La conquete des coeurs et des esprits par une force irreguliere
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La conquete des coeurs et des esprits par une force irreguliere
1 La « conquête des cœurs et des esprits » par une force irrégulière. Réflexions stratégiques autour du cas de l’UÇK (Kosovo) Amaël Cattaruzza, Maître de conférences, Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan Publié dans Guerre Irrégulière, Malis C., Danet, D. & H. Strachan, Economica, 2011 L’analyste Gérard Chaliand proposait récemment de distinguer trois types de guerre irrégulière, à savoir : « les mouvements de libération nationale combattant une puissance coloniale, un agresseur ou un occupant étranger ; les luttes révolutionnaires en pays indépendant, fondées sur des revendications sociales ; les luttes de mouvements minoritaires, ethniques, religieux ou ethnico-religieux à caractère sécessionniste de façon proclamée ou potentielle, ou à revendications moins ambitieuses » (Chaliand, 2008, p.33). Selon lui, ces « trois catégories sont nettement différenciées au moins pour ce qui est de leur chance de réussite. La première ayant plus de chances de susciter un large appui populaire à l’intérieur du pays et, internationalement, de recueillir des soutiens » (Chaliand, ibidem). Cette catégorisation semble poser les bases d’une analyse théorique plus approfondie, puisque chacune des catégories possèderait des traits caractéristiques communs tant dans les tactiques utilisées, que dans leur potentiel de victoire. Pourtant, cette typologie paraît difficilement applicable dans le cas de l’Armée de libération du Kosovo (UÇK), puisque, nous allons le voir, celle-ci peut être classée successivement dans chacune de ces catégories, et que les limites ici apparaissent très floues entre mouvement ethnique sécessionniste, mouvement à tendance révolutionnaire et mouvement de libération nationale. Mouvement ethnique, l’UÇK l’est incontestablement puisqu’elle ne représente les intérêts que d’un groupe, les Albanais, et ses ambitions étaient clairement sécessionnistes dès le départ (indépendance du Kosovo), voire pour certains rattachistes (création d’un Etat réunissant tous les Albanais des Balkans, d’une grande Albanie). Mouvement révolutionnaire, cela est également le cas pour une partie au moins des initiateurs de cette force, originaires de groupuscules politiques maxistes-léninistes et envéristes dans les années 80. La contestation sociale est ainsi une dimension non négligeable du mouvement albanais du Kosovo, région la plus pauvre de l’ancienne Yougoslavie, en situation de périphérie économique et politique. Enfin, l’UÇK peut aussi être désignée comme un mouvement national à partir de 1997/98, lorsque celui-ci paraît bénéficier d’un large soutien populaire chez les populations albanaises. Cette dimension nationale est d’ailleurs largement mise en avant aujourd’hui dans l’historiographie kosovare (qui désigne la guerre du Kosovo comme une guerre de libération face à l’occupation serbe) et dans le nouveau paysage symbolique du pays (monuments aux morts/martyrs de l’UÇK omniprésents sur tout le territoire, muséification du mouvement de résistance nationale à Prishtina/Priština). Finalement, il semble que c’est précisément ce flou et les interpénétrations successives et simultanées de ces différentes caractéristiques de luttes qui expliquent le succès de cette force armée, minoritaire et embryonnaire au début des années 90, véritable armée populaire fin 1998. 2 Nous voulons donc montrer comment l’aspect hétérogène de ce groupe se retrouve dès les origines du mouvement, celui-ci trouvant ses bases idéologiques et sociales chez des individualités d’obédiences politiques diverses, ne partageant qu’une même volonté d’indépendance du Kosovo. Nous verrons comment à partir de ce terreau multiforme, l’UÇK a pu légitimer son action tant au niveau national qu’international, dans le contexte des Balkans post-Dayton. Cette légitimation réussie du mouvement a sans aucun doute été la clef finale de sa victoire. C’est pourquoi nous chercherons enfin à analyser le mode de communication de l’UÇK et sa stratégie de diffusion des informations du point de vue interne, à destination des Albanais du Kosovo, comme du point de vue de externe, visant au premier chef les Etats-Unis et l’Europe occidentale. La constitution de ce groupe armé se déroule en deux phases successives, mais qui se chevauchent partiellement : - une phase de formation et de maturation idéologique - une phase de massification (propagande, légitimation, terreur) et de renforcement tant matériel qu’idéologique Bien évidemment, nous ne pouvons pas comprendre le succès de ces deux phases si nous limitons notre étude au groupe armé en lui-même. Il faut donc le replacer dans un jeu d’acteurs très spécifique dans lequel interviennent la structure socio-politique de la population albanaise du Kosovo et d’ex-Yougoslavie (clivage ville/campagne), les autres acteurs politiques albanais du Kosovo (en particulier le mouvement pacifique d’Ibrahim Rugova et de la LDK), l’environnement régional (la réaction militaire de la Serbie, la base arrière qu’ont constituées les régions albanaises du nord de la Macédoine et l’aide de l’Albanie), le contexte international (soutien de la diaspora, désaveu puis soutien des Etats-Unis et de l’OTAN). C’est dans ce jeu complexe d’interactions entre acteurs que l’on peut comprendre la victoire finale de cette force irrégulière. Ainsi, à partir de cette recherche ciblée, nous réfléchirons à une modélisation géostratégique du mode d’action des forces irrégulières dans la « conquête des cœurs et des esprits ». I. Les origines de l’UÇK : phase de formation et de maturation idéologique (1981 – 1995) a) Les racines de l’UÇK pendant la période yougoslave Les racines de la lutte armée doivent être cherchées dans la radicalisation de la contestation politique albanaise au sein de la Yougoslavie au début des années 80, qui intervient dans un contexte de crise économique. Cette crise est particulièrement sensible au Kosovo qui reste la région la moins développée de l’ensemble yougoslave avec des écarts qui s’accroissent au fil des ans par rapport