La nef magique dans les textes arthuriens des
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La nef magique dans les textes arthuriens des
22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY Rennes 2008 Actes Proceedings Réunis et publiés en ligne par Denis Hüe, Anne Delamaire et Christine Ferlampin-Acher POUR CITER CET ARTICLE, RENVOYER À L’ADRESSE DU SITE : HTTP://WWW.UHB.FR/ALC/IAS/ACTES/INDEX.HTM SUIVIE DE LA RÉFÉRENCE (JOUR, SESSION) La nef magique dans les textes arthuriens des XIIe et XIIIe siècles Son rôle efficace dans le commerce et dans le militaire de la société médiévale faisait du navire un moyen de transport essentiel à la vie quotidienne.1 Il n’est donc pas étonnant si sa représentation narrative abonde dans les textes littéraires en vers du XIIe siècle et les romans en prose du XIIIe, et si les manuscrits enluminés qui contiennent ces œuvres réservent quelquefois dans leur plan iconographique une place privilégiée pour le navire.2 Aussi, constate-t-on sa présence dans des sources quasilittéraires de l’époque telle que la Tapisserie de Bayeux où la nef tisse l’histoire de la navigation de Guillaume le Conquérant de Normandie en Angleterre. En ce qui concerne les premiers textes en octosyllabes du début du XIIe siècle, Le Voyage de Saint Brendan, une translatio en anglo-normand de la Navigatio sancti Brendani, se sert de la nef afin de faire progresser la narration et de conduire le saint et ses moines d’Irlande au Paradis. C’est à bord de ce vaisseau que les voyageurs vivent l’une de leurs plus merveilleuses aventures, lorsque l’équipe prend le dos d’une baleine pour une île selon une légende venant du bestiaire. Au cours de la deuxième moitié du XIIe siècle, le navire continue de figurer parmi les plus célèbres épisodes de la littérature française, surtout dans les versions de Tristan et Iseut de Béroul et de Thomas. Tantôt le bateau révèle sa fécondité en déposant Tristan en Irlande, où il est guéri par Iseut la Blonde, tantôt il aboutit à la stérilité et à la mort par ses voiles blanches et noires qui aident Iseut aux Blanches Mains de se venger de son mari. 1 Quelques paragraphes de cet article vont paraître dans le Dictionnaire des pays mythiques, éds. Olivier Battistini, Jean-Dominique Poli, and Jean-Jacques Vincensini (Paris : Bouquins, Editions Robert Laffont). 2 Voir à ce sujet les études de Christiane Villain-Gandossi, Le Navire médiéval à travers les miniatures (Paris : Éditions du C.N.R.S., 1985) et Virginie Greene, « The Bed and the Boat : Illustrations of the Demoiselle d’Escalot’s Story in Illuminated Manuscripts of La Mort Artu,” Arthuriana, 12.4 (2002) : 50-73. POUR CITER CET ARTICLE, RENVOYER À L’ADRESSE DU SITE : HTTP://WWW.UHB.FR/ALC/IAS/ACTES/INDEX.HTM SUIVIE DE LA RÉFÉRENCE (JOUR, SESSION) ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008 En dépit de nombreux exemples où la nef évolue dans son contexte quotidien, c’est sa valeur de « merveille », propre à la matière de Bretagne, et surtout dans les romans arthuriens, qui fonde son statut de lieu mythique dans la littérature. Le bateau est ivre bien avant Rimbaud dans la mesure où il est guidé par le seul hasard dans les contes d’aventure, contrôlé par un destin qui ignore conducteur et haleurs. Autopropulsée, la nef magique transporte souvent les personnages d’un pays conventionnel dans un pays d’aventures, de notre monde vers l’Autre. De plus, ce thème de fécondité et de stérilité que l’on voit dans le roman de Tristan et Iseut cité cidessus se présente, voire domine quelquefois, dans des représentations textuelles de la nef magique ou merveilleuse. Pont éphémère entre la mort et la vie, entre l’Ancienne Loi et la Nouvelle Loi, sa présence dans le récit invite le public médiéval à réfléchir à leur destin, à leur condition dans ce