av. J.-C., au
début de l’âge de bronze. Les intraitables Barbagiens se sont révélés si insaisissables que ni les
légions romaines ni plus tard les Vandales et les
Byzantins ne sont parvenus à les débusquer. Les
Romains baptisèrent la région Barbarie, et “barbare” est devenu le terme générique employé pour
dénigrer toutes les turbulentes sociétés réfractaires à Rome.
Après avoir progressé pendant plus de quatre
heures dans les montagnes du Supramonte – alors
que l’auteur de notre guide touristique avait
annoncé deux heures de marche –, nous avons fini
par comprendre pourquoi il y a si peu de touristes
à Tiscali : hormis un panneau criblé d’impacts
de balles, il n’y a aucune signalisation pour y parvenir. Les guides locaux, murmure-t-on, font tout
pour cacher cette merveille afin de la garder pour
la postérité ou, plus vraisemblablement, pour leurs
propres clients.
Grimpant à quatre pattes sur d’étranges affleurements calcaires, nous côtoyons un assortiment
de touristes pestant contre leurs cartes et leurs
guides. Nous nous sommes tous perdus. Finalement, nous trouvons un chemin – manifestement
pas le bon, mais bien tentant parce qu’il descend
en pente douce – dans lequel s’engagent nos compagnons de recherche, désormais au nombre d’une
trentaine, avant de disparaître de notre vue.
Nous sentons que nous approchons du but.
Alors que nous escaladons de nouveau des rochers
acérés, ma femme, qui a un œil de lynx, aperçoit
une flèche décolorée. Nous étions déjà passés à
quelques centimètres d’elle plusieurs heures auparavant. Et voilà, la falaise s’ouvre, comme si nous
avions prononcé la formule magique d’Ali Baba.
Une montée et un étroit passage plus tard, une
mince fissure coupe le sommet en deux. Nous nous
retrouvons sur une saillie concave accrochée au-
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
52
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
avantages. Au-dessus des huttes de pierre en forme
de ruches, la suie laissée par leurs feux couvre les
parois de la grotte. Seule la calcite qui couvre les
blocs de pierre révèle leur grand âge. Jusqu’à l’arrivée des premiers touristes, tout est resté intact.
Même si le site est devenu un totem géographique
sarde – on vend un peu partout des affiches représentant le village –, rares sont les Sardes à venir ici
aujourd’hui. Mais nous, après notre visite de Tiscali, nous voyons la Sardaigne d’un autre œil.
Sous le soleil aveuglant, la terre des Barbares,
d’une beauté saisissante, scintille dans le halo translucide des sommets calcaires. Imprégnées de préhistoire, cachant temples et tombes, les montagnes
du Supramonte – devenues parc national – recèlent l’un des sites sauvages les plus spectaculaires
d’Europe.
Nous avons établi notre camp de base dans
le ravissant village de Cala Gonone. Accroché à
une plage au pied de deux montagnes, cet ancien
village de pêcheurs isolé n’était accessible que par
mer jusqu’à ce que Mussolini, à la recherche d’un
terrain de jeu pour fonctionnaires fascistes exténués, fasse creuser un tunnel dans la roche à travers un flanc de montagne pelé. Au débouché du
tunnel, la vue de Cala Gonone, à 600 mètres en
contrebas au bout d’une vertigineuse série de tournants en épingle à cheveux, est tout simplement
envoûtante.
Cala Gonone demeure l’un des secrets les
mieux gardés du littoral italien. Petits hôtels et restaurants bordent son port animé et ses plages
dorées en forme de croissant. Immaculé, pimpant
et plein de charme, l’endroit est devenu, en l’espace d’une matinée, notre lieu de villégiature préféré. Histoire d’attirer les amateurs de sensations
fortes, le village complète sa panoplie de loisirs avec
de l’escalade, de la spéléologie, du canyoning, de
l’équitation, du VTT en montagne et de l’archéologie préhistorique. Mais l’activité principale reste
le bateau – seul moyen d’accéder à la chaîne scintillante de plages et d’anses nichées sur les 60 kilomètres de côte impénétrable des montagnes du
Supramonte.
Nous partons de bon matin et nous atteignons
d’abord rapidement l’immense grotte du Bue
Marino, du nom des phoques moines qui, jusqu’à
une date récente, se reproduisaient ici. Accessible
seulement depuis la mer, l’entrée, de la taille d’une
cathédrale, résonne du bruit des vagues couleur
turquoise. Il ne s’agit pas d’un quelconque trou
dans la terre – et je m’y connais en fait de grottes.
Eclairées par le reflet des vaguelettes bleues surgissent entre les stalactites géantes des gravures de
personnages adorant leur Dieu-Soleil – encore un
mystère du Supramonte. Des couloirs sans fin nous
conduisent à une plage souterraine où une mer de
saphir se mêle aux eaux limpides d’une rivière. Les
spéléologues en ont remonté le cours sur 11 kilomètres sans parvenir à en découvrir la source.
Puis notre bateau jette l’ancre dans le paysage
de carte postale de Cala Luna, une baie en forme
de demi-lune parfaite. Encadré par des pitons calcaires, un banc de sable blanc frangé de roseaux
sépare la mer des trous d’eau douce de Codula
di Luna, sans doute la gorge la plus belle mais aussi
la moins visitée d’Europe. Sur 10 kilomètres qui
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11/07/06
10:44
Page 53
carnet de route
Y ALLER - SE DÉPLACER ■ La compagnie Meridiana (www.meridiana.it) relie quotidiennement
Paris à Olbia (via Cagliari), sauf le samedi et le
mardi. Minimum de 230 euros pour un allerretour. Une fois à l’aéroport, mieux vaut louer
une voiture. Compter environ 250 euros par
semaine. Pour se rendre à Dorgali ou à Cala
Gonone depuis Olbia, on peut emprunter les bus
de la compagnie Deplano Autolinee, qui assurent
plusieurs liaisons par jour (15 euros le trajet).
Le village
d’Oliena, au pied
du mont Corrasi.
La grotte
de Tiscali.
■
Fresques
Considéré comme
la capitale
de la Barbagie,
le village d’Orgosolo,
4 900 habitants,
est une galerie
d’art à ciel ouvert.
Lancé en 1969
par un groupe
d’artistes
anarchistes
milanais issus
de la contestation,
un mouvement
de peinture murale
a été repris en 1975
par l’enseignant
Francesco
del Casino, qui,
avec ses élèves,
a entrepris d’utiliser
les murs du village
comme support
pour des fresques
de dénonciation
sociale et
des scènes de la vie
quotidienne.
