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L’astronaute maya
le tricheur à l’as de carreau de Georges de la Tour (vers 1636-1638)
Le téléphone a sonné tard dans la soirée. Juliette m’a tendu le combiné en disant que c’était pour
moi, qu’elle croyait que c’était le musée, qu’ils avaient besoin de moi.
« - Monsieur le conservateur, on a un problème, vous devriez venir. »
Appelé à pareille heure, j’ai tout de suite pensé qu’il s’agissait de quelque chose de grave, j’ai cru
qu’on avait encore une fois volé la Joconde.
« - Non, dieu soit loué, monsieur le conservateur, ce n’est pas la Joconde, c’est le Latour. »
- Georges de la Tour ? on en a plusieurs, duquel s’agit-il?
- C’est Le tricheur aux cartes, Monsieur le conservateur.
- Le Tricheur ! Il est en restauration. Mais le Tricheur, ça ne se vole pas comme ça, il fait presque
deux mètres de long !
- Ce n’est pas tout à fait cela, Monsieur le conservateur, on ne l’a pas volé, c’est un problème de
portable peint dessus.
- Vous voulez dire qu’il a été tagué ?
- Pas tout à fait, Monsieur le conservateur, c’est en dessous, c’est difficile à expliquer comme ça au
téléphone, c’est un peu délicat, vous devriez venir voir. »
J’y suis donc allé. C’était au laboratoire, là où on fait les analyses physiques et chimiques nécessaires
à la restauration des peintures. Sarradet, le patron et toute l’équipe m’y attendaient. Ils avaient
passé le Tricheur aux rayons X et, sur la radio, ils avaient trouvé la marque de quelque chose de peint
en dessous. Jusque-là, rien de bien extraordinaire, c’est fréquent qu’un peintre ait utilisé comme
support une toile déjà peinte ou même qu’il s’y soit repris à plusieurs fois et qu’il ait effectué des
corrections importantes à son projet en repeignant par-dessus la version initiale. Ce qui chagrinait
Sarradet, c’était le motif peint : il m’a parlé d’un portable.
« - Un portable, oui, on a bien mentionné un portable, au téléphone tout à l’heure, mais je n’ai rien
compris à cette histoire, c’est quoi, ce « portable » ?
- Un téléphone portable, Monsieur le conservateur, vous savez bien ce que c’est qu’un téléphone
portable ?
- Un téléphone portable sur une toile du 17ème siècle ? Très drôle ! Il s’agit, sans doute, d’un
canular ! Vous m’avez dérangé à pareille heure pour vous moquer de moi ! Honte à vous !
- Mais pas du tout, Monsieur le conservateur, venez plutôt voir ?
Ils m’ont montré les radiographies. Il y avait bien quelque chose qui ressemblait comme deux gouttes
d’eau à un téléphone portable, un smartphone, comme ils disent, découvert juste au-dessous de l’as
de carreau que le tricheur cache dans son dos. L’idée du canular, évidemment, ne m’a pas quitté.
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Que ce soit de leur initiative collective ou que ce soit de celle, individuelle, d’un laborantin mal
intentionné, il y avait bien quelqu’un qui avait triché en mettant une image de portable sous le
tableau. Sarradet m’a juré ses grands dieux que c’était impossible ; il avait lui aussi douté quand on
lui avait présenté la première radiographie, il avait demandé une seconde prise de vue – en
déclenchant une procédure exceptionnelle, parce qu’on cherche bien évidemment à préserver les
œuvres en limitant leur exposition aux rayons X –, il l’avait supervisé du début à la fin et il assurait
que toute tricherie était exclue. Agacé, je leur ai alors proposé de faire effectuer quelques micro
perforations dans la partie concernée de la toile. On verrait bien alors ce qu’on verrait, si ce portable
était bien peint en dessous, nous trouverions les traces des pigments, et une fois le résultat connu –
et je n’avais aucun doute sur la conclusion - chacun devrait prendre ses responsabilités. A mon grand
étonnement, Sarradet, un peu gêné, m’a expliqué qu’il avait déjà lancé l’examen, outrepassant ses
prérogatives, sans même attendre mon autorisation – et il était finalement rassuré que je sois arrivé
à la même proposition que lui. Les échantillons avaient donc déjà été prélevés et on avait bien trouvé
les traces de peinture recherchées. La datation était en cours et on en aurait rapidement les chiffres
– elle devait bien confirmer ce qui nous paraissait incroyable, ce dessin de portable, peint dans une
couche profonde du tableau datait bien du 17ème siècle !
