DEA Sciences de l`Antiquité
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Lycée Saint Sernin – Toulouse « Expériences et représentations de l’espace » Journée d’étude du 14 mai 2013 Pascal PAYEN (université de Toulouse 2 – UTM) L'Atlantide : un espace imaginaire pour la réflexion politique Sources anciennes Platon, Timée, 17-27b Platon, Critias Platon, Gorgias, 515a-517c (critique des hommes politiques athéniens du Ve siècle et de la domination athénienne reposant sur les Longs-Murs et le Pirée) Platon, Ménexène, 236e-247e (le régime et les exploits d'Athènes) Platon, République, VIII (classement des constitutions) Platon, Politique, 268d-274d (le mythe de l'Âge d'or et les révolutions périodiques de l'univers) Platon, Lois, III (résumé de l'histoire universelle depuis le déluge : la succession des communautés sociales et politiques), en particulier 677a-680a. Pour les deux textes principaux, le Timée et le Critias, les éditions disponibles en français sont les suivantes : Platon, Œuvres complètes, Tome X : Timée – Critias, texte établi et traduit par Albert Rivaud, Paris, Les Belles Lettres, C. U. F., 1925 (nombreux retirages) Platon, Timée/Critias, traduction, introduction et notes de Luc Brisson, avec la collaboration de Michel Patillon, Paris, GF/Flammarion, 1992, 5ème éd. revue 2001. Platon, Critias et prologue du Timée, traduction, introduction et notes de Jean-François Pradeau, Paris, Les Belles Lettres, "Classiques en poche", 1997. On y ajoutera l'édition (texte grec seul) commentée de Christopher Gill 1980, mentionnée ci-dessous. Bibliographie indicative Platon, l'histoire et les historiens BRISSON Luc, Platon, les mots et les mythes, Paris, La Découverte, 1982, éd. revue et augmentée, 1994 DESCLOS Marie-Laurence, Le philosophe et l'historien. Recherches sur le statut de l'historiographie classique (Hérodote, Thucydide) dans les dialogues de Platon, Paris, Thèse dactyl., EHESS, 1989. DESCLOS Marie-Laurence, Aux marges des dialogues de Platon. Essai d’histoire anthropologique de la philosophie ancienne, Grenoble, Jérôme Millon, 2003. JEANNIÈRE Abel, Platon, Paris, Seuil, 1994 (pour une première introduction qui aborde tous les aspects de la philosophie platonicienne que peut rencontrer un historien). 1 PRADEAU Jean-François, Platon et la cité, Paris, P.U.F., 1997. ROBIN Léon, Platon, Paris, P.U.F., 1935 (nombreuses rééditions). VIDAL-NAQUET Pierre, "Le mythe platonicien du Politique, les ambiguïtés de l'âge d'or et de l'histoire" (1975), in Le chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, Maspéro, 1983, 3ème éd. La Découverte 1991, p. 361-380. VIDAL-NAQUET Pierre, "Platon, l'histoire et les historiens" (1985), in La démocratie grecque vue d'ailleurs, Paris, Flammarion, 1990 (rééd. coll. "Champs" 1996), p. 121137. WEIL Raymond, L'"Archéologie" de Platon, Paris, Klincksieck, 1959. L'Atlantide de Platon : interprétations BRISSON Luc, "De la philosophie politique à l'épopée : le Critias de Platon", Revue de métaphysique et de morale, 75, 1970, p. 402-438. CORNFORD F. M., Plato's cosmology. The Timaeus of Plato translated with a running commentary, London, Routledge & Keagan Paul, 1937. GILL Christopher éd., Plato : the Atlantis Story. Timaeus 17-27, Critias, with Introduction, Notes and Vocabulary, Bristol, Bristol Classical Press, 1980. MATTÉI Jean-François, Platon et le miroir du mythe : de l'âge d'or à l'Atlantide, Paris, P.U.F., 1996. PRADEAU Jean-François, Le Monde de la politique : sur le récit atlante de Platon, Timée (17-27) et Critias, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1997. VIDAL-NAQUET Pierre, "Athènes et l'Atlantide. Structure et signification d'un mythe platonicien", in Le chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, Maspéro, 1983, 3ème éd. La Découverte 1991, p. 335-360. VIDAL-NAQUET Pierre, L’Atlantide. Petite histoire d’un mythe platonicien, Paris, Les Belles Lettres, 2005, nouvelle éd. Seuil, « Points-Essais », 2006 (le livre indispensable sur la question). Postérité du mythe : entre fascination et propagande BRENTJES B., Atlantis : Geschichte einer Utopie, Köln, DuMont, 1993 (anthologie commentée des principaux textes sur l'Atlantide) MARTIN Thomas-Henri, Etudes sur le Timée de Platon, Paris, 1841, réimp. Paris, Vrin, 1981, p. 257-333. TREUIL René, Le mythe de l’Atlantide, Paris, Éd. du CNRS, 2012. VIDAL-NAQUET Pierre, "Hérodote et l'Atlantide : entre les Grecs et les Juifs. Réflexion sur l'historiographie du siècle des Lumières" (1982), in Les Grecs, les historiens et la démocratie, Paris, La Découverte, 2000, p. 29-83. VIDAL-NAQUET Pierre, "L'Atlantide et les nations" (1987), in La démocratie grecque vue d'ailleurs, Paris, Flammarion, 1990 (rééd. coll. "Champs" 1996), p. 139-159. Atlantides. Les îles englouties, Paris, Omnibus, 1995 (recueil des récits et romans modernes relatifs à l'Atlantide) 2 Plan Introduction Le mythe de l’Atlantide : un espace destiné à l’analyse politique, entre une Athènes imaginaire et l’Athènes historique I. Platon et l'histoire de l'Athènes démocratique A. La cité grecque comme espace politique B. Platon, Athènes et Socrate C. Les dialogues platoniciens II. Le récit platonicien de l'Atlantide A. Le problème de la trilogie Timée-Critias-Hermocrate B. Platon inventeur de l'Atlantide : un espace pour la réflexion politique C. La catastrophe finale de l'Atlantide : les thèses "réalistes" 1. Le témoignage des sources anciennes 2. Le récit de Platon aurait-il un fondement historique ? III. L'Atlantide et l'histoire d'Athènes : espace réel, espace imaginaire A. Le récit atlante : un pamphlet historique B. Le récit atlante : une utopie politique C. Athènes comme seul espace à partir duquel (re)penser toute politique Conclusion L’Atlantide entre utopie et histoire 3 Documents Carte : la représentation