Peinture murale
à Orgósolo.
Nevio Doz
mènent jusqu’au sommet, elle offre un magnifique
panorama animé par le bourdonnement des
insectes et le froissement de broussailles des lézards
qui s’enfuient, que ponctue le cri perçant des geais.
A notre approche, une compagnie de perdrix effarouchées s’envole. Au-dessus des sources thermales
nichent des buses. La gorge baigne dans un microclimat subtropical paradisiaque. Des lauriers-roses
grands comme des chênes sont envahis de papillons
géants. Des armadas de libellules noires tournoient
dans le ciel. Et, comble de ravissement, les petites
figues sauvages sont mûres à point.Violettes et poisseuses, elles ont le goût de l’ambroisie.
Cala Gonone est rattaché à Dorgali, une petite
ville montagnarde sans charme particulier située
à l’intérieur des terres, à la sortie du tunnel, le cordon ombilical de la Sardaigne. Dorgali n’est pas
belle, mais ses vins de Cannonau, ses olives et ses
fromages la rendent incontournable pour les gourmets. De là, la SS 125 (l’une des routes touristiques
les plus belles mais aussi les moins fréquentées du
monde) monte et descend vertigineusement en
direction du sud, à travers les austères montagnes
qui longent la côte.
Préservée des envahisseurs depuis toujours, la
Barbagie conserve une personnalité qui n’a subi
que très légèrement l’influence de l’Italie du
XXIe siècle. Nous croisons des veuves portant foulard et châle noir, et des hommes âgés arborant
encore pantalons et gilet de velours noir, chemise
blanche et bottes noires – éléments du costume
traditionnel. Il y a quelques dizaines d’années
encore, la contrée était infestée de brigands. Et
le passé reste bien présent : les Sardes considèrent
en effet leur île comme un musée à ciel ouvert. Dix
millénaires durant, les civilisations qui s’y sont succédé ont laissé un peu partout leurs vestiges : nécro-
poles néolithiques, temples romains, églises byzantines, forts catalans... Mais les patriotes sardes
contemporains font remonter leurs racines ethniques jusqu’aux peuples de l’âge de bronze. De
ces mystérieux bergers-guerriers, qui n’ont pas
laissé de trace écrite de leur histoire, il ne subsiste que les tours des nuraghes, dont la forme rappelle celle des tours des jeux d’échecs, qui veillent
sur la vie quotidienne de la Sardaigne depuis plus
de quatre millénaires. Aujourd’hui, comme sans
doute depuis des siècles, elles servent de cachette
aux enfants. Leur excellent état de conservation
atteste de l’intérêt qui leur a été porté au fil des
générations.
Tout en haut, sur les collines qui dominent Cala
Gonone, au bord d’un ravin, des oliviers millénaires
jettent leur ombre sur la tour de garde de Nuraghe Mannu, une ville de l’âge de bronze fondée
3 000 ans avant qu’un Benito Mussolini plastronnant ne lorgne les possibilités offertes par la baie.
Peu de choses ont changé sur cette terre, restée
inconnue jusqu’en 1927. La plupart des 200 maisons déterrées sont envahies de buissons odorants.
Dans certaines d’entre elles, nous trouvons des
débris de tuiles colorées. L’endroit paraît encore
habité, au point que nous nous attendons presque
à découvrir des restes de repas.
Non loin de là, les gorges de Su Gorroppu, d’une
profondeur de 500 mètres, sont la merveille calcaire
de la Barbagie. Nous marchons deux heures dans
la vallée de Lanaitto, au fond de laquelle le cours
d’eau qui se précipite en cascades entre vignobles
et collines boisées offre des bassins qui invitent à
la baignade. Pour découvrir les gorges dans leur
totalité, il faut compter deux jours et un équipement de rappel. Assurés sur les câbles fixes tendus au-dessus de rochers géants, nous avançons
péniblement d’un kilomètre entre les parois
abruptes. Pour goûter aux saveurs authentiques de
la montagne, nous nous restaurons ce soir-là à l’Albergo Sant’Elena, perché au-dessus de la vallée de
Lanaitto. Nous commençons par du pane carasau, du pain sarde. Les douze généreux antipasti
barbagiens – avec notamment du pied d’agneau,
des tripes et des cèpes – ne nous empêchent pas
d’attaquer avec un bel appétit le plat principal, du
cochon de lait rôti au myrte.Tout dîner sarde se
conclut avec du mirto, un digestif distillé au myrte
local. Remplissant de nouveau nos verres, le serveur, Antonio, est ravi que nous aimions la Barbagie. “C’est ici que vivent les vrais Sardes.” Avec
un grand sourire, il fait de la main un geste en direction des montagnes frontalières de l’Ouest. “Les
autres, ce ne sont que des Italiens.”
Ray Kershaw
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
53
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
d’hôtels et de villages de vacances. Le Villaggio
Palmasera (piscine, restaurants et spa) est peutêtre le mieux équipé ; compter entre 80 et
165 euros pour une chambre double (tél. :
+39 78 49 31 91 ; web : www.palmaseravillage.
com). Décoration sobre et simplicité de la gestion familiale caractérisent l’hôtel Cala Luna ;
entre 70 et 140 euros (tél. : +39 78 49 31 33 ;
web : http://www.hotelcalaluna.com). Plus
économique, le bed & breakfast Sos Ozzastros ;
compter entre 30 et 45 euros (tél. : +39 78 49
31 45). Et le camping de Cala Gonone (tél. :
+39 78 49 31 65 ; web : http://www. campingcalagonone.it/).
Davide Monteleone/Contrasto/Rea
Nevio Doz
SE LOGER ■ Cala Gonone offre un vaste choix
SE RESTAURER ■ Le restaurant Su Gologone, à
Oliena, est considéré comme le meilleur spécialiste de la cuisine régionale. Plats typiques
et décor raffiné caractérisent ce restauranthôtel quatre étoiles (tél. : +39 78 42 87 512 ;
web : http://www.sugologone.it/). Plus modeste,
le restaurant Colibrì, à Dorgali, vous invite à la
découverte de la cuisine traditionnelle (tél. :
+39 78 49 60 54). Les amateurs de gastronomie et de nature pourront visiter les nombreux gîtes ruraux présents dans la région,
comme l’Agriturismo Nuraghe Mannu, à Cala
Gonone (tél. : +39 78 49 32 64 ; web :
www.agriturismonuraghemannu.com) et l’Agriturismo Rifugio Gorroppu, à Dorgali (tél. :
+39 78 49 48 97).