Nous étions tous abasourdis. Et puisqu’il fallait bien que quelqu’un le clame haut et fort, je l’ai dit :
« - Un téléphone portable, ça n’existe pas au 17ème siècle ! »
Ce dessin, au-dessous de l’as de carreau du Tricheur de Georges de la Tour, ne pouvait donc pas
représenter un téléphone portable. Ça ne pouvait être qu’autre chose qui, par le plus pur des
hasards, avait une vague ressemblance avec un téléphone portable … Mais c’était aller contre
l’évidence, on distinguait bien, sur la radiographie, les icônes des applications représentés sur l’écran
et même les lettres du clavier. On reconnaissait le symbole bien connu du constructeur.
Le climat est devenu pesant, personne ne disait mot, personne ne regardait personne en face,
comme si chacun était plongé dans ses propres pensées, les yeux rivés sur le parquet, comme si
chacun s’acharnait dans sa tête à dérouler des raisonnements qui tentaient de résoudre l’énigme.
Disons plutôt que personne ne voulait prendre l’initiative de la parole. Et comme il était parti, ce
petit jeu aurait pu durer des heures, si on n’avait entendu nettement le stagiaire du service se
gaussant avec des laborantins dans la pièce d’à côté.
« - Vous connaissez l’histoire belge ? On fait des fouilles dans la Rome antique et on y trouve des
câbles de cuivre et les Italiens en déduisent que dès l’antiquité les anciens romains connaissaient le
téléphone ! Piqué au jeu, les français font eux aussi des fouilles dans le vieux Lutèce et découvrent de
la fibre optique, ils en déduisent que les gaulois connaissaient l’Internet. Alors, ne voulant pas être en
reste, les Belges creusent à leur tour, jusqu’aux couches les plus profondes de la préhistoire, et
comme ils ne trouvent rien, ils en concluent qu’en Belgique, les hommes préhistoriques avaient
découvert … la téléphonie sans fil ! »
Rires gras, de l’autre côté de la cloison. Dans la pièce, je les ai tous fusillés du regard et aucun n’a osé
broncher. Le stagiaire ne perdait rien pour attendre ! Quand encore outré, le lendemain, j’ai rapporté
à Juliette les débilités qu’il avait débitées, contre toute attente, elle a répliqué que c’était plutôt
drôle et que je manquais d’humour !
J’ai donc brisé le silence en déclarant que je désirais voir au plus vite le responsable de cette société
qui commercialisait ces téléphones en France. Je ne savais pas comment ils avaient manigancé leur
coup, je ne comprenais pas comment ils avaient pu avoir accès à cette toile, ni avec la complicité de
qui, je n’avais aucune idée du traitement qu’il lui avait fait subir, ni de la technologie qu’ils avaient
utilisée pour insérer ce portable là où il était, mais je ne suis quand même pas né de la dernière pluie,
et lecteur de romans policiers à mes heures de loisirs, je sais qu’à défaut de trouver comment le
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crime a été perpétré, on cherche à qui il profite. Et quand on apprendra que Georges de la Tour avait
déjà envisagé au 17ème siècle de peindre un de leur portable dans le dos du tricheur, qu’il se serait
ravisé au dernier moment en le remplaçant par un as de carreau, vraisemblablement pour ne pas
choquer ses contemporains, vous comprendrez le coup de publicité phénoménal que cela leur fera,
même si personne ne croira sérieusement à cette histoire qui nous ridiculisera.
