Pour une didactique de la cruauté. Le savoir

Transcription

Pour une didactique de la cruauté. Le savoir
Pour une didactique de la cruauté. Le savoir-faire
de l’écriture chez Agota Kristof
María del Carmen GARCÍA CELA
Universidad de Salamanca
[email protected]
Recibido: 20/10/2012
Aceptado: 11/01/2013
Résumé
Agota Kristof est née en Hongrie en 1935 mais, forcée à abandonner son pays pour des raisons
politiques, elle s’installe en Suisse —à Neuchâtel— en 1956 où elle devient écrivain. En 1986 elle fait
paraître Le Grand Cahier, un petit chef-d’œuvre de la littérature contemporaine en langue française,
traduit dans plus d’une trentaine de langues. Le grand succès du livre l’encourage à en faire le premier
tome d’une trilogie complétée par deux autres volumes, La preuve (1989) et Le troisième mensonge
(1991). L’objectif de cet article est d’analyser dans Le Grand Cahier les mécanismes d’énonciation du
texte au service de la cruauté.
Mots clés: Littérature Francophone, Suisse, intertextualité, énonciation, répétition, cruauté, sens
littéral.
Para una didáctica de la crueldad. El saber-hacer de la escritura en Agota
Kristof
Resumen
Agota Kristof nació en Hungría en 1935 pero, obligada a abandonar su país por razones políticas, se
instala en Suiza —en Neuchâtel—, en 1956, donde se convierte en escritora. En 1986 publica El gran
cuaderno, una pequeña obra maestra de la literatura contemporánea de lengua francesa, traducida a
más de treinta lenguas. El gran éxito del libro la anima a convertirlo en el primer tomo de una trilogía
completada por otros dos volúmenes, La prueba (1989) y La tercera mentira (1991). El objetivo de
este artículo es analizar en El gran cuaderno los mecanismos de enunciación del texto al servicio de la
crueldad.
Palabras clave: Literatura Francófona, Suiza, intertextualidad, enunciación, repetición, crueldad,
sentido literal.
For a Didactic of Cruelty. The Know-how of Writing in Agota Kristof
Abstract
Agota Kristof was born in Hungary, in 1935 but was forced to abandon her country for political
reasons. She settled in Neuchâtel, Switzerland in 1956 where she became a writer. In 1986 she published The Notebook, a little masterpiece of contemporary literature in French, translated into more
than 30 languages. The great success of the book encouraged her to turn it into the first tome of a
Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses
ISSN: 1139-9368
Vol 28 (2013) 141-156
http://dx.doi.org/10.5209/rev_THEL.2013.v28.40267
María del Carmen García Cela
Pour une didactique de la cruauté…
trilogy completed by two other volumes, The Proof (1989) and The Third Ly (1991). The aim of this
article is to analyze the textual mechanisms of the enunciation of cruelty in The Notebook.
Key words: Francophone Literature, Switzerland, intertextuality, enunciation, repetition, cruelty,
literal meaning.
Referencia normalizada
García Cela, M. del C. (2013). “Pour une didactique de la cruauté. Le savoir-faire de l’écriture chez
Agota Kristof”. Thélème, Vol. 28, 141-156.
Sumario: 1. Le Grand Cahier, une histoire cruelle. 2. Principes de vérité et d’objectivité. 3. Siamois
énonciatifs. 4. Métabolismes du récit. 5. Poétique du besoin.
Le choix des mots est affaire sérieuse. Il signale toujours une certaine forme d’adoption —ou de refus— des choses, d’intelligence
ou de mésintelligence de la réalité.
Clément Rosset, Le choix des mots
Agota Kristof est née en Hongrie en 1935 mais, forcée à abandonner son pays pour
des raisons politiques, elle s’installe en Suisse, à Neuchâtel, en 1956. Sa vie est
sombre ; son écriture est noire ; toutes deux sont pétries d’ombres et d’exils. « D’un
exil l’autre », observe Valérie Petitpierre (2000, 12) 1 dans l’analyse qu’elle lui
consacre. Chez Agota Kristof, vie et écriture s’accommodent d’un même biorythme.
Tout aurait pu se passer autrement. Ainsi devait sans doute l’imaginer la petite
Agota qui a « attrapé la maladie inguérissable de la lecture » (Kristof, 2004 : 7)
dans la salle de cours de son père, qui racontait ses propres histoires à sa grandmère avant de s’endormir et parlait avec son frère une langue inventée. Cependant,
la guerre2 a éclaté. Envoyée dans un internat, l’adolescente supporte la douleur de la
séparation en écrivant ses premiers poèmes, puis représente des sketches tirés de sa
plume pour se procurer l’argent qu’elle n’ose demander à sa mère. Après son mariage, elle fuit son pays et finit par arriver en Suisse où elle doit se contenter de
travailler dans une usine de montres à Fontainemelon : « À l’usine, tout le monde
est gentil avec nous. On nous sourit, on nous parle, mais nous ne comprenons rien »
(Kristof, 2004 : 42), se souvient-elle. La vie de l’ouvrière sombre dans le silence que viennent bousculer les poèmes en hongrois qui lui trottent dans la tête.
C’est pourtant vers le français qu’elle avance, tout en affrontant une autre sorte
_____________
1
Pour Valérie Petitpierre, l’exil constitue, chez A. Kristof, un principe d’écriture : « Exilée de son
pays, exilée de sa langue maternelle, exilée de son sexe (elle s’est transformée en garçon pour écrire),
elle s’exilerait encore de ses textes » (Petitpierre, 2000, 12).
2
La Hongrie a été envahie par l’Allemagne en 1944 puis par la Russie entre 1944 et 1945.
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d’exil non moins poignant : adulte, la lectrice précoce de l’enfance butte sur les
signes opaques de la nouvelle langue et demeure en manque de lecture des années
durant. Il lui faudra patienter pour que les institutions de la Suisse lui accordent une
bourse devant lui permettre de sortir de son illettrisme.
