1 Rébus et monnaie : le cas de la Grèce ancienne Nous voudrions
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1 Rébus et monnaie : le cas de la Grèce ancienne Nous voudrions
Rébus et monnaie : le cas de la Grèce ancienne Nous voudrions, dans les lignes qui suivent, décrire un phénomène sémiotique que l’on peut à bon droit assimiler à un rébus dans un contexte culturel où on ne l’attend pas forcément, celui des premières monnaies frappées en Grèce ancienne aux 6ème et 5ème siècles avant notre ère. Nous voudrions parvenir à une conclusion – au moins provisoire compte tenu de l’avancement de notre travail – selon laquelle on peut distinguer différentes formes de rébus qui donnent autant d’aperçus sur les facettes du phénomène dans ce contexte particulier. Il nous faut au préalable planter le décor et donner quelques éléments permettant de se faire une idée du contexte historique et culturel des sociétés dans lesquelles ces pièces de monnaie sont apparues. Une fois ceci fait, nous nous contenterons de décrire trois exemples qui permettent de rendre compte de l’unité et de la diversité de ce qu’il faut entendre par rébus dans le contexte de l’apparition de la monnaie en Grèce ancienne et plus généralement dans le contexte de l’apparition et de la diffusion d’une culture écrite. 1. Quelques éléments de contexte L’échange d’objets de valeur dans des transactions plus ou moins règlementées est connu sous des formes les plus diverses dans le temps et dans l’espace et ce que l’on entend au sens large par « monnaie » ne date pas de la Grèce du 6ème siècle avant notre ère puisque des métaux – entre autres biens – étaient échangés au poids entre nations, cités ou familles comme solution apportée à un conflit et ce, dans de nombreuses civilisations. D’un point de 1 vue sémiotique , ce qui distingue cependant l’usage d’un métal échangé au poids – comme cela était pratiqué en particulier dans tout le Moyen-Orient antique – de l’usage d’une pièce proprement dite est que le poids de métal de la pièce fait partie d’un répertoire défini à l’avance à partir d’un poids servant d’étalon matérialisé dans la pièce de monnaie de 2 référence . Les pièces définissant le répertoire accepté dans les transactions désignent ainsi des quantités, fractions ou multiples de l’unité étalon (le plus souvent 2, 1, ½,1/3, 1/6, 1/12 et de façon plus rare 4, 1/16, 1/ 24, 1/48, 1/96). Les pièces matérialisent de ce point de vue ces quantités et sont dès lors assimilables à une forme de notation arithmétique standardisée. 1 D’autres points de vue seraient évidemment nécessaires pour rendre compte au mieux de l’apparition de la monnaie, en particulier une analyse en termes anthropologiques qui montrerait comment elle s’inscrit dans une activité sacrificielle gravitant autour du temple de l’Artémision d’Éphèse ainsi qu’une analyse en termes sociaux qui montrerait comment la notion de monnaie est l’indice de l’apparition du marché (c’est-à-dire d’un échange de marchandises pouvant avoir lieu entre individus libres) et d’une nouvelle division du travail. Cf. (Laum B., 1924), (Herrenschmidt C., 2007) et (Sohn-Rethel A., 1970). 2 (Carradice I. & Price M., 1988 : 22). Par exemple, le statère d’Egine ou la drachme d’Athènes sont des étalons de ce type. 1 3 Cette notation standardisée joue le rôle d’un vecteur d’écriture spécifique dont les deux aspects les plus frappants pour nous aujourd’hui sont l’usage de la technique des métaux d’une part et la reproductibilité, bien avant toute forme d’imprimerie, d’autre part. Ainsi, au sens strict, le terme de « monnaie » peut à bon droit être rapporté à un événement historique particulier, qui eut lieu au tout début du 6ème siècle avant notre ère aux marges orientales du monde grec – précisément en Ionie et en Lydie. L’Ionie constituait le rivage méditerranéen de ce que l’empire romain appellera plus tard la province d’« Asie mineure », à savoir le tiers occidental de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Anatolie