LE RÉCIT AUTOETHNOGRAPHIQUE COMME TÉMOIN DE LA
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LE RÉCIT AUTOETHNOGRAPHIQUE COMME TÉMOIN DE LA
LE RÉCIT AUTOETHNOGRAPHIQUE COMME TÉMOIN DE LA QUÊTE IDENTITAIRE EN ÉDUCATION SOMATIQUE Myriam Saad, M.A., CMA Cet article a pour but d'exposer les principaux enjeux ayant mené au choix méthodologique du récit autoethnographique dans le cadre de la rédaction de mon mémoire de maîtrise intitulé : « Le processus somatique comme tremplin identitaire : récit autoethnographique ». Il s'attarde à démontrer la pertinence de ce modèle de recherche en émergence dans l'institution universitaire et son adéquation au champ d'étude somatique également en émergence. Ma démarche de recherche s’inscrit dans la perspective post-positiviste qui reconnaît le primat de la subjectivité dans le contexte de la recherche qualitative. Son originalité tient dans ce que le choix méthodologique et le propos du récit autoethnographique sont intimement liés. Deux thèmes importants se dégagent de l’ensemble de cette démarche réflexive. Le thème de la vulnérabilité dans le processus de révélation du soi à travers le récit autoethnographique et celui de la démarche somatique comme révélateur de la conscience identitaire et lieu d’affirmation de son autorité sensuelle. 2 ENJEUX IDENTITAIRES Je suis de la génération qui a grandi dans la connaissance des rapports dialectiques existant entre l’individu et la société. Par mon engagement féministe, j’ai appris à situer idéologiquement mon identité à travers les relations structurelles d’identité sexuelle, de race et de rapports de classe. Une série d’épreuves émotionnelles et physiques m’ont projetée à travers une quête frénétique d’un soi essentiel et authentique que je tentais de rejoindre à travers ma pratique artistique, mon engagement féministe et ma vie privée. Cela m’a pris du temps à reconnaître mon attachement à un idéal que je situais à l’extérieur de moi et que je poursuivais sans relâche et sans jamais sembler l’atteindre. Je me suis blessée à plus d’une reprise, au cours de ma pratique en danse. Indice que je n’étais peut-être pas suffisamment à l’écoute des signes précurseurs et des besoins de mon soma. Même si chaque épisode était marqué par un moment de crise, je reprenais aussitôt mes activités en me supportant par un mécanisme de négation pour revenir le plus vite possible à la normale. En tant que danseuse, je ne pouvais me permettre de cesser mon entraînement. C’est au plus grave moment, lorsque deux disques se sont rompus dans ma colonne vertébrale, que s’est produite en moi la sensation d’une fracture identitaire. C’était le sens de ma vie, que j’avais entièrement fait dépendre de mon corps, qui volait en éclat. Sans avoir vraiment connu de grands moments d’épiphanie dans l’exercice de mon métier, je m’étais tout de même constitué une identité autour de l’idéal de la danseuse. Comme le fait remarquer Sparkes 3 (1996), je soutenais envers moi-même des exigences comparables aux athlètes ou à toutes personnes qui se fondent une identité centrée sur un corps d’élite et, qui lorsqu’elles affrontent la maladie ou une blessure, se retrouvent fracturées sur le plan de leur identité. Voici ce qu’il rapporte : If, as Giddens (1991) and Shilling (1993) argue, we are all involved in reflexive projects of the self and various body projects of the self and various body projects, then what of the relationship between the body and the self? How are we to tease out the nuances and complexities of this relationship as they develop and change over time? One answer to this question might be to focus upon these periods in the lives of people when the normality and taken for grantedness of their body relationship as an “absent presence” are disrupted or interrupted and some become problematic and uncertain (see Leder 1990); for example, when a person experiences (chronic) illness, is seriously injured, or acquires a physical disability. Such “fateful moments”, Giddens (1991) suggests, threaten the protective cocoon that defends the individual’s ontological security, “because the ‘business as usual’ attitude that is so important to that cocoon is inevitably broken through” (p. 114). Dans un article qui présente sa thèse de doctorat en activité physique, Sparkes utilise le récit autoethnographique pour décrire sa propre fracture identitaire dans le sport d’élite. C’est à la suite d’une sérieuse blessure au dos qu’il explore, à travers la narration subjective, cette relation entre le projet interrompu de