C’est le patron de la filiale française, lui-même, accompagné de son conseiller juridique, qui a
débarqué dans mon bureau dès le lendemain, moitié amusé, moitié inquiet de cette histoire de
téléphone dont on l’avait vaguement briffé. Il a d’emblée tenu à être clair : « messieurs, je
n’autoriserais pas qu’on se serve de la marque de mon groupe sans mon accord ». On ne pouvait
trouver meilleur terrain d’entente puisque nous n’entendions pas non plus qu’il utilise, sans le nôtre,
les trésors du patrimoine qui nous sont confiés ! Il est parti d’un éclat de rire quand on lui a montré
les clichés, il a trouvé drôle l’idée de la mystification, mais soudain déconcerté, s’est interrogé sur ce
que ce canular – « quand même, messieurs, un peu tiré par de grosses ficelles » - pouvait bien nous
rapporter ? Il nous y comptait plus de dommages que de bénéfices. Quant à lui, il ne pouvait espérer
meilleure publicité gratuite. Il a fallu toute la pédagogie de Sarradet pour lui faire comprendre la
vraie nature du problème. On lui a alors mis sous le nez les agrandissements révélant nettement les
symboles qui identifiaient la marque, indices indiscutables qui expliquaient sa convocation dans mon
bureau. Il a alors répété par deux fois que c’était impossible, admettant vraisemblablement par là
(avec nous) l’anachronisme de la représentation d’un téléphone portable sur une toile du 17ème
siècle (même si le peintre s’était repris au dernier moment).
« - Ce n’est pas possible, messieurs, … ce modèle révolutionnaire sort tout juste de nos laboratoires
de recherche, nous finissons de le mettre au point, nous entamons la phase de fabrication et nous
n’avons encore fait aucune communication à son sujet. Admirez sa forme oblongue caractéristique.
Sa conception a nécessité plus de cent brevets originaux. Il est fait d’un matériau entièrement
nouveau, extrêmement souple, il prend la forme de la poche dans lequel on le glisse. A mon tour,
messieurs, je vous intime de m’expliquer d’où vous vient ce croquis, je m’oppose vigoureusement à
sa diffusion, c’est de l’espionnage industriel ! »
S’en est suivi un brouhaha bien compréhensible. On imaginera facilement ma surprise et celle de
mes collègues. A l’écouter, nous devenions les accusés ! Au bout d’une heure de confusion totale,
pleine d’insultes, de menaces, d’intimidations réciproques, nous en sommes revenus à des
comportements plus raisonnables. Il était clair que personne ne souhaitait qu’on communiquât sur
ce portable. On admit d’un commun accord que sa présence dans les couches profondes du Tricheur
resterait un secret bien gardé. La firme de notre invité préserverait son secret industriel. Nous, nous
ne voulions pas prendre le risque de faire planer un doute sur l’authenticité du Tricheur (qui n’avait
pas été remise en cause par les analyses de Sarradet). Je ne me voyais d’ailleurs pas aller présenter
cette énigme au ministre. Surtout pas en ce moment où il fallait plutôt le ménager. Les américains du
Metropolitan venait de nous souffler sous le nez dans une vente aux enchères La diseuse de bonne
aventure du même artiste, et depuis, nos meilleurs experts s’efforçaient de démontrer qu’il s’agissait
d’un faux, pour leur rabattre un peu le caquet et appliquer un baume adoucissant sur la plaie ouverte
du ministre. Imaginez alors leur aubaine ! Les documents d’analyse seraient donc détruits et s’il
subsistait encore quelque inscription du Tricheur sur un registre du laboratoire on remplacerait
habilement le nom de Georges de la Tour par celui de Nicolas Regnier, un peintre de moindre
importance, dont nous avons un tableau représentant lui aussi des joueurs de cartes.
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Je suis ainsi resté avec cette énigme non résolue dans la tête. Ça me turlupine encore souvent, et j’ai
beau me triturer les méninges dans tous les sens, je ne vois pas l’ombre d’une piste qui conduirait à
une explication raisonnable. Et tout m’y ramène dans ma vie de tous les jours.