turque. La Lydie correspondait, à l’époque, à l’intérieur des terres de l’Asie mineure. Les historiens de l’Antiquité ont conservé la trace de cette apparition et l’ont décrite, 4 en particulier le cas lydien. Hérodote, la source première , en fait une description cryptique dans un passage de son Histoire que l’un des auteurs de cet article – Clarisse Herrenschmidt – 5 est parvenu à déchiffrer . Les historiens modernes, quant à eux, ont reconstitué l’apparition de la monnaie frappée (même si un consensus savant n’est pas encore totalement acquis). Depuis les fouilles archéologiques faites en 1904-1905 par une équipe du British Museum au temple d’Artémis à Ephèse (aujourd’hui Selçuk en Turquie) dans les soubassements duquel furent retrouvées les 6 premières pièces, fouilles qui furent complétées en 1951, 1985 et 1988 , il est devenu possible de recomposer les étapes de l’apparition du phénomène monétaire et d’en décrire les premières formes. L’apparition de la monnaie frappée dans le monde grec a partie liée, dès l’origine, avec le thème du rébus. Pourquoi rapporter l’apparition du phénomène monétaire à la forme sémiotique du rébus ? Parce qu’il s’agit de faire voir, comme dans un rébus, qu’à une même réalité peut se surimposer plusieurs interprétations, ce qui est la nature même de l’écriture des lettres. Rappelons-nous en effet la façon dont nous avons appris à écrire à l’école : nous avons commencé par apprendre à tracer des lettres sous forme de bâtons et à nommer ces traces apparaissant sur l’ardoise ou le papier : ‘A’, ‘B’, etc ; dans un second temps, nous avons appris qu’il s’agissait de lettres qui entraient dans un répertoire fini constituant une notation. De ce point de vue, l’écriture elle-même est un rébus : sonore quand il s’agit de reconnaître un 3 (Herrenschmidt C., 2007 : chapitres VI et VII). D’autres sources mineures sont également disponibles : Xénophane de Colophon et Julius Pollux. Cf. (Carradice I. & Price M., 1988 : 23). 5 Herrenschmidt C. (2004), (2007). Clarisse Herrenschmidt a en effet montré que la statue en or de la « boulangère » (artokopos) dont parle Hérodote et qui fut donnée par Crésus à Apollon delphien (Hérodote 1, 51) désigne Artémis sous la forme d’un rébus dans la langue, dans le mythe et dans le rituel. 6 Nicolet-Pierre H. (2002) : 111. 4 2 7 son correspondant au tracé de la lettre , graphique quand il s’agit de reconnaître le tracé des lettres elles-mêmes. Or le même processus est à l’œuvre dans la pièce de monnaie : il ne s’agit pas seulement d’un objet pesant en métal mais elle entre aussi dans un répertoire constituant une notation arithmétique (1, 2, ½, etc.). De la même manière qu’avec les lettres, le rébus apparaît ainsi comme une opération sémiotique permettant de vérifier l’appartenance d’un objet à un répertoire pouvant servir de notation, alphabétique dans le cas des lettres, et arithmétique dans les cas des pièces. Nous verrons plus loin sur des exemples précis que, dans le cas monétaire, le rébus joue aussi des dimensions sonore et graphique. Ainsi la conversion de tracés en signes (lettres ou pièces) se trouve-t-elle réfléchie dans le rébus : cachée au plus grand nombre, la réflexion sur cette conversion requiert un effort de sagacité pour en prendre connaissance. Le rébus apparaît ainsi comme un rappel de l'apprentissage de la convention, presque un clin d'œil à celui qui parvient à se souvenir des étapes qu’il a dû franchir en tant qu’élève pour convertir un simple tracé en signe. Telles qu’elles se présentent, les premières pièces de monnaie possèdent à la fois des traits communs et des différences avec les pièces que nous connaissons. Tout d’abord, elles s’en rapprochent par leur aspect extérieur : approximativement rondes pour la plupart, elles portent des marques sur les deux faces (appelées droit et revers). Les deux faces étaient frappées à partir d’une sorte de moule (appelé coin) tenu à la main pour le droit et, pour le revers, posé à plat. Entre ces deux coins, on