Le Vietnam Veterans Memorial à Washington, D.C. (1982) et la crise

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Le Vietnam Veterans Memorial à Washington, D.C. (1982) et la crise
Le Vietnam Veterans Memorial à Washington, D.C. (1982)
et la crise du monument contemporain
Claude MASSU
Professeur, Architecture contemporaine
Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
L’architecture moderne au XXe siècle a opéré une rupture dans la conception traditionnelle du
monument commémoratif, c’est-à-dire pour reprendre les fameuses distinctions proposées par
Aloïs Riegl dans Le Culte moderne des monuments, du monument intentionnel érigé dans
le but de commémorer a posteriori un événement collectif ou l’action d’un personnage
historique (1). Au XIXe siècle, la fonction mémorielle de l’architecture semblait presque aller
de soi. Pour John Ruskin, dans The Seven Lamps of Architecture, l’architecture est par
essence monument et mémoire sociale dans la mesure où se transmettent d’âge en âge les
traces construites et laissées par les générations passées. Comme il le rappelle dans ‘La lampe
du souvenir’ : ‘Il n’y a que deux grands conquérants de l’oubli des hommes, la Poésie et
l’Architecture. Cette dernière implique en quelque sorte la première et elle est dans sa réalité
plus puissante’ (2).
Au XXe siècle, l’architecture du Mouvement moderne s’est largement coupée de la mémoire.
Tendue vers l’avenir, voire projetée dans un univers utopique, elle s’est montrée rétive à la
commémoration du passé et a de ce fait entretenu des rapports conflictuels avec les formes
classicisantes du monument intentionnel. L’art moderniste a eu tendance à plaider pour
l’effacement de l’histoire et de la mémoire (3). Après 1918 et le traumatisme de la Première
Guerre mondiale, certains architectes avaient maintenu une symbolique traditionnelle. Ainsi
de Paul Philippe Cret et de ses monuments aux morts de la Première Guerre mondiale en
France érigés dans l’entre-deux-guerres (4). D’autres au contraire avaient introduit des
renouvellements de la symbolique traditionnelle classicisante. L’exemple le plus
impressionnant de cette tendance est le monument quasi anthropomorphique évoquant
l’image d’un cri et d’une gueule de monstre érigé par Sir Edwin Lutyens à Thiepval en 1932.
Le désintérêt pour l’expression de la mémoire est associé à une rupture avec les formes
traditionnelles du monument commémoratif. Les monuments réalisés par les Maîtres du
Mouvement moderne sont rares et sont souvent restés à l’état de projet. . Le fondateur du
Bauhaus, Walter Gropius, réalise avec le monument aux morts de mars (1921) à Weimar une
œuvre sculpturale dynamique en forme d’éclair. Pour le monument à Karl Liebknecht et Rosa
Luxemburg érigé à Berlin en 1926 et ultérieurement démoli par les Nazis, Ludwig Mies van
der Rohe conçoit un bloc massif en briques destiné à communiquer une impression de tension
et d’inquiétude. L’image du monument comme mur est renouvelée par les surfaces
accidentées des parois suggérant la répression dont a été victime le prolétariat allemand. En
1937, Le Corbusier, sollicité pour la réalisation d’un monument à Paul Vaillant-Couturier,
propose l’association des symboles de lutte sociale que sont la main ouverte et le cri d’un
visage sculpté.
Il faut attendre les années 1960 et l’œuvre de l’Américain Louis Kahn pour voir réintroduits
l’intérêt et la réflexion sur le monument intentionnel. Le projet de mémorial à New York pour
les six millions de Juifs (1967-1969) n’a pas été construit. Six piliers en verre enveloppant
une chapelle centrale devaient être placés à la pointe sud de l’île de Manhattan. Le Mémorial
Franklin Delano Roosevelt prévu à l’extrémité de Roosevelt Island à New York (1973),
longtemps resté à l’état de projet, est en cours de réalisation. L’architecte proposait une
esplanade triangulaire bordée de rangées d’arbres conduisant à un espace à ciel ouvert avec
parois de granit et statue du président Franklin Roosevelt. Malgré l’absence de réalisations
concrètes, Louis Kahn a contribué à promouvoir des formes symboliques abstraites de
monumentalité. Ses projets sont habités par un monde idéal qui transcende la fonction ou le
lieu.