Agota Kristof finira par embrasser le français, non sans déchirements : de toute
évidence, sa langue d’adoption ouvre devant elle des horizons jusque là inexistants ;
mais il s’agit aussi bien d’une « langue ennemie » (Kristof, 2004 : 24) qui empiète
sur sa langue maternelle. Établie en Suisse, elle continuera à vivre dans la nostalgie
de la Hongrie et du hongrois, puisqu’elle écrit en français, cette langue qu’elle a
considérée jusqu’à sa mort comme un territoire à conquérir 3 , cette langue dans
laquelle elle s’est toujours dite « analphabète »4.
Parler, lire, écrire, telles semblent être les étapes du pèlerinage vers l’écriture.
Agota Kristof a dû refaire une deuxième fois le chemin. C’est ce qui explique la
publication tardive de son premier roman, Le Grand Cahier —en 1986—, Prix
Européen de l’Adelf, traduit dans plus d’une trentaine de langues, adapté à plusieurs
reprises au cinéma et au théâtre5. Le succès fulgurant du livre l’encouragea à en
faire le premier tome d’une trilogie complétée par deux autres volumes, La preuve
(1989) et Le troisième mensonge (1991) 6 . Suivirent un quatrième roman, Hier
(1995) ; quatre pièces de théâtre rassemblées dans L’Heure grise et autres pièces7
(1998) ; L’Analphabète (2004), où l’autobiographie donne sa réplique à la fiction ;
C’est égal (2005), un recueil de récits et, plus tard, Où es-tu Mathias ? (2006) 8 et
Le monstre et autres pièces (2007). La marque de l’exil n’a cessé de s’investir dans
chacun de ces volumes rompus à la perte.
_____________
3
« C’est ainsi que, à l’âge de vingt et un an, à mon arrivée en Suisse, et tout à fait par hasard dans
une ville où l’on parle le français, j’affronte une langue pour moi totalement inconnue. C’est ici que
commence ma lutte pour conquérir cette langue, une lutte longue et acharnée qui durera toute ma vie »
(Kristof, 2004 : 23).
4
« Je sais que je n’écrirai jamais le français comme l’écrivent les écrivains français de naissance,
mais je l’écrirai comme je le peux, du mieux que je le peux. […] Écrire en français, j’y suis obligée.
C’est un défi. Le défi d’une analphabète » (Kristof, 2004 : 54-55).
5
A. Kristof pense d’abord donner le livre à L’âge d’Homme, mais on lui conseille d’aller voir les
trois grands éditeurs à Paris. Gallimard et Grasset refusent Le Grand Cahier et c’est Seuil qui l’accepte.
Trois ans plus tard, Le Grand Cahier est traduit dans 18 langues.
6
Pour lequel lui est décerné le Prix Goottfried Keller en 2001.
7
John et Joe (1972), La Clé de l’ascenseur (1977), Un rat qui passe (1972) et L’Heure grise ou le
dernier client (1972).
8
Un récit court suivi d’une pièce de théâtre, Line. Où es-tu Mathias? et Les Heures grises… reprennent des textes écrits pendant les années 70.
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1. Le Grand Cahier : une histoire cruelle
Pour le grand public, Agota Kristof prend la parole avec Le Grand Cahier, un récit
dont l’action se déroule dans un pays en guerre. Peu importent les précisions géographiques ou temporelles : ce qui compte c’est la cruauté de la guerre.
Dans Le Grand Cahier, A. Kristof compose une intrigue d’allure classique. Une
mère de famille vient laisser ses deux garçons, des jumeaux, chez leur grand-mère.
Il ne s’agit pas d’un abandon : la campagne est plus sûre que la ville, surtout en
l’absence du père, parti en combat. La séparation ne sera pas définitive puisque la
famille compte pouvoir se retrouver à la fin de la guerre. Valise en main, les deux
jumeaux sont accueillis par la voix sans visage de la grand-mère, appelée dans le
coin La Sorcière, alors que la mère quitte les lieux sur la promesse de leur écrire et
de revenir un jour les chercher. Et déjà les jeux sont faits : la voix tranchante commence à couper le lien entre la mère et ses enfants à qui on demandera de travailler
pour acquitter la dette entamée. « Je vous apprendrai à vivre, moi ! » (Kristof, 1986 :
9), dit cette voix.
Malgré tous ces préparatifs, le roman ne se laisse pas aller au mélodrame larmoyant. La guerre et la détresse des jumeaux auraient pu prêter leurs services à la
création d’une histoire touchante, mais l’écriture préfère toucher à d’autres fils en
s’impliquant à une trame où la saleté trône en majesté, où la poisse crée un biotope
qui fonctionne selon ses propres lois. La saleté détruit l’avant-scène du roman, elle
ronge la mémoire d’avant le texte, elle érode progressivement les vestiges de toute
vie préalable et finit par s’emparer des jumeaux : à force de fréquenter la saleté
« nous sentons mauvais comme notre Grand-Mère » (Kristof, 1986 : 19), constatent-ils, en faisant preuve d’une sorte d’assimilation à l’aïeule.
Attrapés dans cet univers insalubre, les jumeaux gardent les apparences —car la
saleté veille sur son domaine— tout en décidant de mener une vie parallèle dans le
galetas de la maison où ils écrivent en cachette. La division stratégique de
l’espace protège les enfants : en haut, sous le toit, l’écriture ; en bas, dans la cave, la
grand-mère analphabète et l’abjection. Grâce à ce partage, ils pourront délimiter une
circonscription verbale privée9, à l’abri des regards indiscrets et des dangers provenant de territoires menaçants que le texte greffe physiquement sur des langues perçues comme déroutantes, voire déviantes : la langue inconnue, délirante,
suppurante d’interrogations, de cris, de rires et de sanglots que la grand-mère, en
général peu loquace, profère sous les effets de l’alcool (Kristof, 1986 : 13) ; la
langue du pays qu’un militaire ennemi énonce maladroitement à l’infinitif ; ou
encore les langues étrangères qui se succèdent dans la région au gré des nouvelles
invasions… Étrangères, infinitives ou alcoolisées, toutes ces langues couvent le
_____________
9
C’est que, pour les jumeaux, comme pour G. Bachelard, « Les mots […] sont de petites maisons,
avec cave et grenier » : la vie du poète consisterait même à « monter et descendre, dans les mots
mêmes » (Bachelard, 1961 : 139). Voir aussi Alfaro (2011 : 293).