du monde selon le Critias et le Timée (éd. GF/Flammarion, 1992, p. 393) Textes Texte 1 : Timée, 21e-23d : Les sources de la narration que Solon fit à Critias l'Ancien [21e]"Il y a en Egypte", dit Solon, "dans le Delta, vers la pointe duquel le Nil se partage, un certain nome, qu'on appelle Saïtique, et de ce nome, la plus grande cité est Saïs. C'est de là qu'était Amasis, le roi. Pour ceux de cette cité, c'est une certaine déesse qui l'a fondée : en égyptien son nom est Neith, mais en grec, à ce qu'ils disent, c'est Athéna. Or ces gens-là sont très amis des Athéniens et ils affirment être en quelque manière leurs parents. Solon raconta qu'étant arrivé chez eux, il y acquit une grande considération [22a], et que, comme il interrogeait un jour sur les antiquités (τὰ παλαια/ta palaia) les prêtres les plus savants en ces matières, il avait découvert que ni lui-même ni aucun autre Grec n'en avait pour ainsi dire rien su. Et une fois, voulant les conduire à parler des choses anciennes (περί τῶν ἀρχαίων/peri tôn arkhaiôn), il [Solon] entreprit de leur raconter ce que nous avons ici de plus ancien. Il leur parla de Phoroneus, celui qu'on appelle le premier homme, de Niobé, du déluge de Deucalion et de Pyrrha, et des mythes qu'on rapporte sur leur naissance, [22b] et des généalogies de leurs descendants. Et il s'efforça, en supputant les années où se passaient les événements, de calculer leur date. 4 Mais l'un des prêtres, qui était très vieux, prit la parole : "Solon, Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours des enfants : un Grec n'est jamais vieux !" A ces mots Solon : "Comment l'entendez-vous ?" Et le prêtre : "Vous êtes jeunes tous tant que vous êtes par l'âme. Car en elle vous n'avez nulle opinion ancienne, provenant d'une vieille tradition (di' ¢rca…an ¢ko»n), ni aucune science blanchie par le temps [22c] Et en voici la raison. Les hommes ont été détruits et le seront encore et de nombreuses manières. Par le feu et par l'eau eurent lieu les destructions les plus graves. Mais il y en a eu d'autres moindres, de mille façons. Car, ce qu'on raconte aussi chez vous, qu'une fois, Phaéton, fils d'Hélios, ayant attelé le char de son père, mais incapable de le diriger sur la voie paternelle, incendia tout ce qu'il y avait sur la terre et périt lui-même, frappé de la foudre ; cela se dit en forme de légende [22d]. La vérité, la voici : une déviation se produit parfois dans les corps qui circulent au ciel, autour de la terre. Et, à des intervalles de temps largement espacés, tout ce qui est sur terre périt alors par la surabondance du feu. Alors, tous ceux qui habitent sur les montagnes, dans les lieux élevés et dans les endroits secs, périssent, plutôt que ceux qui demeurent proche des fleuves et de la mer. Mais, pour nous, le Nil, notre sauveur en d'autres circonstances, nous préserve aussi de cette calamité-là, en débordant. Au contraire, d'autres fois, quand les dieux purifient la terre par les eaux et la submergent, seuls les bouviers et les pâtres dans les montagnes sont sauvés, mais les habitants des cités de chez vous sont entraînés dans la mer par les fleuves. [22e] À l'inverse, dans ce pays-ci, ni alors, ni dans d'autres cas, les eaux ne descendent des hauteurs dans les plaines, mais c'est toujours de dessοus terre qu'elleσ sourdent naturellement. De là vient, dit-on, qu'ici se soient conservées les plus anciennes traditions. Mais la vérité est que, dans tous les lieux où il n'y a, pour l'en chasser, ni un froid excessif ni une chaleur ardente, il y a toujours, tantôt plus, tantôt moins nombreuse, la race des hommes. [23a] Aussi, soit chez vous, soit ici, soit en tout autre lieu dont nous avons entendu parler, s'il s'est accompli quelque chose de beau, de grand ou de remarquable, à tout autre égard, tout cela est ici par écrit, depuis l'antiquité, dans les temples, et la mémoire en a été sauvée. Mais, chez vous et chez les autres peuples, à chaque fois que les choses se trouvent un peu organisées en ce qui touche l'écriture et tout le reste de ce qui est nécessaire aux Etats, voici que de nouveau, à des intervalles réglés, comme une maladie, les flots du ciel retombent sur vous et ne laissent survivre d'entre vous que des illettrés et des ignorants. [23b] Ainsi, de nouveau, vous redevenez jeunes, sans rien savoir de ce qui s'est passé ici, ni chez vous, dans les anciens temps. Car ces généalogies que vous citiez à l'instant, ô Solon, ou du moins ce que vous venez d'en parcourir touchant les événements de chez vous, diffèrent bien peu des contes des enfants. Et d'abord, vous ne rappelez qu'un seul déluge terrestr, alors qu'il y en a eu beaucoup antérieurement. Et puis, le genre le plus beau et le meilleur parmi les hommes, vous ne savez pas que c'est dans votre pays qu'il est né, ni que, de ces hommes-là, vous et votre cité actuelle vous descendez, car un peu de leur semence s'est conservée. [23c] Vous l'ignorez, parce que, pendant de nombreuses générations, les survivants sont morts, sans avoir été capables de s'exprimer par écrit. Oui, Solon, il fut un temps avant la plus grande destruction (fqor£n) par les eaux, où la cité qui est aujourd'hui celle des Athéniens, était, de toutes, la meilleure dans la guerre et singulièrement celle qui était pourvue des meilleures lois à tous égards. Chez elle, dit-on, furent accomplis les exploits les plus beaux ; il y eut les organisations politiques (πολιτεῖαι) les meilleures de toutes celles [23d] dont nous ayons jamais entendu parler sous le ciel." - Ayant entendu cela, Solon dit s'être fort émerveillé, et, plein de curiosité, avoir prié les prêtres de parcourir exactement et de suite toute l'histoire de ses concitoyens d'autrefois. 