plaçait une masse (appelée flanc) de métal encore chaude préalablement soupesée. En frappant à l’aide d’un marteau sur le coin de droit, le coup imprimait des marques différentes sur les deux faces selon ce qui avait été gravé en creux sur 8 chacun des coins . On reconnaît deux genres principaux de marque sur les pièces : d’une part des dessins (animaux, plantes, personnages mythologiques, têtes animales et divines, objets divers et pas tous identifiés…) et d’autre part des figures géométriques dont on peut supposer qu’ils dérivent de poinçons de forme carrée ou rectangulaire que l’on trouve également sur les pièces. Ce qui distingue les pièces grecques antiques des nôtres, c’est donc l’absence de chiffres : nulle part n’est indiqué, par un système de notation approprié comme la notation indo-arabe, le rapport de la pièce à l’étalon, comme lorsque nous indiquons sur nos pièces des chiffres bien visibles : ‘1’, ‘2’, ’10 (centimes)’, ’20 (centimes)’, etc. Appesantissons-nous un peu sur les dessins, qui sont bien connus. Ils sont appelés « types » monétaires et certains types ont traversé l’histoire : ainsi la pièce grecque d’un euro d’aujourd’hui porte le type antique de la chouette d’Athènes, emblème de la cité. En 7 Cf. DeFrancis 1989. Pour une représentation du geste, voir Gerald Hoberman G. (1981) : 21, reproduit dans Hipolito M. C. (1998) : 42. 8 3 revanche, la signification des figures géométriques est moins bien comprise, même si elles 9 constituent les tout premiers témoignages de l’activité mathématique en Grèce ancienne . La première idée qui vient naturellement à l’esprit consiste à supposer que ces tracés mathématiques font référence à des rapports arithmétiques entre l’étalon et ses multiples et sous-multiples mais cette idée, qui permettrait de rapprocher la pièce de monnaie antique de la pièce moderne portant des chiffres indiquant ces rapports, n’est pas corroborée par le corpus. Sur les pièces, les images qui concernent la géométrie relève de deux catégories : d’une part des problèmes classiques de géométrie grecque, tels que l’inscription du carré dans un cercle ou la duplication du carré, et d’autre part la représentation des outils propres à la géométrie grecque, tels que le compas ou l’équerre appelée « gnomon », outils qui prennent alors valeur d’emblème et sur lesquels nous allons revenir dans un instant puisque ce sont les pièces représentant ces outils qui nous serviront d’exemple. Le compas nous est familier et il n’y a pas besoin de le décrire. L’équerre appelée 10 « gnomon » l’est moins : elle a une forme qui ne nous est pas familière, celle d’un ‘L’ épais . Elle était utilisée pour opérer des calculs projetés dans l’espace dans des domaines les plus divers allant du comput du temps dans les cadrans solaires aux représentations de certains types de nombre sous forme de figures géométriques. Dans le cas des cadrans solaires, la tige fichée en leur centre et son ombre qui, en projetant la course du soleil sur un plan, permettent la lecture des heures, forment une équerre de type « gnomon ». Les nombres « carrés » constituent un exemple de nombres représentés sous forme de figures géométriques : en partant d’un nombre représenté par un simple point, on plaque l’équerre du gnomon autour de ce point et on marque trois points correspondant aux extrémités de l’équerre et à l’angle droit qu’elle forme ; on obtient ainsi le nombre quatre en comptant les points disposés en carré. En reproduisant la même opération, on obtient le nombre 9 et ainsi de suite. Les nombres « carrés », qui forment la suite 1, 4, 9, 16, 25… 9 Cf. Artmann B. (1990) : 43-50 et (1999) : 63 ainsi que (Herrenschmidt 2007) : 269-289. On en trouve de nombreuses représentations, en particulier dans (Artmann B. 1999) : 63 et (Herrenschmidt 2007) : 281. 