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péril que le texte devra déloger en se munissant d’une langue propre capable de
mesurer ses forces à leur pouvoir dévastateur.
C’est à cette tâche primordiale que vont se consacrer les jumeaux. À l’insu de
tous, ils préparent l’avènement d’une autre langue, à l’intérieur de la langue, en
menant une enquête auprès des mots aisément assimilable à la quête d’un nouvel
espace familial. Après avoir éliminé tous les accès, ils sont les seuls à pouvoir
monter au grenier, leur sanctuaire secret, au moyen d’une corde (Kristof, 1986 : 11),
autre cordon ombilical, les reliant cette fois au sein de l’écriture : là haut, ils installent les remplaçants prêts à occuper le vide laissé par les parents. À commencer par
le « Dictionnaire de notre père», le seul vestige paternel transporté dans les bagages
ayant résisté à la traversée. Assumant, pour ainsi dire, les fonctions du père, le
Dictionnaire offre le catalogue des mots et dicte la loi : dans le Dictionnaire on peut
découvrir des mots nouveaux, des antonymes, des synonymes, leur signification et
l’orthographe. De son côté, une Bible repérée par hasard chez la grand-mère, sert à
pratiquer la lecture à haute voix, à faire des dictées et à apprendre par cœur des
pages entières » (Kristof, 1986 : 32) La Bible, avec ses mots assemblés dans une
suite narrative, leur inculque, disons maternellement, la logique du discours. Bible
et Dictionnaire deviennent ainsi les modèles verbaux sur lesquels se règlent les
enfants : géniteurs d’encre, ils détiennent la langue et le discours à l’état brut, les
germes préfaçant la naissance de l’écriture tout comme la possibilité de recomposer
un noyau familial. En guise d’intertexte parental, le couple Dictionnaire-Bible
figure un foyer de fortune permettant aux jumeaux d’échafauder une écriture pour
affronter la cruauté du monde au présent, désormais le temps du récit. Suite à une
sévère discipline, ils consignent les résultats de leur travail dans un « cahier de
composition » qu’ils nomment « Le Grand Cahier ». Et la tautologie de présider à
ce parcours circulaire où les livres se mordent la queue car Le Grand Cahier
d’Agota Kristof c’est bien le « Grand Cahier » que composent ces apprentis écrivains.
2. Principes de vérité et d’objectivité
« Le Grand Cahier » rapporte les nombreux exercices que s’imposent les deux
frères : « Exercices de jeûne » volontaire afin de surmonter le vertige, la nausée, les
crampes dans l’estomac ; « Exercices d’endurcissement du corps », pour que le
corps devienne insensible aux coups ; « Exercices d’endurcissement de l’esprit »
pour que les mots blessants ne fassent plus basculer le corps ; « Exercices
d’immobilité » ; « Exercices de mendicité »... L’activité frénétique des enfants
intrigue leur entourage. Interrogés sur les raisons qui les poussent à une telle démarche, ils répondent comme si cela allait de soi : « [C’est] pour nous habituer à la
douleur. […] Nous voulons seulement vaincre la douleur, la chaleur, le froid, la
faim, tout ce qui fait mal » (Kristof, 1986 : 91). À cette discipline corporelle que
s’infligent les garçons pour contourner la douleur, correspond la rigueur des travaux
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de composition répertoriés. Dans Le Grand Cahier, corps et écriture sont taillés
d’un même geste.
La mise en mots des événements n’est pourtant pas une tâche facile si l’on demande à l’écriture de dire vrai. L’observation exhaustive du langage obligerait
même à une radicale intervention sur la matière verbale car, pour faire juste, il faut
d’abord assainir le discours par l’élimination de certains mots qui escamotent la
vérité. Parmi ces mots, il existe une catégorie particulièrement suspecte, celle des
adjectifs. La manière d’être ou les qualités exprimées par les adjectifs charrient des
jugements subjectifs peu fiables. Les enfants en font le constat : « si nous écrivons :
‘L’ordonnance est gentil’, cela n’est pas une vérité, parce que l’ordonnance est
peut-être capable de méchancetés que nous ignorons. Nous écrivons donc simplement : ‘L’ordonnance nous donne des couvertures’» (Kristof, 1986 : 33). Ou encore : « Il est interdit d’écrire ‘La petite ville est belle’, car ‘la petite ville’ peut être
belle pour nous et laide pour quelqu’un d’autre » (Ibid.). Les nuances de la qualification représentent un excès de poids dont les énoncés doivent se débarrasser s’ils
veulent rester vrais. En se pliant à ces contraintes, le discours aspire à une morphologie plus solide, allégée du fard des adjectifs qui méritent donc d’être exilés du
texte.
Le déchiquetage s’applique également à certains éléments du lexique à signification incertaine. L’éthique du vrai demande aussi le bannissement des mots ayant
trait aux sentiments comme, en l’occurrence, le verbe « aimer » :
Le mot « aimer » n’est pas un mot sûr —découvrent les jumeaux—, il manque de précision et
d’objectivité. « Aimer les noix » et « aimer notre mère », cela ne peut pas vouloir dire la même
chose. La première formule désigne un goût agréable dans la bouche, et la deuxième un sentiment.
Les mots qui définissent les sentiments sont très vagues ; il vaut mieux éviter leur emploi (Kristof,
1986 : 33).
Les mots qui expriment des sentiments —ambivalents, polysémiques, ambigus— nuisent à l’expression du vrai.
Le Grand Cahier s’adonne à une étonnante pédagogie soumettant l’écriture à un
dressage non moins étrange, celui d’ausculter puis de purger dans le discours les
segments verbaux susceptibles d’évoquer des sentiments ou des jugements subjectifs10. Ainsi émondé, le discours devient une matière parfaitement aseptisée alors
que l’écriture, osseuse, glisse vers le minimalisme et, fidèle à la logique grammaticale, elle agence un phrasé sans accrocs à la syntaxe stricte et dépouillée. Car c’est
au prix de s’interdire de brandir adjectifs et lexique sentimental que, dans Le Grand
Cahier, l’écriture se porte en instruments servant « à la description des objets, des
êtres humains et de soi-même, c’est-à-dire la description fidèle des faits » (Kristof,
_____________
10
Interrogée sur l’absence de sentiments dans ses livres, A. Kristof avoue à Serge Bimpage : « J'en
ai eu assez de choses sensibles. Je voulais être seulement juste. Je me méfie du mensonge des sentiments » (Bimpage, 2001).