construction du corps et sa relation avec la construction du soi. Sparkes partage comment sa première réaction face à sa perte d’autonomie causée par la blessure a été de s’emmurer dans une logique et une terminologie médicale pour donner un sens à son expérience (p. 470-471). Le besoin de contrôler sa vie et de s’accrocher à une identité forgée de l’extérieur l’entraînait à retrouver l’image du corps sportif, à fréquenter le gymnase et à s’entraîner de la même manière dont il avait l’habitude. Ce sont les récidives qui lui imposèrent la nécessité de transformer sa relation au soi (p. 73-74). S’il paraît évident que 4 le soi est en mesure de se forger un corps pour fonder son identité, Sparkes s’interroge sur la manière dont le corps construit le soi et constate que nous en savons peu à ce sujet. Selves act in ways that choose their bodies but bodies also create the selves who act. We can observe more of the first process than the second: how bodies create selves is scarcely understood at all. (Frank, 1995, cite par Sparkes, 1999, p.40) Krieger (1991), dans son remarquable ouvrage, « Social Science and the Self », revendique dans un long propos sensible et éclairé, la reconnaissance de la part individuelle et subjective dans le domaine de la recherche académique. Elle y décrit sur un ton intimiste et autobiographique son cheminement identitaire en tant que chercheure lesbienne et féministe, les difficultés à se faire reconnaître dans sa singularité, ainsi que ses nombreuses expériences de rejet de la part du milieu académique. Sans toutefois mettre l’accent sur l’identité comme telle, elle préfère parler du sens du soi. Voici ce qu’elle dit : There are many kinds of self-constructing activities, and these produce very different selves for different people -selves that look different on the outside and feel different on the inside. […] Often only when the self, or the sense of self, becomes precarious do we learn that having nobody home is not a good idea, that theories denying the importance of an inner self do not serve us well. Having one’s internal organization reduced to a minimum, or to something felt as extremely tenuous, absent, or fragmented, or to do something felt as not specifically one’s own is frequently a painful experience, one to be avoided or recovered from. (p.45) Ce sentiment d’être coupé de sa source de savoir intérieur est ce qui pousse de plus en plus de chercheurs-es à emprunter la voie du récit identitaire et à s’appuyer sur l’expérience personnelle pour rendre compte de réalités plus complexes qui ne pourraient être traduites avec justesse dans un discours dominant, standardisant. Krieger souligne : 5 I emphasize a view of the self that acknowledges inner experiences of individuality both because I think these experiences are important sources of knowledge, sources traditionally minimized in social sciences, and because I think a sense of individual uniqueness is hardly won. Such a sense is frequently a difficult achievement that is felt as precarious by the individual and that is experienced as a struggle: a struggle against being like everyone else, a struggle to hold together or hold up, or a struggle simply to feel that one has a self. (p.44) Ainsi, ce ne sont pas tant les différentes notions de l’identité et du soi qu’il m’importe ici d'exposer, mais plutôt de mettre à jour le sentiment commun d’aliénation de soi que partagent les auteurs-es de ces récits à différents degrés. Johnson (1983), qui avec Hanna a contribué à fonder par ses écrits le champ d'étude somatique, révèle dès les premières pages de son livre intitulé « Body », avoir éprouvé longtemps ce sentiment : I had learned to discount my own resources for finding my way through life and for evaluating the advices of others. I finally realized that a basic ingredient for healing fractures within our personal experience is learning to reconnect our more abstract attitudes with our sensual experiences. (p.2) Initialement, ma blessure au dos a été le signal m'ayant fait réaliser à quel point je n’étais pas à l’écoute de mon soma. C’est également cette blessure qui fut le moteur pour approfondir mes connaissances et ma pratique somatique. Au fil de mes récits, un thème récurrent a émergé : la nécessité de retrouver le contact avec mon autorité sensuelle, ce que je sais par le ressenti du corps, par la vérité du corps. Si, au cours de ma démarche de recherche, le parcours de mon identité s'est dévoilé à travers la reconnaissance du territoire de mon corps, l'enjeu 6 primordial qui s'en