aux Républiques les plus riches. Ces disparités sont impressionnantes à la veille de l’éclatement de la Yougoslavie1. Aussi, la crise économique entraîne au Kosovo des mouvements de contestations à la fois sociaux et nationalistes. Le 11 mars 1981, les étudiants de la cité universitaire de Prishtina/Priština manifestent pour une amélioration de leurs conditions d’études et de vie (Malcolm, 1998, p.334). La réponse des 1 Ces disparités concernent également le taux de chômage et le niveau de salaire des populations au sein de la Fédération, d’où l’émergence de sentiment d’injustice dans de nombreuses régions sous-développées. "En 1989, le chômage affectait 11% de la population active, mais avec d'énormes variations régionales : 25% au Kosovo, 16% en Macédoine, 6% en Croatie, 3% en Slovénie." (Féron, 1996, p. 63). Ces écarts régionaux existent aussi au niveau du salaire mensuel moyen des habitants qui s'échelonne en 1990 de 2250 dinars au Kosovo à 3500 dinars en Slovénie (3300 dinars en Bosnie). 3 autorités yougoslaves est énergique (arrestations massives, gaz lacrymogènes) et engendre une radicalisation du mouvement. Les 1er et 2 avril 1981, d’importantes manifestations sont organisées par les Albanais du Kosovo avec des revendications cette fois-ci plus ouvertement nationalistes, prônant pour certains le droit du Kosovo à devenir une république au sein de la Yougoslavie, et pour d’autres un rattachement de la province à l’Albanie. La répression des autorités yougoslaves est terrible : 300 morts du côté des manifestants et 1000 membres des groupes clandestins marxistes-léninistes arrêtés et lourdement condamnés. Cet événement constitue incontestablement un point de départ pour toute une génération de militants albanais. De fait, une grande partie des futurs cadres de la future UÇK gravite par la suite dans des mouvements clandestins qui articulent exaltation nationaliste, revendications sociales et discours révolutionnaires (avec des nombreux groupuscules favorables à Enver Hodja, dictateur de l’Albanie très orthodoxe et rigide dans sa pratique du communisme). Toutefois, la répression féroce de 1981 incite beaucoup d’étudiants et de professeurs les plus radicaux à prendre le chemin de l’exil. Ainsi, de nombreux groupuscules politiques se forment également à l’étranger dans cette nouvelle diaspora, ce qui explique cette bicéphalie de la contestation kosovare, avec une tête au Kosovo et une tête dans la diaspora. Ces groupuscules serviront par la suite de « base arrière » à l’UÇK. Ainsi, en février 1982 est créé à Ada Pazar (dans la ville d’Izmir en Turquie) la Ligue pour la République albanaise de Yougoslavie (LRSHJ). La fondation de ce mouvement est officialisée le 17 avril 1982 en Suisse. Celui-ci est en fait un regroupement de quatre petits groupes envéristes issus des années 70. La répression du régime titiste joue ici un rôle fédérateur au sein de la contestation albanaise et permet l’apparition d’un embryon d’organisation en réseau. Toutefois un clivage se crée dès 1983, avec l’apparition d’une scission plus radicale, la Ligue nationale pour la libération du Kosovo (LKÇK), qui appelle au déclenchement d’une guerre contre la Serbie. Les militants armés de ce groupe, appelés les « Aigles noirs » rejoindront l’UÇK en mai 1998 (Chiclet, 1999, p.181). Ce type de formations politiques clandestines formées dans la diaspora n’est pas un cas isolé. La création d’un mouvement similaire, le Mouvement populaire pour la République du Kosovo, avorte à Stuttgart le 17 janvier 1982, du fait de l’assassinat mystérieux de ses trois membres fondateurs (Judah, 2002, p.127). Il est intéressant de voir ce contexte d’émulation politique dans la diaspora albanaise, avec une idéologie empruntée à plusieurs courants, l’un clairement révolutionnaire d’obédience marxiste-léniniste poussant à la lutte armée, et l’autre plutôt nationaliste insistant sur l’indépendance du Kosovo et la réunion des Albanais dans un seul Etat. Selon Tim Judah, l’attraction de l’envérisme sur ces groupes ne serait pas due à un lien réel avec les autorités albanaises, mais plutôt à une méconnaissance de la situation en Albanie. Dans le courant des années 70 et 80, peu de Kosovars a véritablement eu l’occasion de voyager en Albanie, dont les frontières restent très contrôlées, et ceux qui y ont eu accès, ont été fortement encadrés et guidés au cours de leur séjour (Judah, 2002, p.129). Cette situation a créé chez certains l’illusion d’une vie meilleure en Albanie, considérée comme un pays libre par opposition à la situation des Albanais au sein de la Yougoslavie. Toutefois, si ces groupuscules de contestation au sein de la diaspora brassent et combinent plusieurs courants idéologiques, il semble que leur caractère indépendantiste et antiyougoslave s’accentue dans le courant des années 80, comme en atteste la transformation de la LRSHJ en Ligue pour la République populaire du Kosovo (LRPK). L’historien Christophe Chiclet précise les modes d’action de ce nouveau mouvement dans la diaspora, et la 4 répression que le régime yougoslave opère dans les années 80 : « Le 8 novembre 1987 à Stuttgart, [le LRPK] tente de kidnapper le consul de Yougoslavie afin d’obtenir la libération d’Adem Demaçi 2 . Avant même la suppression de l’autonomie de la province, la réaction fédérale est brutale. Entre 1982 et 1989, 12000 Kosovars accusés d’appartenir au LRSHJ/LRPK ou au LKÇK sont arrêtés. Quelques uns sont abattus, au Kosovo ou en Allemagne. » (Chiclet, 1999, p.181). C’est à nouveau la répression qui conduit à radicaliser et à souder les membres de ces groupes. Ils restent cependant très minoritaires au Kosovo, où les populations se rangent d’abord derrière la LDK d’Ibrahim Rugova, mais sont plus influents dans la diaspora. La direction du LRPK se situe d’ailleurs en Suisse, où toute une organisation logistique s’est mise en place pour collecter systématiquement des fonds auprès de la diaspora, chargée de payer pour montrer son engagement patriotique (Dérens, 2008). La préparation de l’insurrection armée est clairement ébauchée par le LRPK qui dispose d’un centre d’entraînement en Albanie. Comme le souligne Jean-Arnault Dérens, « des officiers de