LE RÉCIT AUTOETHNOGRAPHIQUE COMME TÉMOIN DE LA

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LE RÉCIT AUTOETHNOGRAPHIQUE COMME TÉMOIN DE LA
LE RÉCIT AUTOETHNOGRAPHIQUE COMME TÉMOIN DE
LA QUÊTE IDENTITAIRE EN ÉDUCATION SOMATIQUE
Myriam Saad, M.A., CMA
Cet article a pour but d'exposer les principaux enjeux ayant mené au choix méthodologique du
récit autoethnographique dans le cadre de la rédaction de mon mémoire de maîtrise intitulé :
« Le processus somatique comme tremplin identitaire : récit autoethnographique ». Il s'attarde
à démontrer la pertinence de ce modèle de recherche en émergence dans l'institution
universitaire et son adéquation au champ d'étude somatique également en émergence.
Ma démarche de recherche s’inscrit dans la perspective post-positiviste qui reconnaît le primat
de la subjectivité dans le contexte de la recherche qualitative. Son originalité tient dans ce que
le choix méthodologique et le propos du récit autoethnographique sont intimement liés.
Deux thèmes importants se dégagent de l’ensemble de cette démarche réflexive. Le thème de
la vulnérabilité dans le processus de révélation du soi à travers le récit autoethnographique et
celui de la démarche somatique comme révélateur de la conscience identitaire et lieu
d’affirmation de son autorité sensuelle.
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ENJEUX IDENTITAIRES
Je suis de la génération qui a grandi dans la connaissance des rapports dialectiques existant
entre l’individu et la société. Par mon engagement féministe, j’ai appris à situer
idéologiquement mon identité à travers les relations structurelles d’identité sexuelle, de race et
de rapports de classe. Une série d’épreuves émotionnelles et physiques m’ont projetée à
travers une quête frénétique d’un soi essentiel et authentique que je tentais de rejoindre à
travers ma pratique artistique, mon engagement féministe et ma vie privée. Cela m’a pris du
temps à reconnaître mon attachement à un idéal que je situais à l’extérieur de moi et que je
poursuivais sans relâche et sans jamais sembler l’atteindre.
Je me suis blessée à plus d’une reprise, au cours de ma pratique en danse. Indice que je n’étais
peut-être pas suffisamment à l’écoute des signes précurseurs et des besoins de mon soma.
Même si chaque épisode était marqué par un moment de crise, je reprenais aussitôt mes
activités en me supportant par un mécanisme de négation pour revenir le plus vite possible à la
normale. En tant que danseuse, je ne pouvais me permettre de cesser mon entraînement.
C’est au plus grave moment, lorsque deux disques se sont rompus dans ma colonne vertébrale,
que s’est produite en moi la sensation d’une fracture identitaire. C’était le sens de ma vie, que
j’avais entièrement fait dépendre de mon corps, qui volait en éclat. Sans avoir vraiment connu
de grands moments d’épiphanie dans l’exercice de mon métier, je m’étais tout de même
constitué une identité autour de l’idéal de la danseuse. Comme le fait remarquer Sparkes
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(1996), je soutenais envers moi-même des exigences comparables aux athlètes ou à toutes
personnes qui se fondent une identité centrée sur un corps d’élite et, qui lorsqu’elles affrontent
la maladie ou une blessure, se retrouvent fracturées sur le plan de leur identité. Voici ce qu’il
rapporte :
If, as Giddens (1991) and Shilling (1993) argue, we are all involved in reflexive projects
of the self and various body projects of the self and various body projects, then what of
the relationship between the body and the self? How are we to tease out the nuances and
complexities of this relationship as they develop and change over time? One answer to
this question might be to focus upon these periods in the lives of people when the
normality and taken for grantedness of their body relationship as an “absent presence”
are disrupted or interrupted and some become problematic and uncertain (see Leder
1990); for example, when a person experiences (chronic) illness, is seriously injured, or
acquires a physical disability. Such “fateful moments”, Giddens (1991) suggests,
threaten the protective cocoon that defends the individual’s ontological security,
“because the ‘business as usual’ attitude that is so important to that cocoon is inevitably
broken through” (p. 114).