monde du hic et nunc et à l’espérance de l’Au-delà. Marie de France nous offre une des premières représentations de la sorte dans le lai de Guigemar, entre 1160 et 1170.3 Après avoir été blessé à la cuisse par une flèche qui avait rebondi sur une biche androgyne, le héros erre jusqu’au bord de la mer où il trouve, inattendue, une nef et y monte : Li chivaliers fu mult pensis ; En la cuntree nel païs N’out unkes mes oï parler Ke nefs i pëust ariver (161-64).4 Cet objet mystérieux occupe une place d’importance dans le lai et Marie de France en fait une description détaillée de 40 vers. Equipé d’une voile entièrement en soie et calfaté dehors et dedans d’une construction tellement travaillée qu’on ne voit aucun joint, ce vaisseau mystérieux, avec tous les crampons et les chevilles en ébène, se présente comme vrai spectacle féerique qui contient à son tour d’autres objets merveilleux. Deux candélabres d’or fin sont placés au proue du navire et le milieu du vaisseau révèle un lit avec des montants et des longerons tous en or qui « furent a l’ovre Salemun (172) ». Un des draps de lit est en soie, brodé d’or, et les autres sont d’une valeur inouië, tandis que la couverture de zibeline est doublée d’un tissu d’Alexandrie. En plus, l’oreiller semble posséder une Voir à ce sujet l’article d’Emanuel J. Mickel, Jr., « Guigemar’s Ebony Boat », Cultura Neolatina 37 (1977) : 9-15. 4 Toutes les références à Guigemar proviennent de l’édition de Jean Rychner, Les Lais de Marie de France, CFMA 93 (Paris : Honoré Champion, 1983). 3 18 JUILLET , L3, SESSION 2 VARIA 11, PAGE 2/10 LA NEF MAGIQUE DANS LES TEXTES ARTHURIENS DES XIIe SIÈCLE ET XIIIe SIÈCLES LOGAN E. WHALEN qualité magique en soi, car « Ki sus eüst sun chief tenu / Jamais le peil n’avreit chanu ». Après s’être reposé un peu sur le lit pour soulager la souffrance de sa blessure, Guigemar essaie de sortir de la nef, mais elle le retient par son pouvoir magique et se lance sur la mer. Lorsque la nef arrive dans le port d’un autre royaume, une dame et sa servante la découvrent tout de suite : La neif virent al flot muntant ; / Ki el hafne veneit siglant. / Ne veient rien ki la cunduie (267-69). Ce navire ne fonctionne pas seulement comme ornement textuel grâce à la beauté et à la longueur de sa description. Il joue un rôle catalyseur dans la narration et permet de se réaliser la prophétie de la biche sur laquelle Guigemar avait tiré en l’entraînant dans un autre pays où il sera guéri par la dame qui l’aimera. C’est-à-dire que dans cette lutte entre stérilité et fécondité qui se trouve à tout bout de champ dans les lais de Marie de France, la nef magique, en tant que symbole de fécondité, propulse le récit à un moment clé où le narratif risque de mourir avec ses personnages. D’un côté, l’infécondité règne dans le monde de Guigemar : le héros est impuissant dans les affaires de l’amour, même avant sa blessure « dans la cuisse », la biche sur laquelle Guigemar a tiré va sûrement périr et le héros lui-même verra peut-être ses derniers jours s’il ne trouve pas de remède à sa blessure. Donc, le navire merveilleux réconcilie ou relie deux mondes, celui de stérilité du vient le héros et celui de fécondité vers lequel il est poussé par cet objet mystérieux, monde où il decouvrira, selon la prophétie de la biche, non seulement la guérison de sa blessure corporelle, mais aussi la guérison à sa maladie pyschologique de l’incapacité d’aimer. Le motif se lit également dans les vers de Partonopeu de Blois à la fin du XIIe siècle. Egaré au cours d’une chasse merveilleuse, Partonopeu se dirige vers la mer où il aperçoit une nef féerique : Une nef i voit arivee, Tant bele con se fust faee, Et voit fors apoié le pont Par u on puet monter amont ……………………………. Mais ce l’forment esfrée Que nul home n’i a trové Ne rien nule qui