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1986 : 33). Sans ces interventions chirurgicales, les principes de vérité et
d’objectivité seraient en échec.
Le principe de vérité objective s’érige ainsi en norme de la méthode de composition envisagée par les jumeaux, une objectivité visant à saisir objets, êtres et événements dans la nudité de leur existence soi-disant réelle, brute. Mais le tri des mots
prépare d’autre part l’écriture à l’opération de maîtriser ce même réel pour le neutraliser : le réel est imprévisible, inquiétant, et c’est à l’écriture de faire cesser son
débordement déconcertant. Chez Agota Kristof, l’écriture chercherait même à
surprendre le réel : à le capturer, à le domestiquer par l’inscription, à le happer ici
pour qu’il cesse d’être un ailleurs affligeant. Le réel, agrippé à la lettre, porte
l’écriture à amalgamer verbe, vrai et réel en un même mortier, à devenir d’ellemême un réel sans dehors, sans échappatoire.
Par obéissance au principe de vérité, l’écriture du Grand Cahier s’adresse aux
objets et s’inocule les qualités matérielles aussi bien des objets que des événements
du monde extérieur ; et, par observance de ce même principe, elle se nantit de
propriétés physiques qu’elle ne possède pas d’emblée. La besogne ne consisterait
strictement ni dans une fuite du réel ni dans une mise à l’écart de la douleur, mais
plutôt dans une telle approximation au réel que l’écriture finirait par devenir physiquement adéquate à ce réel. L’instrument utilisé à cette fin est la répétition. C’est
grâce à la répétition des exercices que la brutalité de l’événement mondain est
désarçonnée ; c’est encore à travers la répétition que, dans Le Grand Cahier, on
prend l’habitude de l’intolérable, au point de pouvoir anticiper l’événement douloureux. D’où que la répétition prenne aussi la dimension d’une répétition au sens
théâtral du terme : la mise en page d’une écriture physiquement adéquate au réel est
encore une mise en scène préparant aux événements blessants à venir. À force de
réitération, à force d’exclure adjectifs et émotions, les mots apprennent à durcir de
page en page en pourvoyant l’écriture d’énoncés affermissant progressivement leur
matière. Les énoncés, objets indurés du discours, pétrissent une sorte de masse
compacte sur laquelle devra rebondir l’insoutenable souffrance. Dans l’acte de
transcription des mots, l’écriture cultive son geste impassible ; dans la physique
toute verbale du rebondissement, elle puise son style.
3. Siamois énonciatifs
Une si particulière logique objective n’épargne pas le sujet. Rappelons, avec le
Trésor de la Langue Française, que l’objectivité est la « qualité de ce qui existe en
soi, indépendamment du sujet pensant ». Les vues objectives et objectales du Grand
Cahier pourraient ne pas s’arrêter à la stricte capture du réel mais pointer également
vers le sujet des énoncés. Car, qui, si ce n’est le sujet, faut-il protéger de jugements
et émotions ? C’est bien à travers ses sentiments et ses jugements que le sujet
s’expose, que le sujet peut être ciblé par le regard et les actes d’autrui. Si donc les
énoncés durcissent c’est non seulement par souci d’objectivité, mais surtout par
besoin de blinder le sujet.
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Dans l’univers du Grand Cahier, l’étalement du sentiment heurte dangereusement le sujet. Ainsi, en va-t-il des mots anciens qui remémorent l’amour de la mère :
« Quand nous nous rappelons ces mots —affirment les enfants—, nos yeux se
remplissent de larmes. Ces mots, nous devons les oublier, parce que, à présent,
personne ne nous dit des mots semblables et parce que le souvenir que nous en
avons est une charge trop lourde à porter » (Kristof, 1986 : 25). Il s’impose donc
d’oublier ces mots douloureux. Or les mots nouveaux que le monde en guerre offre
aux jumeaux, à savoir les injures qui prennent la place des mots d’amour, ne font
pas mieux. Par chance, il existe des antidotes contre les effets nocifs de ces vocables. Des séances d’une demi-heure d’injures par jour suffisent à en contrecarrer les
conséquences fatales : « Nous ne voulons plus rougir ni trembler, nous voulons
nous habituer aux injures, aux mots qui blessent. […] Nous nous disons des mots de
plus en plus atroces […] Nous continuons ainsi jusqu’à ce que les mots n’entrent
plus dans notre cerveau, n’entrent même plus dans nos oreilles » (Kristof, 1986 :
24).
Contre l’injure, l’habitude de l’injure ; et, contre cette souffrance, boucher les
trous du corps (cerveau, oreilles), annihiler le pouvoir des mots au moyen de la
répétition : « À force d’être répétés, les mots perdent peu à peu leur signification et
la douleur qu’ils portent en eux s’atténue » (Kristof, 1986 : 25). Les enfants constatent ce que la théorie de l’énonciation a bien montré, à savoir que le sens de
l’énoncé c’est son sujet11, et que c’est précisément ce sujet que l’habitude protège
de la violence des mots lorsque la répétition habitue le signifiant du mot à perdre
l’habitude de s’accompagner du signifié outrageux. La répétition jugule le signifié
sentimental qui meurtrit le sujet et se transforme en dispositif au service de
l’anesthésie. Dans la répétition, le texte fabrique, pour les enfants, une nouvelle
peau, une peau durcie, résistante à la violence ; un épiderme verbal imperturbable
face au déchaînement des corps ; une cuirasse de mots qui savent garder leur calme
devant les événements déchirants. Ainsi scellé, le corps du texte devient lui-même
un objet coriace, une surface imperméable au malheur, une paroi éjectant toute trace
du sujet pour mieux épauler sa mise à l’abri. Car, chez Agota Kristof, la limite vers
laquelle se rue l’écriture ne possède pas l’envol de la victoire mais la marge plus
étroite de la survie. Et c’est dans cette urgence que devra s’opérer le renversement
essentiel par lequel l’écriture imposera au réel sa suprématie.