Dans un article qui présente sa thèse de doctorat en activité physique, Sparkes utilise le récit
autoethnographique pour décrire sa propre fracture identitaire dans le sport d’élite. C’est à la
suite d’une sérieuse blessure au dos qu’il explore, à travers la narration subjective, cette
relation entre le projet interrompu de construction du corps et sa relation avec la construction
du soi. Sparkes partage comment sa première réaction face à sa perte d’autonomie causée par
la blessure a été de s’emmurer dans une logique et une terminologie médicale pour donner un
sens à son expérience (p. 470-471). Le besoin de contrôler sa vie et de s’accrocher à une
identité forgée de l’extérieur l’entraînait à retrouver l’image du corps sportif, à fréquenter le
gymnase et à s’entraîner de la même manière dont il avait l’habitude. Ce sont les récidives qui
lui imposèrent la nécessité de transformer sa relation au soi (p. 73-74). S’il paraît évident que
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le soi est en mesure de se forger un corps pour fonder son identité, Sparkes s’interroge sur la
manière dont le corps construit le soi et constate que nous en savons peu à ce sujet.
Selves act in ways that choose their bodies but bodies also create the selves who act. We
can observe more of the first process than the second: how bodies create selves is
scarcely understood at all. (Frank, 1995, cite par Sparkes, 1999, p.40)
Krieger (1991), dans son remarquable ouvrage, « Social Science and the Self », revendique
dans un long propos sensible et éclairé, la reconnaissance de la part individuelle et subjective
dans le domaine de la recherche académique. Elle y décrit sur un ton intimiste et
autobiographique son cheminement identitaire en tant que chercheure lesbienne et féministe,
les difficultés à se faire reconnaître dans sa singularité, ainsi que ses nombreuses expériences
de rejet de la part du milieu académique. Sans toutefois mettre l’accent sur l’identité comme
telle, elle préfère parler du sens du soi. Voici ce qu’elle dit :
There are many kinds of self-constructing activities, and these produce very different
selves for different people -selves that look different on the outside and feel different on
the inside. […] Often only when the self, or the sense of self, becomes precarious do we
learn that having nobody home is not a good idea, that theories denying the importance
of an inner self do not serve us well. Having one’s internal organization reduced to a
minimum, or to something felt as extremely tenuous, absent, or fragmented, or to do
something felt as not specifically one’s own is frequently a painful experience, one to be
avoided or recovered from. (p.45)
Ce sentiment d’être coupé de sa source de savoir intérieur est ce qui pousse de plus en plus de
chercheurs-es à emprunter la voie du récit identitaire et à s’appuyer sur l’expérience
personnelle pour rendre compte de réalités plus complexes qui ne pourraient être traduites
avec justesse dans un discours dominant, standardisant. Krieger souligne :
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I emphasize a view of the self that acknowledges inner experiences of individuality both
because I think these experiences are important sources of knowledge, sources
traditionally minimized in social sciences, and because I think a sense of individual
uniqueness is hardly won. Such a sense is frequently a difficult achievement that is felt
as precarious by the individual and that is experienced as a struggle: a struggle against
being like everyone else, a struggle to hold together or hold up, or a struggle simply to
feel that one has a self. (p.44)
Ainsi, ce ne sont pas tant les différentes notions de l’identité et du soi qu’il m’importe ici
d'exposer, mais plutôt de mettre à jour le sentiment commun d’aliénation de soi que partagent
les auteurs-es de ces récits à différents degrés.
Johnson (1983), qui avec Hanna a contribué à fonder par ses écrits le champ d'étude
somatique, révèle dès les premières pages de son livre intitulé « Body », avoir éprouvé
longtemps ce sentiment :
I had learned to discount my own resources for finding my way through life and for
evaluating the advices of others. I finally realized that a basic ingredient for healing
fractures within our personal experience is learning to reconnect our more abstract
attitudes with our sensual experiences. (p.2)
Initialement, ma blessure au dos a été le signal m'ayant fait réaliser à quel point je n’étais pas
à l’écoute de mon soma. C’est également cette blessure qui fut le moteur pour approfondir
mes connaissances et ma pratique somatique. Au fil de mes récits, un thème récurrent a
émergé : la nécessité de retrouver le contact avec mon autorité sensuelle, ce que je sais par le
ressenti du corps, par la vérité du corps. Si, au cours de ma démarche de recherche, le parcours
de mon identité s'est dévoilé à travers la reconnaissance du territoire de mon corps, l'enjeu
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primordial qui s'en est dégagé fut indéniablement l'appropriation et l'affirmation de mon
autorité propre et ma souveraineté sensuelle.