est dégagé fut indéniablement l'appropriation et l'affirmation de mon autorité propre et ma souveraineté sensuelle. L’éducation somatique comme tremplin identitaire « Je suis un champ, je suis une expérience » écrit Merleau-Ponty (1945, p. 465) dans son monumental essai « Phénoménologie de la perception ». La phénoménologie se définit « comme l’étude des sens ». L'objectif de la phénoménologie n'est pas d’expliquer, ni d’analyser le réel et les phénomènes, mais de les replacer dans l’existence pour mieux les décrire à partir de leur facticité. Le champ phénoménal s’appuie alors sur l’expérience subjective, celle de la perception que l’on a du monde, de la façon dont on le ressent pour mieux en cerner le motif dans nos consciences. La somatique dérive en partie de cette tradition. Ainsi, Hanna (1987) affirme à l’instar de Merleau-Ponty, la primauté essentielle de l’expérience dans la nature du soma : « In its essence, a soma is experience » (p.58). Selon lui, la nature même de l’expérience est somatique, elle est individuelle et ne peut se vivre qu’à la première personne : « Experience exists only as somatic experiences; the two are synonymous. […] it is individuated. Thus, the primordial mode of experience is first person: It refers to itself » (p. 58). La somatique représente plus que de simples approches de conscience corporelle et d’entretien du corps, mais est plutôt porteuse d’une vision du monde qui établit la corporéité comme un état d’être au monde en mouvement, en ce sens, on peut vraisemblablement parler de 7 paradigme somatique (Kovich, 1998,p. 20). L’expérience du corps-vivant est au centre du paradigme somatique, mais cette expression revient d’abord à Merleau-Ponty et traduit bien le sens véhiculé par Hanna quand il définit le sens du soma par « Me, the bodily being » (Mangione, 1993, p. 44). C’est donc le phénomène somatique, c’est-à-dire l’être humain qui s’expérimente lui-même de l’intérieur qui est au centre de cette perspective. L’éducation somatique fait alors référence aux diverses méthodes et pédagogies qui visent à développer la connaissance expérientielle du corps-vivant (Guimond, 1999, p.5). Bien qu’au départ, la démarche somatique implique une décision individuelle, elle a des retombées collectives significatives. Celle-ci met en route des forces de transformation en ce qui concerne le soma qui vont rejoindre une communauté de « somas humains » qui graduellement contribuent à faire émerger notre société de son anesthésie par rapport à l’écoute du corps. La conscience, au sens somatique tout comme au sens phénoménologique, est donc un mouvement d’ouverture à soi pour aller à la rencontre du monde. Keleman (1979) relève : « We [have] no tradition of living a bodily life » (p. 11). Il ajoute : « We have virtually no sense of the subjective aspect of our inner physical being on which our whole experience is based » (p. 14). Selon lui, nous vivons dans une époque qui est marquée par des changements accélérés provoquant des déséquilibres et de la confusion dans nos façons de vivre (p. 13-61). Dans les sciences modernes, y compris la philosophie et la 8 psychologie, la prédominance de l’esprit sur la vie physique n’est pas suffisamment remise en question. Voici ce qu’en dit Keleman : Our psychology and modern philosophy have not gone far enough. […] They have given us a theory of behavior that does not tell us how to live a biological life, and they have not presented us with a philosophy or a physiology that helps people know how to grow and find satisfaction in the emerging shapes of their own bodies. Instead they have intellectualized the physical, making it seem that if we change our minds through insight, our bodies will follow. (p. 13) On peut considérer que la réalité émotionnelle par sa complexité puise sa source dans la connaissance de l’organisation somatique elle-même. Comme le souligne Keleman, « To change your mind is to change your body, to function differently. To change your mind is to change the shape of yourself » (p. 13-14). De ce point de vue, l’état du corps renseigne sur l’état de l’identité. En abordant la notion d’identité comme un processus dynamique d’échange et de transformation entre un ensemble de phénomènes toujours en interaction - biologique, kinesthésique, rationnel, émotif, social, privé -, on se trouve libéré de l’attachement à un idéal identitaire ou à une vision essentialiste et mentale du soi. La vie individuelle est plutôt perçue comme un continuum d’expériences multiples qui relient la conscience cellulaire