vive soit ; 18 JUILLET , L3, SESSION 2 VARIA 11, PAGE 3/10 ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008 Poise l’ent molt et si a droit. (701-03, 709-12)5 Quelques vers plus loin, comme dans le lai de Guigemar, cet objet merveilleux et somptueux est décrit en détail.6 La nef, qui cingle, « plus rapide que le cerf fuyant les chiens »,7 déposera le jeune homme dans une cité splendide et enchantée, espace de la mystérieuse fée Mélior. Sebastian Sobecki nous rappelle que cet épisode ressemble beaucoup à celui dans le lai de Marie de France, mais avec une différence fondamentale : c’est Mélior qui envoie la nef pour Partonopeu dans le roman tandis que la dame anonyme dans Guigemar ignore complètement les détails du transport surnaturel du héros.8 La représentation littéraire de la nef magique au Moyen Age est particulièrement omniprésente dans les textes arthuriens. Composée en vers au début du XIIIe siècle, probablement par Raoul de Houdenc, La Vengeance Raguidel commence au moment où le roi Arthur jêune et veille en attendant une aventure. De la fenêtre de sa chambre il voit une nef qui arrive dans le port sans pilote : Li rois regarde aval la mer, voit une nef vers lui sigler qui forment s’aproce de lui, et si ne voit dedans nelui qui la maint ne qui la conduie (105-09).9 Il y descend et entre dedans où il découvre au milieu du navire un char à quatre roues qui contient le corps du chevalier Raguidel, reposant sur son bouclier. Celui-ci a cinq anneaux sur les doigts de sa main droite et dans son corps un tronçon de lance qui l’a tué ; une lettre dans son aumônière explique que seul celui qui serait capable de retirer le tronçon de lance de Le roman de Partonopeu de Blois, éd. et trad. Olivier Collet et Pierre-Marie Joris (Paris : Livre de Poche, Lettres Gothiques, 2005). Toutes les références au texte proviennent de cette édition. 6 Mais quant li jors est esclarcis / Et li solaus est espanis, / Qu’il puet veïr tot cler le tref / Et tot l’atoivre de la nef, / Dont s’esmervelle de l’ovraigne, / Car plus soutil ne fait iraigne. / Li très est tos de soie fine ; / Onques n’ot tel rois ne roïne. / De soie fu tos li funains ; / Molt par le firent sages mains (751-60). 7 Ibid., p. 109, traduction de Collet et Joris. 8 Sebastian Sobecki, « A Source for the Magical Ship in the Partonopeu de Blois and Marie de France’s Guigemar, Notes and Queries, 48.3 (2001) : 220-222, ici p. 221. 9 Les références au texte proviennent de Raoul de Houdenc, La Vengeance de Raguidel, éd. Gilles Roussineau, TLF 561 (Genève : Droz, 2004). Roussineau note que cet épisode démontre la connaissance de la part de Raoul du lai de Guigemar (p. 41). Il note aussi qu’au Moyen Age Étienne de Bourbon compare cet épisode au Christ (p. 8). 5 18 JUILLET , L3, SESSION 2 VARIA 11, PAGE 4/10 LA NEF MAGIQUE DANS LES TEXTES ARTHURIENS DES XIIe SIÈCLE ET XIIIe SIÈCLES LOGAN E. WHALEN son corps pourrait venger sa mort, mais qu’il devra l’accomplir avec l’aide de celui qui pourrait enlever les cinq anneaux de ses doigts. En fait, Gauvain est le chevalier qui réussit à retirer le tronçon et Yder devient son accomplice quand il enlève les anneaux. Ce même navire rapparaît plus tard dans l’histoire, vers la fin du texte, quand il se sert de moyen de transport pour Gauvain en l’amenant en Écosse où il se vengera de la mort de Raguidel avec l’assistance d’Yder.10 Gilles Roussineau, l’éditeur le plus récent de La Vengeance Raguidel, nous rappelle que « Raoul était … familier des Lais de Marie de France, et plus particluièrement de Guigemar. Les vers 105 à 109 … , [cités ci-dessus], font songer à l’arrivée de la nef magique qui transporte Guigemar blessé… ».11 Comme la nef féerique dans le lai de Marie, celle-ci participe également dans le jeu de fécondité et de stérilité. D’un côté, sa