Goodyear-Amiens : cinq ans de lutte et un paysage syndical explosé

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Goodyear-Amiens : cinq ans de lutte et un paysage syndical explosé
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Goodyear-Amiens : cinq ans de lutte et un
paysage syndical explosé
PAR RACHIDA EL AZZOUZI
ARTICLE PUBLIÉ LE MERCREDI 10 JUILLET 2013
La direction de Goodyear vient d'annoncer son
intention de fermer l'usine d'Amiens-Nord supprimant
ainsi 1 173 postes. Ceci après l'échec du projet de
reprise par le groupe Titan et cinq ans de bataille
juridique menée par la CGT, majoritaire, contre l'avis
des autres syndicats.
Le site de Goodyear à Amiens-nord © reuters
Sa bête noire, la CGT, syndicat ultra-majoritaire,
emmené par le très coriace Mickael Wamen, le leader
de ce bastion rouge qui a mis en échec chacun
des plans successifs par l'intermédiaire de l'avocat
« rouge »Fiodor Rilov, n'a pas tardé à réagir,
annonçant une « journée de lutte » le 12 février à
l'occasion du prochain comité central d'entreprise au
siège de l'entreprise à Rueil-Malmaison. « L'ensemble
du site sera en grève le 12 février. On va se
battre jusqu'au bout », a-t-il annoncé aux caméras,
flanqué d'un tee-shirt orné d'un cercueil et dénonçant
« Goodyear, patron voyou ». Il a appelé l'ensemble
des salariés des entreprises en difficulté en France
à se joindre à ceux de Goodyear pour lutter « tous
ensemble » et prévenu que son syndicat activerait tous
les leviers juridiques pour contrecarrer, une nouvelle
fois, les ambitions du géant américain.
La crise mondiale de l'automobile sera le cauchemar
du gouvernement en 2013. Après PSA et Renault,
Goodyear-Dunlop, saga à multiples rebondissements
depuis 2007, revient au cœur du chaudron social. La
direction du géant américain du pneu a annoncé ce
jeudi 31 janvier son intention de fermer son usine
d'Amiens-Nord, soit la suppression de 1 173 postes.
Une bombe à retardement pour la capitale de la
Picardie, région qui ne se relève pas du chômage et
de la misère, accablée depuis des décennies par une
cascade de plans sociaux. Rien que dans la Somme,
le taux de chômage s'élève à 12,4 % au troisième
trimestre 2012.
Didier, 45 ans, la moyenne d'âge des salariés dans
l'usine, n'a pas su retenir ses larmes, assommé par ce
nouveau coup. Épuisé par des mois de conflits, de
débrayages, de chantages à l'emploi, il est aujourd'hui
traversé par le pessimisme et craint que cette annonce
ne scelle cette fois-ci définitivement la mort de leur
outil de travail. « Pourtant, dit-il, j'ai l'habitude de ce
genre d'annonces. Depuis six ans, on vit tous avec une
épée de Damoclès mais là, ils ont réussi à décourager
de nombreux salariés qui n'ont plus la gnaque pour se
battre. Beaucoup n'en peuvent plus. » Sous Lexomil,
suivi par le psy de l'usine, Didier ne reconnaît plus le
militant CGT combatif qu'il était il y a encore quelques
mois. Il a repris la cigarette, failli divorcer deux fois
et ne sait plus quoi répondre à ses enfants qui lui
demandent : « À la télé, ils disent que tu vas être au
chômage. C'est vrai ? »
Pour la direction, cette fermeture est la seule option
possible après l'échec en septembre dernier du projet
de reprise par le groupe Titan et, surtout, après cinq
ans d'une bataille juridique épique où tous ses plans de
sauvegarde de l'emploi ont tour à tour été suspendus
ou interdits par la justice, sur la forme ou pour des
suppléments d'information. Dans un communiqué, elle
se dit « profondément déçue de voir que cinq années
de négociations n'aient pas permis de parvenir à
un compromis avec les représentants du personnel
d'Amiens Nord », et justifie cette décision « pour
sauvegarder la compétitivité des secteurs d'activités
tourisme et agricole du groupe ». Selon elle, la
production de pneus à Amiens-Nord aurait engendré
en 2011 une perte cumulée de 61 millions d'euros.