l’armée albanaise servent de formateurs, avec la bénédiction de Ramiz Alia, le successeur d’Enver Hoxha, à la tête du parti du travail d’Albanie et de l’Etat » (Dérens, 2008, p.112). La dernière transformation de ces mouvements s’opère en 1993, alors que la province est lancée dans un mouvement de lutte pacifique dirigée par la LDK et qu’elle est étroitement contrôlée par la police serbe. Au cours de cette année se tient dans la clandestinité la « 3e réunion générale » du LRPK à Tirana, qui devient alors la Ligue Populaire du Kosovo (LPK). Si le lien avec l’UÇK, créée la même année, n’est pas total, il n’en demeure pas moins que de nombreux cadres de cette force armée ont fait leurs premières armes au sein de la LPK, comme Hashim Thaçi, Bardhyl Mahmuti et Xhavit Haliti. Il en va de même pour les représentants officiels de l’UÇK en Europe en 1998-99 qui ont tous fait partie de la LPK. Ainsi, pour Christophe Chiclet : « Si l’UÇK n’est pas le bras armé du LPK, le LPK en a sans conteste formé l’ossature politique. Quand l’UÇK sort de l’ombre, les cadres du LPK, souvent issus de la diaspora, apparaissent au grand jour. » (Chiclet, 1999, p.181). b) Les premiers pas de l’UÇK : un ancrage rural et clanique A la fin des années 80, la situation du Kosovo s’est énormément détériorée. L’arrivée de Milošević au pouvoir se fait en grande partie sur l’exaltation du nationalisme serbe et la réactivation du mythe serbe du Kosovo. Son discours à Kosovo Polje en 1988 (ancien site de la défaite de l’armée serbe face à l’envahisseur ottoman en 1389, et symbole national serbe) et ses « meetings vérité » prenant la défense des Serbes et des Monténégrins du Kosovo, amorcent une politique intransigeante vis-à-vis des Albanais de la province. Le 28 mars 1989, le Parlement du Kosovo est contraint sous pression militaire de voter les amendements réduisant à néant l’autonomie de la province. Les protestations albanaises sont sévèrement réprimées, les opposants politiques au sein même de l’appareil communiste sont arrêtés, et le 7 juillet 1990, le Parlement du Kosovo est dissout par la Serbie. A partir de cette date, une ségrégation systématique est mise en place dans la province, les enfants serbes et albanais dans les écoles étant séparés, les travailleurs albanais dans les structures d’Etat étant massivement renvoyés. Les chiffres albanais évoquent des licenciements qui auraient touché 90% des travailleurs dans le secteur minier, l’industrie lourde, l’éducation, la culture, la police, 2 Adem Demaçi est un écrivain dissident albanais. Emprisonné une première fois de 1958 à 1961, il fonde en 1963 le Mouvement révolutionnaire pour l’unification des Albanais. Il est arrêté en 1964, libéré en 1974, puis emprisonné à nouveau de 1976 à 1990. Opposé à la LDK d’Ibrahim Rugova, il est représentant politique de l’UÇK de juillet 1998 à février 1999. Il s’éloigne par la suite du mouvement du fait de son refus des accords de Rambouillet. 5 55% des travailleurs dans les administrations publiques et 50% dans les secteurs financiers (Dérens, 2008). A partir des manifestations de 1989-90, la résistance albanaise s’organise dans une multitude d’associations et de partis politiques (le multipartisme est réinstauré en Yougoslavie à partir de 1989). Emergeant de cette effervescence, la Ligue démocratique du Kosovo (LDK) est créée le 23 décembre 1989 par l’Union des écrivains et l’Union des sociologues et des philosophes du Kosovo. Au-delà de l’idée de créer un parti, la LDK avait pour objectif d’incarner un front réunissant toutes les composantes du mouvement albanais. Le président de l’Union des écrivains, Ibrahim Rugova, prend alors la tête de l’organisation. Contrairement aux groupements politiques de la diaspora, sa stratégie politique prône la lutte non-violente et l’exemplarité. Trois grands principes caractérisent ainsi la politique de la LDK : empêcher la violence, internationaliser la question du Kosovo et contester toute légitimité à l’Etat de Serbie et à ses institutions au Kosovo (Malcolm, 1998). Aussi, dès septembre 1990, la LDK met en place un Etat et une société parallèle financés par des fonds collectés auprès des Albanais du Kosovo et dans la diaspora. Dans le début des années 90, la résistance albanaise est donc essentiellement incarnée par la LDK et ses militants, tandis que les organisations de la diaspora sont lourdement handicapées par la forte répression serbe. Toutefois, la naissance de l’Ushtria Çlirimtare e Kosovës (UÇK – Armée de Libération du Kosovo) fin 1992-début 1993 et ses premiers actes revendiquées trouvent progressivement un écho dans les populations les plus défavorisées et rurales du Kosovo. Ses actions restent d’abord ponctuelles. De 1991 à 1995, l’historien Dušan Bataković évalue à une douzaine par an les attaques contre la police serbe. Il poursuit : « ces conflits de faibles intensités, engagés pour tester la tolérance policière, se poursuivirent jusqu’en 1996, lorsque leur nombre tripla » (Bataković, 2008, p.188). Cependant, les cibles de l'UÇK ne sont pas choisies seulement au sein des forces de l'ordre serbe. Ainsi, le 9 novembre 1993, elle tente d'assassiner Lufti Ajazi, un Kosovar membre des services serbes. « Car avant de s'en prendre directement au pouvoir de Belgrade, l'UÇK élimine systématiquement ceux qu’elle considère comme des traîtres : Kosovars travaillant pour Belgrade, puis cadre de la LDK et, enfin, simples civils roms et serbes. » (Chiclet, 1999, p.179). De fait, dans les années 90, une division interne au sein de la population albanaise se superpose à la ligne de clivage entre Serbes et Albanais au Kosovo, une « guerre dans la guerre » entre les activistes de la LDK et les combattants de l’UÇK, farouches opposants à la stratégie non-violente de Rugova. Par mépris, certains désignent le dirigeant de la LDK en serbisant son nom sous la forme « Rugović » (Dérens, 2008). La ligne de clivage entre ces deux organisations se retrouve dans leur recrutement, chacune d’entre elle ayant son bassin social privilégié. Si la LDK fonde l’essentiel de son influence sur les milieux urbains, sur les classes moyennes (moins traditionnelles et plutôt éduquées), l’UÇK recrute principalement