5 Texte 2 : Timée, 23d-24e : Histoire de l'Athènes ancienne (extraits) [Le prêtre égyptien :] De nos deux cités, la plus ancienne est la vôtre, et de mille ans, car elle a reçu votre semence de Gaia et d'Héphaistos. Celle-ci est plus récente. Or, depuis que ce pays-ci est civilisé, il s'est écoulé, portent nos écrits sacrés, le chiffre de huit mille années. C'est donc de vos concitoyens d'il y a neuf mille ans que je vais vous exposer brièvement les lois (νόμους), et parmi leurs hauts faits, je vous dirai le plus beau qu'ils aient accompli. [24a] Pour le détail exact de tout, nous le parcourrons de façon continue une autre fois, quand nous en aurons le loisir, en prenant les textes eux-mêmes. […On retrouve de nombreuses lois et bien des formes d'organisation sociale de l'Athènes ancienne dans l'Egypte contemporaine…] <En ce temps-là> vous surpassiez tous les hommes en toutes sortes de qualités, comme il sied à des descendants et à des élèves des dieux. Nombreux et grands furent vos exploits (πολλὰ ... ὑμῶν καὶ μεγάλα ἔργα) et ceux de votre cité : ils sont ici par écrit et on les admire. Mais un surtout l'emporte sur tous les autres en grandeur et en héroïsme. [24e] En effet, nos écrits rapportent comment votre cité anéantit jadis une puissance insolente (δύναμιν ὕβρει πορευομένην) qui envahissait à la fois toute l'Europe et toute l'Asie et se jetait sur elle du fond de la mer Atlantique. 2bis Récit parallèle en Critias, 108e-109a Avant tout rappelons-nous l'essentiel. Il y a en tout neuf mille ans, depuis que la guerre éclata, dit-on, entre les peuples qui habitent au-delà des colonnes d'Hercule et tous ceux qui habitent à l'intérieur. C'est cette guerre qu'il nous faut maintenant raconter d'un bout à l'autre. De ce côté, cette cité, nous l'avons dit, en avait la conduite et elle a soutenu la guerre, du commencement jusqu'à la fin. De l'autre côté, commandaient les rois de l'île Atlantide (τῆς ᾿Ατλαντίδος νήσου). Cette île, nous l'avons déjà dit, était alors plus grande que la Libye et que l'Asie réunies. Aujourd'hui qu'elle a été submergée par des tremblements de terre, il n'en reste plus qu'un fonds vaseux infranchissable, [109a] obstacle difficile pour les navigateurs qui cinglent d'ici vers la grande mer. Les nombreux peuples barbares et ce qu'il y avait de populations hellènes apparaîtront successivement, à mesure qu'en se déroulant, le fil de mon récit les rencontrera tour à tour. Mais les Athéniens d'alors et les ennemis qu'ils combattirent, il faut que je vous les présente en commençant, et que je vous fasse connaître les forces et l'organisation politique (τὰς πολιτείας) des uns et des autres. Texte 3 : Timée, 24e-25d : Histoire et description de l'Atlantide Car en ce temps-là on pouvait traverser cette mer. Elle avait une île, devant ce passage que vous appelez, dites-vous, les colonnes d'Héraclès. Cette île était plus grande que la Libye et l'Asie réunies. Et les voyageurs de ce temps-là pouvaient passer de cette île sur les autres îles, et de ces îles, ils pouvaient gagner tout le continent [25a], sur le rivage opposé de cette mer qui méritait vraiment son nom. […] Or dans cette île Atlantide, des rois avaient formé un empire grand et merveilleux. Cet empire (δύναμις) était maître (κρατοῦσα) de l'île tout entière et aussi de beaucoup d'autres îles et de portions du continent [25b]. En outre, de notre côté, il dominait (ἦρχον) la Libye jusqu'à l'Egypte et l'Europe jusqu'à la Tyrrhénie. Or cette puissance, ayant une fois concentré toutes ses forces, entreprit, d'un seul élan, d'asservir votre territoire et le nôtre et tous ceux qui se trouvent de ce côté-ci du détroit. 6 C'est alors, ô Solon, que la puissance (δύναμις) de votre cité fit éclater aux yeux de tous son héroïsme et son énergie. Car elle l'a emporté sur toutes les autres par la force d'âme et par l'art militaire (ἀρετῇ τε καὶ ῥώμῃ). D'abord à la tête des Hellènes, [25c] puis seule par nécessité, abandonnée par les autres, parvenue aux périls suprêmes, elle vainquit les envahisseurs, dressa le trophée, préserva de l'esclavage ceux qui n'avaient jamais été esclaves, et, sans rancune, libéra tous les autres peuples et nous-mêmes qui habitons à l'intérieur des colles d'Héraclès. Mais, dans le temps qui suivit, il y eut des tremblements de terre effroyables et des cataclysmes. Dans l'espace d'un seul jour et d'une nuit terrible, [25d] toute votre armée fut engloutie d'un seul coup sous la terre et de même l'île Atlantide s'abîma dans la mer et disparut. Voilà pourquoi, aujourd'hui encore, cet Océan de là-bas est difficile et inexplorable, par l'obstacle des fonds vaseux que l'île, en s'engloutissant, a déposés. Récit parallèle en Critias, 108e-109a (voir ci-dessus, texte 2bis) Texte 4 : Critias, 110e-111c : Description du territoire de l'Attique ancienne et déclin de l'Athènes ancienne jusqu'à l'Athènes présente La terre de ce pays [l'Attique] dépassait, dit-on, en fertilité toutes les autres, en sorte que la contrée était alors capable de nourrir une grande armée, exempte des travaux de la terre. Et voici un bon témoignage de son excellence. Ce qui en subsiste encore aujourd'hui est sans égal pour la variété et la qualité des fruits et pour l'abondance des pâturages qu'elle offre à toute sorte de bétail. [111a] Mais alors, outre leur qualité, elle portait aussi ces fruits en quantité infinie. Comment le croire et sur quel vestige de cette terre pourrait-on le vérifier ? Détachée tout entière du reste du continent, elle s'allonge aujourd'hui dans la mer comme une pointe. Et certes le vase marin qui l'enferme est partout d'une extrême profondeur. C'est qu'il y eut de nombreux et terribles déluges au cours de ces neuf mille ans. Tel est, en effet, l'intervalle de temps qui sépare l'époque contemporaine de ces temps-là. [111b] Au cours d'une période si longue et parmi ces accidents, la terre qui glissait des lieux élevés ne