L’éducation somatique comme tremplin identitaire
« Je suis un champ, je suis une expérience » écrit Merleau-Ponty (1945, p. 465) dans son
monumental essai « Phénoménologie de la perception ». La phénoménologie se définit
« comme l’étude des sens ». L'objectif de la phénoménologie n'est pas d’expliquer, ni
d’analyser le réel et les phénomènes, mais de les replacer dans l’existence pour mieux les
décrire à partir de leur facticité. Le champ phénoménal s’appuie alors sur l’expérience
subjective, celle de la perception que l’on a du monde, de la façon dont on le ressent pour
mieux en cerner le motif dans nos consciences. La somatique dérive en partie de cette
tradition. Ainsi, Hanna (1987) affirme à l’instar de Merleau-Ponty, la primauté essentielle de
l’expérience dans la nature du soma : « In its essence, a soma is experience » (p.58). Selon lui,
la nature même de l’expérience est somatique, elle est individuelle et ne peut se vivre qu’à la
première personne : « Experience exists only as somatic experiences; the two are
synonymous. […] it is individuated. Thus, the primordial mode of experience is first person: It
refers to itself » (p. 58).
La somatique représente plus que de simples approches de conscience corporelle et d’entretien
du corps, mais est plutôt porteuse d’une vision du monde qui établit la corporéité comme un
état d’être au monde en mouvement, en ce sens, on peut vraisemblablement parler de
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paradigme somatique (Kovich, 1998,p. 20). L’expérience du corps-vivant est au centre du
paradigme somatique, mais cette expression revient d’abord à Merleau-Ponty et traduit bien le
sens véhiculé par Hanna quand il définit le sens du soma par « Me, the bodily being »
(Mangione, 1993, p. 44).
C’est donc le phénomène somatique, c’est-à-dire l’être humain qui s’expérimente lui-même de
l’intérieur qui est au centre de cette perspective. L’éducation somatique fait alors référence
aux diverses méthodes et pédagogies qui visent à développer la connaissance expérientielle du
corps-vivant (Guimond, 1999, p.5).
Bien qu’au départ, la démarche somatique implique une décision individuelle, elle a des
retombées collectives significatives. Celle-ci met en route des forces de transformation en ce
qui concerne le soma qui vont rejoindre une communauté de « somas humains » qui
graduellement contribuent à faire émerger notre société de son anesthésie par rapport à
l’écoute du corps. La conscience, au sens somatique tout comme au sens phénoménologique,
est donc un mouvement d’ouverture à soi pour aller à la rencontre du monde.
Keleman (1979) relève : « We [have] no tradition of living a bodily life » (p. 11). Il ajoute :
« We have virtually no sense of the subjective aspect of our inner physical being on which our
whole experience is based » (p. 14). Selon lui, nous vivons dans une époque qui est marquée
par des changements accélérés provoquant des déséquilibres et de la confusion dans nos
façons de vivre (p. 13-61). Dans les sciences modernes, y compris la philosophie et la
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psychologie, la prédominance de l’esprit sur la vie physique n’est pas suffisamment remise en
question. Voici ce qu’en dit Keleman :
Our psychology and modern philosophy have not gone far enough. […] They have given
us a theory of behavior that does not tell us how to live a biological life, and they have
not presented us with a philosophy or a physiology that helps people know how to grow
and find satisfaction in the emerging shapes of their own bodies. Instead they have
intellectualized the physical, making it seem that if we change our minds through
insight, our bodies will follow. (p. 13)
On peut considérer que la réalité émotionnelle par sa complexité puise sa source dans la
connaissance de l’organisation somatique elle-même. Comme le souligne Keleman, « To
change your mind is to change your body, to function differently. To change your mind is to
change the shape of yourself » (p. 13-14). De ce point de vue, l’état du corps renseigne sur
l’état de l’identité.