dans les milieux ruraux, encore fortement marqués par les clans traditionnels albanais et le « Kanun », droit coutumier albanais qui depuis le Moyen-âge, met l’accent sur les valeurs de la « besa » (parole donnée) et la loi du sang (vendetta). Cet ancrage clanique est particulièrement fort dans la région de la Drenica dans le centre de la province autour des villes de Gllogovec/Glogovac, de Skendëraj/Srbica, et de Malishevë/Mališevo. Cette zone enclavée et sous-développée est le cœur traditionnel du nationalisme albanais. Elle est l’un des bastions de l’insurrection armée de l’UÇK pendant le conflit, et la plupart des clans impliqués en étaient originaires, comme celui du père fondateur du mouvement, Adem 6 Jashari 3 , originaire du village de Prekaz. Pour l’UÇK, reposer sur le système clanique traditionnel lui permet de bénéficier d’un tissu social soudé, qui constitue un bon réseau d’informateurs tout en respectant la loi du silence. En outre, ces structures lui offrent un approvisionnement en hommes puisque chaque membre d’un clan tué doit être vengé par le reste du clan. En réponse, les forces serbes rasent des villages entiers entre 1998 et 1999. En effet, par peur des représailles, elles éliminent alors l’ensemble du clan factieux. De par son caractère violent et disproportionné, cette stratégie serbe s’avère finalement contre-productive. c) Modélisation d’une force irrégulière : étape 1 – matrice idéologique et sociologique Voyons maintenant en quoi cette expérience de l’UÇK peut définir un profil type de force irrégulière, qui permette de fournir des clefs de comparaison avec d’autres situations similaires. Nous avons vus les caractéristiques de formation de ce groupe, son creuset et sa matrice idéologique et sociologique (étape 1). Nous pouvons ici les synthétiser sous forme de schéma (cf. fig.1). Figure 1 – La phase de formation et de maturation idéologique (Cattaruzza, 2009) Dans le cas de l’UÇK, le mouvement contestation a des causes sociales évidentes (crise économique et marginalisation régionale). La forte répression politique du régime conduit à une radicalisation des revendications tant sociales (prônant la lutte armée) que 3 Jean-Arnault Dérens le décrit comme « le ‘commandant légendaire’ de l’UÇK (…) [qui] prend le maquis dès le début des années 1990. Sans partager leur idéologie, il passe alliance avec les marxistes-léninistes du LPK, et forme un des premiers noyaux de l’UÇK. » (Dérens, 2008, p.362) 7 nationalistes (volonté indépendantiste, idée de « Grande Albanie »). Ce durcissement est d’autant plus fort qu’il se fait au sein de minorités constamment menacées par le régime et contraintes à l’exil politique. La répression politique et la clandestinité ont donc encouragé dans le cas présent une convergence de plusieurs mouvements idéologiques (mouvements nationalistes, mouvements marxistes-léninistes ou envéristes) autour d’un « plus petit dénominateur commun » (indépendance du Kosovo, anti-yougoslavisme). Cette convergence a posteriori crée de fait un flou concernant la nature exacte de l’idéologie politique de la force armée, mais cette plate-forme idéologique a minima a le mérite de permettre le regroupement d’individus très divers. L’organisation a donc au départ une forme idéologique ouverte avec néanmoins un socle de convergence commun à tous, à savoir la volonté d’une indépendance par les armes. La force irrégulière se développe alors grâce à un soutien politique et financier d’une diaspora radicale précédemment organisée en réseaux politiques extrémistes. Les modes de financements deviennent alors troubles (impôts révolutionnaires récoltés sous la menace, trafics mafieux sont l’un des rouages économiques de cette force). L’ancrage local de la force irrégulière au pays va s’appuyer sur les milieux ruraux plus traditionnels, plus faciles à recruter ou à convaincre en se basant sur les solidarités claniques. Ces milieux dans lesquels la cohésion sociale est très forte, permettent de facto aux combattants irréguliers de bénéficier d’une base de repli, d’un refuge au sein des populations quasiment sans faille. II. La phase opérationnelle de l’UÇK : une force irrégulière en quête de légitimité a) Le contexte post-Dayton au Kosovo La montée en puissance de l’UÇK à partir de 1996 et son influence accrue au sein de la population albanaise sont dues à un triple phénomène : l’échec de la stratégie d’internationalisation du conflit de la LDK lors des accords de Dayton de fin 1995 ; le regain d’activisme des groupes de l’UÇK et la démultiplication de leurs apparitions et de leurs actions ; les incidents en Albanie dus à l’effondrement des pyramides financières et le transfert massif d’armes vers le Kosovo. Les accords de Dayton mettent un terme aux conflits en Bosnie-Herzégovine et figent pour un temps la carte des Etats successeurs de l’ex-Yougoslavie. Cependant, pour le Kosovo, ils signifient l’échec de la stratégie d’Ibrahim Rugova. En effet, celui-ci avait exhorté les populations à continuer patiemment a entretenir la « société parallèle » en attente d’une solution internationale au problème de la dissolution yougoslave, qui devait, selon lui, également traiter de la question du Kosovo. Mais les négociations de Dayton ont soigneusement éludé ce point, malgré les demandes de Rugova. Au contraire, les accords de paix ont pour conséquence secondaire de renforcer un temps la position de Milošević en Serbie et au Kosovo. Ce désaveu international vis-à-vis de Rugova affaiblit son audience au sein des populations albanaises du Kosovo, et renforce d’autant les bases de l’UÇK. L’influence du groupe armé s’élargit d’autant plus que celui-ci devient de plus en plus visible et que ses actions se multiplient. En 1996, le nombre d’attaques contre les forces serbes triple par rapport à 1995, passant de 12 à 31. Cette augmentation se confirme en 1997 puisque le nombre d’attaques s’élève alors à 54. Dans le même temps, en octobre 1997, une manifestation regroupant plus de 20000 étudiants est organisée à Prishtina/Priština. Ce 8 mouvement étudiant avait reçu le soutien politique et financier du LPK. Enfin, le 15 octobre 1997, l’UÇK connaît son premier combattant mort en