L’autre soir, aux informations télévisées, on a révélé (enfin !) que la fameuse peinture La diseuse de
bonne aventure attribuée à Georges de la Tour et récemment achetée à prix d’or par le Metropolitan
Museum à New York s’avérait être un faux. « Des experts français avaient déjà émis des doutes sur
son authenticité. La forme de certains vêtements, tout particulièrement celle d’un pendentif, ne
semblaient pas correspondre aux canons de la mode de l’époque. » Ça, je le sais bien, puisque c’est
moi qui ai proposé cet angle d’attaque ! « Des études techniques approfondies dont le détail
fastidieux est bien évidemment épargné au téléspectateur, ont confirmé que la célèbre toile était un
faux. » Sur ces analyses, les experts du Metropolitan sont restés très discrets. Dans les milieux
intéressés, la nouvelle avait filtré depuis plusieurs jours et j’étais déjà au courant de la conclusion,
bien entendu. Mais sur ce qu’ils ont réellement trouvé en profondeur, ils sont restés totalement
silencieux. Des anomalies de datation dans les pigments ? sur la toile ? ou auraient-ils, eux aussi,
découvert un téléphone portable peint sous un des motifs du tableau ?
On y a aussi appris qu’il y avait un sérieux mic-mac dans cette grande entreprise spécialisée dans la
fabrication de téléphones portables. Suite à une enquête de sécurité interne, des cadres dirigeants
avaient été mis à pied du jour au lendemain, soupçonnés, malgré les plus vives protestations de leurs
avocats, de fuites vers des concurrents des plans d’un nouveau téléphone encore dans les cartons de
l’industriel. Le journaliste a commenté qu’il planait encore beaucoup de mystère sur cette affaire
plutôt opaque. J’ai soupçonné que notre rencontre avec ce directeur de la filiale française pouvait
être à l’origine de tout ce remue-ménage. Et j’ai craint que malgré ses promesses, on en arrive à
mettre Le Tricheur sous les feux de l’actualité, même si je ne vois toujours pas le rôle que peut jouer
une peinture du 17ème siècle dans la diffusion d’un secret industriel.
La semaine suivante, nous sommes allés, Juliette et moi, au vernissage de l’exposition sur les Mayas,
invités par mon collègue du musée des Art Premiers. Le commissaire nous a présenté une magnifique
dalle funéraire sculptée provenant du site de Palenque dans le Chiapas, datée du 7ème siècle, le clou
de l’exposition. Elle représente le prince défunt assis sur l’Arbre de Vie. Elle illustre le passage de la
vie à la mort. Il a commenté, en souriant, que depuis longtemps les tenants des mystères
extraterrestres y voient un astronaute aux commandes de son engin spatial. Les pendants d’oreille
caractéristiques de cette antique civilisation seraient des écouteurs, l’ornement sur le menton un
micro, les fruits qu’il cueille des manettes qu’il activerait, les racines de l’arbre, les flammes
s’échappant des tuyères d’une fusée. Une civilisation à la technologie très avancée, venue d’on ne
sait où, aurait ainsi influencé l’art des anciens mayas. L’assistance a ri, car avec un brin d’imagination,
cela prend bien un air de vraisemblance. Et il a ajouté que le mythe se nourrissait toujours de
l’actualité. Un des glyphes sur le rebord de la dalle, un des rares qu’on ne sait pas encore traduire,
est maintenant interprété par les adeptes de ces thèses irrationnelles comme la représentation d’un
téléphone portable dont on devinerait le clavier sur les bosses en saillie et pour les plus imaginatifs,
même le logo de la marque ! « - He bien, tu l’as ton explication ! » m’a soufflé Juliette dans l’oreille,
Juliette, la confidente de mes petits soucis du boulot. Faire intervenir l’irrationnel devenait donc mon
ultime recours pour expliquer l’énigme du Tricheur ! Bien sûr, nous n’y croyions ni l’un, ni l’autre,
mais nous avons fait semblant, juste le temps d’une visite.
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Bas-relief de la dalle du sarcophage de K'inich Janaab' PakalIer dans le Temple des Inscriptions de Palenque, 7
Georges de la Tour, La Diseuse de Bonne Aventure, dans les années 1630
Nicolas Régnier, Tricheurs et Diseuse de Bonne Aventure, entre 1620 et 1622
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ème
siècle.

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