à la conscience sociale (Keleman, 1979, p.12). En ce sens, l’apprentissage somatique rejoint plus que la conscience individuelle. Ce processus implique surtout la connaissance de la matière qui nous relie à l’univers dans toutes ses manifestations de vie. Il est indispensable que le point de départ demeure cette entrée en soi qui permet de s’unir et de participer activement au mouvement de vie qui nous anime somatiquement. Comme l’exprime justement Keleman : 9 « When we begin to work with ourselves somatically, we participate differently with the material of our life [.... ] There is no sense of separation in us, and yet, we haven’t lost our identity, we know who we are » (p. 113). PERSPECTIVE MÉTHODOLOGIQUE Le contexte post-positiviste contemporain offre l’opportunité de revisiter, critiquer et revoir les méthodes de rédaction en recherche qualitative.1 Il s’y dégage un climat d’ouverture favorisant la coexistence d’une multitude de points de vue sur le savoir et ses modes de transmission. La particularité du courant post-positiviste est d’avoir remis en question toute prérogative d’autorité du savoir, tant sur le plan des méthodes ou théories, des discours ou genres, des traditions ou nouveautés. Sans rejeter les méthodes conventionnelles du savoir sous prétexte d’être fausses ou archaïques, la perspective post-positiviste propose plutôt d’examiner leur prétention à la supériorité, à la certitude et à l’exactitude, à la lueur des intérêts et des enjeux que ces traditions desservent dans le contexte global des luttes locales, culturelles et politiques. Cette optique entraîne la création de nouvelles méthodes de recherche qui sont à leur tour soumises à cet auto-examen critique (Richardson, 2000, p. 8). Dans cette optique, il n’y a donc que des mises en contexte des savoirs et des connaissances. Les chercheurs-es en recherche qualitative n’ont plus à prétendre à un savoir omniscient, 1 Richardson (2000, p. 8) cite: Agger, 1990; Clifford & Marcus, 1986; Denzin, 1986, 1991, 1995; Lyotard, 1979/1984; Nicholson, 1990; Richardson, 1997; Turner & Bruner, 1986. 10 universel, intemporel et général en écrivant sur le sujet. Il devient possible de s’abstraire de la méta-narration objective et scientifique et d’avoir quelque chose à dire en s’engageant subjectivement à connaître et à décrire les phénomènes de l’univers tels que les chercheurs-es le perçoivent. Car, au sein du paradigme post-positiviste, même une connaissance partielle, contextuelle ou historique d’un sujet représente déjà une part du savoir (Richardson, 2000, p. 8). La somatique tout comme la danse sont des phénomènes du mouvement et de la conscience et ne peuvent être considérées objectivement séparées de soi (Fraleigh, 1996, p.14-18). Il ne s’agit donc pas de mesurer et de quantifier la réalité de ma propre expérience, ce qui relève du paradigme positiviste mais plutôt de comprendre, voire d’émanciper mon expérience, par le processus de l’écriture autobiographique, ce qui procède du paradigme post-positiviste. Bien que certaines études en danse tout comme en somatique bénéficient d’être abordées dans une perspective scientifique, particulièrement celles traitant de la prévention des blessures et de la réhabilitation, l’expérience subjective du corps-vivant ne peut être envisagée dans cette optique cartésienne et sollicite une approche de recherche inhérente à sa nature. Voici ce que dit Green (2000) : Where the sciences generally view the body as an objective entity with particular characteristics that can be observed from a third person viewpoint, somatic acknowledges the inner proprioceptive messages that inform the body. The two, therefore, operate from different epistemology, or way of knowing the world. Where the dance sciences seek objective truths, somatics may not seek truth, as measurable facts, but as one constructs the body itself from a subjective viewpoint. (p. 2) 11 Il ne s’agit donc pas de réfuter la valeur d’une approche positiviste dans certains contextes. Cependant, comme Eddy (2000), Green (2000), Fraleigh (2000) et Fortin (1998, 2002) le constatent, la nature de la danse, tout comme la somatique se prête bien à une approche postpositiviste. Eddy (2000) remarque que le modèle somatique résiste plus particulièrement au mode de pensée objectif et fragmentaire qui caractérise la pensée occidentale : Dance is a field filled with options regarding philosophical paradigms, pedagogical models, aesthetic choices, and research designs. In the business of dance, daily decisions are made that resist