uniforme, Adrian Krasniqi. Lors de ses funérailles organisées quelques jours plus tard, plus de 13000 personnes sont présentes. Le 28 novembre, la même scène se reproduit pour les obsèques d’un enseignant tué par la police serbe. Ces quelques années amorcent un changement de nature concernant la force irrégulière, puisque celle-ci acquiert alors un soutien populaire qui la place au premier rang du mouvement national des Albanais du Kosovo. Enfin, l’UÇK bénéficie également de la crise des « pyramides financières4 » qui éclate en Albanie en 1997. Cette affaire provoque des troubles et des émeutes dans toute l’Albanie pendant l’année 1997 et l’état d’urgence y est décrété le 2 mars 1997 autorisant l’armée à intervenir. A cette époque, le gouvernement albanais de Sali Berisha perd le contrôle de la situation, et l’opposition socialiste mobilise ses supporters, surtout dans le Sud de l’Albanie, pour prendre le pouvoir. A la faveur de ces incidents, des centaines de milliers d’armes deviennent soudainement accessibles, et différents types d’armement peuvent être achetés pour une bouchée de pain. On peut alors se procurer le fameux fusil d’assaut Kalachnikov pour la modique somme de 5$ (Judah, 2008). C’est le début d’un trafic d’armes en direction du Kosovo, qui permet à l’UÇK de renforcer ses positions et de se préparer à des actions plus systématiques. b) La stratégie de légitimation du mouvement au niveau national et international Cet ensemble de faits constitue un véritable tournant dans l’histoire de l’UÇK qui entraîne un changement complet de perspective tant au niveau national qu’au niveau international. En deux ans, de 1997 à 1999, la force irrégulière passe du statut de « groupe terroriste » à celui de « peuple en arme ». Elle devient du même coup « légitime », tant du point de vue des Kosovars albanais, pour lesquels elle peut incarner un mouvement de libération nationale, que du point de vue des Etats-Unis et de l’OTAN, qui en fait à partir de fin 1998, un partenaire dans la lutte contre le régime de Milošević. Cette transformation, si elle est en partie due au contexte politique de la fin des années 90, est le fruit d’une erreur stratégique du régime de Milošević et de la stratégie d’autolégitimation de l’UÇK. En effet, début 1998, la police serbe intensifie ses recherches au Kosovo pour retrouver le père fondateur de l’UÇK, Adem Jashari. A la même époque, l’envoyé spécial américain, Robert Gelbart, tout en critiquant les exactions de la police serbe, désignait l’UÇK comme étant un groupe terroriste. Cette condamnation américaine de l’UÇK semble avoir influencé Slobodan Milošević. Celui-ci lance alors une grande offensive contre les maisons du clan des Jashari. Condamné à 20 ans de prison par contumace en 1997, Adem Jashari avait proclamé son village de Prekaz dans la Drenica « zone libérée ». Le 5 mars, après plusieurs assauts infructueux, la police serbe investit les maisons du clan. Les sources albanaises évoquent 59 morts, dont Adem Jashari, 16 femmes et dix enfants de moins de 16 ans. Le site est aujourd’hui un mémorial visité par les patriotes albanais et les enfants des écoles (Dérens, 4 Le système des « pyramides financières » était simple. Des sociétés attiraient des investisseurs en leur promettant des profits très élevés, très nettement supérieurs à la somme investie, réalisés à partir de l’argent apporté par les investisseurs suivants. Ce système était voué à la faillite puisqu’il ne pouvait virtuellement fonctionner que dans l’hypothèse d’une augmentation exponentielle et constante du nombre d’investisseurs, les nouveaux, toujours plus nombreux, finançant les anciens, et ainsi de suite, à la manière d’une pyramide. Ce système fonctionna un temps pour les premiers souscripteurs qui s’enrichirent considérablement. La fascination engendrée par cette manne d’argent « facile » incita de nombreux Albanais à vendre biens et troupeaux pour investir. Mais le système s’effondra en décembre 1996 alors que les sociétés à court de fonds se voyaient dans l’incapacité de rembourser leurs prêteurs. 9 2008, p.362). L’image du martyr des Jashari qui a amorcé la guerre allait permettre à l’UÇK de légitimer son action désormais assimilée à une défense contre l’agresseur. A partir de mars 1998, la répression aveugle de la Serbie crée un mouvement de contestation dans toute la société albanaise, qui prend fait et cause pour l’UÇK, tandis que l’opposition a été soit discréditée, soit éliminée. Des manifestants défilent sous le slogan « Nous sommes tous de l’UÇK ». Ces ralliements populaires ne doivent pas cacher cependant les dissensions qui existaient encore dans la société kosovare et qui vont être ébranlées tant par l’action des troupes serbes et que par l’action des troupes de l’UÇK. Entre avril et juin 1998, quelques villages albanais placés sous le contrôle politique et militaire de l’UÇK se déclarent « zones libérées », dans la Drenica et dans le centre du Kosovo. Centre de la lutte, ces régions sont méticuleusement « mises au pas », et de nombreux civils serbes comme des « traîtres » albanais y sont physiquement éliminés. Les actions contre les cadres de la LDK et contre certains notables albanais locaux, réfractaires au mouvement, se multiplient dans le courant de l’année 1998, et en 1999. Si l’action de répression disproportionnée serbe a sans aucun doute participé à souder la population autour de l’UÇK, il faut donc également mentionner la stratégie de cette organisation de faire disparaître toute contestation extérieure. De ce fait, se crée un processus d’autolégitimation par la terreur de la force irrégulière : elle apparaît comme la seule alternative politique crédible pour les populations concernées, toutes les autres options devenant simplement impossibles. En résumé, trois composantes ressortent de la stratégie de légitimation et de massification des forces de l’UÇK : victimisation, idéologisation, terreur. La phase de légitimation internationale du mouvement ne tarde pas à venir. En effet, la répression massive lancée par Milošević dans la Drenica en janvier 1998 crée un choc au niveau international. Dans l’esprit de nombreux analystes, ce qui s’amorce au Kosovo n’est