10 4 peuvent donc toujours être représentés par une figure, en l’occurrence le carré, invariante quelle que soit sa taille dans un espace homogène. Il est aussi possible de représenter par ce moyen les rapports de mesure existant entre les segements d’une figure, comme par exemple ceux que l’on trouve rapportés à la proposition 4 du livre II des Eléments d’Euclide et qui dérivent du cas du cadran solaire : « Si une ligne droite est coupée au hasard, le carré sur la droite entière est égal aux carrés sur les 11 segments et deux fois le rectangle contenu par les segments. » Ce que nous appelons aujourd’hui l’« identité remarquable » (a + b)2 se représente sous l’aspect d’un « gnomon » de façon purement géométrique : De façon plus générale enfin, le « gnomon » permet d’engendrer des figures par récurrence, comme par exemple la spirale logarithmique que l’on retrouve dans la croissance de certains coquillages ; le gnomon permet ainsi de décrire mathématiquement la croissance de certaines formes naturelles, qu’elles soient végétales ou animales, une fois que la raison du 12 rapport de croissance a été mise au jour . Venons-en maintenant à nos trois exemples. 11 12 Euclide, Les Éléments, Livre II, Proposition 4, (Euclide, édition Vitrac, p. 331. On en trouve de multiples exemples dans (D’Arcy Thompson 1917). 5 2. Trois exemples 21. L’emblème parlant British Museum ; [http://www.britishmuseum.org/explore/highlights/highlight_objects/cm/e/electrum_stater_wi th_a_seal.aspx] La pièce représentée ici est originaire de la cité de Phocée, cité grecque d’Asie mineure sur la mer Egée (aujourd’hui dans la province d’Izmir en Turquie). Il s’agit d’un statère d’électrum (alliage naturel d’or et d’argent) de la période archaïque (600-550 avant JC) représentant au droit un phoque flanqué d’une lettre, sans doute un phi archaïque, et au revers deux poinçons sous la forme de deux carrés de grandeur inégale. L’image du phoque sur le droit est un emblème parlant : « Phocée », comme on peut encore l’entendre en français, renvoie bien à « phoque ». L’image du phoque constitue un rébus car il y a quelque chose de caché dans le dessin : il faut prononcer le nom de ce qu’il représente pour comprendre sa présence sur la pièce, car ce nom évoque phonétiquement le nom de la cité. L’emblème de la cité est donc lui-même un rébus puisque rien ne justifie de faire d’un phoque l’emblème de la cité de Phocée sinon cette assonance (l’explication par l’étymologie, selon laquelle Phocée porterait son nom parce qu’il y aurait eu des phoques, aujourd’hui disparus, dans ses eaux est visiblement une reconstruction a posteriori). La pratique du rébus avec emblème parlant a été fréquente dans la suite de l’histoire de la monnaie européenne, que l’on pense par exemple au lys (‘fior’) représentant Florence (‘Firenze’). 6 22. L’emblème du géomètre et la lettre de l’alphabet [Paris, rue Vivienne: CGB.fr; monnaie référencée : 43.140] La pièce représentée ici est originaire de la cité d’Argos, dans le Péloponnèse en Grèce d’Europe et date d’environ 450 avant notre ère. Il s’agit d’une obole d’argent (poids théorique : 1,05 g), c’est-à-dire un sixième de drachme dans l’étalon éginétique (le statère y fait 12,60 g et la drachme 6,30 g). Il s’agit d’une petite fraction, très légère, donc d’une pièce qui circule beaucoup et qui est frappée en plus grande quantité que les dénominations supérieures. Sur la face se trouve la tête du loup d’Argos tournée vers la gauche. Sur le revers, se laisse voir un grand carré creux dans lequel apparaît la lettre alpha (‘A’) dont le sommet étiré vers le haut et entouré de deux petits carrés creux, dessine un compas (instrument de base du mathématicien géomètre). Il faut démêler le rébus : la lettre ‘A’ dénomme la monnaie ‘Des Argiens’ (dans le syntagme implicite : ‘monnaie des Argiens’) et la forme particulière de la lettre accompagnée de deux petits carrés fait ressortir le compas qui doit être tenu avec deux doigts – les deux creux de part et d’autre de la pointe du A/compas appellent les doigts et la pratique du géomètre. Le rébus se situe donc à deux niveaux : un niveau linguistique simple, immédiatement compréhensible, celui du nom des citoyens pour qui déchiffre la lettre et la rapporte à la cité émettrice et un niveau savant qui laisse penser que la frappe monétaire de la cité relève de la connaissance, de la géométrie et de la mesure. La pièce doit ainsi inspirer confiance car elle a été calculée au plus juste. Le rébus est complexe parce qu’il possède deux modalités de reconnaissance : celle de l’écriture du nom propre dans la langue (le ‘A’ des Argiens) et, pour le savant, comme en surimpression, celle de l’outil évoquant la discipline géométrique. 