L’art de la seconde moitié du XXe siècle témoigne des remises en question de la typologie du
monument. La crise du monument intentionnel contemporain se donne à voir dans quelques
exemples d’œuvres d’art. Par un jeu sur les échelles et la sublimation de l’objet banal, Claes
Oldenburg et Coosje van Bruggen dans leurs nombreux projets et réalisations de sculptures
opèrent une réflexion critique sur ce sujet (5). Ils proposent des parodies surdimensionnées de
monuments. L’installation intitulée Portable War Memorial d’Ed Kienholz (1968) conservée
au musée Ludwig de Cologne procède à un collage kitsch de l’imagerie traditionnellement
associée au monument commémoratif. L’œuvre renvoyait à la guerre du Vietnam qui à
l’époque divisait profondément l’Amérique. Quant à l’architecte Robert Venturi, dans son
projet intitulé ‘Recommendation for a monument’, il réduit le monument intentionnel à une
simple boîte surmontée d’un panneau publicitaire sur lequel est écrit en lettres éclatantes ‘I
am a monument’ (6). Ces œuvres sont symptomatiques d’interrogations à propos des
conditions nécessaires à ce type d’édifice. Qu’est-ce qui à la fin du XXe siècle fait
monument ? Quelles sont les conditions nécessaires à ce type de construction ? (7)
Le choix d’un langage symbolique est en soi déjà un problème. Faut-il susciter des émotions
par un jeu des masses à la manière de l’architecte visionnaire du XVIIIe siècle Etienne-Louis
Boullée, ou doit-on
privilégier des constructions d’échelle modeste incitant au
recueillement ? Qu’en est-il de la tradition figurative et de sa contestation ? Et que faut-il
rappeler ? Pour évoquer l’ensemble de ces questions, le monument controversé du Vietnam
Veterans Memorial construit à partir de 1982 à Washington s’impose comme un cas
exemplaire, qui plus est dans le cadre plus global de la capitale fédérale américaine.
Washington a en effet un statut à part parmi les métropoles américaines. Dès les origines, par
sa localisation au contact du nord et du sud de l’Union, elle est consacrée à incarner les
valeurs patriotiques américaines intangibles et se veut leçon d’histoire en rappelant le passé et
l’idéal démocratique américain. Elle est hors de l’histoire et en même temps rappel de cette
histoire.
A certains égards, compte tenu de la présence de nombreux monuments, y compris de
monuments aux morts, et du cimetière d’Arlington tout proche sur l’autre rive du Potomac,
Washington est une ville conçue comme pure commémoration. Ville où le blanc domine
comme couleur des édifices et qui dans la mise en scène de la mémoire américaine n’est pas
exempte d’emphase et de pompe. (8)
Deux exemples construits antérieurement donnent sens au Vietnam Veterans Memorial. Le
Lincoln Memorial, œuvre de l’architecte Henry Bacon, fut inauguré en 1922. Il abrite une
imposante sculpture d’Abraham Lincoln assis due au sculpteur Daniel Chester French. Le
mémorial en marbre et calcaire blanc est une imitation du Parthénon à Athènes. Les colonnes
doriques entourant les murs du mémorial sont au nombre de 36, soit le nombre d’états de
l’Union au moment de la mort de Lincoln. A l’intérieur, l’architecte a eu recours à l’ordre
ionique. L’édifice repose sur le modèle du temple antique, à la différence qu’ici l’entrée se
fait sur un des côtés en longueur. Malgré cette transgression par rapport aux exemples
canoniques, l’imposant Lincoln Memorial représente le parangon du classicisme appliqué à
l’architecture du monument intentionnel.
L’autre repère du Vietnam Veterans Memorial est l’obélisque monumental du Washington
Monument inauguré après une longue gestation en 1885. Monument abstrait dans sa rigueur
et son dépouillement volumétrique, il fonctionne comme pivot majeur de l’urbanisme
washingtonien et impose par sa hauteur à l’échelle de la ville une image contrastée avec le
Lincoln Memorial.
Dans le contexte de Washington, ville destinée à incarner une mémoire et des valeurs
patriotiques américaines, l’idée d’ériger un mémorial aux victimes de la Guerre du Vietnam
est au départ une initiative privée émanant d’anciens combattants américains au Vietnam. Des
fonds privés sont recueillis par souscriptions individuelles. La puissance publique, en l’espèce
le Congrès, est intervenue dans un deuxième temps. Par un vote, le Congrès a autorisé
l’érection d’un monument sur une parcelle propriété publique située sur le Mall près du
Lincoln Memorial.
Lancé en 1981, le concours donne lieu à de nombreux projets soit conventionnels prenant
comme modèle le Lincoln Memorial, soit centrés sur une imagerie guerrière convenue.