déposait pas, comme ailleurs, des sédiments notables, mais, roulant toujours, elle finissait par disparaître dans l'abîme. Et, ainsi qu'on peut s'en rendre compte dans les petites îles, notre terre est demeurée, par rapport à celle d'alors, comme le squelette d'un corps décharné par la maladie. Les parties grasses et molles de la terre ont coulé tout autour et il ne reste plus que la carcasse nue de la région. Texte 5 : Critias, 111e-112b : Description de la ville d'Athènes ancienne Quant à la ville, voici comment elle était peuplée en ce temps-là. En premier lieu, la partie où est l'Acropole n'était nullement telle qu'elle est aujourd'hui. [112a] En effet, une seule nuit de déluge fit disparaître autour toute la terre et laissa cette partie entièrement dénudée. Car il y eut à la fois des tremblements de terre et un déluge, qui fut le troisième, avant la catastrophe de Deucalion. Mais, antérieurement, en un autre temps, l'Acropole était si vaste, qu'elle s'étendait jusqu'à l'Éridan et à l'Ilissos, qu'elle comprenait la Pnyx, et qu'à l'opposé de la Pnyx elle était limitée par le mont Lycabette. Elle était entièrement garnie de terre et, sauf un petit nombre de places, elle formait une plaine à son sommet. [112b] La périphérie et les pentes mêmes de l'Acropole étaient habitées par les artisans et par les agriculteurs, qui cultivaient les champs alentour. mais, la partie supérieure, les guerriers seuls, séparés du reste, l'occupaient autour du sanctuaire d'Athéna et d'Héphaistos. Ils avaient jeté autour d'elle une enceinte unique, comme autour du jardin d'une seule demeure. Traductions Albert Rivaud, C.U.F., 1925 (modifiée) 7 Lycée Saint Sernin – Toulouse « Expériences et représentations de l’espace » Journée d’étude du 14 mai 2013 Pascal PAYEN (Université de Toulouse 2 – UTM) L'Atlantide : un espace imaginaire pour la réflexion politique Introduction 1. Partons d’un premier contexte : les sources historiques, qui nous font connaître ce que les Grecs anciens appelaient l’Atlantide, et qui permettent de poser le problème de l’ « espace » Ce qu'il est convenu d'appeler communément le mythe de l'Atlantide est avant tout un récit qui se trouve dans deux dialogues de Platon (vers 355 avant J.-C.) : - Prologue du Timée (17-27) - Critias tout entier. Le narrateur, Critias, y rapporte l'affrontement entre l'Athènes ancienne et une immense puissance, de type impérialiste, l'Atlantide, désignée comme étant une "île" et un continent. Le conflit aurait eu lieu au tout début de l'histoire des cités, 9000 ans avant le temps de Solon (T 23c ; C 108e). Le même narrateur décrit longuement l'état et l'organisation des deux puissances : territoire, population, constitution politique. L'issue de cette guerre et la description des deux cités constituent le "récit atlante", réparti dans deux dialogues. Dans la série des mythes platoniciens, le récit atlante est donc un mythe très particulier, en ce qu'il fait se côtoyer deux espaces appartenant à des « mondes » qui ne devraient pas se rencontrer : une cité historique, Athènes, et une autre cité ( ?), l'Atlantide. Cette proximité a donné lieu à un ensemble de spéculations dès l'Antiquité, puis de délires à l'époque moderne et contemporaine. … Délires redoublés par le fait qu’une catastrophe naturelle serait responsable de la disparition de l’Atlantide et n’aurait laissé aucun vestige. 2. Un deuxième contexte est celui des cités grecques contemporaines de Platon (428/7347/6. L’expérience quotidienne des Grecs, depuis l’époque archaïque (VIIIe siècle), jusqu’à l’époque hellénistique et romaine (IIe avant J.-C, jusqu’au Ve après) a pour cadre – presque pour acteur – l’espace de la cité. 3. Cet espace est tout à la fois : - un espace concret, naturel, le cadre matériel des activités humaines - et un lieu théorique : l’espace des citoyens, réservé à leurs activités spécifiques 4. Ces deux espaces correspondent aussi à deux « représentations » de la cité : - la cité formée de tous les non-citoyens : étrangers, femmes, esclaves, enfants ; définition par la négative, bien qu’ils soient indispensables à la vie et à la survie de la polis, en tant que composante sociologique, 8 - la cité des citoyens : les mâles adultes qui, en raison de leur origine familiale et de leur éducation, ont acquis le statut de citoyens ; définition politique de la cité. 5. Pour tenter de relire le « récit atlante », avec pour fil conducteur la question des « expériences et représentations de l’espace », et pour introduire à la lecture historique de l'œuvre de Platon, je m'en tiendrai à trois problèmes (questions) qui constitueront le fil conducteur de mon exposé : 1) La question des rapports que Platon entretient avec la cité en général, Athènes en particulier, offre le meilleur terrain d’analyse pour comprendre ce qu’est un espace politique en Grèce ancienne. Le point de départ du récit de Platon est-il une catastrophe naturelle réelle, dont le récit atlante conserverait le souvenir, transformé ? Que représente cet espace politique ? Problème aussi de l'existence de l'Atlantide ; et celui de la réalité qui sous-tendrait le mythe. 2) Qui Platon place-t-il derrière la puissante Atlantide, à la fois île et continent ? [Or nous sommes fondés à poser cette question, parce que, jamais dans un mythe platonicien, l'histoire et la légende n'ont été si étroitement associées : les deux protagonistes sont en effet la cité bien réelle d'Athènes et la fiction de l'Atlantide.]. Lecture historique du récit platonicien, tantôt désigné comme "récit vrai" (alèthinos logos), tantôt comme "mythe vraisemblable" (eikôs logos). 