première apparition dans La Vengeance Raguidel représente la mort, soit de façon explicite dans le corps de Raguidel, soit de manière implicite par la vengeance de mort expliquée dans la lettre ; de l’autre côté, elle fonctionne comme symbole de productivité textuelle dans la mesure où sa présence lance le récit, c’est-à-dire que les objets à bord la nef constituent le noyau narratif qui donne naissance à toute l’histoire à suivre. Et qui plus est, la nef magique, en tant qu’aventure, sauve la vie implicitement au roi Arthur quand elle met fin à sa grève de la faim. En ce qui concerne les images de fécondité et de stérilité plus globalement, la nef au début du texte transporte un chevalier mort, Raguidel, tandis qu’à la fin de l’histoire ce même vaisseau transporte un chevalier vivant, Gauvain. Roussineau note aussi que « l’auteur [de La Vengeance Raguidel] connaissait vraisemblablement la Première Continuation de Perceval. Il est probable que l’épisode initial de l’œuvre [Raguidel] … ait été inspiré par le début de la branche IV [de la Première Continuation] ».12 Dans La Première Continuation de Perceval, le roi voit approcher « une clarté / Qui une estoile resambloit » (8338-39), ce qui est bien une nef sans pilote humain, mais Ce n’est pas la première fois que Gauvain se serve d’un vaisseau pour se faire transporter. Dans un poème fragmentaire de 552 vers, l’enfant Guavain est placé dans un tonneau que l’on jette à la mer. L’enfant est éventuellement trouvé par un pêcheur. Voir à ce sujet le chapitre de Philippe Walter, « L’enfance de Gauvain : un horoscope mythique », dans Enfances arthuriennes: actes du 2e colloque arthurien de Rennes, 6-7 mars 2003, éds. Denis Hüe et Christine Ferlampin-Acher (Orléans : Editions Paradigme, 2006, Medievalia 57), pp. 33-46, voir surtout la p. 35. 11 Ibid., p. 41. 12 Ibid., pp. 7, 41. 10 18 JUILLET , L3, SESSION 2 VARIA 11, PAGE 5/10 ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008 tirée par un cygne qui porte au cou un anneau d’or attaché à une chaîne d’argent : Vint la clartés si aproçant Qu’il ont por verté conëu Voirement que uns calans fu, Li plus rices et li plus biaus Qui onques fust fais de noviaus (8350-54).13 Le roi entre dans le navire et, sous une tenture entièrement brodée d’or pur, découvre le corps d’un chevalier, percé d’un tronçon de lance à la poitrine. Dans son aumônière, une lettre révèle qu’il s’agit d’un roi, sommant le lecteur de la lettre de laisser son corps exposé pendant une période d’un an. Le chevalier qui retirera le tronçon de la lance avec laquelle il a été tué devra venger sa mort. Dans cette histoire, ce n’est pas Gauvain, mais son frère, Guerehet, qui retire le tronçon et venge la mort du chevalier du navire, qui s’appelle Branguemuers. On constate dans ce texte le même jeu de fècondité et de stérilité que dans La Vengeance Raguidel, mais c’est un peu plus complexe car le même navire se présente trois fois, c’est-à-dire une fois de plus que dans l’autre histoire. La première fois la nef est un symbole de stérilité, transportant le corps de Branguemuers, la deuxième fois elle représente la fécondité quand elle transporte Guerehet à Glomorgan et la troisième apparition de la nef évoque les deux idées à la fois quand elle amène en même temps le corps de Branguemuers et une jeune fille vivante. A l’instar des romans en vers à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècles, les textes en prose de la légende arthurienne au XIIIe siécle se servent de la nef magique comme motif narratif.14 Perlesvaus, par exemple, met en scène plusieurs navires, dont la plupart sont ordinaires, mais l’un d’eux dans la Branche XIII apparaît comme une authentique merveille, aussi bien grâce à sa spectaculaire apparition qu’à sa cargaison mystérieuse. Cet épisode rappelle certains éléments de celui dans la Première Continuation de Perceval. Après s’être réveillé, le roi Arthur ne peut pas se rendormir, il se lève et va à une fenêtre où il voit sur la mer une nef qui arrive très vite comme la lumière d’une chandelle : 13 Toutes les références au texte proviennent de La Première Continuation de Perceval, éd. W. Roach, trad. C.