Le projet de Maya Lin, à l’époque étudiante à l’école d’architecture de Yale University, a été
retenu parmi plus de 1400 proposés. Dans son ouvrage publié en 2000, Boundaries, Maya Lin
a souligné l’originalité des dessins présentant son projet : ‘Les dessins étaient des pastels dans
des tonalités douces, très mystérieux, très picturaux, et pas du tout typiques des dessins
d’architecture’ (9). Ils n’avaient en effet rien d’un rendu normal d’architecte avec plan,
coupes et élévations. Elle explique ainsi le parti architectural : ‘J’avais l’impulsion d’ouvrir
une tranchée dans la terre … une violence initiale qui se cicatriserait avec le temps. L’herbe
repousserait, mais la tranchée resterait’(10).
Le projet est un V ouvert selon un angle de 125° dont les deux bras sont l’un dans l’axe de
l’obélisque du Washington Monument, l’autre dans celui du Lincoln Memorial. Les deux bras
s’enfoncent en pente douce. Maya Lin a choisi des murs de granit noir aux surfaces
réfléchissantes dont la hauteur varie de vingt centimètres à trois mètres. Sur ces parois
réfléchissantes, sont gravés plus de 58000 noms. Les morts sont inscrits dans l’ordre
chronologique de leur disparition et non dans un ordre alphabétique. De fait, les noms
constituent le mémorial. Les visiteurs voient leur image sur la surface noire du Mémorial. Par
cet effet réfléchissant, la paroi où sont inscrits comme en filigrane les noms est le point de
contact entre le monde des morts et le monde des vivants.
A peine le projet lauréat connu, les critiques négatives se sont multipliées. Certains ont
reproché au projet d’être une dalle de pierre nihiliste, une honteuse balafre noire, de
ressembler à un fossé ou une pierre tombale et donc de dénigrer la guerre qui avait été menée.
L’absence du drapeau américain comme de toute représentation figurée a fait problème dès
l’origine. Le choix de la couleur noire a suscité des critiques alors que les monuments et les
lieux de mémoire à Washington sont majoritairement en matériaux d’apparence blanche.
Le caractère minimaliste, discret et non conventionnel du mémorial a dérouté. On n’était plus
dans l’ordre du grandiloquent et de l’exaltation héroïque. Cette construction partiellement
enfouie n’était pas sans précédent historique cependant. Sur le plan monumental, elle se
rattache à la typologie de la descente dans la terre, du vide et du trou (11). Elle relève aussi du
modèle du mur comme monument.
A la fois à moitié enterré et à l’air libre, le mémorial s’est imposé comme un lieu de
méditation et de recueillement. Sa neutralité, son horizontalité, son échelle modeste, sa
proximité, voire son caractère tactile (les visiteurs touchent la paroi où sont gravés les noms,
certains décalquent des noms de disparus sur une feuille de papier à l’aide de crayons)
inscrivent ce mémorial en rupture avec des pratiques traditionnelles du souvenir.
Il s’agit presque d’un anti-monument, ou à tout le moins d’une remise en question de la
typologie traditionnelle. Les controverses n’ont pas cessé avec l’inauguration du mémorial en
1982, d’où plusieurs ajouts au cours des années suivantes.
L’année même de son inauguration en 1982, un mât avec le drapeau américain est ajouté au
mémorial.
En 1982 aussi, au grand dam de Maya Lin, il est décidé l’érection d’une statue figurative en
bronze. L’œuvre confiée au sculpteur washingtonien Frederick Hart (1943-1999) s’intitule
Three Soldiers. Elle figure de façon à la fois réaliste et héroïque trois soldats représentant la
diversité ethnique américaine (blanc, noir et hispanique). La statue n’est pas placée devant le
mémorial, auquel cas le mémorial aurait perdu de sa force et n’aurait été qu’une toile de fond
à la statue. Placés face à l’entaille béante du mémorial, les soldats sculptés regardent dans la
direction des murs comme s’ils ne cessaient de lire les noms des morts. Frederick Hart disait
vouloir ‘améliorer’ le Mémorial de Maya Lin. Ces statues grandeur nature ont été placées en
1984.
En 1993, après des demandes d’organisations féministes, un second groupe sculpté est installé
pour que ne soit pas oubliée la participation féminine à la guerre. Il s’agit d’un ensemble de
trois femmes réalisé par Glenna Goodacre (née en 1939) et intitulé Vietnam Women’s
Memorial. Les trois femmes sont censées incarner les trois vertus théologales : la foi (femme
agenouillée en prière), l’espérance (femme levant les yeux au ciel), la charité (femme soignant
le soldat blessé). La sculpture figurative, voire hyperréaliste, à forte charge religieuse vient
compenser la neutralité du mémorial.
Le Vietnam Veterans Memorial est en définitive un monument en trois parties : le mur, la
statue des Trois soldats, le groupe sculpté du Vietnam Women’s Memorial, à quoi il convient
d’ajouter le mât avec drapeau. Pour faire monument, il faut que la sculpture figurative vienne
compléter le dispositif mural. C’est à cette condition que le monument fonctionne.