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Dans l'usine, Didier n'est pas le seul à perdre
espoir, dans le rang des syndiqués comme des
non-syndiqués. « La direction a réussi à diviser
pour mieux régner. L'ambiance est très tendue en
interne entre les ouvriers, les cadres, les employés,
et les syndicats passent leur temps à se dézinguer
surtout depuis le dernier épisode, l'échec du plan de
départs volontaires (PDV) qui avait pourtant failli
mettre tout le monde d'accord. » Début juin, sur le
parking de l'usine d'Amiens-Nord, Didier faisait la
fête avec les camarades de la CGT et célébrait un
dénouement aussi heureux qu'historique : après des
mois d'âpres négociations, le fabricant américain de
pneus renonçait face à la mobilisation des ouvriers
à un plan social qui menaçait 817 emplois, au
profit de départs volontaires assortis du maintien de
la production de pneus agricoles et de la division
tourisme, cédée au groupe Titan.
la CGT et les deux autres syndicats, la CFE-CGC
et Sud, en guerre larvée depuis des années. Ces
derniers, partisans de la négociation, accusent l'équipe
dirigeante de la CGT d'être jusqu'au-boutiste et de
privilégier la lutte juridique plutôt que la lutte sociale,
sous l'influence de l'avocat Fiodor Rilov. Ils dénoncent
une opposition farouche et obstinée, qui conduit à
l'enlisement du dossier.
« Depuis 2007, Wamen a orienté l'activité syndicale
sur le terrain judiciaire. Il est vrai que des procès
ont été gagnés, que le PSE a été quasi bloqué mais
aujourd'hui, on paie cette intransigeance. Ce n'est plus
Wamen mais Rilov qui est aux commandes de la CGT
et qui annonce aux médias qu'il ne signera pas le
PDV ! Depuis quand cet homme a-t-il un mandat à
la CGT ? Pendant qu'on avait le regard penché sur
les tribunaux, la direction a saboté l'usine, réduit la
production », s'emporte Virgilio Da Silva, le délégué
Sud, syndicat minoritaire et étonnamment bien moins
radical que la CGT.
Mais le 27 septembre dernier, la négociation a
achoppé. La CGT a claqué la porte, estimant que le
PDV, que la direction voulait assortir d'un accord de
méthode, était en réalité un plan social maquillé et que
les garanties apportées par Titan étaient insuffisantes,
notamment en terme de garantie de l'emploi pour ceux
qui resteraient. Titan offrait une garantie d'emploi pour
537 salariés pendant deux ans, la CGT réclamait au
minimum cinq ans. Le syndicat, qui a en mémoire
le sort des Conti de Clairvoix dans l'Oise, à 80
kilomètres de là, dont l'usine a été fermée en 2010
quatre ans après la signature d'accords de flexibilité, ne
veut pas connaître le même destin. « On ne se bat pas
pour que les salariés partent avec des chèques, mais
pour qu'ils gardent leur emploi », martèle Wamen.
Prêt à signer le PDV « pour sauver ce qui pouvait
encore être sauvé, même si ça ne fait pas plaisir »,
il tire à boulets rouges sur la CGT : « Sa com, c'est
de dire que personne n'a été licencié depuis cinq ans.
En 2008, nous étions 1 680, aujourd'hui, nous sommes
1 180. Où sont passés les 500 salariés ? D'accord,
il y a eu des départs naturels, des décès, mais il y
a aussi des démissions car tous les jours, des gars
pètent une durite, craquent. Ça grince même chez
leurs adhérents, car leur syndicat a escamoté tout
La CGT Goodyear, jusqu'au-boutiste ?