-A. Van Coolput-Storms (Paris : Livre de Poche, Lettres Gothiques, 1993). 14 Je remercie le professeur Norris J. Lacy qui m’a gracieusement assisté à identifier plusieurs exemples de navires dans les textes arthuriens en prose du XIIIe siècle. Je remercie également le professeur Kristin Burr de son assistance avec les exemples provenant de La Vengeance de Raguidel. 18 JUILLET , L3, SESSION 2 VARIA 11, PAGE 6/10 LA NEF MAGIQUE DANS LES TEXTES ARTHURIENS DES XIIe SIÈCLE ET XIIIe SIÈCLES LOGAN E. WHALEN Quant il out iloec esté grant pieche, il regarda contreval la marine et vit venir molt loig autresi comme clarté d’une chandoile par mi la mer…. Il esgarda tant qu’il choisi que che sambloit estre une nef la ou cele clarté estoit (p. 498).15 Puisqu’elle est guidée par un vieil homme à cheveux blancs, la nef n’est pas entièrement « magique » dans le sens pur du terme, mais son arrivée constitue néanmoins une aventure et révèle un décor somptueux : une table en marbre, couverte d’un riche drap, sur laquelle repose un chevalier qui dort avec des candélabres en or à sa tête et à ses pieds. Encore une fois le navire mystérieux, en tant que procédé littéraire, peut exemplifier et la fécondité et la stérilité.16 Sa manifestation à ce moment précis à Pennevoiseuse évoque la vie car le chevalier à bord n’est pas défunt, mais se repose simplement et vient tout de suite dans la salle du château afin d’échanger les boucliers. Cependant, dans la Branche XI, c’est la mort qui règne dans un navire sur lequel Perlesvaus tue tous ceux qui s’y trouvent sauf celui qui tient le gouvernail.17 Dans le cycle du Lancelot-Graal, la nef magique prend un essor considérable et l’on peut découvrir une véritable flottille. Dans l’Estoire del saint graal, le premier roman de cette œuvre volumineuse, par sa chronologie narrative, la nef renforce le mystère qui entoure le objets, les personnages et les événements merveilleux associés au saint graal. En fait, Mireille Séguy note l’importance des îles et de la navigation dans l’œuvre : « Ce roman privilégie très largement l’espace insulaire : plus du tiers de l’histoire racontée se passe en séjours dans des îles, ou en navigations d’île en île ».18 Arrivant et repartant sans guide, deux nefs se présentent à maintes reprises 15 Toutes les références au texte proviennent de Le Haut livre du graal [Perlesvaus], éd. et trad. Armand Strubel (Paris : Livre de Poche, Lettres Gothiques, 2007). 16 On peut aussi considérer cet objet comme symbole qui renforce l’un des thèmes principaux de l’œuvre, l’Ancienne Loi contre la Nouvelle Loi, dans la mesure qu’il facilite le passage de l’une à l’autre. Voir à ce sujet les pp. 86-91 dans l’Introduction de Strubel. 17 Ibid., Branche XI, pp. 986, 998. Bien que celui qui tient le gouvernail soit épargné par Perlesvaus, car celui-ci croit en Dieu, le texte indique que c’est Dieu lui-même qui guide le navire : « et Damnedieus le conduist conme celui qui le croit et ainme et sert de bon coer » (p. 998). A la fin de l’histoire, Perlesvaus est dans une chapelle et entend une trompette sonner. Il voit arriver un navire mystérieux contenant « la plus bele gent que il veïst onques » (p. 1048). On transporte dans le navire les corps des deux chevaliers, du Roi Pêcheur et de la mère de Perlesvaus. Le navire part définitivement. 18 Mireille Séguy, « Récits d’îles. Espace insulaire et poétique du récit dans l’Estoire del saint Graal », Médiévales, 47 (2004), http://medievales.revues.org/document405.html. Voir la p. 1. 