À VOIR
■ L’archéologie et la nature – mer et
montagne – sont les principales attractions de
la Barbagie. Les passionnés des cultures ancestrales ne pourront pas rater le village nuragique
de Serra Orrios, la tombe mégalithique nommée Tomba dei Giganti di Thomes (à 6 km de
Serra Orrios) et le musée archéologique de Dorgali. A ne pas rater non plus les Grotte di Ispinigoli (RN 125 en direction de Dorgali-Orosei)
et la Fonte Su Gologone, près d’Oliena. Les
amateurs de baignade apprécieront les plages
de Cartoe et d’Osalla (au nord de Cala Gonone).
Les passionnés de randonnée et d’escalade
apprécieront les pentes et les vallées de Tiscali, de Lanaitto et de Gorroppu, qui offrent de
nombreux parcours entre nature et culture.
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11/07/06
19:45
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Campioni
■ Marca,
Espagne
■ Magyar Hírlap,
Hongrie
“Trop de génie” ou
“Trop de caractère”.
Le quotidien sportif
madrilène joue sur
le terme espagnol
genio, un mot
à double sens, pour
commenter le dernier
match de Zidane.
“L’Italie au-dessus
de tout”. En finale de
la Coupe du monde
2006 qui a eu lieu
en Allemagne,
la Squadra Azzurra
a réussi à s’imposer
en battant la France
aux tirs au but.
del mondo!
■
■ Lance, Brésil
“Brésil : 5, Italie : 4”. Pour le quotidien
sportif brésilien, l’important, c’est que le
Brésil soit toujours devant l’Italie en nombre
de victoires en finale de Coupe du monde.
Titan, Chine
“L’Italie domine
le monde”.
Le journal sportif
chinois montre la
joie des footballeurs
de la Squadra
Azzurra, qui ont
réussi à aller
jusqu’au bout
de la compétition
alors qu’on ne
les y attendait pas.
■ Dagens
Nyheter, Suède
“Champions !”
Que ce fut difficile.
Tel est en substance
le sentiment du
quotidien suédois
à l’issue de la finale
du Mondial 2006
que les Italiens ont
remportée après
le tir au but raté
de David Trezeguet.
■ El Watan, Algérie
“L’Italie au finish”. Après un mois
de compétition, le plus important rendez-vous
sportif de la planète a pris fin avec la victoire
sur le fil de l’Italie face à la France.
FINALE
■ The Washington
Post, Etats-Unis
“L’Italie est au sommet”. Le quotidien
revient notamment sur la ferveur
des supporters de la sélection italienne
présents dans la capitale américaine.
Même à l’arraché, que la victoire est belle !
■ Les Azzurri [Bleus] sont champions du
monde et champions de fond, car, du
début à la fin, sans ménager leur peine,
ils ont tout donné. Pour eux, tout se complique pour un coup de coude et tout se
résout par un coup de tête. En 1982, les
sentiments étaient plus forts et plus précis, l’Italie avait nettement dominé la finale
contre l’Allemagne et elle exhibait à la
boutonnière ses victoires contre l’Argentine et contre le Brésil. A Berlin, ce sont
les Français qui ont le mieux joué la finale.
Entre initiés, on peut se demander, juste
pour le plaisir, si ce Mondial aurait été
plus beau s’il avait été gagné par une
autre équipe que celle de l’Italie. La
réponse est non. Un entraîneur argentin
disait : “Je place très bien mes joueurs
sur le terrain, le problème c’est qu’après
ils bougent.” Ainsi, on peut remplir des
pages et des pages en promettant des
spectacles que personne ne verra. Les
étoiles ne brillent pas, les ténors font
nationale ou s’il salue tout
des couacs, les feux d’arle monde affectueusetifice se transforment en
ment et s’en va comme le
pétards mouillés. Ce ne
fit Aimé Jacquet.
fut pas un grand Mondial,
Les douze buts marqués
mais on ne peut pas le
par l’équipe l’ont été par
reprocher à l’Italie. Elle a
dix joueurs différents.
fait sa par t et elle est
Cela donne une idée du
championne de fond,
groupe. Le secret de cette
parce que, sur sept
équipe est d’avoir mis en
matchs, elle n’en a joué
valeur de bons, dans
qu’un seul, en beauté,
quelques cas d’excellents
contre l’Ukraine [quart de
finale joué le 30 juin et ■ “Tout est vrai ! Nous sommes joueurs, auxquels il mangagné 3 à 0]. Tous les champions du monde” , proclame quait quelque chose,
autres n’ont été décisifs en une La Gazzetta dello Sport. peut-être justement une
que dans les dernières minutes, ou avec victoire comme celle-ci. Je veux parler
de Gianluigi Buffon et d’Andrea Pirlo, de
des prolongations, ou des tirs au but.
L’équipe qui a gagné a montré sa capa- Fabio Cannavaro et de Gennaro Gattuso,
cité à rester unie, sans disputes, jalou- de Marco Materazzi et de Fabio Grosso :
sies, ni bouderies, et c’est là le mérite quatre défenseurs et deux milieux de terénorme de Marcello Lippi. Le sélection- rain. Gagner quand on est les plus forts,
neur a fait un excellent travail et lui seul tout le monde en est capable, ou presque.
pourra décider s’il continue avec l’équipe Mais rares sont ceux capables de l’em-
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
54
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
porter quand ils ne le sont pas. Et c’est
cela le grand mérite des Italiens.
A présent que les vainqueurs défilent
dans les rues de Rome, les appels à
l’amnistie ou à la clémence dans le procès des matchs truqués – dont la sentence est attendue pour le 12 juillet –
se font à nouveau entendre. Ne confondons pas, je le répète, les joueurs qui
ont gagné et les gens qui ont manœuvré pour arranger les matches. En parlant d’arbitrage, aucun des Azzurri n’a
demandé des arbitres “assouplis” ou
pliés en deux comme des valets de pied.
Ils se sont adaptés à ceux qu’on leur
a désignés, et ils ont gagné. Cette victoire peut être un remède, mais aussi
un balai pour nettoyer toute la pourriture
qui s’est accumulée dans le foot italien
au cours des dernières années.
Essayons de ne pas la salir, avec un
mauvais final en queue de poisson.
Gianni Mura, La Repubblica, Rome
Stephane Reix/For picture/Corbis
LE JOURNAL DU MONDIAL
54-55 claude sport *
54-55 claude sport *
11/07/06
19:46
Page 55
Stephane Cardinale/ People Avenue/ Corbis
■ Zinedine
Zidane saluant
la foule
de supporters
rassemblés Place
de la Concorde,
le 10 juillet,
au lendemain
de la finale perdue
face à l’Italie.