3) A quelles fins Platon a-t-il construit un espace destiné susciter la réflexion politique ? Quelles en sont les singularités ? I. Platon et l'histoire de l'Athènes démocratique Rappel bref de quelques données concernant les rapports entre Platon, la cité d'Athènes et les dialogues A. La cité grecque comme espace politique L’espace de la cité grecque est désigné par les Grecs eux-mêmes par deux mots : - - Tantôt cet espace reçoit le nom de khôra : l’ensemble de l’espace qui délimité le « territoire » de la cité. La khôra comprend o les terres agricoles (subsistance, autarcie…)° o le centre urbain : l’astu o les zones de frontières, les confins, les limites : eskhatiai Tantôt ce même espace est désigné par le terme de polis : c’est le terme générique qui désigne en propre la « cité » o la différence principale de sens, par rapport à khôra, est contenue dans la valeur politique du substantif polis. La polis renvoie aux activités propres du citoyen (activités donc politiques), toujours accomplies avec d’autres membres du groupe : participer à la prise de décisions collective dans le cadre des institutions (la politeia) idem pour la guerre (défense du territoire) 9 … et pour la participation au grand sacrifice civique : la thusia Un maître mot : participer, car la cité ce sont les citoyens en train d’exercer leurs acticités propres. Par leurs activités les citoyens délimitent l’espace politique de la cité. Celui-ci ne correspond pas forcément à des lieux spécifiques (même si ceux-ci existent : pnyx, bouleutèrion…°) ; ils sont là où sont les citoyens en train d’agir et de se livrer au « métier de citoyen » C’est dans ce contexte que vit Platon, en tant que citoyen et philosophe B. Platon, Athènes et Socrate - 428/7 – 347/6 ; Né à Athènes, famille noble apparentée à Solon, le grand législateur (594-593), dont les réformes font de lui, aux yeux des Athéniens des V e et IVe siècles, et d’Aristote en particulier, l’inventeur du régime démocratique (et non pas Clisthène). - Cf EU 825c : jeunesse marquée par la guerre du Péloponnèse et le déclin d'Athènes, la capitulation devant Lysandre. Très vite déçu par les Trente ; en aversion leur régime de terreur ; accueil favorablement le retour des bannis et de Thrasybule en 403 et le rétablissement de la démocratie. Platon aurait pu alors être un de ces nb aristocrates qui constituaient le personnel politique dirigeant du régime et contribuaient largement au bon fonctionnement : Aristide, Cimon, Périclès. - Tout bascule avec la mise en accusation de Socrate (470-399), dont Platon avait fait la connaissance vers 408. Accusé de sympathies réactionnaires (parmi les Trente, plusieurs de ses disciples et membres de sa famille) et de menées subversives : corruption de la jeunesse, ne pas croire aux divinités traditionnelles. Condamné devant un tribunal de l'Héliée, et boit la ciguë, en 399 (Cf. Phédon). C. Les dialogues platoniciens (sens, classement…) Toute l'œuvre de Platon naît de cet événement, et c'est cet événement qui fait de l'ensemble des dialogues une œuvre avant tout politique : la cité d'Athènes a mis à mort, au terme d'une procédure légale, celui qui était le meilleur des citoyens, "l'homme le plus sage et le plus juste de son temps" ; c'est donc que la politeia d'Athènes, la démocratie, n'est pas le régime d'une cité juste, ni le meilleur des régimes possibles. Il faut donc rechercher à quelles conditions peut exister la "constitution la meilleure" (aristè politeia), càd fondée sur la Justice. Pour définir très brièvement l'ensemble de la réflexion de Platon, on peut dire qu'il s'agit d'une philosophie critique dont le projet est de substituer à toutes les formes d'organisation politique connues une pensée qui prenne pour objet la nature et les fondements de la vie en commun, en d'autres termes une pensée de la cité (polis),une pensée politique. Toute politique doit s'appuyer sur une telle recherche, sans quoi elle est vaine. Si l'on ne sait pas ce qu'est une vie en commun, si l'on ignore son origine, ses conditions et ses fins, la vie de la polis reste celle des conflits, et la pol n'est qu'une technique de domination (Pradeau 1997 : 6-8) 10 II. Le récit platonicien de l'Atlantide Commençons par fixer l’organisation des dialogues en rapport avec le récit consacré à l’Atlantide. A. Le problème de la trilogie Timée-Critias-Hermocrate Le Timée, le Critias et un troisième dialogue appelé Hermocrate faisaient partie, au moins en projet, d’une trilogie consacrée à la question des origines : de l’univers, de l’homme et de la société. [NB : prend place dans une tradition bien représentée en Grèce ancienne : objet, d’abord, de poèmes tels que la Théogonie d’Hésiode, au VIIe siècle, puis de traités des premiers « philosophes » : Sur la nature, au VIe siècle]. Le récit consacré à l’Atlantide occupe : - le prologue du Timée (17-27) : esquisse de l’histoire des deux puissances rivales, l’Athènes ancienne et l’Atlantide - l’ensemble du Critias : suite du Timée, au moins pcq'il est tout entier consacré à la description successive des deux puissances rivales, l'Athènes ancienne et l'Atlantide (dont l'histoire a été esquissée ds le prol du Timée). Le Critias est la suite du Timée pour une autre raison. Platon a imaginé un triptyque autour de la question de savoir "quelle est la constitution la meilleure" (aristè politieia : Timée, 17c ; cf. Lois, III, 702a et Timée, 19 d). La question n'est pas neuve, pourrait-on objecter ; c'est en effet aussi l'objet de la Rép. Mais, dès le début du Timée, Socrate introduit une nouveauté radicale: il souhaite que l'on ne s'en tienne plus à une description théorique de la "meilleure constitution" ; il voudrait entendre raconter l'histoire de cette cité (lire 19c, GF p. 102-103), càd des guerres que la cité imaginée dans la République. aurait à affronter contre d'autres cités. Il s'agit de donner vie à cette politeia, de la "mettre en mouvement". Du modèle théorique de la République à la mise en œuvre historique envisagée