La nef magique dans les textes arthuriens des

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La nef magique dans les textes arthuriens des
22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ
INTERNATIONALE ARTHURIENNE,
22nd CONGRESS OF THE
INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY
Rennes 2008
Actes
Proceedings
Réunis et publiés en ligne par
Denis Hüe, Anne Delamaire et Christine Ferlampin-Acher
POUR CITER CET ARTICLE, RENVOYER À L’ADRESSE DU SITE :
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SUIVIE DE LA RÉFÉRENCE (JOUR, SESSION)
La nef magique dans les textes arthuriens
des XIIe et XIIIe siècles
Son rôle efficace dans le commerce et dans le militaire de la société
médiévale faisait du navire un moyen de transport essentiel à la vie
quotidienne.1 Il n’est donc pas étonnant si sa représentation narrative
abonde dans les textes littéraires en vers du XIIe siècle et les romans en
prose du XIIIe, et si les manuscrits enluminés qui contiennent ces œuvres
réservent quelquefois dans leur plan iconographique une place privilégiée
pour le navire.2 Aussi, constate-t-on sa présence dans des sources quasilittéraires de l’époque telle que la Tapisserie de Bayeux où la nef tisse
l’histoire de la navigation de Guillaume le Conquérant de Normandie en
Angleterre. En ce qui concerne les premiers textes en octosyllabes du début
du XIIe siècle, Le Voyage de Saint Brendan, une translatio en anglo-normand de
la Navigatio sancti Brendani, se sert de la nef afin de faire progresser la
narration et de conduire le saint et ses moines d’Irlande au Paradis. C’est à
bord de ce vaisseau que les voyageurs vivent l’une de leurs plus
merveilleuses aventures, lorsque l’équipe prend le dos d’une baleine pour
une île selon une légende venant du bestiaire. Au cours de la deuxième
moitié du XIIe siècle, le navire continue de figurer parmi les plus célèbres
épisodes de la littérature française, surtout dans les versions de Tristan et
Iseut de Béroul et de Thomas. Tantôt le bateau révèle sa fécondité en
déposant Tristan en Irlande, où il est guéri par Iseut la Blonde, tantôt il
aboutit à la stérilité et à la mort par ses voiles blanches et noires qui aident
Iseut aux Blanches Mains de se venger de son mari.
1 Quelques paragraphes de cet article vont paraître dans le Dictionnaire des pays mythiques, éds. Olivier
Battistini, Jean-Dominique Poli, and Jean-Jacques Vincensini (Paris : Bouquins, Editions Robert
Laffont).
2 Voir à ce sujet les études de Christiane Villain-Gandossi, Le Navire médiéval à travers les miniatures (Paris :
Éditions du C.N.R.S., 1985) et Virginie Greene, « The Bed and the Boat : Illustrations of the Demoiselle
d’Escalot’s Story in Illuminated Manuscripts of La Mort Artu,” Arthuriana, 12.4 (2002) : 50-73.
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En dépit de nombreux exemples où la nef évolue dans son
contexte quotidien, c’est sa valeur de « merveille », propre à la matière de
Bretagne, et surtout dans les romans arthuriens, qui fonde son statut de lieu
mythique dans la littérature. Le bateau est ivre bien avant Rimbaud dans la
mesure où il est guidé par le seul hasard dans les contes d’aventure, contrôlé
par un destin qui ignore conducteur et haleurs. Autopropulsée, la nef
magique transporte souvent les personnages d’un pays conventionnel dans
un pays d’aventures, de notre monde vers l’Autre. De plus, ce thème de
fécondité et de stérilité que l’on voit dans le roman de Tristan et Iseut cité cidessus se présente, voire domine quelquefois, dans des représentations
textuelles de la nef magique ou merveilleuse. Pont éphémère entre la mort
et la vie, entre l’Ancienne Loi et la Nouvelle Loi, sa présence dans le récit
invite le public médiéval à réfléchir à leur destin, à leur condition dans ce
monde du hic et nunc et à l’espérance de l’Au-delà.