En ce sens, les avatars biologiques de la gémellité12 ont leur utilité. L’on sait
qu’il existe en Occident une tradition de méfiance à l’égard de la gémellité remon_____________
11
Dans Logique, structure, énonciation. Lectures sur le langage, Oswald Ducrot affirmait : « je
proposerai que le sens d’un énoncé consiste en une description, au moins partielle, de sa propre
énonciation. Les indications relatives aux sujets communicants et modaux relèvent de cette description,
qui signale aussi le responsable de l’énoncé et les points de vue qui y sont exprimés » (Ducrot,
1989 :190).
12
Pour une analyse plus approfondie de la gémellité chez Agota Kristof, voir Alfaro, 2011.
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tant à Aristote. Dans ses Problèmes, Aristote 13 commence par poser que la gémellité « est chose contre nature » puis se corrige aussitôt en affirmant qu’il s’agirait
plutôt de cas « extraordinaire[s], sans être contre nature » dans l’espèce humaine
—par définition, unipare—. Dans Traité de la génération des animaux le même
sujet est abordé dans un chapitre consacré aux « difformités de tout ordre » où le
philosophe tente l’explication —assez obscure— de ce qu’il considère être une
irrégularité biologique14. Plus tard, la science aura donné des réponses précises à la
problématique des jumeaux, sans pour autant réussir à effacer l’étrangeté que suscite souvent leur présence.
Dans Le Grand Cahier, le géniteur biologique était, déjà avant la guerre, déstabilisé par leur trop grande proximité et, souhaitant que chacun ait sa propre vie, s’était
décidé à séparer les deux frères à l’école. Mais la séparation leur était devenue
intolérable parce que ressentie comme une sorte d’amputation corporelle : « cette
distance nous semble monstrueuse, la douleur que nous en éprouvons est insupportable. C’est comme si on nous avait enlevé la moitié de notre corps » (Kristof, 1986 :
27), constatent les jumeaux. L’anomalie vue par le père est aussi entendue par un
vendeur de papier à l’écoute de leur énonciation bizarre. Le vendeur « n’aime pas
du tout [leur] façon de parler ! » (Kristof, 1986 : 30) ils parlent même « trop correctement » (Kristof, 1986 : 30) et leur donne tout ce dont ils on besoin, pourvu qu’ils
s’en aillent. Le langage des enfants est bien normatif, mais leurs mots ne sont pas
normaux : quelque chose à l’intérieur résonne comme une menace.
Devant le soupçon qu’éveillent les jumeaux, un policier viendra lui aussi faire
l’inspection des lieux, mais passera à côté de leur cahier d’exercices où il aurait pu
déchiffrer les clés de l’énigme qu’il cherchait à décrypter : « Nous grimpons dans le
galetas à l’aide de la corde. Le policier ouvre le coffre où nous rangeons les objets
nécessaires à nos études : Bible, dictionnaire, papier, crayons et le Grand Cahier où
tout est écrit. Mais le policier n’est pas venu pour lire » (Kristof, 1986 : 116).
L’inspecteur fouille le monde pour trouver les signes dont seul le lecteur du
« Grand Cahier » peut faire l’approche: seul celui qui ose lire a accès au secret. Ce
n’est qu’en lisant que l’on apprend que, dans le galetas, les jumeaux écrivent à deux
mains : l’un donne le titre, l’autre écrit ; après quoi, ils échangent les feuilles et se
corrigent. Si les exercices sont correctement réalisés, ils les gardent dans le « Grand
Cahier ». Si non, ils les jettent (Kristof, 1986 : 32-33). De l’addition de leurs efforts
résulte un seul texte ; de la superposition de leurs deux voix un « Nous », le sujet
grammatical sur mesure adapté aux exigences de l’écriture.
_____________
13
Section 10 : « Explication sommaire de quelques faits naturels », paragraphe 28.
« La cause qui produit les jumeaux – affirme Aristote – est la même qui produit les membres en
surnombre » et plus loin « c’est la division du sperme qui produit plusieurs embryons, tout comme
dans les cours d’eau il se forme des tourbillons » (Aristote, 1887 : Livre IV, Chapitre IV, paragraphes
18-19).
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Avec La Modification, Michel Butor avait accordé au « Vous » son droit de cité
en tête de la narration. A. Kristof, pour sa part, donne la parole au « Nous » qui,
dans le texte, ne semble être ni un « Nous » de majesté, ni un pluriel à proprement
parler. Le « Nous » du Grand Cahier noue devant le lecteur, son seul témoin, deux
voix en un même pronom : en les soudant l’un à l’autre, le pronom « Nous » opère
la transformation des deux jumeaux en deux siamois dont l’organe partagé est le
texte lui-même, l’écriture se portant garante d’une telle union. C’est bien l’écriture
qui lie les deux voix du « Nous » en un unisson sans décalage, en une monodie
faisant disparaître toute distance interposée entre le sujet et son ombre, masquant
toute fêlure par l’empilement des deux instances fondues et confondues. Et le
« Nous » d’inventer le nombre duel des siamois énonciatifs, au même endroit où les
règles de composition décèlent le sujet.
Cette union indélébile durera le temps du premier roman. Une fois le parcours
d’apprentissage accompli et une fois l’enfance dépassée, ils pourront, chacun de
leur côté, poursuivre leur chemin dans La Preuve et Le troisième mensonge, les
deux romans qui complètent la trilogie de Kristof. Séparés dans ces deux suites
romanesques, les jumeaux chercheront sans cesse l’autre disparu en s’essayant à
occuper d’autres lieux de la flexion pronominale. Dans La Preuve, une troisième
personne raconte la vie de Lucas en l’attente de Claus, le frère jumeau qui a réussi à
s’évader. Lorsque Claus reviendra, il ne trouvera de son frère que le manuscrit.
Tandis que dans Le troisième mensonge, les récits de Lucas (ou Lucas Claus) et de
Klaus (dont le pseudonyme était Klaus Lucas), sont saisis par deux pronoms « je »
qui ne parviendront pas à rééditer le « Nous » du Grand Cahier : Lucas et Claus
sont faits d’une même pâte, voire d’une même matière phonique, mais autrement
redistribuée par l’anagramme qui empêche le calque et la coïncidence exacte des
deux noms, des deux sujets. Dans les deux romans, tout se passe comme si
« l’auteur s’appliqu[ait] à ‘désécrire’ les mots des protagonistes, à leur insu et dans
leur dos » (Petitpierre, 2000 : 12), à déconstruire le « Nous » qui, dans Le Grand
Cahier, avait permis au jumeaux de partager un supplément de corps pour dresser
leurs propres lois, étrangères au reste de l’humanité.