7 De ce point de vue, ce rébus est porteur d’une pédagogie de l’image où des lectures de plus en plus savantes (mythologie du loup, lettre de l’alphabet, compas du géomètre, arithmétique monétaire) peuvent s’emboîter. 23. Notations alphabétiques et géométriques Dewing Greek Numismatic Foundation: n°1687 [http://www.perseus.tufts.edu/hopper/image?img=Perseus:image:1990.26.0304] La pièce représentée ici est originaire de la cité d’Égine dans l’île du même nom, en face d’Athènes, et date d’environ 350 avant notre ère. Il s’agit d’un statère d’argent d’étalon éginétique (poids théorique : 12, 60 g, poids réel : 12,06 g). Sur le droit figure l’image d’une tortue de terre, emblème, avec la tortue de mer, de la cité. Sur le revers, un carré creux bien cadré dans le cercle de la pièce. Dans le carré, la figure d’un gnomon : deux segments de droite, l’un vertical, l’autre horizontal, se coupent à angle droit à environ 1/3 de leur longueur et déterminent deux rectangles égaux, un petit et un grand carré, lui-même traversé par l’une de ses diagonales, dans le prolongement du petit carré. Le segment horizontal, aux bouts arrondis, est d’un seul tenant. Le segment vertical semble passer sous le segment horizontal et dispose, lui aussi, de bouts arrondis. La diagonale est un segment aux bouts arrondis, tracé d’un seul tenant. Elle ressemble à un bâtonnet et ne touche ni le point d’intersection des deux segments ni le coin en bas à droite du grand carré. 13 Décrivons les signes disposés dans le gnomon . Dans le petit carré en haut à gauche, apparaît une lettre ‘A’ décomposable elle aussi en bâtonnets, tous droits et que l’on dirait rivetés comme des pièces de Meccano. Le ‘A’ tend vers la forme d’un delta ‘∆’ ou d’un 13 On trouve une brève description de la pièce et du gnomon dans (Artmann B., 1999) : 63. 8 triangle. Dans le rectangle qui suit (dans le sens habituel de l’écriture grecque) sont positionnés un iota, suivi d’un gamma et d’un iota, le tout formant avec le ‘A’ : ‘AIGI’, les quatre premières lettres du mot ‘Des Éginètes’ (dans le syntagme implicite : ‘monnaie des Éginètes’). Il n’y a pas de signes dans le carré en bas à droite, hormis le bâtonnet de la diagonale. Dans le rectangle en bas à gauche, se trouve une image tout en courbes, celle d’un dauphin dressé verticalement avec ses deux nageoires. Cette composition appelle plusieurs commentaires – en dehors de sa beauté. Contrairement à la pièce précédente en provenance d’Argos, le rébus ne joue pas directement de la superposition entre une lettre (le ‘A’) et une image (le compas) mais entre les bâtonnets servant à écrire le nom propre des habitants d’Égine d’une part et ceux qui servent à figurer l’instrument par excellence de la mesure qu’est le gnomon d’autre part. C’est particulièrement visible dans le cas des trois lettres ‘IGI’ toutes composées de bâtonnets verticaux et horizontaux, en proportion des barres verticales et horizontales de la grande figure. Cependant, un traitement particulier doit être réservé au cas du ‘A’ situé dans le petit carré de gauche : on observe d’abord que son jambage de droite se situe dans l’exact prolongement du segment formant la diagonale du grand carré – établissant un rapport de parenté entre les deux traits – ; ensuite, que les deux branches gauches du ‘A’ forment un compas dont les deux extrémités se situent sur le segment formant la barre droite du ‘A’. Il y a peut-être ici un souvenir visuel de la pièce d’Argos