pas seulement une réponse exagérée face à un mouvement d’insurrection locale, mais le début d’un nouveau nettoyage ethnique dans les Balkans dirigé contre les Kosovars albanais, une répétition de « Srebrenica » à quelques années d’intervalles. Aussi, après avoir donné une certaine légitimité à Milošević, le groupe de contact sur les Balkans, composé des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie et de la Russie, condamne fermement le 9 mars 1998 la répression serbe et menace Belgrade d’embargo. Pourtant l’UÇK n’acquiert pas encore de reconnaissance officielle. Le 31 mars 1998, le Conseil de Sécurité des Nations Unies condamne dos-à-dos les violences perpétrées par le gouvernement serbe et le « terrorisme » de l’UÇK. Mais cette position trouve vite ses limites, faute de représentants du côté Albanais. En effet, la stratégie de l’UÇK d’homogénéisation du mouvement national rend le groupe armé incontournable dans les négociations de paix. Ce constat apparaît avec l’impossible application de la Résolution 1199 du Conseil de Sécurité de l’ONU qui prévoit un cessez-lefeu au Kosovo et la possibilité pour les réfugiés de retourner dans leurs foyers. Alors que Slobodan Milošević est prêt à signer l’accord que lui présente Richard Holbrooke pour mettre en application la résolution, celui-ci est rejeté symboliquement par l’UÇK, qui n’a pas été invitée aux négociations. Sans être présente, la force armée réussit à s’imposer comme acteur politique majeur pour représenter les Albanais du Kosovo. Ainsi, lorsque le 6 février 1999 commencent les négociations des accords de Rambouillet, qui tentent d’établir une médiation entre les représentants serbes et albanais, l’UÇK est appelée à la table des négociations, obtenant le statut de représentant politique légitime des Albanais du Kosovo. Cette reconnaissance marque le succès de la stratégie d’autolégitimation par le vide de l’UÇK : 10 celle-ci s’est imposée comme le seul interlocuteur crédible pour les médiateurs internationaux, après avoir contribué à éliminer toutes les autres options politiques dans la société kosovare. Ainsi, en moins d’un an, cette organisation passe du statut de « force terroriste » à celui de « représentant légitime ». Deux phénomènes ont rendu possible ce changement. Primo, la violence des attaques lancées par la Yougoslavie contre les Albanais du Kosovo, qui achève de marginaliser Ibrahim Rugova et pousse de nombreux anciens membres de la LDK à s’enrôler dans l’UÇK, par conviction ou sous la contrainte. Secundo, l’organisation de plus en plus aboutie du mouvement armé. A la fin de l’année 1998, l’UÇK est devenue un groupe militaire bien organisé, et hiérarchisé, mené par un directoire politique civil, à la tête duquel se trouve Hashim Thaci. Elle repose toujours néanmoins sur un réseau de petits chefs locaux qui disposent d’une certaine autonomie sur leur territoire. Mais cette centralisation apparente permet à l’UÇK d’apparaître comme la force de résistance la plus significative contre l’agression serbe, et de bénéficier d’un support important chez les populations albanaises. La conférence de Rambouillet s’achève sur un texte prévoyant une autonomie étendue du Kosovo. Celui-ci obtiendrait ses propres institutions pour une période de trois ans au bout de laquelle une conférence internationale serait chargée de décider du statut final de la province. Toutefois, le texte précise que la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Serbie est préservée. Cet accord est signé par la partie albanaise, mais refusé par la partie serbe et par Milošević, ce qui est considéré comme un casus belli. La réponse militaire de l’OTAN intervient rapidement après la fin des négociations. Là encore, la stratégie mise en place par l’UÇK s’avère fructueuse puisqu’en choisissant de signer les accords de Rambouillet, alors que ceux-ci sont fortement critiqués au Kosovo, elle finit par obtenir le soutien de l’OTAN dans son combat contre le régime serbe. c) Etape 2 – Légitimation idéologique et renforcement matériel Cet historique de la montée en puissance de l’UÇK nous permet de schématiser cette phase de légitimation d’une force irrégulière (cf. fig.2). 11 Figure 2 – La phase de légitimation et de renforcement (Cattaruzza, 2009) Stratégie de légitimation et de massification Cette phase essentielle relève d’une véritable stratégie de la part des troupes irrégulières. Celle-ci passe d’abord par une multiplication des actions ciblées qui rend la force irrégulière plus visible. Ces actions exacerbent les frustrations du fort, et le poussent à la faute, par une répression disproportionnée au sein des combattants et des populations. La victimisation des combattants irréguliers devient alors un facteur de légitimation interne (ralliement populaire au sein du Kosovo) et de légitimation externe du mouvement (soutien international aux victimes albanaises). Cette stratégie de victimisation est connue, et il est presque banal de l’évoquer dans le cas d’un rapport du faible au fort. Mais elle s’accompagne ici de l’élimination symbolique ou physique par la force irrégulière de toutes les autres options politiques crédibles au sein de la population concernée, phénomène que nous qualifions d’autolégitimation par la terreur (autolégitimation interne) et par le vide (autolégitimation externe). Processus contextuels de renforcement du mouvement Toutefois, cette stratégie ne peut fonctionner qu’à partir d’un contexte régional et international particulier qui vient la conforter. Dans le cas de l’UÇK, le contexte régional permet à cette force irrégulière de bénéficier d’un soutien matériel essentiel (aide d’un pays 12 voisin allié, déstabilisation d’une région limitrophe). L’Albanie représente une base arrière et un creuset matériel pour le groupe (en ce qui concerne l’entraînement, l’organisation des forces et l’accès aux armes). Les régions albanaises du nord de la Macédoine jouent également ce rôle, en servant de refuge aux combattants lors des offensives des forces serbes. Ce contexte régional se double d’un contexte international défavorable aux autres modes d’actions de contestation (désaveu de la stratégie non-violente d’Ibrahim Rugova). Ces