En abordant la notion d’identité comme un processus dynamique d’échange et de
transformation entre un ensemble de phénomènes toujours en interaction - biologique,
kinesthésique, rationnel, émotif, social, privé -, on se trouve libéré de l’attachement à un idéal
identitaire ou à une vision essentialiste et mentale du soi. La vie individuelle est plutôt perçue
comme un continuum d’expériences multiples qui relient la conscience cellulaire à la
conscience sociale (Keleman, 1979, p.12). En ce sens, l’apprentissage somatique rejoint plus
que la conscience individuelle. Ce processus implique surtout la connaissance de la matière
qui nous relie à l’univers dans toutes ses manifestations de vie. Il est indispensable que le
point de départ demeure cette entrée en soi qui permet de s’unir et de participer activement au
mouvement de vie qui nous anime somatiquement. Comme l’exprime justement Keleman :
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« When we begin to work with ourselves somatically, we participate differently with the
material of our life [.... ] There is no sense of separation in us, and yet, we haven’t lost our
identity, we know who we are » (p. 113).
PERSPECTIVE MÉTHODOLOGIQUE
Le contexte post-positiviste contemporain offre l’opportunité de revisiter, critiquer et revoir
les méthodes de rédaction en recherche qualitative.1 Il s’y dégage un climat d’ouverture
favorisant la coexistence d’une multitude de points de vue sur le savoir et ses modes de
transmission. La particularité du courant post-positiviste est d’avoir remis en question toute
prérogative d’autorité du savoir, tant sur le plan des méthodes ou théories, des discours ou
genres, des traditions ou nouveautés. Sans rejeter les méthodes conventionnelles du savoir
sous prétexte d’être fausses ou archaïques, la perspective post-positiviste propose plutôt
d’examiner leur prétention à la supériorité, à la certitude et à l’exactitude, à la lueur des
intérêts et des enjeux que ces traditions desservent dans le contexte global des luttes locales,
culturelles et politiques. Cette optique entraîne la création de nouvelles méthodes de recherche
qui sont à leur tour soumises à cet auto-examen critique (Richardson, 2000, p. 8).
Dans cette optique, il n’y a donc que des mises en contexte des savoirs et des connaissances.
Les chercheurs-es en recherche qualitative n’ont plus à prétendre à un savoir omniscient,
1
Richardson (2000, p. 8) cite: Agger, 1990; Clifford & Marcus, 1986; Denzin, 1986, 1991, 1995; Lyotard,
1979/1984; Nicholson, 1990; Richardson, 1997; Turner & Bruner, 1986.
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universel, intemporel et général en écrivant sur le sujet. Il devient possible de s’abstraire de la
méta-narration objective et scientifique et d’avoir quelque chose à dire en s’engageant
subjectivement à connaître et à décrire les phénomènes de l’univers tels que les chercheurs-es
le perçoivent. Car, au sein du paradigme post-positiviste, même une connaissance partielle,
contextuelle ou historique d’un sujet représente déjà une part du savoir (Richardson, 2000, p.
8).
La somatique tout comme la danse sont des phénomènes du mouvement et de la conscience et
ne peuvent être considérées objectivement séparées de soi (Fraleigh, 1996, p.14-18). Il ne
s’agit donc pas de mesurer et de quantifier la réalité de ma propre expérience, ce qui relève du
paradigme positiviste mais plutôt de comprendre, voire d’émanciper mon expérience, par le
processus de l’écriture autobiographique, ce qui procède du paradigme post-positiviste.
Bien que certaines études en danse tout comme en somatique bénéficient d’être abordées dans
une perspective scientifique, particulièrement celles traitant de la prévention des blessures et
de la réhabilitation, l’expérience subjective du corps-vivant ne peut être envisagée dans cette
optique cartésienne et sollicite une approche de recherche inhérente à sa nature. Voici ce que
dit Green (2000) :
Where the sciences generally view the body as an objective entity with particular
characteristics that can be observed from a third person viewpoint, somatic
acknowledges the inner proprioceptive messages that inform the body. The two,
therefore, operate from different epistemology, or way of knowing the world. Where the
dance sciences seek objective truths, somatics may not seek truth, as measurable facts,
but as one constructs the body itself from a subjective viewpoint. (p. 2)
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Il ne s’agit donc pas de réfuter la valeur d’une approche positiviste dans certains contextes.