et de son rébus, replacé dans une nouvelle composition plus vaste. Seul l’image du dauphin déroge à la loi des bâtonnets jouant le rôle de segments de droite : la courbure de son dos et de sa queue évoque déjà l’élément marin sous ses auspices les plus bienveillants, même s’il n’est pas soumis à la droiture de la loi de la cité. Revenons sur les acquis de cette description. On peut dire que la pièce de monnaie d’Égine propose un rébus qui résume les deux cas rencontrés dans les pièces précédentes. Tout d’abord, ce rébus vise, comme précédemment, à associer les habitants d’une cité et un emblème. Mais si le ‘A’ de la pièce d’Égine joue encore sur la superposition du sonore et du graphique (comme le phoque de Phocée ou l’A/compas d’Argos), la composition entière fait basculer le rébus du côté du tracé, celui des lettres et des instruments de géométrie, le rébus d’Égine montrant que les lettres et les figures s’écrivent avec les même éléments ; il articule la superposition graphique des réalités rationnelles : les segments de droite à partir desquels on engendre rationnellement les lettres et les figures. Conclusion Les trois exemples décrits à l’instant ne visent évidemment pas à faire le tour de la question du rébus sur les pièces de monnaie de la Grèce archaïque et il y aurait certainement 9 encore beaucoup à dire si le corpus des pièces était mieux circonscrit. Outre le phénomène général propre à l’opération sémiotique du rébus qui permet de vérifier l’appartenance de tracés à des systèmes de notation (alphabétique ou arithmétique), la présence de rébus particuliers sur les monnaies de Grèce ancienne laisse entrevoir, à qui veut bien y prêter garde, certains traits de la culture grecque, en particulier la diffusion d’un savoir qui fait porter l’attention des utilisateurs vers des formes symboliques propres à la vie dans la cité : le mythe, la langue, l’écriture et la mathesis, formes symboliques dont nous sommes les héritiers. _______________________________________ Clarisse Herrenschmidt Laboratoire d’Anthropologie Sociale, Collège de France-CNRS ([email protected]) Jean Lassègue Institut Marcel Mauss, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales-CNRS ([email protected]) _______________________________________ Bibliographie Artmann B., - (1990) : “Mathematical Motifs on Greek Coins”, The Mathematical Intelligencer, Vol. 12, N° 4 : 43-50. - (1999) : Euclid - The Creation of Mathematics, Springer, Berlin. Bensa A. & Wiegratz M. (1992) : “Genèse et nature de la monnaie. Extraits du chapitre 5 de Bernhard Laum, Argent sacré. Analyse historique de l'origine sacrée de l'argent, présentés par Alban Bensa”, Genèses, 8 : 60-85. [http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/genes_11553219_1992_num_8_1_1121] 10 Carradice I. & Price M. (1988) : Coinage in the Greek World, Seaby, Londres. D’Arcy Thompson (1917), On Growth and Form, Cambridge University Press, Cambridge. DeFrancis, J. (1989) : Visible Speech : The Diverse Oneness of Writing Systems, University of Hawai’i Press, Honolulu. Euclide d’Alexandrie, Les Éléments, ed. et trad. franç. B Vitrac, vol. 1, Presses Universitaires de France, Paris, 1990. Hérodote, L’enquête, trad. franç. Gallimard, Paris, 1964. Herrenschmidt, C. - (2004) : “De la monnaie frappée et du mythe d'Artémis”, Techniques et Culture, 43-44 [URL : http://tc.revues.org/1222]. - (2007) : Les trois écritures; langue, nombre, code, Gallimard, Paris. Hoberman G. (1981) : The art of coins and their photography, Spink & Son Limited, Londres. Hipólito M. C. (1998) : Ancient Greek Coins, The Calouste Gulbenkian Foundation, Lisbonne. Laum B. (1924) : Heiliges Geld. Eine Historische Untersuchung uber den Sakralen Ursprung des Geldes, J. С. В. Mohr (Paul Siebeck), Tubingen. Nicolet-Pierre H. (2002) : Numismatique grecque, Armand Colin, 2002, Paris. Sohn-Rethel A. (1970) : Geistige und Körperliche Arbeit, Zur Theorie der gesellschaftlichen Synthesis, Suhrkamp, Frankfurt am Main. _______________ 11