Avant d’être séparés en deux moitiés vouées à l’errance, c’est grâce au « Nous »
qu’ils avaient acquis le pouvoir sur le texte. Les opérations menées auprès des
énoncés qui donnent des ordres le prouvent bien.
Au début du roman, la grand-mère ordonne: « Le toit et la nourriture, il faut les
mériter » (Kristof, 1986 : 14). Le sujet d’autorité profère l’énoncé en vue d’obtenir
une réponse du sujet à qui l’énoncé est adressé. Or ce n’est pas un énoncé qui est
attendu du récepteur mais un acte dans lequel le sujet de l’autorité prend la place du
sujet récepteur. Connaisseurs de la tactique, les jumeaux commencent par se refuser
à obéir puis, forcés par les circonstances, ils décident de faire autrement. Au lieu
d’accomplir l’ordre par un seul acte, ils multiplient les actes d’obéissance : « Désormais nous faisons tous les travaux que nous sommes capables de faire » (Kristof,
1986 : 15). Dans cette prolifération inattendue, ils reprennent leur place par rapport
aux actes et aux énoncés dont découlent ces actes. Les jumeaux ne travailleront plus
pour mériter leur gîte, mais parce que c’est « pénible […] [de] regarder sans rien
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faire, quelqu’un qui travaille » (Kristof, 1986 : 14) et que « c’est encore plus pénible, surtout si c’est quelqu’un de vieux » (Ibid.). Ils parviendront ainsi à rendre au
« Nous » sa place comme sujet de l’énoncé en dévoilant à la grand-mère les raisons
qui les poussent à agir: « Nous avons seulement eu honte de nous-mêmes » (Ibid.).
Le « Nous », agent de la prolifération, s’assume à part entière comme sujet du
moment où il prend l’initiative des actes et des énoncés : des impératifs autres sont
à l’œuvre dans ce surcroît d’obéissance visant à ébranler les rapports de domination
et même à renverser les relations hiérarchiques. Et les jumeaux apprennent à construire le piège sentimental où pourrait avoir lieu l’acte de destitution du sujet de
l’autorité : « Fils de chienne ! Vous voulez dire que vous avez eu pitié de moi ? »
(Ibid.), en conclut la grand-mère, qui ne sait que trop que les mots ayant trait aux
sentiments subjuguent et soumettent. Plus tard, dans le mirage sentimental s’opérera
la défaite du sujet du pouvoir, grâce à quoi non seulement les jumeaux deviendront
autonomes mais occuperont à leur tour un certain lieu de puissance.
4. Métabolismes du récit
C’est bien vers la conquête de ce lieu de puissance que s’achemine le « Nous » en
tête des énoncés du discours. Ces énoncés sont immergés dans une logique narrative
telle que tout ce qui rebondit sur leur surface solide est autrement métabolisé par le
texte. La fin de chaque chapitre a, par exemple, la double fonction de représenter en
même temps une conquête et un défi : la conquête d’incorporer au texte un segment
de réel maîtrisé à travers l’exercice de composition ; le défi de savoir que dehors
continuent à suinter les imprévus qu’il va falloir continuer à affronter. C’est précisément de ces défis que l’écriture tire son élan pour arriver au début du chapitre
suivant, et de ce mécanisme de concaténation suivie de catapultage qu’elle obtient
sa croissance. L’écriture discourt en avant, sans arrière-pensées et entame une sorte
de fonction digestive par laquelle elle assimile, sans exceptions, tous les événements du monde qui se rivent à elle. Puis elle cultive par accumulation une particulière mémoire du texte —les enfants n’oublient jamais rien (Kristof, 1986 : 111)— :
l’inscription garantit la permanence de tout ce qui est écrit et, par là, l’application
inexorable de tous les résultats de l’apprentissage. L’écriture gagne du terrain, elle
avance sans révoltes et sans s’affronter au réel tout en tissant autour du « Nous »
l’enceinte qui le protège. Et, quand tout semble s’anéantir ou chavirer, seuls
l’écriture et son sujet tiennent bon. Désormais, ce n’est plus le réel qui incite
l’écriture, mais l’écriture qui commence à mobiliser le monde.
L’inflexion a lieu dans l’extrême rapprochement entre les deux instances du
« Nous », entre l’écriture et le monde, car dans l’élimination de cette distance
s’abolit l’altérité, remplacée par une ipséité superlative. L’on comprend alors
qu’Agota Kristof ait pu envisager l’écriture comme un acte presque « suicidaire »:
« L'écriture m'empêche de vivre. Je ne vis pas en dehors de l'écriture », affirme-telle dans un entretien avec Philippe Savary (Savary, 1996). Dans Le Grand Cahier,
l’écriture se construit comme un tout autarcique prenant le dessus sur le monde,
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voire même sur la vie. C’est à perfectionner cette méthode pédagogique que
s’investissent les deux frères.
Le programme pédagogique dont il s’agit ne peut exister dans les cadres
d’enseignement institutionnalisés où l’on n’apprend pas à survivre à la guerre. Dès
le début, les jumeaux refusent d’assister à l’école comme les autres enfants (Kristof,
1986 : 28) et, en autodidactes, ils inventent d’eux-mêmes leurs exercices d’écriture
et de survie au fur et à mesure que le monde leur propose ses événements incompréhensibles ; ils formulent des hypothèses qui seront empiriquement testées car il
faut « savoir quel effet ça fait et pour observer la réaction des gens » (Kristof, 1986 :
39) ; et quand les causes de l’affliction insistent à perdurer, ils s’adonnent à la
répétition qui en annule les effets. La répétition transforme l’exception en une
régularité qui automatise l’impassibilité comme réaction en face de l’horreur.