dans le Timée, il y a un changement d’espace radical pour la discussion politique. L'aristè politeia ne doit donc plus être un dessin, un tableau immobile, comme ds la Rép. ; Soc attend désormais du discours philosophique et pol qu'il représente la cité comme un être vivant évoluant dans l'histoire. Mais (19d-20a) Soc ne s'estime pas capable de mener à bien cette tâche (raconter comment les citoyens de "la constitution la meilleure", qui sont "à la fois philosophes et politiques" (19e) "agissent dans la guerre ou dans les combats"). C'est pourquoi il confie cette tâche ("prendre la suite de mon exposé") à ses trois interlocuteurs : Timée, Critias, Hermocrate, qui auraient dû donner leur nom à trois dialogues. Le Timée est complet ; le Critias se termine de façon abrupte, après la longue description de l'Athènes ancienne et de l'Atlantide et paraît inachevé ; l'Hermocrate n'a, semble-t-il, pas été composé. Quelle mission est dévolue aux trois personnages, après que Soc a rappelé, au début du Timée, le contenu de la République. ? : * Timée, (de Locres : 20a) doit exposer "la naissance du Monde" et "la nature de l'homme" (27a) : une cosmologie ; programme réalisé. * Critias appartient à une famille d'hommes politiques, depuis le temps de Solon. Après avoir reçu le monde et les hommes "nés de la parole" de Timée, il devra "en 11 faire des citoyens de cette cité" (27b) et décrire, ds la dial qui porte son nom, ce qu'est la cité dans son organisation politique, "en supposant que ces sont les Athéniens d'autrefois" (27b). * Hermocrate (20b), lui, aurait dû rapporter en détail ce que faisait la cité en guerre, et qui n'est indiqué que brièvement dans le prologue du Timée. Concernant ces problèmes, les historiens sont partagés entre deux solutions : - pour les uns, Platon n'a pas eu le temps de rédiger l'Hermocrate, et ils s'appuient sur trois passages qui laissent entendre qu’Hermocrate est prévu au programme : 19d, 20d, 108d. (cf CUF, p. 16) - pour les autres, le livre III des Lois est la troisième pièce du triptyque (et les Lois tout ensemble). [mon hyp : l'histoire relève de l'écriture, non de la parole socratique ; Soc ne peut donc pas l'annoncer dans le Timée ; la tâche en revient aux interlocuteurs des Lois dont Soc est précisément absent]. Timée/Critias : rédigés dans la décennie 360-350 (date de rédaction), peu avant. ou peu après. 355, selon auteurs. Lois dernier dialogue : 347. (date dramatique : ~430-425) B. Platon inventeur de l'Atlantide : un espace pour la réflexion politique. Les principales sources Commençons par préciser – avant d'y revenir au paragraphe suivant. – que personne avant Platon n'a mentionné, et a fortiori décrit, l'île ou le continent de l'Atlantide ; personne n'a non plus raconté une quelconque guerre avec Athènes. Platon est donc bien l'inventeur de l'Atlantide. Tout ce qui touche à l’Altantide est donc un mythe platonicien, un mythe inventé par Platon et source de nombreuses traditions par la suite. Texte 1 : Timée, 21e-23d : les sources de la narration que Solon fit à Critias l'Ancien, grand-père de Critias, le personnage du dialogue Critias commence son récit et propose de rapporter suite feuille jaune p. 2, § central Texte 2 : Timée, 23d-24e : Histoire de l'Athènes ancienne (extraits), à mettre en parallèle avec Critias, 108e (texte 2bis) Texte 3 : Timée, 24e-25d : Histoire et description de l'Atlantide, à mettre en parallèle avec Critias, 108e Texte 4 : Critias, 110e-111c : Description du territoire de l'Attique ancienne/Déclin de l'Athènes ancienne jusqu'à l'Athènes présente Texte 5 : Critias, 111e-112b : Description de la ville d'Athènes ancienne C. La catastrophe finale de l'Atlantide 1. Le témoignage des sources anciennes Première question : que disent les sources anciennes de l'Atlantide ou d'un supposé peuple atlante ? 12 - Personne avant Platon n'a mentionné une île ou un continent appelé Atlantide. - Hécatée et, à sa suite, Hérodote mentionnent le mont Atlas (IV, 184), situé dans le nord ouest de la Libye (Afrique), dans une zone désertique : de là est tiré le nom du peuple qui habite cette région : Atlantes (Ἄτλαντες). Pas le moindre rapport entre les qq lignes qu'il consacre à l'un des nb peuples libyens, et la puissante et prospère civilisation que décrit Critias. S'il y a emprunt de Platon, il ne peut s'agir que du nom. - Hérodote mentionne encore "la mer atlantique" (θάλασσα ἡ Ἀτλαντίς I, 203), comme étant "celle qui est en dehors des colonnes d'Héraclès" : rien de plus. Il n’existe donc rien du côté des sources anciennes avant Platon. 2. Le récit de Platon aurait-il un fondement historique ? Deuxième question : le récit de Platon aurait-il un fondement historique ? Platon se serait-il inspiré d'un événement réel (en particulier d'une catastr nat,) dont le récit atlante garderait le souvenir déformé ? C'est cette hypothèse qui légitime les écrits des chercheurs d'Atlantide, aussi bien les géologues que les idéologues en quête d'un continent perdu, projection de leurs phantasmes, tous +/- demi-savants, escrocs, mythomanes. Cela dit, on ne peut faire sans examen l'impasse sur l'interprétation "réaliste", du moins celle qui est en rapport avec une catastr nat (pour ce qui est des géologues : cf. GF p. 315). Espace toujours à la frontière du réel et de l’imaginaire, mais ne serait-ce pas le propre de tout « espace politique » ? Deux hypothèses sont en présence (surtout la première) a) Atlantide = Crète minoenne Points de convergence : îles montagneuses, puissances navales, parallèles de détail révélés par l'archéologie : fresques représentants des taureaux et sacrifice d'un taureau par les rois atlantes à la fin du Critias, réseaux de canalisations. Et disparition brutale, XV e s., alors qu'elle était à son apogée. Le rapprochement le plus important