Marie de France nous offre une des premières représentations de la
sorte dans le lai de Guigemar, entre 1160 et 1170.3 Après avoir été blessé à la
cuisse par une flèche qui avait rebondi sur une biche androgyne, le héros
erre jusqu’au bord de la mer où il trouve, inattendue, une nef et y monte :
Li chivaliers fu mult pensis ;
En la cuntree nel païs
N’out unkes mes oï parler
Ke nefs i pëust ariver (161-64).4
Cet objet mystérieux occupe une place d’importance dans le lai et
Marie de France en fait une description détaillée de 40 vers. Equipé d’une
voile entièrement en soie et calfaté dehors et dedans d’une construction
tellement travaillée qu’on ne voit aucun joint, ce vaisseau mystérieux, avec
tous les crampons et les chevilles en ébène, se présente comme vrai
spectacle féerique qui contient à son tour d’autres objets merveilleux. Deux
candélabres d’or fin sont placés au proue du navire et le milieu du vaisseau
révèle un lit avec des montants et des longerons tous en or qui « furent a
l’ovre Salemun (172) ». Un des draps de lit est en soie, brodé d’or, et les
autres sont d’une valeur inouië, tandis que la couverture de zibeline est
doublée d’un tissu d’Alexandrie. En plus, l’oreiller semble posséder une
Voir à ce sujet l’article d’Emanuel J. Mickel, Jr., « Guigemar’s Ebony Boat », Cultura Neolatina 37
(1977) : 9-15.
4 Toutes les références à Guigemar proviennent de l’édition de Jean Rychner, Les Lais de Marie de France,
CFMA 93 (Paris : Honoré Champion, 1983).
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qualité magique en soi, car « Ki sus eüst sun chief tenu / Jamais le peil
n’avreit chanu ». Après s’être reposé un peu sur le lit pour soulager la
souffrance de sa blessure, Guigemar essaie de sortir de la nef, mais elle le
retient par son pouvoir magique et se lance sur la mer. Lorsque la nef arrive
dans le port d’un autre royaume, une dame et sa servante la découvrent tout
de suite : La neif virent al flot muntant ; / Ki el hafne veneit siglant. / Ne
veient rien ki la cunduie (267-69). Ce navire ne fonctionne pas seulement
comme ornement textuel grâce à la beauté et à la longueur de sa
description. Il joue un rôle catalyseur dans la narration et permet de se
réaliser la prophétie de la biche sur laquelle Guigemar avait tiré en
l’entraînant dans un autre pays où il sera guéri par la dame qui l’aimera.
C’est-à-dire que dans cette lutte entre stérilité et fécondité qui se trouve à
tout bout de champ dans les lais de Marie de France, la nef magique, en
tant que symbole de fécondité, propulse le récit à un moment clé où le
narratif risque de mourir avec ses personnages. D’un côté, l’infécondité
règne dans le monde de Guigemar : le héros est impuissant dans les affaires
de l’amour, même avant sa blessure « dans la cuisse », la biche sur laquelle
Guigemar a tiré va sûrement périr et le héros lui-même verra peut-être ses
derniers jours s’il ne trouve pas de remède à sa blessure. Donc, le navire
merveilleux réconcilie ou relie deux mondes, celui de stérilité du vient le
héros et celui de fécondité vers lequel il est poussé par cet objet mystérieux,
monde où il decouvrira, selon la prophétie de la biche, non seulement la
guérison de sa blessure corporelle, mais aussi la guérison à sa maladie
pyschologique de l’incapacité d’aimer.
Le motif se lit également dans les vers de Partonopeu de Blois à la fin
du XIIe siècle. Egaré au cours d’une chasse merveilleuse, Partonopeu se
dirige vers la mer où il aperçoit une nef féerique :
Une nef i voit arivee,
Tant bele con se fust faee,
Et voit fors apoié le pont
Par u on puet monter amont
…………………………….