La fin épique d’un personnage d’épopée
A force d’avoir à jouer
un rôle de symbole
social, Zidane a fini
par craquer.
FINANCIAL TIMES
Londres
orsque Zinedine Zidane a quitté
pour la dernière fois un terrain de
football ce dimanche 9 juillet, ce
ne fut pas seulement en tant que
génie du football. Malgré son exclusion pour avoir donné un coup de tête
à un adversaire dans les dernières
minutes de la finale de la Coupe du
monde, il est devenu un emblème
national comme sans doute aucun footballeur ne l’a été avant lui. Pourtant,
la carrière du joueur, âgé de 34 ans,
illustre avec éclat la capacité limitée
du football à changer le monde.
Jusqu’à ce que leur pays atteigne
la finale du Mondial, en 1998, nombreux étaient les Français qui n’avaient
jamais regardé un match de leur vie.
En marquant deux buts face au Brésil, le fils d’un magasinier algérien est
alors devenu l’immigré modèle. De
nombreux politiques en ont conclu
que Zidane et son équipe multiraciale
aideraient les immigrés pauvres à
“s’intégrer”. A en croire Patrick
Mignon, sociologue à l’Institut national du sport, l’INSEP, ils “se sont saisis du football comme solution miracle”.
Il est incontestable qu’il a touché
le cœur des immigrés pauvres. Mais
Zidane ne pouvait pas changer la vie
de ces gens. De nombreux Blancs
l’adulaient tout en votant pour le
Front national. Bien avant les émeutes
L
de novembre 2005 dans les banlieues,
il était déjà manifeste que Zidane
jouissait d’un pouvoir limité. Lorsque
la France a joué contre l’Algérie à
Paris, en octobre 2001, des jeunes
Français d’origine maghrébine ont hué
La Marseillaise avant le coup d’envoi
et, plus tard, ils ont envahi le terrain,
obligeant les autorités à mettre un
terme au match. Malgré Zidane, ils ne
se considéraient pas comme des Français à part entière. Au printemps 2002,
Jean-Marie Le Pen est arrivé en
deuxième position à l’élection présidentielle. La plupart des observateurs
l’avaient enterré, en partie à cause
ZIZOU
d’une équipe dont il avait qualifié les
membres, avant la victoire au Mondial, de mercenaires étrangers qui “ne
chantent pas La Marseillaise ou n’y prêtent aucune attention”. Avant le second
tour de scrutin, Zidane avait même
appelé les électeurs à désavouer un
parti “qui ne correspond pas aux valeurs
de la France”. Le Pen fut battu, mais
il avait d’ores et déjà montré que le
message de l’équipe ne passait pas.
Nombre des émeutiers de l’automne 2005 avaient explosé de joie
lorsque Zidane avait marqué ses buts
pour la France. Mais le pays qu’ils
soutenaient si bruyamment n’en a
Dieu et le diable ont pris leur retraite
■ Après maintes délibérations,
nous avons fait la couverture
sur Zinedine Zidane, égal à luimême jusqu’au bout. La tradition aurait consisté à couvrir la
victoire italienne, en exaltant
les ver tus de la Squadra
Azzurra, championne du monde
pour la quatrième fois. Mais
Zidane nous a offer t le moment
magique qui a fait ce Mondial. Une
Coupe du monde dont de nombreux
spécialistes disaient qu’elle n’apporterait rien sur le plan tactique et qu’elle
ne permettrait à aucune nouvelle personnalité de se révéler. Eh bien, elle
nous aura laissé ce moment inoubliable : un joueur qui allait prendre sa
retraite a marqué un penalty en finale
face au meilleur gardien du monde, Buffon. Zidane a gratifié ceux qui aiment
le football d’un joyau, d’une action de
rêve, qui trahit un sentiment
à la limite de l’orgueil, une
confiance en soi qui va jusqu’à
l’humiliation de l’adversaire.
Quand on frappe un penalty en
finale du Mondial, on joue avec
le feu : on est Dieu ou le diable.
Là, Zidane a été Dieu. Et puis
le diable a pris le dessus. Il a
donné un coup de corne. Enfin, un
coup de tête. Ce fut une finale très
triste, mais nous ne ferions qu’approfondir la tristesse si nous laissions
les mauvais souvenirs l’emporter sur
les bons. N’impor te qui peut s’emporter, mais seul un Zidane pouvait
faire un tel tour de magie en finale.
Il a joué le rôle de Dieu mieux que personne, nul autre que lui ne pouvait
aussi bien incarner le diable. A côté
de lui, l’Italie est restée bien terre à
terre.
Leo Farinella, Olé, Buenos Aires
pas moins continué de les confiner
dans leurs banlieues*. En France
comme aux Etats-Unis, les grands
sportifs immigrés n’ont pas supprimé
les ghettos.
Mais, au milieu de tous les déboires de la France, cet homme reste
une figure incontestée. Depuis 2000,
Zizou est régulièrement élu Français
le plus populaire dans le sondage du
Journal du dimanche. Le saint musulman a évincé la Marianne aux seins
nus comme symbole national. Et ce
statut n’a pas été écorné par l’incident
du 9 juillet. Les gens réagissent avec
sympathie plutôt qu’avec colère,
reconnaissants de ce qu’il a fait pour
le pays. Zidane a offert à la France ses
plus grands moments collectifs depuis
la Libération, en 1944. La finale du
9 juillet face à l’Italie aura probablement attiré la plus forte audience dans
l’histoire de la télévision. Mais, alors
que le match s’avançait, le physique
du joueur – déjà limité dans sa jeunesse – a commencé à le lâcher. Son
dos voûté a cédé sous le poids de tout
un pays. Quels que furent les propos
du défenseur italien Marco Materazzi,
ce fut probablement l’agacement suscité par son propre jeu qui fit partir
son geste vengeur. Parce que le football libère tant d’émotions, nous
sommes enclins à exagérer son pouvoir. En réalité, même si l’équipe de
France avait gagné, Zidane n’aurait
pas amélioré le sort des chômeurs des
banlieues*. De même, le carton rouge
dont il a écopé n’aggravera pas non
plus leurs misères. Au moins, ce fut
une fin épique, digne d’un personnage
d’épopée.
Simon Kuper
* En français dans le texte.
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
55
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
■ Le roi
de la jungle
La finale du 9 juillet
devait être
la dernière grande
apparition
de Zinedine Zidane
aux yeux du monde
entier, et chacun
sait comment cela
s’est terminé.