Cependant, comme Eddy (2000), Green (2000), Fraleigh (2000) et Fortin (1998, 2002) le
constatent, la nature de la danse, tout comme la somatique se prête bien à une approche postpositiviste. Eddy (2000) remarque que le modèle somatique résiste plus particulièrement au
mode de pensée objectif et fragmentaire qui caractérise la pensée occidentale :
Dance is a field filled with options regarding philosophical paradigms, pedagogical
models, aesthetic choices, and research designs. In the business of dance, daily decisions
are made that resist or contribute to the continuation of the Cartesian split. The somatic
model generally resists it. (p. 144)
Johnson (1986-87) indique qu’un des principes essentiels de la pratique somatique est de
développer sa sensibilité propre pour contrebalancer les effets de siècles d’éducation dénigrant
la sagesse sensuelle du corps (p. 4-8). Green souligne également que la connaissance de soi
s’actualise à travers la pratique somatique en reconnaissant les habitudes de comportements
inefficaces et parfois destructeurs. Elle questionne une démarche somatique qui serait
uniquement axée sur la perception intérieure sans tenir compte d’où vient la personne (Green,
1993, p. 42). Une véritable intégration somatique vise à rapprocher chaque personne de
l’expérience multidimensionnelle et globale de son identité somatique. Eddy (2000), Green
(1993), Fraleigh (2000) et Fortin (1994, 2002) valident à la fois l’expérience individuelle et la
voix subjective en recherche somatique.
Mais il faut plutôt se tourner vers les sciences sociales pour trouver un nombre important de
chercheur-es, dont Krieger (1991), Ellis et Bochner (2000), Richardson (2000), Sparkes
(1996, 2000), Tsang (2000), Clandinin et Connelly (1994), qui défendent le récit identitaire et
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la voix à la première personne au sein de la recherche académique. C'est à la lueur de leurs
écrits que j’examine dans mon mémoire comment ma propre démarche somatique contribue à
la construction de mon identité.
L'autoethnographie et le récit du moi en recherche qualitative
Les récits du soi et les recherches autoethnographiques font partie d’un courant innovateur
dans la manière d’entreprendre la recherche. Richardson (2000) définit les récits du soi
comme une forme d’écriture évocatrice et hautement personnalisée où les auteurs-es se
révèlent en relatant des histoires vécues et puisées dans le bassin de leurs expériences propres.
Cette forme d’écriture emprunte le biais de souvenirs parfois dramatiques, de métaphores
puissantes, de personnages éclatants, de formulations inhabituelles sans y accorder une
interprétation immédiate. On invite alors la lectrice ou le lecteur à « revivre »
émotionnellement les évènements en compagnie de l’auteur-e. L’on se permet ainsi
d’exprimer ce qui serait indicible en d’autres circonstances.1
Ellis et Bochner (2000, p. 739) définissent l’autoethnographie comme un genre
autobiographique d’écriture et de recherche, qui met en lumière les multiples couches de la
1
Sparkes (1996, p. 42) cite Richardson (1994) : «defines narratives of the self as a form of evocative writing that
produces highly personalized and revealing texts in which authors tells stories about their own lived experience.
Dramatic recall, strong metaphors, vivid characters, unusual phrasings, and the holding back on interpretation are
used to invite the reader to emotionally “relive” the events with the author and say what might be unsayable in
other circumstances. As a consequence accuracy is not the main issue and narratives of self do not read like
traditional ethnography because they use the writing techniques of fiction».
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conscience, joignant le personnel au culturel. L’attention se porte, dans un aller-retour, sur les
relations entre l’expérience personnelle et les dimensions culturelles et sociales pour les
mettre en résonance avec la part intérieure et plus sensible du soi. Un soi qui se laisse toucher
demeure vulnérable et surtout, il résiste aux interprétations culturelles préconçues.
Un thème récurrent dont font part plusieurs apologistes de la parole intimiste en recherche est
le désir de se libérer du sentiment d’aliénation de soi et d’affirmer la dimension subjective de
sa propre corporéité. Sparkes (2000, p. 463-494) qui, par une blessure majeure au dos, se sent
aliéné d’une culture sportive centrée sur un corps d’élite de haute performance ; Tsang (2000,
p. 44-59) et Krieger (1991) qui, entre autres, ne veulent plus taire dans leur discours leur
lesbianisme car il est au cœur de leur réalité subjective ; Ellis et Bochner (2000, p.751), Conle
(1999), Richardson (2000) qui encouragent les individus à prendre le pouvoir de la parole
pour rendre compte de la complexité vivante de leur histoire personnelle, particulièrement au
sein de la recherche académique.