Mais ce l’forment esfrée
Que nul home n’i a trové
Ne rien nule qui vive soit ;
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Poise l’ent molt et si a droit. (701-03, 709-12)5
Quelques vers plus loin, comme dans le lai de Guigemar, cet objet
merveilleux et somptueux est décrit en détail.6 La nef, qui cingle, « plus
rapide que le cerf fuyant les chiens »,7 déposera le jeune homme dans une
cité splendide et enchantée, espace de la mystérieuse fée Mélior. Sebastian
Sobecki nous rappelle que cet épisode ressemble beaucoup à celui dans le
lai de Marie de France, mais avec une différence fondamentale : c’est Mélior
qui envoie la nef pour Partonopeu dans le roman tandis que la dame
anonyme dans Guigemar ignore complètement les détails du transport
surnaturel du héros.8
La représentation littéraire de la nef magique au Moyen Age est
particulièrement omniprésente dans les textes arthuriens. Composée en vers
au début du XIIIe siècle, probablement par Raoul de Houdenc, La
Vengeance Raguidel commence au moment où le roi Arthur jêune et veille en
attendant une aventure. De la fenêtre de sa chambre il voit une nef qui
arrive dans le port sans pilote :
Li rois regarde aval la mer,
voit une nef vers lui sigler
qui forment s’aproce de lui,
et si ne voit dedans nelui
qui la maint ne qui la conduie (105-09).9
Il y descend et entre dedans où il découvre au milieu du navire un
char à quatre roues qui contient le corps du chevalier Raguidel, reposant sur
son bouclier. Celui-ci a cinq anneaux sur les doigts de sa main droite et dans
son corps un tronçon de lance qui l’a tué ; une lettre dans son aumônière
explique que seul celui qui serait capable de retirer le tronçon de lance de
Le roman de Partonopeu de Blois, éd. et trad. Olivier Collet et Pierre-Marie Joris (Paris : Livre de Poche,
Lettres Gothiques, 2005). Toutes les références au texte proviennent de cette édition.
6 Mais quant li jors est esclarcis / Et li solaus est espanis, / Qu’il puet veïr tot cler le tref / Et tot
l’atoivre de la nef, / Dont s’esmervelle de l’ovraigne, / Car plus soutil ne fait iraigne. / Li très est tos de
soie fine ; / Onques n’ot tel rois ne roïne. / De soie fu tos li funains ; / Molt par le firent sages mains
(751-60).
7 Ibid., p. 109, traduction de Collet et Joris.
8 Sebastian Sobecki, « A Source for the Magical Ship in the Partonopeu de Blois and Marie de France’s
Guigemar, Notes and Queries, 48.3 (2001) : 220-222, ici p. 221.
9 Les références au texte proviennent de Raoul de Houdenc, La Vengeance de Raguidel, éd. Gilles
Roussineau, TLF 561 (Genève : Droz, 2004). Roussineau note que cet épisode démontre la
connaissance de la part de Raoul du lai de Guigemar (p. 41). Il note aussi qu’au Moyen Age Étienne de
Bourbon compare cet épisode au Christ (p. 8).
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son corps pourrait venger sa mort, mais qu’il devra l’accomplir avec l’aide
de celui qui pourrait enlever les cinq anneaux de ses doigts. En fait,
Gauvain est le chevalier qui réussit à retirer le tronçon et Yder devient son
accomplice quand il enlève les anneaux. Ce même navire rapparaît plus tard
dans l’histoire, vers la fin du texte, quand il se sert de moyen de transport
pour Gauvain en l’amenant en Écosse où il se vengera de la mort de
Raguidel avec l’assistance d’Yder.10
Gilles Roussineau, l’éditeur le plus récent de La Vengeance Raguidel,
nous rappelle que « Raoul était … familier des Lais de Marie de France, et
plus particluièrement de Guigemar. Les vers 105 à 109 … , [cités ci-dessus],
font songer à l’arrivée de la nef magique qui transporte Guigemar
blessé… ».11 Comme la nef féerique dans le lai de Marie, celle-ci participe
également dans le jeu de fécondité et de stérilité. D’un côté, sa première
apparition dans La Vengeance Raguidel représente la mort, soit de façon
explicite dans le corps de Raguidel, soit de manière implicite par la
vengeance de mort expliquée dans la lettre ; de l’autre côté, elle fonctionne
comme symbole de productivité textuelle dans la mesure où sa présence
lance le récit, c’est-à-dire que les objets à bord la nef constituent le noyau
narratif qui donne naissance à toute l’histoire à suivre. Et qui plus est, la nef
magique, en tant qu’aventure, sauve la vie implicitement au roi Arthur
quand elle met fin à sa grève de la faim. En ce qui concerne les images de
fécondité et de stérilité plus globalement, la nef au début du texte
transporte un chevalier mort, Raguidel, tandis qu’à la fin de l’histoire ce
même vaisseau transporte un chevalier vivant, Gauvain.