viendrait des circonstances de la disparition de la civilisation minoenne : celle-ci proviendrait d'une éruption volcanique survenue sur l'île de Théra (à 75 km au nord de la Crète ; moderne Santorin), au cours de la première moitié du XVè s. Les fouilles ont révélé la présence d'un site minoen à Akrotiri, enseveli sous des matières rejetées par le volcan ; hyp et fouilles de l'archéologue grec Sp[iridon?] Marinatos, entre 1930 et 1970 : ce sont les effets de l'éruption de Théra - tremblement de terre, raz de marée, chute de cendres brûlantes… - qui auraient provoqué le déclin brutal de la civil minoenne centrée sur la grande île de Crète. (cf Timée, 25c-d). Cette hypothèse soulève plusieurs problèmes : * comment Platon a-t-il eu accès à des informations concernant la civil minoenne que ne connaissaient pas ses contemporains ? * surtout, le matériel archéologique de Théra permet de situer la date de l'éruption très près de 1500, alors que la destruction des palais minoens se situe vers 1450 La seule chose certaine est que Platon et ses prédécesseurs savaient que la Crète de Minos était une grande puissance maritime (il le savait par Hérodote, VII, 170, et Thucydide I, 4 : cf. Lois, IV, 706b sq), rien de plus. Ce n'est pas suffisant pour considérer, à propos du 13 début du T et du C, que c'est un "document" historique, soit sur Théra, soit qui légitimerait l'existence d'une Atlantide. Cf encore sur la Crète : PVN 1981 : 340 et note 24 ; 1987 : 157. b) - Hélikè : détruite par tremblement de terre, en 373 (nord du Pélop, ouest de Sicyone) Avec l'hypothèse "réaliste", la liste pourrait être indéfiniment prolongé. D'autre part, l'erreur fondamentale de ce type de recherche est de s'attacher à un seul élément du récit atlante : l'Atlantide. Or un mythe platonicien est un ensemble dont tous les éléments sont solidaires et ont été pensés les uns par rapport aux autres (ce qu'avait très bien vu Giuseppe Bartoli, 1779). L'Atlantide est indissociable de l'autre puissance qui s'oppose à elle : l'Athènes ancienne. Cf. leurs descriptions en parallèle dans les deux dial. Or Athènes nous ramène à l'histoire, alors que les spéculations des atlantomanes nous en éloignaient. Conclusion : le récit de Platon n’a donc pas de fondement historique. Le récit atlante est un mythe, mais un mythe dont les références sont historiques (et où les catastr nat jouent un rôle important pour structurer le temps historique). III. L'Atlantide et l'histoire d'Athènes : espace réel, espace imaginaire A. Le récit atlante : un pamphlet historique La description des deux cités repose sur des oppositions qui montrent comment l'Atlantide est peu à peu gagnée par une soif de conquêtes, de richesses Cf tableau Droz p. 181, à partir de Brisson 1970. Dans ce tableau l'opposition fondamentale est celle de la terre et de la mer : - Athènes : puissance terrienne (Athéna et Héphaïstos) ; vit des produits de son sol ; nul désir d'expansion, autarcie ; c'est l'Athènes de Solon jusqu'aux guerres Médiques, à condition de réécrire l'histoire en ne tenant compte que de Platées et de Marathon (cf. Timée, 25 b-c) : textes 2-2bis et texte 5 - Atlantide : puissance maritime (Poséidon), tournée vers l'extérieur, rêve d'accroître richesses par commerce et d'accroître territoires par la conquête : c'est l'Athènes de la ligue de Délos (texte 3 et 5) ; c'est aussi la stratégie de la cité pdt la guerre du Pélop. Idée directrice: l'Athènes ancienne et l'Atlantide impérialiste sont les deux étapes de l'histoire d'Athènes, présentées simultanément dans le récit atlante, pour mieux mettre en lumière, par ce contraste, la déchéance, le déclin de l'Athènes des Ve et IVe siècle. [Platon a écrit un texte qui se situe ds le droit fil de la philosophie critique de ses dial antérieurs et qui vise à dénoncer l'impérialisme de sa propre cité après les guerres médiques : il suffit de se reporter au Gorgias, 515 et 517 (et Ménexène)] Le récit atlante n'est pas seulment un pamphlet (avec sa fonction critique) adressé à l’Athènes « impérialiste » des Ve et IVe siècles. Il est aussi une proposition sur le thème de la "constitution la meilleure" : càd qu'il est une utopie. 14 B. Le récit atlante : une utopie politique Utopie : pays imaginaire où règne un gouvernement idéal (étymologie : un "non-lieu" ; grec : ou-topos : e que l’on peut appeler un « espace virtuel », un espace pour les hypothèses, pour la réflexion. Le récit atlante donne des éléments sur ce qu'est une cité, sa nature, ses habitants. En ce sens, Platon n'innove pas, et l'on peut mentionner deux traditions qu'il prolonge : - le genre des Politeiai en prose : définir ou décrire la forme de constitution pol la meilleure pour une cité ; cf. Ps-Xénophon ; ou ap Platon : Aristote, AP ; le Critias historique membre des Trente était un spécialiste de ce genre d'écrit ; - projet de Platon lui-même dans la République ou le Politique : comment une cité peut-elle être le plus "justement" ordonnée (après le Timée et le Critias, il y aura, dans ce genre, les Lois. La méthode qu'il adopte dans le récit atlante est toutefois originale sur deux points ; et ces deux points caractérisent en propre l'utopie politique du Critias : - auparavant, il décrivait sa cité idéale en passant par la médiation d'un second terme, d'un comparant : dans la Rép, c'est une grande âme ; dans le Pol, c'est un tissu. Ici, il décrit deux cités directement telles qu'elles sont et il utilise pour cela les méthodes d'enquête des historiens qui procèdent par observation, indices, preuves, traditions orales ; tradition des Peri phuseôs du VIe s. Cela lui permet, à propos du territoire, de l'urbanisme, de l'architecture de donner une description plausible des deux cités – d'Athènes aussi bien que de l'Atlantide – comme si elles avaient existé effectivement. (appliquer