Le récit évocateur par la parole intimiste permet la participation de la personne lisant le récit,
voire même à l’auteur-e. Sparkes (2000) souligne qu’à travers son récit subsiste la possibilité,
par la mémoire du corps, de faire participer la lectrice ou le lecteur à l’intimité de son univers
personnel (p. 467). Ces récits, soutient Richardson, ne visent pas la véracité : « Accuracy is
not the issue; rather narratives of the self seek to meet literacy criteria of coherence,
verisimilitude, and interest » (cité par Sparkes, 2000, p. 467).
14
Le chercheur détient donc le rôle fondamental au sein des méthodes d’investigation centrées
sur l’expérience personnelle. Le point de départ demeure sa narration proprement subjective
en relation avec le champ de l’expérience. Comme chercheurs-es, nous sommes
continuellement engagé-es dans l’acte de vivre l’expérience, de la raconter, de la revivre, et de
la raconter à nouveau tout en apportant des modifications à nos récits (Clandinin et Connelly,
1994, p. 418).
Relater l’expérience par le mode narratif implique d’inclure la présence singulière de chaque
chercheur-e et de considérer le sens que sa présence ajoute au plan de la recherche. La
préoccupation de cette personne qui observe détermine ce qui constitue l’expérience. C’est
l’intentionnalité, c’est-à-dire à l’endroit où se porte son attention individuelle, qui va délimiter
les paramètres de l’expérience (Clandinin et Connelly, 1994, p. 416).
Le contexte de la recherche qualitative en danse tout comme en éducation somatique table
avant tout sur l’expérience du corps ; sentir, comprendre, agir sont les modalités premières
pour appréhender la réalité. Comme le relève Fortin (1994), « donner la parole au corps »
représente le défi primordial « pour le chercheur en corps, le chercheur du corps » (p. 81).
Qui suis-je ? Ma démarche autoethnographique.
Je suis fille d’immigrants et d’immigrantes. Je suis de nulle part et de partout en même
temps. J’ai choisi comme terre d’élection mon propre corps et je me suis confié la
tâche d’en défricher le territoire. En ce sens, je suis peut-être une essentialiste, en quête
d’une part essentielle de moi et qui m’échappe toujours. C’est ma façon de résister à la
fragmentation et à la multiplication de l’identité qui me marquent ainsi que la société
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contemporaine. Je cherche quelle est ma voix dans cette grande rumeur du monde qui
nous invite à la consommation, à la production, à la sur-information. Je cherche l’unité
en mon corps ; je veux faire disparaître les tensions, les constrictions et les douleurs
qui font chroniquement partie de ma vie et qui limitent ma liberté. Je veux retrouver
l’harmonie de mon soma. (extrait du journal de bord)
J’ai passé une large partie de mon enfance et de mon adolescence avec la sensation d’être
désorientée, de ne pas savoir qui j’étais et où me situer. Il m’a fallu parcourir un long chemin
pour avoir le sentiment de m’appartenir enfin, de pénétrer ma réalité, celle de mon corps et
que j’en fasse ma demeure. J'ai dû réapprendre l'état d'être afin de mieux comprendre l’action.
Il m'a fallu apprendre à me situer par rapport à ce que je vivais, ce que je ressentais, non pas
pour apprendre à dominer mon corps, mais pour apprendre à le comprendre, à découvrir les
motivations qui l’animaient pour mieux l’intégrer et en libérer le potentiel. Pour Moshé
Feldenkrais (1975), il s’agit d’« apprendre à apprendre ». En refaisant des trajectoires de base,
on apprend à laisser le mouvement opérer les transformations et colmater les brèches. Cela
m’a permis de contacter, de sonder et d’approfondir un espace d’intégration et d’unité. Je ne
puis le décrire autrement. C’est une sensation réelle qui est éprouvée après un travail
somatique. Ce lieu où non seulement je me sens bien mais où je me sens élan de joie et de
plaisir. Un espace ludique sensoriel et sensuel mais surtout où devient matérielle la présence à
soi, aux autres et à l’univers.
Kovich (1998) avance cette idée avant-gardiste que, par la pratique somatique (dans son cas la
méthode Feldenkrais), nous faisons de l’épistémologie en action (p. 21). Par le processus actif
de vivre, d’agir et de discriminer, nous produisons la connaissance. Dans son essence, la
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pratique somatique est une façon de générer des connaissances à propos de soi et à propos de
sa relation au monde. Le soi émerge de sa propre chair pour s’incarner, pénétrer sa corporéité
propre comme on entre au foyer (p. 22-23). Comme le remarque Kovich, le corps que nous
réintégrons est un corps protéen : un corps au flux dynamique et perpétuel ; un corps qui sait
se transformer et s’adapter au changement (p. 23).