Roussineau note aussi que « l’auteur [de La Vengeance Raguidel]
connaissait vraisemblablement la Première Continuation de Perceval. Il est
probable que l’épisode initial de l’œuvre [Raguidel] … ait été inspiré par le
début de la branche IV [de la Première Continuation] ».12 Dans La Première
Continuation de Perceval, le roi voit approcher « une clarté / Qui une estoile
resambloit » (8338-39), ce qui est bien une nef sans pilote humain, mais
Ce n’est pas la première fois que Gauvain se serve d’un vaisseau pour se faire transporter. Dans un
poème fragmentaire de 552 vers, l’enfant Guavain est placé dans un tonneau que l’on jette à la mer.
L’enfant est éventuellement trouvé par un pêcheur. Voir à ce sujet le chapitre de Philippe Walter, «
L’enfance de Gauvain : un horoscope mythique », dans Enfances arthuriennes: actes du 2e colloque arthurien de
Rennes, 6-7 mars 2003, éds. Denis Hüe et Christine Ferlampin-Acher (Orléans : Editions Paradigme,
2006, Medievalia 57), pp. 33-46, voir surtout la p. 35.
11 Ibid., p. 41.
12 Ibid., pp. 7, 41.
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tirée par un cygne qui porte au cou un anneau d’or attaché à une chaîne
d’argent :
Vint la clartés si aproçant
Qu’il ont por verté conëu
Voirement que uns calans fu,
Li plus rices et li plus biaus
Qui onques fust fais de noviaus (8350-54).13
Le roi entre dans le navire et, sous une tenture entièrement brodée
d’or pur, découvre le corps d’un chevalier, percé d’un tronçon de lance à la
poitrine. Dans son aumônière, une lettre révèle qu’il s’agit d’un roi,
sommant le lecteur de la lettre de laisser son corps exposé pendant une
période d’un an. Le chevalier qui retirera le tronçon de la lance avec laquelle
il a été tué devra venger sa mort. Dans cette histoire, ce n’est pas Gauvain,
mais son frère, Guerehet, qui retire le tronçon et venge la mort du chevalier
du navire, qui s’appelle Branguemuers. On constate dans ce texte le même
jeu de fècondité et de stérilité que dans La Vengeance Raguidel, mais c’est un
peu plus complexe car le même navire se présente trois fois, c’est-à-dire une
fois de plus que dans l’autre histoire. La première fois la nef est un symbole
de stérilité, transportant le corps de Branguemuers, la deuxième fois elle
représente la fécondité quand elle transporte Guerehet à Glomorgan et la
troisième apparition de la nef évoque les deux idées à la fois quand elle
amène en même temps le corps de Branguemuers et une jeune fille vivante.
A l’instar des romans en vers à la fin du XIIe et au début du XIIIe
siècles, les textes en prose de la légende arthurienne au XIIIe siécle se
servent de la nef magique comme motif narratif.14 Perlesvaus, par exemple,
met en scène plusieurs navires, dont la plupart sont ordinaires, mais l’un
d’eux dans la Branche XIII apparaît comme une authentique merveille,
aussi bien grâce à sa spectaculaire apparition qu’à sa cargaison mystérieuse.