Lorsque l’impassibilité devient une loi d’accomplissement presque infaillible, la
phase propédeutique est accomplie et le programme peut s’élargir à « des livres
d’histoire et des livres de géographie […] qui racontent des choses vraies, pas des
choses inventées » (Kristof, 1986 : 86), comme la Bible ; aux dictionnaires des
langues étrangères qu’ils vont maîtriser sans trop de difficultés ; et même à une
Encyclopédie complète en plusieurs volumes (Kristof, 1986 : 153) volée dans une
librairie abandonnée.
Dans Le Grand Cahier, où les libérateurs sont nombreux à circuler, tout le récit
oscille entre la prise de pouvoir et la libération. Il n’y a que les jumeaux qui savent
que l’autonomie ne peut être préservée que dans les marges et en absence de tout
cadrage institutionnel. S’exclure dans les marges signifie aussi s’affranchir de la
violence institutionnalisée : celle de l’État, qui légitime la violence, même si son but
principal est la protection des individus ; celle de la famille, qui pratique la violence
affective au nom de l’amour ; celle de la justice, dont la loi inflige sa violence aux
innocents ; celle de la religion, qui fait violence à la morale en rendant indécidable
la distinction entre le bien et le mal. C’est dans les marges que l’on échappe à la
protection et à la surveillance omniprésente, que l’on fabrique ses propres armes.
Les jumeaux ont fait leur choix : « Nous ne sommes protégés par personne. Aussi
nous apprenons à nous défendre contre les grands » (Kristof, 1986 : 57).
« Nous voulons comprendre » (Kristof, 1986 : 110), tel est l’objectif du programme des jumeaux. Mais comprendre quoi ? Et d’ailleurs qu’est-ce que comprendre ? Dans Le Grand Cahier, c’est la cruauté qui interpelle, qui demande à être
examinée. Mais la compréhension qu’elle sollicite n’est pas de l’ordre de la spéculation intellectuelle ; la compréhension de la cruauté ne consiste pas dans un recul
de la pensée devant son objet pour engendrer l’argument. L’opération qui engage
les jumeaux n’est pas mentale, elle a lieu dans le concret, au ras du corps, au ras des
mots. Comprendre : cela voudrait plutôt dire inclure par accumulation, englober,
intégrer, saisir la matière du monde, une matière qui, comme le signale Agota
Kristof « est là, disponible » (Savary, 1996). Saisir, non par l’entendement mais par
l’écriture ; abstraire non pour monter vers le concept, mais pour arracher au monde
ses objets et en faire des énoncés du texte. Enfin comprendre, non la cruauté comme
idée de l’esprit, mais la cruauté en-tant-qu’acte reprise dans l’acte d’écrire. Chez
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Agota Kristof, l’écriture n’est pas un prétexte à penser, elle est autrement un prétexte à performer l’acte de détournement de la cruauté sans passer par la médiation
de la pensée.
Agir, non suite à la pensée, mais suite à l’automatisme. Comment sinon affronter
la vision du charnier qui porte à son paroxysme la déshérence devant l’abomination ?
Un jour, pendant la nuit éclate une bataille et l’odeur dénonce l’infamie des cadavres calcinés:
Nous descendons du mirador, nous trouvons l’entrée. C’est une grande porte de fer, ouverte.
Au-dessus, il est écrit en langue étrangère : « Camp de transit. » Nous entrons.
Les bûchers noirs que nous avons vus d’en haut, ce sont des cadavres calcinés. Certains ont très
bien brûlé, il ne reste que les os. D’autres sont à peine noircis. Il y en a beaucoup. Des grands et
des petits. Des adultes et des enfants. Nous pensons qu’on les a tués d’abord, puis entassés et arrosés d’essence pour y mettre le feu.
Nous vomissons. Nous sortons du camp en courant. Nous rentrons. Grand-Mère nous appelle
pour manger, mais nous vomissons encore (Kristof, 1986 : 144-145).
L’horreur de l’amas de chair brûlée s’empare du corps des enfants qui doivent
éjecter cette nourriture malsaine. Acculés à l’extrême limite de l’épouvante, où les
impératifs de toute morale sont mis en branle, le seul remède à leur portée reste la
discipline de l’écriture.
C’est en pratiquant « L’exercice de cruauté » qu’ils ont acquis, bien avant, la
méthode pouvant un jour leur servir, alors même que la transgression de toutes les
limites tolérables n’était qu’un pressentiment. Puisque la vision du carnage et de la
mort les laisse en proie au basculement, il faut pousser plus loin l’exercice de
cruauté grâce auquel ils ont déjà appris à répéter l’acte de tuer pour prendre
l’habitude de la mort. Jadis, les larmes de la grand-mère n’ont pas pu éviter qu’ils
tuent son plus beau poulet et qu’ils répètent l’action tous les dimanches (Kristof,
1986 : 54-55). Mais l’habitude de la mort n’est pas le désir de la mort. La grandmère se trompait lorsqu’elle croyait deviner une soif sanguinaire chez ses petits-fils :
« Non, Grand-Mère —disaient-ils—, justement, nous n’aimons pas ça. C’est pour
cette raison que nous devons nous y habituer » (Kristof, 1986 : 55) Et la grand-mère
de répondre : « Je vois. C’est un nouvel exercice. Vous avez raison. Il faut savoir
tuer quand c’est nécessaire » (Kristof, 1986 : 55).
Arrivée à son comble, la guerre répand la mort sans merci. Contre l’impuissance
à interrompre cette propagation insensée, seule demeure l’habitude de la mort come
instrument de survie. Dans Le Grand Cahier, la condition de possibilité de cette
habitude d’extermination est liée au besoin de la mort et non au désir de la mort. Le
désir est aspiration et dépassement du sujet ; le besoin se tient à proximité de son
objet. C’est du besoin de survie que s’accommodent l’écriture et les actions. Le
désir c’est une autre histoire qui, curieusement, dans Le Grand Cahier s’exprime
comme pulsion de mort. Ainsi en va-t-il de l’officier qui, en confessant ses peines
d’amour, avoue manquer de courage pour se suicider ; ou de la voisine désireuse
d’une mort qui lorsqu’ « on l’appelle, […] ne vient jamais » (Kristof, 1986 : 156) ;
ou encore de la grand-mère qui leur fournit le poison dont ils devront se servir en
cas de nécessité. Les jumeaux rendront « ce petit service » (Kristof, 1986 : 172) à
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leur grand-mère, « trancheron[t] la gorge d’un coup de rasoir » (Kristof, 1986 : 156)
à la voisine, puis proposeront en toute franchise à l’officier : « Nous vous tuons si
vous le voulez vraiment » (Kristof, 1986 : 97). Devenus experts en besoins, ils
pourront même offrir la mort sur demande : « Quand il y aura quelque chose à tuer,
il faudra nous appeler. C’est nous qui le ferons » (Kristof, 1986 : 55). La cruelle
didactique à laquelle ils se sont soumis les rend capables d’accomplir une telle
mission.