“Le terrain
de football est
une jungle et, pour
que cette jungle
continue d’exister,
nous avons besoin
de la civilisation,
de l’industrie,
du commerce
et du reste. Sauf
que la civilisation
n’a pas le droit
d’entrer sur
le terrain : pelouse
interdite”, expliquait
Jorge Valdano,
le “philosophe
du football”
[vainqueur de
la Coupe du monde
en 1986 avec
l’Argentine].
Or c’est le contraire
que nous avons vu
pendant cent neuf
minutes à Berlin.
Nous avons
vu la civilisation
conquérir la jungle,
nous avons constaté
l’absence de tout
ce qui a fait
la grandeur
de ce sport :
le courage, le risque,
la soif de nouveauté.
Le coup de tête
de Zidane n’était
pas malin et ne doit
pas être pris pour
exemple. Dans
sa spontanéité
et sa brutalité
bizarres, y compris
contre lui-même,
le coup de tête avait
tout de même une
certaine grandeur.
Il a montré
le mauvais côté
de la jungle, qui
donne pourtant
son éclat au jeu.
Ce n’était pas beau,
mais c’était la jungle.
Thomas Hüetlin,
Der Spiegel,
Hambourg
19:14
Page 56
“Dans la joie et la décontraction”
les grands moments
de la Coupe du monde
sur
le site
courrierinternational.com
à Berlin à l’occasion
de la demi-finale
entre l’Allemagne
et l’Italie, le 4 juillet.
Munich
C’est un résultat surprenant, lorsqu’on songe où en était l’équipe il
y a deux ans.
Et aux résistances que Klinsmann a
dû affronter, y compris dans l’opinion,
pour l’imposer. Ce que j’admire chez
lui – outre ses performances de sportif et d’entraîneur, ce qui est déjà
considérable –, c’est qu’il a refusé de
se soumettre au [tabloïd] Bild, ce que
très peu de personnes font dans ce
milieu. Il en a d’ailleurs été puni. Les
pires attaques sont venues de là, et
elles ont souvent été reprises.
Il a quand même rencontré le
président du groupe Springer
[auquel appartient Bild] peu
avant le Mondial et ils ont conclu
une sorte de trêve qui a duré jusqu’à la fin de la compétition.
Une preuve de son intelligence.
Revivez
Moi l’Israélien
devenu allemand
■ Ferveur populaire
SÜDDEUTSCHE ZEITUNG (extraits)
Ces dernières semaines, l’Allemagne
a rêvé de remporter
la Coupe du monde
de football. Vous
aussi ?
GÜNTER GRASS
Oui, j’ai partagé ce rêve. C’est un
miracle, un miracle et un exploit de
Jürgen Klinsmann, que la sélection
allemande ait réussi à atteindre la
demi-finale. Nous devrions en être
plus que satisfaits. Les Italiens étaient
manifestement meilleurs que nous.
J’ai eu aussi le sentiment, en parlant
après avec les gens, que beaucoup
pensaient : on est vraiment allés loin.
A combien de matchs avez-vous
assisté ?
Deux à Berlin, deux à Dortmund et
un à Munich ; c’était contre la Suède.
Et j’ai vu France-Espagne à Hanovre.
Je regrette que les équipes africaines,
au jeu magnifique, aient été éliminées
et que la Coupe soit redevenue une
fois de plus une affaire européenne.
Qu’est-ce qui vous a le plus
fasciné ?
Pendant la phase préparatoire, on prédisait la catastrophe et on s’inquiétait
beaucoup pour la sécurité. Nous, les
Allemands, nous sommes les cham-
AMBIANCE
Johannes Eisele/DDP/AFP
Amateur de football,
le Prix Nobel
de littérature Günter
Grass revient
sur Klinsmann,
la Mannschaft
et la spontanéité bon
enfant des supporters.
Sipa
11/07/06
LE JOURNAL DU MONDIAL
56 sport *
pions du monde de l’inquiétude. Et
tout s’est bien passé. Dans la joie et
la décontraction. Les Allemands étaient
même prêts à brandir joyeusement leur
drapeau. Des vieilles dames replètes se
maquillaient les joues en noir-rougeor, on voyait des crêtes d’Iroquois aux
couleurs nationales, et même une tétine
de bébé. Ces manifestations complètement spontanées, non organisées,
étaient convaincantes, y compris, je
crois, pour bon nombre des étrangers
[voir article ci-contre] qui étaient là.
Klinsmann a déclenché les passions. Avec lui, c’est un peu de la
vie californienne qui est venue en
Allemagne.
La Californie n’a, à mon avis, rien à
voir là-dedans : c’est l’endroit où il vit,
un point c’est tout. Mais les changements qu’il a effectués au cours de certains matchs, comme l’entrée d’Odonkor et de Neuville, ont été des coups
de génie de sa part.
Le quotidien Die Welt [du groupe
Springer] a conseillé à Angela
Merkel de s’inspirer de Klinsmann.
De même que Klinsmann a tenu tête
au public, il faudrait qu’elle tienne
tête à l’industrie pharmaceutique, par
exemple, quand elle élabore une
réforme du système de santé. Or elle
ne le fait pas. S’il faut s’inspirer de
Klinsmann, c’est dans sa f açon
de pousser son indépendance au
maximum.
La chancelière a qualifié l’euphorie noir-rouge-or de ces dernières semaines de “patriotisme
sans complexe”. Qu’en pensezvous ?
“Sans complexe”, c’est vrai. Parler de
“patriotisme”, en revanche, me semble
un peu exagéré parce que tout cela
s’est fait de façon inconsciente chez
beaucoup de gens. Mais ils voient une
occasion d’afficher la couleur. Ça suffit, non ? Je n’ai pas besoin du football
pour être patriote.
Pensez-vous que les Allemands
ont retrouvé un peu de normalité
dans leur relation à la nation ?
Je manie avec prudence le concept
de nation. Le passé ne s’envole
pas comme ça. Et le nôtre pèse plutôt lourd.
Propos recueillis
par Lutger Schulze et Kurt Röttgen
■ Quand les chaînes de télévision allemandes parlaient des événements
de Gaza, pendant les mi-temps, j’ai
constaté avec étonnement que les
Allemands s’intéressaient bien plus
à ce qui se passe en Israël que les
Israéliens eux-mêmes. Nous avons
fui ces informations, nous avons attendu avec impatience le début des
matchs afin qu’ils nous détournent
de cette situation difficile. Et j’étais
encore sous le coup de la surprise
quand j’ai pris conscience que, pour
la première fois de ma vie, je soutenais l’équipe d’Allemagne.