Cet épisode rappelle certains éléments de celui dans la Première Continuation
de Perceval. Après s’être réveillé, le roi Arthur ne peut pas se rendormir, il se
lève et va à une fenêtre où il voit sur la mer une nef qui arrive très vite
comme la lumière d’une chandelle :
13 Toutes les références au texte proviennent de La Première Continuation de Perceval, éd. W. Roach, trad.
C.-A. Van Coolput-Storms (Paris : Livre de Poche, Lettres Gothiques, 1993).
14 Je remercie le professeur Norris J. Lacy qui m’a gracieusement assisté à identifier plusieurs exemples
de navires dans les textes arthuriens en prose du XIIIe siècle. Je remercie également le professeur Kristin
Burr de son assistance avec les exemples provenant de La Vengeance de Raguidel.
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Quant il out iloec esté grant pieche, il regarda contreval la
marine et vit venir molt loig autresi comme clarté d’une
chandoile par mi la mer…. Il esgarda tant qu’il choisi que che
sambloit estre une nef la ou cele clarté estoit (p. 498).15
Puisqu’elle est guidée par un vieil homme à cheveux blancs, la nef
n’est pas entièrement « magique » dans le sens pur du terme, mais son
arrivée constitue néanmoins une aventure et révèle un décor somptueux :
une table en marbre, couverte d’un riche drap, sur laquelle repose un
chevalier qui dort avec des candélabres en or à sa tête et à ses pieds. Encore
une fois le navire mystérieux, en tant que procédé littéraire, peut exemplifier
et la fécondité et la stérilité.16 Sa manifestation à ce moment précis à
Pennevoiseuse évoque la vie car le chevalier à bord n’est pas défunt, mais se
repose simplement et vient tout de suite dans la salle du château afin
d’échanger les boucliers. Cependant, dans la Branche XI, c’est la mort qui
règne dans un navire sur lequel Perlesvaus tue tous ceux qui s’y trouvent
sauf celui qui tient le gouvernail.17
Dans le cycle du Lancelot-Graal, la nef magique prend un essor
considérable et l’on peut découvrir une véritable flottille. Dans l’Estoire del
saint graal, le premier roman de cette œuvre volumineuse, par sa chronologie
narrative, la nef renforce le mystère qui entoure le objets, les personnages et
les événements merveilleux associés au saint graal. En fait, Mireille Séguy
note l’importance des îles et de la navigation dans l’œuvre : « Ce roman
privilégie très largement l’espace insulaire : plus du tiers de l’histoire
racontée se passe en séjours dans des îles, ou en navigations d’île en île ».18
Arrivant et repartant sans guide, deux nefs se présentent à maintes reprises
15 Toutes les références au texte proviennent de Le Haut livre du graal [Perlesvaus], éd. et trad. Armand
Strubel (Paris : Livre de Poche, Lettres Gothiques, 2007).
16 On peut aussi considérer cet objet comme symbole qui renforce l’un des thèmes principaux de
l’œuvre, l’Ancienne Loi contre la Nouvelle Loi, dans la mesure qu’il facilite le passage de l’une à l’autre.
Voir à ce sujet les pp. 86-91 dans l’Introduction de Strubel.
17 Ibid., Branche XI, pp. 986, 998. Bien que celui qui tient le gouvernail soit épargné par Perlesvaus, car
celui-ci croit en Dieu, le texte indique que c’est Dieu lui-même qui guide le navire : « et Damnedieus le
conduist conme celui qui le croit et ainme et sert de bon coer » (p. 998). A la fin de l’histoire, Perlesvaus
est dans une chapelle et entend une trompette sonner. Il voit arriver un navire mystérieux contenant « la
plus bele gent que il veïst onques » (p. 1048). On transporte dans le navire les corps des deux chevaliers,
du Roi Pêcheur et de la mère de Perlesvaus. Le navire part définitivement.
18 Mireille Séguy, « Récits d’îles. Espace insulaire et poétique du récit dans l’Estoire del saint Graal »,
Médiévales, 47 (2004), http://medievales.revues.org/document405.html. Voir la p. 1.