or contribute to the continuation of the Cartesian split. The somatic model generally resists it. (p. 144) Johnson (1986-87) indique qu’un des principes essentiels de la pratique somatique est de développer sa sensibilité propre pour contrebalancer les effets de siècles d’éducation dénigrant la sagesse sensuelle du corps (p. 4-8). Green souligne également que la connaissance de soi s’actualise à travers la pratique somatique en reconnaissant les habitudes de comportements inefficaces et parfois destructeurs. Elle questionne une démarche somatique qui serait uniquement axée sur la perception intérieure sans tenir compte d’où vient la personne (Green, 1993, p. 42). Une véritable intégration somatique vise à rapprocher chaque personne de l’expérience multidimensionnelle et globale de son identité somatique. Eddy (2000), Green (1993), Fraleigh (2000) et Fortin (1994, 2002) valident à la fois l’expérience individuelle et la voix subjective en recherche somatique. Mais il faut plutôt se tourner vers les sciences sociales pour trouver un nombre important de chercheur-es, dont Krieger (1991), Ellis et Bochner (2000), Richardson (2000), Sparkes (1996, 2000), Tsang (2000), Clandinin et Connelly (1994), qui défendent le récit identitaire et 12 la voix à la première personne au sein de la recherche académique. C'est à la lueur de leurs écrits que j’examine dans mon mémoire comment ma propre démarche somatique contribue à la construction de mon identité. L'autoethnographie et le récit du moi en recherche qualitative Les récits du soi et les recherches autoethnographiques font partie d’un courant innovateur dans la manière d’entreprendre la recherche. Richardson (2000) définit les récits du soi comme une forme d’écriture évocatrice et hautement personnalisée où les auteurs-es se révèlent en relatant des histoires vécues et puisées dans le bassin de leurs expériences propres. Cette forme d’écriture emprunte le biais de souvenirs parfois dramatiques, de métaphores puissantes, de personnages éclatants, de formulations inhabituelles sans y accorder une interprétation immédiate. On invite alors la lectrice ou le lecteur à « revivre » émotionnellement les évènements en compagnie de l’auteur-e. L’on se permet ainsi d’exprimer ce qui serait indicible en d’autres circonstances.1 Ellis et Bochner (2000, p. 739) définissent l’autoethnographie comme un genre autobiographique d’écriture et de recherche, qui met en lumière les multiples couches de la 1 Sparkes (1996, p. 42) cite Richardson (1994) : «defines narratives of the self as a form of evocative writing that produces highly personalized and revealing texts in which authors tells stories about their own lived experience. Dramatic recall, strong metaphors, vivid characters, unusual phrasings, and the holding back on interpretation are used to invite the reader to emotionally “relive” the events with the author and say what might be unsayable in other circumstances. As a consequence accuracy is not the main issue and narratives of self do not read like traditional ethnography because they use the writing techniques of fiction». 13 conscience, joignant le personnel au culturel. L’attention se porte, dans un aller-retour, sur les relations entre l’expérience personnelle et les dimensions culturelles et sociales pour les mettre en résonance avec la part intérieure et plus sensible du soi. Un soi qui se laisse toucher demeure vulnérable et surtout, il résiste aux interprétations culturelles préconçues. Un thème récurrent dont font part plusieurs apologistes de la parole intimiste en recherche est le désir de se libérer du sentiment d’aliénation de soi et d’affirmer la dimension subjective de sa propre corporéité. Sparkes (2000, p. 463-494) qui, par une blessure majeure au dos, se sent aliéné d’une culture sportive centrée sur un corps d’élite de haute performance ; Tsang (2000, p. 44-59) et Krieger (1991) qui, entre autres, ne veulent plus taire dans leur discours leur lesbianisme car il est au cœur de leur réalité subjective ; Ellis et Bochner (2000, p.751), Conle (1999), Richardson (2000) qui encouragent les individus à prendre le pouvoir de la parole pour rendre compte de la complexité vivante de leur histoire personnelle, particulièrement au sein de la recherche académique. Le récit évocateur par la parole intimiste permet la participation de la personne lisant le récit, voire même à l’auteur-e. Sparkes (2000) souligne qu’à travers son récit subsiste la possibilité, par la mémoire du corps, de faire participer la lectrice ou le lecteur à l’intimité de son univers personnel (p. 467). Ces récits, soutient Richardson, ne visent pas la véracité : « Accuracy is not the issue; rather narratives of the self seek to meet literacy criteria of coherence, verisimilitude, and interest » (cité par Sparkes, 2000, p. 467). 