Qu’est-ce qui a provoqué ce revirement ? A Berlin, il m’était impossible
de me dérober au traumatisme judéoisraélien. Les sirènes hurlantes, les
drapeaux flottant au vent et les cris
de victoire retentissant dans les
stades. Les petits pavés, devant chez
moi, rappelant qu’ici avaient vécu des
Juifs, qu’un jour ils avaient été déportés et qu’ils étaient morts tel jour
à tel endroit, n’avaient rien pour me
rassurer. Je ne pouvais m’empêcher
de me demander si les sirènes hurlaient aussi, il y a soixante-cinq ans,
quand les voitures s’arrêtaient devant
les maisons lors des rafles.
Mais, d’un seul coup, Berlin a mis tout
le monde sens dessus dessous. Des
bistrots à tous les coins de rue, une
atmosphère cosmopolite et multiculturelle, la possibilité de rester des
heures dans un café sans être dérangé, les intellectuels de gauche qui
avaient décidé d’agiter les drapeaux
pour ne pas laisser le terrain à l’extrême droite. Et une foule de gens présentant un taux d’alcoolémie record
– et aucune violence. Berlin a déconstruit tout ce qu’on a pu penser
un jour de l’Allemagne.
Zeev Avrahami, Die Welt (extraits), Berlin
COUPE DU MONDE 2010
Carton rouge pour l’Afrique du Sud
Neil Watson, un
cour tier d’assurances, originaire
du Cap, publie plusieurs centaines de photos de crimes
macabres sur son site Internet,
<www.crimexposouthafrica.co.za>, en
dépit des nombreuses menaces de
mort qui lui ont été adressées. Ce site,
qui comporte un cimetière virtuel où
les visiteurs peuvent se rendre pour
s’informer sur les assassinats commis
dans le pays, va selon lui “ouvrir les
yeux aux étrangers et les dégoûter”.
Son but est de décourager les étran-
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
56
gers de se rendre en Afrique du Sud,
où sévit une forte criminalité. A ce jour,
plus de 400 personnes lui ont proposé des photos de proches assassinés.
Neil Watson entend demander des explications à la Fédération internationale de football. “La FIFA doit expliquer
à la communauté internationale pourquoi elle a ignoré les meurtres de milliers de personnes en désignant
l’Afrique du Sud comme l’organisateur
du Mondial 2010, affirme-t-il. Va-t-elle
assumer la responsabilité de tous les
crimes commis pendant la Coupe ?”
Crime Expo n’hésitera devant rien.
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
“Nous voulons révéler au monde les informations tenues secrètes par la presse sud-africaine”, assure-t-il. En attendant, M. Watson mène une active campagne de promotion auprès des
ambassades, des compagnies aériennes et dans le secteur du tourisme.
Cobus Claassen, Beeld, Johannesburg
WEB+
Plus d’infos sur le site
Pourquoi l’Afrique du Sud
organisera le Mondial 2010.
Un article du “Mail & Guardian”.
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l e l i v re
épices & saveurs
●
LA FACE CACHÉE DU RÊVE AMÉRICAIN
Par amour du dollar
Le Mexicain J.M. Servín
porte un regard cruel
sur l’American way
of life et les aspirations
médiocres de ses
compatriotes sans papiers.
RUSSIE Histoire
■
de la “petite eau”
E
NEXOS
Mexico
a prose de J.M. Servín est un chien enragé.
Son inquiétant premier roman, Cuartos para
gente sola (2004), contient une scène mémorable où, pour quelques pesos, le personnage principal combat à mains nues contre un
bull-terrier dans un quartier paumé de Mexico.
Dans Por amor al dólar* [Par amour du dollar],
les Etats-Unis sont le ring et ce sont les mojados
[immigrés clandestins mexicains] qui donnent
des coups de dents : aux enfants de l’Oncle Sam,
aux autres sans-papiers, à tous ceux qui se laissent faire.
“Personne n’était disposé à avoir pitié des autres,
parce que toutes les histoires se ressemblaient”, écrit
Servín dans cette non-fiction novel où il retrace
sa vie de clandestin à New York dans les années
1990.Transporter des casseroles bouillantes dans
des cuisines minuscules, enfumer des essaims
d’abeilles sur un terrain de golf ou, fin saoul et
drogué, arnaquer les clients d’une station-service
par un terrible hiver sont autant de situations qui,
sous la plume de Servín, dépassent l’anecdote pour
se faire déclaration de principe, vision de la vie.
Servín est cruel dans sa façon de mettre à nu
ce pays obsédé par l’efficacité, le recyclage du
superflu et qui “fuit l’ennui comme la peste”, et
cruel aussi quand il décrit l’armée d’immigrants
constituée d’êtres bornés, traîtres, à la religiosité bon marché, qui se complaisent dans tout ce
qui fait souffrir et finissent par adhérer à la loi du
moindre effort. Des travailleurs qui ne se demandent pas à quelle l’heure on les réveillera du rêve
américain, mais plutôt quand ils obtiendront “leur
titre de séjour définitif dans le cauchemar”.
Pour ce voyage dans l’enfer de la vie américaine, Servín trouve appui dans le sarcasme. Ses
rencontres avec des femmes déracinées et alcooliques, ses errances dans les bars louches de Times
Square en quête de corps moites anonymes, son
expérience d’employé de maison dans une famille
riche et capricieuse, tout est empreint d’un sens
de l’humour acéré. L’auteur fait ainsi la preuve
de sa capacité à comprendre la tragi-comédie
humaine. Un bon exemple en est l’épisode où il
raconte son “inimitié épistolaire” (à coups de petits
mots placardés sur le frigo) avec Gunter, le directeur adjoint d’une banque new-yorkaise qui l’emploie comme domestique :
“Gunter, je nettoie la maison à fond tous les jours.
Tu ne le remarques pas, parce que ton chien puant
et les perroquets s’arrangent pour salir ce que j’ai mis
la matinée à nettoyer. Idem avec tes enfants. Si tu veux
que la maison soit propre quand tu rentres, à partir
n 1977, l’entreprise d’Etat qui détenait
le monopole de la vodka en république
populaire de Pologne a saisi un tribunal de
commerce international en arguant que, puisque
cet alcool avait été distillé pour la première fois
en Pologne, seules les entreprises polonaises
avaient le droit de le vendre sous le nom de
vodka. Dans un premier temps, le ministère du
Commerce d’URSS a cru qu’il s’agissait d’une
plaisanterie. L’affaire était particulièrement pernicieuse, car elle touchait au cœur de l’âme
russe, sans parler de la solidarité du pacte
de Varsovie.
Le ministère soviétique demanda une enquête.