à une cité fictive les instruments d'analyse historique, géographique et politique qui servent à définir les cités existantes constitue ce que l'on peut appeler proprement une utopie). Et sur le plan philosophique, c’est inventer un nouvel espace pour la réflexion. - la seconde originalité vient de ce que, pour la première fois ds les dialogues, ce sont des modèles, ou plutôt des types de constitution (au sens webérien) qui sont décrits. Un type constitutionnel excellent, chtonien et autarcique ; un type instable et défectueux, maritime et impérialiste. Les catastr nat ont ici encore leur rôle : elles sont nécessaires à la construction de l'utopie pol : reprendre feuille jaune 5, en prenant de nouveau T 25 c-d et C 111a C. Athènes comme seul espace à partir duquel repenser toute politique Le Timée et le Critias proposent une cosmologie [une explication de la création du monde en racontant comment un dieu artisan, le "démiurge", a façonné, d'après les Formes intelligibles, l'âme et le corps du monde, puis tous les êtres vivants] et une utopie politique ancrée dans l'histoire d'Athènes, et d'Athènes seule, car c’est bien cette cité qui représente pour Platon le seul espace à partir duquel (re)penser toute politique (l’Athènes de l’après Socrate). Ces deux chapitres, cosmologique et politique, participent donc d'une tentative d'explication totale de la réalité. Mais il leur manque un versant/espace historique complet. 15 On peut penser que ce devait être le programme du troisième volet : l'Hermocrate. Celui-ci n'a pas été écrit, sciemment, pour deux raisons, à mon sens (hypothèses personnelles !) : - prenant la suite du T et du C, il aurait dû, en toute logique, poursuivre l'histoire d'Athènes (dont on a vu que l'Atlantide est une étape) ; or une histoire complète des constitutions ne pouvait s'en tenir à cette seule cité. - la recherche de la "constitution la meilleure", point nodal de la philosophie platonicienne, est attachée à la figure de Socrate, au jeu d'interrogation et de définition inscrit dans l'échange de paroles. Par différence, le genre de l'enquête Sur la nature appartient à l'écrit. La conséquence de ces deux éléments est qu'il est vraisemblable de penser que l'histoire des cités se trouve dans les Lois, en particulier dans le livre III. D'une part, les Lois sont le seul dialogue où Socrate est absent. C’est donc un espace de réflexion complètement différent qui s’ouvre. D'autre part, le livre III développe un exposé historique du devenir des constitutions, depuis le déluge – nous retrouvons le problème des catastr nat, qui est en ce sens une confirmation de la continuité T-C-Lois -. Ap la naissance du monde et de l'homme (T, 27-92), le C d'abord et les Lois ensuite décrivent la naissance de la cité : les deux types fondamentaux (récit atlante), et l'origine des constitutions (Lois III, 676a), ou encore "le cheminement progressif des cités vers la vertu ou encore vers le vice" (676a). Pour cela il faut "embrasser du regard la suite infinie des temps et les changements (tôn metabolôn) qui s'y sont déroulés" (676a-b). Dans cette histoire, les catastrophes nat permettent - de marquer une origine : le "déluge" (677a) - d'inscrire dans la succession des temps (677-678) les différents types constitutionnels que sont la Crète, Sparte, la Perse et Athènes. La critique qui en est faite permet d'asseoir ensuite la description de la cité ordonnée selon l'excellence (aretè), au livre IV-XII, 968 e. Les trois dialogues forment donc un ensemble systématique et exhaustif Tel est le versant platonicien du mythe de l'Atlantide L'histoire de ce mythe s'est poursuivie bien au-delà des dialogues. eux-mêmes, au point que ce que l'on appelle communément le "mythe de l'Atlantide" est souvent détaché de toute réf. platonicienne et n'est plus qu'un nom mêlé à des spéculations parfois fantaisistes, parfois bp plus dangereuses. Conclusion 1. Le mythe de l’Atlantide, inventé par Platon, peut être défini comme une utopie philosophique, c’est-à-dire comme un espace virtuel destiné à la réflexion et à la formulation d’hypothèses concernant la meilleure des cités, « la constitution la meilleure » (aristè hè politeia). 2. Dans ce contexte, l’Atlantide représente l’une des deux formes possibles de cités : la cité impérialiste, dominatrice, qui dans l’histoire est illustrée par la thalassocratie athénienne d’après les guerres médiques, celle qu’ont bien connue Socrate et Platon, dans sa jeunesse (son équivalent terrestre est l’empire perse, mais il n’est pas développé) 16 3. L’autre forme possible de cité est illustrée par l’Athènes ancienne, celle qui s’étend de Solon à la veille des guerres Médiques (très exactement jusqu’au temps de Marathon), modèle d’une cité équilibrée, pacifique. 4. Ces deux cités sont à la fois deux modèles théoriques et deux étapes historiques concernant la cité d’Athènes. Celle-ci, en effet, a d’abord été, sous sa forme ancienne, la cité la meilleure (de Solon à Marathon), puis, sous la forme de l’Atlantide, elle a représenté la cité impérialiste de la Ligue de Délos (478-404) et de la seconde confédération maritime (378/7-355), aux Ve et IVe siècles. 5. L’Atlantide est, au total, un espace géographique et politique inventé par Platon, en même temps qu’un lieu (topos) au sujet duquel peut s’instaurer une discussion, dans le dessein de donner à comprendre aux Athéniens de « maintenant » comment leur cité est passée de la meilleure (l’Athènes ancienne à la pire qui soit, l’Atlantide impérialiste, qui est, avant out, pour Platon, la cité qui a tué Socrate. La première conséquence de ce fait est que son régime démocratique n’a pas pour fondement la justice et doit donc absolument être changé. Pour penser ce grave problème, l’Atlantide est un outil et un espace de réflexion. 17