14 Le chercheur détient donc le rôle fondamental au sein des méthodes d’investigation centrées sur l’expérience personnelle. Le point de départ demeure sa narration proprement subjective en relation avec le champ de l’expérience. Comme chercheurs-es, nous sommes continuellement engagé-es dans l’acte de vivre l’expérience, de la raconter, de la revivre, et de la raconter à nouveau tout en apportant des modifications à nos récits (Clandinin et Connelly, 1994, p. 418). Relater l’expérience par le mode narratif implique d’inclure la présence singulière de chaque chercheur-e et de considérer le sens que sa présence ajoute au plan de la recherche. La préoccupation de cette personne qui observe détermine ce qui constitue l’expérience. C’est l’intentionnalité, c’est-à-dire à l’endroit où se porte son attention individuelle, qui va délimiter les paramètres de l’expérience (Clandinin et Connelly, 1994, p. 416). Le contexte de la recherche qualitative en danse tout comme en éducation somatique table avant tout sur l’expérience du corps ; sentir, comprendre, agir sont les modalités premières pour appréhender la réalité. Comme le relève Fortin (1994), « donner la parole au corps » représente le défi primordial « pour le chercheur en corps, le chercheur du corps » (p. 81). Qui suis-je ? Ma démarche autoethnographique. Je suis fille d’immigrants et d’immigrantes. Je suis de nulle part et de partout en même temps. J’ai choisi comme terre d’élection mon propre corps et je me suis confié la tâche d’en défricher le territoire. En ce sens, je suis peut-être une essentialiste, en quête d’une part essentielle de moi et qui m’échappe toujours. C’est ma façon de résister à la fragmentation et à la multiplication de l’identité qui me marquent ainsi que la société 15 contemporaine. Je cherche quelle est ma voix dans cette grande rumeur du monde qui nous invite à la consommation, à la production, à la sur-information. Je cherche l’unité en mon corps ; je veux faire disparaître les tensions, les constrictions et les douleurs qui font chroniquement partie de ma vie et qui limitent ma liberté. Je veux retrouver l’harmonie de mon soma. (extrait du journal de bord) J’ai passé une large partie de mon enfance et de mon adolescence avec la sensation d’être désorientée, de ne pas savoir qui j’étais et où me situer. Il m’a fallu parcourir un long chemin pour avoir le sentiment de m’appartenir enfin, de pénétrer ma réalité, celle de mon corps et que j’en fasse ma demeure. J'ai dû réapprendre l'état d'être afin de mieux comprendre l’action. Il m'a fallu apprendre à me situer par rapport à ce que je vivais, ce que je ressentais, non pas pour apprendre à dominer mon corps, mais pour apprendre à le comprendre, à découvrir les motivations qui l’animaient pour mieux l’intégrer et en libérer le potentiel. Pour Moshé Feldenkrais (1975), il s’agit d’« apprendre à apprendre ». En refaisant des trajectoires de base, on apprend à laisser le mouvement opérer les transformations et colmater les brèches. Cela m’a permis de contacter, de sonder et d’approfondir un espace d’intégration et d’unité. Je ne puis le décrire autrement. C’est une sensation réelle qui est éprouvée après un travail somatique. Ce lieu où non seulement je me sens bien mais où je me sens élan de joie et de plaisir. Un espace ludique sensoriel et sensuel mais surtout où devient matérielle la présence à soi, aux autres et à l’univers. Kovich (1998) avance cette idée avant-gardiste que, par la pratique somatique (dans son cas la méthode Feldenkrais), nous faisons de l’épistémologie en action (p. 21). Par le processus actif de vivre, d’agir et de discriminer, nous produisons la connaissance. Dans son essence, la 16 pratique somatique est une façon de générer des connaissances à propos de soi et à propos de sa relation au monde. Le soi émerge de sa propre chair pour s’incarner, pénétrer sa corporéité propre comme on entre au foyer (p. 22-23). Comme le remarque Kovich, le corps que nous réintégrons est un corps protéen : un corps au flux dynamique et perpétuel ; un corps qui sait se transformer et s’adapter au changement (p. 23). L’écriture évocatrice L’écriture évocatrice correspond à une forme d’écriture en recherche qualitative de plus en plus utilisée. Cette tendance marque