Les archives nationales n’ayant pas été d’un
grand secours, l’historien William Pokhlebkine
s’attela à la tâche. Après des années de
recherches, il arriva à la conclusion que la vodka
avait probablement été distillée pour la première fois dans un monastère moscovite
entre 1440 et 1478, soit des décennies avant
son apparition en Pologne.
En russe, vodka signifie “petite eau”. Le Russe
moyen en boit 20 litres chaque année, un record
mondial. Il y a quelques années, le médecin finlandais qui dirigeait le bureau russe de l’Organisation mondiale de la santé a déclaré qu’à
“ce régime-là, en Finlande, la moitié de la population serait mor te au bout d’un an”. Les
Russes lui ont rétorqué : “C’est notre mode de
vie. Comment voulez-vous qu’on arrête de boire
avec un climat comme le nôtre ? Le peuple est
prêt à vivre chichement, mais, si on l’incitait
à arrêter de boire, on risquerait de connaître
des troubles sociaux.”
“Que faire ?” demandait Lénine. Etant non seulement historien mais aussi patriote, Pokhlebkine a ajouté à son livre consacré à l’histoire
de la vodka un chapitre concernant la montée
de l’alcoolisme dans le pays et les moyens d’y
remédier. Mais certaines de ses propositions
étaient trop radicales par rapport aux normes
russes : retrait du permis de conduire ou encouragement des personnes dépendantes à se
faire soigner (les Alcooliques anonymes étaient
interdits en URSS). Cela ne l’a pas empêché
d’avancer un argument familier aux chantres
du libre arbitre : ce n’est pas la vodka qui saoule
les gens, ce sont les gens qui se saoulent.
Aujourd’hui, les travailleurs russes ont plus que
jamais besoin de savoir en quoi les propositions de Pokhlebkine peuvent répondre à la
question de Lénine. La question peut se poser
en ces termes : un bon prolétaire n’a pas de
problème avec l’alcool, sauf lorsqu’il ne peut
pas trouver de quoi boire. En 1982, le tribunal
international a fini par trancher : la vodka était
russe. Cette heureuse conclusion fut suivie par
la chute du communisme en Europe, à laquelle
nous pouvons toujours lever notre verre en
disant, non sans une certaine ironie : “Na zdarovié !” (A la vôtre !).
Joseph Tartakovsky, Los Angeles Times, Etats-Unis
DR
L
■
Biographie
En l’espace de deux
romans lucides
et désenchantés,
Juan Manuel Servín
s’est imposé comme
l’un des écrivains
mexicains les plus
prometteurs
de sa génération.
Né à Mexico
en 1962,
cet autodidacte
a été tour à tour
employé de banque,
boucher
et travailleur
clandestin
aux Etats-Unis,
en Irlande et en
France. Passionné
de faits divers,
il a fondé un tabloïd
baptisé A sangre
fría (“De sangfroid”), en hommage
à Truman Capote. Il
écrit régulièrement
dans la presse
mexicaine
(grand public
comme alternative),
dans un style
de journalisme
narratif qu’il appelle
“journalisme
charter”
et dont il enseigne
le b.a.-ba
dans le cadre
de séminaires.
de demain, je laisse Kaiser dans le patio et les perroquets dans leur cage.
PS : La viande que tu as achetée à Grand Union
était dure, je l’ai donnée au chien. Attention à la
vache folle.”
Au-delà du calvaire quotidien du journalier,
Servín fait aussi entendre dans Por amor al dólar
sa voix de journaliste et d’écrivain, ce qui le situe
dans la droite ligne d’un auteur comme James
Ellroy, dont il partage le goût pour les faits divers
sanglants mais aussi la façon abrupte de narrer
sa propre vie et son histoire familiale. Le Servín
journaliste consacre tout un chapitre à reconstruire l’histoire de Monika Beerle, une jeune Suissesse qui émigre à New York dans l’espoir de devenir danseuse mais échoue dans une boîte de
strip-tease avant d’être dépecée par un fanatique
religieux. La superbe reconstitution de ce fait
divers donne au livre plus de profondeur encore,
en démontrant que l’auteur ne cherche pas uniquement à parler de lui, mais qu’il sait que les
vies qu’il croise élargissent la vision qu’il a de
ce gouffre de rêves brisés qu’est l’American way
of life. Il en va de même quand il raconte l’assassinat d’un SDF dans le Bronx par des individus qui cherchaient à s’amuser en organisant
une sorte de safari urbain.
Quant à Servín l’écrivain, il multiplie références
et hommages – à Truman Capote, John Dos Passos et Scott Fitzgerald, entre autres – et ne se prive
pas d’émettre d’intéressantes opinions sur l’acte
de création et l’honnêteté littéraire : “Une grande
partie de la littérature contemporaine dissimule des personnages et des histoires faiblardes derrière une culture
soi-disant encyclopédique qui exige du lecteur qu’il ait
toujours un dictionnaire à portée de main.” Servín
s’applique la leçon à lui-même puisque Por amor
al dólar, avec son style cru et direct, mord et palpite à chaque page. C’est un livre qui faisait défaut,
dans un paysage littéraire mexicain peuplé d’auteurs plus soucieux de prix et de renommée que
de coucher sur le papier leurs angoisses et leurs
transgressions. Servín sait bien qu’en littérature
chien qui aboie ne mord pas : c’est pour cela qu’il
s’attache à laisser la marque de ses crocs sur la
peau du lecteur.
Bernardo Esquinca
* Ed. Joaquín Mortiz, Mexico, 2006. Pas encore traduit en
français.
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DU 13 AU 19 JUILLET 2006
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insolites
●
Cinq-étoiles
Faire ses valises ? Exténuant. Si vous faites un saut une fois par an au Claridge
de Londres, pour aller à Wimbledon par exemple, laissez vos vêtements et vos
Novak Jack/Superstock/Sipa
revues là où ils ont chu. L’hôtel se chargera de photographier votre chambre :
quand vous reviendrez l’année prochaine, vous retrouverez toutes vos petites
affaires au même endroit, comme si vous n’aviez jamais quitté la capitale.
Cool, non ?
(The Daily Telegraph, Londres)
L’espace, ça rend sourd
Couacs
l y a maintenant six ans que la Station spatiale internationale a accueilli ses premiers
occupants. Et il y a presque autant de temps
que ceux-ci se plaignent du bruit de fond.
Un bruit tellement fort que les médecins ont
constaté chez eux une perte d’audition. C’est
du moins ce qu’ont rapporté récemment des
médias russes : à leur retour, en avril 2006,
après un séjour de six mois là-haut, c’était le
cas pour l’Américain Bill McArthur et le Russe
Valeri Tokarev. La NASA refuse de discuter de
la santé de ses astronautes, mais un porte-parole
a confirmé au New Scientist que “le bruit n’est
pas une menace pour les opérations ou pour la santé
de l’équipage, c’est plutôt une question de confort”.