L’écriture évocatrice
L’écriture évocatrice correspond à une forme d’écriture en recherche qualitative de plus en
plus utilisée. Cette tendance marque une évolution dans la conception de la recherche. Elle
découle de la perspective où le langage est une force constitutive qui façonne une vision
singulière de la réalité et du moi. Aucun mode d’écriture ne peut se prévaloir d’être neutre ou
fixe. Le produit de la recherche est ainsi conçu comme une construction socio-historique de la
part de chaque chercheur-e qui s’inscrit dans le temps et est donc soumise au changement.
L’option de l’écriture évocatrice permet d’ouvrir sur de multiples façons de réfléchir sur un
sujet, de toucher la personne qui lit ou qui entend le texte, voire même de prendre soin de
celui ou de celle qui écrit (Richardson, 2000, p. 5). Il s’agit donc d’un processus d’écriture
tout à fait cohérent avec la démarche somatique. Comme le souligne Guimond (1999),
l’éducation somatique vise essentiellement l’appropriation de soi et son rôle est d’éveiller la
conscience par le mouvement : apprendre à sentir ce que l’on fait, à savoir ce que l’on sent, ne
plus se considérer comme un objet, mais comme la créatrice de sa propre vie (p. 5).
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Par la voix à la première personne, je ne cherche pas uniquement à me refléter dans ma
subjectivité propre. Par le simple fait d’y porter attention et d’en faire la narration, advient ce
que la phénoménologie appelle l’intersubjectivité : c’est-à-dire la transcendance du soi qui
permet de toucher l’autre (Fraleigh, 2000, p. 56). Le récit devient alors un acte de
communication.
CONCLUSION
L’autoethnographie s’inscrit dans ce courant émancipateur post-positiviste. Le récit comme
mode d’investigation représente pour l’autoethnographe une prise de pouvoir sur sa réalité
personnelle. Cela permet également d’exprimer des réalités qui autrement ne seraient pas
entendues dans un cadre plus traditionnel de recherche. Cette démarche favorise donc
l’« empowerment » par la prise de parole personnelle et individuelle. Elle vise aussi à établir à
travers le récit une relation dialogique, réciproque, mutuelle avec l’expérience de ceux et
celles qui nous entourent. Comme le souligne Lather (1991) :
[…] empowerment is a process one undertakes for oneself; it is not something
done “to” or “for” someone: The heart of empowerment involves people coming into a
sense of their own power, a new relationship with their own contexts. (p. 4)
Des figures de proue dans le domaine de la recherche qualitative en danse et de l’éducation
somatique telles Green (1993), Fraleigh (2000) et Eddy (1992-93, p. 20-27) font état dans
leurs productions académiques de la nécessité de développer leur voix propre et d'opter pour
l’écriture au « Je ». Cette tendance signale également un besoin dans la communauté de la
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recherche académique d’entendre s’exprimer des histoires, comme des pans de vie qui
animent le champ de la recherche. Le courant féministe, appuyé par le credo selon lequel le
privé est politique, a déjà laissé une large place aux écrivaines dont la parole intimiste et
l’expression du récit personnel et évocateur sollicitent non seulement le processus
d’identification, mais également une prise de parole comme geste d’affirmation de soi et
d’« empowerment ».
NOTICE BIOGRAPHIQUE
Myriam Saad a complété une maîtrise en éducation somatique au département de danse de
l'Université du Québec à Montréal (2003). Elle détient une formation en danse contemporaine
de l'Université Concordia (1991), un certificat en Analyse du Mouvement selon
Laban/Bartenieff (LIMS/ New York, 1996), et une formation de maître en Méthode Pilates,
(Polestareducation / Montréal, Miami, 1999). Durant cinq années consécutives, elle a réalisé
plusieurs projets de formation continue destinés aux artistes professionnels visant l'intégration
de l'éducation somatique à la pratique de la danse. Elle a enseigné à l'Université du Québec à
Montréal et enseigne actuellement aux Ateliers de Danse Moderne de Montréal.
© 2005, Myriam Saad
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