deux phénomènes rendent progressivement crédible l’action de l’UÇK. Considérée comme inévitable face à la répression serbe, elle devient légitime aux yeux d’une partie grandissante des populations kosovares. d) Etape 3 - Stratégies de communication interne et externe Dans ce conflit de légitimité, la communication est utilisée comme une arme tant du côté irrégulier que régulier. A partir de 1997, l’organisation clandestine développe toute une stratégie d’affichage et de communication, qui lui permet d’élargir son soutien populaire et de se positionner comme un interlocuteur potentiel à l’échelle internationale. Et de fait, au fur et à mesure des conflits, les moyens mis en œuvre par l’UÇK pour diffuser son message sont de plus en plus importants, si bien que le combat médiatique devient un front à part entière. Sa stratégie de communication se structure autour d’au moins deux messages destinés à deux publics distincts, un public interne, la population albanaise du Kosovo, et un public externe, l’opinion internationale et la diaspora albanaise (cf.fig 3). Figure 3 – Les stratégies de communication interne et externe (Cattaruzza, 2009) 13 Communication interne Au niveau interne, la stratégie de communication passe par l’abandon partiel de la clandestinité de l’organisation. Avant 1997, celle-ci a pour politique de ne jamais apparaître publiquement. Cela permet de protéger les combattants de potentielles représailles. Mais cela affaiblit d’autant la légitimité de son action. Et l’existence même d’une organisation structurée est souvent remise en cause faute de preuves tangibles. Ibrahim Rugova, par exemple, peut affirmer alors que l’UÇK n’est qu’une invention serbe pour décrédibiliser la lutte pacifique des indépendantistes kosovars. Aussi, en avril 1997, l’Armée de Libération rend publique sa plate-forme politique sur Deutsche Welle (Chiclet, 2000). Quelques mois plus tard, le 28 novembre 1997, à l’occasion du jour national albanais, trois hommes cagoulés prennent la parole au nom de l’UÇK lors des funérailles d’un de leurs membres. Devant plus de 20000 personnes, ils annoncent : « La Serbie massacre les Albanais. L’UÇK est la seule force qui combat pour la libération et l’unité nationale du Kosovo ! ». Pour la première fois, l’UÇK apparaît en public. Par la suite, les apparitions et les coups d’éclats se multiplient. La stratégie de communication s’intensifie encore pendant le conflit avec la diffusion d’un journal papier et la création, le 4 janvier 1999, de Radio Free Kosova, organe officiel de l’UÇK chargé de transmettre au public kosovar les nouvelles du front et de galvaniser les combattants. La radio ne diffuse que quelques heures par jours. Le matériel de radiodiffusion, rudimentaire, est mobile et se déplace au gré des combats. Enfin, partie intégrante de la stratégie de communication de l’UÇK, de nombreux sites internet sont créés permettant de faire le lien entre les combattants et les diasporas albanaises. Ce faisant, l’UÇK fait coup double en répondant à l’information officielle de Belgrade par sa propre information de « contre-propagande », tout en maintenant l’existence, pendant le conflit, d’une presse kosovare. En effet, les principaux médias du Kosovo, comme Koha Ditore, sont alors interdits par le gouvernement serbe. Par ces différents vecteurs médiatiques, le message lancé par l’UÇK est soigneusement préparé et mis en scène. Il se compose de plusieurs éléments traditionnels de communication d’une force irrégulière : utilisation de l’image du « combattant martyr » (dont le récit mythifié de la mort d’Adem Jashari et d’une partie de son clan, reste le meilleur exemple), descriptions des assauts victorieux contre les forces serbes, appels à la résistance et au soulèvement. Le contenu politique quant à lui s’inscrit autour de deux axes : indépendance du Kosovo ou, plus largement, soutien à la cause albanaise dans les Balkans (évocation d’une grande Albanie, réunissant les Albanais d’Albanie, du Kosovo, de Macédoine et du Monténégro). Ces deux propositions sont contradictoires mais en entretenant le flou sur les objectifs du mouvement, elles permettent d’élargir sa base de recrutement. Cependant, les messages formulés ne se limitent pas à de simples exaltations patriotiques. Ils désignent aussi les « traîtres » et annoncent les représailles face aux concurrents politiques. La politique de communication de l’UÇK vis-à-vis de la population kosovare remplit donc plusieurs objectifs. Elle rend visible les actions de la force irrégulière, leur donne sens et permet à l’organisation d’incarner un mouvement de résistance nationale crédible, de se forger une légitimité. Elle conforte ainsi la phase de « massification ». Dans le même temps, elle prône l’unité et condamne les options politiques concurrentes au sein de la population. L’anathème jeté sur les « traîtres » a valeur d’avertissement pour les adversaires politiques, et réduit rapidement les divergences et contestations externes au mouvement. 14 Communication externe Au niveau de la communication externe, le message de l’UÇK a deux destinataires : les Albanais de la diaspora (auprès desquels on collecte des fonds) et l’opinion internationale. Cette tâche de communicant revient à un réseau d’associations et de porte-parole – tous issus de la LPK - au sein de la diaspora, en Suisse en particulier, mais aussi aux Etats-Unis et à Londres entres autres. En Suisse, la communauté albanaise du Kosovo représente à l’époque du conflit près de 180000 personnes. La collecte de fonds passe alors par une organisation ad hoc : la Fondation pour le Kosovo. Celle-ci est chargée de récolter un impôt de 3% sur les salaires et sur les bénéfices des entreprises, et dispose d’un réseau étendu de récolteurs de fonds. Plusieurs journaux albanais sont diffusés au sein de la diaspora, dont le Zeri i Kosovës, organe officiel du LPK suisse et principal vecteur d’appel de fonds dans ce pays. Dans le quotidien Libération, le journaliste Pierre Hazan décrivait cette branche suisse le 1er juillet 1998 : « La propagande du LPK est explicite: dans leur journal, sous le titre «La patrie appelle», à côté d'un numéro de compte, figure la photo d'un homme