L’architecture discrète et neutre du simple mur s’avère insuffisante à remplir la fonction
mémorielle.
Le besoin d’une figuration identifiable est présent dans un monument postérieur au Vietnam
Veterans Memorial et qui lui est géographiquement très proche sur la vaste esplanade du
Mall. Il s’agit de la commémoration de la participation de soldats à la guerre de Corée de
1950 à 1953. La partie la plus spectaculaire du Korean War Veterans Memorial inauguré en
1995 est représentée par un groupe de dix-neuf statues en acier par Frank Gaylord qui incarne
une escouade de soldats au milieu d’une végétation de genévriers censée évoquer des
paysages coréens. Le réalisme des figures est accentué par le port de capes gonflées par le
vent et qui traduit le climat rigoureux du lieu des combats. Le mémorial est complété d’abord
par un mur de granit noir poli portant des visages gravés qui est l’œuvre de Louise Nelson,
puis par un bassin du souvenir orné d’une inscription portant les chiffres des tués, blessés,
disparus et prisonniers de guerre et enfin par un mur de granit où est incrusté en lettres
argentées le message suivant : ‘Freedom is Not Free’. Là encore, le mémorial est un
assemblage de plusieurs éléments, mais contrairement au mémorial du Vietnam, la sculpture
figurative au réalisme accentué est ici dominante. Les deux monuments semblent se répondre
et témoignent chacun à leur manière des interrogations sur le pouvoir des arts à transmettre
une mémoire collective.
En tout état de cause, contrairement à l’affirmation de Robert Musil qui pensait qu’on ne
remarque pas les monuments (12), le site du Vietnam Veterans Memorial qui a été voulu
discret et presque invisible au départ est devenu paradoxalement par le nombre de visiteurs un
des hauts lieux de la mémoire américaine contemporaine.
Notes
1. Voir Aloïs Riegl, Der moderne Denkmalkultus, Vienne, 1903, trad. fr. par D.
Wieczorek, Le culte moderne des monuments, Paris, Seuil, 1984.
2. John Ruskin, Les Sept Lampes de l’architecture, trad. fr. de G. Elwall, Paris, Les
Presses d’aujourd’hui, 1980, p. 187.
3. Si le thème de la mémoire est largement rejeté dans la peinture, la sculpture et
l’architecture, il reste très présent dans la littérature avec l’œuvre de Marcel Proust.
4. Voir Elizabeth Greenwell Grossman, The civic architecture of Paul Cret, Cambridge,
Cambridge University Press, 1996.
5. Voir Eric Valentin, Claes Oldenburg, Coosje van Bruggen Le grotesque contre le
sacré, Paris, Gallimard, 2009.
6. Robert Venturi, Denise Scott Brown & Steven Izenour, Learning from Las Vegas,
Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1977, p. 156. Entre 1972 et 1976, l’agence
Venturi and Rauch a réalisé le monument commémoratif à Benjamin Franklin au cœur
de Philadelphie à Franklin Court. Une structure en acier ‘fantôme’ matérialise les
contours de la maison de Franklin qui s’élevait à cet emplacement et qui a maintenant
disparu. L’originalité du projet témoigne de la quête d’innovation formelle dans le cas
de certaines commandes mémorielles.
7. Dès 1944, l’historien de l’architecture Siegfried Giedion constatait ‘notre incapacité à
créer des monuments’, critiquait la pseudo-monumentalité du XIXe siècle et de
l’entre-deux-guerres et plaidait en faveur d’une renaissance de la monumentalité
contemporaine. Voir Siegfried Giedion, ‘Réflexions sur une nouvelle monumentalité’
dans Architecture et vie collective, Paris, Denoël/Gonthier, 1980, p. 41 et suiv.
8. A cet égard, Robert Harbison a même pu écrire que Washington est ‘un énorme
cimetière vivant’. Voir Robert Harbison, The Built, the Unbuilt & the Unbuildable. In
Pursuit of Architectural Meaning, Londres, Thames and Hudson, 1991, p. 41.
9. Voir Maya Lin, Boundaries, New York, Simon & Schuster, 2000.
10. Cité dans Vincent Scully, Architecture. The Natural and the Manmade, New York, St.
Martin’s Press, 1991, p. 366.
11. Richard A. Etlin, Symbolic Space. French Enlightenment Architecture and Its Legacy,
Chicago, The University of Chicago Press, 1994, p. 179 et suiv.
12. Robert Musil, ‘Monuments’ dans Œuvres pré-posthumes, Paris, Seuil, 1965, p. 78 et
suiv. ‘L’attention coule sur eux comme l’eau sur un vêtement imprégné, sans s’y
attarder un instant’.

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