18 JUILLET , L3, SESSION 2 VARIA 11, PAGE 7/10 ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008 au roi Mordrain pendant son séjour sur la Roche du Port Péril.19 L’une, qui est tout en argent, représente la fécondité et la vie spirituelle et porte le signe de la croix sur la voile : Et quant ele fu arrivee a la roche, si fu avis au roi ke toutes les boines odeurs ke on peüst deviser ne savoir en herbes et en arbres fuissent en la nef amassees. Et quant il vit el voile le signe de la sainte crois, si fu auques asseürés, car il pensoit bien dedans son cuer ke en compagnie de crois ne pooit mie venir chose dont maus li venist.20 En plus, elle conduit vers le roi le personnage de Tout en Tout, un homme qui possède des pouvoirs miraculeux et qui prononce un discours libérateur. Quant à l’autre navire, il constitue aussi une merveille car il arrive à l’île sans guide : « Ensi richement venoit la nef com vous avés oï, et si n’i paroit ne hons ne feme qui le conduisist ».21 Mais, à la différence de la première nef féconde, celle-ci est couverte d’un drap noir et transporte une femme mystérieuse de funestes conseils. Vers la fin de sa captivité sur le rocher, le roi Mordrain croit voir le corps de Nascien dans une autre nef, mais c’est en fin de compte une hallucination engendrée par la magie du vaisseau.22 Un peu plus loin dans l’histoire, Nascien voit arriver une merveilleuse nef, encore une fois sans conducteur : …et il tourna chele part, si ala jusque devant la nef, si le vit si biele et si riche ke a grant mervelle li venoit dont si biele nef pooit estre venue. Et quant il l’eut grant pieche regardee, si se mervilla mout et assés plus ke devant n’avoit fait, car il n’i vit onques ne oï ne home ne feme.23 Il monte dans la nef où il trouve plusieurs objets mystérieux : une couronne, l’« Espee as estranges renges » et son fourreau « Memoire de sanc ».24 De toutes les nefs magiques de la littérature française médiévale, c’est celle-ci qui, sans doute, reçoit le plus de soin descriptif. De longues pages nous apprennent qu’elle a été construite par Salomon avec des arbres Jean-Paul Ponceau, éd., L’Estoire del Saint Graal, 2 vols., CFMA 120-21 (Paris : Honoré Champion, 1997) vol. 1, pp. 197-232, §320-74. Toutes les références au texte proviennent de cette édition. 20 Ibid., pp. 197-98, §320. 21 Ibid., p. 221, §324. 22 Ibid., pp. 226-31, §365-72. 23 Ibid., p. 261, §418. 24 On apprend les noms de ces objets dans La Queste del saint graal. 19 18 JUILLET , L3, SESSION 2 VARIA 11, PAGE 8/10 LA NEF MAGIQUE DANS LES TEXTES ARTHURIENS DES XIIe SIÈCLE ET XIIIe SIÈCLES LOGAN E. WHALEN provenant d’une tige qu’Eve avait rapportée de l’Éden.25 Cette histoire est également racontée, de manière abrégée, dans la Queste del saint Graal à être discutée ci-dessous.26 On retrouve cette même nef à divers endroits dans le récit de l’Estoire del saint graal, par exemple, quand le bateau contenant Célidoine et le lion, auotguidé à son tour, la croise au hasard sur la mer, ou encore au moment du départ de Nascien pour l’Angleterre.27 Cet objet fonctionne aussi comme acteur narratif dans l’histoire de la mort du roi Lambor par le roi Varlan car la nef de Salomon fournit l’épée avec laquelle l’une tue l’autre. Effectivement, la nef magique entraîne plusieurs morts à ce moment dans le texte : le roi Lambor meurt du coup d’épée de Varlan, Varlan tombe mort lorsqu’il remonte dans la nef et essaie de remettre l’épée dans son fourreau et la violence dans cet épisode rend la « Terre Gaste », symbole évident de stérililté.28 En fait, on constate une remarquable richesse narrative des occurrences de la nef de Salomon et d’autres nefs magiques, ou quasimagiques, tout au long du cycle du Lancelot-Graal, car toutes jouent un