« Au retour des vacances, l'abandon du PDV a été
un coup de massue pour les plus anciens et ceux qui
portaient un projet de reconversion, fatigués du bras
de fer interminable. Ils s'étaient imaginé tout l'été
une nouvelle vie et mis dans la tête qu'ils partiraient
avec un gros chèque », raconte un salarié, qui préfère
garder l'anonymat « pour ne pas avoir d'ennuis ».
L'ambiance déjà délétère s'est un peu plus crispée
dans les ateliers entre les salariés, mais surtout entre
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débat, ils n'ont pas été consultés sur le PDV, beaucoup
de seniors pensaient partir en touchant des primes
allant jusqu'à plus de 100 000 euros. »
la table des négociations : « Il y a un moment où il
faut dire la vérité aux salariés, quand il y a un projet
industriel. Six cents emplois auraient pu être sauvés,
le reste aurait été négocié dans le cadre du PSE avec
un plan de départs volontaires, un reclassement, c'est
toujours mieux que 1 250 salariés lourdés. »
Le syndicalisme a volé en éclats lorsque le
chantage à l'emploi a commencé
Ces attaques laissent de marbre Fiodor Rilov et
Mickael Wamen. Le premier balaie d'un revers de
main le procès qui lui est fait : « C'est du vacarme.
Ces gens qui parlent contre nous n'ont jamais mis les
pieds dans l'usine. L'immense majorité des salariés est
derrière nous, déterminée à résister. » Le second, le
verbe haut et dur, raille les deux autres organisations
syndicales, en des termes peu amènes, « des vendus,
copié-collé de la direction », « qu'on ne voit jamais
sauf quand il faut signer avec la direction » : « Sud
s'est implanté pour casser la CGT. Ils étaient prêts
à signer dans leur intérêt personnel pour partir avec
le chèque car ils ont tous le projet de se reconvertir
en chauffeur ou en taxi. S'il avait fallu compter sur
Sud et la CFE-CGC, l'usine serait une friche depuis
longtemps. 80 % des gens à la sortie de l'usine vous
diront que la CGT les a sauvés. »
Mickael Wamen, délégué CGT Goodyear et Fiodor Rilov, l'avocat de la
CGT (Faurecia et Goodyear), mardi 29 janvier à Paris © Rachida El Azzouzi
Il n'est pas le seul à pointer du doigt « la dangereuse
intransigeance de la CGT qui a fait fuir Titan » et
le tandem Wamen-Rilov qui « mélange politique et
syndicalisme ». Candidat malheureux aux dernières
législatives dans la première circonscription de la
Somme sous la bannière « Espoir et colère », le duo,
qui se revendique communiste mais n'appartient pas
au PCF, très proche de l'ancien député de la Somme
Maxime Gremetz, prête le flanc aux critiques dans
l'usine et au-delà. Une élue socialiste, qui ne tient pas
à faire apparaître son identité « car les rapports sont
assez houleux bien qu'inexistants depuis septembre,
par leur faute », déplore que « Wamen soit devenu la
marionnette de Rilov et Gremetz », précisant que c'est
« l'avis de nombreux élus PS localement ». Elle tacle
au passage son score « minable » aux législatives (6 %)
– « Les habitants font la différence entre le politique
et le syndicalisme » – et regrette que la CGT Goodyear
« bloque sur tout » : « Elle est en train d'essouffler ses
troupes. Avant, elle pouvait fédérer 600 salariés dans
une action, aujourd'hui à peine une centaine. »
Quant aux dirigeants de la CGT à Montreuil, Wamen
leur « pisse au cul » : « Ce qui compte, c'est
que je sois soutenu par ma fédération, la CGT
Chimie. ». Il n'est pas « un jusqu'au-boutiste, mais un
syndicaliste qui se bat pour l'emploi, un contestataire,
de ceux qui voudraient paralyser le pays pour que
les salariés obtiennent de nouveaux droits et qu'une
autre politique voie le jour en France. » « Ce n'est pas
l'influence de Rilov qui fait que la CGT est combative,
poursuit-il. Rilov est une pièce rapportée qui nous
apporte des arguments juridiques. Il a tout de même
fait plier PSA en suspendant son plan social et il a
empêché que cette usine ferme. »
Même à Montreuil au siège de la direction centrale de
la CGT, où les relations avec les Goodyear, qui n'ont
pas épargné ces dernières années Bernard Thibault,
sont tumultueuses, un haut responsable confédéral
tient des mots très durs : « Wamen a été embrigadé
dans le mouvement de Gremetz. Son erreur a été de
laisser Rilov mener l'action syndicale. Cet avocat joue
un très mauvais rôle en radicalisant les positions.