Problème de santé ou problème de confort,
n’empêche qu’il y a longtemps que la question
est sur le tapis (en novembre 2005, on était parvenu à abaisser le niveau sonore dans la zone
de travail, de 69 à 62 décibels), et qu’elle
s’ajoute au portrait peu reluisant d’une station
qui à l’origine – il y a vingt ans – devait être un
DR
I
n trouve de tout sur eBay. Même un orchestre belge. La Beethoven Academie – 35 musiciens professionnels et 4 employés –
s’est mise en vente sur le site d’enchères en ligne. La formation
a reçu une offre de 100 000 euros, avant de retirer son annonce,
destinée à protester contre les pouvoirs publics, qui lui ont retiré tout
subside. “Quand on passe de 1,1 million d’euros de subventions à zéro,
tout ce qu’on peut espérer, c’est licencier le plus humainement possible”, a
déclaré Bart Michiels, chef de la formation flamande.
(De Morgen, Bruxelles ; BBC, Londres)
O
Oraisons
Le salut spirituel du plombier polonais est assuré. L’Eglise polonaise vient de publier un recueil de prières
destiné aux émigrés. Les travailleurs partis tenter leur chance à l’étranger trouveront une oraison pour
chaque circonstance. “Mon Dieu, faites que je reste souriant dans la monotonie du travail, que je sache
me taire si un collègue bâcle son travail, que je sache louer celui qui réalise de bonnes choses”, lit-on ainsi
L
(Gazeta Wyborcza, Varsovie)
dans cet ouvrage dû à l’évêque de Tarnow.
Les enfants rapporteurs font des adultes conservateurs
e petit copain de maternelle pleurnichard, timoré et rapporteur, vous
vous souvenez ? Eh bien, il y a de
fortes chances qu’il vote aujourd’hui
à droite. C’est en tout cas ce qu’ont pu
observer les sociologues qui ont suivi
pendant vingt ans 95 enfants de la région
de Berkeley. La plupart des enfants
débrouillards, confiants et autonomes étudiés par l’équipe ont quant à eux grossi
les rangs de la gauche libérale une fois
devenus adultes. Avec cette étude, publiée
dans The Journal of Research into Personality, John Block, professeur de sociologie à Berkeley, ne se fera pas beaucoup
d’amis chez les conservateurs. Elle mérite
toutefois qu’on s’y attarde. Dans les
années 1960, le chercheur entreprend de
suivre plus d’une centaine d’élèves de
maternelle dans le cadre d’une étude globale sur la personnalité. Les instituteurs,
qui connaissent leurs élèves depuis des
mois, sont chargés d’évaluer leur personnalité. Rien ne permet de penser que ces
genre d’hôtel-laboratoire de l’espace, mais qui
aujourd’hui n’abrite que deux personnes qui
n’ont que le temps de faire de l’entretien, et
pratiquement plus de science. Il fut un temps
où les astronautes devaient même porter des
bouchons dans les oreilles pendant la majeure
partie de la journée ; aujourd’hui, ayant réussi
à abaisser ici et là le niveau sonore (par la pose
d’isolants, de silencieux sur les sorties de ventilation, etc.), ils ne portent plus leurs bouchons
“que” deux à trois heures par jour.
A la décharge de la station, il faut souligner
qu’elle n’est pas la première à présenter ce problème. Des pertes temporaires et permanentes
d’audition (dans les hautes fréquences) ont été
rapportées jadis par les Soviétiques au retour
de missions sur leurs stations Saliout, puis Mir.
Et – coïncidence ? – la partie la plus bruyante
de la station spatiale est justement un module
russe, appelé Zvezda, celui qui sert de quartier
d’habitation.
Agence Science-Presse, Montréal
travaux soient biaisés : à l’époque, les chercheurs ne s’intéressaient pas à la question
de l’orientation politique, et eût-ce été
le cas qu’ils auraient été bien en peine
de définir les sympathies politiques de
marmots de 3 ou 4 ans.
Quelques décennies plus tard, Block
revient voir comment la personnalité de
ses sujets a évolué, en s’intéressant cette
fois-ci à leurs préférences politiques. Et
il découvre qu’une fois adultes les gnangnans d’hier sont généralement devenus
conservateurs, très attachés aux rôles traditionnels de l’homme et de la femme, et
aisément déstabilisés par les situations
équivoques. Les enfants bien dans leur
peau d’hier penchent quant à eux à gauche
et sont des esprits ouverts, curieux,
brillants, épris de liberté et non conformistes. Contrairement aux filles, qui n’ont
rien perdu de leur sociabilité, les garçons
de ce groupe affichent toutefois une légère
tendance à l’introspection. L’enclave libérale de Berkeley n’est pas nécessairement
représentative de l’ensemble des EtatsUnis, concède Block, qui insiste toutefois
sur la cohérence de ses résultats : un
enfant mal dans sa peau, explique-t-il,
cherche à se raccrocher à l’autorité et à
la tradition, et c’est précisément ce qu’il
trouve dans le conservatisme. Le modèle
progressiste attire davantage des individus qui ont suffisamment d’assurance
pour remettre en question l’ordre établi
et explorer d’autres voies.
“C’est un travail bâclé, tendancieux et qui
n’a pas grand-chose de scientifique”, assène
quant à lui Jeff Greenberg, de l’université
d’Arizona. Selon ce spécialiste de psychologie sociale, les personnalités peu
assurées, sur la défensive et rigoristes
peuvent selon lui être aussi sensibles aux
arguments de la gauche qu’à ceux de la
droite. En Chine, estime-t-il, des individus
de ce type feraient de fervents partisans
du Parti communiste.
Kurt Kleiner,
The Toronto Star (extraits), Canada
COURRIER INTERNATIONAL N° 819
58
DU 13 AU 19 JUILLET 2006
Neiges rouges
Les sommets du Tadjikistan ne
sont plus communistes. Le pic
Lénine (7 134 m) a été
rebaptisé pic de l’Indépendance, le pic
de la Révolution porte
désormais le nom
d’Avicenne (le philosophe
DR
et médecin était originaire d’Asie
centrale). En 1999, l’ex-République
soviétique s’était contentée de
renommer son plus haut sommet. Le
pic du Communisme (7 495 m)
devenait alors le pic Ismaïl Samani,
du nom du fondateur de la dynastie
des Samanides, indique le portail
russe Ferghana.ru.

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