rôle significatif dans des épisodes essentiels. On trouve des exemples célèbres dans la Queste del saint graal où la nef merveilleuse reprend sa fonction narrative génératrice. C’est à bord une nef magique qu’a lieu la réunion de Perceval, Bors et Galahad qui à leur tour, juste après, rencontrent la sœur de Perceval sur une deuxième nef magique.29 C’est aussi à bord une nef mystérieuse que Lancelot découvre le corps de la sœur de Perceval et rencontre Galahad qui explique les « estranges renges ». Ensuite, Lancelot passe un mois entier sur cette même nef, tout seul à l’exception du corps de la sœur de Perceval, avant que le vaisseau le dépose au Château du Graal.30 Enfin, c’est la nef de Salomon qui transporte le graal, Galahad, Perceval et Bors à Sarras.31 Comme derniers exemples spécifiques de nefs qui soutiennent le va-et-vient entre la mort et la vie, entre le monde familier et le Monde 25 Ibid., pp. 268ss., §428ss. Voir à ce sujet Nancy Freeman-Regalado, « The Medieval Construction of the Modern Reader : Solomon’s Ship and the Birth of Jean de Meun », Yale French Studies 95 (1999) : 81-108. 26 La Queste del saint graal, éd. Albert Pauphilet, CFMA 33 (Paris : Honoré Champion, 1984) pp. 222-26. Toutes les références au texte proviennent de cette édition. 27 Estoire, pp. 329-30, §517 et pp. 392-409, §616-44. 28 Ibid., p. 566, §891. 29 Queste, pp. 195-202. 30 Ibid., pp. 246-53. 31 Ibid., pp. 273-76. 18 JUILLET , L3, SESSION 2 VARIA 11, PAGE 9/10 ACTES DU 22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ INTERNATIONALE ARTHURIENNE, RENNES, 2008 PROCEEDINGS OF THE 22nd CONGRESS OF THE INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY, 2008 Autre, je cite deux épisodes mémorables de La mort le roi Artu. Un jour, après avoir mangé en présence de ses chevaliers à Camelot, le roi Arthur regarde par la fenêtre et voit arriver sur la rivière une nacelle mystérieuse. Il dit à Gauvain : « Veez la plus bele nacelle que je onques veïsse, alons veoir qu’il a dedenz ».32 Ils montent dans la nef et découvrent le corps de la Demoiselle d’Escalot et la lettre dans laquelle elle explique sa mort à cause de son amour pour Lancelot. Et l’exemple ultime d’une nef merveilleuse associée à la mort dans la légende arthurienne se trouve vers la fin de l’histoire au moment où Girflet voit sur la mer une barque remplie de dames, dont Morgain la fée, la sœur du roi. Girflet voit y monter Arthur et puis la nef disparaît. Il apprendra trois jours après que la nef avait transporté le corps du roi Arthur à la Noire Chapelle où il a été enterré.33 Pour conclure, il est certain que j’ignore d’autres épisodes dans les textes en vers et en prose de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècles qui s’organisent autour des nefs magiques ou merveilleuses, mais j’espère que les exemples présentés ci-dessus suffissent à démontrer l’importance de ce procédé littéraire aux auteurs médiévaux. Merveilleux objet narratif, la nef magique et mystérieuse fonctionne comme lieu mythique dans certaines aventures inoubliables de la littérature française du Moyen Age. Elle se montre souvent dans la matière de Bretagne et occupe une place fondamentale dans la légende arthurienne, surtout dans le cycle du LancelotGraal. Sa présence dans le récit peut entraîner la fécondité ou la stérilité et elle facilite la navigation narrative entre deux mondes, monde réel et Autre Monde, en même temps qu’elle ordonne l’histoire sur le plan esthétique. LOGAN E. WHALEN, UNIVERSITY OF OKLAHOMA, USA [email protected] 32 La mort du roi Arthur, éd. et trans. Émmanuèle Baumgartner et Marie-Thérèse de Medeiros (Paris : Honoré Champion, 2007) p. 176, §58. Toutes les références au texte proviennent de cette édition. 33 Ibid., pp. 446-50, §237-38. 18 JUILLET , L3, SESSION 2 VARIA 11, PAGE 10/10