une évolution dans la conception de la recherche. Elle découle de la perspective où le langage est une force constitutive qui façonne une vision singulière de la réalité et du moi. Aucun mode d’écriture ne peut se prévaloir d’être neutre ou fixe. Le produit de la recherche est ainsi conçu comme une construction socio-historique de la part de chaque chercheur-e qui s’inscrit dans le temps et est donc soumise au changement. L’option de l’écriture évocatrice permet d’ouvrir sur de multiples façons de réfléchir sur un sujet, de toucher la personne qui lit ou qui entend le texte, voire même de prendre soin de celui ou de celle qui écrit (Richardson, 2000, p. 5). Il s’agit donc d’un processus d’écriture tout à fait cohérent avec la démarche somatique. Comme le souligne Guimond (1999), l’éducation somatique vise essentiellement l’appropriation de soi et son rôle est d’éveiller la conscience par le mouvement : apprendre à sentir ce que l’on fait, à savoir ce que l’on sent, ne plus se considérer comme un objet, mais comme la créatrice de sa propre vie (p. 5). 17 Par la voix à la première personne, je ne cherche pas uniquement à me refléter dans ma subjectivité propre. Par le simple fait d’y porter attention et d’en faire la narration, advient ce que la phénoménologie appelle l’intersubjectivité : c’est-à-dire la transcendance du soi qui permet de toucher l’autre (Fraleigh, 2000, p. 56). Le récit devient alors un acte de communication. CONCLUSION L’autoethnographie s’inscrit dans ce courant émancipateur post-positiviste. Le récit comme mode d’investigation représente pour l’autoethnographe une prise de pouvoir sur sa réalité personnelle. Cela permet également d’exprimer des réalités qui autrement ne seraient pas entendues dans un cadre plus traditionnel de recherche. Cette démarche favorise donc l’« empowerment » par la prise de parole personnelle et individuelle. Elle vise aussi à établir à travers le récit une relation dialogique, réciproque, mutuelle avec l’expérience de ceux et celles qui nous entourent. Comme le souligne Lather (1991) : […] empowerment is a process one undertakes for oneself; it is not something done “to” or “for” someone: The heart of empowerment involves people coming into a sense of their own power, a new relationship with their own contexts. (p. 4) Des figures de proue dans le domaine de la recherche qualitative en danse et de l’éducation somatique telles Green (1993), Fraleigh (2000) et Eddy (1992-93, p. 20-27) font état dans leurs productions académiques de la nécessité de développer leur voix propre et d'opter pour l’écriture au « Je ». Cette tendance signale également un besoin dans la communauté de la 18 recherche académique d’entendre s’exprimer des histoires, comme des pans de vie qui animent le champ de la recherche. Le courant féministe, appuyé par le credo selon lequel le privé est politique, a déjà laissé une large place aux écrivaines dont la parole intimiste et l’expression du récit personnel et évocateur sollicitent non seulement le processus d’identification, mais également une prise de parole comme geste d’affirmation de soi et d’« empowerment ». NOTICE BIOGRAPHIQUE Myriam Saad a complété une maîtrise en éducation somatique au département de danse de l'Université du Québec à Montréal (2003). Elle détient une formation en danse contemporaine de l'Université Concordia (1991), un certificat en Analyse du Mouvement selon Laban/Bartenieff (LIMS/ New York, 1996), et une formation de maître en Méthode Pilates, (Polestareducation / Montréal, Miami, 1999). Durant cinq années consécutives, elle a réalisé plusieurs projets de formation continue destinés aux artistes professionnels visant l'intégration de l'éducation somatique à la pratique de la danse. Elle a enseigné à l'Université du Québec à Montréal et enseigne actuellement aux Ateliers de Danse Moderne de Montréal. © 2005, Myriam Saad 19 BIBLIOGRAPHIE Clandinin, J.D. ; Connelly, F. M. (1994). Personal Experience Methods. Handbook of Qualitative Research, Norman K. Denzin et Yvonna S. Lincoln (dir. publ.). Thousand Oaks, CA.: Sage, p. 413-427. Conle, C. (1999). Why Narrative? Struggling with Time and Place in Life and Research. Inquiry, vol. 29, no 1, (printemps), p. 7-32. Eddy, M. (2000). Access to Somatic Theory and Applications: Socio-Political Concerns. Dance in the Millennium. An International Conference Proceedings. Washington D.C., (19-23 juillet), p.144-148. Eddy, M. (1992-1993). An Overview of the Science and Somatics of Dance. 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