Le don de la mort se multiplie en face des énoncés et des sujets aux prises avec
le désarroi, qui demandent la mort. De leur côté, les jumeaux, formés au besoin de
survie, sont sourds et aveugles au désir, aux pulsions, et se maintiennent près des
mots et de leur matière où ils ne dénichent que ce qu’ils croient être des besoins
vrais, objectivement exprimés. Si les mots demandent la mort, la mort adviendra
sans égard au sujet, sans remords pour celui qui la donne, comme assouvissement
d’un simple besoin.
5. Poétique du besoin
L’écriture d’Agota Kristof incline la balance du côté du besoin. Vide de déchirements et de sentiments, de prouesses et d’héroïsme, elle ne laisse aucune place à la
tragédie, sans doute parce qu’elle en a aussi pris l’habitude. Saisis par la discipline
de la répétition, les mots n’ont pas à éprouver le drame du passage difficile de l’idée
à la chose, du projet à l’acte, de la conception à la matérialisation des faits. Simplement parce que la répétition y est l’affaire de la chose, de l’acte et de la matérialisation des faits. Sans pathos, on ne crie plus au scandale : l’écriture parcourt
aseptiquement l’abomination et les mots n’ont plus peur.
L’assèchement extrême auquel est soumise l’écriture ne permet aucun envol, aucun détour. Chez Agota Kristof, l’écriture ne peut servir à ses fins que si elle est
méthodiquement collée au sens littéral. Le sens littéral y est vautré au ras des mots,
de la pure carcasse des énoncés, dénudés de sentiments et de souffrances. La logique du sens littéral a, dans Le Grand Cahier, obligé les énoncés à s’habituer à leur
nature d’objets opaques au sujet, à dire vrai dans un sens univoque, à se dépouiller
de toute ambiguïté : les énoncés n’y sont pas « insondables », comme l’affirme le
curé des « voies du Seigneur » (Kristof, 1986 : 110), mais un terrain sûr et fiable,
sans mystère, avortant systématiquement toute interprétation autre que celle de la
signification au pied de la lettre.
Mais à force de contourner la cruauté, Le Grand Cahier aurait pu engendrer une
autre sorte de cruauté : la cruauté qui refuse au texte littéraire la polysémie, le sens
figuré et le désir. Serait cruel l’acte de vider le texte des zones poreuses de
l’ambiguïté, de l’empêcher d’avoir recours à l’image ou au symbole, de le laisser en
manque d’espace métaphorique ou de pouvoir d’évocation. Dans Le Grand Cahier,
cette cruelle responsabilité retombe tout entière sur le sens littéral qui agence sa
poétique du besoin dans ce que Saussure appelait la concaténation syntagmatique,
par contagion et par propagation. C’est en surveillant de près la discipline de la
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ligne horizontale que le sens littéral tient sous contrôle l’anarchie que pourrait créer
le désir. Et le sens littéral a d’ailleurs tout intérêt à garder son sérieux puisque le
désir mène toujours à la mort, puisque le désir menace la survie qui est l’affaire du
besoin : le besoin dont doit se contenter le sens littéral par crainte des extravagances
du désir ; le besoin astreint au devoir, qui sacrifie le plaisir. « Nous travaillons, nous
étudions, nous faisons des exercices » (Kristof, 1986 : 37), posent les jumeaux.
L’écriture elle-même ne serait qu’une question de travail et de besoin.
Les interdits qui frustrent le désir et le plaisir déteignent encore sur le jeu :
« Nous ne jouons jamais » (Kristof, 1986 : 36), soutiennent les enfants. La dépense
ludique est évacuée de l’enfance scripturale des jumeaux, de même que le jeu
érotique en ce sens où, dans Le Grand Cahier « jouer » désigne par métonymie15
l’acte amoureux ; et l’on sait que les jumeaux ont de bonne heure débarrassé le
roman de toute trace de l’amour. Jouer et jouer à l’amour, c’est dangereux. De
l’amour Éros ne retrouvera ici que des épaves et des pratiques perverses: zoophilie,
pédérastie, violations, sadisme, masochisme. Éros dévaste les corps qui s’exposent
à lui. Par chance, les jumeaux sont blindés par l’écriture qui bouche les trous du
corps en faisant par là l’économie de toute volupté, de toute jouissance : l’écriture
laisse à la chair ce qui est de la chair et aux mots ce qui est des mots.
Cependant, en ouvrant la porte à la métonymie, Agota Kristof fait une concession à l’interprétation. Par métonymie est aussi divulgué un autre jeu majeur, celui
de la lecture. Et le lecteur qui joue à lire Le Grand Cahier est pris d’hilarité devant
l’hyperbolique séparation de la chair et des mots, devant ce cocasse degré zéro de
signification invariante imposée par le sens littéral. Concernant le sens et le rire
Clément Rosset affirmait: « Le rire sanctionne […] une inanité du sens à tous les
niveaux : suggérant que toute direction est vaine et toute signification illusoire. »
(Rosset, 1995 : 126-127). C’est par le rire que le lecteur fait éclater l’absolu du sens
littéral, par le rire qu’il prend à ses frais le désir, le plaisir et le jeu dont a dû se
passer le roman.
Ça rit dans le noir, certes, mais à cette distance, ça ne fait plus mal.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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mensonge » in Çédille. Revista de Estudios Franceses [En Ligne]. Monografía
_____________
15
Margarita Alfaro ira jusqu’à poser que l’œuvre entière d’Agota Kristof est construite comme
une « métonymie de son auteure » (Cf. Alfaro, 2007 : 34).
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