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au roi Mordrain pendant son séjour sur la Roche du Port Péril.19 L’une, qui
est tout en argent, représente la fécondité et la vie spirituelle et porte le
signe de la croix sur la voile :
Et quant ele fu arrivee a la roche, si fu avis au roi ke toutes les
boines odeurs ke on peüst deviser ne savoir en herbes et en
arbres fuissent en la nef amassees. Et quant il vit el voile le
signe de la sainte crois, si fu auques asseürés, car il pensoit bien
dedans son cuer ke en compagnie de crois ne pooit mie venir
chose dont maus li venist.20
En plus, elle conduit vers le roi le personnage de Tout en Tout, un
homme qui possède des pouvoirs miraculeux et qui prononce un discours
libérateur. Quant à l’autre navire, il constitue aussi une merveille car il arrive
à l’île sans guide : « Ensi richement venoit la nef com vous avés oï, et si n’i
paroit ne hons ne feme qui le conduisist ».21 Mais, à la différence de la
première nef féconde, celle-ci est couverte d’un drap noir et transporte une
femme mystérieuse de funestes conseils. Vers la fin de sa captivité sur le
rocher, le roi Mordrain croit voir le corps de Nascien dans une autre nef,
mais c’est en fin de compte une hallucination engendrée par la magie du
vaisseau.22 Un peu plus loin dans l’histoire, Nascien voit arriver une
merveilleuse nef, encore une fois sans conducteur :
…et il tourna chele part, si ala jusque devant la nef, si le vit si
biele et si riche ke a grant mervelle li venoit dont si biele nef
pooit estre venue. Et quant il l’eut grant pieche regardee, si se
mervilla mout et assés plus ke devant n’avoit fait, car il n’i vit
onques ne oï ne home ne feme.23
Il monte dans la nef où il trouve plusieurs objets mystérieux : une
couronne, l’« Espee as estranges renges » et son fourreau « Memoire de
sanc ».24 De toutes les nefs magiques de la littérature française médiévale,
c’est celle-ci qui, sans doute, reçoit le plus de soin descriptif. De longues
pages nous apprennent qu’elle a été construite par Salomon avec des arbres
Jean-Paul Ponceau, éd., L’Estoire del Saint Graal, 2 vols., CFMA 120-21 (Paris : Honoré Champion,
1997) vol. 1, pp. 197-232, §320-74. Toutes les références au texte proviennent de cette édition.
20 Ibid., pp. 197-98, §320.
21 Ibid., p. 221, §324.
22 Ibid., pp. 226-31, §365-72.
23 Ibid., p. 261, §418.
24 On apprend les noms de ces objets dans La Queste del saint graal.
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provenant d’une tige qu’Eve avait rapportée de l’Éden.25 Cette histoire est
également racontée, de manière abrégée, dans la Queste del saint Graal à être
discutée ci-dessous.26 On retrouve cette même nef à divers endroits dans le
récit de l’Estoire del saint graal, par exemple, quand le bateau contenant
Célidoine et le lion, auotguidé à son tour, la croise au hasard sur la mer, ou
encore au moment du départ de Nascien pour l’Angleterre.27 Cet objet
fonctionne aussi comme acteur narratif dans l’histoire de la mort du roi
Lambor par le roi Varlan car la nef de Salomon fournit l’épée avec laquelle
l’une tue l’autre. Effectivement, la nef magique entraîne plusieurs morts à ce
moment dans le texte : le roi Lambor meurt du coup d’épée de Varlan,
Varlan tombe mort lorsqu’il remonte dans la nef et essaie de remettre l’épée
dans son fourreau et la violence dans cet épisode rend la « Terre Gaste »,
symbole évident de stérililté.28
En fait, on constate une remarquable richesse narrative des
occurrences de la nef de Salomon et d’autres nefs magiques, ou quasimagiques, tout au long du cycle du Lancelot-Graal, car toutes jouent un rôle