Il a d'autre projets politiques et médiatiques. » La
direction nationale ne se désolidarisera pas de la CGT
Goodyear, assure-t-il, mais il faut revenir d'urgence à
Sans concession avec les élus socialistes locaux et
nationaux, du maire aux députés en passant par les
présidents des conseils général et régional, qui « se
réveillent lorsque ça sent le roussi ou qu'une élection
se profile », il ne jure que par Maxime Gremetz,
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« le seul politique qui tenait la route ».« Ici, cette
zone industrielle est une zone de non-droit comme les
quartiers nord d'Amiens. On ne se laissera pas faire »,
prévient-il. Il reconnaît « qu'une partie des salariés est
usée, que des gens d'un certain âge voudraient partir
avec la galette » : « C'est le signe que le patronat a
gagné et les gouvernements successifs, Sarkozy, puis
Hollande, ont échoué. » La guerre syndicale, il ne
l'alimente pas : « C'est les autres, ceux qui sont de
mèche avec la direction. »
Le front syndical a explosé en réalité en 2008,
lorsque FO, la CFTC et deux délégués CGT du
site voisin Dunlop-Amiens Sud, qu'une rue sépare
de Goodyear Amiens-Nord, ont accepté de signer le
réaménagement du temps de travail en 4×8 en échange
de compensations financières. « Lorsque le patronat,
finalement, a imposé le chantage à l'emploi », résume
un salarié. Les deux délégués CGT d'Amiens-Sud ont
été démandatés par Paris et ont créé une section Unsa.
La CFTC est devenue majoritaire dans ce fief de
rouges.
Christophe Portier, vice-président EELV du conseil
régional de Picardie, ne veut pas « diaboliser la
CGT » : « Si le site est à flot aujourd'hui au bout de
cinq ans de lutte, c'est en grande partie grâce à la
personnalité de Wamen et à la CGT. Ont-ils été trop
loin lors de la négociation du PDV ? Je m'abstiendrai
de répondre car je n'assistais pas aux débats. » Pour
cet élu écologiste, les divisions internes entre les
syndicats servent la direction. De nombreux salariés
en conviennent, à l'image de Didier. Mais selon lui,
« l'unité n'est plus possible » : « Le syndicalisme chez
nous ne passe plus que par les menaces physiques,
verbales, les bagarres, les voitures cassées, et les
plaintes en justice… »
Philippe Theveniaud, le délégué de la confédération
chrétienne de Dunlop-Amiens-Sud, que la CGT
d'Amiens-Nord traite de « jaune », n'en démord pas :
« Si on ne négociait pas, on était morts. On en a
pris plein la gueule car ce n'est pas évident de faire
passer de tels accords mais on a sauvé l'emploi sur
Amiens-Sud. » Fils d'un ouvrier cégétiste, il se dit
« pragmatique » et préfère subir la flexibilité plutôt
que de connaître le sort des Goodyear : « C'est facile
d'être contre tout mais il faut composer avec un monde
ultralibéral. La CGT pense trop français. On n'a pas
le même positionnement. On pense à grande échelle
car pour les Américains, nous ne sommes pas la
France mais un petit site en Europe. » Ou comment le
chantage à l'emploi éclate le paysage syndical…
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