armé en tenue de combat, accompagné d'une légende appelant à «Mourir en martyr». Des allégations ont également circulé, selon lesquelles les Kosovars qui tiennent une partie du marché de la drogue en Suisse alimenteraient les caisses de la résistance. Mais la police suisse n'a trouvé jusqu'ici aucun indice en ce sens. » Ainsi, le message au sein de la diaspora joue fondamentalement sur les mêmes ressorts que celui destiné à la population du Kosovo. Son but est double : trouver les fonds qui serviront de base arrière financière à l’organisation armée, et recruter parmi la diaspora de nouveaux combattants. Toutefois, la stratégie de communication de ces réseaux vise également l’opinion internationale, en se faisant la vitrine de la cause kosovare à l’étranger. Celle-ci passe par des opérations de lobbying auprès de la presse étrangère, ou par l’organisation de conférences pour présenter la cause des combattants. Citons à titre d’exemple l’ouvrage de deux journalistes, Patrick Denaud et Valérie Pras, paru pendant le conflit et tiré de plusieurs entretiens avec Bardyl Mahmuti, porte-parole de l’UÇK en Suisse. Celui-ci présente sa vision de la situation au Kosovo et les raisons du combat kosovar. L’UÇK y est présenté comme un mouvement nécessaire contre la répression des autorités serbes, suite à l’échec de la lutte nonviolente. L’évocation est celle d’un combat démocratique, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, face à un ennemi fort, illégitime et barbare. La force irrégulière apparaît comme disposant du soutien unanime de la société albanaise. L’image mise en avant est celle du mouvement populaire de résistance et de libération contre un régime oppresseur. Elle n’est pas sans rappeler celle des résistants de la Seconde Guerre mondiale dans la France occupée. Ce discours vise à légitimer les combattants irréguliers auprès de l’opinion internationale. Cette opération permet de préparer les opinions américaines et européennes au retournement de positions favorable à l’UÇK de leurs Etats à la fin du conflit. Dans le même temps, ce réseau de porte-parole agît, telle une diplomatie parallèle, directement au niveau des dirigeants occidentaux pour les convaincre d’accorder leur crédit à l’organisation. 15 Conclusion A travers l’exemple de l’UÇK, nous voyons apparaître quelques éléments structurels caractérisant l’émergence et l’affirmation d’une force irrégulière. En premier lieu, nous avons vu comment celle-ci peut se construire une légitimité dans le combat, en maniant trois principes stratégiques de base : victimisation, idéologisation, terreur. Pour l’organisation armée, cette construction de légitimité doit être réalisée à plusieurs échelles : au sein de son groupe d’origine, face à son ennemi et à l’échelle internationale, au sein des opinions publiques et des principaux acteurs internationaux, afin d’être reconnue comme interlocuteur crédible. Pour y parvenir, elle doit mettre en œuvre une stratégie rigoureuse (élimination de toutes autres perspectives politiques potentielles) et bénéficier d’un contexte local, régional et international qui la renforce. Cette guerre de légitimation semble être gagnée dans le cas de l’UÇK, au vu de la mise en scène actuelle de l’histoire nationale, qui a gommé tous les clivages internes au sein de la population albanaise. Ces clivages ont été d’abord gommés physiquement, dans le conflit, puis symboliquement, dans la réécriture de l’histoire, avec la mise en avant des héros martyrs et du peuple en arme, uni contre l’oppresseur. Au-delà de toutes les techniques de propagandes médiatiques et politiques qui ont été utilisées par les combattants irréguliers, nous avons montré également que la légitimation des combattants est dû à un réinvestissement de représentations culturelles traditionnelles (le clan, la famille). Ces représentations traditionnelles ont été instrumentalisées et valorisées par les combattants de l’UÇK. Cela permet à cette force de revêtir une légitimité populaire, en s’inscrivant dans une culture ancestrale (ou du moins dans une forme de représentation de cette culture), alors même que la base idéologique de cette formation était plutôt à l’origine de type révolutionnaire. Et précisément, il faut souligner ce caractère polymorphe et polycentré de l’organisation. En effet, elle est à la fois centralisée et structurée autour de petits chefs locaux, dispose de plusieurs bases arrières régionales et est soutenue par plusieurs « centres extérieurs » dans la diaspora. Son idéologie est à la fois révolutionnaire, nationaliste et traditionaliste (en réinventant au passage une « tradition » albanaise homogène et univoque). Cette souplesse structurelle et idéologique lui permet de s’appuyer sur des franges de plus en plus larges de la population et de s’adapter à différents contextes locaux. Aussi, nous pouvons avancer cette composante de la stratégie d’une force irrégulière : la dialectique souplesse structurelle interne/rigidité structurelle externe. Souplesse structurelle interne car l’organisation permet une certaine liberté idéologique et autonomie politique de ses différents chefs, dans les limites fixées par sa propre survie. Rigidité structurelle externe car elle exclut et élimine systématiquement et violemment toute opposition extérieure, n’hésitant pas à utiliser la terreur face à ses adversaires politiques. Cet élément dialectique explique en partie le mouvement centripète qui s’amorce autour de la force irrégulière, et qui finit par s’autoalimenter et s’accentuer. Bibliographie BATAKOVIC, D. (dir.) (2007), Kosovo and Metohija. Living in the Enclave, Institut des Etudes Balkaniques, Belgrade, 324 p. BATAKOVIC, D. (2008), Kosovo. Un conflit sans fin ?, L’Age d’Homme, Lausanne, 319 p. CHALIAND, G. (2008), Les guerres irrégulières. XXe – XXIe siècle, Folio actuel, Paris, 979p. 16 CHASSAGNE, P. & K. GJELOSHAJ (2001), « L’émergence de la criminalité organisée albanophone », in Cahiers du CEMOTI, n°32, juillet-décembre 2001, pp.161-190 CHICLET, C. (1999), « UÇK : les vrais maîtres du Kosovo », in Politique internationale, n°85, automne 1999, pp. 177-193 CHICLET, C. (dir.) 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