significatif dans des épisodes essentiels. On trouve des exemples célèbres
dans la Queste del saint graal où la nef merveilleuse reprend sa fonction
narrative génératrice. C’est à bord une nef magique qu’a lieu la réunion de
Perceval, Bors et Galahad qui à leur tour, juste après, rencontrent la sœur
de Perceval sur une deuxième nef magique.29 C’est aussi à bord une nef
mystérieuse que Lancelot découvre le corps de la sœur de Perceval et
rencontre Galahad qui explique les « estranges renges ». Ensuite, Lancelot
passe un mois entier sur cette même nef, tout seul à l’exception du corps de
la sœur de Perceval, avant que le vaisseau le dépose au Château du Graal.30
Enfin, c’est la nef de Salomon qui transporte le graal, Galahad, Perceval et
Bors à Sarras.31
Comme derniers exemples spécifiques de nefs qui soutiennent le
va-et-vient entre la mort et la vie, entre le monde familier et le Monde
25 Ibid., pp. 268ss., §428ss. Voir à ce sujet Nancy Freeman-Regalado, « The Medieval Construction of the
Modern Reader : Solomon’s Ship and the Birth of Jean de Meun », Yale French Studies 95 (1999) : 81-108.
26 La Queste del saint graal, éd. Albert Pauphilet, CFMA 33 (Paris : Honoré Champion, 1984) pp. 222-26.
Toutes les références au texte proviennent de cette édition.
27 Estoire, pp. 329-30, §517 et pp. 392-409, §616-44.
28 Ibid., p. 566, §891.
29 Queste, pp. 195-202.
30 Ibid., pp. 246-53.
31 Ibid., pp. 273-76.
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Autre, je cite deux épisodes mémorables de La mort le roi Artu. Un jour,
après avoir mangé en présence de ses chevaliers à Camelot, le roi Arthur
regarde par la fenêtre et voit arriver sur la rivière une nacelle mystérieuse. Il
dit à Gauvain : « Veez la plus bele nacelle que je onques veïsse, alons veoir
qu’il a dedenz ».32 Ils montent dans la nef et découvrent le corps de la
Demoiselle d’Escalot et la lettre dans laquelle elle explique sa mort à cause
de son amour pour Lancelot. Et l’exemple ultime d’une nef merveilleuse
associée à la mort dans la légende arthurienne se trouve vers la fin de
l’histoire au moment où Girflet voit sur la mer une barque remplie de
dames, dont Morgain la fée, la sœur du roi. Girflet voit y monter Arthur et
puis la nef disparaît. Il apprendra trois jours après que la nef avait
transporté le corps du roi Arthur à la Noire Chapelle où il a été enterré.33
Pour conclure, il est certain que j’ignore d’autres épisodes dans les
textes en vers et en prose de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècles qui
s’organisent autour des nefs magiques ou merveilleuses, mais j’espère que
les exemples présentés ci-dessus suffissent à démontrer l’importance de ce
procédé littéraire aux auteurs médiévaux. Merveilleux objet narratif, la nef
magique et mystérieuse fonctionne comme lieu mythique dans certaines
aventures inoubliables de la littérature française du Moyen Age. Elle se
montre souvent dans la matière de Bretagne et occupe une place
fondamentale dans la légende arthurienne, surtout dans le cycle du LancelotGraal. Sa présence dans le récit peut entraîner la fécondité ou la stérilité et
elle facilite la navigation narrative entre deux mondes, monde réel et Autre
Monde, en même temps qu’elle ordonne l’histoire sur le plan esthétique.
LOGAN E. WHALEN,
UNIVERSITY OF OKLAHOMA, USA
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32 La mort du roi Arthur, éd. et trans. Émmanuèle Baumgartner et Marie-Thérèse de Medeiros (Paris :
Honoré Champion, 2007) p. 176, §58. Toutes les références au texte proviennent de cette édition.
33 Ibid., pp. 446-50, §237-38.
18 JUILLET , L3, SESSION 2 VARIA 11,
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